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Le crime de Lord Arthur Savile

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LE PRINCE HEUREUX

Tout en haut de la cité, sur une petite colonne, se dressait la statue du Prince Heureux.

Elle était toute revêtue de chèvre-feuille d'or fin. Elle avait, en guise d'yeux, deux brillants saphyrs et un grand rubis rouge ardait à la poignée de son épée.

Aussi, on l'admirait beaucoup.

—Il est aussi beau qu'une girouette, remarquait un des membres du Conseil de ville qui désirait s'acquérir une réputation de connaisseur en art.

—Seulement, il n'est pas aussi utile, ajoutait-il, craignant qu'on ne le prît pour un homme peu pratique.

Et certes, il ne l'était pas.

—Pourquoi n'êtes-vous pas comme le Prince Heureux? demandait une mère sensible à son petit garçon qui réclamait la lune. Le Prince Heureux n'aurait jamais songé à demander quelque chose à tout cri.

—Je suis heureux qu'il y ait quelqu'un au monde qui soit tout à fait heureux, murmurait un homme à qui rien n'avait réussi, en regardant la merveilleuse statue.

—Il a vraiment l'air d'un ange, disaient les enfants de la charité en sortant de la cathédrale, vêtus de leurs superbes manteaux écarlates et avec leurs jolies vestes blanches.

—A quoi le voyez-vous? répliquait le maître de mathématiques, vous n'en avez jamais vu un.

—Oh! nous en avons vu dans nos rêves, répondaient les enfants.

Et le maître de mathématiques fronçait les sourcils et prenait un air sévère, car il ne pouvait approuver que des enfants se permissent de rêver.

Une nuit, une petite Hirondelle vola à tire d'ailes vers la cité.

Six semaines avant, ses amies étaient parties pour l'Égypte, mais elle était demeurée en arrière.

Elle était éprise du plus beau des roseaux.

Elle l'avait rencontré au début du printemps comme elle volait sur la rivière à la poursuite d'un grand papillon jaune, et sa taille svelte avait eu tant d'attrait pour elle qu'elle s'était arrêtée pour lui parler.

—Vous aimerai-je, avait dit l'Hirondelle, qui aimait aller droit au but.

Et le roseau lui avait fait un salut profond.

Alors l'Hirondelle avait voleté autour de lui, effleurant l'eau de ses ailes et y traçant des sillages d'argent.

C'était sa façon de faire sa cour, et ainsi s'écoula tout l'été.

—C'est un ridicule attachement, gazouillaient les autres hirondelles. Ce roseau n'a pas le sou, et il a vraiment trop de famille.

En effet, la rivière était toute couverte de roseaux.

Alors que vint l'automne, toutes les hirondelles prirent leur vol.

Quand elles furent parties, leur amie se sentit isolée et commença à se lasser de son amoureux.

—Il ne sait pas causer, disait-elle; et, puis, je crains qu'il ne soit volage, car il flirte sans cesse avec la brise.

Et, certes, toutes les fois qu'il faisait de la brise, le roseau multipliait ses plus gracieuses politesses.

—Je comprends qu'il est casanier, murmurait l'Hirondelle. Moi, j'aime les voyages. Donc, qui m'aime doit aimer à voyager avec moi.

—Voulez-vous me suivre? demanda enfin l'Hirondelle au roseau.

Mais le roseau secoua sa tête. Il était trop attaché à son chez lui.

—Vous vous êtes joué de moi, lui cria l'Hirondelle. Je m'en vais aux Pyramides, adieu!

Et l'Hirondelle s'en alla.

Tout le long du jour, elle avait volé et, à la nuit, elle arriva à la ville.

—Où chercherai-je un abri? se dit-elle. J'espère que la ville aura fait des préparatifs pour me recevoir.

Alors, elle aperçut la statue sur la petite colonne.

—Je vais me percher là, cria-t-elle. Le site est joli. Il y a beaucoup d'air frais.

De la sorte elle vint s'abattre tout juste entre les pieds du Prince Heureux.

—J'ai une chambre dorée, se disait-elle doucement après avoir regardé autour d'elle.

Et elle se prépara à dormir.

Mais, comme elle mettait sa tête sous son aile, voici qu'une large goutte d'eau tomba sur elle.

—Comme c'est curieux! s'écria-t-elle. Il n'y a pas un nuage au ciel, les étoiles sont tout à fait claires et brillantes, et voilà qu'il pleut! Le climat du nord de l'Europe est vraiment étrange. Le roseau aimait la pluie, mais c'était pur égoïsme de sa part.

Alors une nouvelle goutte vint à tomber.

—A quoi sert une statue, si elle ne garantit pas de la pluie, fit l'Hirondelle. Je vais chercher un bon auvent de cheminée.

Et elle se décidait à prendre son vol plus loin.

Mais avant qu'elle n'ouvrît ses ailes, une troisième goutte tomba.

L'Hirondelle regarda au-dessus d'elle et elle vit...

Ah! que vit-elle?

Les yeux du Prince Heureux étaient pleins de larmes, et les larmes coulaient sur ses joues d'or.

Son visage était si beau au clair de lune, que la petite Hirondelle se sentit envahie par la pitié.

—Qui êtes-vous? dit-elle.

—Je suis le Prince Heureux.

—Alors, pourquoi pleurnichez-vous comme cela? demanda l'Hirondelle. Vous m'avez presque trempée.

—Quand j'étais vivant et que j'avais un coeur d'homme, répliqua la statue, je ne savais pas ce que c'était que les larmes, car je vivais au Palais de Sans-Souci, dont on ne permet pas l'entrée au chagrin. Le jour, je jouais avec mes compagnons dans le jardin et, le soir, je dansais dans le grand hall. Autour du jardin courait une très haute muraille, mais je n'eus jamais fantaisie de ce qu'il y avait au delà de cette muraille, tout ce qui m'entourait était si beau. Mes courtisans m'appelaient le Prince Heureux, et certes, j'étais vraiment heureux si le plaisir c'est le bonheur. Ainsi je vécus, ainsi je mourus, et, maintenant que je suis mort, ils m'ont huché si haut que je puis voir toutes les laideurs et toutes les misères de ma ville, et quoique mon coeur soit de plomb, il ne me reste d'autre ressource que de pleurer.

—Quoi! il n'est pas d'or de bon aloi, pensa l'Hirondelle à part elle.

Elle était trop bien élevée pour faire tout haut aucune remarque sur les gens.

—Là-bas, continua la statue, de sa voix basse et musicale, là-bas, dans une petite rue, il est une pauvre maison. Une des fenêtres est ouverte et, par elle, je puis voir une femme assise à une table. Son visage est amaigri et usé. Elle a des mains épaisses, rougeaudes, toutes piquées par l'aiguille, car elle est couturière. Elle brode des fleurs de la Passion sur une robe de satin que doit porter, au prochain bal de la cour, la plus belle des demoiselles d'honneur de la Reine. Dans un lit, au coin de la chambre, gît son petit garçon malade. Il a la fièvre et il demande des oranges. Sa mère n'a rien à lui donner que de l'eau de la rivière. Aussi il pleure. Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, ne voulez-vous pas lui porter le rubis de la garde de mon épée? Mes pieds sont attachés au piédestal et je ne puis bouger.

—Je suis attendue en Égypte, répondit l'Hirondelle. Mes amies voltigent de çà de là sur le Nil et bavardent avec les grands lotus. Bientôt elles iront dormir dans le tombeau du Grand Roi. Le Roi y est lui-même dans son cercueil de bois. Il est enveloppé d'une toile jaune et embaumé avec des aromates. Autour de son cou, il a une chaîne de jade vert pâle et ses mains sont comme des feuilles sèches.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, dit le Prince, ne resterez-vous pas avec moi une nuit, et ne serez-vous pas ma messagère? L'enfant a tant soif et la mère est si triste.

—Je ne pense pas que j'aime les enfants, répondit l'Hirondelle. L'été dernier quand je séjournais au bord de la rivière, deux garçons mal élevés, les enfants du meunier, ne cessaient pas de me jeter des pierres. Certes, ils ne m'atteignaient jamais. Nous autres hirondelles, nous volons trop bien pour cela, et, en outre, je suis d'une famille célèbre par son agilité, mais quand même c'était une marque d'irrespect.

Mais le regard du Prince Heureux était si triste que la petite Hirondelle en fut toute chagrine.

—Il fait bien froid ici, dit-elle, mais je resterai une nuit avec vous et je serai votre messagère.

—-Merci, petite Hirondelle, répondit le prince.

Alors la petits Hirondelle arracha le grand rubis de l'épée du Prince, et, l'emportant dans son bec, prit son vol par dessus les toits de la ville.

Elle passa sur la tour de la cathédrale où des anges étaient sculptés en marbre blanc.

Elle passa sur le Palais et entendit de la musique de danse.

Une belle jeune fille parut sur le balcon avec son amoureux.

—Combien les étoiles sont belles, lui dit-il, et combien est puissante la force de l'amour!

—Je voudrais que ma robe soit prête pour la bal officiel, répondit-elle. J'ai commandé d'y broder des fleurs de la passion, mais les couturières sont si négligentes.

Elle passa sur la rivière et vit les lanternes suspendues au mat des barques.

Elle passa sur le ghetto et vit les vieux juifs qui faisaient des affaires entre eux et pesaient des monnaies dans des balances de cuivre.

Enfin, elle arriva à la pauvre demeure et y jeta un coup d'oeil.

L'enfant s'agitait fiévreusement dans son lit et sa mère s'était endormie tant elle était fatiguée.

L'Hirondelle sautilla dans la chambre et mit le grand rubis sur la table, sur le dé de la couturière.

Puis elle voleta doucement autour du lit, éventant de ses ailes le visage de l'enfant.

—Quelle douce fraîcheur je ressens! fit l'enfant. Je dois aller mieux.

Et il tomba dans un délicieux sommeil.

Alors l'Hirondelle s'en fut à tire d'ailes vers le Prince Heureux et lui dit ce qu'elle avait fait.

