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Le capitaine Paul

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— Et comment sûtes-vous que cette femme était la marquise d'Auray? interrompit Paul, comme s'il cherchait à douter encore.

— Oh! répondit le vieillard, d'une manière aussi terrible qu'inattendue: j'avais offert au comte de Morlaix de vous garder avec moi; il avait accepté cette offre, et de temps en temps il venait passer une heure auprès de vous.

— Seul? demanda Paul avec anxiété.

— Toujours, répondit Achard. Seulement j'avais la permission de me promener avec vous dans le parc; alors il arrivait parfois que la marquise apparaissait au détour de quelque allée, comme si le hasard l'y eût conduite; elle vous faisait signe d'aller à elle, et elle vous embrassait comme un enfant étranger que l'on a plaisir à voir parce qu'il est beau. Quatre ans se passèrent ainsi; puis, une nuit, on frappa de nouveau à cette porte: c'était encore votre père. Il était plus calme, mais plus sombre peut-être que la première fois. «Louis, me dit-il, je me bats demain au point du jour avec le marquis d'Auray; c'est un duel à mort et qui n'aura de témoin que toi seul; la chose est convenue. Donne-moi donc l'hospitalité pour cette nuit et tout ce qu'il me faut pour écrire.» Il s'assit devant cette table, sur cette chaise où vous êtes. Paul se leva et continua de s'appuyer sur la chaise sans s'y asseoir davantage. Il veilla toute la nuit. Au point du jour, il entra dans ma chambre et me trouva debout. Je ne m'étais point couché. Quant à vous, pauvre enfant insoucieux encore des passions et des misères humaines, vous dormiez dans votre berceau.

— Après, après?

— Votre père se baissa lentement vers vous, s'appuyant contre le mur et vous regardant tristement: «Louis, me dit-il d'une voix sourde, si je suis tué, comme il pourrait arriver malheur à cet enfant, tu le remettras avec cette lettre à Fild, mon valet de chambre, qui est chargé de le conduire à Selkirk, en Écosse, et de l'y laisser entre des mains sûres. À vingt-cinq ans, il t'apportera l'autre moitié de cette pièce d'or, et te demandera le secret de sa naissance; tu le lui diras, car peut-être alors sa mère sera-t-elle seule et isolée.

Quant à ces papiers, qui la constatent, tu ne les lui remettras qu'après la mort du marquis. Maintenant, tout est convenu; partons, me dit-il, car il est l'heure.» Alors il s'appuya sur votre berceau, se pencha vers vous, et, quoique ce fût un homme, je vous le dis, je vis une larme tomber sur votre joue.

— Continuez, murmura Paul d'une voix étouffée.

— Le rendez-vous était dans une allée même du parc, à cent pas d'ici.

En arrivant, nous trouvâmes le marquis; il nous attendait depuis quelques minutes. Auprès de lui, sur un banc, étaient des pistolets tout chargés: les adversaires se saluèrent sans échanger une parole. Le marquis montra du doigt les armes; chacun s'empara de la sienne, et tous deux, car les conditions avaient été réglées d'avance, ainsi que me l'avait dit votre père, allèrent se placer, muets et sombres, à trente pas de distance, et commencèrent à marcher l'un contre l'autre. Oh! ce fut un moment terrible pour moi, je vous le jure, continua le vieillard aussi ému que s'il revoyait cette scène, que celui où je vis la distance diminuer graduellement entre ces deux hommes.

Lorsqu'il n'y eut plus que dix pas d'intervalle, le marquis s'arrêta et fit feu… Je regardais votre père. Pas un muscle de son visage ne bougea, de sorte que je crus qu'il était sain et sauf; il continua de marcher jusqu'au marquis, et, lui appuyant le canon du pistolet sur le coeur…

— Il ne le tua pas, j'espère! s'écria Paul en saisissant le bras du vieillard.

— Il lui dit: «Vos jours sont à moi, monsieur, et je pourrais les prendre; mais je veux que vous viviez pour me pardonner comme je vous pardonne.» À ces mots, il tomba mort: la balle du marquis lui avait traversé la poitrine.

— Oh! mon père! mon père! s'écria le jeune marin en se tordant les bras. Et il vit, cet homme qui a tué mon père! il vit, n'est- ce pas? il est encore jeune; il a encore la force de lever une épée ou un pistolet. Nous l'irons trouver… aujourd'hui, tout à l'heure. Tu lui diras: «C'est son fils, il faut que vous vous battiez avec lui.» Oh! cet homme… cet homme… Malheur à cet homme!

— Dieu s'est chargé de la vengeance, répondit Achard: cet homme est fou.

— C'est vrai, murmura Paul; je l'avais oublié.

— Et dans sa folie, continua Achard, il voit éternellement cette scène sanglante, et répète dix fois par jour ces paroles suprêmes qui lui furent adressées par votre père.

— Ah! voilà donc pourquoi la marquise ne le quitte pas d'une minute.

— Et voilà pourquoi, sous prétexte qu'il ne veut pas voir ses enfants, elle a éloigné de lui Emmanuel et Marguerite.

— Pauvre soeur! dit Paul avec un accent de tendresse infinie. Et maintenant elle veut la sacrifier en la mariant malgré elle à ce misérable Lectoure!

— Oui, mais ce misérable Lectoure, reprit Achard, emmène Marguerite à Paris, donne un régiment de dragons à son frère: la marquise ne craint plus la présence de ses enfants, son secret reste désormais entre elle et deux vieillards qui, demain, cette nuit, peuvent mourir… La tombe est muette.

— Mais, moi, moi!

— Vous! sait-on si vous existez même! avez-vous donné de vos nouvelles depuis quinze ans que vous vous êtes échappé de Selkirk! ne pouvez-vous pas, vous aussi, avoir rencontré sur votre chemin quelque accident qui vous empêche de vous trouver au rendez-vous où vous êtes heureusement venu? Certes, elle ne vous a pas oublié… mais elle espère…

— Oh! crois-tu que ma mère?…

— Pardon! c'est vrai, répondit Achard, je ne crois rien; j'ai tort; oubliez ce que j'ai dit.

— Oui, oui, parlons de toi, mon ami; parlons de mon père.

— Ai-je besoin d'ajouter que ses dernières volontés furent exécutées?

Fild vint vous chercher dans la journée. Vous partîtes.

Vingt et un ans se sont passés depuis cette époque, et, depuis cette époque, pas un jour ne s'est écoulé sans que j'aie fait des voeux pour vous revoir au jour dit. Ces voeux sont accomplis, continua le vieillard. Dieu merci! vous voilà, votre père revit en vous… Je le revois, je lui parle… je ne pleure plus, je suis consolé …

— Et il était mort?… mort sans souffle, sans vie, sans espoir? mort sur le coup?

— Oui, mort!… Je l'apportai ici… Je le déposai sur ce lit où vous étiez né. Je fermai la porte pour que personne n'entrât, et je m'en allai creuser sa tombe. Je passai toute la journée à ce pénible devoir; car, d'après le voeu même de votre père, personne ne devait être mis dans cette terrible confidence. Le soir, je revins chercher le cadavre. C'est une étrange chose que le coeur de l'homme, et combien l'espérance que Dieu y met est difficile à l'abandonner. Je l'avais vu tomber… j'avais senti ses mains se refroidir… j'avais baisé son visage glacé…je l'avais quitté pour aller creuser sa tombe, et, cette tombe creusée, ce devoir de mort accompli, je revenais le coeur bondissant, car il me semblait qu'en mon absence, quoiqu'il fallût pour cela un miracle de Dieu, la vie était revenue, et qu'il allait se soulever sur son lit et me parler. Je rentrai… Hélas! hélas! les temps évangéliques étaient passés… Lazare resta étendu sur sa couche… mort! mort! mort!

Et le vieillard resta un instant abattu, sans parole, sans voix; seulement des larmes coulaient silencieusement sur son visage ridé.

— Oui, oui, s'écria Paul éclatant en sanglots de son côté; oui, n'est-ce pas, et tu accomplis ta sainte mission! Noble coeur! laisse-moi baiser ces mains qui ont rendu le corps de mon père à la demeure éternelle. Et tu es demeuré fidèle à la tombe comme tu l'as été à la vie. Pauvre gardien du sépulcre! tu es resté près de lui pour que quelques larmes arrosassent l'herbe qui poussait sur la fosse ignorée. Oh! que ceux qui se croient grands, parce que leur nom retentit dans la tempête et dans la guerre plus haut que l'ouragan et la bataille, sont petits près de toi, vieillard au dévouement silencieux!… Oh! bénis-moi, bénis-moi, s'écria Paul en tombant à genoux, puisque mon père n'est plus là pour me bénir.

— Dans mes bras, mon enfant, dans mes bras! dit le vieillard; car tu t'exagères cette action si simple et si naturelle. Puis, crois- moi, ce que tu appelles ma piété n'a pas, été sans enseignements pour moi; j'ai vu combien l'homme tenait peu de place sur la terre, et combien il était vite perdu dans le monde lorsque le Seigneur détournait les yeux de lui. Ton père était jeune, plein d'avenir, de courage; ton père était le dernier descendant d'une vieille lignée, il portait un noble nom, on eût cru voir d'avance son chemin tout tracé vers les honneurs, de la terre, il avait une famille, des amis. Eh bien! ton père disparut tout à coup, comme si la terre avait manqué sous ses pieds. Je ne sais si quelque regard en larmes chercha sa trace jusqu'à ce qu'il la perdît; mais ce que je sais, c'est que depuis vingt et un ans nul n'est venu sur cette tombe; nul ne sait qu'il est couché à l'endroit où l'herbe est plus verte et plus touffue. Et cependant, orgueilleux et insensé qu'il est, l'homme se croit quelque chose!

— Oh! ma mère n'y est jamais venue?

Le vieillard ne répondit pas.

— Eh bien! continua Paul, nous serons deux maintenant qui connaîtrons cette place. Viens me la montrer; car j'y retournerai, je te jure, toutes les fois que mon vaisseau touchera les côtes de France.

À ces mots, il entraîna Achard dans la première chambre; mais, comme ils ouvraient la porte, ils entendirent un léger bruit du côté du parc: c'était un domestique du château qui venait avec Marguerite.

Paul rentra précipitamment.

— C'est ma soeur, dit-il à Achard, c'est ma soeur. Laisse-moi
seul un instant avec elle, j'ai besoin de parler à cette enfant…
J'ai un mot à lui dire qui lui fera passer une nuit heureuse.
Prenons pitié de ceux qui veillent et pleurent.

— Songez, dit Achard, que le secret que je viens de vous révéler est aussi celui de votre mère.

— Sois tranquille, mon vieil ami, dit-il en poussant Achard dans la seconde chambre. Sois tranquille, je ne lui parlerai que du sien.

En ce moment Marguerite entra.

Chapitre X Marguerite venait, selon son habitude, apporter quelques provisions au vieillard, et ce ne fut pas sans étonnement qu'elle vit dans la première pièce, où depuis dix ans elle ne trouvait jamais qu'Achard, un beau jeune homme qui la regardait d'un oeil doux et avec un sourire bienveillant. Elle fit signe au domestique de déposer le panier dans un coin de la chambre; il obéit, puis il alla attendre sa maîtresse en dehors de la porte. Quant à elle, s'avançant vers Paul:

«Pardon, monsieur, lui dit-elle; mais je croyais trouver ici mon vieil ami, Louis Achard… et je venais lui apporter de la part de ma mère…».

Paul étendit la main vers la seconde chambre, pour indiquer que là était celui qu'elle cherchait, car il ne put lui répondre, tant il sentait que l'accent de sa voix trahirait son émotion. La jeune fille remercia par une inclination de tête presque imperceptible, et entra.

Paul la suivit des yeux, la main appuyée sur son coeur.

Cette âme vierge où l'amour n'était jamais entré s'ouvrait, dans sa sainte virginité, aux premières émotions de famille. Isolé comme il l'avait toujours été, n'ayant pour amis que ces rudes enfants de l'Océan, tout ce qu'il avait de doux et de tendre en son coeur, il l'avait tourné vers Dieu, et quoiqu'aux regards d'un chrétien rigoriste sa religion n'eût peut-être pas paru parfaitement orthodoxe, il n'en était pas moins vrai que cette poésie qui débordait dans toutes ses paroles n'était autre chose qu'une immense et éternelle prière. Il n'était donc pas étonnant que les premières sensations qui entraient dans son coeur, bien que toutes fraternelles, fussent désordonnées et bondissantes comme des émotions d'amour.

— Oh! murmura-t-il, lorsque la jeune fille eut disparu, pauvre isolé que je suis, comment ferai-je, lorsque tu vas sortir, pour ne pas te prendre et te serrer dans mes bras, pour ne pas te dire:

Marguerite, ma soeur, nulle femme ne m'a jamais aimé d'aucun amour; aime-moi d'amour fraternel! Oh! ma mère! ma mère! En me privant de vos caresses, vous m'avez privé aussi de celles de cet ange. Dieu vous rende dans l'éternité le bonheur que vous avez éloigné de vous… et des autres.

— Adieu! dit, en rouvrant la porte, Marguerite au vieillard; adieu; j'ai voulu venir ce soir même, car je ne sais plus maintenant quand je pourrai vous revoir.

Et elle s'achemina vers la porte, pensive et la tête baissée, sans voir Paul, sans se souvenir qu'il y avait là un jeune homme lorsqu'elle était entrée. Le jeune marin la suivait des yeux, les bras tendus vers elle comme pour l'arrêter, la poitrine oppressée et les yeux humides. Enfin lorsqu'il lui vit poser la main sur la clef de la porte:

— Marguerite! s'écria-t-il.

La jeune fille se retourna étonnée; mais ne comprenant rien à cette familiarité étrange de la part d'un homme qui lui était complètement inconnu, elle entr'ouvrit la porte pour sortir.

— Marguerite! répéta Paul en faisant un pas vers sa soeur;
Marguerite, n'entendez-vous pas que je vous appelle?…

— Il est vrai que Marguerite est mon nom, monsieur, répondit avec dignité la jeune fille, mais je ne pouvais penser que ce mot me fût adressé seul par une personne que je n'ai pas l'honneur de connaître.

— Mais je vous connais, moi! s'écria Paul en allant à elle, en fermant la porte et en la ramenant dans la chambre. Je sais que vous êtes malheureuse, que vous n'avez pas une âme où verser votre peine, pas un bras à qui demander un appui.

— Vous oubliez celui qui est là-haut, répondit Marguerite en levant d'un même mouvement la tête et la main vers le ciel.

— Non, non, Marguerite, je n'oublie pas, car je suis envoyé par lui pour vous offrir ce qui vous manque; pour vous dire, quand toutes les bouches et tous les coeurs se ferment autour de vous: Je suis votre ami, moi, votre ami dévoué, éternel!

— Oh! monsieur, répondit Marguerite, ce sont des mots bien solennels et bien sacrés que ceux que vous murmurez là! des mots auxquels, malheureusement, il est difficile que je croie sans preuve.

— Et si je vous en donnais une, dit Paul.

— Impossible! murmura Marguerite.

— Irrécusable! continua Paul.

— Oh! alors!… dit Marguerite avec un accent indéfinissable dans lequel le doute commençait de faire place à l'espoir.

— Eh bien! alors…

— Oh! alors! mais non, non!

— Connaissez-vous cette bague? dit Paul, lui montrant l'anneau qui ouvrait le bracelet.

— Clémence de Dieu! s'écria Marguerite, ayez pitié de moi! il est mort!

— Il est vivant!

— Mais il ne m'aime donc plus?

— Il vous aime!

— S'il est vivant, s'il m'aime, oh! c'est à en devenir folle… Qu'est-ce que je disais donc? S'il est vivant, s'il m'aime, comment cette bague se trouve-t-elle entre vos mains?

— Il me l'a confiée comme un gage de reconnaissance.

— Ai-je confié ce bracelet à personne, moi? dit Marguerite relevant la manche de sa robe, voyez!

— Oui, mais vous, Marguerite, vous n'êtes pas proscrite, déshonorée aux yeux du monde, jetée au milieu d'une race perdue!

— Qu'importe! n'est-il pas innocent? n'est-il pas aimé?

— Puis il a pensé, continua Paul voulant voir jusqu'où allaient le dévouement et l'amour de sa soeur, il a pensé qu'il était de sa délicatesse, séparé à jamais de la société comme il l'est, de vous offrir, sinon de vous rendre, la liberté de disposer de votre main…

— Lorsqu'une femme a fait pour un homme ce que j'ai fait pour lui, répondit avec fermeté Marguerite, elle n'a, croyez-moi, d'excuse qu'en l'aimant éternellement, et c'est ce que je ferai.

— Oh! vous êtes un ange! s'écria Paul.

— Dites-moi? reprit Marguerite, saisissant à son tour les mains du jeune homme, et le regardant d'un air suppliant.

— Quoi?

— Vous l'avez donc vu?

— Je suis son ami, son frère…

— Oh! parlez-moi de lui, alors! s'écria-t-elle, s'abandonnant toute entière à son amour et oubliant qu'elle voyait pour la première fois celui à qui elle adressait de pareilles questions. Que fait-il, qu'espère t-il? le malheureux!

— Il vous aime, il espère vous revoir.

— Alors, alors, murmura Marguerite s'éloignant de Paul, il vous a donc dit?

— Tout.

— Oh! s'écria-t-elle en baissant son front sur lequel une rougeur subite passa, remplaçant, comme le vif reflet d'une flamme, la pâleur habituelle qui y était empreinte.

Paul s'approcha d'elle et la serra contre son coeur.

— Vous êtes une sainte fille, lui dit-il.

— Vous ne me méprisez donc pas, monsieur! murmura Marguerite, se hasardant à lever les yeux.

— Marguerite, dit Paul, si j'avais une soeur, je prierais Dieu qu'elle vous ressemblât.

— Oh! vous auriez une soeur bien malheureuse! répondit la jeune fille en s'appuyant sur son bras et fondant en larmes.

— Peut-être, répondit Paul en souriant.

— Vous ne savez donc pas?…

— Dites.

— Que monsieur de Lectoure doit arriver demain matin?

— Je le sais.

— Et que demain on signe le contrat?

— Je le sais.

— Eh bien! que voulez-vous donc que j'espère dans une pareille extrémité? À qui voulez-vous que je m'adresse? Qui voulez-vous que j'implore?… Mon frère? Dieu sait que je lui pardonne, mais il ne peut me comprendre. Ma mère?…Oh! monsieur, vous ne connaissez pas ma mère! C'est une femme d'une réputation intacte, d'une vertu sévère, d'une volonté inflexible; car n'ayant jamais failli, elle ne croit pas que l'on puisse faillir; et lorsqu'elle a dit: «Je veux!» il n'y a plus qu'à courber la tête, à pleurer et à obéir. Mon père!… Oui…, il faudra, je le sais, que mon père sorte de la chambre où il est enfermé depuis vingt ans pour signer le contrat. Mon père! Pour toute autre moins malheureuse et moins condamnée que moi, ce serait une ressource. Mais vous ignorez qu'il est insensé, qu'il a perdu la raison, et avec elle tout sentiment d'amour paternel. Et puis, il y a dix ans que je ne l'ai vu, mon père; il y a dix que je n'ai pressé ses mains tremblantes, que je n'ai baisé ses cheveux blancs! Il ne sait plus s'il a une fille; il ne sait plus s'il a un coeur; il ne me reconnaîtra même pas! et, me reconnût-il, eût-il pitié de moi, ma mère lui mettra une plume entre les mains et lui dira: «Signez! Je le veux,» et il signera, le pauvre et faible vieillard! et sa fille sera condamnée!

— Oui, oui, je sais tout cela aussi bien que vous, mon enfant dit
Paul, mais rassurez-vous: ce contrat ne sera point signé.

— Qui l'empêchera?

— Moi!

— Vous?

— Soyez tranquille, je serai demain à l'assemblée de famille.

— Qui vous y introduira?

— J'ai un moyen.

— Mon frère est violent, emporté! Oh! mon Dieu! mon Dieu!… prenez garde de me perdre encore davantage en voulant me sauver!

— Votre frère m'est aussi sacré que vous-même, Marguerite. Ne craignez rien, et reposez-vous sur moi.

— Oh! je vous crois, monsieur, et je me repose sur vous, dit Marguerite, comme accablée par sa longue incrédulité; car, que vous reviendrait-il de me tromper? quel intérêt auriez-vous à me trahir?

— Aucun, vous avez raison; mais passons à autre chose. Que comptez-vous faire avec le baron de Lectoure?

— Lui tout dire.

— Oh! dit Paul en s'inclinant, laissez-moi vous adorer.

— Monsieur! murmura Marguerite.

— Comme une soeur! comme une soeur!

— Oui, vous êtes bon, s'écria Marguerite; je crois que c'est Dieu qui vous envoie.

— Croyez, répondit Paul.

— Donc, demain soir.

— Ne vous étonnez, ne vous effrayez de rien. Seulement, tâchez de me faire comprendre par une lettre, par un mot, par un signe, le résultat de votre entretien avec Lectoure.

— Je tâcherai.

— Et maintenant il est tard, le domestique pourrait s'étonner de la longueur de notre entretien; rentrez au château, et ne parlez de moi à personne. Adieu.

— Adieu! dit Marguerite, vous à qui je ne sais quel nom donner.

— Nommez-moi votre frère!

— Adieu, mon frère!

— Oh! ma soeur! ma soeur! s'écria Paul en la serrant convulsivement entre ses bras, tu es la première qui m'ait fait entendre une aussi douce parole, Dieu t'en récompensera.

La jeune fille, étonnée, se recula; puis, revenant à Paul, elle lui tendit la main. Paul la serra une dernière fois, et Marguerite sortit. Alors, le jeune marin revint à la porte de communication et l'ouvrit.

— Et maintenant, vieillard, dit-il, conduis-moi à la tombe de mon père.

Chapitre XI Le lendemain du jour où Paul avait appris le secret de sa naissance, les habitants du château d'Auray se réveillèrent préoccupés plus que jamais des craintes et des espérances que leurs intérêts divers faisaient naître, car ce jour devait être pour tous, un jour décisif.

La marquise, que nos lecteurs connaissent maintenant pour une femme non point perverse et méchante, mais hautaine et inflexible, y voyait le terme de ses angoisses renouvelées chaque jour, car c'était surtout aux yeux de ses enfants qu'elle voulait conserver cette réputation sans tache dont l'usurpation lui coûtait si cher. Pour elle, Lectoure était non seulement un gendre convenable et portant un nom digne du sien, mais encore un homme ou plutôt un bon génie, qui, du même coup, éloignait d'elle sa fille, qu'il emmenait comme épouse, et son fils, à qui le ministre, grâce à cette alliance, avait promis de donner un régiment.

