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Le cycle patibulaire

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LE TRIBUNAL AU CHAUFFOIR

A Monsieur Oscar Wilde,
au Poète et au Martyr Païen,
torturé au nom de la
Justice et de la Vertu Protestantes.

Jacques la Veine, le loyal bougre, pensionnaire périodique du Pénitencier, venait d'y reprendre ses quartiers d'hiver.

Pour la cinquantième fois, les portes du Dépôt s'étaient refermées sur lui.

A cette occasion les camarades, vieux chevaux de retour ou vagabonds en fleur et novices, lui donnaient une petite fête au chauffoir, à l'heure de la récréation, oui une vraie fête d'anniversaire, intime et attendrie comme des noces d'or.

Quand j'appelle vieux chevaux de retour une partie des pensionnaires de cet asile, ce n'est qu'une manière de parler, car beaucoup de récidivistes, comptant comme ce jubilaire de l'écrou une série de flétrissures juridiques, dépassaient à peine la trentième année. S'il y en avait d'aussi avariés et débiles que des fêtards de la haute, par contre il s'en campait d'autres attestant la salubrité de cette vie de rentiers sans rentes et de travailleurs des besognes fallacieuses, des métiers chimériques. Ils l'emportaient même en nombre dans cette assemblée sur les marmiteux et les valétudinaires, ces vigoureux et florissants garçons de génie, amis de la sainte paresse ou des passe-temps inutiles mais ingénieux; goulus ou friands mangeurs de fruits défendus, pour la plupart très respectueux, toutefois, des faiblesses et des candeurs, incapables de flétrir une fleur, de ravir un nid ou d'abuser d'un enfant; poètes en action, humanité de luxe, ne prenant conseil que de leur conscience et se résignant pour l'amour des beaux gestes et des affirmations catégoriques aux traques, aux ligottages, aux mises à l'ombre, parfois aux lents supplices.

Toutes les irrégularités voisinaient et fraternisaient cette après-midi dans le morne chauffoir, l'ancienne chapelle du château féodal. Les fenêtres murées jusqu'à hauteur de l'ogive y entretenaient à peine une avare lumière de crypte. Il n'était que quatre heures et les clairons des soldats n'avaient pas encore annoncé l'approche du dernier convoi quotidien de pieds poudreux; mais novembre consommait son œuvre tuberculaire, il bruinait et les aiguilles d'une pluie froide arrachaient comme des gouttelettes de sang roux au jour prêt à défailir.

Toutefois il faisait encore plus gris et plus humide au dedans malgré le rougeoiment d'un poêle de fonte qui parodiait au milieu des halenées lourdes, des évaporations de sueur et des nuages d'âcre fumée, le morose coucher du soleil sanguinolant derrière les squelettes de la futaie, parmi les brouillards et les frimas.

A la faveur de ce clair-obscur et pour peu que le spectateur se fût habitué à cette atmosphère aussi irritante pour sa gorge que pour ses yeux, il aurait, peu à peu, démélé une trentaine de silhouettes humaines, uniformément vêtues d'une livrée dont la couleur s'assortissait à la gamme fauve et grisâtre de la saison et du milieu.

Jacques la Veine avait pris place avec ses pairs, sur un des quatre bancs disposés autour du poêle. Depuis quelque temps ces anciens faisaient assaut de cynisme et lançaient, entre deux bouffées ou deux jets de salive quelque aphorisme subversif ou quelque énorme gravelure. Derrière, en plusieurs cercles concentriques, se pressaient les derniers venus et les novices, les béjaunes de cette université de la joie et du libre vouloir; gamins à l'âme puérile quoique de chair perverse, espiègles comme des chats et parfois irritables et torves comme des boule-dogues. Les uns, insidieux et câlins, passaient le bras autour du cou d'un camarade ou, sous prétexte de se rapprocher de leurs maîtres et de ne rien perdre de la bonne parole, ils reposaient le menton sur son épaule, et des joues à peine duvetées se frôlaient et des chuchottements, des trémoussades, des risettes, aggravaient encore d'un commentaire chatouilleur les maximes flattant ces oreilles tendues avec trop de complaisance. La plupart de ces mauvais garçons avaient la pipe aux dents. Lorsqu'ils aspiraient la fumée, le tabac embrasé illuminait ces visages glabres et ambigus d'une rougeur fugace, grâce à laquelle le profane introduit dans ce repaire légal, dans cette caverne de tolérance, aurait été frappé par la beauté navrante de ces yeux, le pli philosophique de ces bouches, le peu de stigmates affligeant ces figures dites patibulaires.

Sans doute même en cette chagrine vesprée d'automne il devait faire plus sain, plus normal au dehors, mais quiconque eût eu l'âme amertumée ou aveulie par l'existence symétrique et la platitude des gestes de la vie permise se fût complu quelques instants en cette réunion de tempéraments effrénés et d'originaux sans vergogne et eût savouré à part lui et en cachette les rites de cette franc-maçonnerie un peu en dehors, mais si spontanée et si cordiale. Le bourgeois pétri de préjugés et de scrupules eût même été déconcerté sinon converti par la solidarité régnant dans ce camp retranché des irréductibles réfractaires. Il eût vibré malgré lui à cette cruelle harmonie assortissant toutes ces disparates de la vie codifiée, une harmonie corrosive, chromatique à outrance, autrement émouvante que les orthodoxes unissons psalmodiés par la société, où tous les éléments du chœur soutiennent la même note d'ordre, quoique dans différents registres, d'octave à octave, ou grêle ou austère, ronflante et prud'hommesque chez le richard, bonasse et pleurnicheuse chez le débonnaire ilote. En ce lazaret des démonteurs de la patraque sociale, cette pactisation des plaies eût troublé le plus égoïste partisan du règne des repus et peut-être eût-il perçu quelque présage de l'amour suprême, en voyant toutes ces blessures se baiser mutuellement comme des lèvres!

C'était donc fête au chauffoir. Avec les méreaux du supplément de salaire obtenu en turbinant sur les rais du moulin-horloge, les camarades avaient trinqué l'après-midi à la santé du héros, en buvant la tisane vaguement houblonnée, la diurétique cervoise débitée à la cantine. Puis ils avaient présenté au jubilaire une pipe décorative, fleurie comme la casquette d'un «tireur au sort», que tous se disputaient l'honneur de bourrer et de rallumer chaque fois que le donataire attendri en secouait le culot.

Comme l'assaut des énormités, qui avait longtemps diverti la galerie, commençait à languir: «Quel dommage, proféra l'un des argoulets assis au banc d'honneur près du feu, que Schrabadans soit précisément en liberté, il nous aurait improvisé quelques couplets en l'honneur de Jacques la Veine!»

Et il fredonna, en commençant à bâiller:

Et la neige est si noire
Que les corbeaux sont blancs...

—Il y a mieux, dit un autre en appliquant familièrement la main sur la bouche du bâilleur. Employons encore les deux heures qui nous restent avant le coucher à raconter chacun la mésaventure qui nous a brouillés pour toujours avec les familiaux, les patriotards et les cagots....

—Oui, oui, ratifia le premier motionnaire, jouons au tribunal et c'est toi qui nous jugeras, toi, la Veine!

Il va sans dire que ce sobriquet de la Veine avait été donné par ironie au fieffé traîneur de routes. Son histoire était celle d'un déclassé et d'un réfractaire par principe et par conviction.

Avantagé à sa naissance sous tous les rapports matériels, au spectacle du misérable lot réservé à tant d'êtres qui les valaient bien lui et sa famille, il avait pris en dégoût sa situation privilégiée et éprouvé comme une nostalgie de déchéance. Intelligent, après avoir appris toutes choses qui sont dans les livres et pratiqué tour à tour comme avocat, ingénieur et médecin, il s'avisa de devenir universel par l'altruisme, de vivre plus encore par le cœur que par la science et l'esprit. Et, coup sur coup, en possession de sa fortune, il l'employa à doter des hospices, à rendre des pêcheurs propriétaires de leurs barques, à adopter et à choyer des enfants ramassés dans les rues. Naturellement ses héritiers, qu'il n'aurait frustrés pourtant que d'un superflu minime, conçurent d'âpres inquiétudes devant ces dispendieuses charités. Sa famille lui imposa d'abord un conseil judiciaire, puis, pour plus de sûreté, elle l'enferma dans une maison de fous. Pendant sa «collocation» ces dignes consanguins gérèrent si prodigalement sa fortune qu'il ne lui resta bientôt plus un sou. N'ayant plus aucun intérêt à le séquestrer et le sachant trop indulgent pour leur demander des comptes, les voleurs le firent relâcher. Loin de leur en vouloir, le bonhomme se réjouit presque de l'occasion qu'ils lui ménageaient de descendre, en égal, auprès de ceux qu'il ne pouvait plus aider et protéger que de son amour.

Depuis, il vagabonda, apostolique, prêchant l'amour, la vie libre, la tolérance, la compréhension. Et il prédisait des temps nouveaux, sans lois, sans gendarmes, sans soldats et sans prêtres, sans tous ces obstacles impies, apportés à l'expansion naturelle et particulière de chaque être.

La foule riait aux discours de ce maniaque. Les sages hochaient la tête, les enfants lui jetaient des pierres, même les humbles avec lesquels il s'humiliait en se faisant plus dénué qu'eux-mêmes, doutaient de sa parole évangélique et souriaient avec compassion; et ce n'était vraiment que tout au bas, chez la populace, chez les prétendus vauriens qu'il se faisait comprendre et qu'il recrutait des prosélytes. Ceux-là lui avaient appris à vivre de peu et souvent de rien, à se loger dans les fours à briques, sous les arches des ponts, et, à défaut de tout autre asile, à leur suite, il échouait au seuil du pénitencier.

Tous les truands savaient son histoire, aussi le dispensèrent-ils de la redire aujourd'hui, et l'avaient-ils appelé à écouter et à juger les autres.

Le premier qui parla était un forgeron solide et noueux, mais couturé de noires cicatrices et de traces d'escarres à la façon de ces chênes impérissables qui ont plusieurs fois tenté et affronté la foudre:

—Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, dit-il, je pris au sérieux leurs histoires de code et de catéchisme, je croyais en la justice divine et j'observais la loi prétenduement humaine, en toute occasion j'implorais le bon Dieu, j'espérais en son paradis, et arrosant mon pain de sueur et parfois de larmes, je martelais en conscience.... La nuit très civique et souvent ivre, avec ma femme je travaillais pour la population de la patrie.

Insensé, en une seconde de plaisir, je créais des parias et des misérables; sans perspective d'un avenir meilleur j'infligeais à d'autres une vie qui serait peut-être encore plus précaire que la mienne. Les bons apôtres m'y encourageaient en me faisant entrevoir que mon septième garçon serait la filleul d'un Roi.... En attendant tous les ans je ne gagnais que le même salaire: la multiplication des pains n'accompagnait pas celle des enfants. Parfois le chômage et la maladie s'alliaient pour me punir de mon imprévoyance. Les jours où la faim me taquinait, je tapais encore plus fort sur l'enclume. Mais s'il n'y avait eu que moi à devoir jeûner! Au cœur d'un de ces hivers plus froids et plus implacables que l'âme du mauvais riche, la ménagère exténuée de privations tomba malade, les enfants s'alitèrent à leur tour: je me roidissais et battis plus rageusement encore du marteau pour ne pas entendre leurs gémissements, puis leur râle.... Et en effet bientôt il se fit un silence complet dans mon galetas et dans la forge.... J'étais seul.... Alors je passai mon outil à travers la vitrine d'un changeur et j'en assommai une sébille ruisselante de pièces d'or. Les juges ne m'infligèrent que cinq mois de prison.... Des liseurs de journaux pleurèrent au récit de mes épreuves. Cela n'empêche que lorsque je fus élargi personne n'osa faire accueil et donner du travail au repris de justice.... Les honnêtes ouvriers, ceux de ma caste, se détournaient de moi, et l'esprit de concurrence se greffant sur leur stupide sentiment d'honneur, d'aucuns dénoncèrent même ma prétendue tare à celui qui m'employait et le sommèrent de me congédier.... Ce qu'il fit.... Du travail, je n'en trouve plus que dans les prisons.... Au dehors, je vis seul, je rôde, je mendie, et si cela ne suffit pas pour me permettre de subsister, je vole.... Je me réjouis de la disparition des miens; ils ne souffrent plus; la mort a défait mon œuvre mauvaise: mes filles ne deviendront point des prostituées, ni mes fils des soldats!

Un grondement approbateur courut dans l'assemblée.

—Tu tiras une sage conclusion de ton ilotisme, lui dit le juge. Avant les temps meilleurs, les misérables devraient s'abstenir de créer de la chair à canons et de la viande à lupanars.... A ton tour, hé, toi, le maçon?

Celui-ci, un blondin mafflu et râblé, préluda à son récit par ce professionnel hochement d'épaules de l'homme qui a longtemps charrié sur les omoplates le panier aux briques et l'oiseau surchargé de mortier.

