Le chateâu des Carpathes
IX
La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.
Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au village de Werst.
Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial, où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.
Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces rudes exercices.
La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un accident de chasse.
La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son cœur renfermait d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial, qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence. Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.
Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest, parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.
Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les montagnes roumaines et de s'envoler au-delà.
Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement dévoué à son maître.
L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.
Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui semblait-il—lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des grandes cités italiennes.
Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne Trinacria qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de Krajowa afin d'y prendre une année de repos.
Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.
Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'œuvre de la peinture, lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les œuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour l'interprétation des grands artistes.
Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son cœur.
Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice, dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur les autres scènes de l'Europe.
La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:
Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !
Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances immortelles:
...cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,
cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable magnificence.
Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l'âme, jamais, disait-on, son cœur n'en avait ressenti les effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.
Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes. Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses fanatiques admirateurs.
Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du cœur et de l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,—pas même un certain personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent que nous fassions connaître les traits et le caractère.
C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,—on le supposait, du moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui occupait alors la première place dans l'art du chant.
Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.
Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,—frayeur irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos dont le public accueillait son entrée en scène.
Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla. Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme—nous insisterons particulièrement sur ce point—, tout ce qui pouvait lui rappeler l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.
Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que lui, partageait son existence.
Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A l'entendre—car il causait volontiers—, il était un de ces savants méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une œillère noire sur son œil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont l'unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d'un regard verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui répondre.
Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik, étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron Rodolphe de Gortz.»
Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.
A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge, s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante, faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.
Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,—un bruit auquel le public refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.
On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible qu'elle songeât à prendre sa retraite?
Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât, le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.
Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et, pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était d'abandonner le théâtre.
Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui avait offert de devenir comtesse de Télek.
La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à quitter la carrière dramatique.
La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.
On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte, qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces personnelles à l'adresse de Franz de Télek—menaces dont le jeune homme ne se préoccupa pas un instant.
Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie. Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le baron occupait à chaque représentation,—ce qui ne lui était jamais arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au charme de la musique.
Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica, d'Orlando, ce chef-d'œuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser ses adieux au public.
Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.
Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, Orfanik s'y trouvait près de lui.
La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs s'éleva jusqu'au délire.
Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui, à lui seul!
Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre!
En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas encore arrivé.
La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase d'un sentiment sublime:
| Innamorata, mio cuore, tremante, |
| Voglio morire... |
Soudain, elle s'arrête...
La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang... Elle chancelle... elle tombe...
Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...
Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...
Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:
—Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»
La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son chant s'est éteint avec son dernier soupir!
Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la population napolitaine.
Au cimetière du Campo Santo Nuovo, où la cantatrice fut inhumée, on ne lit que ce nom sur un marbre blanc:
STILLA
Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette tombe...
C'était Rodolphe de Gortz.
La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.
Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.
Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:
«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!
«RUDOLPHE DE GORTZ.»
X
Telle avait été cette lamentable histoire.
Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne reconnaissait personne—pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier souffle: c'était celui de la Stilla.
Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste s'était brisée:
«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.
Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur.
Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces blessures qui ne se ferment qu'à la mort.
Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de distraire sa douleur.
Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces transylvaines. Plus tard—Rotzko l'espérait—, le jeune comte consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été interrompu par les tristes événements de Naples.
Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du Roi Mathias.
On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek arriva, et comment il avait été mis au courant des faits incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron Rodolphe de Gortz.
L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des Carpathes!
Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre, n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait vainement à calmer.
Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à faire.
Quelques instants après, tous avaient quitté le Roi Mathias, très intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne présageait rien de bon pour le village.
Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas rester plus longtemps sous une pareille obsession.
Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!... Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs fusils rateraient à chaque coup!
Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du Roi Mathias, s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz venait d'évoquer si douloureusement.
Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse, regarda au loin.
Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.
Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à laquelle s'arrêter.
D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.
Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse qu'il avait faite de déjouer les manœuvres de ces faux revenants, en prévenant la police de Karlsburg.
Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de l'après-midi, avant de retourner au Roi Mathias, il se présenta à la maison du biró.
Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes... etc.
Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.
«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son service.»
Puis, se retournant:
«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui venait d'entrer dans la salle.
—Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix émue.
Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui demander quelques explications à ce sujet.
«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement atteint...
—Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!
—Vous avez un bon médecin à Werst?
—Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien infirmier de la quarantaine.—Nous avons le docteur Patak, répondit Miriota.
—Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?
—Oui, monsieur le comte.
—Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette aventure.—Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de fatigue...
—Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui soit susceptible de nuire à Nic Deck.—je le sais, monsieur le comte.
—Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...
—Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.
—Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien m'inviter toutefois...
—Monsieur le comte, un tel honneur...
—Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade avec sa jolie fiancée.
—Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune fille.
Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...
—Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons bon ordre, je vous le promets.—Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...
—Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de Werst!»
Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à la chambre du forestier.
C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul avec son fiancé.
Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge du Roi Mathias. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.
«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?
—je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.
—Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg?—je n'en doute pas.
—Et pourquoi, s'il vous plaît?...
—Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait inexplicable.
—Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s'est passé?
—Volontiers, monsieur le comte.»
Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les hôtes du Roi Mathias,—faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement naturelle.
En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz déclara au jeune forestier.
«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est guère possible, vous en conviendrez...
—Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...
Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n'ont pas trace de blessure.
—Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient retenus de cette façon...
—je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»
Franz fut assez embarrassé pour répondre.
«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même.
—Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arrivé, Nic Deck.
—Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.
—Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda Franz.
—Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une violence...
—Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du pont-levis?...
—Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur m'a relevé sans connaissance.»
Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule.
«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout cela!
—Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu une commotion brutale...
—Brutale et diabolique!
—Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants.
—Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m'est arrivé?
—je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera et de la façon la plus simple.
—Plaise à Dieu! répondit le forestier.
—Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à la famille de Gortz?
—Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.
—Et à quelle époque remonte cette disparition?
—A vingt ans environ.
—A vingt ans?...
—Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son départ, et on ne l'a plus revu.
—Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?
—Personne.
—Et que croit-on dans le pays?...
—On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort a suivi de près sa disparition.
—On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore—il y a cinq ans du moins.
—Il vivait, monsieur le comte?...
—Oui... en Italie... à Naples.
—Vous l'y avez vu?...
—Je l'ai vu.
—Et depuis cinq ans?...
—Je n'en ai plus entendu parler.»
Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue—une idée qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le sourcil froncé:.
«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au fond de ce burg?...
—Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.
—Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer jusqu'à lui?...
—Aucun», répondit Franz de Télek.
Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile, s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:
—Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette façon!»
Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien pénétrer le mystère du château des Carpathes.
Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d'assister.
Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au Roi Mathias, d'où il ne sortit plus de la journée.
A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude.
Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de moi, mon maître?
—Non, Rotzko.
—Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.
—Va, Rotzko, va.»
A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la fasciner...
Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué la Stilla...
Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène surprenant.
Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette salle où Franz est seul, bien seul pourtant.
Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.
Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano, inspirée par ces paroles:
| Nel giardino de' mille fiori, |
| Andiamo, mio cuore... |
Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...
Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de l'entendre encore une fois...
Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint avec les molles vibrations de l'air.
Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette voix qui lui va au cœur...
Tout est silence au-dedans et au-dehors.
«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que j'ai tant aimée!»
Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!» dit-il.
XI
Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore troublé des visions de la nuit.
C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour prendre la route de Kolosvar.
Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.
Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le plateau d'Orgall.
Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg, tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst? Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?
Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village, c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire l'approche.
Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré dans ses idées, et il hésitait à présent.
En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.
On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.
Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la terrasse.
Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:
«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire, et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.
—Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as raison, mon brave Rotzko.
—je le pense aussi, répondit simplement le soldat.—Quant à maître Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour en finir avec les prétendus esprits du burg.