Une fois ces deux enfants partis, vienne le premier né, et le secret révélé n'avait pas d'écho. D'ailleurs, il y avait mille moyens de lui fermer la bouche.

La fortune de la marquise était immense, et l'or était une de ces ressources qu'elle croyait en pareil cas d'un effet infaillible. Elle était donc ardente à cette union de toute la force de sa crainte: de sorte que, non seulement elle secondait l'empressement de Lectoure, mais encore elle excitait celui d'Emmanuel. Pour celui-ci, las de vivre inconnu à Paris ou enterré en Bretagne, perdu au milieu de cette jeunesse élégante qui formait la maison du roi, ou relégué dans l'antique château de ses aïeux, en compagnie des vieux portraits de sa famille, il frappait avec empressement à cette porte dorée que promettait de lui ouvrir, à Versailles, son futur beau-frère.

Les chagrins et les larmes de sa soeur l'avaient bien affligé un instant, car il était ambitieux plus encore par la crainte de l'ennui qui l'attendait dans son manoir, et par désir de parader à la tête d'un régiment, et de séduire l'esprit des femmes par la richesse et le bon goût de son uniforme, que par orgueil et sécheresse de coeur; mais incapable lui-même d'une passion sérieuse, malgré les suites fatales que l'amour de sa soeur avaient eues, il regardait cet amour comme un attachement d'enfance que le tumulte et les plaisirs du monde effaceraient bientôt de sa mémoire, et il croyait être certain qu'un an ne se passerait pas sans qu'elle le remerciât la première d'avoir fait violence à ces sentiments.

Quant à Marguerite, pauvre victime condamnée si irrévocablement à être immolée aux craintes de l'une et à l'ambition de l'autre, la scène de la veille avait laissé dans son esprit un souvenir profond; elle ne pouvait se rendre compte du sentiment étrange qu'avait fait naître en elle ce beau jeune homme qui lui avait transmis les paroles de Lusignan, qui l'avait rassurée sur le sort du pauvre proscrit, et qui avait fini par la presser sur sa poitrine en l'appelant sa soeur. Une espérance vague et instinctive lui murmurait au coeur que cet homme, ainsi qu'il le lui avait dit, avait reçu de Dieu mission de la protéger; mais, comme elle ignorait quel lien l'attachait à elle, quel secret le faisait maître de la volonté de sa mère, quelle influence enfin il pouvait exercer sur son avenir, elle n'osait s'arrêter à des idées de bonheur, habituée qu'elle était, depuis six mois, à regarder la mort comme l'unique terme possible à ses malheurs.

Le marquis seul, au milieu des diverses émotions qui palpitaient autour de lui, était resté dans son impassible et inerte indifférence, car pour lui le monde avait cessé de marcher depuis le jour terrible où sa raison s'était perdue; constamment absorbé dans un seul souvenir, celui de ce duel mortel et sans témoin, murmurant pour toutes paroles celles qu'avaient prononcées, en lui faisant grâce, le comte de Morlaix, c'était un vieillard faible comme un enfant, à qui sa femme commandait d'un geste, et qui recevait de sa volonté froide et continue toutes les impulsions auxquelles obéissait, depuis vingt ans, l'instinct végétatif qui survivait en lui au libre arbitre et à la raison.

Ce jour-là, cependant, une espèce de révolution avait été opérée dans ses habitudes. Un valet de chambre était entré dans son appartement, et avait remplacé la marquise dans les soins de sa toilette; on lui avait fait endosser son uniforme de maître de camp, on l'avait revêtu des différents ordres dont il était décoré; puis la marquise, lui mettant une plume à la main, lui avait ordonné de signer son nom comme par essai, et il avait obéi, passif et insouciant, sans se douter qu'il étudiait un rôle de bourreau.

Vers les trois heures du soir, une chaise de poste, dont le roulement avait retenti bien différemment dans le coeur de trois personnes qui l'attendaient, était entrée dans la cour du château.

Emmanuel s'était empressé de courir au perron pour recevoir son futur beau-frère, car c'était lui qui arrivait. Lectoure descendit légèrement de sa voiture. Il s'était arrêté à la dernière poste pour faire sa toilette de présentation, de sorte qu'il arrivait dans toute l'élégance des dernières modes de la cour. Emmanuel sourit de cette précaution, car il était évident que Lectoure n'avait voulu perdre aucun des avantages de sa personne en se présentant dans un costume de voyage. Son habitude des femmes lui avait appris que presque toujours elles jugent au premier coup d'oeil, et que rien n'efface l'impression bonne ou mauvaise qu'il a transmise à leur esprit ou à leur coeur. Au reste, justice sous ce rapport doit être rendue au baron: son aspect plein de grâce et d'élégance eût été dangereux pour toute femme dont le coeur n'eût point été prévenu pour un autre.

— Permettez, mon cher baron, dit Emmanuel en s'avançant vers lui, qu'en l'absence momentanée de ces dames, je vous fasse les honneurs du manoir de mes ancêtres. Voyez, continua-t-il en s'arrêtant au haut du perron, et en montrant du doigt les tourelles et les bastions, cela date de Philippe-Auguste comme architecture, et de Henri IV comme décoration.

— C'est, sur mon honneur, répondit le baron avec l'accent affecté qu'avaient adopté les jeunes gens de cette époque, une charmante forteresse, et qui répand à trois lieues à la ronde une odeur de baronnie à parfumer un fournisseur. Si jamais, continua-t-il en entrant dans le vestibule, et de là dans une galerie ornée de chaque côté des portraits de la famille, il me prenait fantaisie d'entrer en rébellion contre Sa Majesté Très Chrétienne, je vous prierais de me prêter ce bijou; et, ajouta-t-il en levant les yeux vers cette longue file d'ancêtres qui se déroulait devant lui, et la garnison avec.

— Trente-trois quartiers! je ne dirai pas en chair et en os, répondit Emmanuel, car il y a longtemps que tout cela n'est plus que poussière, mais en peinture, comme vous voyez. Cela commence à un chevalier Hugues d'Auray, qui accompagna le roi Louis VII à la croisade; cela passe par ma tante Déborah, que vous voyez en costume de Judith, et cela vient définitivement aboutir, sans interruption dans la branche masculine, au dernier membre de cette illustre famille, votre très humble et très obéissant serviteur, Emmanuel d'Auray.

— C'est tout à fait respectable, et l'on ne peut pas plus authentique.

— Oui; mais comme je ne me sens pas assez patriarche, reprit Emmanuel en passant devant le baron afin de lui montrer le chemin de sa chambre, pour perdre ma vie dans cette formidable société, j'espère, baron, que vous avez pensé à m'en tirer?

— Sans doute, mon cher comte, répondit Lectoure en le suivant, je voulais même vous apporter votre commission, comme mon cadeau de noces. Je savais une lieutenance vacante aux dragons de la reine, et j'allais hier chez monsieur de Maurepas la solliciter pour vous, lorsque j'appris que la chose était accordée à la requête de je ne sais quel amiral mystérieux, une espèce de corsaire, de pirate, d'être fantastique, que la reine a mis à la mode en lui donnant sa main à baiser, et que le roi a pris en affection parce qu'il a battu les Anglais, je ne sais où… De sorte que, pour cet exploit, Sa Majesté l'a décoré de l'ordre du Mérite militaire, et lui a donné une épée avec une garde en or, comme il aurait pu faire à quelqu'un de noblesse. Bref, c'est partie perdue de ce côté; mais, soyez tranquille, nous nous tournerons d'un autre.

— Très bien, répondit Emmanuel. Peu m'importe l'arme; ce que je veux, c'est un grade qui aille à mon nom, une position qui cadre avec notre fortune.

— Parfaitement; vous les aurez.

— Et comment, dit Emmanuel changeant la conversation, comment vous êtes-vous tiré des mille engagements que vous deviez avoir?

— Mais, dit le baron avec un accent de laisser-aller qui n'appartenait qu'à cette classe privilégiée, et en s'étendant sur une chaise longue, car il était enfin arrivé à l'appartement qui lui était destiné; mais, en racontant franchement la chose: j'ai annoncé, au jeu de la reine, que je me mariais.

— Ah! bon Dieu! mais c'est de l'héroïsme! surtout si vous avez avoué que vous preniez une femme au fond de la Basse-Bretagne.

— Je l'ai avoué.

— Et alors, dit Emmanuel on souriant, la compassion a fait place à la colère?

— Dame! vous comprenez, mon cher comte, dit Lectoure passant une jambe sur l'autre, et la balançant d'un mouvement régulier comme celui d'un pendule, nos femmes de la cour croient que le soleil se lève à Paris et se couche à Versailles. Tout le reste de la France, c'est pour elles de la Laponie, du Groënland, de la Nouvelle-Zembie! De sorte qu'on s'attend, vous l'avez dit, mon cher comte, à me voir ramener, de mon voyage au pôle, quelque chose d'inconnu, avec des mains terribles et des pieds formidables! Heureusement que l'on se trompe, ajouta-t-il avec un accent moitié craintif, moitié interrogateur, n'est-ce pas, Emmanuel? et vous m'avez dit, au contraire, que votre soeur…

— Vous la verrez, répondit Emmanuel.

— Ce sera un grand désappointement pour cette pauvre madame de
Chaulne. Enfin… il faudra bien qu'elle s'en console…

— Qu'est-ce?

Cette interrogation était motivée par la présence du valet de chambre d'Emmanuel, qui venait d'ouvrir la porte, et se tenait debout sur le seuil, attendant, en domestique de bonne maison, que son maître lui adressât la parole.

— Qu'est-ce? répéta Emmanuel.

— Mademoiselle Marguerite d'Auray fait demander à monsieur le baron de Lectoure l'honneur d'un entretien particulier.

— À moi? dit Lectoure en se soulevant; mais avec le plus grand plaisir!

— Mais, non! c'est une erreur! s'écria Emmanuel. vous vous trompez, Célestin!

— J'ai l'honneur d'assurer à monsieur le comte, répondit le valet de chambre en insistant, que je m'acquitte exactement et fidèlement de l'ordre qui m'a été donné.

— Impossible! dit Emmanuel inquiet au plus haut degré de la démarche hasardée de sa soeur. Baron, si vous m'en croyez, envoyez promener cette petite folle.

— Pas du tout! pas du tout! répondit Lectoure en se levant. Qu'est-ce donc qu'une Barbe-Bleue de frère comme celui-là? Célestin!… N'est-ce pas Célestin que vous appelez ce garçon? — Emmanuel fit avec impatience un geste affirmatif. — Eh bien! Célestin, dites à ma belle fiancée que je suis à ses pieds, à ses genoux, et que je demande ses ordres pour l'attendre ou l'aller trouver. Tenez, voilà pour vos frais d'ambassade. — Il lui donna une bourse. — Et vous, comte, j'espère que vous aurez assez de confiance en moi pour permettre le tête-à-tête.

— Mais c'est d'un ridicule achevé!

— Point! répondit Lectoure, c'est au contraire parfaitement convenable. Je ne suis pas une tête couronnée, moi, pour épouser une femme sur un portrait et par procuration. Je désire la voir en personne. Allons, Emmanuel, continua le baron en poussant son ami vers une porte latérale afin qu'il ne rencontrât point sa soeur. Voyons, de vous à moi, est-ce qu'il y a… difformité?

— Eh! non, pardieu! répondit le jeune comte; au contraire, elle est jolie comme un ange!

— Eh bien! alors, dit le baron, qu'est-ce que cela signifie?
Voyons!… encore… faut-il que j'appelle mes gardes?

— Non; mais, sur ma parole! j'ai peur que cette petite sotte, qui n'a aucune idée du monde, ne vienne détruire tout ce que nous avons arrêté.

— Oh! si ce n'est que cela, répondit Lectoure en ouvrant la porte, rassurez-vous. J'aime trop le frère pour ne point passer quelque caprice… quelque bizarrerie à la soeur, et je vous donne ma foi de gentilhomme qu'à moins que le diable ne s'en mêle, — et, pour le moment, je l'espère, il est occupé dans une autre partie du monde, mademoiselle Marguerite d'Auray sera dans trois jours madame la baronne de Lectoure, et que, dans un mois, vous aurez votre régiment.

Cette promesse parut rassurer quelque peu Emmanuel qui se laissa mettre à la porte sans faire plus de difficultés. Lectoure courut aussitôt à une glace pour réparer les légères traces de désordre qu'avaient apportées dans sa toilette les cahots des trois dernières lieues. Il venait à peine de faire reprendre à ses cheveux et à ses habits le tour et le pli convenables, lorsque la porte se rouvrit, et que Célestin annonça:

— Mademoiselle Marguerite d'Auray!

Le baron se retourna et aperçut sa fiancée tremblante et pâle sur le seuil de la porte. Quelque espoir que lui eussent donné les promesses d'Emmanuel, il lui était resté au fond du coeur certains doutes, sinon sur la beauté, du moins sur la tournure et les manières de celle qui allait devenir sa femme. Son étonnement fut donc merveilleux lorsqu'il vit apparaître cette frêle et gracieuse création, à qui la critique la plus sévère de la forme n'aurait pu reprocher qu'un peu de pâleur. Les mariages comme celui qu'allait contracter Lectoure n'étaient point rares dans un temps où les questions de rang et les convenances de fortune décidaient en général des alliances entre maisons nobles; mais ce qui devait se présenter à peine une fois sur mille, c'était, dans la position du baron, de trouver au fond d'une province, riche d'une fortune immense, une femme qu'au premier aspect il pouvait juger digne, par son maintien, son élégance et sa beauté, de figurer au milieu des cercles les plus brillants de la cour. Il s'avança donc vers elle, non plus avec cette supériorité d'un courtisan sur une provinciale, mais avec toute l'aisance respectueuse qui formait le cachet de la bonne compagnie de cette époque de transition.

— Pardon, mademoiselle, lui dit-il en lui offrant, pour la conduire à un fauteuil, une main qu'elle n'accepta pas, c'était à moi à solliciter la faveur que vous m'accordez, et la seule crainte d'être indiscret, croyez-le bien, me donne le tort apparent de m'être laissé prévenir.

— Je vous sais gré de cette délicatesse, monsieur le baron, répondit d'une voix tremblante Marguerite faisant un mouvement en arrière et restant debout, elle m'enhardit encore dans la confiance que, sans vous avoir vu, sans vous connaître, j'ai mise dans votre honneur et votre loyauté.

— Quelque but que se soit proposé cette confiance, elle m'honore, mademoiselle, et je tâcherai de m'en rendre digne; mais qu'avez- vous donc? mon Dieu!…

— Rien, monsieur, rien, répondit Marguerite en tâchant de comprimer son émotion; mais c'est que… ce que j'ai à vous dire… pardon… mais… je ne suis pas maîtresse…

Elle chancela; le baron s'élança vers elle et voulut la soutenir; mais à peine l'eut-il touchée, qu'une rougeur ardente passa comme une flamme sur les joues de la jeune fille, et qu'avec un sentiment qui pouvait appartenir aussi bien à la pudeur qu'à la répugnance, elle se dégagea de ses bras. Lectoure lui avait pris la main, et il la conduisit à un fauteuil contre lequel elle s'appuya, ne voulant point s'y asseoir.

— Bon Dieu! dit le baron retenant toujours la main dont il s'était emparé; mais c'est donc une chose bien difficile à dire que celle qui vous amène? ou bien, sans m'en douter, mon titre de fiancé me donnerait-il déjà l'air imposant d'un mari?

Marguerite fit un nouveau mouvement pour dégager sa main de celle de Lectoure, ce qui força celui-ci d'y porter les yeux.

— Comment! s'écria-t-il, ce n'est point assez d'une figure adorable, d'une taille de fée! des mains charmantes!… des mains royales! mais c'est vouloir que j'en meure!

— J'espère, monsieur le baron, dit Marguerite faisant un dernier effort en retirant sa main, que les paroles que vous m'adressez sont des paroles de pure galanterie.

— Non, sur mon âme! répondit Lectoure, c'est la vérité tout entière.

— Eh bien! j'espère, monsieur, qu'alors même, ce dont je doute, que vous penseriez ce que vous croyez devoir me dire, ce ne seraient point de pareils motifs qui vous feraient attacher un plus grand prix à l'union projetée entre nous.

— Mais si fait! je vous jure.

— Et cependant, continua Marguerite en reprenant haleine, tant sa poitrine était oppressée, cependant monsieur, vous regardez le mariage comme une chose… sérieuse.

— C'est selon, répondit en souriant Lectoure; si j'épousais une douairière, par exemple…

— Enfin, répondit Marguerite avec un accent plus résolu, pardon, monsieur, si je me suis trompée, mais j'ai pensé que parfois d'avance vous vous étiez fait, peut-être sur l'alliance proposée entre nous, des idées de réciprocité de sentiments.

— Jamais! interrompit Lectoure qui semblait mettre autant de soin à éviter une explication franche et désirée que Marguerite mettait d'insistance à la provoquer; jamais! non, depuis que je vous ai vue surtout, je n'ai point espéré être digne de votre amour; et, cependant, mon nom, ma position sociale, à défaut d'influence sur votre coeur, peuvent me donner des droits à votre main.

— Mais comment, monsieur, dit Marguerite avec crainte, comment séparez-vous donc l'un de l'autre?

— Comme font les trois quarts de ceux qui se marient, mademoiselle, répondit Lectoure avec un laisser-aller qui eût arrêté à l'instant la confidence sur les lèvres d'une femme moins candide que Marguerite. On épouse, l'homme pour avoir une femme, la femme pour avoir un mari; c'est une position, un arrangement social. Que voulez-vous, mademoiselle, que le sentiment et l'amour aient à faire dans tout cela?

— Pardon, je m'explique peut-être mal, continua Marguerite se faisant violence à elle-même afin de cacher aux yeux de l'homme de qui dépendait son avenir l'impression douloureuse que lui faisaient ses paroles; mais il faut attribuer mon hésitation, monsieur, à la timidité d'une jeune fille forcée par des circonstances impérieuses à parler d'un pareil sujet.

— Point! répondit Lectoure en s'inclinant et en donnant à sa voix un accent qui touchait à la raillerie; au contraire, mademoiselle, vous parlez comme Clarisse Harlowe, et c'est clair comme le jour. Dieu m'a fait l'esprit assez subtil pour que, croyez-moi, je comprenne à merveille même ce que l'on ne me dit qu'à demi-mot.

— Comment, monsieur, s'écria Marguerite, vous comprenez ce que j'ai voulu vous dire et vous me laissez continuer! Comment, si, en descendant au fond de mon coeur, si, en interrogeant mes sentiments, j'y voyais l'impossibilité d'aimer… jamais… celui que l'on me présente pour mari…

— Eh bien! mais, répondit Lectoure avec le même accent, il ne faudrait pas le lui dire.

— Et pourquoi cela, monsieur?

— Parce que… mais… parce que… parce que ce serait trop naïf.

— Et si cet aveu, je ne le faisais point par naïveté, monsieur; si je le faisais par délicatesse? Si j'ajoutais… et que la honte de cet aveu retombe sur ceux qui me forcent à le faire! si j'ajoutais, monsieur, que… j'ai aimé… que j'aime encore!

— Oh! quelque petit cousin, n'est-ce pas? dit négligemment Lectoure croisant une jambe sur l'autre et jouant avec son jabot. C'est une race maudite, ma parole d'honneur! que ces petits cousins. Mais heureusement on sait ce que c'est que de pareils attachements, et il n'y a pas une pensionnaire qui, à la fin des vacances, ne rentre au couvent avec une passion dans le coeur.

— Malheureusement pour moi, répondit Marguerite d'une voix aussi triste et aussi grave que celle de son interlocuteur était railleuse et légère, malheureusement je ne suis plus une pensionnaire, monsieur, et, quoique jeune encore, j'ai depuis longtemps passé l'âge des jeux puérils et des attachements enfantins. Lorsque je parle, à l'homme qui me fait l'honneur de solliciter ma main et de m'offrir son nom, de mon amour pour un autre, il doit penser que je lui parle d'un amour grave, profond, éternel! d'un de ces amours enfin qui laissent leur trace dans le coeur et creusent leur passage dans la vie.

— Diable! fit Lectoure comme s'il commençait à donner plus d'importance à la révélation; mais c'est de la bergerie, cela! Voyons. Est-ce un jeune homme que l'on puisse recevoir.

— Oh! monsieur, s'écria Marguerite se reprenant à l'espoir que semblaient lui donner ces paroles; oh! croyez moi bien, c'est l'être le meilleur, l'âme la plus dévouée!

— Mais je ne vous demande pas cela, et je ne parle pas des qualités du coeur. Il les a toutes, c'est convenu. Je vous demande s'il est de noblesse, s'il est de race, si une femme comme il faut peut l'avouer enfin, et cela sans faire tort à son mari.

— Son père, qu'il a perdu encore jeune, et qui était un ami d'enfance de mon père, était conseiller à la cour de Rennes.

— Noblesse de robe! murmura Lectoure en laissant tomber la lèvre inférieure en signe de mépris. J'aimerais mieux autre chose. Est- il chevalier de Malte, au moins?

— Il se destinait aux armes.

— Eh bien! alors, on lui aura un régiment pour lui faire une position. Voilà qui est arrangé. C'est bien. Écoutez. Il laissera passer six mois pour les convenances, obtiendra un congé, ce qui ne sera pas difficile, puisque nous n'avons pas de guerre, se fera présenter chez vous par un ami commun, et tout sera dit.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Marguerite en regardant le baron avec l'expression d'un profond étonnement.

— C'est pourtant limpide ce que je vous dis, reprit celui-ci avec quelque impatience. Vous avez des engagements de votre côté, j'en ai du mien, cela ne doit pas empêcher de s'accomplir une union convenable sous tous les rapports; et une fois accomplie, eh bien! mais il me semble qu'il faut la rendre tolérable. Comprenez-vous, enfin?

— Oh! pardon, pardon, monsieur! s'écria Marguerite en reculant devant ces paroles comme si elles eussent eu une main pour la repousser. J'ai été bien imprudente, bien coupable peut-être; mais, telle que j'étais enfin, je ne croyais pas encore mériter une pareille injure! Oh!… monsieur… le rouge de la honte me brûle le visage, plus encore pour vous que pour moi. Oui, je comprends. Un amour apparent et un amour caché! le visage du vice et le masque de la vertu! Et c'est à moi, à moi la fille de la marquise d'Auray, que l'on propose ce marché honteux, avilissant, infâme! Oh! continua-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil, et en se cachant le visage entre ses mains, il faut donc que je sois une créature bien malheureuse, bien méprisable et bien perdue! Oh! mon Dieu! mon Dieu!