—C'est curieux, remarqua-t-elle, mais maintenant je sens presque de la chaleur, et cependant il fait bien froid.

—C'est parce que vous avez fait une bonne action, répliqua le Prince.

Et la petite Hirondelle commença à réfléchir et alors elle s'endormit. Toutes les fois qu'elle réfléchissait, elle s'endormait.

Quand parut l'aube, elle vola vers la rivière et prit un bain.

—Voilà un remarquable phénomène! s'écria le professeur d'ornithologie qui passait sur le pont. Une Hirondelle en hiver!

Et il écrivit à ce sujet une longue lettre à une feuille locale. Tout le monde la cita. Elle était pleine de tant de mots qu'on ne pouvait comprendre.

—Ce soir je pars pour l'Égypte, se disait l'Hirondelle.

Et, à cette perspective, elle était toute joyeuse.

Elle visita tous les monuments publics et se reposa longtemps sur le sommet du clocher de l'église.

Partout où elle allait, les pierrots gazouillaient. Ils se disaient les uns aux autres:

—Combien cette étrangère est distinguée!

Cela la remplissait de joie.

Quand la lune se leva, elle retourna à tire d'ailes vers le Prince Heureux.

—Avez-vous quelques commissions pour l'Égypte? lui cria-t-elle. Je suis sur mon départ.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle! dit le Prince, ne resterez-vous pas avec moi encore une nuit?

—On m'attend en Égypte, répondit l'Hirondelle. Demain mes amies s'y envoleront vers la seconde cataracte. Là l'hippopotame se couche parmi les joncs et le Dieu Memnon se dresse sur un grand trône de granit. Toute la nuit il guette les étoiles, et, quand l'étoile du matin brille, il pousse un cri de joie et ensuite il se tait. A midi, les lions jaunes descendent boire au bord du fleuve. Ils ont des yeux comme des aigues marines vertes et leurs rugissements sont bien plus éclatants que les rugissements de la cataracte.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, dit le Prince, tout là-bas de l'autre côté de la ville, je vois un jeune homme dans un grenier. Il est penché sur un bureau couvert de papiers et, dans un verre à côté de lui, il y a un bouquet de violettes fanées. Sa chevelure est brune et frisée. Ses lèvres sont rouges comme des grains de grenade. Il a de grands yeux rêveurs. Il s'efforce de finir une pièce pour le directeur du théâtre, mais il a trop froid pour écrire davantage. Il n'y a pas de feu dans le galetas et la faim l'a abattu sans forces.

—Je demeurerai encore une nuit avec vous, dit l'Hirondelle, qui avait réellement un bon coeur. Dois-je lui porter un autre rubis?

—Hélas! je n'ai plus de rubis, dit le Prince. Mes yeux sont la seule chose qui me reste. Ce sont de rares saphirs qui furent rapportés des Indes il y a un millier d'années. Arrachez l'un d'eux et prenez-le pour lui. Il le vendra à un joaillier. Il achètera de quoi se nourrir et de quoi se chauffer et finira sa pièce.

—Cher Prince, dit l'Hirondelle, je ne puis faire cela.

Et elle se mit à pleurer.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle! dit le Prince. Faites ce que je vous commande.

Alors l'Hirondelle arracha l'oeil du Prince et s'envola vers le galetas de l'étudiant.

Il était facile d'y pénétrer, car il y avait un trou dans le toit.

L'Hirondelle y entra comme un trait et sautilla par la pièce.

Le jeune homme avait la tête plongée dans ses mains. Il n'entendit pas le trémoussement des ailes de l'oiseau et, quand il releva la tête, il vit le beau saphir couché sur les violettes fanées.

—Je commence à être apprécié, s'écria-t-il. Ceci vient de quelque riche admirateur. Maintenant je puis finir ma pièce.

Et il semblait tout à fait heureux.

Le jour suivant, l'Hirondelle s'envola vers le port.

Elle se reposa sur le mat d'un grand navire et contempla les matelots qui halaient d'énormes caisses hors de la cale avec des cordes.

—Ah-hisse! criaient-ils à chaque caisse qui arrivait sur le pont.

—Je vais en Égypte, leur cria l'Hirondelle.

Mais personne ne prenait garde à elle et, quand la lune se leva, elle retourna vers le Prince Heureux.

—Je suis venue vous dire adieu, lui dit-elle.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle! dit le Prince. Ne resterez-vous pas avec moi encore une nuit?

—C'est l'hiver, répliqua l'Hirondelle, et la neige glaciale sera bientôt ici. En Egypte, le soleil est chaud sur les palmiers verts. Les crocodiles, couchés dans la boue, regardent paresseusement les arbres au bord du fleuve. Mes compagnes construisent des nids dans le temple de Baalbeck. Les colombes roses et blanches les suivent des yeux et roucoulent alternativement. Cher Prince, il faut que je vous quitte, mais je ne vous oublierai jamais et, le printemps prochain, je vous apporterai de là-bas deux beaux joyaux pour remplacer ceux que vous avez donnés. Le rubis sera plus rouge qu'une rose rouge et le saphir sera aussi bleu que la grande mer.

—Là-dessous, dans le square, répliqua le Prince Heureux, stationne une petite marchande d'allumettes. Elle a laissé tomber ses allumettes dans le ruisseau et elles sont toutes gâtées. Son père la battra, si elle ne rapporte pas quelque argent au logis, et elle pleure. Elle n'a ni souliers ni bas et sa petite tête est nue. Arrache-moi mon autre oeil et donne-le lui, et son père ne la battra pas.

—Je passerais encore une nuit avec vous, dit l'Hirondelle, mais je ne puis vous arracher un oeil. Alors vous seriez tout à fait aveugle.

—Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle! dit le Prince. Faites ce que je vous commande.

Alors l'Hirondelle arracha le second oeil du Prince et prit son vol en l'emportant.

Elle s'abattit sur l'épaule de la petite marchande d'allumettes et glissa le joyau dans la paume de la main.

—Le joli morceau de verre! s'écria la petite fille.

Et, toute rieuse, elle courut chez elle.

Alors l'Hirondelle revint encore vers le Prince.

—Maintenant vous êtes aveugle, dit-elle. Alors je vais rester avec vous pour toujours.

—Non, petite Hirondelle, dit le pauvre Prince. Il faut que vous alliez en Egypte.

—Je resterai toujours avec vous, dit l'Hirondelle.

Et elle s'endormit entre les pieds du Prince.

Le jour suivant, elle se campa sur l'épaule du Prince et lui conta des récits de ce qu'elle avait vu dans des pays étranges.

Elle lui parla d'ibis rouges qui se tiennent, en longues rangées, sur les rives du Nil et pêchent à coups de bec des poissons d'or, du Sphynx qui est aussi vieux que le monde, vit dans le désert et connaît toutes choses; des marchands qui marchent lentement près de leurs chameaux et roulent des chapelets d'ambre dans leurs mains; du roi des montagnes de la Lune, qui est noir comme l'ébène et adore un grand bloc de cristal; du grand serpent vert qui dort dans un palmier et que vingt prêtres sont chargés de nourrir de gâteaux de miel; et des pygmées qui naviguent sur un grand lac sur de larges feuilles plates et sont toujours en guerre avec les papillons.

—Chère petite Hirondelle, dit le Prince, vous me dites de merveilleuses choses, mais plus merveilleux est ce que supportent les hommes et les femmes. Il n'y a pas de mystère aussi grand que la misère. Vole par ma ville, petite Hirondelle, et dis-moi ce que tu y vois.

Alors la petite Hirondelle vola par la grande ville et vit les riches qui se réjouissaient dans leurs Palais superbes tandis que les mendiants étaient assis à leurs portes.

Elle vola par les ruelles sombres et vit les visages pâles d'enfants mourant de faim qui regardaient avec insouciance les rues noires.

Sous les arches d'un pont, deux petits enfants étaient couchés dans les bras l'un de l'autre pour tâcher de se tenir chaud.

—Comme nous avons faim! disaient-ils.

—Il ne faut pas rester couchés ici! leur cria le sergent de ville.

Et ils s'éloignèrent sous la pluie.

Alors l'Hirondelle reprit son vol et alla dire au Prince ce qu'elle avait vu.

—Je suis couvert d'or fin, dit le Prince; détachez-le feuille à feuille et donnez-le à mes pauvres. Les hommes croient toujours que l'or peut les rendre heureux.

Feuille à feuille, l'Hirondelle arracha l'or fin jusqu'à ce que le Prince Heureux n'eût plus ni éclat ni beauté.

Feuille à feuille, elle distribua l'or fin aux pauvres et les visages des enfants devinrent roses, ils rirent et jouèrent par la rue.

—Maintenant nous avons du pain, criaient-ils.

Alors la neige arriva, et après la neige la glace.

Les rues semblaient être ferrées d'argent tant elles brillaient et étincelaient. De longs glaçons, tels que des poignards de cristal, étaient suspendus aux toits des maisons. Tout le monde se couvrait de fourrures et les petits garçons portaient des toques écarlates et patinaient sur la glace.

La pauvre petite Hirondelle avait froid, toujours plus froid, mais elle ne voulait pas quitter le Prince; elle l'aimait trop pour cela. Elle picorait les miettes à la porte du boulanger, quand le boulanger ne la regardait pas, et essayait de se réchauffer en battant des ailes.

Mais, à la fin, elle vit qu'elle allait mourir. Elle eut tout juste la force de voler encore une fois sur l'épaule du Prince.

—Adieu, cher Prince! murmura-t-elle. Permettez que je baise votre main.

—Je suis heureux que vous partiez enfin pour l'Egypte, petite Hirondelle, dit le Prince. Vous avez séjourné trop longtemps ici, mais il faut me baiser sur les lèvres, car je vous aime.

—Ce n'est pas en Egypte que je vais aller, dit l'Hirondelle. Je vais aller dans la maison de la Mort. La Mort, c'est la soeur du Sommeil, n'est-ce pas?

Et elle baisa le Prince Heureux sur les lèvres et tomba morte à ses pieds.

A ce moment, un singulier craquement résonna à l'intérieur de la statue comme si quelque chose s'était brisé.

