Le château des Désertes
The Project Gutenberg eBook of Le château des Désertes
Title: Le château des Désertes
Author: George Sand
Release date: October 7, 2004 [eBook #13668]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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George Sand
LE CHÂTEAU DES DÉSERTES
NOTICE
Le Château des Désertes est une analyse de quelques idées d'art plutôt qu'une analyse de sentiments. Ce roman m'a servi, une fois de plus, à me confirmer dans la certitude que les choses réelles, transportées dans le domaine de la fiction, n'y apparaissent un instant que pour y disparaître aussitôt, tant leur transformation y devient nécessaire.
Durant plusieurs hivers consécutifs, étant retirée à la campagne avec mes enfants et quelques amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer la comédie sur scénario et sans spectateurs, non pour nous instruire en quoique ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion pour les enfants, et peu à peu une sorte d'exercice littéraire qui ne fut point inutile au développement intellectuel de plusieurs d'entre eux. Une sorte de mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait naturellement de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits, au milieu d'une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enveloppaient au dehors, et que nos serviteurs même, n'aidant ni à nos changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure la maison où nous restions seuls; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n'hésitèrent pas à nous croire fous ou ensorcelés.
Lorsque j'introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu'on va lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si différentes de l'original, que mes pauvres enfants, après l'avoir lu, ne regardaient plus qu'avec chagrin le paravent bleu et les costumes de papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose sert toujours l'exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes un théâtre aussi grand que le permettait l'exiguïté du local, et arrivèrent à y jouer des pièces qu'ils firent, eux-mêmes aussi, les années suivantes.
Qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, là n'est point la question intéressante pour les autres: mais ne firent-ils pas mieux de s'amuser et de s'exercer ainsi, que de courir cette bohème du monde réel, qui se trouve à tous les étages de la société?
C'est ainsi que la fantaisie, le roman, l'oeuvre de l'imagination, en un mot, a son effet détourné, mais certain, sur l'emploi de la vie. Effet souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la réalité; mais elle est transformée à son tour et fait entrer un peu d'idéal, non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie réelle.
GEORGE SAND.
NOHANT 17 janvier 1853
A M. W.-G. MACREADY.
Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques idées sur l'art dramatique, je le mets sous la protection d'un grand nom et d'une honorable amitié.
GEORGE SAND.
Nohant, 30 avril 1847.
I.
LA JEUNE MÈRE.
Avant d'arriver à l'époque de ma vie qui fait le sujet de ce récit, je dois dire en trois mots qui je suis.
Je suis le fils d'un pauvre ténor italien et d'une belle dame française. Mon père se nommait Tealdo Soavi; je ne nommerai point ma mère. Je ne fus jamais avoué par elle, ce qui ne l'empêcha point d'être bonne et généreuse pour moi. Je dirai seulement que je fus élevé dans la maison de la marquise de..., à Turin et à Paris, sous un nom de fantaisie.
La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle n'y entendait rien et prenait un égal plaisir à entendre une valse de Strauss et une fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les étoffes vert et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadrée. Légère et charmante, elle dansait à quarante ans comme une sylphide et fumait des cigarettes de contrebande avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. Elle n'avait aucun remords d'avoir cédé à quelques entraînements de jeunesse et ne s'en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais goût de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.
Je fus élevé comme il plut à Dieu; l'argent n'y fut pas épargné. La marquise était riche, et, pourvu qu'elle n'eût à prendre aucun souci de mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me refuser aucun moyen de développement. Si elle n'eût été en réalité que ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l'était officiellement, j'aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma première éducation pour que j'ignorasse le secret de ma naissance. Dès que je pus sortir de leurs mains, je m'efforçai d'oublier la douleur et l'effroi que leur indiscrétion m'avait causés. Ma mère me permit de voir le monde à ses côtés, et je reconnus à la frivolité bienveillante de son caractère, au peu de soin mental qu'elle prenait de son fils légitime, que je n'avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point d'amertume contre elle, je n'en eus jamais le droit mais une sorte de mélancolie, jointe à beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de résolution intime, se trouva être au fond de mon esprit, de bonne heure et pour toujours.
J'éprouvais parfois un violent désir d'aimer et d'embrasser ma mère. Elle m'accordait un sourire en passant, une caresse à la dérobée. Elle me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me félicitait d'avoir du goût, donnait des éloges à mes instincts de savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais aussi elle ne comprit mon besoin d'expansion avec elle. Le seul mot maternel qui lui échappa fut pour me demander, un jour qu'elle s'aperçut de ma tristesse, si j'étais jaloux de son fils, et si je ne me trouvais pas aussi bien traité que l'enfant de la maison. Or, comme, sauf le plaisir très-creux d'avoir un nom et le bonheur très-faux d'avoir dans le monde une position toute faite pour l'oisiveté, mon frère n'était effectivement pas mieux traité que moi, je compris une fois pour toutes, dans un âge encore assez tendre, que tout sentiment d'envie et de dépit serait de ma part ingratitude et lâcheté. Je reconnus que ma mère m'aimait autant qu'elle pouvait aimer, plus peut-être qu'elle n'aimait mon frère, car j'étais l'enfant de l'amour, et ma figure lui plaisait plus que la ressemblance de son héritier avec son mari.
Je m'attachai donc à lui complaire, en prenant mieux que lui les leçons qu'elle payait pour nous deux avec une égale libéralité, une égale insouciance. Un beau jour, elle s'aperçut que j'avais profité, et que j'étais capable de me tirer d'affaire dans la vie. «Et mon fils? dit-elle avec un sourire; il risque fort d'être ignorant et paresseux, n'est-ce pas?...» Puis elle ajouta naïvement: «Voyez comme c'est heureux, que ces deux enfants aient compris chacun sa position!» Elle m'embrassa au front, et tout fut dit. Mon frère n'essuya aucun reproche de sa part. Sans s'en douter, et grâce à ses instincts débonnaires, elle avait détruit entre nous tout levain d'émulation, et l'on conçoit qu'entre un fils légitime et un bâtard l'émulation eût pu se changer fort aisément en aversion et en jalousie.
Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans anxiété et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais naturellement à m'instruire. Entouré d'artistes et de gens du monde, mon choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si j'eusse été maltraité par ceux qui ne l'étaient pas, je me serais élancé dans la carrière avec une sorte d'âpreté chagrine et hautaine. Il n'en fut rien. Tous les amis de ma mère m'encourageaient de leur bienveillance, et moi, ne me sentant blessé nulle part, j'entrai dans la voie qui me parut la mienne avec le calme et la sérénité d'une âme qui prend librement possession de son domaine.
Je portai dans l'étude de la peinture toutes les facultés qui étaient en moi, sans fièvre, sans irritation, sans impatience. A vingt-cinq ans seulement, je me sentis arrivé au premier degré de développement de ma force, et je n'eus pas lieu de regretter mes tâtonnements.
Ma mère n'était plus; elle m'avait oublié dans son testament, mais elle était morte en me faisant écrire un billet fort gracieux pour me féliciter de mes premiers succès, et en donnant une signature à son banquier pour payer les premières dettes de mon frère. Elle avait fait autant pour moi que pour lui, puisqu'elle nous avait mis tous les deux à même de devenir des hommes. J'étais arrivé au but le premier; je ne dépendais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frère dépendait de sa fortune et de ses habitudes; je n'eusse pas changé son sort contre le mien.
Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui écrivais à d'assez longs intervalles. Il m'en coûtait de l'appeler, conformément à ses prescriptions, ma bonne protectrice. Ses lettres ne me causaient qu'une joie mélancolique, car elles ne contenaient guère que des questions de détail matériel et des offres d'argent relativement à mon travail. «Il me semble, écrivait-elle, qu'il y a quelque temps que vous ne m'avez rien demandé, et je vous supplie de ne point faire de dettes, puisque ma bourse est toujours à votre disposition. Traitez-moi toujours en ceci comme votre véritable amie.»
Cela était bon et généreux, sans doute, mais cela me blessait chaque fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs années, je ne lui coûtais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand je l'eus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'espérance que j'avais vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me fit verser des larmes, ce fut la pensée que j'aurais pu l'aimer passionnément, si elle l'eût bien voulu. Enfin, je pleurais de ne pouvoir pleurer vraiment ma mère.
Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'épisode de ma vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir de ma première jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde période. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il m'a semblé pourtant qu'elle était nécessaire. Un narrateur est un être passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent à sa propre individualité bien constatée. J'ai toujours détesté les histoires qui procèdent par je, et si je ne raconte pas la mienne à la troisième personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de moi-même, et d'être, sinon le héros principal, du moins un personnage actif dans les événements dont j'évoque le souvenir.
J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu où ma vie s'est révélée et dénouée. Mon nom, à moi, c'est-à-dire le nom qu'on m'a choisi en naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais pas appelé Soavi, comme mon père. Peut-être que ce n'était pas non plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir que j'existais. Ma mère, aussi vite épouvantée qu'éprise, lui avait caché les conséquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus entièrement.
Pour toutes les causes qui précèdent, me voyant et me sentant doublement orphelin dans la vie, j'étais tout accoutumé à ne compter que sur moi-même. Je pris des habitudes de discrétion et de réserve en raison des instincts de courage et de fierté que je cultivais en moi avec soin.
Deux ans après la mort de ma mère, c'est-à-dire à vingt-sept ans, j'étais déjà fort et libre au gré de mon ambition, car je gagnais un peu d'argent, et j'avais très-peu de besoins; j'arrivais à une certaine réputation sans avoir eu trop de protecteurs, à un certain talent sans trop craindre ni rechercher les conseils de personne, à une certaine satisfaction intérieure, car je me trouvais sur la route d'un progrès assuré, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et j'en attendais l'éclosion avec une joie secrète qui me soutenait, et une apparence de calme qui m'empêchait d'avoir des ennemis. Personne encore ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je souriais intérieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus pressés que moi, s'enivrer d'un succès précaire. Doux et facile à vivre, je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien être incapables les natures violentes, emportées autour de moi comme des feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais à l'oeil de celui qui voit tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le contraste d'un tempérament paisible avec une imagination vive et une volonté prompte.
A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aimé, et certes ce n'était pas faute d'amour dans le sang et dans la tête; mais mon coeur ne s'était jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un autre eût appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il à partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point d'homme qui puisse se définir au point de n'être pas, sous quelque rapport, un mystère pour lui-même. Je ne puis donc m'expliquer ma froideur intérieure que par induction. Peut-être ma volonté était-elle trop tendue vers le progrès dans mon art. Peut-être étais-je trop fier pour me livrer avant d'avoir le droit d'être compris. Peut-être encore, et il me semble que je retrouve cette émotion dans mes vagues souvenirs, peut-être avais-je dans l'âme un idéal de femme que je ne me croyais pas encore digne de posséder, et pour lequel je voulais me conserver pur de tout servage.
Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie me devenait plus facile dans la peinture, l'explosion de ma puissance cachée se préparait dans mon sein par une inquiétude croissante. A Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble italienne, belle comme un camée antique, éblouissante femme du monde, et dilettante à tous les degrés de l'art. Le hasard lui fit voir une peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui entouraient. Elle s'exprima sur mon compte en des termes qui caressèrent mon amour-propre. Je sus qu'elle me plaçait plus haut que ne faisait encore le public, et qu'elle travaillait à ma gloire sans me connaître, par pur amour de l'art. J'en fus flatté; la reconnaissance vint attendrir l'orgueil dans mon sein. Je désirai lui être présenté: je fus accueilli mieux encore que je ne m'y attendais. Ma figure et mon langage parurent lui plaire, et elle me dit, presque à la première entrevue, qu'en moi l'homme était encore supérieur au peintre. Je me sentis plus ému par sa grâce, son élégance et sa beauté, que je ne l'avais encore été auprès d'aucune femme.
Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse, certaines locutions d'éloges officiels, certaines formules de sympathie et d'encouragement, me rappelaient la douce, libérale et insoucieuse femme dont j'avais été le fils et le protégé. Parfois j'essayais de me persuader que c'était une raison de plus pour moi de m'attacher à elle; mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe charmante, la femme du monde, cet être banal et froid, habile dans l'art des niaiseries, maladroit dans les choses sérieuses, généreux de fait sans l'être d'intention, aimant à faire le bonheur d'autrui, à la condition de ne pas compromettre le sien.
J'aimais, je doutais, je souffrais. Elle n'avait pas une réputation d'austérité bien établie, quoique ses faiblesses n'eussent jamais fait scandale. J'avais tout lieu d'espérer un délicieux caprice de sa part. Cela ne m'enivrait pas. Je n'étais plus assez enfant pour me glorifier d'inspirer un caprice; j'étais assez homme pour aspirer à être l'objet d'une passion. Je brûlais d'un feu mystérieux trop longtemps comprimé pour ne pas m'avouer que j'allais être en proie moi-même à une passion énergique; mais, lorsque je me sentais sur le point d'y céder, j'étais épouvanté de l'idée que j'allais donner tout pour recevoir peu... peut-être rien. J'avais peur, non pas précisément de devenir dans le monde une dupe de plus; qu'importe, quand l'erreur est douce et profonde? mais peur d'user mon âme, ma force morale, l'avenir de mon talent, dans une lutte pleine d'angoisses et de mécomptes. Je pourrais dire que j'avais peur enfin de n'être pas complètement dupe, et que je me méfiais du retour de ma clairvoyance prête à m'échapper.
Un soir, nous allâmes ensemble au théâtre. Il y avait plusieurs jours que je ne l'avais vue. Elle avait été malade; du moins sa porte avait été fermée, et ses traits étaient légèrement altérés. Elle m'avait envoyé une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses amis, espèce de sigisbée insignifiant, au début d'un jeune homme dans un opéra italien.
J'avais travaillé avec beaucoup d'ardeur et avec une sorte de dépit fiévreux durant la maladie feinte ou réelle de la duchesse. Je n'étais pas sorti de mon atelier, je n'avais vu personne, je n'étais plus au courant des nouvelles de la ville.
—Qui donc débute ce soir? lui demandai-je un instant avant l'ouverture.
—Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant, qui semblait me remercier de mon indifférence à tout ce qui n'était pas elle.
Puis elle reprit d'un air d'indifférence:
—C'est un tout jeune homme, mais dont on espère beaucoup. Il porte un nom célèbre au théâtre; il s'appelle Célio Floriani.
—Est-il parent, demandai-je, de la célèbre Lucrezia Floriani, qui est morte il y a deux ou trois ans?
—Son propre fils, répondit la duchesse, un garçon de vingt-quatre ans, beau comme sa mère et intelligent comme elle.
Je trouvai cet éloge trop complet; l'instinct jaloux se développait en moi; à mon gré la duchesse se hâtait trop d'admirer les jeunes talents. J'oubliai d'être reconnaissant pour mon propre compte.
—Vous le connaissez? lui dis-je avec d'autant plus de calme que je me sentais plus ému.
—Oui, je le connais un peu, répondit-elle en dépliant son éventail; je l'ai entendu deux fois depuis qu'il est ici.
Je ne répondis rien. Je fis faire un détour à la conversation, pour obtenir, par surprise, l'aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes de propos oiseux en apparence, j'appris que la duchesse avait entendu chanter deux fois dans son salon le jeune Célio Floriani, pendant que la porte m'était fermée, car ce débutant n'était arrivé à Vienne que depuis cinq jours.