— Emmanuel! Emmanuel! dit le baron ouvrant la porte derrière laquelle il se doutait qu'était resté le frère de Marguerite. Eh! venez donc, mon cher, votre soeur a des spasmes! il faut faire attention à ces choses, ou elles deviennent chroniques!… Madame de Meulan en est morte!… Tenez, comte, voilà mon flacon, faites- le lui respirer, quant à moi, je descends dans le parc. Si vous n'avez rien a faire, venez m'y joindre, et donnez-moi, je vous prie des nouvelles de votre soeur.

À ces mots, le baron de Lectoure sortit avec une aisance miraculeuse, laissant Marguerite et Emmanuel en face l'un de l'autre.

Chapitre XII Le même jour où avait lieu l'entrevue de Marguerite et de Lectoure, entrevue dont nous avons raconté les détails et qui eut un résultat tout contraire à celui qu'avait espéré la jeune fille, ce jour-là même, à quatre heures, la cloche du dîner rappela le baron au château.

Emmanuel faisait les honneurs de la table, car la marquise était restée auprès de son mari, et Marguerite avait demandé la permission de ne pas descendre. Les autres convives étaient le notaire, les parents et les témoins. Le repas fut triste, malgré l'imperturbable entrain de Lectoure; mais il était visible que, par cette joyeuse humeur, si active qu'elle ressemblait à une fièvre, il avait l'intention de s'étourdir lui-même. De temps en temps, en effet, cette âcre gaîté tombait tout à coup comme s'éteint une lampe à laquelle l'huile fait défaut; puis elle jaillissait de nouveau, jetant des lueurs plus vives, comme fait la flamme lorsqu'elle dévore son dernier aliment. À sept heures on se leva pour passer dans le salon.

Il est difficile de se faire une idée de l'aspect étrange que présentait ce vieux château, dont les vastes appartements étaient tendus d'étoffes de damas aux dessins gothiques, et garnis de meubles du temps de Louis XIII; fermés qu'ils avaient été depuis si longtemps, ils semblaient s'être déshabitués de la vie. Aussi, malgré le luxe de lumières que les valets avaient déployé, la lueur faible et tremblante des bougies était insuffisante à ces chambres immenses dont tous les rentrants restaient sombres, et dans lesquelles la voix retentissait comme sous les arceaux d'une cathédrale. Le petit nombre des convives, auxquels devaient se joindre à peine, dans la soirée, trois ou quatre gentilshommes des environs, augmentait encore la tristesse qui semblait planer sous les voûtes blasonnées du vieux manoir.

Au centre de l'un des salons, celui-là même où Emmanuel, au moment de son arrivée à Paris, avait reçu la veille le capitaine Paul, une table s'élevait, solennellement préparée, supportant un portefeuille fermé, qui, aux yeux d'un étranger ignorant ce qui se préparait, pouvait aussi bien renfermer une sentence de mort qu'un contrat de mariage. Au milieu de ces aspects tristes et de ces impressions sombres, de temps en temps un éclat de rire moqueur, strident, arrivait à un groupe de personnes parlant bas; c'était Lectoure qui s'amusait aux dépens de quelque honnête campagnard, sans pitié pour Emmanuel sur qui retombait en quelque sorte une partie de la raillerie.

Parfois cependant le fiancé regardait avec anxiété d'une extrémité à l'autre de l'appartement; puis tout à coup un nuage rapide passait sur son front, car il ne voyait paraître ni son beau-père, ni la marquise, ni Marguerite. Les deux premiers, comme nous l'avons dit, n'étaient point descendus au dîner, et son entrevue d'un instant avec la dernière ne l'avait pas, tout insoucieux qu'il s'efforçait de paraître, laissé sans inquiétude sur ce qui se passerait à la signature du contrat qui devait avoir lieu dans la soirée.

Emmanuel n'était pas non plus exempt de quelques craintes, et il venait de se décider à monter chez sa soeur, lorsqu'en passant dans une chambre il croisa Lectoure qui l'appela d'un signe de la main.

— Pardieu! vous nous arrivez à merveille, mon cher comte, lui dit-il tout en ayant l'air de prêter une attention profonde à ce que lui racontait un brave gentilhomme avec lequel il paraissait dans les termes d'une parfaite amitié. Voilà monsieur de Nozay qui me raconte une chose fort curieuse, sur ma parole! Mais savez- vous, continua-t-il en se retournant vers le narrateur, que c'est une chasse charmante et tout à fait de bonne compagnie! Moi aussi j'ai des marais et des étangs; il faudra que je demande à mon intendant, en arrivant à Paris, où tout cela est situé. Et prenez- vous beaucoup de canards de cette manière?

— Immensément! répondit le gentilhomme avec un accent de parfaite bonhomie qui prouvait que Lectoure pouvait sans inconvénient soutenir la conversation quelque temps encore sur le même ton.

— Qu'est-ce donc, dit Emmanuel, que cette chasse miraculeuse?

— Imaginez-vous, mon cher, reprit Lectoure avec le plus grand sang froid, que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou.

— À quelle époque, sans indiscrétion?

— Mais, répondit le gentilhomme, au mois de décembre ou de janvier.

— C'est on ne peut plus pittoresque. Je disais donc que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou, se coiffe la tête d'un potiron et se faufile dans les roseaux. Cela le change au point que les canards ne le reconnaissent aucunement et le laissent approcher à portée. N'est-ce point cela?

— Comme d'ici à vous.

— Bah! vraiment? s'écria Emmanuel.

— Et monsieur en tue autant qu'il veut, continua Lectoure.

— Des douzaines! reprit le gentilhomme, enchanté de l'attention que les deux jeunes gens lui prêtaient.

— Cela doit faire grand plaisir à votre femme, si elle aime les canards, dit Emmanuel.

— Elle les adore, répondit monsieur de Nozay.

— J'espère que vous me ferez l'honneur de me présenter à une personne si intéressante, reprit en s'inclinant Lectoure.

— Comment donc, monsieur le baron!

— Je vous jure que, de retour à Versailles, la première chose que je ferai sera de parler de cette chasse, au petit lever, et je suis convaincu que Sa Majesté en fera l'essai dans la pièce d'eau des Suisses.

— Pardon, cher baron, dit Emmanuel en prenant le bras de Lectoure et en se penchant à son oreille; mais c'est un voisin de campagne qu'il était impossible de ne pas recevoir dans une solennité comme celle-ci.

— Comment donc! répondit Lectoure en employant la même précaution pour ne pas être entendu de celui dont il était question; mais vous auriez eu grand tort de m'en priver. Il entre de droit dans la dot de ma future épouse, et j'aurais été désolé de ne point faire sa connaissance.

— Monsieur de Lajarry! annonça le domestique.

— Un compagnon de chasse? dit Lectoure.

— Non, répondit monsieur de Nozay, c'est un voyageur.

— Ah! ah! fit Lectoure avec un accent qui annonçait que le nouveau venu n'avait que juste le temps de se mettre en garde. À peine cette exclamation fut-elle échappée, que le nouveau venu entra, revêtu d'une polonaise garnie de fourrures.

— Eh! mon cher Lajarry s'écria Emmanuel en allant au devant de lui et en lui donnant la main, comme vous voilà garni! Sur mon honneur! vous avez l'air du czar Pierre.

— C'est que, répondit Lajarry en frissonnant, quoiqu'il ne fit pas autrement froid, voyez-vous, mon cher comte, lorsqu'on arrive de Naples, prrrrrou!

— Ah! monsieur arrive de Naples! dit Lectoure en se mêlant à la conversation.

— En droiture, monsieur.

— Monsieur est monté sur le Vésuve?

— Non: je me suis contenté de le regarder de ma fenêtre.

Et puis, continua le gentilhomme voyageur avec un accent de mépris très humiliant pour le volcan, ce n'est pas ce qu'il y a de plus curieux à Naples, le Vésuve! Une montagne qui fume! Ma cheminée en fait autant quand le vent vient de Belle-Isle. Et puis madame Lajarry avait une peur effroyable des éruptions!

— Mais vous avez visité la Grotte au Chien? continua Lectoure.

— Pour quoi faire? reprit Lajarry; pour voir une bête qui a des vapeurs! donnez des boulettes au premier caniche qui passe, il en fera autant. Et puis madame Lajarry a la passion des chiens, et cela lui aurait fait de la peine.

— J'espère au moins, dit Emmanuel en s'inclinant, qu'un savant comme vous n'aura pas négligé la Solfatare?

— Moi? je n'y ai pas mis le pied! Je me figure pardieu bien ce que c'est que trois ou quatre arpents de soufre, qui ne rapportent absolument rien que des allumettes! D'ailleurs madame Lajarry ne peut pas sentir l'odeur du soufre.

— Comment trouvez-vous celui-là? dit Emmanuel conduisant Lectoure dans la salle du contrat.

— Je ne sais si c'est parce que j'ai vu l'autre le premier, répondit Lectoure, mais je le préfère.

— Monsieur Paul! annonça tout à coup le domestique.

— Hein! fit Emmanuel en se retournant.

— Qu'est-ce? dit Lectoure en se dandinant. Encore un voisin de campagne!

— Non; celui-là c'est autre chose! répondit Emmanuel avec inquiétude. Comment cet homme ose-t-il se présenter ici?

— Ah! ah! roturier, hein? vilain, n'est-ce pas? mais riche? Non?

Poète?… musicien?… peintre?… Eh bien! mais je vous assure, Emmanuel, que l'on commence à recevoir cette espèce. La philosophie maudite a tout confondu. Que voulez-vous, mon cher, il faut en prendre bravement son parti. On est arrivé là. Un artiste s'assied près d'un grand seigneur, le coudoie, le salue du coin du chapeau, reste sur son siège quand il se lève; ils parlent ensemble des choses de la cour, ils ricanent, ils plaisantent, ils chamaillent. C'est un mauvais goût de très bon ton.

— Vous vous trompez, Lectoure, répondit Emmanuel; ce n'est ni un poète, ni un peintre, ni un musicien, c'est un homme à qui je dois parler seul. Écartez donc Nozay, tandis que j'écarterai Lajarry.

À ces mots, les deux jeunes gens prirent chacun le bras d'un des deux campagnards, et s'éloignèrent en parlant chasse et voyages.

À peine les portes latérales s'étaient-elles refermées derrière eux, que Paul parut à celle du milieu.

Il entra dans cette chambre qu'il connaissait déjà, et dont chaque angle cachait une porte, l'une donnant dans une bibliothèque et l'autre dans le cabinet où il avait attendu, lors de sa première visite, le résultat de la conférence entre Marguerite et Emmanuel. Puis, s'approchant de la table, il resta un instant debout, regardant alternativement ces deux portes, comme s'il se fût attendu à voir ouvrir l'une ou l'autre. Son espérance ne fut pas trompée.

Au bout d'un instant, celle de la bibliothèque s'entr'ouvrit, et il aperçut dans l'ombre une forme blanche. Il s'élança vers elle.

— Est-ce vous, Marguerite? lui dit-il.

— Oui, répondit une voix tremblante.

— Eh bien?

— Je lui ai tout dit.

— Et?

— Et dans dix minutes on signe le contrat — Je m'en doutais: c'est un misérable!

— Que faire? s'écria la jeune fille.

— Du courage, Marguerite!

— Du courage? Oh! je n'en ai plus.

— Voilà qui vous en rendra, lui dit Paul en lui remettant un billet.

— Que contient cette lettre?

— Le nom du village où vous attend votre fils et le nom de la femme chez qui on l'a caché.

— Mon fils!… Oh! vous êtes donc un ange! s'écria Marguerite, essayant de baiser la main qui lui tendait le papier.

— Silence! on vient, dit Paul. Quelque chose qu'il arrive, vous me retrouverez chez Achard.

Marguerite referma vivement la porte sans lui répondre, car elle avait reconnu le bruit des pas de son frère. Paul se retourna et marcha à sa rencontre; les deux jeunes gens se joignirent près de la table.

— Je vous attendais à une autre heure, monsieur, et devant moins nombreuse compagnie, dit Emmanuel, rompant le premier le silence.

— Mais nous sommes seuls, ce me semble, répondit Paul en jetant les yeux autour de lui.

— Oui, mais c'est ici que l'on signe le contrat, et dans un instant le salon sera plein.

— On dit bien des choses en un instant, monsieur le comte!

— Vous avez raison, répondit Emmanuel; mais il faut rencontrer un homme qui n'ait pas besoin de plus d'un instant pour les comprendre.

— J'écoute, dit Paul.

— Vous m'avez parlé de lettres, continua Emmanuel se rapprochant encore de son interlocuteur et baissant la voix.

— C'est vrai, répondit Paul avec le même calme.

— Vous avez fixé un prix à ces lettres?

— C'est encore vrai.

— Eh bien! si vous êtes homme d'honneur, pour cette somme renfermée dans ce portefeuille, vous devez être prêt à me les rendre.

— Oui, répondit Paul, oui, monsieur; il en était ainsi tant que j'ai cru que votre soeur, oubliant les serments faits, la faute commise, et jusqu'à l'enfant qu'elle avait mis au jour, secondait votre ambition de son parjure. Alors je pensai que c'était un baptême de larmes assez amer d'entrer dans le monde sans nom et sans famille, pour ne pas du moins y entrer sans fortune. Et je vous avais demandé, il est vrai, cette somme en échange de ces lettres. Mais aujourd'hui la position est changée, monsieur. J'ai vu votre soeur se jeter à vos genoux, je l'ai entendue vous supplier de ne point la forcer à ce mariage infâme; et ni prières, ni supplications, ni larmes n'ont eu de pouvoir sur votre coeur. C'est donc aujourd'hui à moi, qui tiens votre honneur et celui de votre famille entre mes mains, c'est donc à moi de sauver la mère du désespoir, comme je voulais sauver l'enfant de la misère. Ces lettres, monsieur, vous seront remises lorsque, sur cette table, au lieu du contrat de mariage de votre soeur avec le baron de Lectoure, nous signerons celui de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur Anatole de Lusignan.

— Jamais, monsieur, jamais.

— Vous ne les aurez cependant qu'à cette condition, comte.

— Oh! peut-être y a-t-il bien quelque moyen de vous forcer à les rendre.

— Je n'en connais pas, répondit froidement Paul.

— Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur?

— Comte, dit Paul regardant Emmanuel avec une expression de physionomie inexplicable pour le jeune homme, comte, écoutez-moi.

— Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur!

— Comte…

— Oui, ou non!

— Deux mots…

— Oui, ou non!

— Non, dit froidement Paul.

— Eh bien! monsieur, vous avez votre épée au côté, comme moi la mienne; nous sommes gentilshommes tous deux, ou je veux bien croire que vous l'êtes. Sortons, monsieur, sortons; que l'un de nous deux rentre seul, et que celui-là, libre et fort de la mort de l'autre, fasse alors ce qu'il voudra.

— Je regrette de ne pouvoir accepter l'offre, monsieur le comte.

— Comment! vous avez sur le corps cet uniforme, au cou cette croix, au côté cette épée, et vous refusez un duel!

— Oui, Emmanuel, je le refuse.

— Et pourquoi cela?

— Parce que je ne puis me battre avec vous, comte. Croyez ce que je vous dis.

— Vous ne pouvez vous battre avec moi?

— Sur l'honneur!

— Vous ne pouvez vous battre avec moi, dites-vous?

En ce moment un éclat de rire se fit entendre derrière les deux jeunes gens; Paul et Emmanuel se retournèrent, Lectoure était derrière eux.

— Mais, continua Paul en étendant la main vers le baron, je puis me battre avec monsieur, qui est un misérable et un infâme!

Une rougeur brûlante passa sur le visage de Lectoure comme le reflet d'une flamme. Il fit un mouvement pour marcher à Paul, puis il s'arrêta.

— C'est bien, monsieur, lui dit-il, envoyez votre témoin à
Emmanuel; ils arrangeront toute l'affaire.

— Vous comprenez que ce n'est entre nous que partie remise, dit
Emmanuel.

— Silence! répondit Paul, on annonce votre mère.

— Oui, silence, et à demain! Lectoure, ajouta Emmanuel, allons au devant de ma mère.

Paul regarda en silence s'éloigner ces deux jeunes gens, puis il rentra dans le cabinet qu'il connaissait déjà pour s'y être enfermé une première fois.

Chapitre XIII Au moment où le capitaine Paul entrait dans le cabinet, la marquise se présentait à la porte du salon, suivie du notaire et des différentes personnes invitées à la signature du contrat. Quelque solennelle que fût la circonstance, la marquise n'avait pas cru devoir renoncer à ses habits de deuil, et, vêtue de noir comme d'habitude, elle précédait de quelques instants le marquis, qu'aucun de ceux qui se trouvaient là, même son fils, n'avait vu depuis des années. Telle était la puissance des traditions de l'étiquette, que la marquise n'avait point voulu que l'on signât le contrat de sa fille sans que le chef de la famille, tout insensé qu'il était, présidât à cette cérémonie. Quelque peu disposé que fût Lectoure à se laisser intimider, la marquise produisit sur lui son effet habituel, et la voyant entrer si grave et si digne, il s'inclina avec un sentiment de profond respect.

— Je suis reconnaissante, messieurs, dit la marquise en saluant ceux qui l'accompagnaient, de l'honneur que vous voulez bien me faire en assistant aux fiançailles de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur le baron de Lectoure. Aussi ai-je désiré que le marquis, tout souffrant qu'il est, assistât à cette réunion et vous remerciât, du moins par sa présence, s'il ne peut le faire par ses paroles. Vous connaissez sa situation, vous ne vous étonnerez donc point si quelques mots sans suite…

— Oui, madame, interrompit Lectoure, nous savons le malheur qui l'a frappé, et nous admirons la femme dévouée qui, depuis vingt ans, supporte la moitié de ce malheur.

— Vous le voyez, madame, dit Emmanuel en s'approchant à son tour et en baisant la main de sa mère, tout le monde est à genoux devant votre piété conjugale.

— Où est Marguerite? murmura la marquise à demi-voix.

— Elle était là il n'y a qu'un instant, répondit Emmanuel.

— Faites-la prévenir, continua la marquise sur le même ton.

— Le marquis d'Auray! annonça alors le domestique.

Chacun s'écarta de manière à démasquer la porte, et tous les yeux se tournèrent du côté où ce nouveau personnage devait apparaître. Cette curiosité ne tarda point à être satisfaite; le marquis s'avança presque aussitôt, soutenu par deux domestiques.

C'était un vieillard dont la figure, malgré les traces de souffrances qui l'avaient sillonnée, conservait encore l'aspect de noblesse et de dignité qui en avait fait un des hommes les plus distingués de la cour. Ses grands yeux caves et fiévreux se promenaient sur toute l'assemblée avec une expression étrange d'étonnement. Il avait son costume de maître de camp, portait l'ordre du Saint-Esprit au cou, et celui de Saint-Louis à la boutonnière. Il s'avança lentement, sans prononcer une parole. Les deux valets le conduisirent, au milieu d'un profond silence, vers un fauteuil sur lequel il s'assit; après quoi ils se retirèrent. La marquise se plaça à sa droite. Le notaire tira le contrat du portefeuille et le lut à haute voix. Le marquis et la marquise reconnaissaient cinq cent mille francs à Lectoure, et constituaient en dot la même somme à Marguerite.

Pendant toute cette lecture, la marquise, malgré son apparente impassibilité, avait donné quelques marques d'inquiétude.

Enfin, comme le notaire reposait le contrat sur la table, Emmanuel rentra et se rapprocha de sa mère:

— Et Marguerite? dit la marquise.

— Elle me suit, répondit Emmanuel.

— Madame! murmura Marguerite entrouvrant la porte et en joignant les mains.

La marquise fit semblant de ne pas l'entendre, et montrant du doigt la plume:

— À vous, monsieur le baron, dit-elle.

Lectoure s'approcha de la table, prit la plume et signa.

— Madame! dit une seconde fois Marguerite d'une voix suppliante et en faisant un pas vers sa mère.

— Passez la plume à votre fiancée, monsieur de Lectoure, dit la marquise.

Le baron fit le tour de la table et s'approcha de Marguerite.

— Madame! dit une troisième fois celle-ci avec un accent de voix si plein de larmes, qu'il retentit jusqu'au fond de tous les coeurs, et que le marquis lui-même leva la tête.

— Signez, dit la marquise en indiquant du doigt le contrat de mariage.

— Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite en se jetant aux pieds du marquis.

— Que faites-vous? dit la marquise s'appuyant sur le bras du fauteuil de son mari et se penchant devant lui. Êtes-vous folle, mademoiselle?

— Mon père! mon père! dit Marguerite entourant le marquis de ses bras; mon père, prenez pitié de moi!… mon père, sauvez votre fille!

— Marguerite! murmura la marquise avec un accent terrible de menace.

— Madame, répondit celle-ci, je ne puis m'adresser à vous. Laissez-moi donc implorer mon père. À moins, continua-t-elle en montrant le notaire avec un geste ferme et décidé, que vous n'aimiez mieux que j'invoque la loi!

— Allons, dit la marquise en se relevant et avec un accent d'amère ironie, c'est une scène de famille, et ces sortes de choses, fort attendrissantes pour les grands-parents sont en général assez fastidieuses aux étrangers. Messieurs, vous trouverez des rafraîchissements dans les chambres voisines. Mon fils, faites les honneurs. Monsieur le baron, pardonnez…

Emmanuel et Lectoure s'inclinèrent en silence et se retirèrent, suivis de toute l'assemblée. La marquise demeura immobile jusqu'à ce que le dernier assistant fût éloigné, puis elle alla fermer les portes, et revenant près du marquis que Marguerite tenait toujours embrassé:

— Maintenant, dit-elle, qu'il n'y a plus ici que ceux qui ont le droit de vous donner des ordres, signez ou sortez, mademoiselle!

— Par pitié, madame, par pitié! dit Marguerite, n'exigez pas de moi cette infamie!

— Ne m'avez-vous pas entendu? dit la marquise donnant à sa voix un accent impératif auquel il semblait impossible que l'on pût résister, et faut-il que je le répète? Signez ou sortez!

— Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite; grâce pour moi! grâce! Non, non, il ne sera pas dit que, depuis dix ans que je n'ai vu mon père, on m'arrachera de ses bras au moment où je le revois! et cela sans qu'il m'ait reconnue, sans qu'il m'ait embrassée! Mon père!… c'est moi… c'est votre fille!…

— Qu'est-ce que cette voix qui m'implore? murmura le marquis.
Qu'est-ce que cette enfant qui m'appelle son père?

— Cette voix, dit la marquise saisissant le bras de sa fille, c'est une voix qui s'élève contre les droits de la nature! Cette enfant, c'est une fille rebelle!

— Mon père, s'écria Marguerite, regardez-moi!… sauvez-moi!… défendez-moi!… je suis Marguerite!

— Marguerite?… Marguerite?… balbutia le marquis; j'ai eu autrefois un enfant de ce nom.

— C'est moi!… c'est moi!… reprit Marguerite; c'est moi qui suis votre enfant! c'est moi qui suis votre fille!