Le fait est que le coeur de plomb s'était fendu en deux.

Vraiment il faisait un terrible froid.

De bonne heure, le lendemain, le maire se promenait dans le square sous la statue avec les conseillers de la ville.

Comme ils dépassaient le piédestal, il leva la tête vers la statue.

—Dieu! dit-il. Comme le Prince Heureux semble déguenillé!

—Il est vraiment déguenillé! dirent les conseillers de ville qui étaient toujours de l'avis du maire et eux aussi levèrent la tête pour regarder la statue.

—Le rubis de son épée est tombé, ses yeux ne sont plus en place et il n'est plus du tout doré, dit le maire. Bref, il ne vaut guère plus qu'un mendiant.

—Guère plus qu'un mendiant! firent écho les conseillers de ville.

—Et voici qu'il a à ses pieds un oiseau mort, continua le maire. Vraiment il faudra faire promulguer un arrêté pour défendre aux oiseaux de mourir ici.

Et le secrétaire de ville prit note de cette idée.

Alors on renversa la statue du Prince Heureux.

—Comme il n'est plus beau, il ne sert plus à rien! dit le professeur d'art à l'Université.

Alors on fondit la statue dans une fournaise et le maire réunit le conseil en assemblée pour décider ce que l'on ferait du métal.

—Nous pourrions, proposa-t-il en faire une autre statue. La mienne par exemple.

—Ou la mienne, dit chacun des conseillers de ville.

Et ils se querellèrent.

La dernière fois que j'ai entendu parler d'eux, ils se querellaient toujours.

—Quelle étrange chose! dit le contre-maître de la fonderie. Ce coeur de fonte ne veut pas fondre dans le fourneau, il nous faudra le jeter aux rebuts.

Les fondeurs le jetèrent sur le tas de détritus où gisait l'Hirondelle morte.

—Apporte-moi les deux choses les plus précieuses de la ville, dit Dieu à l'un de ses anges.

Et l'ange lui apporta le coeur de plomb et l'oiseau mort.

—Tu as bien choisi, dit Dieu. Dans mon jardin du Paradis, ce petit oiseau chantera éternellement et, dans ma cité d'or, le Prince Heureux redira mes louanges.




LE ROSSIGNOL ET LA ROSE

—Elle a dit qu'elle danserait avec moi si je lui apportais des roses rouges, gémissait le jeune étudiant, mais dans tout mon jardin il n'y a pas une rose rouge.

De son nid dans l'yeuse, le rossignol l'entendit.

Il regarda à travers les feuilles et s'émerveilla.

—Pas de roses rouges dans tout mon jardin! criait l'étudiant.

Et ses beaux yeux se remplissaient de larmes.

—Ah! de quelle chose minime dépend le bonheur! J'ai lu tout ce que les sages ont écrit; je possède tous les secrets de la philosophie et faute d'une rose rouge voilà ma vie brisée.

—Voici enfin l'amoureux vrai, dit le rossignol. Toutes les nuits je l'ai chanté, quoique je ne le connusse pas; toutes les nuits je redis son histoire aux étoiles, et maintenant je le vois. Sa chevelure est foncée comme la fleur de la jacinthe et ses lèvres sont rouges comme la rose qu'il désire, mais la passion a rendu son visage pâle comme l'ivoire et le chagrin a mis son sceau sur son front.

—Le prince donne un bal demain soir, murmurait le jeune étudiant et mes amours seront de la fête. Si je lui apporte une rose rouge, elle dansera avec moi jusqu'au point du jour. Si je lui apporte une rose rouge, je la serrerai dans mes bras. Elle inclinera sa tête sur mon épaule et sa main étreindra la mienne. Mais il n'y a pas de roses rouges dans mon jardin. Alors je demeurerai seul et elle me négligera. Elle ne fera nulle attention à moi et mon coeur se brisera.

—Voilà bien l'amoureux vrai, dit le rossignol. Il souffre tout ce que je chante: tout ce qui est joie pour moi est peine pour lui. Sûrement l'amour est une merveilleuse chose, plus précieuse que les émeraudes et plus chère que les fines opales. Perles et grenades ne peuvent le payer, car il ne paraît pas sur le marché. On ne peut l'acheter au marchand ni le peser dans une balance pour l'acquérir au poids de l'or.

—Les musiciens se tiendront sur leur estrade, disait le jeune étudiant. Ils joueront de leurs instruments à cordes et mes amours danseront au son de la harpe et du violon. Elle dansera si légèrement que son pied ne touchera pas le parquet et les gens de la cour en leurs gais atours s'empresseront autour d'elle, mais avec moi elle ne dansera pas, car je n'ai pas de roses rouges à lui donner.

Et il se jetait sur le gazon, plongeait son visage dans ses mains et pleurait.

—Pourquoi pleure-t-il? demandait un petit lézard vert, comme il courait près de lui, sa queue en l'air.

—Mais pourquoi? disait un papillon qui voletait à la poursuite d'un rayon de soleil.

—Mais pourquoi donc? murmura une pâquerette à sa voisine d'une douce petite voix.

—Il pleure à cause d'une rose rouge.

—A cause d'une rose rouge. Comme c'est ridicule!

Et le petit lézard, qui était un peu cynique, rit à gorge déployée.

Mais le rossignol comprit le secret des douleurs de l'étudiant, demeura silencieux sur l'yeuse et réfléchit au mystère de l'amour.

Soudain il déploya ses ailes brunes pour s'envoler et prit son essor.

Il passa à travers le bois comme une ombre et, comme une ombre, il traversa le jardin.

Au centre du parterre se dressait un beau rosier et, quand il le vit, il vola vers lui et se campa sur une menue branche.

—Donnez-moi une rose rouge, cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais le rosier secoua sa tête.

—Mes roses sont blanches, répondit-il, blanches comme l'écume de la mer et plus blanches que la neige dans la montagne. Mais allez trouver mon frère qui croît autour du vieux cadran solaire et peut-être vous donnera-t-il ce que vous demandez.

Alors le rossignol vola au rosier qui croissait autour du vieux cadran solaire.

—Donnez-moi une rose rouge lui cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais le rosier secoua sa tête.

—Mes roses sont jaunes, répondit-il, aussi jaunes que les cheveux des sirènes qui s'assoient sur un tronc d'arbre, plus jaunes que le narcisse qui fleurit dans les prés, avant que le faucheur ne vienne avec sa faux. Mais allez vers mon frère qui croît sous la fenêtre de l'étudiant et peut-être vous donnera-t-il ce que vous demandez.

Alors le rossignol vola au rosier qui grandissait sous la fenêtre de l'étudiant.

—Donnez-moi une rose rouge, cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais l'arbre secoua sa tête.

—Mes roses sont rouges, répondit-il, aussi rouges que les pattes des colombes et plus rouges que les grands éventails de corail que l'océan berce dans ses abîmes, mais l'hiver a glacé mes veines, la gelée a flétri mes boutons, l'ouragan a brisé mes branches et je n'aurai plus de roses de toute l'année.

—Il ne me faut qu'une rose rouge, cria le rossignol, une seule rose rouge. N'y a-t-il pas quelque moyen que j'en aie une?

—Il y a un moyen, répondit le rosier, mais il est si terrible que je n'ose vous le dire.

—Dites-le moi, fit le rossignol. Je ne suis pas timide.

—S'il vous faut une rose rouge, dit le rosier, vous devez la bâtir de notes de musique au clair de lune et la teindre du sang de votre propre coeur. Vous chanterez pour moi, votre gorge appuyée à des épines. Toute la nuit vous chanterez pour moi et les épines vous perceront le coeur: votre sang vital coulera dans mes veines et deviendra le mien.

—La mort est un grand prix pour une rose rouge, répliqua le rossignol, et tout le monde aime la vie. Il est doux de se percher dans le bois verdissant, de regarder le soleil dans son char d'or et la lune dans son char de perles. Elle est douce, l'odeur des buissons d'aubépines. Elles sont douces, les clochettes bleues qui se cachent dans la vallée et les bruyères qui couvrent la colline. Pourtant, l'amour est meilleur que la vie et qu'est-ce que le coeur d'un oiseau comparé au coeur d'un homme?

Alors il déploya ses ailes brunes et prit son essor dans l'air. Il passa à travers le jardin comme une ombre et, comme une ombre, il traversa le bois.

Le jeune étudiant était toujours couché sur le gazon là où le rossignol l'avait laissé et les larmes n'avaient pas encore séché dans ses beaux yeux.

—Soyez heureux, lui cria le rossignol, soyez heureux, vous aurez votre rose rouge. Je la bâtirai de notes de musique au clair de lune et la teindrai du sang de mon propre coeur. Tout ce que je vous demanderai en retour, c'est que vous soyez un amoureux vrai, car l'amour est plus sage que la philosophie, quoiqu'elle soit sage, et plus fort que la puissance, quoiqu'elle soit forte. Ses ailes sont couleur de feu et son corps couleur de flammes, ses lèvres sont douces comme le miel et son haleine est comme l'encens.

L'étudiant leva les yeux du gazon, tendit l'oreille, mais il ne put comprendre ce que lui disait le rossignol, car il ne savait que les choses qui sont écrites dans les livres.

Mais l'yeuse comprit et s'attrista, car il aimait beaucoup le petit rossignol qui avait bâti son nid dans ses branches.

—Chantez-moi une dernière chanson, murmura-t-il. Je serai si triste quand vous serez parti.

Alors le rossignol chanta pour l'yeuse et sa voix était comme l'eau jaseuse d'une fontaine argentine.

Quand il eut fini sa chanson, l'étudiant se releva et tira son calepin et son crayon de sa poche.

—Le rossignol, se disait-il en se promenant par l'allée, le rossignol a une indéniable beauté, mais a-t-il du sentiment? Je crains que non. En fait, il est comme beaucoup d'artistes, il est tout style, sans nulle sincérité. Il ne se sacrifie pas pour les autres. Il ne pense qu'à la musique et, tout le monde le sait, l'art est égoïste. Certes, on ne peut contester que sa voix a de fort belles notes. Quel malheur que tout cela n'ait aucun sens, ne vise aucun but pratique.