—Voici.... En me dandinant, souvent une fleur ou une chanson à la bouche, je gâchais gaîment le plâtre au village natal, me réjouissant des blanches vapeurs de la chaux presque autant que l'enfant de chœur des nuages parfumés qu'il arrache aux encensoirs. Puis d'apprenti, je passai compagnon.... Je me rappelle certaine réfection du clocher. A califourchon sur le coq et narguant les vertiges, je regardais sous mes pieds les toits rouges et les chaumes, les drèves et les champs. Et je sifflais de si bon cœur que l'essaim des corneilles venait tournoyer autour de moi, ou bien je tirais de ma truelle des sons argentins comme ceux de l'angelus.... Oh! que l'on respirait aisément là-haut! Le dimanche qui suivit l'achèvement de ce travail, avec le pourboire qui nous avait été octroyé par les fabriciens, en compagnie de quelques gars du même chantier, je lampai copieusement et même plus que de coutume, si bien que par extraordinaire le houblon guilleret et réconfortant m'alourdit le sang et la fantaisie. Vers le soir, nous allions même nous retirer moroses et comme oppressés par le calme trop grand de cette soirée de paresse, embarrassés de nos membres oisifs et de notre chair, et de nos humeurs, quand un couple d'amoureux de la ville entra dans le cabaret où nous étions attablés. La donzelle fit la coquette et nous provoqua des yeux; tandis que son cavalier nous narguait par son langage pincé, sa jactance, ses fadaises et tous ses grands airs de calicot endimanché. Lorsqu'ils sortirent, nous quatre de les rattraper sur la route, à l'écart du village, et là, sommation à la belle de choisir l'un de nous. Elle prétendit n'avoir voulu que rire, mais nous ne l'entendions pas ainsi.... Nous jouions franc jeu, nous autres; ou bien elle se donnerait sous nos yeux à son galant, ce qui nous prouverait la sincérité de ses préférences, ou bien elle lui donnerait un suppléant. A cette proposition raisonnable, son prétendu coq s'enfuit. Elle cria, mordit, et ma foi nous enragea si bien qu'au lieu d'un seul mâle, tous lui passèrent dessus, moi le premier; puis j'aidai à la maintenir pour faciliter la besogne aux autres. La belle, instiguée plus tard par son lymphatique faquin, eut l'injustice et le mauvais goût de se plaindre. Conséquence: tout le beau temps de ma jeunesse en prison; et plus tard, comme pour mon camarade le forgeron, la vie du paria et du suspect, la vie du traîne-les-routes et du batteur de pavé!

Hourrah! fit la galerie en se trémoussant, les polissons affriolés claquant des lèvres et s'allongeant de grands coups de coudes dans les reins ou de sonores claques sur les fesses. Hourrah!

—Oui, ratifia le juge, quoique je déplore la violence, l'abus de la force, ta faute fut certes vénielle. La femelle vous avait provoqués; en jouant avec le feu, elle se brûla, voilà tout! La mijaurée eut en somme mauvaise grâce à vous livrer aux tribunaux. Au fond elle ne dut pas vous en vouloir de l'avoir servie un peu plus copieusement que les autres jours!

Et toi, l'aiguilleur, conte-nous ton premier écart; comment as-tu fait pour dérailler jusqu'ici?

—L'amour me perdit.... A dix-neuf ans j'étais un mélancolique et administratif garde-barrière, posté des heures durant, aux confins de la ville, et voyant passer et repasser les trains; condamné à l'isolement, à la vigilance et à l'exactitude. J'étais jeune et j'enviais les couples prenant leur vol vers la campagne, et s'en revenant, pâmés et langoureux de la promenade, de la danse et du reste.... D'intervalle en intervalle j'embouchais ma corne pour signaler l'approche des trains. Il y avait des soirs ou j'étais saisi moi-même par l'accent de détresse qui passait dans mon instrument; j'avais l'air parfois d'appeler au secours, ou d'autres fois, de me râler d'amour comme les cerfs qui brâment à la vesprée dans les forêts de mon pays des Ardennes. J'aurais voulu fuir, m'en aller, loin de ce morne paysage faubourien, auquel, sous les tons cuivreux et enfumés des méchants ciels d'équinoxe, ma fanfare semblait prêter un deuil et un sinistre de plus. Et chaque soir je cornais plus lamentable. Qui vint à mon secours? Une soubrette trop compatissante qui rôdait souvent par là. Mes yeux bruns et pailletés de cristal quand elle m'eut dévisagé quelques fois, lui continuèrent-ils la sorcellerie de ma musique? Une nuit sur deux mots échangés, elle se rendit dans ma logette et ses lèvres ne se détachant plus des miennes, remplacèrent à celles-ci la saveur vert-de-grisée du cuivre par les baumes et les framboises des baisers. Et comme je défaillais, un coup de clairon m'avertit du passage à niveau voisin; je n'eus pas le temps d'emboucher l'instrument et de courir fermer la claire-voie: le train passa écrabouillant un vieux couple lamentable.... Les chefs ne se contentèrent pas de me chasser, je subis encore la prison. Au sortir de ma captivité, durant laquelle je ne cessai de chérir la cause de mon malheur, je courus à la recherche de la belle; mais je ne la revis plus jamais; elle disparut sans retour.... Puis pour la rappeler je ne possédais plus la fanfare si dolente dans la nuit; cette fanfare presque si triste que celle qui vient de nous avertir de l'arrivée de nos nouveaux compagnons....

Ils sont nombreux encore les récits: tous accidents, méprises, faux départs; malchances et maladresses, impulsions, foucades équipées de mauvaises têtes, bévues commises par des adolescents, des bayeurs et des effarés, des criminels candides et débonnaires, coupables sans le savoir, viciés mais non vicieux, ne comprenant rien au code et à la morale et voulant vivre ingénuement à leur guise, dans un monde tel qu'ils le sentent et le comprennent. Pauvres moucherons butineurs folâtrant dans les rais du soleil et se débattant l'instant d'après dans les filets des araignées!

Et lorsque le narrateur a fini de parler, court un frisson de commisération, un remous de solidarité. Il faudrait les voir se rengorger tous, altérés de prouesses, avec du défi et de la révolte plein les yeux. Parfois, pour mieux manifester leur enthousiasme, ils nouent une sarabande furieuse, les mains se cherchent et se broient, les pieds trépignent, tandis que le juge absout et félicite le prétendu pestiféré.

—Et toi, l'aristo, comment débuta ton casier judiciaire?

En ces termes, Jacques la Veine interpelle un grand trentenaire aux mains blanches de gratte-papier, qui se cache derrière une colonne, et qui se flatte d'échapper à cette mise sur la sellette. Au surplus, absorbé dans une méditation exclusive, c'est à peine s'il a entendu les confidences des autres. Pour l'avertir que son tour est arrivé il faut que ses voisins le secouent. Il balbutie effaré comme un dormeur qui se réveille. Ensuite, apprenant ce qu'on veut de lui, il se recueille. «Eh bien, soit.... Vous comprendrez peut-être.... Et sinon, tant pis!»

Sa voix rauque s'éclaircit, son émotion tourne en éloquence, il s'exalte à mesure qu'il lève les vannes de son cœur:

—...«O moi, je suis l'amoureux maudit, né sous le signe d'Uranie. Si l'amant de la femme passe souvent par des alternatives d'espoir et de découragement, de communion et de méconnaissance, de torture et de volupté, que dire des affres indicibles que je ne cessai de traverser, comment vous représenter ce vide offert à l'infini de mes postulations, ce fiel versé à mes lèvres altérées? Car moi je n'eus pas ou du moins longtemps je ne me crus point le droit de me plaindre devant la généralité des hommes!

Enfant, au collège, mes camaraderies contractèrent toute la vivacité et la mélancolie du plus tendre des sentiments. Aux baignades la nudité frileuse de mes compagnons m'induisait en de troublantes extases. En dessinant d'après l'antique je goûtai les nobles académies masculines; païen je ne découvrais pas de vertu sans la revêtir des harmonieuses formes d'un athlète, d'un héros adolescent ou d'un jeune dieu, et j'accordais voluptueusement les rêves et les aspirations de mon âme à l'hymne de la chair gymnique. En même temps je trouvai coqs et faisans plus beaux que leurs poules, tigres et lions plus prestigieux que lionnes et tigresses!... Comme mes maîtres inquiets devant mes naïves professions de goût me prémunissaient paternellement contre les écarts de ma sincérité, je consentis à taire et à dissimuler mes prédilections déréglées, je tentai même d'en imposer à mes yeux et à mes autres sens, je me broyai le cœur et la chair à les persuader de leurs méprises et de l'aberration de leurs sympathies, mais rien n'y fit, ils regimbaient à la raison de tout le monde, et, lorsque j'entrai dans la vie sociale, malgré l'opprobre pesant sur ceux de ma race, malgré la tyrannie du préjugé, malgré la presque unanimité des moralistes fulminant l'interdit contre quiconque blasphème la suprématie esthétique de la femme, je m'opiniâtrai, fanatique et farouche, à n'accepter que le témoignage de ma propre conscience. Mon génie me donnait raison contre toutes les consignes et tous les mots d'ordre moraux. Honni, ulcéré dans mes opinions intimes, sans cesse mis au défi, fort d'ailleurs de mon honnêteté absolue, j'en vins non seulement à mépriser leurs anathèmes, mais encore à m'en enorgueillir. Puis je savais par mes lectures,—ces lectures qui étaient ma consolation mais souvent aussi un achoppement,—que des sages, des artistes, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle.

Toutefois j'aurais résisté aux impulsions de mes instincts physiques et me serais renfermé peut-être jusqu'à la mort dans une stoïque admiration pour les parangons de beauté virile, si un jour néfaste et béni, toutes mes forces affectives, tendresses morales et voluptueux désirs ne s'étaient fondus en un amour exclusif et absolu, unique et fatal comme une possession, pour un jeune homme que des fiertés et des admirations communes et surtout l'espoir de s'initier aux arts dans lesquels j'excellais, avaient amené sur le seuil de ma porte. Ah, je n'oublierai jamais les progrès rapides et les épanchements de notre liaison, ses caressantes paroles d'affectueuse ferveur tandis que nous nous promenions, son bras passé sous le mien et ses grands yeux cherchant mes yeux pour y boire mes intimes pensées! Notre communion devint tellement étroite que son absence me navrait comme un adieu, et que toute journée passée sans lui me durait une semaine de regrets et d'humeur chagrine. Sa présence m'était même devenue indispensable à ce degré que, farouche, endolori, toujours tenaillé par des angoisses et des pressentiments, je n'osais jamais croire à la stabilité et à la durée de cette conjonction de nos deux tendresses et que chaque fois qu'il me quittait je me sentais atrocement déprimé et abattu, comme si je ne devais plus jamais le revoir! Il était le but et le foyer de ma vie, la chaleur de mon corps et la lumière de mon âme! Touché par mes attentions, mon dévouement, ma fidélité, mon exclusif souci de lui être agréable, ma vigilance à écarter toute épine de son chemin, il me répondit par une fraternelle et filiale amitié. Longtemps je me contentai de son affection plausible et me résignai en songeant que du moins il n'aimait d'amour aucune créature terrestre. Mais hélas, il me détrompa. Depuis son enfance il s'était fiancé à une gentille et rieuse voisine. Avec la confidence de son amour il m'apportait aussi la nouvelle de son prochain mariage!

Pourquoi ne m'a-t-il pas aussi bien troué le cœur d'un coup de couteau, ou, que ne me suis-je tué à ses pieds! Alors seulement, en une scène terrible qui le mit en fuite et l'arracha pour jamais à ma sollicitude, je lui découvris les abîmes et les vertiges de ma passion pour toute sa personne; je lui dis de ces mots qui tirent le sang et qui affoleraient des marbres, je le conjurai de se donner à moi, de rompre son mariage ou du moins de se partager entre nous, je lui parlai comme un patient qui demande grâce, comme un supplicié qui crie miséricorde. Je me traînai sur les genoux, je pressai ses mains en les arrosant de larmes. Rien n'y fit. Ah cette femme, fût-elle la plus aimante de son sexe ne pourra jamais l'adorer au paroxysme où je l'adorais!

Dieu, Dieu! Dire qu'il est possible d'aimer, de se consumer à ce point, sans que ce feu gagne et embrase celui vers qui tendent et s'allongent désespérément, affamées, altérées comme des âmes de damnés au fond de la géhenne, toutes ces flammes, toutes ces voluptueuses et sinistres flammes d'amour! Dire que jamais il ne se rendit à la prière, à l'imploration muette de tout mon être, qu'il ne se sentit point frémir tout au moins de pitié amoureuse en cette explication suprême qui m'amputa de tout ce qui m'attachait à la terre! Et qui viendra parler après cela de fluide, de magnétisme et de télépathie!

Il ne se figura jamais ce que j'avais lutté pour ne pas l'effaroucher ou l'obséder, ce que je m'étais contenu et flagellé pour me conduire selon le gré de la masse contemporaine et ne pas le compromettre aux yeux des vertueux médisants! Depuis mon enfance je réfrénai mon tempérament, je déguisai ma pensée, je donnai le change à ma famille et à mon entourage sur mes véritables inclinations. Jugez de la fatigue, de l'écœurement et du dégoût que me causait cette comédie, cette perpétuelle dissimulation! Mais c'est seulement le jour où j'aimai pour de bon, que je sondai toute l'étendue de ma détresse et de mon désespoir. Les cinq années que durèrent mes relations lancinantes et balsamiques avec l'être élu, je fus le plus torturé des martyrs. Ah! je voudrais voir combien de mes juges étant à ma place eussent résisté à cette projection de leur être vers la chair défendue, eussent repoussé loin de leurs lèvres la coupe que la nature offrait à leur soif exceptionnelle, eussent eu la force d'étouffer le cri de délivrance, de paralyser ce geste de soulagement, de salut et de secours suprême! Eh bien, tant qu'il fut auprès de moi, tant que, de loin en loin, nos lèvres se rapprochèrent en un baiser que j'eusse voulu perpétuer suave et ineffable et étendre jusqu'à la possession complète, je chérissais cette tentation, cette torture, je prenais goût à ce supplice comme à une épouvantable gageure, je me roidissais fièrement, presque radieux sous l'implacable acharnement des conventions et des règles générales. Désespérément chaste malgré mes désirs éperdus, je me trouvai légitime et je n'aurais pas échangé mes postulations contre tous les appétits de ce monde conforme. Je préférais à leurs conjugaux embarquements pour Cythère, à leurs langoureuses idylles au pays du Tendre, ma passion rouge et noire, mon ascension du volcan sulfureux, mes périples exaspérés sur les lacs asphaltides.... J'exultai au milieu des fournaises, j'attisai mes incendies....