—En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.
—Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.
—Tout sera prêt.
—Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un détour vers le Plesa.
—Et pourquoi, mon maître?
—Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.
—A quoi bon?...
Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même d'une demi-journée.»
Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.
C'est que Franz—comme s'il eût subi quelque influence irrésistible—se sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.
Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se rappelant que, dans cette même salle du Roi Mathias, une voix s'était déjà fait entendre, assurait-on,—cette voix dont Nic Deck avait si imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y pénétrer.
Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.
Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se disposa au départ.
Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser leurs adieux.
Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,—ce dont l'ex-infirmier s'attribuait tout l'honneur.
«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi qu'à votre fiancée.
—Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, rayonnante de bonheur.
—Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.
—Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était assombri.
—Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.
—Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.
—Cela est facile à dire... murmura le magister.
—Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se cachent dans le burg...
—Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer le berger Frik.
—Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement d'épaules.
—Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!
—Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du burg...
—Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me trouvais... j'aie... rêvé...
—je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine comme les vôtres.»
Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière fois les hommages de l'hôtelier du Roi Mathias, si honoré d'avoir eu l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du col.
En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du Retyezat.
Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître: c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en tirer.
Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se reposer un instant.
En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de prendre direction sur le château.
Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.
La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs, très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...
Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas lui dire:
«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce maudit burg, et partons!»
Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées, car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.
Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce. C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.
Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut rien.
Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où, depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.
Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.
Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.
Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle. C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.
En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années d'existence au vieux burg des barons de Gortz.
Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.
Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien—pas même un cri d'oiseau—ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.
Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées accablantes, son cœur gros de souvenirs.
Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif' du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il n'hésita plus.
«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit heures.»
Franz ne parut pas l'entendre.
Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel avant que les auberges soient fermées.
—Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, répondit Franz.
—Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être vus en la traversant.
—Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le village.»
Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en arrivant sur le plateau d'Orgall.
«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si j'insiste...
—Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»
Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le cœur est inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la courtine?...
Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le rebord de la contrescarpe...
Et peut-être le voulait-il?
C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:
«Venez-vous, mon maître?...
—Oui... oui...», répondit Franz.
Et il restait immobile.
Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites fenêtres du donjon.
«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.
Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...
Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à peu.
C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée d'un long vêtement blanc.
Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière fois?
Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...
«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.
Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si Rotzko ne l'eût retenu...
L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était montrée pendant une minute...
Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces mots lui échappèrent:
«Elle... elle... vivante!»
XII
Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica, telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au théâtre San-Carlo!
L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!
Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.
Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des Carpathes!
«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi surtout... car il me semble que la raison va m'échapper...
—Mon maître... mon cher maître!
—A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir même...
—Non... demain...
—Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la voyais... Elle m'attend...
—Eh bien... je vous suivrai...
—Non!... J'irai seul.
—Seul?...
—Oui.
—Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne l'a pas pu?...
—J'y entrerai, te dis-je.
—La poterne est fermée...
—Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une brèche... j'y passerai...
—Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le voulez pas?...
—Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu pourras me servir...
—Je vous attendrai donc ici?...
—Non, Rotzko.
—Où irai-je alors?...
—A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis, pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu... elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»
Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède plus.
Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.—Vous le voulez?...
—je le veux!»
Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir. D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux regards du soldat.
Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!
Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre la route du col de Vulkan.
Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.
Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là... La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion, c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui! vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à Rodolphe de Gortz!
A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.
De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune n'étant pas encore levée—une nuit épaissie par ces brumes qui se condensent entre les montagnes—c'était plus que hasardeux. Au danger des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.
Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne pouvait le tromper.
Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était pas relevé contre la poterne.
A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait jusqu'au faîte du donjon central!
Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.
Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène d'alarme ou les éclats d'un phare!
Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à quelques pas.
Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du pont-levis?
Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait sur ses gardes...
C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces ténèbres!
Un cri lui échappa... un cri de désespoir.
