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Le château de La Belle-au-bois-dormant

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La nuit vient, la vraie nuit d'étoiles; son recueillement peu à peu descend sur toutes les belles flèches dorées. Je reste l'unique promeneur, et les innombrables petites bougies, qui font grimacer les masques brillants des Bouddhas, achèveront de se consumer dans la solitude. Les rafales ont cédé la place à une brise tiède et régulière qui agite en symphonie d'ensemble les milliers de clochettes au son pur; une musique sans nom, qui semble jouée par des élytres d'insectes, plane au-dessus des pagodes d'or, au niveau de leurs pointes extrêmes, très haut en l'air, tandis qu'en bas, au fond de quelque tabernacle, des bonzes chantent des litanies à bouche close. Je crois bien que me voici hypnotisé tout à fait. Je rêve en marchant: je suis dans la ville du roi Drelindindin; des fées, des bonnes et des méchantes fées, habitent la forêt voisine; quant à la jolie Birmane au pagne jonquille, elle n'est pas loin de se confondre pour moi avec cette princesse que les Génies persécutaient....

A la fin de mon dernier tour, avant de redescendre, je m'arrête sur le seuil et me retourne pour regarder. Ces pagodes de Rangoun, elles sont au nombre des merveilles qu'en passant sur la terre il faut avoir vues; mais j'y aurai fait un pèlerinage sans lendemain, car je vais rentrer ce soir même à bord du paquebot qui doit partir à la pointe du jour pour me ramener au Bengale.

Et mon regard d'adieu, sur tout cela que je ne reverrai jamais, m'en laissera une plus inoubliable vision. Les ors continuent de briller, on ne sait trop comment puisqu'il fait nuit. La pyramide géante qui est au milieu se détache en luisances claires sur le bleu sombre du ciel, et la colline d'or qui lui sert de base garde ses reflets. Alentour, se pressent les petites pagodes aux prodigieuses toitures, les hautes gerbes de feuillages en bronze doré, toutes choses dont l'obscurité ne permet à présent de voir que les silhouettes étrangement pointues et l'éclat de métal précieux. Plus que jamais on dirait des bosquets de longs ifs d'or. Mais ce sont des ifs chargés de fleurs qui sonnent, et leurs myriades de campanules remuent doucement pour donner dans l'air une sorte d'immense concerto diffus, comme avec des sonorités de tympanons et des voix grêles de cigales....

Le lendemain, de bonne heure, quand je m'éveille à bord du paquebot qui me ramène aux Indes, l'hélice tourne déjà depuis longtemps, et nous sommes aux bouches du fleuve, comme hier dans les voiles nacrés des matins de l'Iraouaddy, au milieu de la nuée des mouettes et des goélands gardiens du seuil. Même décor imprécis d'eau gris perle et de brume gris perle, mêmes cris d'oiseaux et mêmes tourbillonnements d'ailes blanches.

Et là, en route, on me conte sur les Birmans une touchante histoire:

Il y a une vingtaine d'années, quand les Anglais,—pour venger un de ces griefs, comme les Européens en ont toujours contre les peuples rêveurs de l'Asie, et qui rappellent ceux du loup contre l'agneau,—vinrent surprendre dans leur palais le roi et la reine pour les emmener en captivité à Bombay, et les jetèrent sur une de ces grossières charrettes à boeufs où l'on transporte les sacs de riz, le peuple de la ville se rangea silencieux sur le parcours. Sans s'être concertés, tous, hommes et femmes, au passage de la triste charrette qui emportait leurs souverains et leur indépendance, se prosternaient la face contre terre, déployaient leur, longue chevelure, retendaient devant eux en tapis, et les roues, jusqu'au sortir des murailles, foulèrent cette noire jonchée vivante....

Pauvre gracieuse Birmanie!

FIN


NOTES:

[1] Une sorte de béguin en toile cartonnée, pour garantir le visage de la pluie et du soleil.

[2] Hélas! les fils de l'Euzkalerria délaissent de plus, en plus ce jeu du haute élégance pour le grossier football!

[3] J'écrivais ceci il y a deux ans. Or, ce jeu de pelote a été, sur ma prière, maintenu et amélioré par l'«aménageur» de la plage, par celui-là même que je qualifiais plus haut de demi-barbare. Le mot d'ailleurs était injuste: homme de goût, artiste, aurais-je dû dire plutôt. Sur nos sables tapissés d'oeillets et d'immortelles, il avait rêvé de fonder une ville de bains qui n'enlevât pas au pays la couleur ancienne, et ses études de la vieille Euzkalerria lui avaient permis de dessiner des maisonnettes d'un archaïsme exquis.. Mieux valait pour tout le monde ne rien bâtir du tout, bien entendu, et respecter cette solitude; sa conception toutefois était acceptable,—mais allez donc la faire entrer dans des cervelles vulgaires, ou seulement moyennes! Il a été débordé. Un petit quartier purement basque, construit depuis deux années d'après ses plans, semble un joyau rare en comparaison des horreurs qui viennent de pousser alentour: donjons moyenâgeux en ciment armé; fermes pseudo-normandes; tristes maisons noirâtres à toits d'ardoise que l'on dirait échappées de la banlieue de quelque ville ouvrière du Nord;—jusqu'à une espèce de gâteau de Savoie tout rond, tout peinturluré, tellement saugrenu que les gens s'arrêtent devant pour sourire. Et, si une croisade de défense ne s'organise au plus vite, cette presque dernière de nos plages françaises non violées, finira, comme toutes les autres, dans le ridicule. (Mars 1910.)

[4] Il ne s'agit ici, bien entendu, que du London South-West où j'habitais.

[5] Discours prononcé à l'Académie française à l'occasion des prix de vertu.

[6] Un peu plus de deux fois la colonne Vendôme.


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—19215-4-10.

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