Je renfermai ma colère, mais elle fut devinée, et la duchesse s'en tira aussi bien que possible. Je n'étais pas encore assez lié avec elle pour avoir le droit d'attendre une justification. Elle daigna me la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place à la reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son fils adolescent auprès d'elle. Il était venu naturellement la saluer à son arrivée, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait consenti à le recevoir et à l'entendre, quoique malade et séquestrée. Il avait chanté pour elle devant son médecin, elle l'avait écouté par ordonnance de médecin. «Je ne sais si c'est que je m'ennuyais d'être seule, ajouta-t-elle d'un ton languissant, ou si mes nerfs étaient détendus par le régime; mais il est certain qu'il m'a fait plaisir et que j'ai bien auguré de son début. Il a une voix magnifique, une belle méthode et un extérieur agréable; mais que sera-t-il sur la scène? C'est si différent d'entendre un virtuose à huis clos! Je crains pour ce pauvre enfant l'épreuve terrible du public. Le nom qu'il porte est un rude fardeau à soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige!
—C'est une cruauté, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond de la loge, le public est bête; il devrait savoir que les personnes de génie ne mettent au monde que des enfants bêtes. C'est une loi de nature.
—J'aime à croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe pas toujours si sottement, répondit la duchesse d'un air narquois. Votre fille est une personne charmante et pleine d'esprit.»—Puis, comme pour atténuer l'effet désagréable que pouvait produire sur moi cette repartie un peu vive, elle me dit tout bas, derrière son éventail: «J'ai choisi le marquis pour être avec nous ce soir, parce qu'il est le plus bête de tous mes amis.»
Je savais que le marquis s'endormait toujours au lever du rideau; je me sentis heureux et tout disposé à la bienveillance pour le débutant.
—Quelle voix a-t-il? demandai-je.
—Qui? le marquis? reprit-elle en riant.
—Non, votre protégé!
—Primo basso cantante. Il se risque dans un rôle bien fort, ce soir. Tenez, on commence; il entre en scène! voyez. Pauvre enfant! comme il doit trembler!
Elle agita son éventail. Quelques claques saluèrent l'entrée de Célio. Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que son éventail tomba. «Allons, me dit-elle, comme je le ramassais, applaudissez aussi le nom de la Floriani, c'est un grand nom en Italie, et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a été une de nos gloires.
—Je l'ai entendue dans mon enfance, répondis-je; mais c'est donc depuis qu'elle était retirée du théâtre que vous l'avez particulièrement connue? car vous êtes trop jeune...
Ce n'était pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J'ai su plus tard qu'elle ne l'avait jamais vue que de sa loge, et que Célio lui avait été simplement recommandé par le comte Albani. J'ai su bien d'autres choses... Mais Célio débitait son récitatif, et la duchesse toussait trop pour me répondre. Elle avait été si enrhumée!
II.
LE VER LUISANT.
Il y avait alors au théâtre impérial une chanteuse qui eût fait quelque impression sur moi, si la duchesse de... ne se fût emparée plus victorieusement de mes pensées. Cette chanteuse n'était ni de la première beauté, ni de la première jeunesse, ni du premier ordre de talent. Elle se nommait Cécilia Boccaferri; elle avait une trentaine d'années, les traits un peu fatigués, une jolie taille, de la distinction, une voix plutôt douce et sympathique que puissante; elle remplissait sans fracas d'engouement, comme sans contestation de la part du public, l'emploi de seconda donna.
Sans m'éblouir, elle m'avait plu hors de la scène plutôt que sur les planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui était mon ami et qui avait été son maître, et dans quelques salons où elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on, fort sagement, et faisait vivre son père, vieux artiste paresseux et désordonné. C'était une personne modeste et calme que l'on accueillait avec égard, mais dont on s'occupait fort peu dans le monde.
Elle entra en même temps que Célio, et, bien qu'elle ne s'occupât jamais du public lorsqu'elle était à son rôle, elle tourna les yeux vers la loge d'avant-scène où j'étais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard furtif et rapide quelque chose qui me frappa: j'étais disposé à tout remarquer et à tout commenter ce soir-là.
Célio Floriani était un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une beauté accomplie. On disait qu'il était tout le portrait de sa mère, qui avait été la plus belle femme de son temps. Il était grand sans l'être trop, svelte sans être grêle. Ses membres dégagés avaient de l'élégance, sa poitrine large et pleine annonçait la force. La tête était petite comme celle d'une belle statue antique, les traits d'une pureté délicate avec une expression vive et une couleur solide; l'oeil noir étincelant, les cheveux épais, ondés et plantés au front par la nature selon toutes les règles de l'art italien; le nez était droit, la narine nette et mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et bien découpée, la moustache fine et encadrant la lèvre supérieure par un mouvement de frisure naturelle d'une grâce coquette; les plans de la joue sans défaut, l'oreille petite, le cou dégagé, rond, blanc et fort, la main bien faite, le pied de même, les dents éblouissantes, le sourire malin, le regard très-hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai d'autant mieux, qu'elle n'y fit point attention, tant elle était absorbée par l'entrée du débutant.
La voix de Célio était magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait dés les premières mesures. Sa beauté ne pouvait pas lui nuire: pourtant, lorsque je reportai mes regards de la duchesse à l'acteur, ce dernier me parut insupportable. Je crus d'abord que c'était prévention de jaloux; je me moquai de moi-même; je l'applaudis, je l'encourageai d'un de ces bravo à demi-voix que l'acteur entend fort bien sur la scène. Là je rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attaché sur la duchesse et sur moi. Cette préoccupation n'était pas dans ses habitudes, car elle avait un maintien éminemment grave et un talent spécialement consciencieux.
Mais j'avais beau faire le dégagé: d'une part, je voyais la duchesse en proie à un trouble inconcevable, à une émotion qu'elle ne pouvait plus me cacher, on eût dit qu'elle ne l'essayait même pas; d'autre part, je voyais le beau Célio, en dépit de son audace et de ses moyens, s'acheminer vers une de ces chutes dont on ne se relève guère, ou tout au moins vers un de ces fiasco qui laissent après eux des années de découragement et d'impuissance. En effet, ce jeune homme se présenta avec un aplomb qui frisait l'outrecuidance. On eût dit que le nom qu'il portait était écrit par lui sur son front pour être salué et adoré sans examen de son individualité; on eût dit aussi que sa beauté devait faire baisser les yeux, même aux hommes. Il avait cependant du talent et une puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais il était insolent dans l'âme, et cela perçait par tous ses pores. La manière dont il accueillit les premiers applaudissements déplut au public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette modeste allocution intérieure: «Tas d'imbéciles que vous êtes, vous serez bientôt forcés de m'applaudir davantage. Je méprise le faible tribut de votre indulgence; j'ai droit à des transports d'admiration.»
Pendant deux actes, il se maintint à cette hauteur dédaigneuse; et le public incertain lui pardonna généreusement son orgueil, voulant voir s'il le justifierait, et si cet orgueil était un droit légitime ou une prétention impertinente. Je n'aurais su dire moi-même lequel c'était, car je l'écoutais avec un désintéressement amer. Je ne pouvais plus douter de l'engouement de ma compagne pour lui; je le lui disais, même assez malhonnêtement, sans la fâcher, sans la distraire; elle n'attendait qu'un moment d'éclatant triomphe de Célio pour me dire que j'étais un fat et qu'elle n'avait jamais pensé à moi.
Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c'était un duo du troisième acte avec la signora Boccaferri. Cette sage créature semblait s'y prêter de bonne grâce et vouloir s'effacer derrière le succès du débutant. Célio s'était ménagé jusque-là; il arrivait à un effet avec la certitude de le produire.
Mais que se passa-t-il tout d'un coup entre le public et lui? Nul ne l'eût expliqué, chacun le sentit. Il était là, lui, comme un magnétiseur qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas de la lenteur de son action. Le public était comme le patient, à la fois naïf et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour se dire: «Celui-ci est un prophète ou un charlatan.» Célio ne chanta pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-être aider son effet par un jeu trop accusé: eut-il un geste faux, une intonation douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je regardai la duchesse prête à s'évanouir, lorsqu'un froid sinistre plana sur toutes les têtes, un sourire sépulcral effleura tous les visages. L'air fini, quelques amis essayèrent d'applaudir; deux on trois chut discrets, contre lesquels personne n'osa protester, firent tout rentrer dans le silence. Le fiasco était consommé.
La duchesse était pâle comme la mort; mais ce fut l'affaire d'un instant. Reprenant l'empire d'elle-même avec une merveilleuse dextérité, elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard comme si rien n'était changé entre nous:—Allons, c'est trois ans d'étude qu'il faut encore à ce chanteur-là! Le théâtre est un autre lieu d'épreuve que l'auditoire bienveillant de la vie privée. J'aurais pourtant cru qu'il s'en serait mieux tiré. Pauvre Floriani, comme elle eùt souffert si cela se fût passé de son vivant! Mais qu'avez-vous donc, monsieur Salentini? On dirait que vous avez pris tant d'intérêt à ce début, que vous vous sentez consterné de la chute?
—Je n'y songeais pas, Madame, répondis-je; je regardais et j'écoutais mademoiselle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une toute petite phrase fort simple.
—Ah! bah! vous écoutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant d'honneur. Je n'ai jamais su ce qu'elle disait mal ou bien.
—Je ne vous crois pas, Madame; vous êtes trop bonne musicienne et trop artiste pour n'avoir pas mille fois remarqué qu'elle chante comme un ange.
—Rien que cela! A qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la Boccaferri que vous me parlez? J'ai mal entendu, sans doute.
—Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une personne accomplie et une artiste du plus grand mérite. C'est votre doute à cet égard qui m'étonne.
—Oui-da! vous êtes facétieux aujourd'hui, reprit la duchesse sans se déconcerter.
Elle était charmée de me supposer du dépit; elle était loin de croire que je fusse parfaitement calme et détaché d'elle, ou au moment de l'être.
—Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. J'ai toujours fait grand cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans dégoût et sans folle ambition, à la place que le jugement public leur assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes qui n'ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la bonne voie. Son organe manque d'éclat, mais son chant ne manque jamais d'ampleur. Ce timbre, un peu voilé, a un charme qui me pénètre. Beaucoup de prime donne fort en vogue n'ont pas plus de plénitude ou de fraîcheur dans le gosier; il en est même qui n'en ont plus du tout. Elles appellent alors à leur aide l'artifice au lieu de l'art, c'est-à-dire le mensonge. Elles se créent une voix factice, une méthode personnelle, qui consiste à sauver toutes les parties défectueuses de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes criées, chevrotées, sanglotées, étouffées, qu'elles ont à leur service. Cette méthode, prétendue dramatique et savante, n'est qu'un misérable tour de gibecière, un escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants sont seuls dupes; mais, à coup sûr, ce n'est plus là du chant, ce n'est plus de la musique. Que deviennent l'intention du maître, le sens de la mélodie, le génie du rôle, lorsqu'au lieu d'une déclamation naturelle, et qui n'est vraisemblable et pathétique qu'à la condition d'avoir des nuances alternatives de calme et de passion, d'abattement et d'emportement, la cantatrice, incapable de rien dire et de rien chanter, crie, soupire et larmoie son rôle d'un bout à l'autre? D'ailleurs, quelle couleur, quelle physionomie, quel sens peut avoir un chant écrit pour la voix, quand, à la place d'une voix humaine et vivante, le virtuose épuisé, met un cri, un grincement, une suffocation perpétuels? Autant vaut chanter Mozart avec la pratique de Pulcinella sur la langue; autant vaut assister aux hurlements de l'épilepsie. Ce n'est pas davantage de l'art, c'est de la réalité plus positive.
—Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin et caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de musique! Pourquoi est-ce la première fois que vous en parlez si bien? J'aurais toujours été de votre avis... en théorie, car vous faites une mauvaise application en ce moment. La pauvre Boccaferri a précisément une de ces voix usées et flétries qui ne peuvent plus chanter.
—Et pourtant, repris-je avec fermeté, elle chante toujours, elle ne fait que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et c'est pour cela que le public frivole ne fait point d'attention à elle. Croyez-vous qu'elle soit si peu habile qu'elle ne pût viser à l'effet tout comme une autre, et remplacer l'art par l'artifice, si elle daignait abaisser son âme et sa science jusque-là? Que demain elle se lasse de passer inaperçue et qu'elle veuille agir sur la fibre nerveuse de son auditoire par des cris, elle éclipsera ses rivales, je n'en doute pas. Son organe, voilé d'habitude, est précisément de ceux qui s'éclaircissent par un effort physique, et qui vibrent puissamment quand le chanteur veut sacrifier le charme à l'étonnement, la vérité à l'effet.
—Mais alors, convenez-en vous-même, que lui reste-t-il, si elle n'a ni le courage et la volonté de produire l'effet par un certain artifice, ni la santé de l'organe qui possède le charme naturel? Elle n'agit ni sur l'imagination trompée, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille! Elle dit proprement ce qui est écrit dans son rôle; elle ne choque jamais, elle ne dérange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et utile dans l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre, qu'elle sorte, le théâtre est toujours vide quand elle le traverse de ses bouts de rôle et de ses petites phrases perlées.
—Voilà ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu'elle pénètre et anime l'opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix malade, c'est une voix délicate, de même que la beauté de mademoiselle Boccaferri n'est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l'âme tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'épuise jamais, parce qu'elle ne se prodigue point.
—Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'écria la duchesse en riant et en me tendant la main d'un air enjoué et affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en étais doutée, je ne vous aurais pas contrarié en disant du mal d'elle. Vous ne m'en voulez pas? vrai, je n'en savais rien!
Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle eût été sincère dans son désintéressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon regard, et l'étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.
—Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous n'aurez jamais à vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation, où je viens de la comprendre pour la première fois.
—Et c'est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte?
—Non, Madame, c'est Célio Floriani.
La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement:—C'est en voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le prix de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le sens dans l'art de la peinture et dans tous les arts.
—Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour Célio. Je n'ai pas vu qu'il manquât de conscience, ce beau jeune homme; il a manqué de bonheur, voilà tout.
—Il a manqué à ce qu'il y a de plus sacré, repris-je froidement; il a manqué à l'amour et au respect de son art. Il a mérité que le public l'en punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice et de fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n'a tenu qu'à un fil, et, en procédant par l'audace et le contentement de soi-même, un artiste peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des victimes; mais moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait impartial dans la question, j'ai compris que l'absence de charme et de puissance de ce jeune homme tenait à sa vanité, à son besoin d'être admiré, à son peu d'amour pour l'oeuvre qu'il chantait, à son manque de respect pour l'esprit et les traditions de son rôle. Il s'est nourri toute sa vie, j'en suis sûr, de l'idée qu'il ne pouvait faillir et qu'il avait le don de s'imposer. Probablement c'est un enfant gâté. Il est joli, intelligent, gracieux; sa mère a dû être son esclave, et toutes les dames qu'il fréquente doivent l'enivrer de voluptés. Celle de la louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s'est-il présenté devant le public comme une coquette effrontée qui éclabousse le pauvre monde du haut de son équipage. Personne n'a pu nier qu'il fût jeune, beau et brillant; mais on s'est mis à le haïr, parce qu'on a senti dans son maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot. Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame la duchesse?
—Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans doute?
—Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de dédain, c'est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait par cupidité; c'est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse, qui fait semblant de tout mépriser pour secouer le poids du mépris public, qui essaie d'écraser la foule pour faire oublier qu'elle s'abaisse et rampe devant chacun en particulier; c'est un mélange d'audace et de lâcheté, de bravade téméraire et de terreur secrète.... A Dieu ne plaise que j'applique ce portrait dans toute sa rigueur à aucune personne de votre connaissance! A Célio même, je ne le ferais pas sans restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le succès sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie de la courtisane sans le savoir; ils feignent de mépriser le jugement d'autrui, et ils n'ont travaillé toute leur vie qu'à l'obtenir favorable; ils ne sont si irrités de manquer leur triomphe que parce que le triomphe a été leur unique mobile. S'ils aimaient leur art pour lui-même, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dépendre leurs progrès d'un peu plus ou moins de blâme ou d'éloge. Les courtisanes affectent de mépriser la vertu qu'elles envient. Les artistes dont je parle affectent de se suffire à eux-mêmes, précisément parce qu'ils se sentent mal avec eux-mêmes. Célio Floriani est le fils d'une vraie, d'une grande artiste. Il n'a pas voulu suivre les traditions de sa mère, il en est trop cruellement puni! Dieu veuille qu'il profite de la leçon, qu'il ne se laisse point abattre, et qu'il se remette à l'étude sans dégoût et sans colère! Voulez-vous que j'aille le trouver de votre part, Madame, et que je l'invite à souper chez vous au sortir du spectacle? Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait généreux à vous de le traiter d'autant mieux qu'il est plus malheureux. Nous voici au finale. J'ai mes entrées sur le théâtre, j'y vais et je vous l'amène.