Et il se rendit dans sa chambre, se coucha sur son petit grabat et se mit à penser à ses amours.

Un peu après, il s'endormit.

Et, quand la lune brillait dans les cieux, le rossignol vola au rosier et plaça sa gorge contre les épines.

Toute la nuit, il chanta sa gorge appuyée contre les épines et la froide lune cristalline s'arrêta et écouta toute la nuit.

Toute la nuit, il chanta et les épines pénétraient de plus en plus avant dans sa gorge et son sang vital fluait hors de son corps.

D'abord, il chanta la naissance de l'amour dans le coeur d'un garçon et d'une fille et, sur la plus haute ramille du rosier, fleurit une rose merveilleuse, pétale après pétale, comme une chanson suivait une chanson.

D'abord, elle était pâle comme la brume qui flotte sur la rivière, pâle comme les pieds du matin et argentée comme les ailes de l'aurore.

La rose, qui fleurissait sur la plus haute ramille du rosier, semblait l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, l'ombre d'une rose dans un lac.

Mais le rosier cria au rossignol de se presser plus étroitement contre les épines.

—Pressez-vous plus étroitement, petit rossignol, disait le rosier, ou le jour reviendra avant que la rose ne soit terminée.

Alors le rossignol se pressa plus étroitement contre les épines et son chant coula plus éclatant, car il chantait comment éclot la passion dans l'âme de l'homme et d'une vierge.

Et une délicate rougeur parut sur les pétales de la rose comme rougit le visage d'un fiancé qui baise les lèvres de sa fiancée.

Mais les épines n'avaient pas encore atteint le coeur du rossignol, aussi le coeur de la rose demeurait blanc, car le sang seul d'un rossignol peut empourprer le coeur d'une rose.

Et la rose cria au rossignol de se presser plus étroitement contre les épines.

—Pressez-vous plus étroitement, petit rossignol, disait-il, ou le jour surviendra avant que la rose ne soit terminée.

Alors le rossignol se pressa plus étroitement contre les épines, et les épines touchèrent son coeur, et en lui se développa un cruel tourment de douleur.

Plus amère, plus amère était la douleur, plus impétueux, plus impétueux jaillissait son chant, car il chantait l'amour parfait par la mort, l'amour qui ne meurt pas dans la tombe.

Et la rose merveilleuse s'empourpra comme les roses du Bengale. Pourpre était la couleur des pétales et pourpre comme un rubis était le coeur.

Mais la voix du rossignol faiblit. Ses petites ailes commencèrent à battre et un nuage s'étendit sur ses yeux.

Son chant devint de plus en plus faible. Il sentit que quelque chose l'étouffait à la gorge.

Alors son chant lança un dernier éclat.

La blanche lune l'entendit et elle oublia l'aurore et s'attarda dans le ciel.

La rose rouge l'entendit; elle trembla toute d'extase et ouvrit ses pétales à l'air froid du matin.

L'écho l'emporta vers sa caverne pourpre sur les collines et éveilla de leurs rêves les troupeaux endormis.

Le chant flotta parmi les roseaux de la rivière et ils portèrent son message à la mer.

—Voyez, voyez, cria le rosier, voici que la rose est finie.

Mais le rossignol ne répondit pas: il était couché dans les hautes graminées, mort le coeur transpercé d'épines.

A midi, l'étudiant ouvrit sa fenêtre et regarda au dehors.

—Quelle étrange bonne fortune! s'écria-t-il, voici une rose rouge! Je n'ai jamais vu pareille rose dans ma vie. Elle est si belle que je suis sûr qu'elle doit avoir en latin un nom compliqué.

Et il se pencha et la cueillit.

Alors il mit son chapeau et courut chez le professeur, sa rose à la main.

La fille du professeur était assise sur le pas de la porte. Elle dévidait de la soie bleue sur une bobine et son petit chien était couché à ses pieds.

—Vous aviez dit que vous danseriez avec moi si je vous apportais une rose rouge, lui dit l'étudiant. Voilà la rose la plus rouge du monde. Ce soir, vous la placerez près de votre coeur et, quand nous danserons ensemble, elle vous dira combien je vous aime.

Mais la jeune fille fronça les sourcils.

—Je crains que cette rose n'aille pas avec ma robe, répondit-elle. D'ailleurs le neveu du chambellan m'a envoyé quelques vrais bijoux et chacun sait que les bijoux coûtent plus que les fleurs.

—Oh! ma parole, vous êtes une ingrate! dit l'étudiant d'un ton colère.

Et il jeta la rose dans la rue où elle tomba dans le ruisseau.

Une lourde charrette l'écrasa.

—Ingrate! fit la jeune fille. Je vous dirai que vous êtes bien mal élevé. Et qu'êtes-vous après tout? un simple étudiant. Peuh! je ne crois pas que vous ayez jamais de boucles d'argent à vos souliers comme en a le neveu du chambellan.

Et elle se leva de sa chaise et rentra dans la maison.

—Quelle niaiserie que l'amour! disait l'étudiant en revenant sur ses pas. Il n'est pas la moitié aussi utile que la logique, car il ne peut rien prouver et il parle toujours de choses qui n'arriveront pas et fait croire aux gens des choses qui ne sont pas vraies. Bref, il n'est pas du tout pratique et comme à notre époque le tout est d'être pratique, je vais revenir à la philosophie et étudier la métaphysique.

Là dessus, l'étudiant retourna dans sa chambre, ouvrit un grand livre poudreux et se mit à lire.




LE GÉANT ÉGOÏSTE

Chaque après-midi, quand ils revenaient de l'école, les enfants avaient l'habitude d'aller jouer dans le jardin du géant.

C'était un grand jardin solitaire avec un doux gazon vert. Çà et là, sur le gazon, de belles fleurs brillaient comme des étoiles et il y avait douze pêchers qui, au printemps, fleurissaient une délicate floraison rose et blanche et à l'automne portaient de beaux fruits.

Les oiseaux perchaient sur les arbres et chantaient si délicieusement que les enfants d'ordinaire arrêtaient leur jeu pour les écouter.

—Comme nous sommes heureux ici! s'écriaient-ils les uns aux autres.

Un jour, le géant revint.

Il avait été visiter son ami l'ogre de Cornouailles et il avait séjourné sept ans chez lui. Après que ces sept années furent révolues, il avait dit tout ce qu'il avait à dire, car sa conversation avait des limites et il résolut de rentrer dans son château.

En arrivant, il vit les enfants qui jouaient dans le jardin.

—Que faites-vous là? cria-t-il d'une voix très aigre.

Et les enfants s'enfuirent.

—Mon jardin est à moi seul, reprit le géant. Tout le monde doit comprendre cela et je ne permettrai à personne qu'à moi de s'y ébattre.

Alors il l'entoura d'une haute muraille et y plaça un écriteau.

Défense d'entrer

sous peine

de

poursuites

C'était un géant égoïste.

Les pauvres enfants n'avaient plus de lieu de récréation.

Ils essayèrent de jouer sur la route, mais la route était très poudreuse et pleine de pierres dures et ils ne l'aimaient pas.

Ils avaient pris l'habitude, quand leurs leçons étaient terminées de se promener autour de la haute muraille et de parler du beau jardin qui était par delà.

—Que nous y étions heureux! se disaient-ils les uns aux autres.

Alors le printemps arriva et par tout le pays il y eut de petites fleurs et de petits oiseaux.

Dans le jardin seul du géant égoïste, c'était encore l'hiver.

Les oiseaux ne se souciaient plus d'y chanter depuis qu'il n'y avait plus d'enfants et les arbres oubliaient de fleurir.

Une fois, une belle fleur leva sa tête au-dessus du gazon, mais quand elle vit l'écriteau, elle fut si attristée à la pensée des enfants qu'elle se laissa retomber à terre et se rendormit.

Les seules à se réjouir, ce furent la neige et la glace.

—Le printemps a oublié ce jardin, s'écriaient-elles. Alors nous allons y vivre toute l'année.

La neige étala sur le gazon son grand manteau blanc et la glace revêtit d'argent tous les arbres.

Alors elles invitèrent le vent du Nord à faire un séjour chez elles.

Il accepta et vint.

Il était enveloppé de fourrures. Il rugissait tout le jour par le jardin et renversait à chaque instant des cheminées.

—C'est un endroit délicieux, disait-il. Nous demanderons à la grêle de nous faire visite.

La grêle arriva, elle aussi.

Chaque jour, pendant trois heures, elle battait du tambour sur le toit du château jusqu'à ce qu'elle eût brisé beaucoup d'ardoises et alors elle tournait autour du jardin aussi vite qu'il lui était possible. Elle était habillée de gris et son souffle était de glace.

—Je ne puis comprendre pourquoi le printemps est si long à venir, disait le géant égoïste quand il se mettait à la fenêtre et regardait son jardin blanc et froid. Je souhaite que le temps change.

Mais le printemps ne venait pas. L'été non plus.

Dans tous les jardins, l'automne apporta des fruits d'or, mais il n'en donna aucun au jardin du géant.

—Il est par trop égoïste, dit-il.

Et toujours c'était l'hiver chez le géant et le vent du Nord, et la grêle, et la glace, et la neige, qui dansaient au milieu des arbres.

Un matin, le géant, déjà éveillé, était couché dans son lit, quand il entendit une musique délicieuse. Elle fut si douce à ses oreilles qu'il crut que les musiciens du roi devaient passer par là.

En réalité, c'était une petite linotte qui chantait devant sa fenêtre, mais il y avait si longtemps qu'il n'avait entendu un oiseau chanter dans son jardin qu'il lui sembla que c'était la plus belle musique du monde.

Alors la grêle cessa de danser sur la tête du géant et le vent du Nord de rugir. Un délicieux parfum arriva à lui à travers la croisée ouverte.

—Je crois qu'enfin le printemps est venu, dit le géant.

Et il sauta du lit et regarda.

Que vit-il?

Il vit un spectacle étrange.