Souvent je lui écrivis des lettres brûlantes que je ne lui envoyai pas, mais que je conservai pour qu'il les lût seulement après ma mort, car j'estimais alors qu'il est de ces déclarations que les trépassés, les expiants seuls ont le droit de formuler par delà les limites du tombeau.... Il pourra lire à présent ces lettres puisque je n'appartiens déjà plus à la même terre que lui.... Et qui sait? Peut-être serviront-elles à l'instruction, voire à l'amusement de son amante, et n'y attacheront-ils, partagés entre la curiosité et le dégoût, que la valeur d'un phénomène pathologique?»

A cette supposition atroce, il fit entendre un cri qui donna l'idée d'un vaisseau se rompant dans sa poitrine; puis il fut quelques secondes avant de recouvrer la parole, et lorsqu'il reprit, à chaque phrase il semblait se porter un coup de poignard:

«A peine eut-il fui ma présence, que je voulus m'élancer à sa poursuite. Pour le revoir, je lui eusse demandé pardon de ma trop exigeante tendresse; j'eusse abjuré et rétracté du moins en paroles, ma seule, ma suprême religion. Je songeai aussi à l'assassiner avec sa maîtresse, quitte à me suicider ensuite. Mais non, je l'aimais jusqu'à tous les sacrifices, jusqu'à tolérer son bonheur auprès d'une autre créature, jusqu'à survivre à son abandon, jusqu'à accepter une existence privée désormais de toute effusion et durant laquelle il ne me resterait plus qu'à repaître douloureusement mon cœur des mirages et des leurres de notre intimité défunte. Aussi, au moment où je m'emparais du revolver, je me représentai une larme, un regard de nos beaux yeux, un de ses cajoleurs et mutins sourires d'autrefois, et cette évocation me navra à tel point que laissant choir l'instrument homicide, je m'effondrai dans un fauteuil d'où je m'abattis sur le plancher en proie à une crise de nerfs voisine de l'épilepsie, et ne cessant d'appeler l'absent avec des râles exaspérés par l'horrible certitude de l'irréparable....

Pour oublier je recourus aux voyages; je parcourus des Océans, j'accompagnai nos rudes marins du Nord jusqu'aux pêcheries boréales. Le plus souvent, vautré au fond de la barque, l'idée fixe me rongeait et au plus fort des tempêtes, le fracas des éléments et les blasphèmes ou les prières de mes compagnons ne parvenaient à étouffer le timbre de la voix aimée, de la voix lointaine qui ne cessait de vibrer à mes oreilles, de me chanter les serments et les confidences de jadis!

Pour oublier aussi je me mis à boire, j'ivrognai avec la crapule; vain remède: miroir maléfique, l'alcool ne me réfléchissait que plus désespérément adorables les grâces et les perfections de l'absent....

Alors je songeai à satisfaire brutalement ma chair. Ma passion rebutée se dédommagerait en immédiates débauches. Il me fallait calmer à toute force ce sang de lave, cette sève leurrée et toujours trahie, hélas, à laquelle je ne pourrais offrir d'assouvissement sans attenter aux mœurs de mes dissemblables.... Ah, de cet amour pur entre tous, de ce sacrifice de mon être à un autre être, de cette immolation perpétuelle de ma conscience et de mon caractère à cet enfant de prédilection, je sortais réprouvé, ivre de terribles revanches, friand de représailles érotiques.... Ah je me moquai bien des sages et des justes! Crime contre nature, diraient-ils! Contre quelle nature? Ma vie entière n'avait-elle pas été un crime contre ma nature à moi?

Un matin de mardi-gras, anniversaire de notre première rencontre, je me réveillai en m'écriant avec une rage sardonique: «Ah, c'est carnaval! Si je me déguisais en homme normal, si je faisais la cour aux femmes, puisque c'est aujourd'hui carnaval! Je ne me reconnaîtrais peut-être plus moi-même!» Ce que je ris à cette pensée! Jamais je ne ris autant de ma vie. Ah ce fou rire me reprend.... Ma gaieté fut même telle que mon courage et ma résolution grandirent jusqu'à m'entraîner vers un acte téméraire. J'étais décidé à en finir, j'obéirai à ma vocation.

Le soir même j'avisai dans un bal à deux sous, un jeune éreinté de barrière de jolie mine, bien découplé, vêtu de velours fauve. Un de ces pauvres diables de voyous, défloré depuis longtemps par les promiscuités des coucheries en commun, un de ces vicieux candides qui ne songent pas à mal en gredinant dans les galetas, sur les pelouses et les bancs des parcs suburbains et au seuil noir des impasses borgnes.

A l'écart, guidé par ce pilotin sans vergogne j'abordai enfin au havre défendu; je goûtai pour la première fois auprès de ce samaritain d'amour le cuisant et questionnaire bonheur, la détresse béatifiante des majeurs naufrages. Au réveil de cette crise je n'étais plus qu'une épave....

Et à présent, jetez-moi la pierre, accablez moi de crachats.... Votre haine provient peut-être d'une inconsciente envie. Et surtout n'allez pas me plaindre. Faites-moi grâce de votre pitié, car je vis le monde mâle en sa puissante splendeur; j'appréciai plus profondément ses prestiges que ne pourraient le faire vos femelles; je scrutai mon sexe par les meilleurs des yeux, les yeux pathétiques des Grecs et des Renaissants, les yeux de Platon, de Michel-Ange et de Shakespeare! Ah, la publique nature eut pour moi des charmes secrets, des frissons nouveaux, des coups de foudre que la masse de ses tributaires ne connaîtra jamais.

Et qu'importe même mon amour malheureux, puisque c'est à la profondeur de la vallée des larmes que se mesurent les altitudes de l'amour. Oui, je m'enorgueillis à présent de mon supplice, car celui que j'aimais, jamais il n'aimera, jamais il ne sera aimé ainsi, je le jure! Oui, mon amour fut plus sublime que toutes les passions consacrées. Ah, aimer au sein des pires opprobres, aimer presque seul et pour ainsi dire contre tous!»

Il se tut. Sa voix déchirait les cœurs et énervait les écoutants ainsi que des bouffées d'orage tour à tour rafraîchissantes et délétères, humides de vapeur électrique ou ensoleillées de blafard crépuscule, et à la fin elle s'était élevée, les cordes tendues à se briser, comme pour dénoncer au trône du créateur les erreurs de sa providence.

Le silence communiant et apitoyé de tous ces trangresseurs se résolut en un murmure de compassion, spécieux et discret à l'égal d'une caresse des branches aux nids qu'elles abritent, avances chatouilleuses des feuilles balsamiques aux plumages douillets: on eût entendu sourdre des larmes, et même se contracter les gorges avalant la salive reprise aux lèvres altérées de baisers. Vaincu par ces ambiances rédemptrices le plus misérable d'entre ces exceptionnels se détendit et donna cours à son émotion. Presque hiératique, transfiguré, Jacques la Veine, prenant au sérieux son rôle d'interprète des consciences lui prodiguait l'onction de ses paroles: «Tu aimas et fus digne d'amour.... En obéissant aux impulsions de ta nature, tu ne barras pourtant point le chemin au courant passionnel de ton proche. Tu n'abusas de personne; c'est plutôt le monde et la fatalité qui ont pesé sur ta bonne volonté: tu fus loyal, généreux et droit, n'usant pour te faire aimer en toute plénitude que de la magie et des sortilèges de la bonté absolue et de l'esprit sans malice. Oui, il a le droit d'aimer qui bon lui semble celui qui se livre avec cette sublime ardeur.... Donc sois des nôtres, demeure sans crainte au milieu de nous, et peut-être rencontreras-tu un jour dans nos refuges cet amour réciproque qui t'aura été refusé toute la vie...»

Tous s'empressaient autour de l'uraniste, quand un des derniers venus, le seul qui n'eut pas encore parlé, s'écria:

—«Ah non, par exemple! Non jamais je ne pousserai l'esprit de tolérance jusqu'à frayer avec ce saligaud.... Pouah! Il me dégoûte! Et cependant je ne suis pas prude... et ce ne sont point les préjugés qui m'étouffent. Il n'est même point de luxure que je n'aie pratiquée. J'ai usé et même abusé de toutes choses. Par la nature de mon industrie, je disposais sans cesse des plus hautes intelligences, des meilleurs caractères et des plus friandes beautés. J'ai fait profit et litière de tout ce que respectent les imbéciles. Ah! je ne suis pas homme de sentiment, moi; je ne me forge point des chimères et ne construis point de romans, comme ce piteux et lamentable fou.

Ce que je voulais, je le réalisais par l'argent; avec l'or tout puissant, j'achetais les consciences, les talents et les pudeurs. Je pratiquais l'usure en cachette.... Des débiteurs réduits à quia se tuèrent, je fis mettre le grappin, et rondement, sur les deniers qu'ils laissaient à leurs veuves et à leurs orphelins. J'aurais fait vendre jusqu'à leur suaire, jusqu'aux clous de leurs cercueils.... Ce que l'on devient philosophe, ce que l'on apprend à mépriser les mortels. Jouir, tout est là. A tout prix, coûte que coûte. Pour sauver leur mari, leur frère, leur amant, les femmes, les sœurs, les fiancées, se donnaient à moi; menacés de faillite et de déshonneur public, des parents s'affolèrent jusqu'à me céder leurs fillettes. Je leur mettais le marché à la main et jamais je ne reculai. Lorsque j'avais jeté mon dévolu sur une proie, je la forçais dans ses derniers retranchements. Je jouais serré, mettant aux prises la pudeur et la faim, l'honneur intime et le scandale public. Avez-vous vu dans les ménageries les pigeons livrés aux serpents? Ainsi la faim croquait et affolait la pitoyable pudeur. Ou mieux, c'est moi qui représentais la Faim, le Fléau, l'inéluctable Voracité, et je dévorais les timides oiselles; je croquais, je souillais les vierges éplorées.... Sans l'indiscrétion d'un employé, sans une maladresse, la seule que je commis dans mon existence, je recommencerais une nouvelle série de vols et de viols clandestins.... Figurez-vous que c'est pour un faux, un simple petit faux, une peccadille comparé à tout le reste, que je me fis pincer et que la justice interrompit mes profitables expériences du caractère humain... ah, ah, admirez-moi, dites, ne suis-je pas votre maître à tous? De l'amour, il n'en faut jamais... de l'amitié encore moins.... Soyez riche, soyez fort; haïssez les hommes et méprisez les femmes.»

Et en parlant il se rengorgeait, il se frappait la poitrine de ses poings velus, il riait d'un rire diabolique, faisait rouler ses paroles avec la forfanterie et la jactance d'un cabotin fanfaron, convaincu de conquérir le prestige et la popularité des lâches et des vils qui composent la majorité des hommes.

Mais il ne se doutait point, tant il se grisait et s'émoustillait au souvenir de ses turpitudes, de la honteuse réprobation qui montait contre lui, dans cette assemblée de scélérats et en cette pouillerie de malchanceux.

Ceux qui étaient assis autour du poêle s'étaient redressés et reculés instinctivement; le cercle s'élargissait de plus en plus autour du péroreur, comme s'élargiraient les mailles d'un filet dans lequel on tenterait d'emprisonner l'effroi.

Le feu s'était éteint, les pipes ne grésillaient plus; et si on avait pu discerner les visages, on aurait constaté que vieux ou jeunes accusaient une répugnance, une aversion, une horreur grandissante.

Cette odeur de geôle, cette odeur de bouc et de miséreux, ce fleur des bosquets infestés de hannetons, saturait depuis longtemps ce chauffoir au point d'avoir enduit les plâtres des miasmes et des virus de toutes les effluences humaines, mais c'est à présent que ces grouilleux, que cette noire cuvée s'apercevait pour la première fois de la trop grande fermentation et aurait voulu s'échapper du pressoir. Pour la première fois, et à mesure que le faussaire s'étendait sur son ignominie, ils avaient soif d'air respirable et ils se bouchaient les narines, ils suffoquaient et dans leurs gorges un seul mot sifflait: l'Infâme.

Eux, remplis d'indulgence pour tous les écarts, pour les violences sanguinaires, les trouées et les incendies des crimes passionnels puisant leur origine dans la générosité, les fluides affectifs, les nostalgies des communions, eux qui avaient absous et qui, bien plus, se déclaraient prêts à partager les rapprochements illicites comme cette vierge chrétienne qui, passive, se donna un jour à un désespéré en se fermant les cieux pour lui en entr'ouvrir les portes, se détournaient avec horreur de ce lâche vicieux, de ce pressureur de la chair enfantine et timide, de ce minotaure sournois. Il leur incarnait l'affreuse omnipotence de l'argent; les maléfices et les envoûtements du métal maudit draîné et manipulé par la bourgeoisie.