—Non, Salentini, répondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce soir, et, si vous voulez prolonger la veillée, vous allez venir prendre du thé avec moi et le marquis... dont la somnolence opiniâtre nous laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de choses à nous dire... à propos de Célio Floriani précisément. Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.
Elle accompagna ces paroles d'un regard plein de langueur et de passion, et se leva pour prendre mon bras; mais j'esquivai cet honneur en me plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n'aimait les jeunes talents que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout d'un coup; elle me faisait l'effet de ces enfants méchants et stupides qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le réchauffent et l'admirent tant que le phosphore l'illumine, puis l'écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l'a privé de sa lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte s'éteint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus d'éclat, il ne brille plus, il n'est plus bon à rien. «Pauvre Célio! pensais-je, qu'as-tu fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou crains qu'on ne marche sur toi.... Mais à coup sûr ce n'est pas moi qui profiterai du tête-à-tête qu'on t'avait ménagé pour cette nuit en cas d'ovation. J'ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder.»
—Eh bien, dit la duchesse d'un ton impérieux, vous ne venez pas?
—Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle Boccaferri dans sa loge. Elle n'a pas eu plus de succès ce soir que les autres fois, et elle n'en chantera pas moins bien demain. J'aime beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l'indifférence de la foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si je rencontre Célio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous sommes tous deux vos protégés.
La duchesse brisa son éventail et sortit sans me répondre. Je sentis que sa souffrance me faisait mal; mais c'était le dernier tressaillement de mon coeur pour elle. Je m'élançai dans les couloirs qui menaient au théâtre, résolu, en effet, à porter mon hommage à Cécilia Boccaferri.
III.
CÉCILIA.
Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio sur mon chemin. J'approche de la loge de Cécilia, je frappe, on vient m'ouvrir: au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c'est la figure enflammée du débutant qui m'accueille d'un regard méfiant et de cette parole insolente:—Que voulez-vous, Monsieur?
—Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, répondis-je; elle a donc changé de loge?
—Non, non, c'est ici! me cria la voix de Cécilia. Entrez, signor Salentini, je suis bien aise de vous voir.
J'entrai, elle quittait son costume derrière un paravent. Célio se rassit sur le sofa; sans me rien dire, et même sans daigner faire la moindre attention à ma présence, il reprit son discours au point où je l'avais interrompu. A vrai dire, ce discours n'était qu'un monologue. Il procédait même uniquement par exclamations et malédictions, donnant au diable ce lourd et stupide parterre d'Allemands, ces buveurs, aussi froids que leur bière, aussi incolores que leur café. Les loges n'étaient pas mieux traitées.—Je sais que j'ai mal chanté et encore plus mal joué, disait-il à la Boccaferri, comme pour répondre à une objection qu'elle lui aurait faite avant mon arrivée; mais soyez donc inspiré devant trois rangées de sots diplomates et d'affreuses douairières! Maudite soit l'idée qui m'a fait choisir Vienne pour le théâtre de mes débuts! Nulle part les femmes ne sont si laides, l'air si épais, la vie si plate et les hommes si bêtes! En bas, des abrutis qui vous glacent; en haut, des monstres qui vous épouvantent! Par tous les diables! j'ai été à la hauteur de mon public, c'est-à-dire insipide et détestable!
La naïveté de ce dépit me réconcilia avec Célio. Je lui dis qu'en qualité d'Italien et de compatriote, je réclamais contre son arrêt, que je ne l'avais point écouté froidement, et que j'avais protesté contre la rigueur du public.
A cette ouverture, il leva la tête, me regarda en face, et, venant à moi la main ouverte: «Ah! oui! dit-il, c'est vous qui étiez à l'avant-scène, dans la loge de la duchesse de.... Vous m'avez soutenu, je l'ai remarqué; Cécilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention aussi.... Cette haridelle de duchesse, elle aussi m'a abandonné! mais vous luttiez jusqu'au dernier moment. Eh bien, touchez là; je vous remercie. Il paraît que vous êtes artiste aussi, que vous avez du talent, du succès? C'est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui tombent! cela vous portera bonheur!»
Il parlait si vite, il avait un accent si résolu, une cordialité si spontanée, que, bien que choqué de l'expression de corps de garde appliquée à la duchesse, mes récentes amours, je ne pus résister à ses avances, ni rester froid à l'étreinte de sa main. J'ai toujours jugé les gens à ce signe. Une main froide me gêne, une main humide me répugne, une pression saccadée m'irrite, une main qui ne prend que du bout des doigts me fait peur; mais une main souple et chaude, qui sait presser la mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer à une main virile le contact de sa paume entière, m'inspire une confiance et même une sympathie subite. Certains observateurs des variétés de l'espèce humaine s'attachent au regard, d'autres à la forme du front, ceux-ci à la qualité de la voix, ceux-là au sourire, d'autres enfin à l'écriture, etc. Moi, je crois que tout l'homme est dans chaque détail de son être, et que toute action ou aspect de cet être est un indice révélateur de sa qualité dominante. Il faudrait donc tout examiner, si on en avait le temps; mais, dès l'abord, j'avoue que je suis pris ou repoussé par la première poignée de main.
Je m'assis auprès de Célio, et tâchai de le consoler de son échec en lui parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. «Ne me flattez pas, ne m'épargnez pas, s'écria-t-il avec franchise. J'ai été mauvais, j'ai mérité de faire naufrage; mais ne me jugez pas, je vous en supplie, sur ce misérable début. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne suis pas assez vieux pour être bon à froid. Il me faut un auditoire qui me porte, et j'en ai trouvé un ce soir qui, dès le commencement, n'a fait que me supporter. J'ai été froissé et contrarié avant l'épreuve, au point d'entrer en scène épuisé et frappé d'un sombre pressentiment. La colère est bonne quelquefois, mais il la faut simultanée à l'opération de la volonté. La mienne n'était pas encore assez refroidie, et elle n'était plus assez chaude: j'ai succombé. O ma pauvre mère! si tu avais été là, tu m'aurais électrisé par ta présence, et je n'aurais pas été indigne de la gloire de porter ton nom! Dors bien sous tes cyprès, chère sainte! Dans l'état où me voici, c'est la première fois que je me réjouis de ce que tes yeux sont fermés pour moi!
Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Célio. Sa sincérité, ce retour enthousiaste vers sa mère, son expansion devant moi, effaçaient le mauvais effet de son attitude sur la scène. Je me sentis attendri, je sentis que je l'aimais. Puis, en voyant de près combien sa beauté était vraie, son accent pénétrant et son regard sympathique, je pardonnai à la duchesse de l'avoir aimé deux jours; je ne lui pardonnai pas de ne plus l'aimer.
Il me restait à savoir s'il était aimé aussi de Cécilia Boccaferri. Elle sortit de sa toilette et vint s'asseoir entre nous deux, nous prit la main à l'un et à l'autre, et, s'adressant à moi:—C'est la première fois que je vous serre la main, dit-elle, mais c'est de bon coeur. Vous venez consoler mon pauvre Célio, mon ami d'enfance, le fils de ma bienfaitrice, et c'est presque une soeur qui vous en remercie. Au reste, je trouve cela tout simple de votre part; je sais que vous êtes un noble esprit, et que les vrais talents ont la bonté et la franchise en partage.... Ecoute, Célio, ajouta-t-elle, comme frappée d'une idée soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps: moi, j'ai quelques mots à dire à M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous partirons ensemble.
Célio sortit sans hésiter et d'un air de confiance absolue. Était-il sûr, à ce point, de la fidélité de sa maîtresse?... ou bien n'était-il pas l'amant de Cécilia? Et pourquoi l'aurait-il été? pourquoi en avais-je la pensée, lorsque ni elle ni lui ne l'avaient peut-être jamais eue?
Tout cela s'agitait confusément et rapidement dans ma tête. Je tenais toujours la main de Cécilia dans la mienne, je l'y avais gardée; elle ne paraissait pas le trouver mauvais. J'interrogeais les fibres mystérieuses de cette petite main, assez ferme, légèrement attiédie et particulièrement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands et graves de la cantatrice; mais l'oeil et la main d'une femme ne se pénètrent pas si aisément que ceux d'un homme. Ma science d'observation et ma délicatesse de perceptions m'ont souvent trahi ou éclairé selon le sexe.
Par un mouvement très-naturel pour relever son châle, la Boccaferri me retira sa main dès que nous fûmes seuls, mais sans détourner son regard du mien.
—Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour à la duchesse de X... et vous avez été jaloux de Célio; mais vous ne l'êtes plus, n'est-ce pas? vous sentez bien que vous n'avez pas sujet de l'être.
—Je ne suis pas du tout certain que je n'eusse pas sujet d'être jaloux de Célio, si je faisais la cour à la duchesse, répondis-je en me rapprochant un peu de la Boccaferri; mais je puis vous jurer que je ne suis pas jaloux, parce que je n'aime pas cette femme.
Cécilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignité et non de trouble.—Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n'ai pas cette indiscrétion. Rien là dedans ne peut exciter ma curiosité; mais je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Célio; je sais que certaines femmes du monde sont très-dangereuses. Je l'ai vu avec peine aller chez quelques-unes, j'ai prévu que sa beauté lui serait funeste, et peut-être son malheur d'aujourd'hui est-il le résultat de quelques intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentées à dessein.... Vous connaissez le monde mieux que moi; mais j'y vais quelquefois chanter, et j'observe sans en avoir l'air. Eh bien, j'ai vu ce soir Célio chuté par des gens qui lui promettaient chaudement hier de l'applaudir, et j'ai cru comprendre certains petits drames dans les loges qui nous avoisinaient. J'ai remarqué aussi votre générosité, j'en ai été vivement touchée. Célio, depuis le peu de temps qu'il est à Vienne, s'est déjà fait des ennemis. Je ne suis pas en position de l'en préserver; mais, lorsque l'occasion se présente pour moi de lui assurer et de lui conserver une noble amitié, je ne veux pas la négliger. Célio n'a point aspiré à plaire à la duchesse; voilà tout ce que j'avais à vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur l'honneur, car Célio n'a point de secrets pour moi, et je l'ai interrogé sur ce point-là, il n'y a qu'un instant, comme vous entriez ici.
Chacun sait plus ou moins la figure que tâche de ne pas faire un homme qui trouve occupée la place qu'il venait pour conquérir. Je fis de mon mieux pour que mon désappointement ne parût pas.—Bonne Cécilia, répondis-je, je vous déclare que cela me serait parfaitement égal, et je permets à Célio d'être aujourd'hui ou de ne jamais être l'amant de la duchesse, sans que cela change rien à ma sympathie pour lui, à mon impartialité comme dilettante, à mon zèle comme ami. Oui, je serai son ami de bon coeur, puisqu'il est le vôtre, car vous êtes une des personnes que j'estime le plus. Vous l'avez compris, vous, puisque vous venez de me livrer sans détour le secret de votre coeur, et je vous en remercie.
—Le secret de mon coeur! dit la Boccaferri d'un ton de sincérité qui me pétrifia. Quel secret?
—Etes-vous donc distraite à ce point que vous m'ayez dit, sans le savoir, votre amour pour Célio; ou que vous l'ayez déjà oublié?
La Boccaferri se mit à rire. C'était la première fois que je la voyais rire, et le rire est aussi un indice à étudier. Sa figure grave et réservée ne semblait pas faite pour la gaieté, et pourtant cet éclair d'enjouement l'éclaira d'une beauté que je ne lui connaissais pas. C'était le rire franc, bref et harmonieusement rhythmé d'une petite fille épanouie et bonne.—Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien distraite pour m'être exprimée comme je l'ai fait sur le compte de Célio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer amoureuse de lui... mais qu'importe? Il y aurait de la pédanterie de ma part à m'en défendre, lorsque cela doit vous paraître très-naturel et très-indifférent.
—Très-naturel... c'est possible... Très-indifférent... c'est possible encore; mais je vous prie cependant de vous expliquer.—Et je pris le bras de Cécilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis tout à coup, car elle me regarda d'un air étonné, comme si je venais de la préserver d'une brûlure ou d'une araignée. Je me calmai aussitôt et j'ajoutai:—Je tiens à savoir si je suis assez votre ami pour que vous m'ayez confié votre secret, ou si je le suis assez peu pour qu'il vous soit indifférent, à vous, de n'être pas connue de moi.
—Ni l'un ni l'autre, répondit-elle. Si j'avais un tel secret, j'avoue que je ne vous le confierais pas sans vous connaître et vous éprouver davantage; mais, n'ayant point de secret, j'aime mieux que vous me connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon dévouement pour Célio, et d'abord je dois vous dire que Célio a deux soeurs et un jeune frère pour lesquels je me dévouerais encore davantage, parce qu'ils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la sollicitude d'une femme. Oh! oui, si j'avais un sort indépendant, je voudrais consacrer ma vie à remplacer la Floriani auprès de ses enfants, car l'être que j'aime de passion et d'enthousiasme, c'est un nom, c'est une morte, c'est un souvenir sacré, c'est la grande et bonne Lucrezia Floriani!
Je pensai, malgré moi, à la duchesse, qui, une heure auparavant, avait motivé son engouement pour Célio par une ancienne relation d'amitié avec sa mère. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani était morte à quarante, absolument retirée du théâtre et du monde depuis douze ou quatorze ans... Ces deux femmes l'avaient-elles beaucoup connue? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je craignais que le nom de Floriani ne servît mieux à Célio auprès des femmes qu'auprès du public.
Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Cécilia alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans transition:—Et pourtant je ne l'ai vue, dans toute ma vie, que cinq ou six fois, et notre plus longue intimité a été de quinze jours, lorsque j'étais encore une enfant.
Elle fit une pause; je ne rompis point le silence; je l'observais. Il y avait comme un embarras douloureux en elle; mais elle reprit bientôt: «Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon coeur a voué un culte à cette femme, mais je présume que je n'ai rien de neuf à vous apprendre là-dessus. Mon père... vous savez, est un homme excellent, une âme ardente, généreuse, une intelligence supérieure... ou plutôt vous ne savez guère cela; ce que vous savez comme tout le monde, c'est qu'il a toujours vécu dans le désordre, dans l'incurie, dans la misère. Il était trop aimable pour n'avoir pas beaucoup d'amis; il en faisait tous les jours, parce qu'il plaisait, mais il n'en conserva jamais aucun, parce qu'il était incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le guérir de son imprévoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la reconnaissance à tant de gens, que la liste serait trop longue; mais une seule personne a droit, de notre part, à une éternelle adoration. Seule entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver tous les ans... quelquefois plus souvent. Inépuisable en patience, en tolérance, en compréhension, en largesse, elle ne méprisa jamais mon père, elle ne l'humilia jamais de sa pitié ni de ses reproches. Jamais ce mot amer et cruel ne sortit de ses lèvres: «Ce pauvre homme avait du mérite; la misère l'a dégradé.» Non! la Floriani disait: «Jacopo Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de coeur et de génie!» Et c'était vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait être la pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.