«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»
En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui répondre?...
Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les échos du Plesa.
Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à une certaine hauteur.
«Là est le burg... là!» se dit-il.
Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait venir que du donjon central.
Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver jusqu'à la poterne...
Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la contrescarpe.
La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle venait de l'une des fenêtres du donjon.
Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles—insurmontables peut-être!
En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds au-dessus de lui?...
Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la poterne était ouverte...
Le pont-levis était baissé.
Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier branlant du pont, et mit la main sur la porte...
Cette porte s'ouvrit.
Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la poterne...
Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.
XIII
Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.
Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger toute une garnison.
Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte, d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad, enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui donnaient accès sur la route du col de Vulkan,—tel était l'ensemble de ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de Crète.
Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane qui servit à guider le héros grec?
Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!... Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour arriver jusqu'à elle.
La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un pied sûr.
Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à l'autre extrémité de cette galerie.
Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.
Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.
A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?
Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable travail de taupes.
Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le loisir de la réflexion.
Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre, c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures, ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de l'escalier.
Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.
Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.
Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà. Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient. Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa respiration était devenue haletante, son cœur battait précipitamment.
Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied gauche, ne rencontra plus le sol.
Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde.
Il y avait là un escalier.
Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être n'avait-il pas d'issue?
Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.
Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres détours.
Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois centaines de pieds en avant.
D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes qui habitaient le burg?
«Serait-ce elle?...» murmura Franz.
Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?
A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement.
Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.
Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.
Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal. Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.
En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des verrous.
Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en ébranler les lourds montants...
Ses efforts furent inutiles.
Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt un grabat en vieux cœur de chêne, sur lequel étaient jetés différents objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des piliers.
Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par ruse?
Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon. Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes pouvait lui rendre un peu de ses forces.
Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.
Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses actes?...
«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la crypte fut plongée dans une complète obscurité.
Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne provenait pas de l'apaisement de l'esprit...
Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater, lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure. Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.
Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première porte: elle était toujours ouverte;—vers la seconde porte: elle était toujours fermée.
Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.
Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la tête à la fois vide et pesante.
«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il jour?...»
A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli d'une eau claire.
Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses semblables?
Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne, il sortirait du château...
Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière lui...
Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du burg...
Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?... Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...
Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on fouillerait le burg de fond en comble!...
Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans perdre un instant.
Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde porte de la crypte.
C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient—lentement.
Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, retenant sa respiration, il écouta...
Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.
Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.
Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il tenterait d'atteindre le donjon.
Si c'était le baron Rodolphe de Gortz—et il reconnaîtrait bien l'homme qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de San-Carlo—, il le frapperait sans pitié.
Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil extérieur.
Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...
Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au jeune comte.
C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait être mort avec l'artiste.
Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:
| Nel giardino de' mille fiori, |
| Andiamo, mio cuore... |
Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla semblait l'inviter à la suivre, répétant:
Andiamo, mio cuore... andiamo...
Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras, l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.
Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.
Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas s'éloigner...
Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait presque plus.
C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un éclair.
«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est égarée...»
Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en feu...
«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que je vais devenir fou... fou comme elle...»
Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans sa cage...
«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il faut que je sorte du burg... J'en sortirai!»
Et il s'élança vers la première porte...
Elle venait de se fermer sans bruit.
Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la Stilla...
Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant emprisonné dans la crypte.
XIV
Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla, c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus.
Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle qu'il avait vue sur le bastion du château.
Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une seconde fois.
«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»
Et cela n'était que trop vraisemblable!
Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la raison!
Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.
Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos de ses pensées.
«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»
Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus... Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...
Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?
Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, l'œil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à travers le joint des portes.
Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver à ses lèvres.
En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un peu de l'air du dehors?
Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du pilier.
Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un instant.
Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d'air et de clarté.
Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la margelle.
Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait à se rétrécir.
Il devait être environ cinq heures du soir.
De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il n'eût été provoqué par une boisson soporifique.
Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait s'achever...
Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient aucune saillie, était impraticable.
Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans lequel elles se trouvaient.