Tout à coup il s'arrêta de pérorer.... Dans l'assemblée venait de se produire un mouvement qui l'édifiait enfin sur la vertu de son prêche. La consternation de ces malheureux, criminels ingénus ou émotionnels, devant les frigides scélératesses de ce happe-chair avait-elle dégénéré en panique? Oublieux de leur captivité, ne songeant pas que les gardiens ne pouvaient ni ne voulaient les entendre, plongés qu'ils étaient, ceux-ci, assez loin du chauffoir, dans des libations et des parties de cartes à la cantine, ils se ruèrent en masse vers la porte qu'ils ébranlaient à coups de pied, s'arrachant les ongles à vouloir écarter les battants, comme si l'incendie s'était allumé subitement dans la salle et que les flammes courussent à leurs trousses. Cette véhémente lave humaine allait-elle crevasser et faire sauter le cratère qui l'emprisonnait?

Leur illusion ne dura point. Ne pouvant gagner le large, mettre de l'air respirable entre cet empoisonneur et leur pauvre troupeau de brebis galeuses, ils se retournèrent contre l'exécrable, résolus à l'exécuter sur le champ, à l'empêcher de respirer plus longtemps dans leur milieu.

Ce conventicule de flétris et de piloriés fut secoué comme dans une trombe de représailles. Ils le cherchaient en poussant des cris de mort.

Mains en avant, tâtant les parois, se reconnaissant les uns les autres, rampant sur les genoux, se traînant sur le ventre, ils s'évertuaient à le rejoindre et à le dénicher pour le broyer sous leurs talons, le pétrir sous leurs poings, pour le lacérer à coups de dents et de griffes, pour le noyer sous les crachats et l'ordure. On aurait dit les Colins-maillards de la mort.

Seul Jacques la Veine tentait de les calmer et prêchait la clémence: «Assez de juge et de justice, disait-il.... Je ne condamnerais même pas celui-ci.... Et surtout point de bourreaux.... Ne touchons à la vie de personne.... La vie est sacrée. N'en privez point le plus misérable.... Le mal n'est que l'apparence; le crime, le résultat des lois.... Cet homme est son propre juge, son propre bourreau.... Sa conscience, son destin même le punit.... Où ne régna jamais l'amour sévit le pire des froids et des vides. La glace, les ténèbres de son cœur composent son capital supplice et ne tarderont pas à le supprimer, à l'ensevelir dans l'oubli...»

Le médiateur exhortait vainement cette meute exaspérée et sans doute eût-elle fini par atteindre le misérable, lorsque des clefs tournaillèrent dans les portes: la chiourme accourait enfin pour s'enquérir de la cause de cette tourmente et pour conduire le troupeau du chauffoir à la chambrée. A l'aspect des gardiens, cette chasse plus sinistre que celles qui tempêtent dans les ballades de Burger, s'arrêta net. Ce fut l'effet d'un chant de coq ou d'un rayon d'aurore dans un sabbat ou une danse macabre. En un instant les hommes se trouvèrent sur leurs pieds, se mirent en rang et prirent la pose d'ordonnance.

On les compta, il en manquait un; on fit l'appel, l'usurier ne répondit pas. Alors les gardiens dirigeant le faisceau lumineux de leurs lanternes dans les divers recoins du chauffoir, avisèrent derrière un pilier un corps gisant pelotonné ou plutôt contracté dans une attitude simiesque. Les porte-clefs s'approchèrent de cette masse, reconnurent l'usurier, le n° 7260, et, comme il ne bougeait plus, ils le portèrent au dehors. Les autres prisonniers s'effaçaient contre la paroi, ne se souciant pas de toucher à ce cadavre. Le corps ne portait aucune trace de violence. Ni contusion, ni plaie. Et quand les gardiens parvinrent à écarter les doigts crispés comme ceux d'un chiragre, qu'il avait appliqués contre ses yeux, ils reculèrent devant l'indicible expression de terreur épandue sur le visage déjà violâtre, expression ajoutant au caractère significatif du recroquevillement désespéré du tronc et des membres. L'épouvante l'avait tué. Ou peut-être avait-il été foudroyé par le premier éclair du remords?


BLANCHELIVE... BLANCHELIVETTE!

Les passants bien-aimés qui ne
repassent plus.

G.E.

Après une nuit de cruelle insomnie mal combattue ou plutôt exaspérée par la lecture trop irritante et trop évocative d'un procès de jeunes violateurs, et surtout par l'obsédante chanson au moyen de laquelle ils se ralliaient:

«Blanchelive Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer?
—Quand de tes doigts soigneux me feras un collier.»

et que je m'étais chanté au rythme tour à tour précipité et traînard de la fièvre,—au saut du lit, avide d'air respirable, de sérénité, d'un changement de scène, voulant secouer la hantise de ces révélations criminelles, je m'enfuis tout d'une traite vers un grand parc dans la banlieue.

Je jouai vraiment de malheur. Autant chercher le frais dans une serre chaude, dans une cloche à plongeur descendue au fond d'un océan en ébullition. O ce ciel bas, oppresseur comme un couvercle de plomb! Tout ce vert sous ce gris. Ce vert-de-gris! Et les arbres convertis en essences tropicales, en épices arborescentes! Les lilas puant la vanille et même la drogue d'hôpital! Et la symphonie furieuse, stridente, d'oiseaux éperdus pressentant le danger....

Ne sachant à quelle cause attribuer les paniques de ce petit peuple, j'allais pénétrer dans un bouquet de frènes. Un craquement, suivi de la chute d'un objet pesant, se produit dans les branches.

Aussitôt un être furtif et fringant débuche du bouquet d'arbres et se campe, moite, lubrifié, dans l'évaporation opaline de la rosée:

La dégaîne et la mine d'un apprenti sans atelier, d'un jeune batteur d'estrades, d'un dénicheur d'oiseaux. Dix-huit ans tout au plus. Les cheveux courts et drus avançant sur un front bas, et tirant sur le pelage de la loutre, un de ces teints basanés ragoûtants comme le pain de seigle, de grands yeux mordorés frangés de longs cils, le regard veloureux et magnétique; le nez busqué aux ailes mobiles, aux narines frétillantes; la bouche vineuse et friande, une ombre de moustache, le menton imberbe et carré, les pommettes saillantes (les zygomes prononcés diraient les signalements criminalistes), les oreilles menues et bien ourlées quoique magisters et patrons, sans parler des geôliers, les aient mises à de cuisantes épreuves; le corps admirablement découplé, harmonieux, membru, cambré, et que ne déparent pas, au contraire, des guenilles à la coupe aventurière, trouées en maint endroit, moussues, roussâtres, râpées comme les vieux troncs d'arbres auxquels il vient de grimper.

En le considérant de plus près, je ne constate qu'une seule difformité: les mains énormes, toutes rouges, d'une musculature effrayante avec ce pouce démesurément long que Lombroso attribue aux assassins de profession.

Lui aussi me dévisage et me scrute longuement:

—Encore un de ces bourgeois, de ces puants qui ne nous toucheraient pas avec des pincettes! dut-il marronner entre ses dents, furieux d'être dérangé, l'air à la fois effronté et sournois dans lequel il y avait de l'hésitation du fauve qui détaille sa proie avant de l'attaquer.

La confrontation m'intéresse et m'irrite.

Nous finissons cependant par déambuler chacun de notre côté, moi, presque contrarié, je l'avoue, d'avoir donné, si mal à propos, l'alarme à cet avenant polisson.

Rassuré quant à mes dispositions, ne me trouvant sans doute pas la figure d'un espion ou d'un délateur, il se mit en devoir de reprendre sa tâche prohibée et je le vis s'enfoncer sous les ombrages, pleinement désinvolte, la hanche roulante, les mains en poches, la culotte très sanglée, la casquette sur l'oreille, un peu tortu, un peu claudicant, mais si peu, juste assez pour le rehausser d'un condiment de plus.

Il se retourna, me cria, en flamand, d'une voix rêche à laquelle la raucité prêtait l'âcre saveur des pommes vertes, une gravelure de forçat, et me tira narquoisement sa casquette.

—Bon! Manciniste par-dessus le marché! me dis-je en constatant qu'il m'avait salué de la main gauche. Une autre présomption que le médecin-légiste établirait contre lui! Mais moi-même ne suis-je pas gaucher et de plus, ultra-sensible à l'aimant, à l'atmosphère et aux parfums? Et ne sont-ce point là autant de caractéristiques morbides, au dire des physiologistes? ajoutai-je pour excuser le gaillard.

Lui, après cette bravade, se mit à siffloter un refrain appris sans doute dans l'une ou l'autre colonie pénitentiaire. Coïncidence étrange, cet air, maintenu dans le mode mineur comme toutes les chansons de gueux, s'adaptait exactement aux paroles qui m'avaient obsédé durant la nuit:

«Blanchelive Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer?
—Quand de tes doigts saigneux me feras un collier.»

Après quelques circuits dans le parc, je fus pris de l'envie de me rapprocher du siffleur.

En regagnant le bosquet où je l'avais rencontré, j'aperçus sur un banc, non loin de là, une femme blonde, d'une quarantaine d'années, de physionomie agréable et même distinguée, mise avec une extrême élégance.

Les bestioles criaillant et s'égosillant de plus belle m'avaient averti déjà que le garnement n'avait pas encore renoncé à les traquer. Je le découvris, à l'affût au pied des arbres. La survenue et le voisinage de la dame l'empêchaient sans doute de regrimper dans les branches, mais il épiait, d'en bas, les pinsons sautillant de ramure en ramure, et il n'attendait que le départ de cette gêneuse pour opérer le rapt des tièdes couvées. Et c'est qu'ils pépiaient les oisillons comme si les doigts du dénicheur les eussent déjà palpés!

Celui-ci gardait pourtant ses terribles mains d'étrangleur dans ses poches, et, le nez en l'air, tout en observant les ébats de ses futures victimes, continuait de siffler sa dolente complainte, la mélodie—je l'aurais juré à présent—des patibulaires paroles qui ne cessaient de tournailler dans ma tête, comme d'autres oiseaux affolés!

Je stationnais à un endroit d'où je pouvais observer, sans être aperçu, le manège de l'oiseleur; plutôt que de l'interrompre une nouvelle fois, j'aurais même donné gros pour le voir à l'œuvre, et j'étais prêt à maudire, autant que lui, la dame pourtant si belle et si distinguée. Je la croyais absorbée de plus en plus dans la contemplation de la seigneuriale pelouse s'étalant devant elle entre des marmenteaux deux fois centenaires, lorsque, regardant de son côté, je constatai qu'elle aussi s'occupait moins du paysage que des manœuvres du jeune braconnier. Et j'en vins, malignement, à entrevoir une mystérieuse et insolite corrélation entre ces deux êtres créés, par la société sinon par la nature, pour se repousser avec haine et mépris, placés à l'antipode l'un de l'autre, aux deux bouts de l'échelle, séparés par un infini de privilèges et de conventions! Au lieu de se dissiper, ce soupçon vraiment biscornu se fortifia de plus en plus. Grâce à la surexcitation de mes nerfs, je me découvris une force d'intuition presque désespérante.

Sans qu'il eût l'air de s'en douter, ce charmeur de pinsons était bel et bien en train de fasciner et de troubler, jusqu'au tréfond de la conscience, cette femme riche, mondaine, occupant, certes, une haute position sociale. Bientôt je fus même intimement convaincu que c'était malgré lui que le luron débraillé excitait l'attention intense de cette hautaine promeneuse. Aussi extraordinaire que paraisse ce phénomène, le gars ignorait absolument la perturbation qu'il causait, lui, le maraud surflétri, en cette aristocratique et considérable personne. Pourtant le gaillard n'en était pas à sa première aventure galante. Il n'avait pas même toujours attendu qu'on lui fît des avances. Il pratiquait tous les genres d'effractions! Le soir, avec quatre nerveux bougres de sa trempe, elle y aurait certes passé, la bagasse! Ils se seraient assouvis à tour de rôle! Mais s'imaginer qu'elle le convoitait, qu'elle se donnerait volontiers à lui, là, en plein jour, qu'elle brûlait de se pâmer entre ses bras! Non, malgré sa fatuité de jeune souteneur, il était loin de s'attribuer des appas tellement irrésistibles!

Aussi, ne s'arrêtait-il pas un instant à l'idée d'interrompre sa chasse aux pinsons pour palper et plumer une proie plus dodue et plus tendre. Et ses beaux yeux de violateur et de vagabond, des veux fugaces et chatoyants comme le vent, l'onde et les nuages, de ces yeux où se mire la poésie héroïque des grands chemins, ne cessaient d'envelopper les battements d'ailes dans la couronne des futaies, ou s'il coulait à la dérobée un regard vers la bourgeoise, celui-ci n'était rien moins que langoureux et cajoleur.

Au diable les promeneurs et surtout les promeneuses! Impossible de rien attraper ce matin. Il fallait en prendre son parti. S'il en profitait pour «battre une flemme»? Lui aussi n'avait dormi que d'un seul œil à la façon des chiens errants guettés par la fourrière. Il tira une pipette de sa poche, se mit à la bourrer en dardant des regards rancuneux et dépités vers l'importune flâneuse, et, haussant les épaules, résigné, il se dirigea vers un banc voisin sur lequel il se laissa tomber avec un soupir de béatitude.