«Pendant vingt ans, c'est-à-dire depuis le jour où elle le rencontra jusqu'à celui où elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont on ne doute point. Elle était bien sûre, au fond du coeur, que ses bienfaits ne l'enrichiraient pas; et que chaque dette criante qu'elle acquittait ferait naître d'autres dettes semblables. Elle continua; elle ne s'arrêta jamais. Mon père n'avait qu'un mot à lui écrire, l'argent arrivait à point, et avec l'argent la consolation, le bienfait de l'âme, quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conservés comme des reliques, ces précieux billets. Le dernier disait:
«Courage, mon ami, cette fois-ci la destinée vous sourira, et vos efforts ne seront pas vains, j'en suis sûre. Embrassez pour moi la Cécilia, et comptez toujours sur votre vieille amie.»
«Voyez quelle délicatesse et quelle science de la vie! C'était bien la centième fois qu'elle lui parlait ainsi. Elle l'encourageait toujours; et, grâce à elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait point et creusait de nouveaux abîmes; mais, sans cela, il serait mort sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver.... Oui, oui, la Floriani m'a légué son courage.... Sans elle, j'aurais peut-être moi-même douté de mon père; mais j'ai toujours foi en lui, grâce à elle! Il est vieux, mais il n'est pas fini. Son intelligence et sa fierté n'ont rien perdu de leur énergie. Je ne puis le rendre riche comme il le faudrait à un homme d'une imagination si féconde et si ardente; mais je puis le préserver de la misère et de l'abattement. Je ne le laisserai pas tomber; je suis forte!»
La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fût encore contenu par une habitude de dignité calme.
Elle se transformait à mes yeux, ou plutôt elle me révélait ces trésors de l'âme que j'avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main très-franchement cette fois, et je la baisai sans arrière-pensée.
—Vous êtes une noble créature, lui dis-je, je le savais bien, et je suis fier de l'effort que vous daignez faire pour m'avouer cette grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore; vous ne pouvez pas savoir le bien que vous me faites, à moi qui suis né pour croire et pour aimer, mais que le monde extérieur contriste et alarme perpétuellement.
—Mais je n'ai plus rien à vous dire, mon ami. La Floriani n'est plus, mais elle est toujours vivante dans mon coeur. Son fils aîné commence la vie et tâte le terrain de la destinée d'un pied hasardeux, téméraire peut-être. Est-ce à moi de douter de lui? Ah! qu'il soit ambitieux, imprudent, impuissant même dans les arts, qu'il se trompe mille fois, qu'il devienne coupable envers lui-même, je veux l'aimer et le servir comme si j'étais sa mère. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque rien; mais ce que je peux, ce que je suis, j'en voudrais faire le marchepied de sa gloire, puisque c'est dans la gloire qu'il cherche son bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je n'ai pas ici l'amour en tête. J'ai l'esprit et le coeur forcément sérieux, et je n'ai pas de temps à perdre, ni de puissance à dépenser pour la satisfaction de mes fantaisies personnelles.
—Oh! oui, je vous comprends, m'écriai-je, une vie toute d'abnégation et de dévouement! Si vous êtes au théâtre, ce n'est point pour vous. Vous n'aimez pas le théâtre, vous! cela se voit, vous n'aspirez pas au succès. Vous dédaignez la gloriole; vous travaillez pour les autres.
—Je travaille pour mon père, reprit-elle, et c'est encore grâce à la Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais restée ce que j'étais, une pauvre petite ouvrière à la journée, gagnant à peine un morceau de pain pour empêcher son père de mendier dans les mauvais jours. Elle m'entendit une fois par hasard, et trouva ma voix agréable. Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, même au théâtre, les seconds rôles. Elle me donna un professeur excellent; je fis de mon mieux. Je n'étais déjà plus jeune, j'avais vingt six ans, et j'avais déjà beaucoup souffert; mais je n'aspirais point au premier rang, et cela fit que je parvins rapidement à pouvoir occuper le second. J'avais l'horreur du théâtre. Mon père y travaillant comme acteur, comme décorateur, comme souffleur même (il y a rempli tous les emplois, selon les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure cette sentine d'impuretés où nulle fille ne peut se préserver de souillure, à moins d'être une martyre volontaire. J'hésitai longtemps; je donnais des leçons, je chantais dans les concerts; mais il n'y avait là rien d'assuré. Je manque d'audace, je n'entends rien à l'intrigue. Ma clientèle, fort bornée et fort modeste, m'échappait à tout moment. La Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon père n'avait plus que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour ce contact avec le public, qui viole la pureté de l'âme et flétrit le sanctuaire de la pensée. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai tant qu'il plaira à Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous mes goûts, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis à personne. A quoi bon se plaindre? chacun n'a-t-il pas son fardeau? J'ai la force de porter le mien: je fais mon métier en conscience. J'aime l'art, je mentirais si je n'avouais pas que je l'aime de passion; mais j'aurais aimé à cultiver le mien dans des conditions toutes différentes. J'étais née pour tenir l'orgue dans un couvent de nonnes et pour chanter la prière du soir aux échos profonds et mystérieux d'un cloître. Qu'importe? ne parlons plus de moi, c'est trop!
La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure était venue: j'aimais!
IV.
FLÂNERIE.
Elle s'était levée pour partir; elle ramena son châle sur ses épaules. Elle était mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre et fatiguée, qui s'est débarrassée à la hâte de son costume et qui s'enveloppe avec joie d'une robe de chambre chaude et ample pour s'en aller à pied par les rues. Elle avait un voile noir très-fané sur la tête et de gros souliers aux pieds, parce que le temps était à la pluie. Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce détail exactement) dans de vilains gants tricotés. Elle était très pâle, même un peu jaune, comme j'ai remarqué depuis qu'elle le devenait quand on la forçait à remuer la cendre qui couvrait le feu de son âme. Probablement elle eût été moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-là.
Eh bien! je la trouvai, pour la première fois de ma vie, la plus belle femme que j'eusse encore contemplée. Et elle l'était, en effet, j'en suis certain. Ce mélange de désespoir et de volonté, de dégoût et de courage, cette abnégation complète dans une nature si énergique, et par conséquent si capable de goûter la vie avec plénitude, cette flamme profonde, cette mémoire endolorie, voilées par un sourire de douceur naïve, la faisaient resplendir à mes yeux d'un éclat singulier. Elle était devant moi comme la douce lumière d'une petite lampe qu'on viendrait d'allumer dans une vaste église. D'abord ce n'est qu'une étincelle dans les ténèbres, et puis la flamme s'alimente, la clarté s'épure, l'oeil s'habitue et comprend, tous les objets s'illuminent peu à peu. Chaque détail se révèle sans que l'ensemble perde rien de sa lucidité transparente et de son austérité mélancolique. Au premier moment, on n'eût pu marcher sans se heurter dans ce crépuscule, et puis voilà qu'on peut lire à cette lampe du sanctuaire et que les images du temple se colorent et flottent devant vous comme des êtres vivants. La vue augmente à chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionné, satisfait, idéalisé, par ce suave aliment d'une lumière pure, égale et sereine.
Cette métaphore, longue à dire, me vint rapide et complète dans la pensée. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de l'imagination en même temps que je regardais la femme avec les yeux du sentiment. Je m'élançai vers elle, je l'entourai de mes bras, en m'écriant follement: «Fiat lux! aimons-nous, et la lumière sera.»
Mais elle ne me comprit pas, ou plutôt elle n'entendit pas mes sottes paroles. Elle écoutait un bruit de voix dans la loge voisine. «Ah! mon Dieu! me dit-elle, voici mon père qui se querelle avec Célio! allons vite les distraire. Mon père sort du café. Il est très-animé à cette heure-ci, et Célio n'est guère disposé à entendre une théorie sur le néant de la gloire. Venez, mon ami!»
Elle s'empara de mon bras, et courut à la loge de Célio. Il devait se passer bien du temps avant que l'occasion de lui dire mon amour se retrouvât.
Le vieux Boccaferri était fort débraillé et à moitié ivre, ce qui lui arrivait toujours quand il ne l'était pas tout à fait. Célio, tout en se lavant la figure avec de la pâte de concombre, frappait du pied avec fureur.
—Oui, disait Boccaferri, je te le répéterai quand même tu devrais m'étrangler. C'est ta faute; tu as été mauvais, archimauvais! Je te savais bien mauvais, mais je ne te croyais pas encore capable d'être aussi mauvais que tu l'as été ce soir!
—Est-ce que je ne le sais pas que j'ai été mauvais, mauvais ivrogne que vous êtes? s'écria Célio en roulant sa serviette convulsivement pour la lancer à la figure du vieillard; mais, en voyant paraître Cécilia, il atténua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber à nos pieds.—Cécilia, reprit-il, délivre-moi de ton fléau de père; ce vieux fou m'apporte le coup de pied de l'âne. Qu'il me laisse tranquille, ou je le jette par la fenêtre!
Cette violence de Célio sentait si fort le cabotin, que j'en fus révolté; mais la paisible Cécilia n'en parut ni surprise ni émue. Comme une salamandre habituée à traverser le feu, comme un nautonier familiarisé avec la tempête, elle se glissa entre les deux antagonistes, prit leurs mains et les força à se joindre en disant:—Et pourtant vous vous aimez! si mon père est fou ce soir, c'est de chagrin; si Célio est méchant, c'est qu'il est malheureux, mais il sait bien que c'est son malheur qui fait déraisonner son vieil ami.
Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras: «Le ciel m'est témoin, s'écria-t-il, que je t'aime presque autant que ma propre fille!» Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du coeur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l'embrassant.
—C'est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes soeurs, ton jeune frère... je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole, une couronne d'éclairs au front, comme des dieux!... Et voilà que tu fais un fiasco orribile pour ne m'avoir pas consulté!
Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s'éclaircirent en parlant. Il dit d'excellentes choses sur l'amour de l'art, sur la personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait cela la personnalité de la personne. Il s'exprima d'abord en termes heurtés, bizarres, obscurs; mais, à mesure qu'il parlait, l'ivresse se dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio. Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j'avais dites à la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu'il pensait comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu'il résumait devant moi ma propre pensée. Je n'avais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m'aperçus ce soir-là qu'il avait de l'intelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de l'art, et que, par moments il trouvait des mots qu'un homme de génie n'eût pas désavoués.
Célio l'écoutait l'oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la naïveté généreuse qui lui était propre, qu'il était convaincu en dépit de lui-même. L'heure s'écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs, et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était partout chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grâce d'état pour les débauchés, il eût couché sur les planches ou bavardé jusqu'au jour sans s'aviser de la fatigue d'autrui plus que de la sienne propre. Cécilia le prit par le bras pour l'emmener, nous dit adieu dans la rue, et je me trouvai seul avec Célio, qui, se sentant trop agité pour dormir, voulut me reconduire jusqu'à mon domicile.
—Quand je pense, me disait-il, que je suis invité à souper ce soir dans dix maisons, et qu'à l'heure qu'il est, toutes mes connaissances sont censées me chercher pour me consoler! Mais personne ne s'impatiente après moi, personne ne regrettera mon absence, et je n'ai pas un ami qui m'ait bien cherché, car j'étais dans la loge de Cécilia, et, en ne me trouvant pas dans la mienne, on n'essayait pas de savoir si j'étais de l'autre côté de la cloison. A travers cette cloison maudite, j'ai entendu des mots qui devront me faire réfléchir. «Il est déjà parti! Il est donc désespéré!—Pauvre diable!—Ma foi! je m'en vais.—Je lui laisse ma carte.—J'aime autant l'avoir manqué ce soir, etc.» C'est ainsi que mes bons et fidèles amis se parlaient l'un à l'autre. Et je me tenais coi, enchanté de les entendre partir. Et votre duchesse! qui devait m'envoyer prendre par son sigisbée avec sa voiture? Je n'ai pas eu la peine de refuser son thé. Vous en tenez pour cette duchesse, vous? Vous avez grand tort; c'est une dévergondée. Attendez d'avoir un fiasco dans votre art, et vous m'en direz des nouvelles. Au reste, celle-là ne m'a pas trompé. Dès le premier jour, j'ai vu qu'elle faisait passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrées chez elle, il fallait avoir son brevet de grand homme à la main.
—Je ne sais, répondis-je, si c'est le dépit ou l'habitude qui vous rend cynique, Célio; mais vous l'êtes, et c'est une tache en vous. A quoi bon un langage si acerbe? Je ne voudrais pas qualifier de dévergondée une femme dont j'aurais à me plaindre. Or, comme je n'ai pas ce droit-là, et que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous prie d'en parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez plaisir, et je vous estimerai davantage.
—Écoutez, Salentini, reprit vivement Célio, vous êtes prudent, et vous louvoyez à travers le monde comme tant d'autres. Je ne crois pas que vous ayez raison; du moins ce n'est pas mon système. Il faut être franc pour être fort, et moi, je veux exercer ma force à tout prix. Si vous n'êtes pas l'amant de la duchesse, c'est que vous ne l'avez pas voulu, car, pour mon compte, je sais que je l'aurais été, si cela eût été de mon goût. Je sais ce qu'elle m'a dit de vous au premier mot de galanterie que je lui ai adressé (et je le faisais par manière d'amusement, par curiosité pure, je vous l'atteste): je regardais une jolie esquisse que vous avez faite d'après elle et qu'elle a mise, richement encadrée, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatté, et je le lui disais, sans qu'elle s'en doutât, en insinuant que cette noble interprétation de sa beauté ne pouvait avoir été trouvée que par l'amour. «Parlez plus bas, me répondit-elle d'un air de mystère. J'ai bien du mal à tenir cet homme-là en bride.» On sonna au même instant. «Ah! mon Dieu! dit-elle, c'est peut-être lui qui force ma porte; sortons d'ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, à la veille de débuter.—Oui, oui, répondis-je ironiquement; vous êtes si bonne pour moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me préserver de sa haine.» Elle crut que c'était une déclaration, et, m'arrêtant sur le seuil de son boudoir: «Que dites-vous là? s'écria-t-elle; si vous ne craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l'ennui qu'il me cause. Qu'il vienne, qu'il se fâche, restons!» C'était charmant, n'est-ce pas, monsieur Salentini? mais je ne restai point. J'attendais cette belle dame à l'épreuve de mon succès ou de ma chute. Si vous voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous?
—Non, Célio; ce n'est pas avec les femmes que je veux faire de la force; les coquettes surtout n'en valent pas la peine. L'ironie du dépit les flatte plus qu'elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il y a, c'est la plus grande sérénité d'âme dans ma conduite avec celle-ci désormais.
—Allons, vous êtes meilleur que moi. Il est vrai que vous n'avez pas été chuté ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe les nerfs horriblement; mais il me semble que vous êtes un calmant pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la plus grande des forces de la nature.
—C'est celle qui produit, lui dis-je. L'agitation, c'est l'orage qui dérange et bouleverse.
—Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose a son usage. Peut-être que l'union de deux natures aussi opposées que la vôtre et la mienne ferait une force complète. Je veux devenir votre ami, je sens que j'ai besoin de vous, car vous saurez que je suis égoïste et que je ne commence rien sans me demander ce qui m'en reviendra; mais c'est dans l'ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits. Dans les choses matérielles, je suis presque aussi prodigue et insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes, si le genre humain n'était pas la dernière des races. Tenez, il a raison, ce Boccaferri, et j'avais tort de ne pas vouloir supporter son insolence tout à l'heure. Il m'a dit la vérité. J'ai perdu la partie parce que j'étais au-dessous de moi-même. Là-dessus, j'étais d'accord avec lui; mais j'ai été au-dessous de mon propre talent et j'ai manqué d'inspiration parce que jusqu'ici j'ai fait fausse route. Un talent sain et dispos est toujours prêt pour l'inspiration. Le mien est malade, et il faut que je le remette au régime. Voilà pourquoi je suivrai son conseil et n'écouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne tenterai pas une seconde épreuve avant de m'être retrempé. Il faut que je sois à l'abri de ces défaillances soudaines, et pour cela je dois envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne aux leçons de ma mère, que je n'ai pas voulu suivre, mais que je garde écrites en caractères sacrés dans mon souvenir. Ce soir, le vieux Boccaferri a parlé comme elle, et la paisible Cécilia... cette froide artiste qui n'a jamais ni blâme ni éloge pour ce qui l'entoure, oui, oui, la vieille Cécilia a glissé, comme point d'orgue aux théories de son père, deux ou trois mots qui m'ont fait une grande impression, bien que je n'aie pas eu l'air de les entendre.