— Il n'y a d'enfants que ceux qui obéissent! dit la marquise. Obéissez, et vous aurez le droit de dire que vous êtes notre fille.

— Oh! à vous, mon père!… Oui, à vous, je suis prête à obéir. Mais vous ne l'ordonnez pas, vous!… Vous ne voulez pas que je sois malheureuse!… malheureuse à désespérer!… malheureuse à mourir!

— Viens! viens! dit le marquis, la retenant et la pressant à son tour dans ses bras. Oh! c'est une sensation inconnue et délicieuse que celle que j'éprouve! Et maintenant… attends!… attends!… Il porta la main à son front. Il me semble que je me souviens!

— Monsieur, s'écria la marquise, dites-lui qu'elle doit obéir, que Dieu maudit les enfants rebelles; dites-lui cela plutôt que de l'encourager dans son impiété!

Le marquis releva lentement la tête et fixa ses yeux ardents sur sa femme; puis d'une voix lente:

— Prenez garde, madame, lui dit-il, prenez garde! Ne vous ai-je pas dis que je commençais à me souvenir? Puis laissant retomber son front sur celui de Marguerite, de manière à ce que ses cheveux blancs se mêlassent aux cheveux noirs de la jeune fille: Parle! parle! continua-t-il. Qu'as-tu, mon enfant? dis-moi cela.

— Oh! je suis bien malheureuse!

— Tout le monde est donc malheureux ici! s'écria le marquis. Cheveux noirs et cheveux blancs!… enfant et vieillard!… Oh! moi aussi, moi aussi… je suis bien malheureux, va!

— Monsieur, remontez dans votre appartement! il le faut, dit la marquise.

— Oui, pour que je me retrouve encore face à face avec vous! enfermé comme un prisonnier!… C'est bon quand je suis fou, madame!

— Oui, oui, mon père, vous avez raison. Il y a bien assez longtemps que ma mère se dévoue. Il est temps que ce soit votre fille. Mon père, prenez-moi, je ne vous quitterai ni jour ni nuit. Vous n'aurez qu'à faire un geste, qu'à dire une parole: je vous servirai à genoux!…

— Oh! tu n'aurais pas le courage de le faire!

— Si, mon père; si! je le ferai. Aussi vrai que je suis votre fille!

La marquise se tordit les bras d'impatience.

— Si tu es ma fille, reprit le marquis, pourquoi, depuis dix ans, ne t'ai-je pas vue?

— Parce qu'on m'a dit que vous ne vouliez pas me voir, mon père; parce qu'on m'a dit que vous ne m'aimiez pas.

— On t'a dit que je ne voulais pas te voir, figure d'ange! s'écria le marquis lui prenant la tête entre les mains et la regardant avec amour; on t'a dit cela! on t'a dit qu'un pauvre damné ne voulait pas du ciel! Eh! qui donc a dit qu'un père ne voulait pas voir sa fille? qui donc a osé dire à un enfant: «Enfant, ton père ne t'aime pas!»

— Moi, dit la marquise en essayant une dernière fois d'arracher
Marguerite des bras de son père.

— Vous! interrompit le marquis; c'est vous! Mais vous avez donc reçu la mission fatale de me tromper dans toutes mes affections! Il faut donc que toutes mes douleurs prennent leur source en vous! il faut donc que vous brisiez aujourd'hui le coeur du père comme vous avez brisé il y a vingt ans le coeur de l'époux!

— Vous délirez, monsieur, dit la marquise, lâchant sa fille et passant à la droite du marquis. Taisez-vous, taisez-vous!

— Non, madame, non, je ne délire pas! répondit le marquis; non!… non!… dites plutôt… dites, et ce sera la vérité, dites que je suis entre un ange qui veut me rappeler à la raison et un démon qui veut me rendre à la folie! non! je ne suis plus insensé!… faut-il que je vous le prouve? Il se souleva en appuyant les mains sur les bras de son fauteuil. Faut-il que je vous parle de lettres? d'adultère? de duel?

— Je vous dis, répondit la marquise en lui saisissant le bras, je vous dis que vous êtes plus abandonné de Dieu que jamais, lorsque vous dites de pareilles choses, sans songer aux oreilles qui nous écoutent!… Baissez les yeux, monsieur; regardez qui est là, et osez dire que vous n'êtes pas fou!

— Vous avez raison, dit le marquis en retombant sur son fauteuil. Elle a raison, ta mère, continua-t-il en s'adressant à Marguerite; c'est moi qui suis un insensé; et il faut croire, non à ce que je dis, mais à ce qu'elle dit, elle. Ta mère! c'est le dévouement, c'est la vertu. Aussi, elle n'a ni insomnie, ni remords, ni délire. Que veut-elle, ta mère?

— Mon malheur, mon père! s'écria Marguerite; mon malheur éternel!

— Et comment puis-je l'empêcher, ce malheur, moi? dit avec un accent déchirant le malheureux vieillard. Comment puis-je empêcher, moi, pauvre fou, qui crois toujours voir du sang couler d'une blessure! qui crois toujours entendre une tombe qui parle!

— Oh! vous pouvez tout! Dites un mot, et je suis sauvée! On veut me marier. Le marquis renversa la tête en arrière. Écoutez-moi donc!… On veut me marier à un homme que je n'aime pas!… comprenez-vous?… à un misérable!… et l'on vous a amené ici… dans ce fauteuil… devant cette table… vous, vous, mon père… pour signer ce contrat infâme! là… là… tenez… ce contrat que voici!

— Sans me consulter! répondit le marquis en prenant le contrat; sans me demander si je veux ou si je ne veux pas! Me croit-on mort? et si l'on me croit mort, me craint-on moins qu'un spectre?… Ce mariage ferait ton malheur, as-tu dit?

— Éternel! éternel! s'écria Marguerite.

— Eh bien! ce mariage ne se fera pas!

— J'ai engagé votre parole et la mienne, votre nom et le mien, dit la marquise avec d'autant plus de force qu'elle sentait le pouvoir lui échapper.

— Ce mariage ne se fera pas, vous dis-je, répondit le marquis d'une voix qui couvrait la sienne. C'est une chose trop terrible, continua-t-il d'un accent sombre et caverneux, qu'un mariage où une femme n'aime pas son mari! cela rend fou… Moi, la marquise m'a toujours aimé… aimé fidèlement. Ce qui me rend fou… moi, c'est autre chose.

Un éclair de joie infernale brilla dans les yeux de la marquise, car elle vit à l'exaltation des paroles du marquis et à la terreur peinte dans ses yeux que la folie était près de revenir.

— Ce contrat? continua le marquis… Et il s'apprêta à le déchirer. La marquise y porta vivement la main. Marguerite semblait suspendue par un fil entre le ciel et l'enfer.

— Ce qui me rend fou, moi, reprit le marquis, c'est une tombe qui se rouvre! c'est un spectre qui sort de terre! c'est un fantôme qui vient! qui me parle! qui me dit!…

— «Vos jours sont à moi!» murmura à l'oreille de son mari la marquise, répétant les dernières paroles de Morlaix mourant, «je pourrais les prendre.» — L'entends-tu! l'entends-tu! s'écria le marquis, tremblant affreusement et se levant comme pour fuir.

— Mon père! mon père! revenez à vous! Il n'y a pas de tombe, il n'y a pas de spectre, il n'y a pas de fantôme. Ces paroles… c'est la marquise…

— «Mais je veux que vous viviez,» continua celle-ci, achevant l'oeuvre qu'elle avait commencée, «pour me pardonner comme je vous pardonne.» — Grâce! Morlaix, grâce! cria le marquis retombant sur son fauteuil, les cheveux dressés de terreur et la sueur de l'effroi sur le front.

— Mon père! mon père!

— Vous voyez que votre père est insensé, dit la marquise triomphante. Laissez-le!…

— Oh! dit Marguerite, oh! Dieu fera un miracle, je l'espère. Mon amour, mes caresses, mes larmes, le rendront à la raison.

— Essayez! répondit froidement la marquise, abandonnant à sa fille le marquis sans volonté, sans voix et presque sans connaissance.

— Mon père!… dit Marguerite d'une voix déchirante.

Le marquis resta impassible.

— Monsieur! dit la marquise d'un ton impératif.

— Hein!… hein!… fit le marquis frissonnant.

— Mon père! mon père!… cria Marguerite en se tordant les bras et se renversant de désespoir; mon père, à moi! à moi!

— Prenez cette plume et signez, dit la marquise, lui mettant la plume à la main et la main sur le contrat. Il le faut!… je le veux!

— Oh! maintenant je suis perdue!… s'écria Marguerite, écrasée de la lutte et se sentant sans force pour la soutenir.

Mais au moment où le marquis, vaincu, allait signer; où la marquise, triomphante, se félicitait de sa victoire; où Marguerite, désespérée, était près de fuir, un incident inattendu vint changer tout à coup la face des choses. La porte du cabinet s'ouvrit, et Paul, qui avait assisté, invisible, à cette scène, apparut tout à coup.

— Madame la marquise d'Auray, dit-il, avant que ce contrat ne se signe, un mot!

— Qui m'appelle? dit la marquise, essayant de distinguer celui qui lui parlait dans l'éloignement, et par conséquent dans l'ombre.

— Je connais cette voix! s'écria le marquis, tressaillant comme si un fer rouge l'eût touché.

Paul fit trois pas et entra dans le cercle de lumière que répandait le lustre.

— Est-ce un spectre? s'écria à son tour la marquise, frappée de la ressemblance du jeune homme avec son ancien amant.

— Je connais ce visage! murmura le marquis, croyant revoir l'homme qu'il avait tué.

— Mon Dieu! mon Dieu! protégez-moi! balbutia Marguerite, à genoux et les bras vers le ciel.

— Morlaix! Morlaix! dit le marquis, se levant et marchant à Paul.
Morlaix! Morlaix! pardon!… grâce!…

Et il tomba de toute sa hauteur, évanoui, sur le plancher.

— Mon père! s'écria Marguerite en se précipitant vers lui.

En ce moment un domestique entra tout effaré, et s'adressant à la marquise:

— Madame, lui dit-il, Achard fait demander le prêtre et le médecin du château. Il se meurt!

— Dites-lui, répondit la marquise, lui montrant le corps que sa fille était inutilement occupée à rappeler à la vie, dites-lui que tous deux sont retenus auprès du marquis.

Chapitre XIV Comme on l'a vu à la fin du chapitre précédent, Dieu, par une de ces combinaisons étranges de sa providence que les hommes aveugles attribuent presque toujours au hasard, rappelait à lui en même temps, pour qu'ils lui rendissent le même compte, le noble marquis d'Auray et le pauvre Achard. Nous avons vu le premier, frappé à la vue de Paul, portrait vivant de son père, comme d'un coup de foudre, tomber sans connaissance aux pieds du jeune homme, épouvanté lui-même de l'effet terrible qu'il avait produit. Quant à Achard, les circonstances, qui avaient amené son agonie en même temps que celle du marquis, ressortaient, quoique différentes, du même drame et de la même situation. La vue de Paul, sur l'un comme sur l'autre, avait causé une émotion funeste à celui-ci par l'excès de la terreur, à celui-là par l'excès de la joie. Pendant la journée qui avait précédé la signature du contrat, Achard s'était donc senti plus faible que d'habitude.

Toutefois, le soir, il n'en était pas moins sorti pour aller faire sa prière ordinaire à la tombe de son maître. De là il avait vu, avec une piété plus profonde que jamais, ce spectacle toujours nouveau et toujours splendide du soleil qui se couche dans l'Océan; il avait suivi la dégradation de sa lumière pourprée: et comme si ce flambeau du monde attirait à lui son âme, il avait senti s'éteindre ses forces avec le dernier rayon du jour; de sorte que, quand le domestique du château vint le soir, comme d'habitude, afin de prendre ses ordres, ne le rencontrant pas dans sa chambre, il s'était mis à le chercher au dehors; et comme sa promenade ordinaire était connue, il l'avait bientôt trouvé au pied du grand chêne, évanoui sur la fosse de son maître, fidèle jusqu'à la fin à cette religion de la tombe qui avait été le sentiment exclusif des dernières années de sa vie. Alors le domestique l'avait pris dans ses bras et l'avait rapporté chez lui; puis, tout effrayé de cet accident inattendu, il était accouru réclamer auprès de la marquise les derniers secours du médecin et du prêtre, que celle-ci avait refusés, sous le prétexte qu'à cette heure ils étaient aussi nécessaires au marquis qu'au vieux serviteur, et que la hiérarchie des rangs, puissante jusqu'en face de la mort, donnait à son époux le privilège d'en user le premier.

Mais cette nouvelle, annoncée à la marquise dans ce moment de paroxysme suprême où les différents intérêts et les différentes passions jetaient les acteurs de ce drame intime dont nous nous sommes fait l'historien, cette nouvelle avait été entendue de Paul.

Jugeant impossible la signature du contrat dans l'état où était le marquis, il n'avait pris que le temps de rappeler une seconde fois à Marguerite qu'elle le retrouverait chez Achard, si elle avait besoin de lui: après quoi il s'était élancé dans le parc, et s'orientant au milieu de ses allées et de ses massifs avec cette habileté du marin qui lit tout chemin au ciel, il avait retrouvé la maison et était entré tout haletant dans la chambre du vieillard au moment où celui-ci commençait à reprendre ses sens, et s'était jeté dans ses bras. Alors la joie avait rendu quelque force au vieux serviteur, sûr au moins de mourir sur le coeur d'un ami.

— Oh! c'est toi! c'est toi! s'écria le vieillard, je n'espérais pas te revoir.

— Et tu as pu penser que j'apprendrais ton état, s'écria Paul, et que je n'accourrais pas à l'instant!

— Mais je ne savais où te chercher, moi; où te faire dire que je voulais te voir une dernière fois avant de mourir.

— J'étais au château, père; j'ai tout appris et je suis accouru.

— Et comment étais-tu au château? dit le vieillard étonné.

Paul lui raconta tout.

— Providence de Dieu! murmura Achard lorsque Paul eut terminé son récit, que tes décrets sont cachés et inévitables! Toi qui au bout de vingt années ramènes le jeune homme au berceau de l'enfant, et qui tues l'assassin du père par le seul aspect du fils!

— Oui, oui, cela s'est passé ainsi, répondit Paul; et c'est cette même Providence qui me conduit à toi pour que je te sauve. Car, je le sais, ils t'ont refusé le médecin et le prêtre.

— Nous aurions dû cependant partager, en bonne justice, répondit Achard. Le marquis, puisqu'il craint la mort, n'avait qu'à garder le médecin, et à moi, qui suis las de la vie, m'envoyer le prêtre.

— Je puis monter à cheval, s'écria Paul, et avant une heure …

— Dans une heure il sera trop tard, dit le mourant d'une voix affaiblie. Un prêtre!… un prêtre seul!… Je ne demandais qu'un prêtre.

— Père, répondit Paul, je ne puis le remplacer, je le sais, dans ses fonctions sacrées; mais nous parlerons de Dieu ensemble, de sa grandeur, de sa bonté.

— Oui, mais terminons d'abord avec les choses de la terre, pour ne plus penser qu'à celles du ciel. Tu dis que, comme moi, le marquis se meurt?

— Je l'ai laissé agonisant.

— Tu sais qu'aussitôt après sa mort, les papiers renfermés dans cette armoire, et qui constatent ta naissance, t'appartiennent de droit?

— Je le sais.

— Si je meurs avant lui, si je meurs sans prêtre, à qui confier ce dépôt? Le vieillard se souleva, et lui montra sous le chevet de son lit une clef. Tu prendras cette clef: elle ouvre cette armoire; tu y trouveras une cassette. Tu es homme d'honneur, jure- moi que tu n'ouvriras cette cassette que lorsque le marquis sera mort.

— Je vous le jure! dit Paul en étendant solennellement la main vers le crucifix cloué au-dessus du chevet.

— C'est bien, répondit Achard. Maintenant je mourrai tranquille.

— Vous le pouvez, car le fils vous tient la main dans ce monde, et le père vous la tend dans le ciel.

— Crois-tu, enfant, qu'il sera content de ma fidélité?

— Jamais roi n'a été obéi pendant sa vie comme lui l'aura été après sa mort.

— Oui, murmura le vieillard d'une voix sombre, oui, je n'ai été que trop exact à suivre ses commandements. J'aurais dû ne pas souffrir ce duel, j'aurais dû me refuser à en être le témoin. Écoute, Paul: voilà ce que je voulais dire à un prêtre, car c'est la seule chose qui charge ma conscience; écoute: il y a des moments de doute où j'ai regardé ce duel solitaire comme un assassinat. Alors…alors, comprends-tu, Paul? c'est que je ne serais plus témoin, je serais complice!

— Mon père, répondit Paul, je ne sais si les lois de la terre sont toujours d'accord avec les lois du ciel, et si l'honneur selon les hommes est la vertu selon le Seigneur; je ne sais si notre Église, ennemie du sang, permet que l'offensé tente de venger lui-même son injure sur l'offenseur, et si, dans ce cas, le jugement de Dieu dirige toujours ou la balle du pistolet ou la pointe de l'épée. Ce sont là des questions qu'on décide, non pas avec le raisonnement, mais avec la conscience. Eh bien! ma conscience me dit qu'à ta place j'aurais fait ce que tu as fait. Si la conscience, qui me trompe, t'a trompé aussi, plus qu'un prêtre, j'ai, dans cette circonstance, le droit de te pardonner; et, en mon nom et en celui de mon père, je te pardonne!

— Merci! merci! s'écria le vieillard en pressant les mains du jeune homme; merci! car voilà des paroles comme il en faut à l'âme d'un mourant. Un remords est une chose terrible, vois-tu! un remords conduit à douter de Dieu. Car, une fois qu'il n'y a plus de juge, il n'y a plus de jugement.

— Écoute, dit Paul avec cet accent poétique et solennel qui lui était particulier; moi aussi j'ai souvent douté de Dieu. Car, isolé et perdu comme je l'étais dans le monde, sans famille et sans appui sur la terre, je cherchais un appui dans le Seigneur, et je demandais à tout ce qui m'entourait une preuve de son existence. Souvent je m'arrêtais au pied de l'une de ces croix qui bordent le chemin, et, les yeux fixés sur le Sauveur des hommes, je demandais en pleurant une certitude de son existence et de sa mission; je demandais que son oeil s'abaissât vers moi; je demandais qu'une goutte de sang tombât de sa blessure, ou qu'un soupir sortît de sa bouche. Le crucifix restait immobile, et je me relevais le désespoir dans le coeur en disant: «Si je savais où trouver la tombe de mon père, je l'interrogerais comme Hamlet le fantôme, et elle me répondrait peut-être!»

— Pauvre enfant!

— Alors, j'entrais dans une église, continua Paul, dans une de ces églises du Nord, tu sais, sombre, religieuse, chrétienne. Et je me sentais inondé de tristesse, mais la tristesse n'est pas la foi! Je m'approchais de l'autel, je m'agenouillais devant le tabernacle où l'on dit que Dieu habite; j'appuyais mon front contre le marbre des marches; et lorsque j'étais resté prosterné, perdu dans mon doute pendant des heures, je relevais la tête, espérant que ce Dieu que je cherchais se manifesterait enfin à moi par un rayon de sa gloire, ou par un éclair de sa puissance. Mais l'église restait sombre comme le crucifix était resté immobile, et je me précipitais sous son portique comme un insensé, en disant: «Seigneur! Seigneur! si tu existais, tu te révélerais aux hommes. Tu veux donc que les hommes doutent de toi, puisque tu peux te révéler à eux, et que tu ne le fais pas.»

— Prends garde à ce que tu me dis, Paul, s'écria le vieillard; prends garde que le doute de ton coeur n'atteigne le mien! Tu as du temps pour croire, toi, tandis que moi… je vais mourir!

— Attends, père, attends, continua Paul avec une voix douce et un visage calme, je n'ai pas fini. C'est alors que je me suis dit: «Le crucifix du chemin, l'église des villes, sont l'oeuvre de l'homme. Cherchons Dieu dans l'oeuvre de Dieu.» Dès ce moment, mon père, a commencé cette vie errante qui restera un mystère éternel entre le ciel, la mer et moi… Elle m'a égaré dans les solitudes de l'Amérique, car je pensais que plus un monde était nouveau, plus il avait dû garder empreinte la main de Dieu! Je ne m'étais pas trompé. Là, souvent, dans ces forêts vierges où le premier peut-être parmi les hommes j'avais pénétré sans autre abri que le ciel, sans autre couche que la terre, abîmé dans une seule pensée, j'ai écouté ces mille bruits divers du monde qui s'endort et de la nature qui s'éveille.

Longtemps encore je suis resté sans comprendre cette langue inconnue que forment en se mêlant ensemble le murmure des fleuves, la vapeur des lacs, le bruissement des forêts et le parfum des fleurs. Enfin peu à peu se souleva le voile qui couvrait mes yeux, et le poids qui oppressait mon coeur. Dès lors je commençai à croire que ces rumeurs du soir et ces bruits du crépuscule n'étaient qu'un hymne universel par lequel les choses créées rendaient grâces au Créateur.

— Mon Dieu! dit le mourant, joignant les mains et levant les yeux au ciel avec l'expression de la foi; mon Dieu! j'ai crié vers vous du fond de l'abîme, et vous m'avez entendu dans ma détresse! mon Dieu, je vous remercie!

— Alors, continua Paul avec une exaltation croissante, alors j'ai cherché sur l'Océan ce reste de conviction que me refusait la terre. La terre, ce n'est que l'espace; l'Océan, c'est l'immensité. L'Océan, c'est ce qu'il y a de plus grand, de plus fort et de plus puissant après Dieu! L'Océan, je l'ai entendu rugir comme un lion irrité, puis, à la voix de son maître, se coucher comme un chien soumis; je l'ai senti se dresser comme un Titan qui veut escalader le ciel, puis, sous le fouet de l'orage, je l'ai entendu se plaindre comme un enfant qui pleure. Je l'ai vu lancer des vagues au-devant de l'éclair, et essayer d'éteindre la foudre avec son écume, puis s'aplanir comme un miroir, et réfléchir jusqu'à la dernière étoile du ciel. Sur la terre, j'avais reconnu l'existence de Dieu; sur l'Océan, je reconnus son pouvoir. Dans la solitude, comme Moïse, j'avais entendu la voix du Seigneur; mais, pendant l'orage, je le vis, comme Ézéchiel, passer avec la tempête. Dès lors, mon père, dès lors, le doute fut à jamais chassé loin de moi, et, le soir du premier ouragan, je crus et je priai.