La première porte—par laquelle il était arrivé était très solide, très épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.
La seconde porte—derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la Stilla—semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté.
«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris son sang-froid.
Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi sous l'influence de la boisson somnifère.
Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.
Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait en grinçant sur ses gonds.
Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins étouffant.
En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de l'est.
Il devait être à peu près neuf heures du soir.
Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.
Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla, errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son cœur battait à se rompre.
Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en le montant,—soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.
N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua d'avancer.
Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau d'Orgall.
Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût interminable, quand un obstacle l'arrêta.
C'était la paroi d'un mur de briques.
Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture.
Il n'y avait aucune issue de ce côté.
Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille.
Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les doigts.
«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.
Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit entendre de l'autre côté.
Franz s'arrêta.
Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière arrivait à travers la crevasse.
Franz regarda.
Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où pendait une corde jusqu'à terre,—la corde de cette cloche, qui tintait quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur la route du col.
Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.
Franz reconnut aussitôt cet homme.
C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions au service de Rodolphe de Gortz!
Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla, ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses yeux.
Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée de la nuit?
Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez distinctement.
Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci avait été à même de s'approcher;
Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé à le conduire au donjon...
Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car, en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!
Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle.
C'était le baron Rodolphe de Gortz.
L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.
Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait Orfanik.
Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux hommes.
XV
«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?—je viens de l'achever.
—Tout est préparé dans les casemates des bastions?
—Tout.
—Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon?
—Ils le sont.
—Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps de nous enfuir?
—Nous l'aurons.
—A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre?
—Il l'est.»
Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la chapelle.
«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui tenteront de forcer ton enceinte!»
Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune comte.
«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.
Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait dans l'auberge du Roi Mathias.
Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?
—Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.
—Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?—Depuis deux heures, avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.
Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous ceux qui lui viendront en aide.»
Puis, au bout de quelques moments:
«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais savoir qu'il établissait une communication entre le château et le village de Werst...—On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait pas tarder à être révélée.
A cette époque—nous ferons très particulièrement remarquer que cette histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle, —l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme «l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre.
Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du téléphote.].
Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.
Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait seul à en profiter.
Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur rencontre, ne se séparèrent-ils plus—pas même lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.
Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires effets.
Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y enfermer avec lui.
Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.
En réalité, ce qui restait du burg—et notamment le donjon central—, était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.
Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une intervention diabolique.
Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du Roi Mathias, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir chaque soir.
C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au Roi Mathias, afin de raccorder ce fil à la grande salle de l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au Roi Mathias, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.
Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on sait ce qui en résulta.
C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix menaçante se fit soudain entendre dans la salle du Roi Mathias pour l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du pont-levis.
Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, personne n'eût voulu s'approcher—même à deux bons milles de ce château des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.
Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.
Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, sa présence à l'auberge du Roi Mathias fut aussitôt signalée par le fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes ces légendes!
Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix de la Stilla, envoyée à l'auberge du Roi Mathias par l'appareil téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en pourrait jamais sortir.
Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui, n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces.
Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,—fuir en entraînant la Stilla, inconsciente...
Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher l'effroyable ruine!
Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice!
Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.
En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de Gortz et Orfanik.
«Il n'y a plus rien à faire ici?
—Rien.
—Alors séparons-nous.
—Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château?...
—Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.
—Mais vous?...
—Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.
—Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous attendre?
—A Bistritz.
—Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre volonté.
—Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des Carpathes!»
Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle.
Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de parler Rodolphe de Gortz.
XVI
Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.
Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert, Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.
Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.
Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le chevet.
En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de la voûte.
Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa poussée.
Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.
C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.
Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des cours intérieures.
Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la galerie.
Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle gauche de la courtine.
Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles pénétraient les rayons de la lune.
A l'opposé il y avait une porte ouverte.
Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières, afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques secondes.
Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.
Franz regarda.
Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des arbres—sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko. S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières lueurs de l'aube?
Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le tunnel.
Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la galerie.
Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se déroulait dans l'épaisseur du mur.
Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes? Il avait lieu de le croire.
Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à l'intérieur d'une cage étroite et obscure.
Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.
Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était entouré à son premier étage.
Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau d'Orgall.
Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.
Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte, où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.
Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois, et commença à monter.
Toujours même silence.
L'appartement du premier étage n'était point habité.
Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages supérieurs.
Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.
La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce moment.
A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait un vif rayon de lumière.
Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.
En appliquant son œil à la serrure, il ne distingua que la partie gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant plongée dans l'ombre.
Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui s'ouvrit.
Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur lequel s'amortissaient les pas.
L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle était baignée d'ombre ou de lumière.
A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde obscurité.
A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être aperçu.
A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, que l'écran entourait d'une sorte de pénombre.
Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait une boîte rectangulaire.
Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un cylindre métallique.
Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était occupé.
Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie antérieure de la boîte.
C'était Rodolphe de Gortz.
Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?
Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu dire à Orfanik.
Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.
Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir, l'enivrer de son chant?...
Où était donc la Stilla?...
Franz ne la voyait ni ne l'entendait...
Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler. Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par lui... et le frapper?...
Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête perdue, il levait la main...
Soudain la Stilla apparut.
Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.
La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond de l'âme...
Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!
Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour l'entraîner au-dehors...
La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!
Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!
Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses yeux!
Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait faire vibrer plus vivement au cœur de Franz les cordes du souvenir? Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'Orlando, ce finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière phrase:
Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...
Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant... Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son incomparable pureté...
Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:
Voglio morire...
La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois tombée sur la scène?...
Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même note qu'au théâtre de San-Carlo...
Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce soir-là...
Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son regard adoré,—ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses de son âme...
Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors de ce château...
A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se relever.
«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu s'échapper...»
Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:
«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici... vivante...
—Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.
Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent tout l'emportement de la rage.
«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek essaie donc de me l'enlever!»
Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fixés sur lui...
A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...
Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la malheureuse folle...
Il est trop tard... le couteau la frappe au cœur...
Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la Stilla...
Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est devenu fou, lui aussi?...
Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:
«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à personne!»
Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.
Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation retentit.
Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron de Gortz.
Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte qu'il serrait entre ses bras.
Il poussa un cri terrible.
«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla... Elle est brisée... brisée... brisée!...»
Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»
Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des agents de police.
Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.
Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la surface du plateau d'Orgall.
XVII
On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du burg?
En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall. Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et, en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette pluie de pierres.
L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des murailles.
Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des décombres, à la base du donjon.
C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays—entre autres maître Koltz—le reconnurent sans hésitation.
Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.
Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic Deck ne savait comment le calmer.
Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.
«Mon maître... mon pauvre maître...
—Monsieur le comte...»
Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck, lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il n'était qu'évanoui.
Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni reconnaître Rotzko ni l'entendre.
Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla encore; il ne fit aucune réponse.
Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa bouche:
Innamorata... Voglio morire...
Franz de Télek était fou.
XVIII
Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent faites dans les circonstances que voici:
Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.
Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le connaissait et de longue date.
Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur cette catastrophe.
Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait à cœur que ses inventions.
En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma que la Stilla était morte, et—ce sont les expressions mêmes dont il se servit—, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.
Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait provoquer cette étrange aventure.
En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il retrouvée vivante dans la chambre du donjon?
Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être inexplicables.
On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante, allaient lui manquer.
Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.
Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut interrompu par la mort de la Stilla.
Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais —ce qui peut paraître absolument incompréhensible—, il la voyait comme si elle eût été vivante, devant ses yeux.
C'était un simple artifice d'optique.
On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi «réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de ses chants.
Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de perfection.
Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.
Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne. Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet inoubliable passé.
De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière nuit au château des Carpathes.
Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle chambre de sa maison.
Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner —Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au Roi Mathias—, elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.
Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:
«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce qu'il existe des génies!»
Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses railleries dépassent la mesure.
Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde hantent les ruines du château des Carpathes.
Fin