—Pourquoi l'appelez-vous la vieille Cécilia, mon cher Célio? Elle n'a que bien peu d'années de plus que vous et moi.
—Oh! c'est une manière de dire, une habitude d'enfance, un terme d'amitié, si vous voulez. Je l'appelle mon vieux fer. C'est un sobriquet tiré de son nom, et qui ne la fâche pas. Elle a toujours été en avant de son âge, triste, raisonnable et prudente. Quand j'étais enfant, j'ai joué quelquefois avec elle dans les grands corridors des vieux palais; elle me cédait toujours, ce qui me la faisait croire aussi vieille que ma bonne, quoiqu'elle fût alors une jolie fille. Nous ne nous sommes bien connus et rencontrés souvent que depuis la mort de ma mère, c'est-à-dire depuis qu'elle est au théâtre et que je suis sorti du nid où j'ai été couvé si longtemps et avec tant d'amour. J'ai déjà pas mal couru le monde depuis deux ans. J'étais arriéré en fait d'expérience; j'étais avide d'en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le furieux besoin que j'avais de vivre par moi-même m'a étourdi d'abord sur ma douleur, car j'avais une mère telle qu'aucun homme n'en a eu une semblable. Elle me portait encore dans son coeur, dans son esprit, dans ses bras, sans s'apercevoir que j'avais vingt-deux ans, et moi je ne m'en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle partie pour le ciel, j'ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre. Déjà je suis fatigué, et j'ai encore les mains vides. C'est maintenant que je sens réellement que ma mère me manque; c'est maintenant que je la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées... Eh bien! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitué à l'amour exclusif et passionné d'une mère, il y a un être qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, c'est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous étonnera; mais pesez-la, et vous la comprendrez: je n'aime pas les femmes, je les déteste, et je suis affreusement méchant avec elles. J'en excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres; comprenez-vous cela?
—Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous vous étiez habitué à la société d'une femme qui vous aimait plus qu'elle-même... Ah! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon coeur! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends, ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur! Aussi tant qu'a duré votre virginale inexpérience, vous avez cru que la femme était l'idéal du dévouement, que l'amour de la femme était le bien suprême pour l'homme; enfin, qu'une femme ne servait qu'à nous servir, à nous adorer, à nous garantir, à écarter de nous le danger, le mal, la peine, le souci, et jusqu'à l'ennui, n'est-ce pas?
—Oui, oui, c'est cela, s'écria Célio en s'arrêtant et en regardant le ciel. L'amour d'une femme, c'était, dans mon attente, la lumière splendide et palpitante d'une étoile qui ne défaille et ne pâlit jamais. Ma mère m'aimait comme un astre verse le feu qui féconde. Auprès d'elle, j'étais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosée dont elle me nourrissait. Je n'avais pas une mauvaise pensée, pas un doute, pas un désir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-même dans les moments où la vie eût pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle mourait, rongée par un chagrin secret, et moi, misérable, je ne le voyais pas. Si je l'interrogeais à cet égard, je me laissais rassurer par ses réponses; je croyais à son divin sourire..... Je la tenais un matin inanimée dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant évanouie... Elle était morte, morte! et j'embrassais son cadavre...
Célio s'assit sur le parapet d'un pont que nous traversions en ce moment-là. Un cri de désespoir et de terreur s'échappa de sa poitrine, comme si une apparition eût passé devant lui. Je vis bien que ce pauvre enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir réveillé et envenimé par son récent désastre ne devînt trop violent pour ses nerfs; je le pris par le bras, je l'emmenai.
—Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idées, comment et pourquoi je suis égoïste; je ne pouvais pas être autrement, et vous comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colère aussitôt qu'en cherchant l'amour et l'amitié dans le commerce de mes semblables, je me suis heurté et brisé contre des égoïsmes pareils au mien. Les femmes que j'ai rencontrées (et je commence à croire que toutes sont ainsi) n'aiment qu'elles-mêmes, ou, si elles nous aiment un peu, c'est par rapport à elles, à cause de la satisfaction que nous donnons à leurs appétits de vanité ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons à rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous voudriez que j'eusse du respect pour ces créatures ambitieuses ou sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien avoir de l'avenir! Oh! ma mère m'eût aimé bossu et idiot! mais les autres!... Essayez, essayez d'y croire, Salentini, et vous verrez!
—Mon cher Célio, vous avez raison en général; mais, en faveur des exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hâter de tout maudire. Moi qui n'ai jamais été gâté, et qui n'ai encore été aimé de personne, j'espère encore, j'attends toujours.
—Vous n'avez jamais été aimé de personne?... Vous n'avez pas eu de mère?... ou la vôtre ne valait pas mieux que vos maîtresses? Pauvre garçon! En ce cas, vous avez toujours été seul avec vous-même, et il n'y a point de plus terrible tête-à-tête. Ah! je voudrais être aimant, Salentini, je vous aimerais, car ce doit être un grand bonheur que de pouvoir faire le bonheur d'un autre!
—Étrange coeur que vous êtes, Célio! Je ne vous comprends pas encore; mais je veux vous connaître, car il me semble qu'en dépit de vos contradictions et de votre inconséquence, en dépit de votre prétention à la haine, à l'égoïsme, à la dureté, il y a en vous quelque chose de l'âme qui vous a versé ses trésors.
—Quelque chose de ma mère? je ne le crois pas. Elle était si humble dans sa grandeur, cette âme incomparable, qu'elle craignait toujours de détruire mon individualité en y substituant la sienne. Elle me développait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que je suis, sans se douter que je puisse être mauvais. Ah! c'est là aimer, et ce n'est pas ainsi que nos maîtresses nous aiment, convenez-en.
—Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beauté du dévouement dans l'amour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans votre propre sein?
—Et vous, Salentini, répondit-il en m'arrêtant avec vivacité, que portez-vous ou que couvez-vous dans votre âme? Est-ce le dévouement aux autres? non, c'est le dévouement à vous-même, car vous êtes artiste. Soyez sincère, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores vulgairement appelés blagues de sentiment.
—Vous me faites trembler, Célio, lui dis-je, et, en me pénétrant d'un examen si froid, vous me feriez douter de moi-même. Laissez-moi jusqu'à demain pour vous répondre, car me voici à ma porte, et je crains que vous ne soyez fatigué. Où demeurez-vous, et à quelle heure secouez-vous les pavots du sommeil?
—Le sommeil! encore une blague! répondit-il; je suis toujours éveillé. Venez me demander à déjeuner aussitôt que vous voudrez. Voilà ma carte.
Il ralluma son cigare au mien, et s'éloigna.
V.
DÉPIT.
J'étais fatigué, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures sans réussir à résumer les émotions de ma soirée et à conclure avec moi-même. Il n'y avait qu'une chose certaine pour moi, c'est que je n'aimais plus la duchesse, et que j'avais failli faire une lourde école en m'attachant à elle; mais une âme blessée cherche vite une autre blessure pour effacer celle qui mortifie l'amour-propre, et j'éprouvais un besoin d'aimer qui me donnait la fièvre. Pour la première fois, je n'étais plus le maître absolu de ma volonté; j'étais impatient du lendemain. Depuis douze heures, j'étais entré dans une nouvelle phase de ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade.
Je ne l'avais jamais été, ma santé avait fait ma force; je m'étais développé dans un équilibre inappréciable. J'eus peur en me sentant le pouls légèrement agité. Je sautai à bas de mon lit; je me regardai dans une glace, et je me mis à rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un crayon, je jetai sur un bout de papier les idées qui me vinrent. Je fis une composition qui me plut, quoique ce fût une mauvaise composition. C'était un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange était distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le mauvais ange faisait des agaceries dans le même moment. Entre ces deux anges, le personnage principal délaissé, et ne comptant ni sur l'un ni sur l'autre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui la nature. Cette allégorie n'avait pas le sens commun, mais elle avait une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse; je me recouchai, je m'assoupis, j'eus le cauchemar: je rêvai que j'égorgeais Célio.
Je quittai mon lit décidément, je m'habillai aux premières lueurs de l'aube; j'allai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand le soleil fut levé, je gagnai le logis de Célio.
Célio ne s'était pas couché, je le trouvai écrivant des lettres.—Vous n'avez pas dormi, me dit-il, et vous êtes fatigué pour avoir essayé de dormir? J'ai fait mieux que vous; j'ai passé la nuit dehors. Quand on est excité, il faut s'exciter davantage; c'est le moyen d'en finir plus vite.
—Fi! Célio, dis-je en riant, vous me scandalisez.
—Il n'y a pas de quoi, reprit-il, car j'ai passé la nuit sagement à causer et à écrire avec la plus honnête des femmes.
—Qui? mademoiselle Boccaferri?
—Eh! pourquoi devinez-vous? Est-ce que.... mais il serait trop tard, elle est partie.
—Partie!
—Ah! vous pâlissez? Tiens, tiens! je ne m'étais pas aperçu de cela; il est vrai que j'étais tout plongé en moi-même hier soir. Mais écoutez: en vous quittant cette nuit, j'étais de fort mauvaise humeur contre vous. J'aurais causé encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez d'aller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi. Résolu à causer jusqu'au grand jour, n'importe avec qui, j'allai droit chez le vieux Boccaferri. Je sais qu'il ne dort jamais de manière, même quand il a bu, à ne pas s'éveiller tout d'un coup le plus honnêtement du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumière à sa fenêtre, je frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent à moi, m'embrassent et me montrent une lettre qui était arrivée chez eux pendant la soirée et qu'ils venaient d'ouvrir en rentrant. Ce que contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus tard; c'est un secret important pour eux, et j'ai donné ma parole de n'en parler à qui que ce soit. Je les ai aidés à faire leurs paquets; je me suis chargé d'arranger ici leurs affaires avec le théâtre; j'ai causé des miennes avec Cécilia, pendant que le vieux allait chercher une voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de la ville. A présent me voilà réglant leurs comptes, en attendant que j'aille à la direction théâtrale pour dégager la Cécilia de toutes poursuites. Ne me questionnez pas, puisque j'ai la bouche scellée; mais je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce matin, que je ne songe pas à ménager la fraîcheur de ma voix, enfin que je fais du dévouement pour mes amis, ni plus ni moins qu'un simple épicier. Que cela ne vous émerveille pas trop! je suis obligeant, parce que je suis actif, et qu'au lieu de me coûter, cela m'occupe et m'amuse, voilà tout.
—Vous ne pouvez même pas me dire vers quelle contrée ils se dirigent!
—Pas même cela. C'est bien cruel, n'est-ce pas? Prenez-vous-en à la Boccaferri, qui n'a pas fait d'exception en votre faveur au silence qu'elle m'imposait, tant les femmes sont ingrates et perverses!
—J'avais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de mademoiselle Boccaferri dans vos anathèmes contre son sexe?
—Parlons-nous sérieusement? Oui, certes, elle est une exception, et je le proclame. C'est une femme honnête; mais pourquoi? Parce qu'elle n'est point belle.
—Vous êtes bien persuadé qu'elle n'est pas belle? repris-je avec feu; vous parlez comme un comédien, mais non comme un artiste. Moi, je suis peintre, je m'y connais, et je vous dis qu'elle est plus belle que la duchesse de X..., qui a tant de réputation, et que la prima donna actuelle, dont on fait tant de bruit.
Je m'attendais à des plaisanteries ou à des négations de la part de Célio. Il ne me répondit rien, changea de vêtements, et m'emmena déjeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement:—Vous avez parfaitement raison, elle est plus belle qu'aucune femme au monde. Seulement j'avais la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais être le seul à m'en apercevoir.
—Vous parlez comme un possesseur, Célio, comme un amant.
—Moi! s'écria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance, je ne le suis pas, je ne l'ai jamais été, et je ne le serai jamais!
—D'où vient que vous ne désirez pas l'être?
—De ce que je la respecte et veux l'aimer toujours, de ce qu'elle a été la protégée de ma mère qui l'estimait, de ce qu'elle est, après moi (et peut-être autant que moi), le coeur qui a le mieux compris, le mieux aimé, le mieux pleuré ma mère. Oh! ma vieille Cécilia, jamais! c'est une tête sacrée, et c'est la seule tête portant un bonnet sur laquelle je ne voudrais pas mettre le pied.
—Toujours étrange et inconséquent, Célio!... Vous reconnaissez qu'elle est respectable et adorable, et vous méprisez tant votre propre amour, que vous l'en préservez comme d'une souillure! Vous ne pouvez donc que flétrir et dégrader ce que votre souffle atteint! Quel homme ou quel diable êtes-vous? Mais, permettez-moi de vous le dire et d'employer un des mots crus que vous aimez, ceci me paraît de la blague, une prétention au méphistophélisme, que votre âge et votre expérience ne peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez m'étonner, faire le fort, l'invincible, le satanique; mais, tout bonnement, vous êtes un honnête jeune homme, un peu libertin, un peu taquin, un peu fanfaron... pas assez pourtant pour ne pas comprendre qu'il faut épouser une honnête fille quand on l'a séduite; et comme vous êtes trop jeune ou trop ambitieux pour vous décider si tôt à un mariage si modeste, vous ne voulez pas faire la cour à mademoiselle Boccaferri.
—Plût au ciel que je fusse ainsi! dit Célio sans montrer d'humeur et sans regimber; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant! Ce que je souffre est atroce... Ah! si j'étais honnête et bon, je serais naïf, j'épouserais demain la Boccaferri, et j'aurais une existence calme, rangée, charmante, d'autant plus que ce ne serait peut-être pas un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connaît l'avenir? Je ne puis m'expliquer là-dessus; mais sachez que, quand même la Cécilia serait une riche héritière, parée d'un grand nom, je ne voudrais pas devenir amoureux d'elle. Écoutez, Salentini, une grande vérité, bien niaise, un lieu commun: l'amour des mauvaises femmes nous tue; l'amour des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n'aimons beaucoup que ce qui nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mère est morte de cela, à quarante ans, après dix années de silence et d'agonie.
—C'est donc vrai? je l'avais entendu dire.
—Celui qui l'a tuée vit encore. Je n'ai jamais pu l'amener à se battre avec moi. Je l'ai insulté atrocement, et lui qui n'est point un lâche, tant s'en faut, il a tout supporté plutôt que de lever la main contre le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un réprouvé, avec une vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n'ai pas le courage d'assassiner l'assassin de ma mère! Tenez, vous voyez en moi un nouvel Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans le remords, dans la haine et dans la colère. Et pourtant, vous l'avez dit, je suis bon: tous les égoïstes sont faciles à vivre, tolérants et doux. Mais je suivrai l'exemple d'Hamlet, je ne briserai point la pâle Ophélia; qu'elle aille dans un cloître plutôt! je suis trop malheureux pour aimer. Je n'en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux, personnel; l'art, pour moi, n'est qu'une lutte, et la gloire qu'une vengeance. Mon ennemi avait prédit que je ne serais rien, parce que ma mère m'avait trop gâté. Je veux l'écraser d'un éclatant démenti à la face du monde. Quant à la Boccaferri, je ne veux pas être pour elle ce que cet homme maudit a été pour ma mère, et je le serais! Voyez-vous, il y a une fatalité! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans notre enfance s'attachent à nous comme des furies, et, plus nous tâchons de nous en préserver, plus nous sommes entraînés, par je ne sais quel funeste instinct d'imitation, à les reproduire plus tard: le crime est contagieux. L'injustice et la folie, que j'ai détestées chez l'amant de ma mère, je les sens s'éveiller en moi dès que je commence à aimer une femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n'étais pas la victime, je serais le bourreau.