— Je crois en Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, dit le vieillard d'une voix ardente de foi; et il continua ainsi le Symbole des apôtres jusqu'à sa dernière ligne. Paul l'écouta en silence et les yeux au ciel; puis, lorsque le mourant eut fini:

— Ce n'est point ainsi qu'un prêtre t'eût parlé, père, dit-il en secouant la tête; car, moi, je t'ai parlé en marin et avec une voix plus habituée à prononcer des paroles de mort que de consolation. Pardonne-moi, père, pardonne-moi.

— Tu m'as fait prier et croire comme toi, répondit le vieillard; dis-moi, qu'aurait donc fait de plus un prêtre? Ce que tu m'as dit est simple et grand: laisse-moi penser à ce que tu m'as dit.

— Écoute! dit Paul en tressaillant.

— Quoi?

— N'as-tu pas entendu?…

— Non.

— Il m'a semblé qu'une voix en détresse… m'appelait… Entends- tu? entends-tu?… C'est la voix de Marguerite…

— Va au-devant d'elle, lui dit le vieillard, j'ai besoin d'être seul.

Chapitre XV Paul s'élança dans la chambre voisine, et, comme il y mettait le pied, il entendit son nom répété une troisième fois tout auprès de l'entrée.

Courant alors à la porte, il l'ouvrit avec empressement, et, sur le seuil, il trouva Marguerite, à qui la force avait manqué pour aller plus loin, et qui était tombée à genoux.

— À moi! à moi! cria-t-elle avec l'expression de la plus profonde terreur en apercevant Paul, et en se traînant vers lui.

Paul s'élança vers Marguerite et la prit dans ses bras; elle était pâle et glacée. Il l'emporta dans la première chambre, la déposa sur un fauteuil, retourna fermer la porte, qui était restée ouverte; puis revenant près d'elle:

— Que craignez-vous? lui dit-il; qui vous poursuit, et comment venez-vous à cette heure?

— Oh! s'écria Marguerite, à toute heure du jour et de la nuit, j'aurais fui tant que la terre aurait pu me porter! J'aurais fui jusqu'à ce que je trouvasse un coeur pour y pleurer, un bras pour me défendre! J'aurais fui!… Paul! Paul! mon père est mort.

— Pauvre enfant! dit Paul en serrant la jeune fille dans ses bras. Pauvre enfant! qui s'échappe d'une maison mortuaire pour retomber dans une autre! qui laisse la mort au château et qui la retrouve dans la chaumière!

— Oui, oui, dit Marguerite, se levant, frémissante encore de terreur et se pressant contre Paul. La mort là-bas! la mort ici! Mais là-bas on meurt dans le désespoir, tandis qu'ici… ici l'on meurt tranquille. O Paul! Paul! oh! si vous aviez vu ce que j'ai vu!

— Dites-moi cela.

— Vous savez, continua la jeune fille, quelle influence terrible ont eue sur mon père votre voix et votre présence?

— Je le sais.

— On l'a emporté évanoui et sans parole dans son appartement.

— C'était à votre mère que je parlais, dit Paul; c'est lui qui a entendu: ce n'est point ma faute.

— Eh bien! vous comprenez, Paul, puisque vous avez dû tout entendre du cabinet où vous étiez. Mon père, mon pauvre père m'avait reconnue; et moi, le voyant ainsi, je n'ai pu résister à mon inquiétude; et, au risque d'irriter ma mère, je suis montée pour le voir une fois encore. La porte était fermée; je frappai doucement: il était revenu à lui, car j'entendis sa voix affaiblie demandant qui était là.

— Et votre mère? demanda Paul.

— Ma mère? dit Marguerite; elle était absente et l'avait enfermé en sortant, comme elle aurait fait d'un enfant. Mais lorsqu'il eut reconnu ma voix, lorsque je lui eus répondu que j'étais Marguerite, que j'étais sa fille, il me dit de prendre un escalier dérobé, qui, par un cabinet, montait dans sa chambre. Une minute après, j'étais à genoux devant son lit, et il me donnait sa bénédiction; car il m'a donné sa bénédiction avant de mourir, sa bénédiction paternelle, qui, je l'espère, appellera celle de Dieu.

— Oui, dit Paul, Dieu le pardonnera, sois tranquille. Pleure sur ton père, mon enfant, mais ne pleure plus sur toi, car tu es sauvée!

— Vous n'avez rien entendu encore, Paul! s'écria Marguerite; écoutez! écoutez!

— Parle.

— Voilà qu'en ce moment, comme j'étais agenouillée, comme je baisais sa main, en ce moment j'entendis les pas de ma mère; elle montait l'escalier; je reconnus sa voix, et mon père la reconnut aussi, car il m'embrassa une dernière fois, et me fit signe de fuir. J'obéis, mais j'avais la tête si perdue, si troublée, que je me trompai de porte, et qu'au lieu de prendre l'escalier par lequel j'étais venue, je me jetai dans un cabinet sans issue. Je tâtai de tous les côtés, je vis que j'étais enfermée. En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrait: je m'arrêtai, retenant mon haleine; ma mère entra avec le prêtre. Je vous le dis, Paul, elle était plus pâle que celui qui allait mourir.

— Mon Dieu! mon Dieu! murmura Paul.

— Le prêtre s'assit au chevet du lit, continua Marguerite se pressant toujours plus effrayée contre Paul. Ma mère se tint debout au pied. Comprenez-vous? J'étais là, moi, en face de ce spectacle funèbre! ne pouvant fuir! Une fille forcée d'entendre la confession de son père! n'est-ce pas affreux? dites. Je tombai à genoux, fermant les yeux pour ne pas voir, priant pour ne pas entendre; et cependant, malgré moi, oh! bien malgré moi, Paul, je vous le jure! je vis… et j'entendis… et ce que je vis et entendis ne sortira jamais de ma mémoire. Je vis mon père, retrouvant dans ses souvenirs une force fiévreuse, se soulever sur son lit, la pâleur de la mort empreinte sur son visage. Je l'entendis!… je l'entendis prononcer les mots de duel, d'adultère et d'assassinat!… et à chacun de ces mots, je vis ma mère plus pâle, toujours plus pâle, et je l'entendis, haussant la voix pour couvrir la voix du mourant, et disant au prêtre: «Ne le croyez pas! ne le croyez pas, mon père!… il ment! ou plutôt… c'est un fou, c'est un insensé! ne le croyez pas! Paul, c'était un spectacle horrible, sacrilège, impie!… Une sueur froide me passa sur le front, et je m'évanouis.»

— Justice du ciel! s'écria Paul.

— Je ne sais combien de temps je restai sans connaissance. Lorsque je revins à moi, la chambre était silencieuse comme une tombe. Ma mère et le prêtre avaient disparu, et deux cierges brûlaient près de mon père. J'ouvris la porte, Je jetai les yeux sur le lit, et il me sembla, sous le drap qui le recouvrait tout entier, voir se dessiner la forme raidie d'un cadavre. Je devinai que tout était fini! Je restai immobile, partagée entre la crainte funèbre que me causait cette vue, et le désir pieux de soulever le drap et de baiser une fois encore, avant qu'on le scellât dans le cercueil, le front vénérable de mon père. Enfin, la crainte l'emporta; une terreur glaçante, invincible, mortelle, me poussa hors de l'appartement; je descendis l'escalier, je ne sais comment, sans en toucher une marche, je crois; je traversai des chambres, des galeries, et enfin je sentis à la fraîcheur de l'air que j'étais dehors. Je courais comme une folle. Je me rappelai que vous m'aviez dit que vous seriez ici. Un instinct, dites-moi lequel, car je ne le connais pas moi-même, me poussait de ce côté. Il me semblait que j'étais poursuivie par des ombres, par des fantômes. Au détour d'une allée… étais-je insensée?… Je crois voir ma mère…tout en noir… marchant sans bruit comme un spectre. Oh! alors, alors… la terreur me donna des ailes. Je courus d'abord sans suivre de chemin; puis les forces me manquèrent, et c'est alors que vous avez entendu mes cris. Je fis encore quelques pas, et je tombai près de cette porte; si elle ne s'était pas ouverte, oh! oui, j'expirais sur la place, car j'étais tellement troublée, qu'il me semblait toujours… Silence! murmura tout à coup Marguerite; silence!… entendez-vous?

— Oui, dit Paul soufflant la lampe; oui, oui, des pas!…

Je les entends comme vous.

— Regardez… regardez!… continua Marguerite s'enveloppant dans les rideaux de la fenêtre, et y cachant Paul avec elle, regardez!… je ne m'étais pas trompée. C'était elle.

En effet, en ce moment la porte de la maison s'ouvrit, et la marquise, vêtue de noir, pâle comme une ombre, entra lentement, tira la porte derrière elle, la ferma à la clef; et, sans voir Paul ni Marguerite, traversa la première chambre, et entra dans la seconde, où était couché le vieillard. Elle s'avança alors vers le lit d'Achard comme elle s'était avancée vers le lit du marquis. Seulement, cette fois, elle n'avait pas de prêtre avec elle.

— Qui va là? dit Achard, ouvrant un des rideaux de son lit.

— Moi! répondit la marquise en tirant l'autre.

— Vous, madame! s'écria le vieux serviteur avec effroi. Que venez vous faire au lit d'un mourant?

— Je viens lui proposer un marché.

— Pour prendre son âme, n'est-ce pas?

— Pour la sauver, au contraire. Achard, tu n'as plus besoin que d'une chose en ce monde, continua la marquise en se baissant sur le lit du moribond, c'est d'un prêtre.

— Vous m'avez refusé celui du château.

— Dans cinq minutes, dit la marquise, il sera ici, si tu le veux!…

— Faites-le donc venir alors, répondit le vieillard; mais, croyez-moi, ne perdez pas de temps…hâtez-vous!…

— Mais… si je te donne la paix du ciel, reprit la marquise, me donneras-tu la paix de la terre, toi?

— Que puis-je pour vous? murmura le mourant, fermant les yeux pour ne pas voir cette femme dont le regard le glaçait.

— Tu as besoin d'un prêtre pour mourir…tu sais ce dont j'ai besoin pour vivre…

— Vous voulez me fermer le ciel par un parjure!

— Je veux te l'ouvrir par un pardon.

— Ce pardon… je l'ai reçu…

— Et de qui?…

— De celui qui seul peut-être avait le droit de me le donner.

— Morlaix est-il descendu du ciel? demanda la marquise

— Non, répondit le vieillard; mais avez-vous oublié, madame, qu'il avait laissé un fils sur la terre?

— Tu l'as donc aussi vu, toi? s'écria la marquise.

— Oui, répondit Achard.

— Et tu lui as tout dit…

— Tout!

— Et les papiers qui constatent sa naissance? demanda la marquise avec anxiété.

— Le marquis n'était pas mort. Les papiers sont là.

— Achard, s'écria la marquise tombant à genoux devant le lit,
Achard, tu auras pitié de moi!

— Vous à genoux devant moi, madame!

— Oui, vieillard, dit la marquise suppliante, oui, je suis à genoux devant toi, et je te prie, et je t'implore, car tu tiens entre tes mains l'honneur d'une des plus vieilles familles de France, ma vie passée, ma vie à venir!… Ces papiers, c'est mon coeur, c'est mon âme, c'est plus que tout cela, c'est mon nom! le nom de mes aïeux, le nom de mes enfants; et tu sais ce que j'ai souffert pour garder ce nom sans tache! Crois-tu que je n'avais pas au coeur, comme les autres femmes, des sentiments d'amante, d'épouse et de mère! Eh bien! je les ai étouffés tous les uns après les autres, et la lutte a été longue. J'ai vingt ans de moins que toi, vieillard; je suis pleine de vie, et tu vas mourir. Eh bien! regarde mes cheveux: ils sont plus blancs que les tiens!

— Que dit-elle? murmura Marguerite, qui s'était approchée de manière à ce que son regard pût plonger d'une chambre dans l'autre. Oh! mon Dieu!

— Écoute, écoute, enfant, répondit Paul; c'est le Seigneur qui permet que tout soit révélé de cette manière!…

— Oui, oui, murmura Achard s'affaiblissant; oui, vous avez douté de la bonté de Dieu; vous avez oublié qu'il avait pardonné à la femme adultère.

— Oui, mais lorsqu'ils rencontrèrent le Christ, les hommes allaient la lapider en attendant!… Les hommes qui, depuis vingt générations, se sont habitués à respecter mon nom et à honorer ma famille, et qui, s'ils apprenaient ce qui, Dieu merci! leur a été caché jusqu'à présent, n'auraient plus pour lui que du mépris et de la honte! Oh! oui… Dieu… j'ai tant souffert qu'il me pardonnera; mais les hommes… les hommes sont implacables, ils ne pardonnent pas, eux! D'ailleurs, suis-je seule exposée à leurs injures? Aux deux côtés de ma croix n'ai-je pas mes deux enfants, dont l'autre est l'aîné!… L'autre, c'est mon enfant, je le sais bien, comme Emmanuel, comme Marguerite; mais ai-je le droit de le leur donner pour frère?… Oublies-tu qu'aux yeux de la loi, il est le fils du marquis d'Auray? oublies-tu qu'il est le premier- né, le chef de la famille? oublies-tu que, pour que tout lui appartienne, titre et fortune, il n'a qu'à invoquer cette loi? Et alors, que reste-t-il à Emmanuel? une croix de Malte! Que reste-t- il à Marguerite? un couvent!

— Oh! oui, oui, dit Marguerite à demi-voix et tendant les bras vers la marquise; oui, un couvent où je puisse prier pour vous, ma mère.

— Silence! silence! lui dit Paul.

— Oh! vous ne le connaissez pas, madame, murmure le mourant d'une voix qui allait s'affaiblissant toujours.

— Non, mais je connais l'humanité, répondit la marquise. Il peut retrouver un nom, lui qui n'a pas de nom; une fortune, lui qui n'a pas de fortune; et tu crois qu'il renoncera à cette fortune et à son nom?

— Si vous le lui demandez.

— Et de quel droit le lui demanderais-je? continua la marquise. De quel droit le prierais-je de m'épargner, d'épargner Emmanuel, d'épargner Marguerite? Il dira: «Je ne vous connais pas, madame, je ne vous ai jamais vue! Vous êtes ma mère, voilà tout ce que je sais.»

— En son nom, balbutia Achard, dont la mort commençait à glacer la langue, en son nom, madame, je m'engage… je jure… Oh! mon Dieu! mon Dieu!

La marquise se souleva, suivant sur le visage du moribond les progrès de l'agonie.

— Tu t'engages!… tu jures!… dit-elle. Est-il là pour ratifier l'engagement, lui? Tu t'engages!… tu jures!… Ah! et sur ta parole tu veux que je joue les années qu'il me reste à vivre contre les minutes qui te restent à mourir! Je t'ai prié, je t'ai imploré; une dernière fois je prie et j'implore: rends-moi ces papiers!

— Ces papiers sont à lui.

— Il me les faut, te dis-je! continua la marquise prenant de la force à mesure que le mourant s'affaiblissait.

— Mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi! murmura Achard.

— Nul ne peut venir, reprit la marquise. Cette clef ne te quitte jamais, m'as-tu dit?…

— L'arracherez-vous des mains d'un mourant?

— Non, répondit la marquise, j'attendrai.

— Laissez-moi mourir en paix! s'écria le moribond arrachant le crucifix de son chevet, et le levant entre lui et la marquise. Sortez! sortez! au nom du Christ!…

La marquise tomba à genoux, courbant la tête jusqu'à terre.

Quant au vieillard, il resta un instant dans cette posture terrible; puis peu à peu ses forces l'abandonnèrent! il retomba sur le lit, mettant ses bras en croix et appuyant l'image du Sauveur sur sa poitrine.

La marquise prit le bas des rideaux du lit, et, sans relever la tête, elle les croisa de manière à ce qu'ils renfermassent l'agonie du mourant.

— Horreur! horreur! murmura Marguerite.

— À genoux et prions! dit Paul.

Alors il y eut un moment solennel et terrible, qui n'était interrompu que par les derniers râles du moribond; puis ces râles s'affaiblirent et cessèrent. Tout était fini: le vieillard était mort.

La marquise releva lentement la tête, écouta quelques minutes avec anxiété, puis introduisant, sans les ouvrir, la main à travers les rideaux, après quelques efforts elle la retira tenant la clef. Elle se leva alors en silence, et, la tête retournée du côté du lit, marcha vers l'armoire. Mais au moment où elle allait mettre la clef dans la serrure, Paul, qui suivait tous ses mouvements, s'élança dans la chambre, et lui saisissant le bras:

— Donnez-moi cette clef, ma mère! lui dit-il, car le marquis est mort, et ces papiers m'appartiennent.

— Justice de Dieu! s'écria la marquise en reculant d'épouvante et tombant sur un fauteuil; justice de Dieu! c'est mon fils!

— Bonté du ciel! murmura Marguerite en tombant à genoux dans l'autre chambre; bonté du ciel! c'est mon frère!

Paul ouvrit l'armoire, et prit la cassette où étaient renfermés les papiers.

Chapitre XVI Cependant, au milieu des événements pressés de cette nuit, qui, en faisant assister Marguerite à deux agonies, l'avaient amenée si providentiellement à la découverte du secret de sa mère, Paul n'avait point oublié les paroles mortelles échangées la veille entre lui et Lectoure. Aussi comme ce jeune gentilhomme n'aurait pas su sans doute où le retrouver, il jugea que c'était à lui de lui épargner les ennuis de la recherche, et, vers les six heures du matin, le lieutenant Walter se présenta au château d'Auray, venant, de la part de Paul, arrêter les conditions du combat. Il trouva Emmanuel chez Lectoure.

Ce dernier, en apercevant l'officier, descendit dans le parc, afin de laisser les jeunes gens tout à fait libres dans leur discussion.

Walter avait reçu de son chef l'ordre de tout accepter. Le débat préliminaire fut donc promptement terminé. Les jeunes gens convinrent que la rencontre aurait lieu le jour même à quatre heures du soir, sur le bord de la mer, près de la cabane du pêcheur située entre Port-Louis et le château d'Auray. Quant aux armes, on apporterait sur le terrain des pistolets et des épées; on déciderait alors desquels les adversaires devraient se servir: bien entendu que Lectoure étant l'insulté, le choix lui appartiendrait.

Quant à la marquise, écrasée comme nous l'avons vu d'abord par l'apparition inattendue de Paul, elle avait repris bientôt toute la fermeté de son caractère, et, tirant son voile sur sa figure, elle était sortie de la chambre mortuaire, et avait traversé la première pièce, restée sombre, sans lumière. Elle n'y avait donc pas aperçu Marguerite agenouillée, et muette d'étonnement et de terreur.

Elle avait ensuite traversé le parc, et était rentrée dans le salon où s'était passée la scène du contrat; et là, à la lueur mourante des bougies, les deux coudes appuyés sur la table, la tête posée sur ses mains, les yeux fixés sur le papier où Lectoure avait déjà signé son nom et le marquis écrit la moitié du sien, elle avait passé le reste de la nuit à mûrir une résolution nouvelle; elle avait ainsi vu venir le jour sans avoir pensé à prendre le moindre repos, tant cette âme de bronze soutenait le corps où elle était enfermée. Cette résolution était d'éloigner au plus vite Emmanuel et Marguerite du château d'Auray, car c'était à ses enfants surtout qu'elle voulait cacher ce qui allait probablement se passer entre Paul et elle.

À sept heures, entendant le bruit que faisait le lieutenant Walter en se retirant, elle étendit la main, prit une clochette, et sonna. Un domestique se présenta à la porte avec la livrée de la veille; on voyait que lui non plus il ne s'était point couché.

— Prévenez mademoiselle d'Auray que sa mère l'attend au salon, dit la marquise.

Le valet obéit, et la marquise reprit, morne et immobile, sa première attitude. Un instant après elle entendit un léger bruit derrière elle et se retourna. C'était Marguerite. La jeune fille, avec plus de respect qu'elle ne l'avait jamais fait peut-être, étendit la main vers sa mère, afin que celle-ci lui donnât la sienne à baiser. Mais la marquise resta sans mouvement, comme si elle n'eût pas compris l'intention de sa fille. Marguerite laissa retomber sa main et attendit en silence. Elle aussi portait le même vêtement que la veille. Le sommeil avait passé sur le monde, oubliant le château d'Auray et ses hôtes.

— Approchez, dit la marquise. Marguerite fit un pas.

— Pourquoi, continua la marquise, êtes-vous ainsi pâle et tremblante?

— Madame! murmura Marguerite.

— Parlez! dit la marquise.

— La mort de mon père, si prompte, si inattendue! balbutia
Marguerite. Enfin j'ai beaucoup souffert cette nuit!

— Oui, oui, dit la marquise d'une voix sourde et en fixant sur Marguerite des regards qui n'étaient pas dénués de tout intérêt; oui, le jeune arbre plie et s'effeuille sous le vent. Il n'y a que le vieux chêne qui résiste à toutes les tempêtes. Moi aussi, Marguerite, j'ai souffert! moi aussi, j'ai eu une nuit terrible! Et cependant vous me voyez calme et ferme.

— Dieu vous a fait une âme forte et sévère, madame, dit Marguerite; mais il ne faut pas demander la même force et la même sévérité aux âmes des autres. Vous les briseriez.

— Aussi, dit la marquise, laissant retomber sa main sur la table, je ne demande à la vôtre que l'obéissance. Marguerite, le marquis est mort; Emmanuel est maintenant le chef de la famille; vous allez à l'instant même partir pour Rennes avec Emmanuel.

— Moi! s'écria Marguerite! moi, partir pour Rennes! Et pourquoi?…

— Parce que, répondit la marquise, la chapelle du château est trop étroite pour contenir à la fois les fiançailles de la fille et les funérailles du père.

— La mère, dit Marguerite avec un accent indéfinissable, ce serait une piété, ce me semble, que de mettre plus d'intervalle entre deux cérémonies aussi opposées.

— La véritable piété, reprit la marquise, c'est d'accomplir les dernières volontés des morts. Jetez les yeux sur ce contrat, et voyez-y les premières lettres du nom de votre père.

— Oh! je vous le demande, madame, mon père, lorsqu'il a tracé ces lettres que la mort est venue interrompre, mon père avait-il bien toute sa raison, toute sa volonté?

— Je l'ignore, mademoiselle, répondit la marquise avec ce ton impératif et glacé qui lui avait jusqu'alors soumis tout ce qui l'entourait; je l'ignore; ce que je sais, c'est que l'influence qui le faisait agir lui survit; ce que je sais, c'est que les parents, tant qu'ils existent, représentent Dieu sur la terre. Or, Dieu m'a ordonné de terribles choses, et j'ai obéi. Faites comme moi, mademoiselle, obéissez!

