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Le Chèvrefeuille: Roman

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»... Il dit que Tristan est venu,
Qu’il a bien longtemps attendu
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir;
Qu’il ne saurait vivre sans elle;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui noue au coudrier sa feuille.
Lorsqu’autour du bois il s’est mis
Et qu’il s’y est lacé et pris,
Ensemble ils peuvent bien durer;
Mais si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
Belle amie, ainsi est de nous:
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

»Ils sont beaux, ces vers, n’est-ce pas? Mais ils te sembleraient plus beaux encore, si comme moi tu les avais lus, un soir de printemps, loin de France, loin de celle que tu aimais et dont tu t’étais follement séparé.

»Au fait, c’est le soir où je les ai lus, que j’ai compris et que j’avais commis une erreur en fuyant et que je ne pourrais plus continuer à mener loin de France la vie que je menais.

»J’avais cru que je me débarrasserais du souvenir de Marthe; j’ai pu croire, pendant quelque temps, dans la fièvre de la vie que j’essayais de mener, que je m’en débarrasserais peu à peu. Mais peu à peu le souvenir remontait en moi. J’avais trop aimé Marthe pour qu’une autre femme ou d’autres femmes pussent me la faire oublier. A chaque nouvelle tentative, je constatais que Marthe gagnait à la comparaison, à toutes les comparaisons.

»Un soir, je lis ces vers:

Qu’il ne saurait vivre sans elle;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille...

Et puis je prolonge encore l’épreuve, afin de m’assurer que je ne suis pas victime d’un mirage. Et puis je me décide, je pèse le pour et le contre, je n’hésite plus, je m’embarque. Les dernières heures me paraissent plus longues que les dernières années. Je débarque, je te rencontre. Je t’évite, parce que je suis trop ému. Je passe la nuit dans l’attente du matin. Je cours chez toi. Je t’ai dit tout le principal. Et je te dis enfin: rends-moi mon bonheur. Et maintenant tu peux parler.»

 

Maurice avait raison: s’il s’était étendu sur tout ce que j’ignorai de sa vie conjugale pendant que je vivais à côté de lui, il ne m’avait pour le reste dit que le principal. Je le reconnaissais là tout entier: du moment qu’il ne s’agissait que du passé, son amitié retrouvée ne me cachait rien; mais elle s’enveloppait à nouveau de pudeur dès que le présent était en jeu. Comme aux premières heures de son mariage, Maurice éprouvait le besoin de se réserver.

Croyait-il que la fin de sa confession dût me surprendre? Ou préférait-il en finir plus vite, comme s’il avait honte à nouveau de me dire qu’il aimait? Il pouvait évidemment se dévoiler avec moins de circonspection. Ainsi aurais-je su comment il aimait. Mais il me le laissait à déduire de quelques phrases lâchées au hasard de ses aveux. Et je me demande s’il savait bien lui-même comment il aimait.

En somme, je voyais qu’il était malheureux parce qu’il avait été plus surpris par sa passion que je ne pouvais l’être de mon côté par le récit qu’il m’en faisait. Le début de sa confession m’étonna, je ne le dissimule point, car nous nous persuadons tous aisément, et il me l’avait dit aussi, que nous connaissons mieux nos proches que nous ne les connaissons en réalité. Mais, le début admis, tout devenait logique, et la fuite de Maurice, que les circonstances rendirent plus sombre, et son retour. Si Maurice en douta, et que je pusse ne pas comprendre, il m’attribuait une incompétence excessive. Je l’en excuse pourtant, car il n’y a pas d’amant qui ne s’imagine être l’amant par excellence.

S’il faut mettre les choses au point, Maurice avait plutôt été victime d’un mal assez commun: il était de ces hommes qui, même s’ils ne s’en rendent pas compte, préfèrent la chasse à la possession. C’était la joie de conquérir Marthe qui l’avait exalté. Marthe conquise et le but atteint, Maurice au bout de son effort chancelait déjà.