—Donc vous avez peur aussi, quelquefois et à votre insu, d'être la victime? Donc vous êtes capable d'aimer?
—Peut-être; mais j'ai vu, par l'exemple de ma mère, dans quel abîme nous précipite le dévouement, et je ne veux pas tomber dans cet abîme.
—Et vous ne croyez pas que l'amour puisse être soumis à d'autres lois qu'à cette diabolique alternative du dévouement méconnu et immolé, ou de la tyrannie délirante et homicide?
—Non!
—Pauvre Célio, je vous plains, et je vois que vous êtes un homme faible et passionné. Je vous connais enfin: vous êtes destiné, en effet, à être victime ou bourreau; mais vous ne faites là le procès qu'à vous-même, et le genre humain n'est pas forcément votre complice.
—Ah! vous me méprisez, parce que vous avez meilleure opinion de vous-même? s'écria Célio avec amertume; eh bien, attendons. Si vous êtes sincère, nous philosopherons ensemble un jour: nous ne disputerons plus. Jusque-là, que voulez-vous faire? La cour à ma vieille Boccaferri? En ce cas, prenez garde! je veille à sa défense comme un jeune chien déjà méfiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la respecte, ce n'est pas pour permettre aux autres de s'emparer d'elle, même dans le secret de leurs pensées.
Je fus frappé de l'âpreté de ces dernières paroles de Célio et de l'accent de haine et de dépit qui les accompagna.—Célio, lui dis-je, vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l'êtes déjà; convenez que nous sommes rivaux! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites que la franchise c'est le signe de la force. Vous m'avez dit que vous n'étiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l'être; mais descendez dans le plus profond de votre coeur, et voyez si vous êtes bien sûr de l'avenir; puis vous me direz si je vais sur vos brisées, et si nous sommes dès aujourd'hui amis ou ennemis.
—Ce que vous me demandez là est délicat, répondit-il; mais ma réponse ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni à moi-même. Je ne serai jamais jaloux de la Cécilia, parce que je n'en serai jamais amoureux... à moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincère et le vieux Boccaferri devenir sobre.
—Et pourquoi donc, Célio? Si, par malheur pour moi, la Cécilia vous voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien être émue, tremblante, indécise...
—Si je la voyais indécise, émue et tremblante, je fuirais, je vous en donne ma parole d'honneur, monsieur Salentini! Je sais trop ce que c'est que de profiter d'un moment d'émotion et de prendre les femmes par surprise. Ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé d'une femme comme la Boccaferri; je n'y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce qu'elle est sincère et honnête, parce qu'elle ne me cacherait pas sa honte et ses larmes, parce qu'au lieu de volupté je ne lui donnerais et ne recevrais d'elle que de la douleur et des remords. Oh! non, ce n'est pas ainsi que je voudrais posséder une femme pure! Et, comme je ne cherche que l'ivresse, je ne m'adresserai jamais qu'à celles qui ne veulent rien de plus. Êtes-vous content?
—Pas encore, ami: rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas profondément, et que l'amitié qu'elle proclame pour vous ne soit pas un amour qu'elle se cache encore à elle-même. S'il en était ainsi, si un jour ou l'autre vous veniez à le découvrir, vous me la disputeriez, n'est-ce pas?
—Oui, certes, Monsieur, répondit Célio sans hésiter, et, puisque vous l'aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas chose indifférente... Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d'un attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et sincère, je vous demanderais en grâce de vous battre avec moi. J'aurais la chance d'être tué, parce que je me bats mal. Je suis passé maître à la salle d'armes: en présence d'un adversaire réel, je suis ému, la colère me transporte, et j'ai toujours été blessé. Ma mort sauverait la Cécilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais là.* A présent, déjeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sûr qu'elle me regarde comme un enfant; je ne vois en elle qu'une vieille amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage... Mais vous l'épouseriez, n'est-ce pas? autrement je me battrais de sang-froid, et je vous tuerais, comptez-y.
—A la bonne heure, répondis-je. Ce que vous me dites là me prouve qui elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d'un soi-disant libertin me pousse au mariage les yeux fermés.
Nous nous serrâmes la main, et notre repas fut fort enjoué. J'étais plein d'espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle Boccaferri était partie. Je ne savais plus quand ni où je la retrouverais, et elle ne m'avait pas accordé seulement un regard qui pût me faire croire à son amour pour moi. Étais-je en proie à un accès de fatuité? Non, j'aimais. Mon entretien avec Célio venait de rendre évident pour moi ce mérite que j'avais deviné la veille. L'amour élargit la poitrine et parfume l'air qui y pénètre: c'était mon premier amour véritable, je me sentais heureux, jeune et fort; tout se colorait à mes yeux d'une lumière plus vive et plus pure.
—Savez-vous un rêve que je faisais ces jours-ci, me dit Célio, et qui me revient plus sérieux après mon fiasco? C'est d'aller passer quelques semaines, quelques mois peut-être, dans un coin tranquille et ignoré, avec le vieux fou Boccaferri et sa très-raisonnable fille. A eux deux ils possèdent le secret de l'art: chacun en représente une face. Le père est particulièrement inventif et spontané, la fille éminemment consciencieuse et savante, car c'est une grande musicienne que la Cécilia; le public ne s'en doute pas, et vous, vous n'en savez probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-être la dernière grande musicienne que possédera l'Italie. Elle comprend encore les maîtres qu'aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu'elle chante dans un ensemble, avec sa voix qu'on entend à peine, tout le monde marche sans se rendre compte qu'elle seule contient et domine toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les favoris du public qui voudraient avouer la supériorité d'un talent qu'on n'applaudit jamais? Mais allez ce soir au théâtre, et vous verrez comment marchera l'opéra; on s'apercevra un peu de la lacune creusée par l'absence de la Boccaferri! Il est vrai qu'on ne dira pas à quoi tient ce manque d'ensemble et d'âme collective. Ce sera l'enrouement de celui-ci, la distraction de celui-là; les voix s'en prendront à l'orchestre, et réciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir, je rirai de la déroute générale, et je me dirai: Sot public, vous aviez un trésor, et vous ne l'avez jamais compris! Il vous faut des roulades, on vous en donne en veux-tu? en voilà, et vous n'êtes pas content! Tâchez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j'observe et je me repose.
—Vous ne m'apprenez rien, Célio; précisément hier soir je rompais une lance contre la duchesse de... pour le talent élevé et profond de mademoiselle Boccaferri.
—Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Célio en haussant les épaules. Elle n'est pas plus artiste que ma botte! Et il faut être extrêmement fort pour reconnaître des qualités enfouies sous un fiasco perpétuel, car c'est là le sort de la pauvre Boccaferri. Qu'elle dise comme un maître les parties les plus insignifiantes de son rôle, quatre ou cinq vrais dilettanti épars dans les profondeurs de la salle souriront d'un plaisir mystérieux et tranquille. Quelques demi-musiciens diront: «Quelle belle musique! comme c'est écrit» sans reconnaître qu'ils ne se fussent pas aperçus de cette perfection dans le détail d'une belle chose si la seconda donna n'était pas une grande artiste. Ainsi va le monde, Salentini! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche le succès de toute la puissance de ma volonté, mais c'est pour me venger du public que je hais, c'est pour le mépriser davantage. Je me suis trompé sur les moyens, mais je réussirai à les trouver, en profitant du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-même par-dessus tout. Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme véritable artiste; ce sera l'affaire de peu de temps; chaque année, pour moi, représente dix ans de la vie du vulgaire; je suis actif et entêté. Quand j'aurai acquis ce qui me manque pour moi-même, je saurai parfaitement ce qui manque au public pour comprendre le vrai mérite. Je parviendrai à être infiniment plus mauvais que je ne l'ai été hier devant lui, et par conséquent à lui plaire infiniment. Voilà ma théorie. Comprenez-vous!
—Je comprends qu'elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le beau et le vrai pour l'enseigner au public, en supposant que vous lui plaisiez dans le faux, vous ne posséderez jamais le vrai. On ne dédouble jamais son être à ce point. On ne fait point la grimace sans qu'il en reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse route, et vous allez vous perdre entièrement.
—Et voyez pourtant l'exemple de la Cécilia! s'écria Célio fort animé; ne possède-t-elle pas le vrai en elle, ne s'opiniâtre-t-elle pas à ne donner au public que du vrai, et n'est-elle pas méconnue et ignorée? Et il ne faut pas dire qu'elle est incomplète et qu'elle manque de force et de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu'il y a deux jours, j'ai entendu la Boccaferri chanter et déclamer seule entre quatre murs et ne sachant pas que j'étais là pour l'écouter. Elle embrasait l'atmosphère de sa passion, elle avait des accents à faire vibrer et tressaillir une foule comme un seul homme. Cependant elle ne méprise pas le public, elle se borne à ne pas l'aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre compte, sans colère, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et froid; il veut, avant tout, qu'on se donne de la peine pour lui plaire, et moi, je m'en donnerai; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui.
Je ne pus calmer Célio. Il prenait beaucoup de café en jurant contre la platitude du café viennois. Il cherchait à s'exciter de plus en plus. La rage de sa défaite lui revenait plus amère. Je lui rappelai qu'il fallait aller au théâtre; il y courut en me donnant rendez-vous pour le soir chez moi.
VI.
LA DUCHESSE.
A l'heure convenue, j'attendais Célio, mais je ne reçus qu'un billet ainsi conçu:
«Mon cher ami, je vous envoie de l'argent et des papiers pour que vous ayez à terminer demain l'affaire de mademoiselle Boccaferri avec le théâtre. Rien n'est plus simple: il s'agit de verser la somme ci-jointe et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la veille d'expirer, et elle n'est passible que d'une amende ordinaire pour deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de plus l'air du pays et les compliments de condoléance: je me fâcherais, je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus loin. En avant, en Avant!
«Vous aurez bientôt de mes nouvelles et d'autres qui vous intéressent davantage.
«A vous de coeur,
«CÉLIO FLORIANI.»
Je retournai cette épître pour voir si elle était bien à mon adresse: Adorno Salentini, place... n°... Rien n'y manquait.
Je retombai anéanti, dévoré d'une affreuse inquiétude, en proie à de noirs soupçons, consterné d'avoir perdu la trace de Cécilia et de celui qui pouvait me la disputer ou m'aider à la rejoindre. Je me crus joué. Des jours, des semaines se passèrent, je n'entendis parler ni de Célio ni des Boccaferri. Personne n'avait fait attention à leur brusque départ, puisqu'il s'était effectué presque avec la clôture de la saison musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de théâtre qui me tombaient sous la main. Nulle part il n'était question d'un engagement pour Cécilia ou pour Célio. Je ne connaissais personne qui fût lié avec eux, excepté le vieux professeur de mademoiselle Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai à quitter Vienne, où je commençais à prendre le spleen, et j'allai faire mes adieux à la duchesse, espérant qu'elle pourrait peut-être me dire quelque chose de Célio.
Toute cette aventure m'avait fait beaucoup de mal. Au moment de m'épanouir à l'amour par la confiance et l'estime, je me voyais rejeté dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnées du scepticisme et de l'ironie. Je ne pouvais plus travailler; je cherchais l'ivresse, et ne la trouvais nulle part. Je fus plus méchant dans mon entretien avec la duchesse que Célio lui-même ne l'eût été à ma place. Ceci la passionna pour, je devrais dire contre moi: les coquettes sont ainsi faites.
L'inquiétude mal déguisée avec laquelle je l'interrogeais sur Célio lui fit croire que j'étais resté jaloux et amoureux d'elle. Elle me jura ne pas savoir ce qu'il était devenu depuis la malencontreuse soirée de son début; mais, en me supposant épris d'elle et en voyant avec quelle assurance je le niais, elle se forma une grande idée de la force de mon caractère. Elle prit à coeur de le dompter, elle se piqua au jeu; une lutte acharnée avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et qui l'abandonnait sur un simple soupçon lui parut digne de toute sa science.
Je quittai Vienne sans la revoir. J'arrivai à Turin; au bout de deux jours, elle y était aussi; elle se compromettait ouvertement, elle faisait pour moi ce qu'elle n'avait jamais fait pour personne. Cette femme qui m'avait tenu dans un plateau de la balance avec Célio dans l'autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanité, cette sage coquette qui nous ménageait tous les deux pour éconduire celui de nous qui serait brisé par le public, cette grande dame, jusque-là fort prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se jetait à corps perdu dans un scandale, sans que j'eusse grandi d'une ligne dans l'opinion publique, et tout simplement par la seule raison que je lui résistais.
Pourtant Célio avait été aussi cruel avec elle, et elle ne s'en était pas émue d'une manière apparente. Il ne suffisait donc pas de lui résister pour qu'elle s'éprît de la sorte. Elle avait senti que Célio ne l'aimait pas, et qu'il n'était peut-être pas capable d'aimer sérieusement; mais, outre que mon caractère et mon savoir-vivre lui offraient plus de garanties, elle m'avait vu sincèrement ému auprès d'elle, elle devinait que j'étais capable de concevoir une grande passion, et elle pensait me l'inspirer encore en dépit de mon courage et de ma fierté. Elle se trompait de date, il est vrai, et il se trouva qu'elle fit pour moi, lorsque j'étais refroidi à son égard, ce qu'elle n'eût point songé à faire lorsque j'étais enflammé. Les femmes ne sont jamais si habiles qu'elles ne tombent dans le piège de leur propre vanité.
Je la vis donc se jeter dans mes bras à un moment de ma vie où je ne l'aimais point, et où je souffrais à cause d'une autre femme. Il ne me fallut ni courage, ni vertu, ni orgueil pour la repousser d'abord, et pour tenter de la faire renoncer à sa propre perte. J'y mis une énergie qui l'excita d'autant plus à se perdre; j'aurais été un scélérat, un roué, un ennemi acharné à son désastre, que je n'aurais pas agi autrement pour la pousser à bout et lui faire fouler aux pieds tout souci de sa réputation. Elle crut que je mettais son amour à l'épreuve, et le mien au prix de cette épreuve décisive, éclatante. Cette femme, funeste aux autres, le devint volontairement à elle-même tout d'un coup, au milieu d'une vie d'égoïsme et de calcul. Elle tendit tous les ressorts de sa volonté pour vaincre une aversion qu'elle prenait seulement pour de la méfiance. La crise de son orgueil blessé l'emporta sur les habitudes de sa vanité froide et dédaigneuse. Peut-être aussi s'ennuyait-elle, peut-être voulait-elle connaître les orages d'une passion véritable ou d'une lutte violente.
Ma résistance l'irrita à ce point qu'elle jura de me forcer par un éclat à tomber à ses pieds. Elle chercha à se faire insulter publiquement pour me contraindre à prendre sa défense. Elle vint en plein jour chez moi dans sa voiture; elle confia son prétendu secret à trois ou quatre amies, femmes du monde, qu'elle choisit les plus indiscrètes possible. Elle laissa tomber son masque en plein bal, au moment où elle s'emparait de mon bras; enfin elle me poursuivit jusque dans une loge de théâtre où elle se fût montrée à tous les regards, si je n'en fusse sorti précipitamment avec elle.
Cette torture dura huit jours pendant lesquels elle sut multiplier des incidents incroyables. Cette femme indolente et superbe de mollesse était en proie à une activité dévorante. Elle ne dormait pas, elle ne mangeait plus, elle était changée d'une manière effrayante. Elle savait aussi s'opposer à ma fuite en me faisant croire à chaque instant qu'elle venait me dire adieu et qu'elle renonçait à moi. J'aurais voulu calmer la douleur que je lui causais, l'amener à de bonnes résolutions, la quitter noblement et avec des paroles d'amitié. Je ne faisais qu'irriter son désespoir, et il reparaissait plus terrible, plus impérieux, plus enlaçant au moment où je me flattais de l'avoir fait céder à l'empire de la raison.