— Madame, dit Marguerite, toujours debout, mais immobile cette fois, et avec quelque chose de cet accent arrêté si terrible chez sa mère, et que celle-ci lui avait transmis avec son sang; madame, il y a trois jours que, les larmes dans les yeux, le désespoir dans le coeur, je me traîne sur mes genoux, des pieds d'Emmanuel à ceux de cet homme, et des pieds de cet homme à ceux de mon père. Aucun n'a voulu ou n'a pu m'entendre, car l'ambition ardente ou la folie acharnée était là, couvrant ma voix. Enfin me voilà arrivée en face de vous, ma mère. Vous êtes la dernière que je puisse implorer, mais aussi vous êtes celle qui devez le mieux m'entendre. Écoutez donc bien ce que je vais vous dire. Si je n'avais à sacrifier à votre volonté que mon bonheur, je le sacrifierais; que mon amour, je le sacrifierais encore; mais j'ai à vous sacrifier… mon fils. Vous êtes mère; et moi aussi, madame!

— Mère!… mère!… murmura la marquise; mère… par une faute!

— Enfin je le suis, madame; et le sentiment de la maternité n'a pas besoin d'être sanctifié pour être saint. Eh bien! madame, dites-moi, — car mieux que moi vous devez savoir ces choses, — dites-moi: si ceux qui nous ont donné le jour ont reçu de Dieu une voix qui parle à notre coeur, ceux qui sont nés de nous n'ont-ils pas une voix pareille? et quand ces deux voix se contredisent, à laquelle des deux faut-il obéir?

— Vous n'entendrez jamais la voix de votre enfant, répondit la marquise, car vous ne le reverrez jamais.

— Je ne reverrai jamais mon fils!… s'écria Marguerite; et qui peut en répondre, madame?

— Lui-même ignorera qui il est.

— Et s'il le sait un jour!… dit Marguerite, vaincue dans son respect de fille par la dureté de sa mère; et s'il revient alors me demander compte de sa naissance!… Cela peut arriver, madame!

Elle prit la plume.

— Et dans cette alternative, dites, faut-il que je signe?

— Signez, dit la marquise.

— Mais, continua Marguerite en posant sa main crispée et tremblante sur le contrat, si mon mari apprend un jour l'existence de cet enfant! s'il demande raison à mon amant de la tache faite à son nom et à son honneur!… si, dans un duel acharné, solitaire et sans témoins… dans un duel à mort, il tuait cet amant, et que, tourmenté par sa conscience, poursuivi par une voix qui sortirait de la tombe, mon mari perdît la raison!

— Taisez-vous! dit la marquise épouvantée, mais sans savoir encore si le hasard ou quelque révélation inconnue dictait les paroles de sa fille; taisez-vous!

— Vous voulez donc, continua Marguerite, qui en avait trop dit pour s'arrêter, vous voulez donc que, pour conserver pur et sans tache mon nom et celui de mes autres enfants, je m'enferme avec un insensé! Vous voulez donc que j'écarte de moi et de lui tout être vivant! que je me fasse un coeur de fer pour ne plus sentir! des yeux de bronze pour ne plus pleurer! Vous voulez donc que Je me couvre de deuil comme une veuve, avant que mon mari soit mort!… Vous voulez donc que mes cheveux blanchissent vingt ans avant l'âge!

— Taisez-vous! taisez-vous!… interrompit la marquise d'une voix où l'on sentait que la menace commençait de céder à la crainte; taisez vous!

— Vous voulez donc, reprit Marguerite emportée par l'amertume de sa douleur, vous voulez donc, pour que ce terrible secret meure avec ceux qui le gardent, que j'écarte de leur lit funéraire les médecins et les prêtres!… Vous voulez donc enfin que j'aille d'agonie en agonie pour fermer moi-même, non pas les yeux, mais la bouche des moribonds!…

— Taisez-vous! dit la marquise en se tordant les bras; au nom du ciel, taisez-vous!

— Eh bien! continua Marguerite, dites-moi donc encore de signer, ma mère, et tout cela sera. Et alors la malédiction du Seigneur sera accomplie: «Et les fautes des pères retomberont sur leurs enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération!»

— O mon Dieu! mon Dieu! s'écria la marquise éclatant en sanglots, suis-je assez abaissée! suis-je assez punie!

— Pardon, pardon, madame, dit Marguerite rendue à elle-même par les premières larmes de sa mère, en tombant à genoux; pardon! pardon!

— Oui, pardon, répondit la marquise marchant à Marguerite; demande pardon, fille dénaturée, qui a pris le fouet des mains de la vengeance éternelle, et qui en a frappé ta mère au visage!

— Grâce! grâce! s'écria Marguerite; je ne savais pas ce que je disais, ma mère! Vous m'aviez fait perdre la raison! J'étais folle!…

— O mon Dieu! mon Dieu! dit la marquise levant ses deux mains au- dessus de la tête de sa fille; vous avez entendu les paroles qui sont sorties de la bouche de mon enfant; je n'ose pas espérer que votre miséricorde ira jusqu'à les oublier, mon Dieu! mais au moment de la punir, souvenez-vous que je ne la maudis pas!

Alors elle s'avança vers la porte; sa fille essaya de la retenir, mais la marquise se retourna vers elle avec une expression de visage si terrible, que, sans qu'elle eût besoin de le lui ordonner, Marguerite lâcha le bord de la robe de sa mère, et resta les bras étendus vers elle, haletante et sans voix, jusqu'à ce que la marquise fût sortie; puis, aussitôt qu'elle eût cessé de la voir, elle se renversa en arrière avec un cri si douloureux, qu'on eût cru que cette âme qui avait tant souffert venait enfin de se briser.

Chapitre XVII Nos lecteurs s'étonneront peut-être qu'après la manière outrageuse dont Paul avait, la veille, provoqué le baron de Lectoure, la rencontre n'eût pas été fixée au matin même; mais le lieutenant Walter, qui s'était chargé de régler les conditions du duel avec le comte d'Auray, avait, comme nous l'avons dit, reçu de son chef l'ordre de faire toutes les concessions, excepté une seule: Paul ne voulait se battre qu'à la fin de la journée.

C'est que le jeune capitaine avait compris que, jusqu'au moment où il aurait dénoué ce drame étrange, dans lequel, mêlé d'abord comme étranger, il se trouvait enfin posé comme chef de famille, sa vie ne lui appartenait pas, et qu'il n'avait pas le droit de la risquer. Au reste, comme on le voit, le terme qu'il s'était accordé à lui-même n'était pas long, et Lectoure, qui ignorait dans quel but son adversaire s'était réservé ce délai, l'avait accepté sans trop se plaindre.

Paul avait donc résolu de mettre à profit les instants. En conséquence, aussitôt qu'il crut l'heure convenable pour se présenter chez la marquise, il s'achemina vers le château.

Les événements de la veille et du jour même avaient répandu un si grand trouble dans la noble demeure, qu'il y entra sans trouver un domestique pour l'annoncer; il pénétra néanmoins dans les appartements, suivit le chemin qu'il avait déjà fait deux fois, et, en arrivant à la porte du salon, trouva sur le plancher Marguerite évanouie.

En voyant le contrat froissé sur la table et sa soeur sans connaissance, Paul devina facilement qu'une dernière scène, plus terrible, venait de se passer entre la mère et la fille. Il alla à sa soeur, la prit entre ses bras, et entr'ouvrit la fenêtre pour lui donner de l'air. L'état de Marguerite était plutôt une simple prostration de forces qu'un évanouissement réel. Aussi, dès qu'elle se sentit secourue avec une attention qui ne laissait pas de doute sur les sentiments de celui qui venait à son aide, elle rouvrit les yeux et reconnut son frère, cette providence vivante que Dieu lui avait envoyée pour la soutenir chaque fois qu'elle s'était sentie près de succomber.

Marguerite lui raconta comment sa mère avait voulu la forcer de signer ce contrat, afin de l'éloigner d'elle avec son frère; et comment, vaincue par la douleur et emportée par la situation, elle lui avait laissé voir qu'elle savait tout. Paul comprit ce qui devait, à cette heure, se passer dans le coeur de la marquise, qui, après vingt ans de silence, d'isolement et d'angoisses, voyait, sans qu'elle pût deviner de quelle manière la chose s'était faite, son secret révélé à l'une des deux personnes à qui elle avait le plus d'intérêt à le cacher.

Aussi, prenant en pitié le supplice de sa mère, il résolut de le faire cesser au plus tôt, en hâtant l'entrevue qu'il était venu chercher, et qui devait l'éclairer sur les intentions de ce fils dont elle avait tout fait pour neutraliser le retour. Marguerite, de son côté, avait son pardon à obtenir; elle se chargea donc d'aller prévenir sa mère que le jeune capitaine attendait ses ordres.

Paul était resté seul, adossé contre la haute cheminée au-dessus de laquelle était sculpté le blason de sa famille, et commençait à se perdre dans les pensées que faisaient naître en lui les événements successifs et pressés qui venaient de le faire l'arbitre souverain de toute cette maison, lorsque la porte latérale s'ouvrit tout à coup, et que Emmanuel parut, une boîte de pistolets à la main. Paul tourna les yeux de son côté, et apercevant le jeune homme, il le salua de la tête avec cette expression douce et fraternelle qui reflétait sur son visage la douce sérénité de son âme. Emmanuel, au contraire, tout en répondant à ce salut comme l'exigeaient les convenances, laissa à l'instant même lire sur sa figure le sentiment hostile qu'éveillait en lui la présence de l'homme qu'il regardait comme un ennemi personnel et acharné.

— J'allais à votre recherche, monsieur, dit Emmanuel, posant les pistolets sur la table, et s'arrêtant à quelque distance de Paul; et cela, cependant, continua-t-il, sans trop savoir où vous trouver: car, ainsi que les mauvais génies de nos traditions populaires, vous semblez avoir reçu le don d'être partout et de n'être nulle part.

Enfin, un domestique m'a assuré vous avoir vu entrer au château. Je vous remercie de m'avoir épargné la peine que j'avais résolu de prendre, en venant, cette fois encore, au devant de moi.

— Je suis heureux, répondit Paul, que mon désir, dans ce cas, quoique probablement inspiré par des causes différentes, ait été en harmonie avec le vôtre. Me voilà, que voulez-vous de moi?

— Ne le devinez-vous pas, monsieur? répondit Emmanuel avec une émotion croissante. En ce cas, et permettez-moi de m'en étonner, vous connaissez bien mal les devoirs d'un gentilhomme et d'un officier, et c'est une nouvelle insulte que vous me faites!

— Croyez-moi, Emmanuel, reprit Paul d'une vois calme…

— Hier, je m'appelais le comte, aujourd'hui je m'appelle le marquis d'Auray, interrompit Emmanuel avec un mouvement méprisant et hautain; ne l'oubliez pas, je vous prie, monsieur!

Un sourire presque imperceptible passa sur les lèvres de Paul.

— Je disais donc, continua Emmanuel, que vous connaissiez bien peu les sentiments d'un gentilhomme, si vous aviez pu croire que je permettais qu'un autre que moi vidât pour moi la querelle que vous êtes venu me chercher. Oui, monsieur, car c'est vous qui êtes venu vous jeter sur ma route, et non pas moi qui suis allé vous trouver.

— Monsieur le marquis d'Auray, dit en souriant Paul, oublie sa visite à bord de l'Indienne.

— Trêve d'arguties, monsieur! et venons au fait. Hier, je ne sais par quel sentiment étrange et inexplicable, lorsque je vous ai offert, je dirai non pas ce que tout gentilhomme, ce que tout officier, mais simplement ce que tout homme de coeur accepte à l'instant sans balancer, vous avez refusé, monsieur, et, déplaçant la provocation, vous êtes allé chercher derrière moi un adversaire, non pas précisément étranger à la querelle, mais que le bon goût défendait d'y mêler.

— Croyez qu'en cela, monsieur, répondit Paul avec le même calme et la même liberté d'esprit qu'il avait fait paraître jusqu'alors, j'obéissais à des exigences qui ne me laissaient pas le choix de l'adversaire. Un duel m'était offert par vous, que je ne pouvais pas accepter avec vous, mais qui me devenait indifférent avec tout autre; j'ai trop l'habitude des rencontres, monsieur, et de rencontres bien autrement terribles et mortelles, pour qu'une pareille affaire soit à mes yeux autre chose qu'un des accidents habituels de mes aventureuses journées. Seulement, rappelez-vous que ce n'est pas moi qui ai cherché ce duel; que c'est vous qui êtes venu me l'offrir, et que, ne pouvant pas, je vous le répète, me battre avec vous, j'ai pris monsieur de Lectoure, comme j'aurais pris monsieur de Nozay ou monsieur de Lajarry, parce qu'il se trouvait là, sous ma main, à ma portée, et que, s'il me fallait absolument tuer quelqu'un, j'aimais mieux tuer un fat inutile et insolent, qu'un brave et honnête gentilhomme campagnard qui se croirait déshonoré s'il rêvait qu'il accomplit en songe le marché infâme que le baron de Lectoure vous propose en réalité.

— C'est bien, monsieur! dit Emmanuel en riant; continuez à vous poser comme redresseur de torts, à vous constituer le chevalier des princesses opprimées, et à vous retrancher sous le bouclier fantastique de vos mystérieuses réponses! Tant que ce don- quichottisme suranné ne viendra pas se heurter à mes désirs, à mes intérêts, à mes engagements, je lui laisserai parcourir terre et mer, aller d'un pôle à l'autre, et je me contenterai de sourire en le regardant passer; mais dès que cette folie viendra s'attaquer à moi, comme l'a fait la vôtre, monsieur; dès que, dans l'intérieur d'une famille dont je suis le chef, je rencontrerai un inconnu qui ordonne en maître là où moi seul ai le droit de parler haut, j'irai à lui, comme je viens à vous, si j'ai le bonheur de le rencontrer seul comme je vous rencontre; et là, certain que nul ne viendra nous déranger avant la fin d'une explication devenue nécessaire, je lui dirai: «Vous m'avez, sinon insulté, du moins blessé, monsieur, en venant chez moi me heurter dans mes intérêts et mes affections de famille. C'est donc avec moi, et non avec un autre, que vous devez vous battre, et vous vous battrez!»

— Vous vous trompez, Emmanuel, répondit Paul; je ne me battrai pas, du moins avec vous. La chose est impossible.

— Eh! monsieur, le temps des énigmes est passé! s'écria Emmanuel avec impatience: nous vivons au milieu d'un monde où à chaque pas on coudoie une réalité. Laissons donc la poésie et le mystérieux aux auteurs de romans et de tragédies. Votre présence en ce château a été marquée par d'assez fatales circonstances pour que nous n'ayons plus besoin d'ajouter ce qui n'est pas à ce qui est. Lusignan de retour malgré l'ordre qui le condamne à la déportation: ma soeur pour la première fois rebelle aux volontés de sa mère; mon père tué par votre seule présence: voilà les malheurs qui vous ont accompagné, qui sont revenus de l'autre bout du monde avec vous, comme un cortège funèbre, et dont vous avez à me rendre compte! Ainsi, parlez, monsieur: parlez comme un homme à un homme, en plein jour, face à face, et non pas en fantôme qui glisse dans l'ombre, échappe à la faveur de la nuit, en laissant tomber quelque mot de l'autre monde, prophétique et solennel, bon à effaroucher des nourrices et des enfants! Parlez, monsieur, parlez! Voyez, voyez, je suis calme. Si vous avez quelque révélation à me faire, je vous écoute.

— Le secret que vous me demandez ne m'appartient pas, répondit
Paul, dont le calme contrastait avec l'exaltation d'Emmanuel.
Croyez à ce que je vous dis, et n'insistez pas davantage. Adieu.

À ces mots, Paul fit un mouvement pour se retirer.

— Oh! s'écria Emmanuel en s'élançant vers la porte et en lui barrant le passage, vous ne sortirez pas ainsi, monsieur! Je vous tiens seul à seul, dans cette chambre, où je ne vous ai pas attiré, mais où vous êtes venu. Faites donc attention à ce que je vais vous dire. Celui que vous avez insulté, c'est moi! celui à qui vous devez réparation, c'est moi! celui avec qui vous vous battrez, c'est…

— Vous êtes fou, monsieur! répondit Paul; je vous ai déjà dit que c'était impossible. Laissez-moi donc sortir.

— Prenez garde! s'écria Emmanuel en étendant la main vers la boîte et en y prenant les deux pistolets, prenez garde, monsieur! Après avoir fait tout au monde pour vous forcer d'agir en gentilhomme, je puis vous traiter en brigand! Vous êtes ici dans une maison qui vous est étrangère; vous y êtes entré je ne sais ni pourquoi ni comment; si vous n'êtes pas venu pour y dérober notre or et nos bijoux, vous y êtes venu pour voler l'obéissance d'une fille à sa mère, et la promesse sacrée d'un ami à un ami. Dans l'un ou l'autre cas, vous êtes un ravisseur que je rencontre au moment où il met la main sur un trésor, trésor d'honneur, le plus précieux de tous. Tenez, croyez-moi, prenez cette arme… — Emmanuel jeta un des deux pistolets aux pieds de Paul; — et défendez-vous!

— Vous pouvez me tuer, monsieur, répondit Paul en s'accoudant de nouveau contre la cheminée, comme s'il continuait une conversation ordinaire, quoique je ne pense pas que Dieu permette un si grand crime; mais vous ne me forcerez pas à me battre avec vous. Je vous l'ai dit et je vous le répète.

— Ramassez ce pistolet, monsieur, dit Emmanuel; ramassez-le, je vous le dis! Vous croyez que la menace que je vous fais est une menace vaine: détrompez-vous. Depuis trois jours vous avez lassé ma patience! depuis trois jours vous avez rempli mon coeur de fiel et de haine! depuis trois jours enfin, je me suis familiarisé avec toutes les idées qui peuvent me débarrasser de vous: duel ou meurtre! Ne croyez pas que la crainte du châtiment m'arrête: ce château est isolé, muet et sourd. La mer est là, et vous ne serez pas encore dans la tombe, que je serai déjà en Angleterre. Ainsi, monsieur, une dernière, une suprême fois, ramassez ce pistolet et défendez-vous!

Paul, sans répondre, haussa les épaules et repoussa le pistolet du pied.

— Eh bien! dit Emmanuel, poussé au plus haut degré de l'exaspération par le sang-froid de son adversaire, puisque tu ne veux pas te défendre comme un homme, meurs donc comme un chien!

Et il leva le pistolet à la hauteur de la poitrine du capitaine.

Au même instant un cri terrible retentit à la porte: c'était Marguerite qui revenait et qui, du premier coup d'oeil, avait tout compris. Elle s'élança sur Emmanuel. En même temps le coup partit; mais la balle, dérangée par l'action de la jeune fille, passa à deux ou trois pouces au-dessus de la tête de Paul, et alla briser derrière lui la glace de la cheminée.

— Mon frère! s'écria Marguerite en s'élançant d'un seul bond jusqu'à Paul et le prenant dans ses bras; mon frère! n'es-tu pas blessé?

— Ton frère! dit Emmanuel en laissant tomber le pistolet tout fumant encore. Ton frère?

— Eh bien! Emmanuel, dit Paul avec le même calme qu'il avait montré pendant toute cette scène, comprenez-vous maintenant pourquoi je ne pouvais me battre avec vous?

En ce moment la marquise parut à la porte et s'arrêta sur le seuil, pâle comme un spectre; puis, regardant autour d'elle avec une expression infinie de terreur, et voyant que personne n'était blessé, elle leva silencieusement les yeux au ciel, comme pour lui demander si sa colère était enfin apaisée. Elle les y laissa quelque temps fixés dans une action de grâces mentale. Lorsqu'elle les abaissa, Emmanuel et Marguerite étaient à ses genoux, tenant chacun une de ses mains et la couvrant de larmes et de baisers.

— Je vous remercie, mes enfants, dit la marquise après un instant de silence; maintenant laissez-moi seule avec ce jeune homme.

Marguerite et Emmanuel s'inclinèrent avec l'expression du plus profond respect, et obéirent à l'ordre de leur mère.

Chapitre XVIII La marquise ferma la porte derrière eux, fit quelques pas dans la chambre, et alla, sans regarder Paul, s'appuyer sur le fauteuil où, la veille, s'était assis le marquis pour signer le contrat. Là elle resta debout et les yeux baissés vers la terre. Paul eut un instant le désir d'aller s'agenouiller à son tour devant elle; mais il y avait sur le visage de cette femme une telle sévérité, qu'il réprima l'élan de son coeur, et demeura immobile et attendant. Au bout d'un instant de silence glacé, la marquise prit la première la parole.

— Vous avez désiré me voir, monsieur, et je suis venue; vous avez désiré me parler, j'écoute.

Ces mots sortirent de la bouche de la marquise sans qu'elle fît un mouvement. Ses lèvres seules tremblèrent plutôt qu'elles ne s'ouvrirent: on eût dit d'une statue de marbre qui parlait.

— Oui, madame, répondit Paul avec un accent plein de larmes; oui, oui, j'ai désiré vous parler; il y a bien longtemps que ce désir m'est venu pour la première fois et ne m'est plus sorti du coeur. J'avais des souvenirs d'enfant qui tourmentaient l'homme. Je me rappelais une femme que j'avais vue jadis se glisser jusqu'à mon berceau, et que, dans mes rêves juvéniles, je prenais pour l'ange gardien de mes jeunes années. Depuis cette époque, si vivante encore quoique si éloignée, plus d'une fois, madame, croyez-moi, je me suis réveillé en tressaillant, comme si je venais de sentir à mon front l'impression d'un baiser maternel; puis ne voyant personne près de moi, je l'appelais, cette femme, croyant qu'elle s'était éloignée et qu'à ma voix elle reviendrait peut-être. Voilà vingt ans que je l'appelle ainsi, madame, et voilà la première fois qu'elle me répond. Serait-il vrai, comme j'en ai souvent frissonné, que vous eussiez tremblé de me voir? Serait-il vrai, comme je le crains en ce moment, que vous n'eussiez rien à me dire?

— Et si j'avais craint votre retour, dit la marquise d'une voix sourde, aurais-je eu tort? Vous m'êtes apparu hier seulement, monsieur, et voilà que le mystère terrible qui, à cette heure, ne devait être su que de Dieu et de moi, est connu de mes deux enfants!

— Est-ce donc ma faute, s'écria Paul, si Dieu s'est chargé de le leur révéler? Est-ce moi qui ai conduit Marguerite, éplorée et tremblante, près de son père mourant, dont elle allait demander l'appui et dont elle a entendu la confession? Est-ce moi qui l'ai ramenée chez Achard, et n'est-ce pas vous qui l'y avez suivie? Quant à Emmanuel, le coup que vous avez entendu et cette glace brisée font foi que j'aimais mieux mourir que de sauver ma vie aux dépens de votre secret. Non, non, croyez-moi, madame, je suis l'instrument et non le bras, l'effet et non la volonté. Non, madame, c'est Dieu qui a tout conduit dans sa providence infinie pour que vous ayez à vos pieds, comme vous venez de les y voir, les deux enfants que vous avez écartés si longtemps de vos bras!