Il frotte l'allumette à sa cuisse, met le feu au tabac, s'entoure voluptueusement d'un âcre nuage, puis, de plus en plus indolent, il se renverse, s'allonge, se couche alternativement sur le ventre et sur le flanc, étire et replie les jambes, entrechoque ses souliers éculés, sifflote une dernière fois sa poignante chanson, tire une lente et finale bouffée de sa pipe, et la casquette sur les yeux pour ne pas être incommodé par la lumière, il se vautre dans un sommeil quasi bestial.

Moi, de plus en plus accaparé, requis par cette scène, en même temps que je surveillais les gestes de l'oiseleur, j'analysais le tempérament et pénétrais l'âme de la dame. Jusqu'à présent ostensiblement, son attention se partageait entre le paysage et le jeune rôdeur. Lorsqu'il fut bien endormi, je la vis se lever comme à grand'peine et s'acheminer lentement vers lui.

Ses dehors gardaient en ce moment même toute la sérénité, toute la noblesse de la vertu, une souveraine distinction native enrichie des accomplissements de l'éducation; j'étais fou, j'étais sacrilège, je blasphémais en lui attribuant un seul instant le moindre goût pour ce dépenaillé couvert de totales souillures, pour cet opprobre incarné, pour ce dépravé et criminel adolescent, ce pouilleux de bonne mine, ce frétillant nourrain des funestes viviers.

Eh bien, en ce moment même, sous sa cuirasse adamantine de superbe et de majesté, je déchiffrai en cette femme, la pire, la plus dévergondée des tentations, mais aussi une telle lutte, une telle souffrance, un si épouvantable martyre que je n'eusse pas souhaité pareil supplice à une marâtre assassine et que loin d'arracher la pécheresse à sa perverse contemplation, j'aurais voulu la pousser dans les bras de son abject bien-aimé, et me faire l'entremetteur de cette patricienne et de ce larron. La frénésie de ses postulations, la ferveur de son culte, les rites inouïs qu'elle se suggérait, auraient pu se traduire par ce discours:

«Je te veux à n'importe quel prix, en payant même de ma vie, de mon salut, de tout espoir et de tout rêve, le délire de cette possession! Après toi, rien qui vaille! La race dont tu sors, mon copieux réfractaire, disparaîtra sans retour! La terre sera couverte d'usines et peuplée de manœuvres. Les implacables industries, les philanthropies énervantes nous auront tué nos beaux gars d'exception, fils de la sainte Aventure et du divin Imprévu!

«D'ailleurs, les jours de la planète sont comptés et l'univers se meurt de mensonge. Moi, du moins, avant de mourir, pousserai la sincérité jusqu'au scandale!

«Si tu savais, mon amant absolu, ma Grâce, mon Salut, dont l'ordre, le code, la vertu rectiligne proscrivent l'existence et la personne asymétriques; si tu savais depuis combien de temps je languis et me consume,—je te le demande un peu, par respect pour qui et de quoi!—ce que les nostalgies m'ont étreint le cœur à le fracasser, et cela surtout aux heures panthéistes, aux époques climatériques où la nature se dévergonde fatalement, où elle rutile tapageuse et inassouvie comme une ménade.... O ne te fâche pas, puisque tu n'eus jamais de rival, jamais de précurseur, puisque je n'ai jamais pêché que par l'espérance, dans l'attente du pitoyable Messie des Possédés.

«Des nuits, à la fenêtre, je sanglotais, enviant les explosions de la tempête. Les nuages se cherchaient comme des lèvres, entrechoquaient leurs croupes et leurs mamelles, et le tonnerre des baisers prolongeait le spasme des éclairs! En ces heures tellement lascives que les cratères éteints rentrent en éruption et que les Cordillères volcaniques avivent leur rouge crête de coq; moi, je parvenais à refluer mes laves, tant je te souhaitais à l'exclusion de tout autre!

«Partons, nous nous aimerons, jusqu'à l'aube prochaine, sur un grabat, le tien, ô bienfaisant malfaiteur! Dans une pouillerie, dans une soupente de tapis-franc! Je goûte les plis et la patine dont les guenilles boucanent ton corps; elles lui font un fauve et croustilleux pelage, leur couleur saurette s'harmonise avec ta personne errante et galopée, ces haillons sont trop imprégnés de toi pour que j'en évite le frôlement et que je répugne à leur fumet sauvage! Mais, écarte pour cette fois l'inséparable et plastique défroque, car d'autant plus douce à ton égard que tu as été flétrie et foulée, ô victime, je veux oindre à mes papilles les meurtrissures des menottes, des poucettes, des ceps et des camisoles de force que t'infligèrent les policiers et la chiourme; te venger, à force de samaritaines caresses, de leurs infâmes et outrageantes mensurations, du joug abominable de la toise, de leurs attouchements cyniques et glacés, de leurs rudes et crispantes manipulations; épeler aux accidents de ta chair, les tatouages, hiéroglyphes de tes stupres, et les déclarations, plus effrénées encore, dont te lardèrent à coups de couteau, des partenaires exigeants et jaloux!

«O toi l'homme numéroté, l'étalon des haras stériles, l'innocent farci de gros casiers judiciaires, toi qu'on surnomme mais qu'on ne nomme pas, souffre-plaisir, flore des préaux, éphèbe des chambrées, fétiche des chauffoirs, les mornes Othellos t'écrivaient-ils, avec leur sang, des lettres aussi jaculatoires que mon cantique, ô Desdémon?

«Viens, je serai ta femelle expiatoire, ton instrument de représailles, ton amour rédempteur, ton extrême-onction!

«Comme nous commettrons pourtant un crime aux yeux des magistrats, un sacrilège aux yeux des prêtres, nous mourrons à la première alerte, avant l'arrivée des gendarmes et les indiscrétions des juges, et nous irons voir dans l'autre monde si les vrais dieux entretiennent autant de préjugés que les hommes!

«C'est convenu. Tu m'étrangleras après. Et de tes doigts saigneux me feras un collier!

«O nous éperdre dans l'éternité comme un météore dans les vertiges du firmament! Mourir l'âme inhalée par la tienne, mon souffle fondu dans ton haleine, mon regard, ma lumière agonisant dans l'infini de tes yeux tragiques! N'avoir rien qui ne soit à toi!... N'être rien qu'à toi!... Ne plus être que toi!... Enfer de salut!»

Et voilà ce que commettrait, ce que forferait l'épouse rassise et conventionnellement impeccable.

A ce discours effroyable comme une confession, ce discours latent que je lus de loin en traits de feu dans les ténèbres de sa conscience, je me portai au secours de la misérable femme; il y allait de sa vie, il fallait coûte que coûte leur faire consommer cette union incompatible, et ma pitié était telle que j'étais prêt à légitimer cette exécrable passion, au besoin à m'en rendre complice.

Je n'étais pas à bout de prodiges:

Lâcheté! Courage! Qui oserait se prononcer? Mais, certes, surhumain, sublime, l'effort de dissimulation qu'elle fit à mon approche. Retrouvant ses plus grands airs, à la foi indifférente et impérieuse, ce fut elle qui vint à moi et me dit, de sa vraie voix à présent:

«Un bien joli parc, Monsieur, mais infesté de méchants gamins qui s'en prennent aux oiseaux en attendant l'occasion de s'attaquer aux promeneuses!»

Et elle passa outre, me laissant foudroyé par ce mensonge!

Plus que jamais droite, officielle, voire sacerdotale, elle s'éloigna pour de bon cette fois, se donnant complètement le change, réconciliée avec sa conscience par cette délation, ce reniement à la saint Pierre doublé d'une félonie à la Judas....

Car elle ne se retourna même pas pour voir le galbeux oiseleur, réveillé en sursaut sous des poignes brutales et familières,—s'effarer, panteler, gémir, se débattre, aux prises avec une escouade de policiers qui le recherchaient depuis la veille et allaient le réintégrer dans la grande volière de Merxplas.


LE TATOUAGE

A Sander Pierron.

Une bouffée d'air vicié que me fouette au visage l'entrebâillement d'une porte de cabaret devant lequel je passais ce soir, flâneur—rôdeur peut-être—par la pluie de neige fondue, me remet en mémoire une aventure d'il y a quelques hivers, dans un quartier déjà tombé sous les pioches des équarrisseurs de pittoresques cités.

Explorant le dédale savoureux dénommé «Coin du diable», nous étions tombés, un camarade et moi, au «Bummel», le bal illustre de la région.

Une salle surchauffée, électrisée de fluide humain, saturée d'exhalaisons rousses comme du brouillard en novembre. Des fresques criardes s'assortissaient aux hurlements des cuivres de l'orchestrion.

Des ouvriers endimanchés, nombre d'apprentis de métiers vagues et surtout une nuée de ces êtres réfractaires et asymétriques que l'engeance qui les traque et les méprise appelle voyous, s'y trémoussaient deux par deux ou avec des danseuses le plus souvent veules et bonnes filles. Par moment dans cette cuvée de jeune chair gueuse le remous ressemblait à une ébullition.

Malgré la touffeur, au milieu du petit estaminet servant d'antichambre à la salle de danse rougeoyait un grand poêle flamand à l'ardeur duquel, machinalement, des fumeurs de pipes venaient exposer le bas de leur dos, en remontant le bas de leurs vestes.

Dans le tas de lurons qui s'affriolaient de houblon, d'alcool, de vertige et de chair, l'un d'eux mémorable—à preuve ce récit—nous requit aussitôt par son galbe hors pair, une étonnante souplesse de mouvements, une élégance inattendue.

Une jolie tête brunette et souriante aux vifs yeux noirs, légèrement bridés, sur un corps extrêmement bien fait. La dégaine délurée, il porte un complet mastic qui, par hasard, à l'air d'avoir été taillé sur mesure et un chapeau boule, chocolat, qu'il rejette en arrière. Et le débraillé, l'air casseur qui choquerait chez les autres polissons de sa trempe, lui sied comme une grâce et un affinement de plus.

Il fringue presque sans relâche, ivre de pétulance, se réjouissant de l'élasticité adolescente de ses jambes bien modelées aux muscles mobiles et chatouilleux qu'on voit frissonner, comme de volupté, sous la culotte tendue, tandis qu'il hume les ambiances en frétillant de la narine et en claquant de la langue.

Sa pantomime rajeunit et pimente les quadrilles, les «lanciers», les «ostendaises», toutes les chorégraphies de l'endroit. Tortillements, ronds de jarrets, déhanchements, appels de pieds et de mains, rejets en arrière de la jambe comme pour décocher une ruade à chaque volte de valse, et sa façon d'enlever sa danseuse en la faisant ballonner autour de lui dans un effarement de jupes, et encore au milieu d'un cavalier seul, ses révérences, croupe en l'air, comme un qui joue au saut de mouton, tandis qu'entre ses jambes son visage lutin et falot sourit à sa partenaire; toute cette frénésie, toutes ces scurrilités, bien des gestes plus osés encore, peuvent être très canailles, mais ils nous semblent à nous et à toute la galerie qui s'en régale et s'en pourlèche même les babines, souverainement plastiques.

Aussi de quels bravos, de quels rires, on l'encourage, de quelles privautés on l'accable, en quels frais de séduction les jolies filles se mettent pour lui?

Même ses repos sont composés avec un instinctif souci de la ligne et du modelage.

Très suggestive par exemple sa pantomime—mon camarade, le sculpteur, me poussa du coude pour m'en faire apprécier l'harmonieux enchaînement—quand feignant une lassitude, il affecte de s'allonger sur le dos, la tête dans ses mains jointes, entre les coudes rapprochés, sur la banquette régnant le long du mur, mais pour se détendre, élastique, comme un fauve replié et pour empoigner d'un bond, avec une étreinte goulue, sa danseuse préférée, pour la happer victorieusement au passage et accorder aussitôt ses pas aux siens dans les capricieuses spirales des danseurs.

Ah c'est le boute-en-train, l'âme, la figure dominante et magnétique de ce bastringue, et à côté de ce vivant athlétique, à qui ses vêtements s'adaptent aussi bien que les muscles à ses os, combien feraient piteuse mine nos cocodès conformes et guindés?

Aussi notre intérêt d'artistes épris de beaux modèles se concentre sur ce dandy populaire, ce Brummel du Bummel—comme le sculpteur le disait assez spirituellement, plus tard, car ce soir-là il admirait trop pour plaisanter, il était emballé comme moi, ma parole!

Et vrai, c'est non sans éprouver une bizarre contrariété qu'après une dernière danse, nous le vîmes gagner la porte avec sa favorite, une grande noire, aux yeux brillants, aux lèvres rouges souriantes et humides comme une perpétuelle éclosion de roses, une gaillarde aux insolentes torsades mal contenues par un peigne flamboyant de strass, un peu la mine capiteuse des cigarières de Séville.

Un sentiment qu'il m'aurait été difficile d'exprimer en ce moment, tant il était complexe, subtil et, en quelque sorte latent, mais qui me revint depuis—et que mon camarade me déclara plus tard, avoir éprouvé aussi—m'était venu au sujet de ce galbeux polisson.

Voici: tout le temps qu'il se prodigua à nos yeux en de si réjouissantes postures, nous n'attachâmes pas un instant à sa personne une idée bien déterminée de sexe. Il plaisait à toutes les femmes, il les recherchait même semble-t-il, et cependant cela ne nous avait pas choqué de le savoir le point de mire des prunelles de presque tous les hommes.

Bien plus, au cours de la soirée, nous l'avions vu danser à deux ou trois reprises avec l'un et l'autre garnement de son âge, et danser ces fois-là tout aussi crânement, en montrant le même entrain, la même bonne grâce, le même plaisir.