Ce que je souffris durant ces huit jours est impossible à confesser. L'amour d'une femme est peut-être irrésistible, quelle que soit cette femme, et celle-là était belle, jeune, intelligente, audacieuse, pleine de séductions. Le chagrin qui la consumait rapidement donnait à sa beauté un caractère terrible, bien fait pour agir sur une imagination d'artiste. Je l'avais toujours crue lascive, elle passait pour l'être, elle l'avait peut-être toujours été; mais, avec moi, elle paraissait dévorée d'un besoin de coeur qui faisait taire les sens et l'ornait du prestige nouveau de la chasteté. Je me sentais glisser sur une pente rapide dans un précipice sans fond, car il ne me fallait qu'aimer un instant cette femme pour être à jamais perdu. Cela, je n'en pouvais douter; je savais bien quelle réaction de tyrannie j'aurais à subir une fois que j'aurais abandonné mon âme à cet attrait perfide. Je me connaissais, ou plutôt je me pressentais. Fort dans le combat, j'étais trop naïf dans la défaite pour n'être pas enlacé à tout jamais par ma conscience. Et je pouvais encore combattre, parce que je me retenais d'aimer, car je voyais en elle tout le contraire de mon idéal: le dévouement, il est vrai, mais le dévouement dans la fièvre, l'énergie dans la faiblesse, l'enthousiasme dans l'oubli de soi-même, et point de force véritable, point de dignité, point de durée possible dans ce subit engouement. Elle me faisait horreur et pitié en même temps qu'elle allumait en moi des agitations sauvages et une sombre curiosité. Je voyais mon avenir perdu, mon caractère déconsidéré, toutes les femmes effrontées et galantes ayant déjà l'oeil sur moi pour me disputer à une puissante rivale et jouer avec moi à coups de griffes comme des panthères avec un gladiateur. Je devenais un homme à bonnes fortunes, moi qui détestais ce plat métier, un charlatan pour les esprits sévères qui m'accuseraient de chercher la renommée dans le scandale des aventures, au lieu de la conquérir par le progrès dans mon art. Je me sentais défaillir, et, lorsque le feu de la passion montait à ma poitrine, la sueur froide de l'épouvante coulait de mon front. Que cette femme fût perdue par moi ou seulement acceptée par moi dans sa chute volontaire, j'étais lié à elle par l'honneur; je ne pouvais plus l'abandonner. J'aurais beau m'étourdir et m'exalter en me battant pour elle, il me faudrait toujours traîner à mon pied ce boulet dégradant d'un amour imposé par la faiblesse d'un instant à la dignité de toute la vie.
Déjà elle me menaçait de s'empoisonner, et, dans la situation extrême où elle s'était jetée, une heure de rage et de délire pouvait la porter au suicide. Le ciel m'inspira un mezzo termine. Je résolus de la tromper en laissant une porte ouverte à l'observation de ma promesse. J'exigeai qu'elle allât rejoindre ses amis et sa famille à Milan; j'en fis une condition de mon amour, lui disant que je rougirais de profiter, pour la posséder, de la crise où elle se jetait, que ma conscience ne serait plus troublée dès que je la verrais reprendre sa place dans le monde et son rang dans l'opinion, que je restais à Turin pour ne pas la compromettre en la suivant, mais que dans huit jours je serais auprès d'elle pour l'aimer dans les douceurs du mystère.
J'eus un peu de peine à la persuader, mais j'étais assez ému, assez peu sûr de ma force pour qu'elle crût encore à la sienne. Elle partit, et je restai brisé de tant d'émotions, fatigué de ma victoire, incertain si j'allais me sauver au bout du monde, ou la rejoindre pour ne plus la quitter.
Je fus plus faible après son départ que je ne l'avais été en sa présence. Elle m'écrivait des lettres délirantes. Il y avait en moi une sorte d'antipathie instinctive que son langage et ses manières réveillaient par instants, et qui s'effaçait quand son souvenir me revenait accompagné de tant de preuves d'abnégation et d'emportement. Et puis la solitude me devenait insupportable. D'autres folies me sollicitaient. La Boccaferri m'abandonnait, Célio m'avait trompé. Le monde était vide, sans un être à aimer exclusivement. Les huit jours expirés, je fis venir un voiturin pour me rendre à Milan.
On chargeait mes effets, les chevaux attendaient à ma porte; j'entrai dans mon atelier pour y jeter un dernier coup d'oeil.
J'étais venu à Turin avec l'intention d'y passer un certain temps. J'aimais cette ville, qui me rappelait toute mon enfance, et où j'avais conservé de bonnes relations. J'avais loué un des plus agréables logements d'artiste; mon atelier était excellent, et, le jour où je m'y étais installé, j'avais travaillé avec délices, me flattant d'y oublier tous mes soucis et d'y faire des progrès rapides. L'arrivée de la duchesse avait brisé ces doux projets, et, en quittant cet asile, je tremblai que tout ne fût brisé dans ma vie. Il me prit un remords, une terreur, un regret, sous lesquels je me débattis en vain. Je me jetai sur un sofa; on m'appelait dans la rue; le conducteur du voiturin s'impatientait; ses petits chevaux, qui étaient jeunes et fringants, grattaient le pavé. Je ne bougeais pas. Je n'avais pas la force de me dire que je ne partirais point; je me disais avec une certaine satisfaction puérile que je n'étais pas encore parti.
Enfin le voiturin vint frapper en personne à ma porte. Je vois encore sa casquette de loutre et sa casaque de molleton. Il avait une bonne figure à la fois mécontente et amicale. C'était un ancien militaire, irrité de mon inexactitude, mais soumis à l'idée de subordination. «Eh! mon cher monsieur, les jours sont si courts dans cette saison! la route est si mauvaise! Si la nuit nous prend dans les montagnes, que ferons-nous? Il y a une grande heure que je suis à vos ordres, et mes petits chevaux ne demandent qu'à courir pour votre service.» Ce fut là toute sa plainte.—«C'est juste, ami, lui dis-je, monte sur ton siége, me voilà!»
Il sortit; je me disposai à en faire autant. Un papier qui voltigeait sur le plancher arrêta mes regards. Je le ramassai: c'était un feuillet détaché de mon album. Je reconnus la composition que j'avais esquissée dans la nuit où Célio m'avait ramené à ma demeure, à Vienne, après son fiasco. Je revis le bon et le mauvais ange, distraits tous deux de moi par un malin personnage qui avait la tournure et le costume de théâtre de Célio. Je me reportai à cette nuit d'insomnie où la duchesse m'était apparue si vaine et si perfide, la Boccaferri si pure et si grande.
LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.
Je ne sais quelle réaction se fit en moi. Je courus vers la porte; j'ordonnai au vetturino de dételer et de s'en aller. Je rentrai; je respirai; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession de mon atelier, de mon travail et de ma liberté; puis l'effroi de la solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d'un atelier me serrèrent le coeur. Je retombai sur le sofa, et je me mis a pleurer, à sangloter, presque, comme un enfant qui subit une pénitence et se désole à l'aspect de la chambre qui va lui servir de prison.
Tout à coup une voix de femme qui chantait dans la rue me fit entendre les premières phrases de cet air du Don Juan de Mozart:
Vedrai, Carino
Se sei buonfuo,
Che bel rimedio
Ti voglio dar.
Était-ce un rêve? J'entendais la voix de Cécilia Boccaterri. Je l'avais entendue deux fois dans le rôle de Zerline, où elle avait une naïveté charmante, mais où elle manquait de la nuance de coquetterie nécessaire. En cet instant, il me sembla qu'elle s'adressait à moi avec une tendresse caressante qu'elle n'avait jamais eue en public, et qu'elle m'appelait avec un accent irrésistible. Je bondis vers la porte; je m'élançai dehors: je ne trouvai que le vetturino qui dételait. Je me livrai à mille recherches minutieuses. La rue et tous les alentour étaient déserts. Il faisait à peine jour, et une bise piquante soufflait des montagnes. «Reviens demain, dis-je à mon conducteur en lui donnant un pourboire; je ne puis partir aujourd'hui.»
Je passai vingt-quatre heures à chercher et à m'informer. Je demandais la Boccaferri, son père et Célio, au ciel et à la terre. Personne ne savait ce que je voulais dire. L'un me disait que le vieil ivrogne de Boccaferri était mort depuis dix ans; l'autre, que ce Boccaferri n'avait jamais eu de fille; tous, que le fils de la Floriani devait être en Angleterre, parce qu'il avait traversé Turin deux mois auparavant en disant qu'il était engagé à Londres.
Je me dis que j'avais eu une hallucination, que ce n'était pas la voix de Cécilia qui m'avait chanté ces quatre vers beaucoup trop tendres pour elle; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion avait changé d'objet; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au point du jour, le brave vetturino était à ma porte comme la veille. Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-même mes effets; je m'installai dans son frêle legno (c'est comme on dirait à Paris un sapin), et je lui ordonnai de marcher vers l'ouest.
—Eh quoi! Seigneurie, ce n'est pas la route de Milan!
—Je le sais bien; je ne vais plus à Milan.
—Alors, mon maître, dites-moi où nous allons.
—Où tu voudras, mon ami; allons le plus loin possible, du côté opposé à Milan.
—Je vous mènerais à Paris avec ces chevaux-là; mais encore voudrais-je savoir si c'est à Paris ou à Rome qu'il faut aller.
—Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obéissant à un instinct spontané. Je t'arrêterai quand je serai fatigué, ou quand la belle nature m'invitera à la contempler.
—La belle nature est bien laide dais ce temps-ci, dit en souriant le brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes! Nous ne passerons pas aisément le Mont-Cenis!
—Nous verrons bien; d'ailleurs nous ne le passerons peut-être pas. Allons, partons. J'ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et m'éloigne de Mifan, comme de Turin, c'est tout ce qu'il me faut pour aujourd'hui.
—Allons, allons! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue glissade sur le pavé cristallisé par la gelée, tête d'artiste, tête de fou! mais les gens raisonnables sont souvent bêtes et toujours avares. Vivent les artistes!
VII.
LE NOEUD CERISE.
Je ne crois, d'une manière absolue, ni à la destiné, ni à mes instincts, et je suis pourtant forcé de croire à quelque chose qui semble une combinaison de l'un ou de l'autre, à une force mystérieuse qui est comme l'attraction de la fatalité.
Il se fait dans notre existence, comme de grande courants magnétiques que nous traversons quelquefois, sans être emportés par eux, mais où quelquefois aussi nous nous précipitons de nous-mêmes, parce que notre moi se trouve admirablement prédisposé à subir l'influence de ce qui est notre élément naturel, longtemps ignoré ou méconnu. Quand nous sommes entraînés sur cette pente irrésistible, il semble que tout nous aide à en subir l'impulsion souveraine, que tout s'enchaîne autour de nous de façon à nous faire nier le hasard, enfin que les circonstances les plus naturelles, les plus insignifiantes dans d'autres moments n'existent, à ce moment donné, que pour nous pousser vers le but de notre destinée, que ce but soit un abîme ou un sanctuaire.
Voici le fait qui me parut longtemps merveilleux et qui ne fut autre chose que la rencontre d'un fait parallèle à celui de mon ennui et de mon inquiétude. Mon vetturino était marié non loin de la frontière, du côté de Briançon, à une jeune et jolie femme dont il était séparé assez souvent par l'activité de sa profession. Je lui dis que je voulais aller du côté de la France, et je le voulais parce qu'il s'agissait pour moi de prendre la route diamétralement opposée à celle de Milan, et aussi un peu parce que j'avais quelques renseignements vagues sur le pas&age récent de Célio dans la contrée que je parcourais. Mon vetturino vit que je ne savais pas bien où je voulais aller, et comme il avait envie d'aller à Briançon, il prit naturellement la route de Suse et d'Exille, traversa la frontière avec la Doire, et me fit entrer dans le département des Hautes-Alpes par le Mont-Genèvre.
Comme nous approchions de Briançon, il me demanda si je ne comptais pas m'y arrêter quelques jours, du ton d'un homme décidé à m'y contraindre. Et, comme j'hésitais à lui répondre avant d'avoir bien pénétré son dessein, il m'annonça que son plus jeune cheval était malade, qu'il ne mangeait pas, et qu'il craignait bien d'être forcé de voir un vétérinaire pour le faire saigner. Je descendis de voiture et j'examinai le cheval: il avait l'oeil pur, le flanc calme; il n'était pas plus malade que l'autre.
—Mon ami, dis-je à maître Volabù (c'était le nom de mon voiturin), je te prie d'être sincère avec moi. Tu cherches un prétexte pour t'arrêter, et moi je n'ai pas de raisons pour t'attendre. Je ne tiens pas plus longtemps à ton voiturin que tu ne tiens à ma personne. Que j'arrive à Briançon, c'est tout ce que je demande. Là, je penserai à ce que je veux faire, et j'aurai sous la main tous les moyens de transport désirables. Si tu l'obstinés à me laisser ici (nous n'étions plus qu'à cinq lieues de Briançon), je m'obstinerai peut-être de mon côté à le faire marcher, car je t'ai pris pour huit jour. Sois donc franc, si tu veux que je sois bon. Tu as ici, aux environs, une affaire de coeur ou d'argent, et c'est pour cela que ton cheval ne mange pas? Le brave homme se mit à rire, puis il secoua la tête d'un air mélancolique:—Je ne suis plus de la première jeunesse, dit-il, ma femme a dix-huit ans, et j'aurais été bien aise de la surprendre; elle ne demeure qu'à une toute petite lieue d'ici, aux Désertes. Par la traverse, nous y serons dans une demi-heure; le chemin est bon, et puisque vous aime à vous arrêter n'importe où, pour marcher au hasard dans la neige, vous verrez là un bel endroit et de la belle neige, le diable m'emporte! Nous repartirions demain malin, et nous serions à Briançon avant midi. Allons, j'ai été franc, voulez-vous être bon enfant?
—Oui, puisque je t'ai fait moi-même cette condition. Va pour les Désertes! le non me lait, et la traverse aussi. J'aime assez les paysages qu'on ne voit pas des grandes routes; mais s'il te prend fantaisie, mon compère, de rester plus longtemps avec ta femme? Si ton cheval recommence demain à ne plus manger?
—Voulez-vous vous fier à la parole d'un ancien militaire, mon bourgeois? Nous repartirons ce soir, si vous voulez.
—Je veux me fier, répondis-je. En route!
Où cet homme me conduisit, tu le sauras bientôt, cher lecteur, et tu me diras si, dans l'accès de flânerie bienveillante qui me poussa à subir son caprice, il n'y eut pas quelque chose qu'un homme plus impertinent que moi eût pu qualifier d'inspiration divine. D'abord il ne m'avait pas trompé, le brave Volabù. Le paysage où il me fit pénétrer avait un caractère à la fois naïf et grandiose, qui s'empara de moi d'autant plus que je n'avais pas compté sur le discernement pittoresque de mon guide. Sans doute c'était son amour pour sa jeune femme qui lui faisait aimer ou mieux comprendre instinctivement la beauté du lieu qu'elle habitait. Il voulut reconnaître ma complaisance en exerçant envers moi les devoirs de l'hospitalité.
Il possédait là quelques morceaux de terre et une maisonnette très-propre où il me conduisit. Et quand il eut trouvé sa jeune ménagère au travail, bien gaie, bien sage, bien pure (cela se voyait à la joie franche qu'elle montra en lui sautant au cou), il n'y eut sorte de fête qu'il ne me fit: ils se mirent en quatre, sa femme et lui, pour me préparer un meilleur repas que celui que j'aurais pu faire à l'auberge du hameau, et, comme je leur disais que tant de soin n'était pas nécessaire pour me contenter, ils jurèrent naïvement que cela ne me regardait pas, c'est-à-dire qu'ils voulaient me traiter et m'héberger gratis.