Tel, hélas! je le constate avec mélancolie, il était avant d’avoir rencontré Marthe. Combien d’études n’a-t-il pas entreprises! Combien de recherches n’a-t-il pas commencées! Combien de projets magnifiques n’a-t-il pas conçus! A vingt-cinq ans, il aurait pu se faire un nom d’historien: il avait réuni les matériaux d’une dizaine d’essais capables de lui assurer une jolie notoriété. Mais il ne se décidait pas à tirer parti de ses travaux. A peine une question était-elle élucidée, il se jetait sur une autre, prenait seulement le temps d’enfouir dans un classeur toutes les notes qu’il avait recueillies sur la première, courait de librairie en librairie, passait des journées devant le casier des catalogues de la Bibliothèque Nationale, obtenait un jour communication d’un dossier des Archives ou d’un Ministère, inscrivait la cote du dossier sur une fiche, et m’annonçait: «Encore un point à marquer.» La question était résolue, elle n’avait plus d’intérêt pour lui, il en attaquait une nouvelle sans délai. Moi seul connais quelles curieuses trouvailles Maurice a faites ainsi en matière d’histoire ou d’histoire littéraire.

Que le même goût de la chasse l’ait perdu quand il s’est découvert amoureux, je le comprends, quoiqu’il ait pu en douter.

Je n’avais naturellement pas de remontrances à lui opposer. Tout à sa fièvre d’amour qu’il était, il gardait assez de sang-froid, c’est indéniable. Après tant d’années d’absence, il revenait pour reconquérir Marthe. La reconquérir? Mais n’était-elle pas conquise? Il ne l’ignorait pas. Il le savait mieux que moi: il savait trop en quelle femme amoureuse il avait transformé la jeune fille qui s’était donnée à lui. Cette assurance de la reprendre, qui paraîtrait fatuité chez un autre et dans un autre cas, elle me semblait logique aussi, et elle m’émouvait. Un amant que l’espoir soulève et l’espoir imminent de son triomphe, quoi de plus pathétique à la fois et de plus réconfortant, s’il vous fait son complice?

Pas plus que mon ami, je ne pensais que quelque obstacle dût surgir. N’y avait-il pas assez longtemps que Marthe attendait Maurice? Ne l’avait-elle pas assez longtemps aimé? N’avait-elle pas assez longtemps été convaincue qu’elle le reverrait, qu’il lui reviendrait?

Il revenait. Il était revenu. Mon rôle se réduisait à peu de chose: dire à Marthe que Maurice était revenu. Il n’y fallait que de l’à-propos. Et j’aurais pris plus de peine avec empressement.

D’ailleurs, et la veille même de ce jour où Maurice me demandait d’aller annoncer à Marthe son retour, ne m’étais-je pas promis d’aller la voir?

Je ne manquai pas d’admirer la coïncidence, et de faire à Maurice un récit succinct de ma soirée de la veille.

—Bon signe! dit-il.

—Il y a mieux, répliquai-je, et, si je n’étais pas ton ami, tu refuserais de me croire.

Et je lui contai comment, ouvrant au hasard ce livre qui traînait sur ma table à côté de l’Ingénu, j’étais tombé sur la page 62 et sur ces vers du Chèvrefeuille qu’il m’avait précisément récités:

«Belle amie, ainsi est de nous:
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.»

—Ah! mon ami! fit-il. Je viens de vivre ici les plus belles heures de ma vie.

Sa voix se mouillait. Depuis son arrivée c’était la première fois, et c’était d’allégresse enfin.

Mais deux hommes supportent mal de s’émouvoir ensemble. L’un des deux toujours réagit. Pour échapper à l’attendrissement, il prononce des mots quelconques, souvent niais, dont l’effet est immédiat.

—Dis-moi, fis-je, comme si je songeais tout à coup à une objection capitale. Il vaudra mieux te présenter à Marthe sans ta barbe. Vois-tu cela, qu’elle ne te reconnaisse plus?


 

 

TROISIÈME PARTIE

Mon rôle se réduisait-il vraiment à si peu de chose qu’il n’y fallût que de l’à-propos? Chez moi, dans l’atmosphère de drame que le retour de Maurice avait créée, et comme ma joie l’emportait sur toutes les objections, j’avais pu, sans m’attarder, admettre que le retour de Maurice s’imposât de la façon la plus simple. Je n’avais pas discuté: c’était en somme un rêve, et un beau rêve, que je faisais. Et, s’il en était ainsi de moi, que n’en serait-il pas de la malheureuse Marthe?