Par la suite nous nous sommes rappelés cette grâce d'androgynat, cette grâce neutre et ambiguë qui se dégageait du gaillard, et nous ne perdrons certes jamais le souvenir d'un prestige pervers—pourquoi pervers? ne conviendrait-il pas de dire innocent, absolument candide, au contraire?—qu'il allait d'ailleurs proclamer avec une sublime éloquence.

J'ajouterai encore, afin d'assurer toute leur portée aux constatations réunies en ce récit—que personne dans ce bastringue, ne le connaissait. Comme nous il y était probablement venu pour la première fois; on ignorait son nom, son métier, son logis. Ce monde assez farouche et méfiant d'ordinaire, avait été conquis par sa verve, son exubérance, sa mine ravissante et son intarissable belle humeur.

Mon ami le sculpteur, me raconta plus tard qu'il avait cherché en observant ce personnage agréablement énigmatique, à deviner le métier qu'il pourrait exercer. Mais les habitudes du corps de ce drôle, déroutaient toutes conjectures. S'il avait appris un métier manuel c'était sans doute en amateur, car son corps souple et cambré, son torse digne d'un mignon de Cellini, ses bras et ses jambes dont Benvenuto eût doté son Persée, ne trahissaient aucun de ces tics ou de ces déformations contractés à la suite des efforts et des actions musculaires monotones, enclumées et sempiternelles.

Enfin, pour exhumer jusqu'à la plus intime des impressions que nous donna ce joli pauvre diable, au moment où il se retirait avec la belle noiraude, je caressai l'illusion qu'il n'aimait point cette créature-là, à l'exclusion de toutes les autres. Et, l'avouerai-je, cette vague conviction, contribua sans doute à me rendre, son éclipse moins douloureuse. Aurais-je rêvé ce fait, ou mon imagination ébranlée par ce qui se passa aussitôt après, l'aurait-elle ajouté après coup aux évènements qui précédèrent la péripétie dont il me reste à parler, mais au moment où il passait devant nous, en emmenant sa compagne, il me gratifia d'un regard d'une intelligence surhumaine, lisant, devinant jusqu'aux rêves trop volatils pour être fixés même par la musique, le parfum ou la prière....

Comme le couple sortait, au risque de rendre à ce bal faubourien la vulgarité et la crapule de tous les dimanches, du dehors un individu poussa la porte et bouscula nos amoureux.

C'était un gaillard d'une épaisse carrure, barbu congestionné. Mais nous eûmes à peine le temps de le dévisager.

Fou furieux, en proie, nous ne savions pour le moment à quel sentiment de courroux et de rage homicide, cet individu s'était jeté sur le jeune homme au complet mastic. Avant que moi, le sculpteur ou tous les autres eussions pu l'empêcher, cette brute, étendue sur notre favori, le vautrait par terre, l'assommait de coups de poing, lui arrachait les vêtements du corps; le tout en lui hurlant des injures où rauquait, où râlait la passion la plus incendiaire.

Ce fut l'affaire de quelques secondes. Revenus aussitôt de notre consternation, nous nous étions précipités sur le forcené, et malgré sa force de démon, quoiqu'il s'agrippât à sa victime en s'aidant de ses genoux, de ses griffes et même de ses crocs, nous parvînmes enfin à lui faire lâcher prise et à le pousser dans un coin où, maîtrisé, collé au mur, il ne cessa de pleurer et de baver à la fois.

Je fus avec le sculpteur et la jeune femme noire, de ceux qui ramassèrent l'adolescent tout à l'heure si fringant et si radieux!

L'acharnement de son agresseur avait été tel qu'il n'avait plus que sa culotte qui lui tint encore au corps. Son veston de coupe si conquérante couvrait le carreau de subits haillons. La chemise arrachée, presque en lambeaux, mettait à nu le torse et les bras. Du sang marbrait ses joues et lui coulait du nez et des oreilles; l'œil gauche sortait à moitié de l'orbite.

Des hommes étaient allés chercher de l'eau et les femmes approchaient leurs mouchoirs pour en oindre et en caresser son cher visage quand, les premiers qui s'étaient portés à son aide reculèrent en proie à une surprise, qui se changea aussitôt en stupeur, et dont ils sortirent en poussant un sourd murmure.

Les rires méprisants s'enflèrent en une huée d'anathème.

Repoussé en arrière, je jouai des coudes, j'écartai les rangs de badauds malveillants qui m'obstruaient le passage et m'offusquaient la vue.

Je ne compris pas tout d'abord le revirement qui se produisait contre ce séducteur.

En le contemplant de plus près, je m'aperçus que la poitrine, le dos et les bras du jeune gas étaient complètement tatoués de curieux et grossiers emblèmes, de devises en langues et en argots divers qui le tigraient de leurs rébus et de leurs hiéroglyphes!

Il n'y avait pourtant encore là rien de si répréhensible. Peut-être avait-il été marin, soldat ou voleur? Or c'est au moyen de semblables exercices graphiques que les pauvres ilotes trompent l'ennui de l'entre-pont, de la caserne et du bagne? Tout au plus, regrettais-je que l'ingrat eût profané et déshonoré par ce bariolage barbare la païenne perfection de sa chair d'éphèbe.

Un nouveau mouvement dans l'assemblée m'arrache au cours de ma douloureuse contemplation!

Le malheureux a deviné ce qui fait rire les uns, hurler les autres, reculer les plus nombreux.

Parmi ces devises et ces emblèmes, gravés comme dans l'écorce des arbres et dans les murailles des geôles, ressortait en caractères plus grands la déclaration d'un amour sacrilège accompagnée des emblèmes d'une forfaiture sans appel aux yeux de la morale chrétienne:

Daniel est à André.

Alors, oubliant ses blessures, le sang qui coule, son œil prêt à s'éteindre, l'adolescent se rengorge, redresse la tête, bombe la poitrine comme pour mieux exposer ses stigmates, et, désignant de la main, le forcené qui sanglote toujours dans un coin: «L'André en question, c'est lui-même! Puis après? Je l'aimai car il fit longtemps très bon pour moi. Il me protégea et il fit mon éducation. Il s'est payé. Nous sommes quittes».

Et, rieur à travers ses larmes de sang, tandis que tous se taisent, subjugués par sa crânerie, il retire de la gueule du poêle, le tisonnier chauffé à blanc, et appliquant celui-ci sur la devise abjurée, il ne daigne ni voir fumer sa chair, ni l'entendre grésiller. L'horrible torture ne lui arrache pas une grimace, pas un gémissement.

Il la prolonge, jouissant de son supplice.

A mesure que s'efface, fumante, la monstrueuse déclaration, ses yeux stoïques et humides de beau martyr, surtout son œil sanglant et blessé, contemple si tendrement la jeune femme qui s'était détournée de lui, ses yeux l'enveloppent d'une caresse tellement suave et poignante, qu'elle aussi, bravant la justice et les vertueux équilibres, se jette à son cou et dépose sur ses lèvres un long baiser de plénière solidarité.


LA BONNE LEÇON

A Alfred Vallette.

La jeune institutrice très pâle de visage à cause d'une âme surilluminée, a suspendu sa leçon, durant l'accablante après-midi italienne, dans la petite classe des tout jeunes enfants à Motta-Visconti.

Par les fenêtres ouvertes auxquelles une brise dérisoire enfle de temps en temps le store mi-baissé comme le jabot d'un pigeon qui se rengorge, s'aperçoit le pays vert et fertile, au pied de l'Apennin, avec d'abord la crayeuse rue villageoise se prolongeant en une avenue de peupliers entre lesquels, se continuant l'une dans l'autre, les moissons sous des lignes de mûriers alternent avec de minces sarments de vignes dont la lumière crue blanchit les petites feuilles. Et c'est le blé et le raisin, et aussi la soie; la denrée de luxe, voisinant avec le pain qui devrait être à tous, avec ce vin qui devrait aussi réconforter tous les hommes et leur permettre de communier toujours sous les deux espèces! La soie, qui la connaît autrement que dans les magnaneries, à Motta-Visconti!...

Déguenillés, pour tous vêtements la chemise bistre, la culotte roussie et très à jour, soutenue par des bretelles dépareillées, pieds nus, les petiots sommeillent sur leur abécédaire dans de jolies poses repliées, avec des moues, des sourires plein leurs grosses lèvres auxquelles viennent butiner les caresses des rêves. Des tignasses bouclées ou broussailleuses et des joues potelées s'appuient sur de petits bras gourds et gras,—des joues que hâle la poussière et que carmine le sang neuf. Et c'est un chuchotement des respirations fortes que berce le bourdonnement des grosses mouches bleues....

L'institutrice, la pauvre, à l'âme bonne et passionnée, profite de cette trève pour rimer des chansons douces et pitoyables. Cette atmosphère des miséreux en fleur, des enfonçons de parias lui inspire des choses compatissantes et navrées, et ce premier âge du serf rural, ces germes d'humanité taillable et corvéable l'induisent en de douloureux attendrissements, car elle songe à ce qui devrait être et à ce qui ne sera pas encore pour tous ces êtres si neufs et si candides.

Elle s'apitoie, touchante et maternelle, caressant pour tous ces garçonnets des rêves de quiétude et de soleil.

Que n'est-elle la fée aux dons magiques pouvant conjurer les destins et faire pleuvoir sur ces têtes la joie, la sérénité, les illusions et les tendresses, que ne peut-elle leur assurer comme aux simples fleurs des prairies les sucs vivifiants pour entretenir et épanouir le velouté et la fraîcheur de leurs gracieux visages! Elle sait ce qui leur manque déjà dès le seuil de la vie, elle sait les privations plus dures encore qui vont suivre, elle sait l'iniquité et l'opprobre qui les guettent.

Ah! ne pouvoir en rien désarmer la misère fatale, assurer toute cette jolie pousse humaine contre les bûcherons et les faneurs industriels, n'être que la pauvre poétesse apitoyée et dolente, qui les aime bien mais qui n'a rien à leur donner que ses larmes et ses vers de charité....

Ses rimes gracieuses humectent le papier blanc comme les pleurs son mouchoir. Elle se prend à scruter l'avenir de ces écoliers: «Pauvres fleurs d'épine, rossignols de la chaumière, que seront-ils dans dix ans? Vils ou pervers, conteurs de bourdes, patients manœuvres ou coupeurs de bourses, galériens soumis de l'atelier ou subversifs ouvriers des prisons. Où les reverra-t-elle, à la caserne, à l'hôpital, à la morgue, au bagne, à l'échafaud?...»

Fi, quelles perspectives sinistres vient-elle d'évoquer là! Généralement les poèmes de la bonne institutrice sont des aspirations et des désirs; elle essuie les larmes sans songer à flétrir ceux qui les font couler; elle panse les plaies et les blessures des victimes sans se retourner contre les bourreaux!

Aujourd'hui plus âcre est son inspiration et son vers revêt une sorte de colère; de l'impatience se mêle à son évangélisme. Un trouble anormal l'envahit! «Italie, Italie, ne seras-tu toujours qu'une mère aux mamelles taries pour les milliers d'enfants qui eussent enthousiasmé tes divins poêles et tes artistes créateurs! Que deviendront-ils, ceux-ci, les petiots, que je choie, ceux à qui j'apprends à lire, que je couve de mon mieux et le plus longtemps possible sous mes ailes? Liront-ils encore plus tard? Et quels livres? A quels éducateurs iront-ils? Devenus adolescents, jeunes hommes, ne rencontreront-ils toujours que des maîtres, des corsaires et des rapaces pour convertir toute leur force, leur sève, leur énergie, leur généreuse expansion en sordides machines à gagner de l'argent? Quoi! la noble terre italienne ne produira-t-elle jamais que des ilotes résignés? Quoi! pas un mâle, pas un homme libre, pas un révolté, pas un transfuge du travail inique, pas un rédempteur éprouvant la sublime folie du sacrifice et qui, tandis que tous se figent et se stéréotypent dans des œuvres de servage, ferait un geste de délivrance, pas un qui, fatigué de ployer l'échine, se redresse et frappe à son tour, oui, qui aille jusqu'à tuer...»

Ciel! Quelles lignes incendiaires ose-t-elle bien tracer, la simple et faible femme! Décidément elle n'écrira rien qui vaille aujourd'hui! Et elle reporte ses yeux de son manuscrit vitrioleur sur ce joli parterre de flore enfantine. O candeur, ô parfaite insouciance! Comment a-t-elle pu évoquer conjonctures si ténébreuses en présence de cette aube en chair....

O c'est mal ce qu'elle allait faire là? Vierge morose, trop imaginative, pourquoi n'engendre-t-elle aussi des enfants! Elle ne concevrait pas alors pareilles chimères et pareilles larves! Du moins apprendrait-elle par l'instinct impérieux des ardeurs charnelles, ce que veut la nature, la vie élémentaire; elle serait édifiée, sans phrases et sans spéculations, sur le simple pourquoi de notre existence, de notre passage ici! Que ne pense-t-elle à autre chose? A quoi bon vivre dans l'avenir. Le devoir n'embrasse que l'heure présente et le moment immédiat. Pourquoi rêver, triste, trop songeuse fille pauvre; il est si simple de vivre... enfant, amante et mère, et de finir sans avoir ruminé des destins et des lois autres que ceux consentis par le nombre et la société.

Ah! cœur trop tendu, désarme, désarme! Il est sacrilège, c'est tenter l'inconnu que de songer trop obstinément à la misère et à la mort, devant ces bambins, cette tiède couvée.... Oh! redoute que par tes incantations lyriques tu n'appelles des sorts et des maléfices sur ces têtes mignonnes auxquelles tu aurais voulu dispenser les dons providentiels!