Par une petite brèche dans la muraille, les enfants s'étaient glissés dans le jardin et s'étaient juchés sur les branches des arbres. Sur tous les arbres qu'il pouvait voir, il y avait un petit enfant et les arbres étaient si heureux de porter de nouveau des enfants qu'ils s'étaient couverts de fleurs et qu'ils agitaient gracieusement leurs bras sur la tête des enfants.

Les oiseaux voletaient de l'un à l'autre et gazouillaient avec délices et les fleurs dressaient leurs têtes dans l'herbe verte et riaient.

C'était un joli tableau.

Dans un seul coin, c'était encore l'hiver, dans le coin le plus éloigné du jardin.

Là il y avait un tout petit enfant. Il était si petit qu'il n'avait pu atteindre les branches de l'arbre et il se promenait tout autour en pleurant amèrement.

Le pauvre arbre était encore tout couvert de glace et de neige et le vent du Nord soufflait et rugissait au-dessus de lui.

—Grimpe donc, petit garçon, disait l'arbre.

Et il lui tendait ses branches aussi bas qu'il le pouvait, mais le garçonnet était trop petit.

Le coeur du géant fondit quand il regarda au dehors.

—Combien j'ai été égoïste, pensa-t-il. Maintenant je sais pourquoi le printemps n'a pas voulu venir ici. Je vais mettre ce pauvre petit garçon sur la cime de l'arbre; puis je jetterai bas la muraille et mon jardin sera à jamais le lieu de récréation des enfants.

Il était vraiment très repentant de ce qu'il avait fait.

Alors il descendit les escaliers, ouvrit doucement la porte de façade et descendit dans le jardin.

Mais quand les enfants le virent, ils furent si terrifiés qu'ils prirent la fuite et le jardin redevint hivernal.

Seul le petit enfant ne s'était pas enfui, car ses yeux étaient si pleins de larmes qu'il n'avait pas vu venir le géant.

Et le géant se glissa derrière lui, le prit gentiment dans ses mains et le déposa sur l'arbre.

Et l'arbre aussitôt fleurit; les oiseaux y vinrent percher et chanter et le petit garçon étendit ses deux bras, les passa autour du cou du géant et l'embrassa.

Et les autres enfants, quand ils virent que le géant n'était plus méchant, accoururent et le printemps arriva avec eux.

—C'est votre jardin maintenant, petits enfants, dit le géant.

Et il prit une grande hache et renversa la muraille.

Et quand les gens s'en allèrent au marché à midi, ils trouvèrent le géant qui jouait avec les enfants dans le plus beau jardin qu'on ait jamais vu.

Toute la journée, ils jouèrent, et, le soir ils vinrent dire adieu au géant.

—Mais où est votre petit compagnon, dit-il, le garçon que j'ai huché sur l'arbre?

C'était lui que le géant aimait le mieux parce qu'il l'avait embrassé.

—Nous ne savons pas, répondirent les enfants: il est parti.

—Dites-lui d'être exact à venir ici demain, reprit le géant.

Mais les enfants dirent qu'ils ne savaient pas où il habitait et qu'avant ils ne l'avaient jamais vu.

Et le géant devint tout triste.

Chaque après-midi, à la sortie de l'école, les enfants venaient jouer avec le géant, mais on ne revit plus le petit garçon qu'aimait le géant. Il était très bienveillant avec tous, mais il regrettait son premier petit ami et souvent il en parlait.

—Que je voudrais le voir, avait-il l'habitude de dire.

Les années passèrent et le géant vieillit et s'affaiblit. Il ne pouvait plus prendre part au jeu; il demeurait assis sur un grand fauteuil et regardait jouer les enfants et admirait son jardin.

—J'ai beaucoup de belles fleurs, disait-il, mais les enfants sont les plus belles des fleurs.

Un matin d'hiver, comme il s'habillait, il regarda par la fenêtre. Maintenant il ne détestait plus l'hiver; il savait qu'il n'est que le sommeil du printemps et le repos des fleurs.

Soudain il se frotta les yeux de surprise et regarda avec attention.

Certes, c'était une vision merveilleuse.

A l'extrémité du jardin, il y avait un arbre presque couvert de jolies fleurs blanches. Ses branches étaient toutes en or et des fruits d'argent y étaient suspendus et sous l'arbre se tenait le petit garçon qu'il aimait.

Le géant dégringola les escaliers, transporté de joie et entra dans le jardin. Il se hâta à travers le gazon et s'approcha de l'enfant. Et, quand il fut tout près de lui, son visage rougit de colère et il dit:

—Qui donc a osé te blesser?

Sur les paumes des mains de l'enfant il y avait les empreintes de deux clous et aussi les empreintes de deux clous sur ses petits pieds.

—Qui a osé te blesser? cria le géant, dis-le moi. Je vais prendre une grande épée et je le tuerai.

—Non, répondit l'enfant, ce sont les blessures de l'amour.

—Qui est-ce? dit le géant.

Et une crainte respectueuse l'envahit et il s'agenouilla devant le petit garçon.

Et le garçon sourit au géant et lui dit:

—Vous m'avez laissé jouer une fois dans votre jardin. Aujourd'hui vous viendrez avec moi dans mon jardin qui est le Paradis.

Et, quand les enfants arrivèrent cet après-midi-là, ils trouvèrent le géant étendu mort sous l'arbre, tout couvert de fleurs blanches.




NOUVELLES
PUBLIÉES EN AMÉRIQUE


Ces trois nouvelles Ego te Absolvo, Old Bishop's, La Peau d'orange, ont été publiées dans une revue américaine après la mort d'Oscar Wilde, et sous sa signature. Nous les traduisons ici bien que l'authenticité nous en paraisse éminemment suspecte.




EGO TE ABSOLVO



I

Sous leurs bérets bleus noircis par la poudre, souillés par la poussière des chemins, les soldats de Miralles ont des mines de bandits, avec leur peau bistrée, leurs barbes et leurs cheveux incultes. Depuis cinq longues semaines, ils traînent les routes, presque sans sommeil, presque sans repos, faisant à toute heure le coup de feu avec une rage croissante.

N'en finira-t-on pas avec ces bandits républicains? Don Carlos leur avait, cependant, promis qu'après les fatigues d'Estella, l'Espagne serait à eux.

Tous, ils ont soif de vengeance et de sang, et c'est la joie de verser le sang qui les maintient debout, si las, si épuisés qu'ils se sentent.

Basques, Navarrais, Catalans, fils d'exilés morts de faim et de misère sur le sol étranger, ils ont des colères de fauves contre ces réguliers qui leur disputent la route des plateaux de Castille, la voie des palais où ils ont juré de replacer le roi légitime pour se partager, sur les marches du trône rétabli, les dignités du royaume et les richesses des vaincus.

Entre ces montagnards et les hommes des nouveaux partis, il n'y a pas que des rancunes politiques: il y a surtout et avant tout un vieux compte de meurtres impunis, de pillages sans rançon, d'incendies sans revanche.

Aussi, quand un soldat de Concha leur tombe aux mains, malheur à lui! Il paie pour les autres, pour ceux qui s'échappent.

—Frère, il faut mourir, lui dit-on en le collant à une roche.

L'homme esquisse un signe de croix et, sitôt que sa main redescend dans un plus lent ainsi soit-il, les fusils, alignés à dix pas de sa poitrine, crachent la mort.

L'homme s'affaisse comme une vieille chiffe et l'on n'en parle plus.

Les vautours des Pyrénées font le reste.

Si, sa soutane retroussée, le curé Miralles, un petit homme replet et courbé, les yeux bridés, passe à portée des fusilleurs, il accroche son fusil à sa ceinture et absout ou bénit le mourant d'un geste rapide.

Parfois, sans enlever de ses yeux la lunette marine, qui lui sert à inspecter rochers ou bois de chênes, il confesse le prisonnier.

Dame, un général est responsable de la vie de sa troupe!

Républicain soit, mais catholique, le régulier ne semble pas surpris de cet étrange double rôle du prêtre soldat.

Il faut bien qu'on le confesse puisqu'on va lu fusiller et n'est-il pas tout naturel qu'on le fusille, puisqu'il s'est laissé prendre et que s'il avait pris il fusillerait.

Cette logique satisfait pleinement les faibles exigences de son cerveau de paysan arraché à la glèbe pour se courber sous le harnais militaire.

Puis, à quoi bon raisonner avec ce fait brutal, la mort menaçante, immédiate, inéluctable!

Puisque cela doit arriver, il s'agit uniquement de bien faire ses paquets pour se présenter en bon ordre quand on fera son entrée dans l'inévitable là-bas.



II

Ce soir-là, comme le soleil se couchait, Pedro Carrega était en sentinelle au chaos de Mallorta quand une femme et un mulet tournèrent le sentier de Buenavista.

Au hasard il tira.

Ce fut le mulet qui tomba. La femme courut à lui avant qu'il n'eut le temps de recharger son coup et, quand il la tint au bout de son fusil, le Navarrais ne sut point tirer.

La femme était belle, désirable, avec ses longs cheveux, noirs descendant en cascade jusqu'à ses mollets, ses lèvres rouges, ses yeux brillants.

Pedro Carrega, pour sa prisonnière, oublia la querelle de don Carlos et de la République.

La femme, qui avait peur, lui jura d'ailleurs qu'elle adorait le rey neto. Elle lui prouva qu'elle ne détestait pas les caresses parfumées à la poudre de guerre et que Pedro Carrega était sinon le plus beau des mortels, du moins le plus choyé des vainqueurs, entre les grosses masses de pierre du chaos de Mallorta.

Les deux bras de la prisonnière enserraient encore d'un collier presque mordoré le cou halé de Carrega, quand Joaquin Martinez vint prendre sa faction.

—Eh! doucement, fit-il, part à deux, señor caballero. Les nuits sont fraîches. Il n'est pas bon de dormir sans manteau, camarade. Je vois que tu es homme de précaution: pavillon de cheveux, pour mouchoir de cou des bras tièdes et couverture de chair molle. A mon tour, l'ami!