Quand je me trouvai dehors, ayant laissé Maurice chez moi, où il devait attendre le résultat de ma démarche, j’eus l’impression très nette que je sortais d’un rêve, en effet, et que ma tâche n’était peut-être pas si facile. L’air de la rue me dégrisait.

Que Maurice fût persuadé que Marthe recevrait la nouvelle de son retour avec une joie plus ouverte encore que la mienne, je le concevais: il y était trop intéressé. Mais je n’avais pas les mêmes raisons de supputer que tout irait pour le mieux. Dehors du moins, échappant à l’espoir contagieux de Maurice, je n’avais plus les mêmes raisons de garder la même conviction.

En vérité, il m’apparut soudain que je ne savais à peu près rien de la vie que Marthe avait menée depuis la disparition de Maurice.

Je ne l’avais vue que rarement, parce que je comprenais qu’il lui était pénible de me voir. J’avais compris qu’elle supportait mal sa douleur et qu’elle supportait mal aussi de ne pas me le dissimuler mieux. Elle s’était toujours défiée de moi, même au temps qu’elle était heureuse. Et je comprenais qu’elle souffrît davantage de m’avoir pour témoin de son malheur. Je souffrais quant à moi de sa défiance et, plus d’une fois, je me le rappelle, j’avais eu envie de lui crier: «Mais je suis votre ami, Marthe! Je suis votre ami, pleurons ensemble!» Mais elle poussait évidemment la jalousie jusqu’à vouloir pleurer seule. Et au moment que je me rendais chez elle pour lui annoncer le retour de Maurice et le retour de son bonheur, je ne songeais pas sans tristesse qu’elle souffrirait encore d’en recevoir la nouvelle par moi. Et comment la lui annoncer, cette nouvelle terrible? De quel biais la préparer seulement?

Dans la voiture qui m’emmenait chez Marthe, je regrettais d’avoir pris une voiture pour arriver plus vite. Il y avait déjà trois mois, trois grands mois, que Marthe n’avait eu ni visite ni lettre de celui qui eût été volontiers son meilleur ami. Trois mois. Je ne l’avais pas dit à Maurice.

—Pourvu qu’elle ne soit pas en voyage! pensai-je.

Mais aussitôt je pensai que son absence me tirerait d’embarras. Il me resterait à écrire, puisque Maurice ne voulait pas écrire lui-même, et je prévoyais que par deux ou trois lettres successives, je viendrais à bout de ma tâche avec plus d’habileté.

Oui, alors que j’étais parti de chez moi sans hésiter pour lui annoncer ce que j’avais à lui annoncer, je souhaitais, à mesure que j’approchais de chez elle, de ne pas trouver Marthe: une espèce de gêne m’envahissait.

Or, comme je descendais de voiture et payais le chauffeur, une jeune femme joyeusement me salua.

—Tiens! vous aussi? fit-elle.

C’était une amie de Marthe. Elle riait.

—Vous veniez voir les amoureux? Ils ne rentrent que demain.

Je la regardai.

—Ils ne rentrent que demain? répétai-je.

J’étais interdit.

Je demandai:

—Quels amoureux?

—Hé! Ne veniez-vous pas chez Marthe?

—En effet.

—Alors!

Et elle éclata de rire.

Mais tout à coup elle s’arrêta, et à son tour interdite:

—Oh! s’écria-t-elle, je parie que vous ne saviez pas... C’est vrai, vous n’étiez pas au mariage!

Et immédiatement:

—J’ai fait une gaffe?

Je bredouillai une vague protestation. La jeune femme avait l’air contrit. Et là, sur le trottoir, devant la maison de Marthe, devant la maison de Marthe et de Maurice, près d’un chauffeur de taxi qui nous écoutait, j’appris que Marthe s’était remariée, j’appris tout, le nom de son mari, le chiffre de sa fortune, le jour et le lieu de la cérémonie religieuse, et que le nouveau ménage demeurait dans l’appartement de l’ancien.