Aussi, la voilà qui, bonne et mystique, se met à prier en arrêtant ses yeux visionnaires sur l'un des marmots, précisément le plus gentil de la classe. Il repose, souriant chérubin aux longs cils d'or; sa menotte presse d'un geste volontaire la jambette ébréchée au moyen de laquelle il tailla son crayon, et ses lèvres un peu grosses, mais si rouges, comme toutes celles des Transalpins, s'avancent en la jolie moue d'un lutin à qui on voudrait enlever un jouet.

Certes, il est le plus mignon de tous, si charnu, si rosé, mais aussi le plus pauvre d'entre ces pauvres! Enfant pensif et taciturne avec de subits accès de babil et de turbulence, un brin fantasque et volontaire, souvent malgré la douceur et la caressante tutelle de l'institutrice, il déserte l'école pour aller battre les chemins, très loin. Sans doute rêve-t-il à présent de maraudes par les mûriers et d'une ample cueillette de pêches et d'abricots. L'institutrice s'est attachée à ce galopin qui aurait l'air d'être fait de marbre rose si, le plus souvent, la crasse ne le patinait comme un bronze de Donatello. Et voilà qu'elle songe, non sans mélancolie, aux dix ans du petit qui sonneront l'été prochain, moment que ses parents, d'infimes journaliers, choisiront pour l'envoyer à Milan, comme apprenti boulanger.... Attendrie elle se répète le nom du gracieux dormeur, et ce nom même, Santo, est une prière, capable d'éloigner les suggestions périlleuses et impies auxquelles elle s'abandonnait tout à l'heure.

«Ah, prie la bonne âme, que celui-ci, mon Dieu, ne connaisse point là-bas les corruptions, les souillures et les empoisonnements des vilains métiers! Défends ta généreuse plante, ô nature, contre le souffle de l'atelier! Que la fièvre urbaine ne flétrisse pas ses joues et ne leur enlève cet inappréciable velouté des pêches mûrissantes dans lesquelles il enfonce des quenottes presque fratricides!»

Et elle songe: «Hier encore, à la procession de la Fête-Dieu, c'est lui, Santo, qui était joli à croquer, en petit saint Jean-Baptiste: la peau de mouton rejetée sur l'épaule, avec sa chemisette bleue bordée d'or, ses jambes nues et potelées, ses cheveux bouclés, sa croix d'or en guise de houlette et tenant en laisse l'agneau tout blanc et docile. Il marchait dans la procession, ce Santo, mignon et presque eucharistique! Que l'encens embaumait et que les cierges étaient blancs! Quelques-uns étaient enrubannés de rouge et des corbeilles de roses saignaient sous les flèches du soleil! Des hymnes doux comme le miel balsamiaient cette matinée de prières. O les musiques suaves, énervantes tout de même! Et les manants, les serfs t'applaudissaient du cœur, petit Santo, comme un morceau de leur chair angélisée et de leur rude cuir de peinard transformé en viande du Seigneur! Et les mères heureuses, un tantinet jalouses, s'attendrissaient sur toi, pleurant presque, et en te voyant passer, agenouillées, leurs poupons sur les bras, elles embrassaient dévotement et avec un peu de fièvre ces bambins en les rêvant déjà béatifiés, petits saints d'un jour, Santo, comme toi! Agnus Dei qui tollis peccata mundi! Agneau de Dieu qui rachète les péchés du monde! Pauvre petit, où seras-tu dans dix ans? A la caserne, à l'hôpital? Dans quelle procession figureras-tu encore, à quel pas plus triste que la plupart des processions de ce monde marcheras-tu?... Non, arrête...»

Encore ces vilaines appréhensions. C'est cependant ici le dernier endroit où devraient lui venir pareilles inquiétudes. Est-ce l'étouffante chaleur qui distille ces présages sinistres? Et dans ces limbes pourquoi épandre des giries et des épouvantes purgatoriales? Quelle insolite angoisse la prend au sujet de l'écolier endormi: «Santo, qu'as-tu fait? Parle, qu'as-tu envie de faire? Dis-le moi vite!»

C'est en vain qu'elle évoque la paisible procession de la veille pour chasser le reflux des images véhémentes et funèbres. Ses pressentiments ressemblent au frisson poétique des sibylles sur le trépied. Ce qu'elle prétend revoir et se rappeler se déforme, se travestit en des visions qui n'ont plus rien de commun avec ses souvenirs. Ainsi le pieux cortège tourne en un défilé houleux et sombre d'une foule qui trépigne sur place ou qui chasse comme la tourmente.

Devant l'institutrice ébahie, surgit un grand garçon de vingt ans, les épaules larges, les mains fortes, solide et décidé par la carrure, imberbe, blond, au teint d'ambre pâle et d'œillet rose avifié aux pommettes un peu saillantes, aux yeux extatiques, presque effarés, aux traits gracieux et solennisés comme par une latente tragédie, un imperceptible duvet couvrant sa lèvre supérieure, les allures—se dit la voyante—d'un conscrit dépaysé et ahuri qui viendrait de passer sous les ciseaux du perruquier, ou mieux, non, pis encore, d'un prisonnier qu'on toise et qu'on mensure dans l'antichambre des cachots et qui somnambulique regarde derrière lui, du rouge, devant lui, du rouge encore.... Il porte, sur le tricot du gindre, un bourgeron gris flottant; la casquette de toile blanche à visière plate un peu relevée, à la marine, emprisonne mal ses luxuriants frisons, et une cravate bleu pâle s'ajuste au collet très échancré de son jersey. Une halte, une accalmie de la foule volcanique et strépitante, dont il représente le centre, le foyer d'intérêt, le campe—est-ce durant une seconde ou moins?—devant la rimeuse hypnotisée. Embarrassé de ses mains, les bras ballants, il profère à voix basse, presque en chuchotant, pour elle seule: «Me reconnais-tu? Non? Je suis cependant un des tiens, je suis ce révolté, ce rédempteur que tu souhaites.... Regarde-moi bien!»

Elle veut protester, mais, comme pendant les cauchemars, un poing lui noue la gorge et elle le dévisage, médusée par son impérieuse douceur, par le sourire mélancolique et de plus en plus ambigu qui affleure à ses lèvres presque trop grosses, mais si rouges, ces lèvres italiennes appétissantes et copieuses, par la magnétique caresse de ses prunelles d'un bleu de violette de Parme, des prunelles qui enchérissent encore sur l'éperdue bonté de la bouche.

Et la voix susurrante et infléchie joue du cœur de la voyante comme d'une lyre voilée de crêpe: «Tu me crois un paisible gars, un peu mol, un peu lendore, musard, baguenaudier, amusé d'un rien, cueillant les jolies filles comme autrefois les abricots et les mûres aux espaliers du préfet, boudant la boutique et le fournil, toujours comme autrefois j'éludais tes pourtant si tièdes leçons, ô grande sœur! Tu me crois de ceux qui s'attardent et qui s'oublient, pâmés, en proie à quelque gouge experte habile à déniaiser les plantureux adolescents!... O chère songeuse, que tu te blouses!»

Et son sourire s'électrise et s'enfièvre, si bien que sa bouche semble saigner dans son visage blêmissant comme une aube de supplice, et il hoche gravement la tête et c'est—ainsi compare toujours l'institutrice—comme si le col nerveux mais d'une délicatesse dérisoire à côté des puissantes épaules, ployait, prêt à rompre, pareil à une tige sous une trop lourde corolle:

—«Écoute, il m'a pris l'aversion des plaisirs de mon âge et des métiers de mon temps.... Je n'aime pas à la manière des autres enfants des hommes. J'ai rêvé des dévouements et des communions sans but, sans utilité, sans justification naturelle, par la seule vertu de la sympathie et pour le plaisir de se donner, de s'immoler même en une infinie caresse.... O ces compagnes rieuses et frivoles, qui pleurnichent à la vue d'un oisillon tombé du nid et que la perpétuelle tragédie humaine laisse indifférentes et rend même complices, pas toujours complices sans le savoir!... O ces amantes que la nature, qui veut une éternité de mortels, leurre et affole par un éclair d'infini!... J'éprouve pour elles l'aversion biblique, elles sont les troubleuses et les diversionnelles qui écartent les pensées altruistes et les vouloirs virils, elles ne se dévouent que pour endormir, amoindrir et ravaler les ardents et les forts; elles minent les colosses aux pieds desquels elles feignent de s'étendre; elles sont souffleuses d'égoïsme, de coupable désintéressement, de détachement du devoir; pour les milliards de brutes qu'elles fournissent à la consommation terrestre, combien ont-elles fait avorter les grâces, les vocations, les génies, les âmes surhumaines! Si elles engendrent dans la douleur, elles se vengent de leurs souffrances en livrant de nouvelles proies à cette planète maudite et en épiant, avec une joie perverse, l'invasion des tristesses, des effrois et des désillusions aux yeux originellement ravis et au cœur lustral des engendrés! Non, je n'écouterai jamais leurs voix insidieuses.... Je serai réfractaire aux galantes disciplines, et quoi qu'en dira plus tard le juge libidineux pour me salir et me rendre haïssable aux ménades et aux louves en rut, je suis chaste et je mourrai vierge, en m'étant conservé pour l'amour de tous! Ces choses, tu dois les entendre, toi, la simple, la vierge, car sans que tu le saches, tu es mille fois plus ma mère que n'importe quelle génératrice selon la nature.... Si jamais je flattai une amante ce fut la rouge lionne, aux mamelles incandescentes, au lait de plomb fondu, dont la chevelure allume les torches des nouveaux zélotes et aux griffes de laquelle vont s'aiguiser les poignards de ceux qui ont abjuré les devoirs et les lois de la multitude!...»

—«Assez, assez! supplie la pauvrette qui se voile les yeux pour ne plus voir. Tu en as menti. Arrière cette lionne de l'enfer avec son sinistre meneur. Loin de moi et de Santo.

«Oh! non, ces mains que j'aime, ces petites menottes n'égarent leurs doigts que dans les blanches toisons, en attendant qu'elles pétrissent la farine blanche de notre pain quotidien! N'est-ce pas, Santo?

«Petit boulanger, ils racontent qu'un jour tu ne voudras plus pétrir du pain parce que tous les pauvres n'en mangent pas.... O, reste à Milan, reste à ton métier, reste!»

Mais la voilà soulevée, séparée de lui, exilée brusquement dans une grande ville en fête où la cohue chasse sans trève, dans un tourbillon de tambours, de clairons, de piaffes, d'épaulettes, de bannières, de girandoles, dans un perpétuel hosanna de vivats. Une apothéose dans le soir.

Subitement surgit le pâle jeune homme à la casquette blanche. Il tire de dessous sa veste grise un grand poignard qu'il brandit, et ses lèvres rouges pâlissent, et ses yeux s'aimantent à on ne sait quel vertige et, cambré dans la pose d'un qui s'est élancé, une jambe levée, d'aplomb sur l'autre, avec un geste énergique il frappe au cœur de l'apothéose. Et on entend comme le jet d'une eau brusquement libérée. Alors, une panique, des haros, des malédictions! Le tourbillon emporte le victimaire.... «Où es-tu, Santo? L'encens ne parfume plus ton puéril sillage. Pourquoi as-tu laissé choir ta croix d'or! Et l'agneau! Ah! il s'agit bien d'une autre hostie!... C'est donc la lionne rouge, le fauve que tu tenais en laisse!»

Aussitôt après, un sale matin de suie et de bleu détrempé, dans la même grande ville qui n'est pas Milan, juste à l'heure où les boulangers comme toi cuisent leur pain, mon Santo. Des cliquetis de sabre au poing, de grands hommes à cheval passent au-dessus de la foule carnassière. Un vilain matin; c'est aussi l'heure où la besogne commence dans les abattoirs.

Arrière! Vade rétro! Encore une fois frémissante et convulsée, la poétesse dépose la plume et pour s'arracher à l'obsession abominable, elle contemple le sommeil du petit Santo. Caro e dolce poverino!

O que la voyante voudrait resonger à la procession de la Fête-Dieu, aux fleurs, à l'encens, à toutes ces blancheurs tièdes et béates! Mais implacablement le bénin cortège se transmue, on ne sait pourquoi, en une cavalcade véhémente, dans laquelle elle s'efforce vainement de maintenir l'image presque exorciste du petit saint Jean. Elle voit le petiot se dérober à ses évocations et se transfigurer en le grand garçon, blond et rose, doux et farouche, épineuse rose de sombre jeunesse, qui marche solennel, à pas très rapprochés, dans le vilain matin de suie et de brouillard, conduit lui-même par des gendarmes. Une confusion s'établit dans l'esprit de l'hystérique rimeuse, entre l'enfant et le jeune homme, entre le bambino tenant en laisse l'agneau frisé et l'adolescent à la lionne rouge que mènent ligotté des sacrificateurs ricanants. Depuis longtemps les bouchers ont occis l'agneau du Baptiste. Et le pasteur puéril va rejoindre l'ouaille. Ne fut-il pas le précurseur? Alors il lui faut jouer son rôle jusqu'au bout. Or, au bout de la carrière des précurseurs, il y a souvent la décollation....

Quoi, le petit saint Jean moutonnier et mièvre, et ce grand garçon, robuste et de visage trop doux pour sa vocation, et de regards trop poétiques pour tout ce que nos temps plats ont prévu de poésie, quoi, le petit mitron de Milan et le panetier réfractaire, ce sacrificateur aux bénignes prunelles où l'effroi se cache dans l'azur comme des orages sous les cîmes neigeuses et constellées des Jungfrau, ces deux-là ne font qu'un!...