Carrega se leva et poussant derrière lui sa prisonnière:

—Ton tour, freluquet. Où règne Carrega, il n'y a pas deux rois. Si les nuits sont fraîches, va te chauffer contre cette mule que ma carabine a abattue, ou bien abats-en une autre. Mon butin est à moi, comme la Navarre est au roi Carlos, fils de Juive!

Joaquin Martinez épaula son arme et il allait tirer quand la femme, d'un bond de sauvagesse, détourna le fusil et envoya la balle se perdre dans les nuages.

Haussant les épaules, Martinez jeta l'arme déchargée et, d'un coup de navaja en plein ventre, coucha à terre la prisonnière de Carrega.

—Corps de Dieu! hurla le Navarrais se lançant en avant en brandissant sa carabine.

Mais un nouveau coup de la terrible navaja suspendit sur ses lèvres la kyrielle des blasphèmes.

Une écume blanche au coin de la bouche, il s'affaissa dans la mare de sang que rendait le corps de la femme éventrée.

Au bruit du coup de feu, Miralles, suivi de quelques hommes, accourait.

Martinez n'essaya pas de nier la querelle.

De ses yeux aux arcades presque dénudées de sourcils par un crachement de mauvais fusil, le curé bandoulier embrassa toute la scène.

—Porcs! grommela-t-il. Voyons la femelle! Belle fille mal accommodée d'un sale coup de couteau! Ça t'a bien servi, beau niais! Au moins Carrega en a eu pour son plaisir. Allons, mon garçon, reprit-il en s'adressant à Martinez, dont l'oeil ne le quittait pas, c'est du joli de vouloir voler le butin de son camarade. Holà! vous autres, laissez-moi confesser ce païen: on n'a pas besoin de vous par ici. Dis ton confiteor, Martinez, et fais ton acte de contrition.

Ego te absolvo, murmura Miralles dans un geste de bénédiction... Porcs, satanés fils de catins, qui s'égorgent pour une femelle!

Puis, braquant brusquement son fusil sur l'homme, il lui brûla la cervelle sur les deux cadavres.

—Si on laissait faire ces gaillards, bougonna-t-il, bientôt le roi Carlos n'aurait plus d'armée!



OLD BISHOP'S

C'était un soir à l'Épatant.

Ce vieux maniaque de Loiselier causait sur un des grands canapés avec lord Stephen Algernon Sydney, l'étrange exilé volontaire, qui a fui de ce côté de la Manche les dénonciations furieuses d'un père, comme on n'en voit guère.

Tout à coup, Algernon Sydney, jetant la cigarette qu'il roulait toujours entre ses doigts, sans jamais l'allumer, éleva la voix:

—Connaissez-vous Nottingham, messieurs? À moins que vous ne soyez fabricant de dentelles, tisseur de tulle ou marchand de charbon, il y a bien des chances pour que vous me répondiez par la négative?

—Permettez, interrompit de Cerneval, le globe-trotter que les lauriers de Philéas Fogg ont si souvent empêché de dormir qu'il a réussi, l'an passé, après trois tentatives moins heureuses, à faire son tour du monde en 76 jours 22 heures 37 minutes 9 secondes, permettez, je ne suis ni fabricant, ni tisseur, ni charbonnier et je connais Nottingham. «Nottingham, chef-lieu du comté de ce nom, au confluent de la Leen et de la Trent, à 200 kilomètres N.O. de Londres, ville fort ancienne fortifiée par Guillaume le Conquérant, siège de plusieurs parlements. Fabriques de châles, soieries, lainages, tulles, dentelles, faïences, grains, fer, charbons, fromages et bestiaux. Ruines, château et musée, magnifiques hôpitaux. 193,591 habitants.» Ceci pour vous prouver, mon cher lord, qu'il y a au moins un Français à l'Épatant qui sait sa géographie.

—Croyez bien, mon cher comte, que je n'ai nullement songé à contester vos connaissances géographiques, pas plus que je n'ignore que vous avez parcouru probablement dix fois plus de chemin que je n'en parcourrai dans les années qu'il me reste à vivre, mais la science géographique ou la vue dans l'espace des édifices d'une ville sont choses différentes, et je ne m'attendais pas à trouver ici un homme pour qui la caverne de Robin Hood et The Forest n'ont plus de secrets.

De Cerneval, qui était de méchante humeur, ce soir-là, esquissa un geste railleur:

—Les beaux secrets que ceux de la caverne, disons la grotte de Robin Hood, ou que ceux de cette forêt qui n'est qu'un vulgaire champ de course.

—Un champ de course, mon cher comte, où l'on... flirte à 9 heures du soir, comme on ne flirte pas sur le champ de course de Longchamps, et si je dis flirte, c'est parce que nous sommes en Angleterre, au pays du cant. En Italie, cela s'appellerait autrement. Peu importe, d'ailleurs, car, si l'on y flirte à 9 heures du soir, à la face de la lune et des policemen qui, pour un peu, s'excuseraient de déranger les flirteurs, à minuit on y égorgille ou plutôt on y égorgillait, il y a encore quelques lustres, car les bonnes traditions se perdent partout, vous le savez, mon cher comte, vous qui avez traversé les plazas de Montevideo et les calles de Buenos-Ayres sans redouter le lazzo des caballeros de la noche.

—Si vous nous promenez de la sorte, Algernon, nous visiterons ce soir en votre compagnie les campos-santos de l'Italie, les plazas de la Constitucion de toutes les capitales de l'Amérique du Sud, et nous ne serons pas plus avancés, interjeta à son tour le gros Loiselier, que l'antipathie bien connue de Cerneval pour lord Algernon ne semblait plus amuser. Vous avez une façon de conter parfaitement anglaise, quoiqu'elle ressemble fort à celle de l'Intimé.

Il dit fort posément ce dont on n'a que faire

Et court le grand galop quand il est à son fait,

Et cette façon-là est absolument désagréable à un homme qui digère. Contez, je le veux bien, mais contez d'une manière harmonique, comme disait cet animal de Lippmann.

—Ne vous fâchez pas, Loiselier, ne vous fâchez pas. Se fâcher est encore plus mauvais pour un homme qui digère et, vous le savez, mon cher, à la première colère, c'est l'apoplexie qui vous guette. Ainsi écoutez-moi, calmement, posément, gracieusement, comme si j'étais la gentille Jeanne Printemps ou votre petite farceuse de Melcy. Voyons, la bouche en cul de poule, mon gros père... Je suis, d'ailleurs, au coeur de mon sujet et, quand je vous parle des caballeros de la noche de Montevideo, il faut votre myopie pour me croire éloigné des cavaliers du brouillard de Nottingham, qui sont les héros de mon anecdote,—car ce n'est qu'une anecdote.

Vous le savez, j'ai fréquenté bon nombre de gens mal famés dans mon existence.

Je n'ai pas à ce sujet les préjugés vulgaires.

J'ai plus d'estime pour un Jack l'éventreur quelconque que pour l'opulent bijoutier aux aiguilles. Était-ce un bijoutier, Loiselier? Ce devait être plutôt un banquier, n'est-ce pas, mon cher? Je serre plus volontiers la main d'un professionnel que celle d'un escroc comme ce Ladislas Téligny que vous avez expulsé l'autre mois et qui avait dupé jusqu'à monsieur de Cerneval.

J'ai cependant rarement connu dans ce monde fort peu chrétien un personnage qui m'inspirât de prime abord autant d'antipathie que l'ancien geôlier Dickson, mais cette honnête crapule, cent fois pire à coup sûr que le pire de ceux qu'il avait charge de maintenir sur la paille humide des «cachots,» avait un répertoire de souvenirs tous plus attrayants les uns que les autres et quand on l'avait chambré en compagnie de deux ou trois bonnes bouteilles de rhum authentique, il vous en dégoisait une vraie fanfare.

J'ai lu les mémoires de notre bourreau Barry, l'homme qui avait pendu en quinze ans 973 criminels. Eh bien! c'est de la petite bière à côté des souvenirs de mon Dickson. Je ne parle pas du talent du conteur. Barry ou son teinturier n'en n'ont aucun. L'éducation des bourreaux est singulièrement négligée de notre temps. Dickson, au contraire, avait au suprême degré le don de la présentation: il faisait vivre les héros de ses historiettes.

Pauvre Dickson, il était comme la vierge de votre poète, celle qui aimait trop le bal, il goûtait trop le rhum, c'est ce qui l'a tué. Moi je goûtais trop ses récits. De la sorte un jour nous avons entamé la cinquième bouteille, Dickson en resta ivre mort et ne s'est plus réveillé.

Ce fut vraiment dommage, car je ne doute pas qu'il n'eut encore matière à quelques semaines de récits, rien qu'avec ses souvenirs du Old Bishop's de Nottingham où s'était écoulée son enfance près de son geôlier de père.

J'avais pensé à lui élever une statue en face de celle de William Morfield, le philanthrope qui gagnait 400 mille livres sterlings par an à exploiter ses ouvriers et voulait bien leur en restituer 500 sous forme de subventions aux hôpitaux et aux asiles de vieillards.

La municipalité de Nottingham a jugé déplacé ce rapprochement du grand homme local et du grand ivrogne non moins local; moi, c'est ce rapprochement qui me charmait.

Mon excellent père, dans son mémoire contre moi a mis cette proposition, qu'il qualifie d'infâme, au premier rang des preuves irréfutables de mon immoralité.

Loiselier grimaça un sourire, tandis que de Cerneval partait d'un franc éclat de rire.

—Eh bien? messieurs, j'en reviens aux cavaliers du brouillard de The Forest. Il y en avait, voici 80 ou 100 ans, je ne sais plus au juste, une demi douzaine confiés aux bons soins du père de mon ami Dickson sous les voûtes épaisses de Old Bishop's, quand il reçut la visite d'un chirurgien connu de Nottingham.

Il faut vous dire, messieurs, qu'en Angleterre on a un culte obstiné pour ce que l'on appelle les droits personnels.

Chez vous, quand on parle de la dignité humaine, c'est, je crois, à un point de vue tout moral: de l'autre côté du détroit, on place la dignité humaine ailleurs. Simple question de latitude.