Je devais avoir une assez sotte figure.

—Pardonnez-moi, me dit la jeune femme, je vous ai fait de la peine. Je comprends, vous espériez peut-être...

Et elle mettait dans sa voix un ton de compassion.

—Non, non, répliquai-je. Ce n’est pas cela. Vous vous trompez, je n’étais que son ami. C’est autre chose.

Elle se rasséréna.

—Oui, dit-elle. Vous étiez surtout l’ami de Maurice. Mais il ne faut pas en vouloir à Marthe. Rester veuve à son âge, ça n’est pas drôle.

Je me ressaisissais. La jeune femme s’en aperçut, car elle reprit son air enjoué, toute satisfaite d’avoir été moins maladroite qu’elle ne l’avait tout d’abord craint. Comme elle ne craignait plus rien, elle ajouta:

—Et puis, vous savez, mais vous ne le savez peut-être pas, votre ami était sans doute un mari parfait, mais il a donné à cette chère Marthe le goût des bonnes choses. Sans compter qu’elle m’a toujours paru ne pas manquer de tempérament. Vous ne la connaissiez pas: c’est une amoureuse.

Et, contente de cette anodine perfidie, qu’un sourire adoucissait, l’amie de Marthe ouvrit la portière du taxi et conclut:

—Vous me déposerez à la Madeleine, voulez-vous?

 

Maurice était reparti le soir même, sans me demander de longues explications et sans se plaindre.

—Tu ne me reverras plus, m’avait-il dit simplement. Pour tout le monde j’étais mort. Je continuerai de l’être. Et toi, mon ami, oublie que je ne le suis pas. Dès ce soir je disparais à jamais.

Il n’y avait aucune emphase dans son adieu. S’il fut désespéré, il le contint. Je n’avais plus devant moi que le Maurice des premiers temps de la guerre, celui qui, taciturne, s’était, lui aussi, défié de moi. Rien ne l’aurait empêché de repartir.

Je ne lui avais, au dernier moment, posé qu’une question:

—Et si je revois Marthe?

Il m’avait répondu:

—Tu lui diras ce que tu voudras.

Je ne l’ai pas revu. Je n’ai pas revu Marthe.

 

Le 21 avril 1924, lundi de Pâques, le courrier du matin m’apporta une longue enveloppe blanche timbrée de New-York. Elle contenait une brève lettre dactylographiée, à signature illisible, qui m’invitait à ouvrir une enveloppe plus petite que l’on m’envoyait. La petite enveloppe contenait un billet de la main de Maurice, signé de lui, et daté du 21 novembre 1923.

Maurice écrivait:

«Quand tu recevras ce billet, tu sauras que je suis mort. Définitivement, si tu me passes cette lugubre plaisanterie. Je ne regrette rien. Ne regrette rien non plus. Et sois heureux, si tu peux.»

Le soir, en troisième page, le journal le Temps publiait l’information suivante:

«Erreur macabre.M. René F..., de la classe 1908, originaire de Roanne, avait été, en 1914, blessé aux environs de Rambervilliers, à Roville-aux-Chênes; à ce moment il fut évacué sur Épinal et Lyon, où il fut réformé. Depuis cette date il n’était pas retourné dans cette région. Ces jours derniers, le hasard de sa profession le ramenait à Rambervilliers et il se rendait au cimetière militaire.

«En le parcourant, il lut avec étonnement, sur la croix blanche d’une tombe, son nom, ses prénoms, le numéro de son régiment, sa classe et son matricule. M. F... a prévenu l’autorité militaire qui a fait le nécessaire pour corriger cette erreur.»

J’ai laissé sur ma table, à côté de l’Ingénu, je le répète, le livre à couverture blanche qui s’ouvre tout seul à la page 62 chaque fois que je veux l’ouvrir. Mais je les sais par cœur aussi maintenant, les beaux vers qui avaient enchanté Maurice:

«Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille...»

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 18 OCTOBRE 1924
PAR F. PAILLART
A ABBEVILLE (SOMME)

 


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