— Mais il en est un troisième, dit la marquise d'une voix où commençait enfin à percer quelque émotion, et je ne sais ce que je dois attendre de celui-là…

— Laissez-lui accomplir un dernier devoir, madame; et, ce devoir accompli, il demandera vos ordres à genoux.

— Et quel est ce devoir? répondit la marquise.

— C'est de rendre à son frère le rang auquel il a droit, à sa soeur le bonheur qu'elle a perdu, à sa mère la tranquillité qu'elle implore et qu'elle ne peut trouver.

— Et cependant, reprit la marquise étonnée, grâce à vous, monsieur de Maurepas a refusé à monsieur de Lectoure le régiment qu'il lui demandait pour mon fils.

— Parce que, dit Paul, tirant le brevet de sa poche et le déposant sur la table, parce que le roi venait de me l'accorder pour mon frère.

La marquise y jeta les yeux et vit effectivement le nom d'Emmanuel.

— Et cependant, continua-t-elle, vous voulez donner Marguerite à un homme sans nom, sans fortune… et, qui plus est, proscrit?

— Vous vous trompez, madame; je veux donner Marguerite à celui qu'elle aime; je veux donner Marguerite, non pas à Lusignan le proscrit, mais à monsieur le baron Anatole de Lusignan, gouverneur pour Sa Majesté de l'île de la Guadeloupe. Voilà sa commission.

La marquise laissa tomber un second regard sur le parchemin, et vit que, cette fois comme l'autre, Paul lui avait dit la vérité.

— Oui, j'en conviens, dit-elle, voilà pour l'ambition d'Emmanuel et le bonheur de Marguerite.

— Et en même temps pour votre tranquillité, à vous, madame, car Emmanuel rejoint son régiment, Marguerite suit son époux, et vous restez seule, hélas! comme vous l'avez désiré tant de fois.

La marquise soupira. N'est-ce point cela, madame, et me serais-je trompé? continua Paul.

— Mais, murmura la marquise, comment me dégager avec le baron de
Lectoure?

— Le marquis est mort, madame. N'est-ce point une cause suffisante à l'ajournement d'un mariage, que la mort d'un mari et d'un père?…

La marquise, pour toute réponse, s'assit dans le fauteuil, prit une plume et du papier, écrivit quelques lignes, plia la lettre, et mettant sur l'adresse le nom du baron de Lectoure, elle sonna un domestique.

Après quelques secondes d'attente, pendant lesquelles Paul et elle gardèrent le silence, un domestique parut.

— Remettez, dans deux heures, cette lettre au baron de Lectoure, dit elle.

Le domestique prit la lettre et sortit.

— Maintenant, continua la marquise en regardant Paul, maintenant, monsieur, que vous avez rendu justice aux innocents, faites grâce à la coupable. Vous avez des papiers qui constatent votre naissance; vous êtes l'aîné; selon la loi du moins, vous avez droit au nom et à la fortune d'Emmanuel et de Marguerite. Que voulez-vous en échange de ces papiers?

Paul les tira de sa poche et les tint au-dessus de la flamme du foyer.

— Permettez-moi de vous appeler une seule fois ma mère, et appelez moi une seule fois votre fils.

— Est-il possible! s'écria la marquise en se levant.

— Vous parlez de rang, de nom, de fortune! continua Paul en secouant la tête avec une expression de profonde mélancolie; eh! qu'ai-je besoin de tout cela? Je me suis fait un rang auquel peu d'hommes de mon âge sont montés; j'ai acquis un nom qui est la bénédiction d'un peuple et la terreur d'un autre: j'amasserais, si je le voulais, une fortune à léguer à un roi. Que me font donc votre nom, votre rang, votre fortune, à moi, si vous n'avez pas autre chose à m'offrir, si vous ne me donnez pas ce qui m'a manqué toujours et partout, ce que je ne puis me créer, ce que Dieu m'avait accordé, ce que le malheur m'a repris… ce que vous seule pouvez me rendre… une mère!

— Mon fils! s'écria la marquise, vaincue à cet accent et à ces larmes; mon fils!… mon fils!… mon fils!

— Ah! s'écria Paul laissant tomber les papiers dans la flamme, qui les anéantit aussitôt; ah! le voilà donc enfin sorti de votre coeur, ce cri que j'attendais, que je demandais, que j'implorais! Merci, mon Dieu, merci!

La marquise était retombée assise, et Paul était à genoux devant elle, la tête cachée dans sa poitrine. Enfin la marquise lui releva le front.

— Regarde-moi, lui dit-elle. Depuis vingt ans, voilà les premières larmes qui coulent de mes yeux! Donne-moi ta main. Elle la posa sur sa poitrine. Depuis vingt ans voilà le premier sentiment de joie qui fait battre mon coeur!… Viens dans mes bras!… Depuis vingt ans voilà la première caresse que je donne et que je reçois!… Ces vingt ans, c'est mon expiation sans doute, puisque voilà que Dieu me donne, puisque voilà qu'il me rend les larmes, la joie, les caresses!… Merci, mon Dieu!… merci, mon fils!…

— Ma mère! dit Paul.

— Et je tremblais de le voir! je tremblais en le revoyant! Je ne savais pas, moi… j'ignorais quels sentiments dormaient dans mon propre coeur! Oh! je te bénis! Je te bénis!…

En ce moment la cloche de la chapelle se fit entendre. La marquise tressaillit. L'heure des funérailles était arrivée. Le corps du noble marquis d'Auray, et celui du pauvre Achard allaient être rendus ensemble à la terre. La marquise se leva.

— Cette heure doit être consacrée à la prière, dit-elle. Je me retire.

— Je pars demain, ma mère, lui dit Paul. Ne vous reverrai-je pas?…

— Oh! si! si! s'écria la marquise. Oh! je veux te revoir!

— Eh bien! ma mère, je serai ce soir à l'entrée du parc.

Il est un endroit qui m'est sacré, et auquel j'ai une dernière visite à rendre: je vous y attendrai. C'est là, ma mère, que nous devons nous dire adieu!

— J'irai, dit la marquise.

— Tenez, dit Paul, tenez, ma mère, prenez ce brevet et cette
commission; l'un est pour Emmanuel, l'autre est pour le mari de
Marguerite. Que le bonheur de vos enfants leur vienne de vous!
Croyez-moi, ma mère, c'est à moi que vous avez le plus donné!

La marquise alla s'enfermer dans son oratoire; Paul sortit du château et s'achemina vers la cabane de pêcheur, où nous l'avons déjà vu se rendre une fois, et près de laquelle était fixé son rendez-vous avec Lectoure. Il y trouva Lusignan et Walter.

À l'heure convenue pour la rencontre, Lectoure parut à cheval, s'orientant de son mieux pour arriver au rendez-vous, car il était sans guide, le piqueur qui l'accompagnait étant étranger comme lui aux localités. À sa vue, les jeunes gens sortirent de la cabane.

Le baron les aperçut et piqua droit à eux. Aussitôt qu'il fut à une distance convenable, il mit pied à terre et jeta la bride de sa monture au bras de son domestique.

— Pardon, messieurs, dit-il en s'approchant de ceux qui l'attendaient, pardon de ce que je vous arrive ainsi seul et comme un enfant perdu; mais l'heure choisie par monsieur, il s'inclina devant Paul, qui lui rendit son salut, était justement celle fixée pour les funérailles du marquis: j'ai donc laissé Emmanuel remplir ses devoirs de fils, et je suis venu sans témoin, espérant avoir affaire à un adversaire assez généreux pour me prêter l'un des siens.

— Nous sommes à votre dévotion, monsieur le baron, répondit Paul; voici mes deux seconds. Choisissez, et celui que vous honorerez de votre choix deviendra à l'instant le votre.

— Je n'ai aucune préférence, je vous jure, répondit Lectoure; désignez donc vous-même celui de ces deux messieurs que vous destinez à me rendre ce service.

— Walter, dit Paul, passez du côté de monsieur le baron.

Le lieutenant obéit, les deux adversaires se saluèrent une seconde fois.

— Maintenant, monsieur, continua Paul, permettez que, devant nos témoins respectifs, je vous adresse quelques mots, non pas d'excuses, mais d'explication.

— Faites, monsieur, dit Lectoure.

— Lorsque je vous dis les paroles qui nous amènent ici, les événements qui sont arrivés depuis hier étaient encore cachés dans l'avenir: cet avenir était incertain, monsieur, et pouvait amener avec lui le malheur de toute une famille.

Vous aviez pour vous madame d'Auray, Emmanuel, le marquis; Marguerite n'avait pour elle que moi seul. Toutes les chances étaient donc pour vous. Voilà pourquoi je m'adressai directement à vous; car, si je tombais sous vos coups, par des circonstances qui vous demeureront éternellement inconnues, Marguerite ne pouvait pas vous épouser; si je vous tuais, la chose se simplifiait encore, et n'a pas besoin de commentaire.

— Voilà un exorde on ne peut plus logique, monsieur, répondit le baron en souriant et en fouettant sa botte avec sa cravache; passons, s'il vous plaît, au corps du discours.

— Maintenant, reprit Paul en s'inclinant légèrement en signe d'adhésion, tout est changé: le marquis est mort, Emmanuel a sa commission de lieutenant, la marquise renonce à votre alliance, quelque honorable qu'elle soit, et Marguerite épouse monsieur le baron Anatole de Lusignan, que, pour cette raison, je ne vous ai pas donné pour témoin.

— Ah! ah! fit Lectoure, voilà donc ce que signifiait le billet qu'un domestique m'a remis au moment où je quittais le château. J'avais eu la niaiserie de le prendre pour un ajournement! Il paraît que c'était un congé en bonne forme. C'est bien, monsieur; j'attends la péroraison.

— Elle est simple et franche comme l'explication, monsieur. Je ne vous connais pas, je ne désirais pas vous connaître; le hasard nous a conduits en face l'un de l'autre avec des intérêts divers, et nous nous sommes heurtés. Alors, comme je vous l'ai dit, défiant du destin, je voulais venir quelque peu à son aide. Aujourd'hui, tout est arrivé à ce point que ma mort ou la vôtre serait parfaitement inutile et n'ajouterait qu'un peu de sang au dénouement de ce drame. Franchement, monsieur, croyez-vous que ce soit la peine de le verser?

— Je serais peut-être de votre avis, monsieur, répondit Lectoure, si je n'avais pas fait une si longue route. N'ayant pas l'honneur d'épouser mademoiselle Marguerite d'Auray, je veux au moins avoir le plaisir de croiser le fer avec vous. Il ne sera pas dit que je serai venu pour rien en Bretagne. Quand vous voudrez, monsieur, continua Lectoure, tirant son épée et saluant son adversaire.

— À vos ordres, monsieur le baron, répondit Paul avec la même politesse et en l'imitant en tout point.

Les deux jeunes gens firent un pas à la rencontre l'un de l'autre. Les lames se touchèrent; à la troisième passe, l'arme de Lectoure sauta à vingt pas de lui.

— Avant de mettre l'épée à la main, dit Paul au baron, je vous avais offert une explication; maintenant, monsieur, je serais heureux que vous voulussiez bien agréer mes excuses.

— Et cette fois je les accepte, monsieur, répondit Lectoure avec le même laisser-aller que si rien ne s'était passé. Ramassez mon épée, Dick. Il prit l'arme des mains de son domestique et la remit dans le fourreau. Maintenant, messieurs, continua-t-il, si quelqu'un de vous a des commissions pour Paris, j'y retourne de ce pas.

— Dites au roi, monsieur, répondit Paul en s'inclinant et en remettant à son tour son arme dans le fourreau, que je suis heureux que l'épée qu'il m'a donnée pour combattre les Anglais soit restée pure du sang de l'un de mes compatriotes.

À ces mots les deux jeunes gens se saluèrent; Lectoure remonta à cheval; puis, à cent pas de la plage, il prit directement la route de Vannes, tandis que son domestique allait chercher au château sa voiture de voyage.

— Et maintenant, monsieur Walter, dit Paul, envoyez une barque dans la crique la plus proche du château d'Auray. Que tout soit prêt à bord de la frégate pour lever l'ancre cette nuit.

Le lieutenant reprit la route de Port-Louis, et les deux amis rentrèrent dans la cabane.

Pendant ce temps, Emmanuel et Marguerite avaient accompli le funèbre devoir auquel les avait conviés la cloche des funérailles. Le marquis avait été déposé dans le sépulcre armorié de sa famille, et Achard dans l'humble cimetière qui attenait à la chapelle.

Puis les deux enfants étaient remontés auprès de leur mère, qui remit à Emmanuel le brevet tant désiré, et qui accorda à Marguerite le consentement si inattendu. Alors, pour ne pas renouveler des émotions d'autant plus poignantes que ceux qui les éprouvaient les concentraient en eux-mêmes, mère et enfants s'embrassèrent une dernière fois, et se séparèrent avec la conviction intime que c'était pour ne plus se revoir.

Le reste de la journée se passa à accomplir les préparatifs du départ.

Vers le soir, la marquise sortit pour se rendre au rendez-vous que lui avait donné Paul. En traversant la cour, elle aperçut d'un côté une voiture tout attelée, et de l'autre le jeune midshipman Arthur et deux matelots. Son coeur se serra à la vue de ce double apprêt.

Elle continua sa route et s'enfonça dans le parc, sans céder à cette émotion, tant cette longue réaction de l'orgueil contre la nature lui avait donné de force sur elle-même.

Cependant, arrivée à une éclaircie d'où l'on apercevait la maison d'Achard, elle s'arrêta en sentant ses genoux trembler sous elle, et s'adossa contre un arbre, en appuyant la main sur son coeur comme pour en comprimer les battements. C'est que, pareille à ces âmes que le danger présent n'a pu émouvoir, et qui tremblent au souvenir du danger passé, elle se rappelait à combien de craintes et d'émotions elle avait été en proie pendant le cours de ces vingt années, où chaque jour elle était venue à cette maison, fermée maintenant pour ne plus se rouvrir. Toutefois, elle eut bientôt surmonté cette faiblesse, et, reprenant son chemin, elle gagna la porte du parc.

Là elle s'arrêta de nouveau. Au-dessus de tous les arbres s'élevait la cime d'un chêne gigantesque dont on apercevait le feuillage de plusieurs endroits du parc. Bien souvent la marquise était restée des heures entières les yeux fixes sur son dôme de verdure; mais jamais elle n'avait osé venir se reposer sous son ombre. C'était là cependant qu'elle avait promis de joindre Paul, et que Paul l'attendait. Enfin, elle fit un dernier effort sur elle-même, et entra dans la forêt.

De loin elle aperçut un homme agenouillé et priant: c'était Paul. Elle s'approcha lentement, et, s'agenouillant à son tour, elle pria avec lui.

Puis, la prière finie, ils se relevèrent tous deux, et, sans dire une parole, la marquise passa son bras autour du cou du jeune homme et appuya sa tête sur son épaule. Au bout de quelques instants de silence et d'immobilité, le bruit d'une voiture parvint jusqu'à eux.

La marquise tressaillit et fit signe à Paul d'écouter: c'était Emmanuel qui rejoignait son régiment. En même temps Paul étendit la main dans la direction opposée à celle d'où venait le bruit, et montra à la marquise une barque glissant, légère et silencieuse, sur la surface de la mer: c'était Marguerite se rendant au vaisseau.

La marquise écouta le bruit de la voiture tant qu'elle put l'entendre, et suivit des yeux la barque aussi longtemps qu'elle put la voir; puis, lorsque l'un se fut éteint dans l'espace, lorsque l'autre eut disparu dans la nuit, elle se retourna vers Paul, levant les yeux au ciel et comprenant que l'heure était venue où celui sur lequel elle s'appuyait devait la quitter à son tour:

— Dieu bénisse, dit-elle, comme je le bénis, le fils pieux qui est resté le dernier auprès de sa mère!

Et, rappelant toutes ses forces, elle embrassa une dernière fois le jeune homme agenouillé devant elle; puis, s'arrachant de ses bras, elle reprit seule le chemin du château.

Le lendemain, les habitants de Port-Louis cherchèrent vainement, à la place où ils l'avaient vue encore la veille, la frégate qui depuis quinze jours était en station dans le havre extérieur de Lorient. Comme la première fois, elle avait disparu, sans qu'ils pussent deviner ni la cause de son arrivée ni le motif de son départ.

Épilogue Cinq ans s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter: l'indépendance des États-unis avait été reconnue.

New-York, la dernière place-forte occupée par les Anglais, venait d'être évacuée. Le bruit du canon, qui avait retenti à la fois dans la mer des Indes et dans le golfe du Mexique, cessait de gronder sur les deux Océans. Washington, dans la séance solennelle du 28 décembre 1783, avait remis sa commission de général en chef, et s'était retiré dans son domaine de Montvernon, sans autre récompense que de recevoir et d'envoyer ses lettres par la poste sans qu'elles fussent taxées, et la tranquillité dont commençait à jouir l'Amérique s'étendait aux colonies françaises des Antilles, qui, ayant pris parti dans la guerre, avaient eu plusieurs fois à se défendre contre les tentatives hostiles de la Grande-Bretagne. Parmi ces îles, la Guadeloupe avait été plus particulièrement menacée, à cause de son importance militaire et commerciale; mais, grâce à la vigilance de son nouveau gouverneur, les tentatives de débarquement avaient toujours échoué, et la France n'avait eu à déplorer dans cette importante possession aucun accident sérieux; de sorte que, vers le commencement de l'année 1783, l'île, sans être tout à fait dépouillée d'un reste d'apparence guerrière, qu'elle conservait encore plutôt par habitude que par nécessité, était déjà cependant presque tout entière rendue à la culture des diverses productions qui font sa richesse.

Si nos lecteurs veulent bien, par un dernier effort de complaisance, nous accompagner au-delà de l'Atlantique et aborder avec nous dans le port de la Basse-Terre, nous suivrons, au milieu des fontaines jaillissantes de tous côtés, une des rues qui montent à la promenade du Champ d'Arbaud; puis après avoir profité pendant un tiers de sa longueur à peu près de l'ombre fraîche des tamarins qui la bordent de chaque côté, nous prendrons à gauche un petit chemin battu conduisant à la porte d'un jardin qui, dans sa partie la plus élevée, domine toute la ville.

Arrivés là, qu'ils respirent un instant la brise du soir, si douce par une après-midi du mois de mai, et qu'ils jettent un coup d'oeil avec nous sur cette nature luxuriante des tropiques.

Adossés comme nous le sommes aux montagnes boisées et volcaniques qui séparent la partie de l'ouest en deux versants, et parmi lesquelles s'élèvent, couronnés de leur panache de fumée et d'étincelles, les deux pitons calcinés de la Soufrière, nous avons à nos pieds, abritée par les mornes de Bellevue, de Mont-Désir, de Beau-Soleil, de l'Espérance et de Saint-Charles, la ville qui descend gracieusement vers la mer, dont les flots étincelants des derniers rayons du soleil viennent baigner les murailles; à l'horizon, l'Océan, vaste et limpide miroir, et à notre droite et à notre gauche les plantations les plus belles et les plus riches de l'île; ce sont des carrés de caféiers, originaires d'Arabie, aux rameaux noueux et flexibles, garnis de feuilles d'un vert foncé et luisant, et de forme oblongue, pointue et ondulée, portant chacune à son aisselle un bouquet de fleurs d'un blanc de neige; des quinconces de cotonniers, couvrant d'un tapis de verdure le terrain sec et pierreux qu'ils affectionnent, et parmi lesquels apparaissent, pareils à des fourmis colossales, les nègres occupés à réduire à deux ou trois les milliers de jets qui s'élancent de chaque tige. C'est encore, au contraire, dans les cantons unis et abrités, et dans les terres grasses et généreuses, introduit aux Antilles par le juif Benjamin Dacosta, le cacaoyer au tronc élancé, aux rameaux poreux enveloppés d'une écorce fauve, et garnis de grandes feuilles oblongues, alternes et lancéolées, parmi lesquelles quelques-unes, et ce sont les pousses naissantes, semblent des fleurs d'un rose tendre qui contrastent avec le fruit long, recourbé et jaunâtre, qui fait plier les branches sous son poids. Enfin, des champs entiers de la plante découverte à Tabago, transportée en France pour la première fois par l'ambassadeur de François II, qui en fit hommage à Catherine de Médicis, d'où lui vint son nom d'herbe à la reine. Ce qui n'empêcha que, comme toute chose populaire, elle ne commençât par être excommuniée et proscrite, en Europe et en Asie, par les deux pouvoirs qui se partageaient le monde, proscrite par le grand-duc de Moscovie Michel Fédorowitch, par le sultan turc Amurat IV, par l'empereur de Perse, et excommuniée par Urbain VIII. Puis de temps en temps, s'élançant d'un seul jet et dépassant de quarante ou cinquante pieds tous les végétaux herbacés qui l'entourent, le bananier du paradis, dont, s'il faut en croire la tradition biblique, les feuilles ovales, obtuses et longues de sept ou huit pieds, rayées de nervures transversales, comme des banderoles enrubannées, servirent à faire le premier vêtement à la première femme. Enfin, régnant sur le tout, et se découpant, tantôt sur l'azur du ciel, tantôt sur le vert glauque de l'Océan, selon qu'ils s'élèvent sur la crête des montagnes ou sur les grèves de la mer, le cocotier et le palmiste, ces deux géants des Antilles, gracieux et prodigues comme tout ce qui est fort.

Qu'on se figure donc ces côtes merveilleuses, coupées par soixante-dix rivières encaissées dans des lits de quatre-vingt pieds de profondeur; ces montagnes éclairées le jour par le soleil des tropiques, la nuit par le volcan de la Soufrière; cette végétation qui ne s'arrête jamais, et dont les feuilles qui poussent succèdent sans cesse aux feuilles qui tombent; ce sol enfin si sanitaire et cet air si pur, que, malgré les essais insensés que l'homme, ce propre ennemi de lui-même, en a fait, des serpents, transportés de la Martinique et de Sainte-Lucie, n'ont pu y vivre ni s'y reproduire, et qu'on juge, après les souffrances éprouvées en Europe, de quel bonheur ont dû jouir, depuis cinq ans qu'ils habitent ce paradis du monde, Anatole de Lusignan et Marguerite d'Auray, que nos lecteurs ont vu figurer au premier rang parmi les personnages du drame que nous venons de dérouler sous leurs yeux.

C'est qu'à cette vie agitée par les passions, à cette lutte du droit naturel contre le pouvoir légal, à cette suite de scènes où toutes les douleurs terrestres, depuis l'enfantement jusqu'à la mort, étaient venues jouer un rôle, avait succédé une vie sereine dont chaque jour s'était écoulé calme et tranquille, et dont les seuls nuages étaient cette vague inquiétude pour les amis éloignés qui parfois passe dans l'air et vous serre le coeur comme un pressentiment douloureux.