Cela n'empêche ni de guillotiner ni de pendre: si je ne vois pas bien au fond la différence pour le guillotiné ou le pendu.

Mais tandis qu'à Paris le corps d'un guillotiné est en quelque sorte livré de droit aux expériences de la faculté, de même que les morts de vos hôpitaux appartiennent aux amphithéâtres d'autopsie,—ce qui est bien plus naturel puisqu'étant miséreux ils sont plus coupables que les scélérats,—en Angleterre on n'oserait disposer sans express consentement du corps d'un pendu.

D'où la nécessité pour les chirurgiens, qui ont le goût de l'étude, de visiter nos prisons et d'y faire leur cour aux gentlemen condamnés, afin de les décider à passer un bon petit acte en forme pour vendre non pas leur âme, mais leur guenille.

C'est là que mène le respect de la dignité du pays de mon vénéré père.

Les cavaliers du brouillard de Old Bishop's étaient tout aussi pénétrés que notre législation de ce sentiment de la dignité humaine. Ils consentaient à être pendus parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, mais vendre leur corps au chirurgien, jamais, monsieur.

Ni or, ni banknotes, ni alléchantes promesses de «beuveries et franches lippées», comme dit votre Rabelais, n'y firent rien: les seigneurs cavaliers furent intraitables et notre chirurgien se retirait tout navré de son insuccès, quand il songea à demander au père Dickson si Old Bishop's ne contenait aucun condamné à mort.

—Nous en avons encore un, votre Honneur, mais ce n'est pas un gentleman, celui-là!... C'est un failli fils du diable, reprit Dickson, en se grattant l'oreille, comme un homme qui a quelque chose de difficile à dire.

Vous savez, Loiselier, la jolie petite cage d'écureuil, cet amour de moulin où les condamnés se livrent à tour de rôle à une si expressive mimique, vous avez cru peut-être que c'était là un supplice du moyen âge: pas du tout, mon cher. C'est une pénalité moderne, une amélioration. Le supplice ancien était plus cruel; mais aussi en ces temps reculés il n'y avait pas plus de télégraphistes ad usum principis, que de pages d'opéra pour les financiers de votre genre.

L'estimable prisonnier de Old Bishop's attendait l'heure du bourreau.

Après son complet insuccès dans les autres cachots, le chirurgien fut tout surpris de trouver dans le «failli fils du diable» un homme à qui il ne répugnait nullement d'accepter trois guinées.

Un quart d'heure plus tard, il quittait la prison avec son parchemin bien en règle.

Trois jours s'écoulèrent.

Le client du chirurgien faisait bombance.

La première guinée s'était fondue comme par enchantement.

Une nouvelle demi-couronne venait de descendre dans le creuset sous forme de liquides aussi variés qu'alcoolisés, qu'absorbait le gosier du prisonnier.

A le voir si bien boire, Dickson, aussi ivrogne que sa progéniture, sentait crouler son mépris pour le «failli fils du diable».

Le soir, ne pouvant plus retenir sa langue et surtout sa gorge qui brûlait de convoitise, il se décida à lier conversation avec son hôte et comme une politesse en vaut une autre, les nouveaux amis se partagèrent dès lors des rasades.

—Mais enfin, disait mélancoliquement Dickson tandis qu'ils vidaient ensemble la dernière bouteille, maintenant tout est bu et il vous faudra supporter la pensée que ce ladre de chirurgien va charcuter votre chair. Cela me déchire le coeur, mon pauvre ami, sanglota Dickson avec un attendrissement d'ivrogne.

—Pas si bête, repartit le client du chirurgien. Ma sentence porte: «sera étranglé pour être ensuite brûlé au lieu des exécutions.» Je connais les lois, mon cher ami, il ne dépend de personne, même du banc du roi, d'en changer les dispositions. Le chirurgien disséquera mes cendres si bon lui semble. J'entends être brûlé et je serai....

Le petit La Salcète entra comme une bombe, son chapeau sur l'oreille à son habitude.

—Vous bavardez, messieurs, et l'Opéra-Comique flambe.

En un clin d'oeil, tout le monde fut debout et, comme c'est ce soir-là que lord Stephen Algernon Sydney eut la tête broyée par une poutre en travaillant à tirer des flammes le petit sujet Cavanier première, nous n'avons jamais su ni comment mourut le malin client du chirurgien de Nottingham, ni ce qu'il fallait penser de l'abominable réputation que le père de lord Algernon avait faite à son fils et qu'en un si fier mépris du cant anglais, il affichait avec une sorte de bravade.




LA PEAU D'ORANGE



I

J'étais tout fraîchement en possession de mon diplôme de doctorat, et, la clientèle venant lentement, j'avais de longues heures pour flâner dans les cliniques.

C'est là que je connus John Mérédith.

Médecin non pas, chimiste de premier ordre, simple amateur de médecine, le jeune Anglais me charma par son esprit primesautier et nous fûmes en quelques semaines aussi intimes qu'on l'est à vingt-trois ans entre jeunes gens du même âge et des mêmes goûts.

J'emmenai Mérédith chez mes cousins Carterac où je m'imaginais avoir découvert ma moitié d'orange, comme disent les Espagnols, dans cette petite bécasse d'Angèle qui entra au couvent avant que je fusse bien fixé sur mes sentiments.

Mérédith, lui me présenta chez lord Babington, son oncle et son tuteur. Il habitait, avec la très jeune femme, au printemps de laquelle il eut la sottise d'unir son hiver, une petite maison, festonnée de lierres et de glycines, dans un grand parc, à faible distance de la gare de Ville-d'Avray, et, chaque dimanche, nous arrivions sur les onze heures et demie, Mérédith et moi, comme madame Babington, qui était française et catholique, rentrait de la messe, dite à cette charmante église de Ville-d'Avray qui est pleine d'oeuvres d'art à faire honte aux cathédrales de province.

Nous passions la journée sur la terrasse embaumée de senteurs de citronnelles, à bavarder avec le vieux lord ou à écouter le piano de lady Marcelle qui nourrissait nos nonchaloirs de sa berçante harmonie, ou bien nous allions dans les bois cueillir les chèvrefeuilles en fleurs ou les premiers lilas.

Généralement lord William prenait mon bras et nous laissions Mérédith se faire le chevalier servant de madame Marcelle.

Ils partaient en avant d'un pied leste et nous rattrapaient au retour, les bras chargés de bouquets et de verdure.

Chose étrange, la tante et le neveu ne paraissaient s'entendre que pour et pendant les promenades: au logis, sur les routes, ils en étaient à cette politesse un peu agressive qui n'est pas rare entre la jeune femme d'un vieil oncle et le neveu qui doit hériter de cet oncle.

Mérédith, à qui j'avais fait l'observation du contraste des deux attitudes, que j'avais remarquées en eux, me répondit avec une spontanéité pleine d'humour.

—Cher ami, comme vous le dites, je n'aime pas ma tante. Sa présence auprès de mon tuteur m'irrite et m'importune. Madame Marcelle déteste cordialement son neveu: mes visites à son mari l'ennuient. Mais quand nous partons pour les bois, il n'y a plus en nous que deux camarades qui aiment la marche, les grands arbres, la brise fraîche, l'air irrespiré des hauteurs, les fleurs silvestres. Madame Marcelle a vingt-deux ans, un esprit pétillant. Je ne suis pas de beaucoup son aîné et l'on ne me dit point sot. Bref, nous ne songeons qu'à nous amuser et à jouir de la vie pendant notre promenade, quittes à reprendre nos attitudes d'hostilité courtoise en nous rapprochant du logis.

Je répliquai à Mérédith que je ne comprenais pas que l'amie dans les bois ne fût pas l'amie à la maison et que sa psychologie me semblait bien subtile.

—Je n'ai pas dit amie, me répliqua-t-il, j'ai dit camarade et c'est tout différent. Il n'y a pas d'amitié possible entre la femme de mon oncle et moi: la camaraderie n'engage à rien.

Quand je scrute mon moi de ce temps-là, je songe que peut-être au fond j'étais suffisamment amoureux de madame Marcelle pour demeurer enchanté que Mérédith lui battit si froid.

Ce sentiment, dont je ne me rendais point compte, était probablement ce qui me paralysait dans mes desseins premiers sur Angèle.

Un dimanche,—il y avait un peu plus de trois mois que je fréquentais le toit hospitalier de lord William,—c'était le 14 juin 188.,—nous déjeunions tous quatre dans la petite salle à manger Renaissance.

Nous en étions au dessert et madame Marcelle, à la mode anglaise, fit apporter les vins.

Généralement elle restait à table et se préoccupait d'empêcher lord William, qui y avait quelque penchant, d'absorber trop de sherry ou de Corton.

Mais, ce jour-là, elle me parut plongée dans une profonde distraction.

Comme j'ai toujours été un très petit buveur, je laissai les deux Anglais se faire raison et j'observai ma voisine.

Elle jouait avec la peau de l'orange qu'elle venait de sucer quartier par quartier.

D'abord, avec son couteau à fruits, elle la découpa en longues lanières; puis, elle subdivisa les lanières en petits losanges; enfin, elle réunit les petits losanges en un tas au milieu de son assiette.

Et, paraissant alors s'intéresser soudain à la conversation de son mari, elle coupa de deux ou trois observations brèves le récit, qu'il faisait, d'une croisière dans les mers de Chine.

Puis, elle reprit son couteau, l'éleva un instant sur son assiette et s'absorba dans l'exécution d'un dessin très compliqué d'ornementation, disposant les petits losanges tout autour et au fond de l'assiette.

Elle me posa ensuite quelques questions banales sur la pièce à la mode, comme se désintéressant de son travail d'arabesques, éleva le couteau sur son assiette d'un air de badinage et d'un petit geste décidé ramena les losanges au centre de l'assiette.

De nouveau, le manège du couteau recommença et, cette fois, deux losanges seuls s'alignèrent. Un instant, le couteau reposa sur l'assiette au-dessus des deux losanges, pour reprendre bientôt la position verticale.