Je les laissai à leur fricassée entremêlée de doux propos et de gros baisers, pour aller admirer le site environnant. Il était simple et superbe. Des collines escarpées servant de premier échelon aux grandes montagnes des Alpes, toutes couvertes de sapins et de mélèzes, encadraient la vallée et la préservaient des vents du nord et de l'est. Au-dessus du hameau, à mi-côte de la colline la plus rapprochée et la plus adoucie, s'élevait un vieux et fier château, une des anciennes défenses de la frontière probablement, demeure paisible et confortable désormais, car je voyais au ton frais des châssis de croisées en bois de chêne, encadrant de longues vitres bien claires, que l'antique manoir était habite par des propriétaires fort civilisés. Un parc immense, jeté noblement sur la pente de la colline et masquant ses froides lignes de clôture sous un luxe de végétation chaque jour plus rare en France, formait un des accidents les plus heureux du tableau. Malgré la rigueur de la saison (nous étions à la fin de janvier, et la terre était couverte de frimas), la soirée était douce et riante. Le ciel avait ces tons rose vif qui sont propres aux beaux temps de gelée; les horizons neigeux brillaient comme de l'argent, et des nuages doux, couleur de perle, attendaient le soleil qui descendait lentement pour s'y plonger. Avant de s'envelopper dans ces suaves vapeurs, il semblait vouloir sourire encore à la vallée, et il dardait sur les toits élevés du vieux château un rayon de pourpre qui faisait de l'ardoise terne et moussue un dôme de cuivre rouge resplendissant.
Comme j'étais vêtu et chaussé en conséquence de la saison, je prenais un plaisir extrême à marcher sur cette neige brillante, cristallisée par le froid, et qui craquait sous mes pieds. En creusant des ombres sur ces grandes surfaces à peine égratignées par la trace de quelques petites pattes d'oiseaux, j'étudiais avec attention le reflet verdâtre que donne ce blanc éblouissant auprès duquel l'hermine et le duvet du cygne paraissent jaunes ou malpropres. Je ne pensais plus qu'à la peinture et à remercier le ciel de m'avoir détourné de Milan.
Tout en marchant, j'approchais du parc, et je pouvais embrasser de l'oeil la vaste pelouse blanche, coupée de massifs noirs, qui s'étendait devant le château. On avait rajeuni les abords de cette austère demeure en nivelant les anciens fossés, en exhaussant les terres et en amenant le jardin, la verdure et les allées sablées jusqu'au niveau du rez-de-chaussée, jusqu'à la porte des appartements, comme c'est l'usage aujourd'hui que nous sentons à la fois le confortable et la poésie de la vie de château. L'enclos était bien fermé de grands murs; mais, en face du manoir, on en avait échancré une longueur de trente mètres au moins pour prendre vue sur la campagne. Cette ouverture formait terrasse, à une hauteur peu considérable, et avait pour défense un large fossé extérieur. Un petit escalier, pratiqué dans l'épaisseur du massif de pierres de la terrasse, descendait jusqu'au niveau de l'eau pour permettre, apparemment, aux jardiniers d'y venir puiser durant l'été. Comme l'eau était couverte d'une croûte de glace très-forte, je fis la remarque qu'il était très-facile en ce moment d'entrer dans la résidence seigneuriale des Désertes; mais il me parut qu'on s'en rapportait à la discrétion des habitants de la contrée, car aucune précaution n'était prise pour garantir ce côté faible de la place.
Comme le lieu me parut désert, j'eus quelque tentation d'y pénétrer pour admirer de plus près le tronc des ifs superbes et des pins centenaires dont les groupes formaient, dans cet intérieur, mille paysages aussi vrais, quoique beaucoup mieux composés que ceux de la campagne environnante; mais je m'abstins prudemment et respectueusement de cette témérité de peintre, en entendant venir vers la terrasse deux femmes qui, vues de près, devinrent deux jeunes demoiselles ravissantes. Je les regardai courir et folâtrer sur la neige, sans qu'elles fissent attention à moi. Quoique enveloppées de manteaux et de fourrures, elles étaient aussi légères que le grand lévrier blanc qui bondissait autour d'elles. L'une me parut en âge d'être mariée; mais, à son insouciance, on voyait qu'elle ne l'était pas, et même qu'elle n'y songeait point. Elle était grande, mince, blonde, jolie, et, par sa coiffure et ses attitudes, elle me rappelait les nymphes de marbre qui ornaient les jardins du temps de Louis XIV. L'autre paraissait encore une enfant; sa beauté était merveilleuse, quoique sa taille me parût moins élégante. Je ne sais pas non plus pourquoi je fus ému en la regardant, comme si elle me rappelait une image connue et chère. Cependant il me fut impossible, ce jour-là et plus tard, de trouver de moi-même à qui elle ressemblait.
Ces deux belles demoiselles prenaient ensemble de tels ébats, qu'elles passèrent sans me voir. Elles parlaient italien, mais si vite (et souvent toutes deux ensemble), chaque phrase était d'ailleurs entrecoupée de rires si bruyants et si prolongés, que je ne pus rien saisir qui eût un sens. Un peu plus loin, elles s'arrêtèrent et se mirent à briser sans pitié de superbes branches d'arbre vert dont elles firent, les vandales! un grand tas, qu'elles abandonnèrent ensuite sur la neige, en disant:
«Ma foi, qu'il vienne les chercher, c'est trop froid à manier.»
J'allais les perdre de vue à regret, je l'avoue, car il y avait quelque chose de sympathique et d'excitant pour moi dans la pétulance et la gaieté de ces jolies filles, lorsqu'une d'elles s'écria: «Bon! j'ai perdu son noeud, son fameux noeud d'épée, que j'avais attaché sur mon capuchon, avec une épingle!
—Eh bien! dit l'aînée, nous en ferons un autre; la belle affaire!
—Oh! il l'avait fait lui-même! Il prétend que nous ne savons pas faire les noeuds, comme si c'était bien malin! Il va grogner.
—Eh bien, qu'il grogne, le grognon! répliqua l'autre, et toutes deux recommencèrent à rire, comme rient les jeunes filles, sans savoir pourquoi, sinon qu'elles ont besoin de rire.
—Tiens! je le vois, mon noeud! son noeud! s'écria la cadette en bondissant vers le fossé; le voilà qui s'épanouit sur la neige. Oh! le beau coquelicot!
Elle arriva jusqu'au bord de la terrasse; mais, au moment de ramasser ce noeud de rubans rouges que j'avais fort bien remarqué, elle partit d'un nouvel éclat de rire: une petite brise soudaine qui venait de s'élever emportait le ruban, et le déposait, à mes pieds, sur la glace du fossé.
Je le ramassai pour le rendre à la belle rieuse, et ce fut alors seulement qu'elle m'aperçut et devint aussi rouge que son noeud de rubans cerise.
—Pour vous le rapporter, Mademoiselle, lui dis-je, je serai forcé de traverser ce fossé; me le permettez-vous?
—Non, non, ne faites pas cela! répondit l'enfant, en qui un fonds d'assurance mutine parut dominer trés-vite le premier accès de timidité, c'est peut-être dangereux. Si la glace ne porte pas?
—N'est-ce que cela? repris-je. C'est bien peu de chose que de courir un petit danger pour votre service.
Et je traversai résolument la glace, qui criait un peu. En voyant qu'en effet il y avait bien quelque danger pour moi, car le fossé était large et profond, l'enfant rougit encore et descendit quelques marches du petit escalier pour venir à ma rencontre. Elle ne riait plus.
—Eh bien, qu'est-ce que cela? Que faites-vous donc, petite soeur? dit l'aînée, qui venait la rejoindre, et qui me regarda d'un air de surprise et de mécontentement. Celle-ci était déjà une jeune personne. Elle connaissait sans doute déjà la prudence. Elle avait au moins une vingtaine d'années.
—Vous voyez, Mademoiselle, lui dis-je en tendant à sa soeur le noeud de rubans au bout de ma canne, je m'arrête à la limite de votre empire, je ne me permets pas de mettre le pied seulement sur la première marche de l'escalier.
Elle vit tout de suite que j'étais un homme bien élevé, et me remercia d'un doux et charmant sourire. Quant à l'enfant, elle saisit le noeud avec vivacité, et me fit signe de ne pas m'arrêter sur la glace. Je m'en retournai lentement et les saluai toutes deux de l'autre rive. Elles me crièrent merci avec beaucoup de grâce; puis j'entendis l'aînée dire à la petite: S'il voyait cela, il nous gronderait!—Sauvons-nous! répondit l'enfant en recommençant son rire frais et clair comme une clochette d'argent. Elles se prirent par la main, et partirent en courant et en riant vers le château. Quand elles eurent disparu, je regagnai la modeste demeure de monsieur et madame Volabù, un peu préoccupé de ma petite aventure.
Je trouvai mon souper prêt. J'aurais été Grandgousier en personne, qu'on ne m'eut pas traité plus largement. Je crois que toute la petite basse-cour de madame Volabù y avait passé. Je n'aurais pas eu bonne grâce à me plaindre de cette prodigalité, en voyant l'air de triomphe naïf avec lequel ces braves gens me faisaient les honneurs de chez eux. J'exigeai qu'ils se missent à table avec moi, ainsi que la vieille mère de madame Volabù, qui était encore un robuste virago, nommée madame Peirecote, et qui paraissait prendre à coeur d'être bonne gardienne de l'honneur de son gendre.
Il me fallut soutenir un rude assaut pour me préserver d'une indigestion, car mon brave vetturino semblait décidé à me faire étouffer. Dès que je pus obtenir quelques instants de répit, j'en profitai pour faire des questions sur le château et ses habitants.
—C'est bien vieux, ce château, me dit Volabù d'un air capable; c'est laid, n'est-ce pas? Ça ressemble à une grande masure? Mais c'est plus joli en dedans qu'on ne croirait; c'est très-bien tenu, bien conservé, bien arrangé, quoique en vieux meubles qui ne sont plus de mode. Il y a des calorifères, ma foi! C'est que le vieux marquis ne se refusait rien. Il n'était pas très-généreux pour les autres, mais il aimait bien ses aises, et il passait presque toute l'année ici. L'hiver, il n'allait qu'un peu à Paris, en Italie jamais, et pourtant c'était son pays.
—Et qui possède ce château à présent?
—Son frère, la comte de Balma, qui vient de passer marquis par le décès de l'aîné de la famille. Dame, il n'est pas jeune non plus! C'est le sort de notre village, on dirait, d'avoir sous les yeux vieille maison et vieilles gens.
—Bah! la jeunesse ne manque pas encore dans le château, dit madame Volabù; M. le nouveau marquis n'a-t-il pas cinq enfants, dont le plus âgé ne l'est guère plus que monsieur? En parlant ainsi, madame Volabù me désignait à son mari, dont les yeux s'arrondirent tout à coup, en même temps que sa bouche s'allongeait en une moue assez risible.
—Oh! s'écria-t-il, M. de Balma a des garçons à présent! Quand je suis parti, il n'avait qu'une fille, et il n'y a qu'un mois de cela.
—C'est qu'il ne nous disait pas tout apparemment, dit à son tour la vieille madame Peirecote. Depuis un mois, il lui est arrivé une famille nombreuse, deux autres filles et deux garçons, tous beaux comme des amours; mais qu'est-ce que ça vous fait, Volabù?
—Ça ne me fait rien, la mère; mais c'est égal, notre vieux marquis est diablement sournois, car je lui ai entendu dire à M. le curé qu'il n'avait qu'une fille, celle qui est arrivée avec lui le lendemain de la mort du dernier marquis.
—Eh bien, reprit la vieille, c'est qu'il n'y a que celle-là de légitime peut-être, et que les quatre autres enfants sont des bâtards. Ça ne prouve pas un mauvais homme d'avoir recueilli tout ça le jour où il s'est vu riche et seigneur. Sans doute il veut les établir pour effacer devant Dieu tous ses vieux péchés.
—Après ça, ils ne sont peut-être pas à lui, tous ces enfants? observa madame Volabù.
—Il les appelle tous mes enfants, répondit la mère Peirecote, et ils l'appellent tous mon papa. Quand à savoir au juste ce qui en est, ce n'est pas facile. C'est une maison où il y a toujours eu de gros secrets, par rapport surtout à M. le marquis actuel. Du temps de l'autre, est-ce qu'on savait quelque chose de clair sur celui d'à présent. Que ne disait-on pas? M. le marquis a eu un frère qui est mort aux Indes, disaient les uns. D'autres disaient au contraire: Le frère puiné* de M. le marquis n'est pas si mort ni si éloigné qu'on croit; mais il a changé de nom, parce qu'il a fait des folies, des dettes qu'il ne peut payer, et il y a bien cinquante ans que monsieur ne veut pas le voir. Les uns disaient encore: Il ne peut pas lui pardonner sa mauvaise conduite, mais il lui envoie de l'argent de temps en temps en cachette. Et les autres répondaient: Il ne lui envoie rien du tout. Il a le coeur trop dur pour cela. Le pire des deux n'est pas celui qu'on pense.
—Et ne peut-on éclaircir cette histoire? demandai-je. Personne, dans le pays, n'est-il mieux renseigné que vous? Il est étrange qu'un membre d'une grande famille sorte ainsi de dessous terre.
—Monsieur, dit la vieille, on ne peut rien savoir de ces gens-là. Moi, voilà ce que je sais, ce que j'ai vu dans ma jeunesse. Il y avait deux frères du nom de Balma, famille piémontaise bien anciennement établie dans le pays. L'aîné était fort sage, mais pas de très-bon coeur, cela est certain. Le cadet était une diable de tête, mais il n'était pas fier. Il n'avait rien à lui, et je n'ai point vu d'enfant si aimable et si joli. Les Balma ont vécu longtemps hors du pays. Un beau jour, l'aîné vint prendre possession de son domaine et habiter son château, sans vouloir permettre qu'on lui fit une pauvre question, et mettant à la porte quiconque se montrait curieux du sort de son frère. Cet aîné a vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans sans se marier, sans adopter personne, sans souffrir un seul parent près de lui. Il est mort sans faire de testament, comme un homme qui dit: Après moi, la fin du monde! Mais voilà que l'on a vu arriver tout à coup le jeune homme qui a produit de bons litres, et qui a hérité naturellement du titre, du château et des grands biens de la famille. Il y a au moins deux, trois ou quatre millions de fortune. C'est quelque chose pour un homme qui était; dit-on, dans la dernière misère. Pauvre enfant! j'ai été le saluer; il s'est souvenu de moi, et il a été encore galant en paroles, comme si je n'avais que quinze ans.
—Mais ce jeune homme, cet enfant dont vous parlez, la mère, c'est donc le nouveau marquis? dit M. Volabù. Diantre! il n'a pas l'air d'un freluquet pourtant.
—Dame! il peut bien avoir, à cette heure, soixante-douze ans, répondit naïvement madame Peirecote. Aussi il est bien changé! Et l'on dit qu'il est devenu raisonnable, et que sa fille aînée est rangée, économe; que c'est surprenant de la part de gens qu'on croyait disposés à tout avaler dans un jour.
—Peste! c'est l'âge de s'amender, reprit Volabù. Soixante-douze ans! excusez! Le jeune homme a dû mettre de l'eau dans son vin.
Les époux Volabù, voyant que j'avais fini de manger, commencèrent à desservir, et je m'approchai du feu, où je retins la mère Peirecote pour la faire encore parler. Je n'aurais pourtant pas au dire pourquoi l'histoire des Balma excitait à ce point ma curiosité.
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