Cependant, de temps en temps, soit par les journaux publics, soit par des bâtiments en relâche, les deux jeunes gens avaient appris quelques nouvelles de celui qui leur avait si puissamment servi de protecteur; ils avaient su ses victoires; comment, en les quittant, il avait été mis à la tête d'une escadrille et avait détruit les établissements anglais sur les côtes d'Acadie, ce qui lui avait valu le titre de commodore; comment, dans un engagement avec le Sérapis et la Comtesse de Scarborough, et après un combat vergue à vergue qui dura près de quatre heures, il avait forcé les deux frégates à se rendre, et comment, enfin, en 1781, il avait reçu, en récompense des services qu'il avait rendus à la cause de l'indépendance, les remerciements publics du congrès, qui lui avait voté une médaille d'or, et l'avait choisi pour commander la frégate l'Amérique, à qui l'on avait donné ce nom comme à la plus belle, et dont on lui confiait le commandement comme au plus brave; mais ce splendide vaisseau ayant été offert par le congrès au roi de France, en remplacement du Magnifique, qui avait été perdu à Boston, Paul Jones, après avoir été le conduire au Havre, s'était rendu à bord de la flotte du comte de Vaudreuil, qui projetait une expédition contre la Jamaïque. Cette dernière nouvelle avait comblé de joie Lusignan et Marguerite, car cette entreprise ramenait Paul dans leurs parages, et ils espéraient enfin revoir leur frère et leur ami; mais la paix, comme nous l'avons dit, était survenue sur ces entrefaites, et ils n'avaient plus entendu, depuis cette époque, reparler de l'aventureux marin.

Le soir du jour où nous avons transporté nos lecteurs des côtes sauvages de la Bretagne aux rivages fertiles de la Guadeloupe, la jeune famille était, comme nous l'avons dit, rassemblée dans le jardin même où nous sommes entrés, et dominait le panorama immense dont la ville couchée à ses pieds formait le premier plan, et l'Océan semé d'îles le merveilleux lointain. Marguerite s'était promptement habituée au laisser-aller de la vie créole, et, l'âme désormais tranquille et heureuse, elle abandonnait son corps, toujours pâle, frêle et gracieux comme un lis sauvage, au doux farniente qui fait de l'existence sensuelle des colonies une espèce de demi-sommeil où les événements semblent des rêves. Couchée avec sa fille dans un hamac péruvien tressé avec les fils de soie de l'aloès et brodé de plumes éclatantes fournies par les oiseaux les plus rares du tropique, balancée d'un mouvement doux et régulier par son fils, une main dans les mains de Lusignan, et le regard mollement perdu dans une incommensurable étendue, elle sentait pénétrer en elle, par l'âme et par les sens, toutes les félicités que promet le ciel, et toutes les jouissances que peut accorder la terre. En ce moment, et comme si tout avait dû concourir à compléter le tableau magique qu'elle venait contempler chaque soir, et que chaque soir elle trouvait plus merveilleux, pareil au roi de l'Océan, un navire doubla le cap des Trois- Pointes, glissant à la surface de la mer sans plus d'efforts apparents qu'un cygne qui joue sur le miroir d'un lac.

Marguerite l'aperçut la première, et, sans parler, tant chaque action de la vie est une fatigue sous ce climat brûlant, elle fit un signe de la tête à Lusignan, qui dirigea ses regards du côté qu'elle lui indiquait, et suivit des yeux en silence, et comme elle, la marche rapide et gracieuse du bâtiment.

À mesure qu'il approchait et que les détails fins et élégants de sa mâture apparaissaient au milieu de cette masse de toiles, qui semblait d'abord un nuage courant à l'horizon, on commençait de distinguer, au quartier de son pavillon, fascé d'argent et de gueules, les étoiles de l'Amérique, qui se détachaient sur leur champ d'azur en nombre égal à celui des Provinces-Unies. Une même idée leur vint alors à tous deux à la fois, et leurs regards se rencontrèrent tout radieux de l'espoir qu'ils allaient peut-être apprendre quelques nouvelles de Paul.

Aussitôt Lusignan ordonna à un nègre d'aller chercher une longue- vue; mais déjà, avant qu'il fût revenu, une pensée plus douce encore avait fait battre le coeur des deux jeunes gens: il semblait à Lusignan et à Marguerite reconnaître pour une ancienne amie la frégate qui s'approchait. Cependant, à quiconque n'en a pas l'habitude, il est si difficile de distinguer à une certaine distance les signes qui parlent à l'oeil du marin, qu'ils n'osaient croire encore à cette espérance, qui tenait plus du pressentiment instinctif que de la réalité positive; enfin, le nègre revint porteur de l'instrument désiré; Lusignan porta la longue-vue à ses yeux et jeta un cri de joie en la passant à Marguerite: il avait reconnu à la proue la sculpture de Guillaume Coustou, et c'était l'Indienne qui s'avançait à pleines voiles vers la Basse-Terre.

Lusignan enleva Marguerite de son hamac et la déposa à terre, car leur premier mouvement à tous deux avait été de courir vers le port; mais alors l'idée leur vint que l'Indienne, que depuis près de cinq ans Paul avait quittée, lorsqu'un grade plus élevé lui avait donné droit au commandement d'un vaisseau plus fort, pouvait bien être montée par un autre capitaine, et ils s'arrêtèrent le coeur palpitant et les jambes tremblantes. Pendant ce temps le jeune Hector avait ramassé la longue-vue, et la portant à son oeil comme il avait vu faire tour à tour à ses parents: «Père, dit-il, regarde donc, il y a sur le pont un officier couvert d'une redingote noire brodée d'or, pareille à celle du portrait de mon bon ami Paul. Et Lusignan prit vivement la lunette des mains de l'enfant, regarda quelques secondes, et la passa de nouveau à Marguerite, qui, au bout d'un instant, la laissa tomber; puis tous deux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre: ils avaient reconnu le jeune capitaine qui, pour revenir près de ses amis, avait pris le costume que nous avons dit lui être le plus habituel. En ce moment, le vaisseau passa devant le fort qu'il salua de trois coups de canon, et aussitôt le fort répondit au salut par un nombre égal de coups.

Dès l'instant où Lusignan et Marguerite avaient acquis la certitude que c'était bien leur frère et leur ami qui montait l'Indienne, ils étaient descendus vers la rade, suivis du jeune Hector, et laissant dans le hamac la petite Blanche. Mais, de son côté, le capitaine les avait reconnus, de sorte qu'en même temps qu'ils quittaient le jardin, il avait fait mettre la yole à la mer, et que, grâce aux efforts redoublés de dix vigoureux rameurs, il avait franchi rapidement l'espace qui s'étendait du mouillage à la terre, et s'élançait sur la jetée au moment où ses amis arrivaient sur le port. De pareilles sensations sont sans paroles et ne se traduisent que par des larmes. Aussi l'expression de leur joie ressemblait-elle à la douleur. Et tous pleuraient; jusqu'à l'enfant qui pleurait de les voir pleurer.

Après avoir donné quelques ordres relatifs au service du bâtiment, le jeune commodore prit lentement avec ses amis le chemin qu'ils avaient parcouru si vite pour venir à lui: l'expédition de monsieur Vaudreuil ayant manqué, il était revenu à Philadelphie, et la paix ayant été signée, ainsi que nous l'avons dit, avec l'Angleterre, le congrès, comme un souvenir de reconnaissance, lui avait fait don du premier vaisseau qu'il avait monté comme capitaine.

À ce récit, Lusignan et Marguerite eurent un instant de joie immense, car ils espérèrent que leur frère venait pour toujours demeurer avec eux; mais le caractère du jeune marin était trop aventureux et trop avide d'émotions pour s'astreindre à cette vie décolorée et uniforme des habitants de la terre. Il annonça donc à ses amis qu'il n'avait que huit jours à leur donner, après lesquels il irait chercher dans une autre partie du monde une vie qui continuât celle qu'il avait menée jusqu'alors.

Ces huit jours passèrent comme un songe, et quelques instances que fissent Lusignan et Marguerite, Paul ne voulut pas même leur accorder vingt-quatre heures de plus: c'était toujours le même homme, ardent, entier, absolu, transformant en devoir les résolutions prises, et sévère pour lui-même encore plus que pour les autres.

L'heure de se quitter arriva; Marguerite et Lusignan voulaient accompagner le jeune commodore jusque sur son bâtiment; mais Paul ne voulut pas prolonger la douleur de ces adieux.

Parvenu à la jetée, il les embrassa une dernière fois, puis s'élança dans la barque, qui s'éloigna aussitôt, rapide comme une flèche. Marguerite et Lusignan la suivirent des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu à tribord de la frégate, et ils remontèrent tristement, afin de la voir partir, sur le plateau d'où ils l'avaient vue arriver.

Au moment où ils y parvinrent, cette activité intelligente qui précède le moment du départ régnait à bord de la frégate. Les matelots, assemblés au cabestan, commençaient à virer le câble, et, grâce à la limpidité de l'air, leur cri sonore et enjoué parvenait jusqu'aux deux jeunes gens. Le bâtiment arrivait lentement sur son ancre; bientôt on vit la double dent de fer sortir de l'eau, puis les voiles tombèrent successivement des vergues, depuis celles de perroquet jusqu'aux plus basses; le navire, comme doué d'un sentiment instinctif et animé, tourna sa proue vers la sortie du port, et commençant à se mouvoir, fendit l'eau d'un mouvement aussi facile que s'il glissait à sa surface.

Alors, comme si désormais la frégate pouvait être abandonnée à sa propre volonté, on vit le jeune commodore monter sur le gaillard d'arrière et tourner toute son attention, devenue inutile à la manoeuvre, vers la terre qu'il quittait. Lusignan tira aussitôt son mouchoir et fit un signal auquel Paul répondit; puis, lorsqu'il ne leur fut plus possible de se voir a l'oeil nu, chacun d'eux eut recours à la lunette, et, grâce à cet ingénieux instrument, ils retardèrent d'une heure encore cette séparation, que des deux côtés chacun pressentait sentimentalement devoir être éternelle. Enfin le navire diminua graduellement à l'horizon en même temps que la nuit descendait du ciel: alors Lusignan fit apporter un amas de branches sur le plateau, et ordonna d'y mettre le feu, afin que les regards de Paul, dont la frégate commençait à se perdre dans l'obscurité, pussent continuer de se fixer sur ce phare jusqu'à ce qu'il eût doublé le cap des Trois-Pointes. Depuis une heure déjà, Marguerite et Lusignan avaient complètement perdu de vue le navire, qui, grâce à leur foyer entretenu clair et brillant, pouvait les apercevoir encore, lorsqu'une flamme pareille à un éclair sillonna l'horizon; quelques secondes après, le bruit d'un coup de canon parvint à leurs oreilles, pareil au grondement sourd et prolongé du tonnerre; puis tout rentra dans la nuit et dans le silence. Lusignan et Marguerite avaient reçu le dernier adieu de Paul.

Maintenant, quoique le drame intime que nous avions pris l'engagement de raconter soit réellement terminé ici, quelques uns de nos lecteurs auront peut-être pris assez d'intérêt au jeune aventurier dont nous avons fait le héros de cette histoire, pour désirer de le suivre dans la seconde partie de sa carrière; à ceux-là nous allons, en les remerciant de l'attention qu'ils nous accordent, dérouler purement et simplement les faits que des recherches minutieuses sont parvenues à porter à notre connaissance.

À l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au mois de mai 1784, l'Europe tout entière était à peu près retombée dans cet état de torpeur que les hommes imprévoyants prennent pour la tranquillité, et que les esprits plus profonds regardent comme ce repos morne et momentané qui précède la tempête. L'Amérique, par son affranchissement, avait préparé la France à sa révolution: rois et peuples, défiants les uns des autres, se tenaient de chaque côté sur leurs gardes, invoquant ceux-ci le fait et ceux-là le droit. Un seul point de l'Europe semblait vivant et agité au milieu de ce sommeil général: c'était la Russie, que le czar Pierre avait portée au rang des États civilisés, et que Catherine II commençait à inscrire au nombre des puissances européennes.

Pierre III, devenu odieux aux Russes par un caractère sans noblesse, par des vues politiques sans portée, et surtout par son idolâtrie pour les moeurs et la discipline prussiennes, avait été déposé sans opposition et étranglé sans lutte. Catherine s'était donc trouvée, à l'âge de trente-deux ans, maîtresse d'un empire qui couvre de sa superficie la septième partie du globe; son premier soin avait été de s'imposer par sa puissance même comme médiatrice entre les peuples voisins qu'elle voulait faire relever d'elle. Ainsi elle avait forcé les Courlandais à chasser leur nouveau duc, Charles de Saxe, et à rappeler Biren; elle avait envoyé ses ambassadeurs et ses armées pour faire couronner à Varsovie, sous le nom de Stanislas-Auguste, son ancien amant Poniatowski; elle s'était alliée avec l'Angleterre; elle avait associé à sa politique les cours de Berlin et de Vienne; et cependant ces grands projets de politique étrangère ne lui faisaient pas oublier l'administration intérieure, et dans les intervalles de ses amours si souvent renouvelées, elle trouvait le temps de récompenser l'industrie, d'encourager l'agriculture, de réformer la législation, de créer une marine, d'envoyer Pallas dans des provinces dont on ignorait jusqu'aux productions, Blumager dans l'archipel du Nord, et Billings dans l'océan Oriental; enfin, jalouse de la réputation littéraire de son frère le roi de Prusse, elle écrivait, de la même main qui signait l'érection d'une nouvelle ville, la sentence de mort du jeune Ivan, ou le partage de la Pologne, la Réfutation du voyage en Sibérie, par l'abbé Chappe, un roman le Czarovich Chlore; des pièces de théâtre, parmi lesquelles une traduction en français d'Oleg, drame de Derschawin; de sorte que Voltaire l'appelait la Sémiramis du Nord, et que le roi de Prusse la plaçait, dans ses lettres, entre Lycurgue et Solon.

On devine l'effet que produisit au milieu de cette cour voluptueuse et chevaleresque l'arrivée d'un homme comme notre marin. La réputation de courage qui l'avait rendu la terreur des ennemis de la France et de l'Amérique, l'avait précédé près de Catherine, et, en échange du don qu'il lui fit de sa frégate, il reçut le grade de contre-amiral. Alors, le pavillon de la Russie, après avoir fait le tour de la moitié du vieux monde, apparut dans les mers de la Grèce, et, sur les ruines de Lacédémone et du Parthénon, celui qui venait d'accomplir l'affranchissement de l'Amérique rêva le rétablissement des républiques de Sparte et d'Athènes.

Enfin, le vieil empire ottoman fut ébranlé jusque dans sa base; les Turcs, battus, signèrent la paix à Kaïnardji. Catherine retint pour elle Azof, Tangarok et Kinburn, se fit accorder la libre navigation de la mer Noire et l'indépendance de la Crimée; alors, devenue dominatrice de la Tauride, elle désira connaître ses nouvelles possessions. Paul, rappelé à Saint-Pétersbourg, l'accompagna dans ce voyage tracé par Potemkin. Sur une route de près de mille lieues, tous les prestiges d'un triomphe continuel furent offerts à la conquérante et à sa suite: c'étaient des feux allumés sur toute la longueur du chemin, des illuminations éclatant comme par féerie dans toutes les villes, des palais magnifiques élevés pour un jour au milieu des campagnes désertes, et disparaissant le lendemain; des villages se groupant comme sous la baguette d'un enchanteur dans les solitudes où huit jours auparavant les Tatars paissaient leurs troupeaux; des villes apparaissaient à l'horizon, dont il n'existait que les murailles extérieures; partout des hommages, des chants, des danses; une population pressée sur la route, et, la nuit, courant, pendant que l'impératrice dormait, s'échelonnait de nouveau sur le chemin que sa souveraine devait parcourir en se réveillant; un roi et un empereur marchant à ses côtés, et s'intitulant, non pas ses égaux, mais ses courtisans; enfin, un arc de triomphe élevé au terme du voyage, avec cette inscription qui révélait, sinon l'ambition de Catherine, du moins la politique de Potemkin: C'est ici le chemin de Byzance.

Alors, la Russie s'affermit dans sa tyrannie comme l'Amérique dans son indépendance.

Catherine offrit à son amiral des places à rassasier un courtisan, des honneurs à combler un ambitieux, des terres a consoler un roi d'avoir perdu un royaume; mais c'était le pont mouvant de son vaisseau, c'était la mer avec ses combats et ses tempêtes, c'était l'Océan immense et sans bornes qu'il fallait à notre aventureux et poétique marin. Il quitta donc la cour brillante de Catherine comme il avait quitté l'assemblée sévère du congrès, et vint chercher en France ce qui lui manquait partout ailleurs, c'est-à- dire une vie d'émotions, des ennemis à combattre, un peuple à défendre. Paul arriva à Paris au milieu de nos guerres européennes et de nos luttes civiles, tandis que d'une main nous étouffions l'étranger, et que de l'autre nous déchirions nos propres entrailles. Ce roi qu'il avait vu dix ans auparavant chéri, honoré, puissant, était, à cette heure, captif, méprisé, sans forces. Tout ce qui était élevé s'abaissait, les grands noms tombaient comme les hautes têtes. C'était le règne de l'égalité, et la guillotine était le niveau. Paul s'informa d'Emmanuel; on lui dit qu'il était proscrit. Il demanda ce qu'était devenue sa mère, on lui répondit qu'elle était morte. Alors il lui prit un immense besoin de visiter une fois encore, avant de mourir lui- même, les lieux où il avait, douze ans auparavant, éprouvé des émotions si douces et si terribles. Il partit pour la Bretagne, laissa sa voiture à Vannes, et prit un cheval comme il l'avait fait le jour où il avait vu pour la première fois Marguerite; mais ce n'était plus le jeune et enthousiaste marin, aux désirs et aux espérances sans horizon: c'était l'homme désillusionné de tout, parce qu'il a tout goûté, miel et absinthe; tout approfondi, hommes et choses; tout connu, gloire et oubli.

Aussi, ne cherchait-il plus une famille, il venait visiter des tombeaux.

En arrivant en vue du château, il tourna les yeux vers la maison d'Achard, et, ne la voyant plus, il tâcha de s'orienter par la forêt; mais la forêt semblait s'être évanouie par enchantement. Elle avait été vendue, comme propriété nationale, à vingt-cinq ou trente fermiers des environs, qui l'avaient défrichée et en avaient fait une vaste plaine. Le grand chêne avait disparu, et la charrue avait passé sur la tombe ignorée du comte de Morlaix, dont l'oeil même de son fils ne pouvait plus reconnaître la place.

Alors, il prit la porte du parc et s'avança vers le château, plus sombre et plus triste encore à cette heure qu'il ne l'était autrefois; il n'y avait plus qu'un vieux concierge, ruine vivante au milieu de ces ruines mortes. On avait eu d'abord l'intention d'abattre le manoir comme la forêt: mais la réputation de sainteté de la marquise, conservée religieusement dans le pays, avait protégé les vieilles pierres qui, pendant quatre siècles, avait abrité sa famille. Paul visita les appartements que, depuis trois ans, l'on n'avait point ouverts et que l'on rouvrit pour lui. Il parcourut la galerie des portraits; elle était restée telle qu'il l'avait vue autrefois, mais aucune main pieuse n'avait ajouté à l'antique collection les portraits du marquis et de la marquise.

Il entra dans la bibliothèque où il s'était caché, retrouva à la même place un livre qu'il avait ouvert, l'ouvrit et relut les pages qu'il avait lues; puis, il poussa la porte qui donnait sur la chambre du contrat, où s'étaient passées les scènes les plus animées du drame dont il avait été le principal acteur. La table était à la même place, et la glace au cadre de Venise, qui se trouvait sur la cheminée, brisée encore par la balle du pistolet d'Emmanuel. Il alla s'appuyer contre le chambranle de la cheminée, et demanda des détails sur les dernières années de la marquise.

Ils étaient simples et sévères, comme tout ce que l'on connaissait d'elle. Restée seule au château ainsi que nous l'avons dit, sa vie toute entière s'était uniformément écoulée dans trois endroits différents: son oratoire, le caveau où dormait son mari, et l'espace abrité par le chêne au pied duquel avait été enterré son amant. Pendant huit ans encore, après la soirée où Paul avait pour la dernière fois pris congé d'elle, on l'avait vue errer dans ces vieux corridors et dans ces sombres allées, pâle et lente comme une ombre; puis enfin, une maladie de coeur, causée par les émotions amassées dans sa poitrine, s'était déclarée; elle avait été s'affaiblissant toujours; enfin, un soir qu'elle ne pouvait plus marcher, elle s'était fait porter au pied du chêne, sa promenade favorite, pour voir une fois encore, disait-elle, le soleil se coucher dans l'Océan, ordonnant qu'on vint la reprendre dans une demi-heure. À leur retour, ses gens la trouvèrent évanouie. Ils la transportèrent vers le château; elle revint à elle dans le trajet, et, au lieu de se faire conduire à sa chambre, elle ordonna qu'on la descendît dans le caveau de sa famille. Là, elle eut la force de s'agenouiller encore au tombeau de son mari et de faire de la main signe qu'on la laissât seule. Quelque imprudence qu'il y eût de le faire, on obéit, car elle était habituée à ne jamais répéter deux fois le même ordre.

Cependant, au lieu de sortir, les domestiques restèrent dans un enfoncement, afin d'être prêts à la secourir. Au bout d'un instant, ils la virent se coucher sur la pierre devant laquelle elle priait.

Ils crurent qu'une seconde fois elle était évanouie; ils accoururent, elle était morte.

Paul se fit conduire dans les caveaux, y entra lentement et la tête découverte; puis arrivé à la pierre qui couvrait la tombe de sa mère, il s'agenouilla devant elle. Elle présentait cette seule inscription, que l'on peut voir encore dans une des chapelles de l'église de la petite ville d'Auray, où elle a été transportée depuis, et que la marquise elle même avait, avant de mourir, laissée à cette intention:

Ci-gît Très haute et très puissante dame Marguerite Blanche de Sablé, marquise d'Auray, née le 2 août 1729, morte le 2 septembre 1788.

Priez pour elle et pour ses enfants.

Paul leva les yeux au ciel avec une expression infinie de reconnaissance. Sa mère, qui si longtemps l'avait oublié pendant sa vie, s'était souvenue de lui dans son inscription funéraire.

Six mois après, la Convention nationale décida en séance solennelle qu'elle assisterait aux funérailles de Paul Jones, ancien commodore de la marine américaine, mort à Paris le 7 juillet 1793, et dont l'inhumation devait avoir lieu au cimetière du Père-Lachaise.

Cette décision avait été prise, dit l'arrêté, pour consacrer en
France la liberté des cultes.

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