Et alors, brusquement, madame Marcelle bouleversa les fragments de peau d'orange et les remit en tas.

Le jeu était fini.

Lord William continuait l'interminable récit de ses querelles avec lord Elgin. Mérédith, d'apparence insoucieux, buvait lentement son sherry.

Autorisé d'un geste de la jeune femme, j'allumai une niña.

Il n'y avait pas de doute: le jeu de la peau d'orange était un système organisé de correspondance et cette correspondance ne pouvait s'adresser qu'à Mérédith.

Mais à quoi bon puisque dans les bois les correspondants avaient tout loisir de causer loin des indiscrets?

Dans une bouffée de fumée de mon cigare, je me décidai à jeter un coup d'oeil sur madame Marcelle. Son regard impératif ne quittait pas Mérédith, comme si elle attendait une réponse.

—Votre sherry est excellent, mon oncle, mais un marcheur ne doit pas en abuser. Je voudrais aujourd'hui que nous poussions le plus près possible de Vaucresson. Qu'en disent vos jambes?

—Elles disent, mon garçon, qu'elles ont besoin du bras de ton ami le docteur.

—A votre disposition, lord William.

—Eh bien! En ce cas, préparons-nous au départ. Milady, tâchez de ne pas mettre plus d'une heure à votre toilette, conclut lord William d'un ton malicieux.

Et nous partîmes comme à l'accoutumée. Mais j'observai que la tante et le neveu, sitôt qu'ils prirent de l'avance, eurent une vive altercation, madame Marcelle multipliant les gestes impératifs, tandis que Mérédith semblait riposter par des dénégations.



II

Après une promenade de trois heures, nous revînmes, lord William et moi, à Ville-d'Avray mais nous ne fûmes point rejoints par Mérédith et madame Babington.

Sans doute ils s'étaient attardés à boire de la limonade dans quelque bouchon campagnard et, sans nous inquiéter de ces marcheurs intrépides, lord William, qui soignait ses malaises de vieillard d'après des procédés spéciaux, se fit servir un bitter.

Il pouvait bien être six heures et demie quand une sorte de guimbarde pénétra jusque devant la terrasse.

Madame Marcelle en sauta avec une légèreté d'oiseau.

—Venez vite, me cria-t-elle, secourez ce pauvre Mérédith qui s'est foulé le pied. Supprimé le train de minuit, beaux sires! Vous voilà nos prisonniers jusqu'à demain où l'on avisera au moyen de transporter Mérédith chez lui! Je vais faire préparer votre chambre, car vous partagerez celle de Mérédith, docteur, la plus belle lady de France et d'Angleterre ne pouvant vous offrir que ce qu'elle a.

Et madame Marcelle se précipita vers l'escalier.

Aidé des domestiques, je portai Mérédith sur le divan oriental à côté du piano.

Il refusa d'aller plus loin prétendant que c'était bien assez de souffrir sans s'ennuyer. On le monterait quand il serait l'heure de se coucher, mais il entendait sinon dîner, du moins assister au repas.

J'obtins seulement de lui de visiter son pied. Il était peut-être un peu gonflé par un excès de marche, mais je n'y vis rien d'inquiétant, rien même qui décelât nettement la cause des douleurs dont il se plaignait.

—Ce n'est pas une foulure, affirmai-je, peut-être une crampe violente. Les élèves d'Eton sont-ils devenus des demoiselles qu'ils se mettent à la diète pour si peu de chose? Vous allez dîner, Mérédith, et, je le souhaite, de bon appétit.

Madame Marcelle reparut au salon, à peine avais-je décidé Mérédith à substituer à ses fines chaussures de grosses pantoufles de repos.

Elle paraissait fort gaie, milady, plus rieuse et plus taquine que d'ordinaire, mais elle semblait à son habitude se soucier fort peu de Mérédith.

Après le dîner, où lord William ne manqua pas de faire apporter du Champagne pour boire à la guérison de son neveu, le rival de lord Elgin s'endormit dans son fauteuil, tandis que madame Marcelle, au piano, jouait des polonaises et des berceuses de Chopin, son maître favori.

Mérédith fumait silencieusement. Accoudé sur le Pleyel, je tournais les feuillets, échangeant de temps en temps un mot avec la musicienne.

Sur les onze heures, lord William se réveilla et donna le signal de la retraite.

Nous montâmes Mérédith au deuxième étage, éclairés par madame Marcelle qui me recommanda, notre chambre n'ayant pas de sonnette, de frapper au plancher si Mérédith avait besoin de quoi que ce fût.

—Ma chambre est immédiatement sous celle-ci et je préviendrai les domestiques, car malheureusement, Jeanne, ma femme de chambre, qui couche habituellement dans mon cabinet de toilette, est en congé jusqu'à demain soir.

J'aidai Mérédith à se coucher, et, une fois les lumières éteintes, je ne tardai pas à m'endormir.

Quand je m'éveillai, il faisait une nuit noire et sans lune.

Je frottai une allumette pour consulter ma montre.

Il était deux heures et quart.

J'allais souffler la bougie quand, n'entendant pas la respiration de Mérédith, je tournai presque machinalement la tête vers son lit.

Le lit était vide.

«Voilà, pensai-je, qui m'explique cette foulure bizarre. Mon Mérédith est un bon comédien et madame Marcelle, avec ses losanges de peau d'orange qui m'ont tant intrigué, lui marquait tout simplement l'heure du berger! Allez croire après cela à la vertu des tantes et au serment des neveux: «Je n'aime pas ma tante, elle me déteste cordialement.» Il n'y aurait pas besoin d'aller bien loin pour en avoir la preuve, si j'avais comme le diable boiteux la faculté de décoiffer les maisons de leurs toits et les chambres de leurs plafonds. Et, cependant, lord William dort du sommeil du juste: c'est dans l'ordre. Mais aussi ce vieillard de soixante-cinq ans avait bien besoin d'aller épouser une femme de vingt ans... N'importe, si mon ami Mérédith allait donner cette nuit un héritier à son oncle, il la trouverait sans doute mauvaise. Docteur, mon ami, tous les hommes sont fous. Toi-même, tu bats la breloque. N'es-tu pas dans ton lit pour dormir et non pour philosopher? Eh bien! dors sans te préoccuper des vicissitudes de la vie d'autrui.

Mais ces beaux raisonnements ne me rendirent pas le sommeil et ce n'est qu'au petit jour que je pus enfin dormir...



III

Je fus réveillé par un cri d'appel auquel répondit une exclamation angoissée de Mérédith qui s'élança vers l'escalier. Sitôt que je fus en état de me présenter décemment, je le suivis.

—Qu'y a-t-il? demandai-je à une servante que je rencontrai sur le palier du premier étage.

—Lord Babington, me dit-elle, est mort ou mourant.

Je pâlis atrocement. Je pensai soudain au couteau posé sur l'assiette sous les deux losanges de peau d'orange.

La voix de Mérédith, une voix blanche, m'appelait de la chambre entr'ouverte.

J'entrai.

Madame Marcelle, pâle et défaite, pleurait au pied du lit.

Mérédith, du geste, me désigna le cadavre.

Je m'approchai.

Comme me l'avait révélé le premier coup d'oeil, lord William avait cessé de vivre. Dans un examen rapide, je voulus rechercher les causes du décès.

Quelque souci, quelque préoccupation que j'eusse des événements de la nuit, rien de significatif ne permettait de douter que la mort ne fût naturelle: c'était une rupture d'anévrisme en apparence indiscutable. La course disproportionnée aux forces du malade, ses abus habituels des boissons alcooliques, ses excès de la veille pouvaient expliquer l'accident.

J'avais tremblé. Mérédith était si bon comédien et si savant chimiste.

Je sentis un poids de moins sur mon coeur. Après tout, le médecin légiste se débrouillerait comme il l'entendrait. Ce que je savais,—au fond c'étaient des hypothèses et non une science,—n'avait aucun rôle à jouer ici. Le collègue, que Mérédith avait fait appeler constaterait les causes constatables de la mort et la justice des hommes serait satisfaite.

S'il y avait...autre chose, la conscience de Mérédith et de Marcelle aurait seule à en répondre...

Et d'ailleurs y avait-il autre chose?

Une intrigue, un rendez-vous? D'accord.

Un crime? Si je l'eusse affirmé tout le monde m'eût pris pour un fou. On m'aurait dit que j'avais bu trop de Champagne, la veille, avec lord William et que si les résultats de ces libations exagérées avaient été moins funestes pour moi que pour le vieillard, ce n'était pas une raison pour troubler de mes rêves plus ou moins avisés la quiétude de Ville-d'Avray.

Je renfonçai en moi mes doutes et je me tus.



IV

Mérédith partit, aussitôt après l'enterrement de son oncle, pour l'Angleterre.

Madame Marcelle se retira en Bourgogne chez des parents éloignés et je n'entendis plus parler d'eux pendant un an environ.

Je sus vers cette époque par le carton banal que Mérédith épousait la tante qu'il exécrait, prétendait-il, et plus tard j'appris que le titre de lord ne risquait pas de passer à des collatéraux car, suivant le cliché usuel, le ciel avait plusieurs fois béni leur union.

A diverses reprises, je reçus de mon ancien ami des invitations à le visiter à Inverness, mais les circonstances me retenaient malgré moi à Paris, et je le regrette, car j'eusse sûrement démêlé dans leur intimité si, lui et madame Marcelle, incarnaient le bonheur dans le crime ou le bonheur dans l'amour.

Quien sabe?

Nous jugeons si vite et si méchamment, nous autres sceptiques endurcis! conclut le docteur en secouant la cendre de son cigare.



FIN

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE.

Note bibliographique du traducteur.

Le Crime de lord Arthur Savile.

Contes.

Note bibliographique du traducteur.

L'Ami Dévoué.

La Fameuse Fusée.

Le Prince Heureux.

Le Rossignol et la Rose.

Le Géant Égoïste.

Nouvelles publiées en Amérique.

Note bibliographique du traducteur.

Ego te absolvo.

Old Bishop's.

La Peau d'orange.




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