«Alors c'en est fait. Vive la rouge lionne! Et qui que tu sois, je te bénis, moi, brave gars de la canaille souffrante, puis militante qui sera l'église triomphante de demain! Car elle doit être bien odieuse, bien criminelle, cette race de riches, pour que de beaux éphèbes, ingénus et tout en charme comme toi, mon Santo, croient devoir inaugurer les sanglantes représailles! O Santo! qu'elle est criminelle cette engeance pour que ces yeux de lumière lustrale, ces yeux où rien n'a menti, où auraient dû se mirer les sourires et les enchantements d'un printemps perpétuel, se soient mis à réfléchir des couchants rouges, des aubes plus sanglantes encore! Je te bénis, contre tous; et je voudrais être Madeleine sur ton chemin de la croix! Je t'exalterais en dépit de cette foule ameutée sur ton passage. L'autre jour une autre foule te portait aux nues, petit Santo, et cependant tu es mille fois meilleur et plus adorable aujourd'hui que l'enfant des processions de la Fête-Dieu!... Ton apostolique beauté exaspère les chiennes dont tu esquivas les caresses.... Ah! les mères stupides qui t'embrassaient et te déifiaient l'autre fois sur les lèvres de leurs poupons et qui, aujourd'hui forcenées, écumantes, ont armé de cailloux, pour qu'ils te les jettent, les petites mains de leurs petiots! Et les inutiles, les lâches, les fléchisseurs de genoux, les vils iront se repaître de ta suprême convulsion et chercheront sur tes lèvres entr'ouvertes le baiser de ton âme à la Fraternité lointaine!...

«O Santo, quelle Hérodiade a demandé ta tête! Elle a dansé la courtisane, monstrueuse, l'infâme fortune! Qui te pardonnera lorsque clame et rugit, et glapit, lorsque s'élève le cri de tout l'or menacé, des affameurs. Les ventres et les coffres ne peuvent te refuser à la bête dansante. Et tous les tiens que la ballerine aurait pu porter sur les fiers pavois de la liberté et de l'abondance, les beaux gars qu'elle aurait pu exalter dans une apothéose de félicité suprême, elle préfère les affamer, les vieillir, les faner avant le terme. Pour orchestre la cascadeuse sinistre réclame les râles des meurt-de-faim, les cris des suppliciés de l'industrie et des bagnes militaires, les détonations des fusillades fratricides, les explosions des chaudières et des grisous! Elle danse, elle danse devant les vieillards-cerviers aux doigts rapaces et crochus, dont la luxure convoite l'or, toujours l'or.... Trembleurs et lâches, énervés par ses voltiges, ils n'ont rien à refuser à la danseuse immonde! Oui, prends sa tête, société pourrie, blasphématrice de la bonté, régale-toi, gorge-toi de cette jeunesse, ô pieuvre dont la beauté n'existe que pour les négateurs de la justice et de la lumière! A la curée! La guillotine est là. Dépêchons!...»

Un fracas terrible a secoué l'institutrice. Elle s'aveugle d'une lumière livide, comme d'un immense couteau qui tomberait.... Mais non, c'est le premier éclair de l'orage, naturel résultat de l'accablante journée. Heureusement elle reprend pied dans le réel. Autour d'elle les enfants prolongent leur sieste. Et Santo, son préféré? Elle a déjà vu autre part cette tête bouclée, ce grand front et ces lèvres roses, elle a même vu ce poing crispé. Me reconnais-tu? Ah! l'adolescent, le régicide, le supplicié! C'est lui-même....

Elle défaille et recule, hésitant entre une prière et un cri d'effroi....

En ce moment le doux blondin s'étire, ouvre de grands yeux saphiriens et rencontre le regard angoissé de la bonne maîtresse. Ah le très cher, l'aimé, le plus aimé.... D'un mouvement jubilatoire et cependant pitoyable de Vierge devinant, dès l'annonciation, les affres au Calvaire, elle fond sur le petiot, et l'embrasse, et l'étreint, tandis que lui, toujours rieur, regarde étonné, ne comprenant rien encore, ne sachant pourquoi cette subite effusion et pourquoi, déjà, ce couteau dans sa main.


LE QUADRILLE DU LANCIER

...in which places I saw and
practised such villainy as is abominable
to declare.

Robert Greene. (Repentance.)

Par à force d'avoir purgé tous les
dégoûts.

Tristan Courbière. (Le Renégat.)

I

A l'impression métallique et rêche du ciel crépusculaire surplombant la caserne du 45e lanciers, les clairons qui sonnaient au rassemblement ajoutèrent, comme des gouttes de cuivre fondu.

Les consignés, environ une centaine, à la fois anxieux et affriolés, avertis d'une conjoncture point banale, dégringolèrent des chambrées dans la cour.

Soldats médiocres ou franches soudrilles, il n'y en avait aucun qui ne s'estimât un troupier modèle comparé au salaud dont ils allaient faire justice. Avant de procéder à un nettoyage exemplaire, le commandant avait attendu que le jour fût tombé et que les bons sujets fussent dehors, estimant superflu et presque malsain de les employer pour exécuteurs des plus basses œuvres. D'ailleurs, cette expérience du caractère humain que possèdent les chefs de troupes lui garantissait que le condamné ne rencontrerait pas tortionnaires plus acharnés et plus implacables que les arsouilles et les remplaçants retenus au quartier.

Ils se placèrent en ordre de bataille sur deux rangs se faisant face à vingt pas d'intervalle.

Grave, tordant les crocs de sa moustache, important mais agacé, le capitaine souffla quelques mots à l'oreille d'un maréchal des logis qui, avec deux cavaliers, se rendit dans l'aile du bâtiment que couronnaient les cachots. En esprit, les hommes suivaient l'ascension du piquet vers les combles; ils se représentaient la sommation faite là-haut au très principal intéressé, les dispositions sommaires qu'il prendrait avant de descendre avec sa garde.

Mais, comme il arrive toujours en semblables attentes de palpitants spectacles, leur imagination courait la poste et il s'écoula des minutes, durant lesquelles le commandant brossait à coups de cravache la chimérique poussière de ses bottes, avant que le protagoniste du drame promis débouchât avec son escorte.

Un murmure comparable au bruissement des feuilles sèches chassées par le vent de novembre courut parmi les troupiers haletants. Puis prévalut un de ces silences permettant de surprendre la distillation des pensées et le pantèlement des cœurs.

Malgré sa condition fâcheuse et l'opprobre de cette confrontation, le coupable, tout jeune encore, demeurait un cavalier fort plastique, de taille avantageuse, d'une jolie physionomie, pour ainsi dire moulé dans son uniforme paille et grenat garni de jaune orange. Il portait la grande tenue, mais sans le sabre, les éperons et le czapska. Il écarquillait les yeux comme un oiseau de nuit brusquement exposé à la lumière et quelques brins de paille mêlés à sa chevelure noire et crépue donnaient à croire qu'on l'avait surpris dormant étendu sur sa litière.

Quoique libre de ses mouvements, il s'avançait avec la lenteur et la gaucherie d'une recrue. Il semblait essoufflé, et comme il s'arrêtait pour reprendre haleine, les soldats qui le flanquaient l'entraînèrent par les bras jusqu'à dix pas du capitaine.

Désireux d'éviter ces prunelles hostiles et sarcastiques opiniâtrement braquées vers lui, le jeune homme levait les yeux et affectait de suivre le vol de quelques moineaux qui regagnaient en pépiant leur nid situé dans les toits mêmes sous lesquels on l'avait incarcéré, lorsque soudain il entendit hennir là-bas à l'autre bout de la caserne et s'ébrouer l'instant d'après en battant des sabots, avec l'impatience d'une monture fringante trop longtemps retenue à l'écurie, un cheval, son propre cheval, le joli alezan si bien ajusté au cavalier. La noble bête appelait-elle son maître? L'idée qu'il ne la monterait jamais plus lui rendit plus cruel encore le sentiment de son déshonneur et, pour la première fois depuis son arrestation, il eut peine à refouler ses larmes....

Cependant, après avoir toussé, le capitaine déploya une pièce administrative et lut, non sans bafouiller, le procès-verbal du flagrant délit.

Les yeux humides toujours tournés vers le faîte, les bras ballants, le patient s'efforçait de n'écouter que le guilleri des moineaux, le hennissement de son brave cheval et aussi les premiers accords d'un bal de guinguette qui turbulait non loin du quartier, mais il avait beau s'évertuer, les périphrases pudibondes et ronflantes du réquisitoire dominaient toutes les autres rumeurs, et les termes de sa condamnation: «...attentat aux mœurs... dégradation ignominieuse... mise au ban de l'armée...» lui brisaient le tympan comme des percussions de cymbales ou le lui déchiraient comme des éclats de fifres.

Arrivé au bout de sa lecture: «Faites votre office!» proféra d'une voix plus sourde le commandant en s'adressant au maréchal des logis.

Celui-ci, après une pause crispante, se décida enfin à aborder le condamné et, à gestes précipités, il lui arracha tout d'une tire les chevrons et les galons des manches, les torsades des épaules, les brandebourgs, les passements et jusqu'aux boutons du dolman. Afin de faciliter cette opération infamante, au préalable insignes et ornements avaient été décousus puis rattachés légèrement à l'uniforme. Malgré cela l'opérateur suait à grosses gouttes; plusieurs fois il fut forcé de s'y reprendre; il voyait trouble; sa main lâchait prise; pressé d'en finir il allait trop vite.

Avant d'entrer au service ce gradé avait été valet de mareyeur et, à chaque broderie qu'il enlevait au misérable, il se souvenait du sifflement que produisait la peau des anguilles vives ramenée au bout de son couteau ébréché. Il n'était pas jusqu'à la pâleur livide et surtout les convulsions du dégradé au contact de son poing qui ne rappelassent à l'exécuteur les bestioles violâtres qui se tordaient, écorchées et tronçonnées, sur l'étal.

Le sourire de bravade et de forfanterie que les lèvres de l'anathème étaient parvenues à dessiner, au commencement, dégénérait, de stade en stade, en un sardonisme tellement atroce, que l'exécuteur se détournait pour ne plus le rencontrer.

Ce rictus faussement hilare était d'ailleurs démenti par l'inépuisable détresse qui vitrait, dilatait et humectait les yeux de la victime.

Pour finir, le tourmenteur emporta d'un coup sec et précis les larges bandes oranges faufilées à la culotte. Et à cette suprême avanie, lorsque le misérable ramena vers l'exécuteur ses yeux lamentables, une fièvre brûlante les avait subitement séchés: ils n'étaient plus noyés de larmes mais ils étaient injectés de sang.

Cette fois le maréchal des logis recula et battit en retraite, hanté pour le restant de ses jours par l'expression vengeresse de ces prunelles sanguinolentes.

Le capitaine aussi s'était retiré de la scène. Pour les formalités qui restaient à accomplir il répondait de la très bonne volonté de ses hommes. Point n'avait été besoin de les styler.

Les deux rangs se rapprochèrent de façon à former un long et étroit couloir depuis l'endroit où se trouvait le condamné jusqu'à la grande porte ouverte à pleins battants.

Le pauvre diable pressentit qu'une autre épreuve, un surcroît de torture lui était réservé.

A quelle gymnastique vont-ils se livrer tous ces rossards, alignés à quelques pas l'un de l'autre pour avoir plus de jeu? La jambe droite portée en avant, on les croirait prêts à se fendre comme à la salle d'armes. Mais jamais ces facies ne trahirent pareille préoccupation agressive. Ils prennent donc leur mission bien au sérieux! Ces lèvres pincées, ces regards épieurs, ces têtes carnassières obliquement tendues vers sa piètre personne! On dirait autant de spadassins ou plutôt de coupe-jarrets appostés sur la grand'route....

Tzim la la! Les croque-notes de la guinguette attaquent le finale de l'endiablé quadrille dont la pastourelle vient d'accompagner la dégradation du misérable.... En avant deux! Et en cadence!...

Non, ils sont trop de monde à lui en vouloir. Pitié, les anciens copains! Tout, mais pas cela! Qu'on le ramène plutôt au cachot pour ne plus jamais l'en extraire; qu'on l'y dérobe à la vue de ses semblables, qu'on l'y laisse même crever de faim et de soif. Tenez, il y retourne de son propre mouvement....

Mais les pitauds qui étaient allés le dénicher tout à l'heure et qui, postés derrière lui, n'ont cessé de le surveiller, répriment cette velléité d'indépendance et, rattrapant le gaillard par les épaules, le font pirouetter sur lui-même et, d'une double ruade décochée au bas du dos, l'envoient entre les deux colonnes mal intentionnées.

Dzim la! En avant deux!

De file en file, les coups de pieds pleuvent drus et rythmiques, scandés par la musique forcenée, à temps et à point voulu, presque avec le une... deuss... de l'école de peloton: replié vers la fesse, le bas de la jambe fait ressort du jarret et projette la botte dans les reins du pâtiras. D'aucuns mais combien rares, manquent la cible, à dessein, et se bornent à esquisser le geste. La masse truculente de ces mouflards aigris par les punitions et les corvées prend un âpre délice à ce jeu féroce. Ils frétillent et piaffent en attendant leur tour. A l'approche du souffre-douleur ils tirent la langue, la serrent entre les dents, bandent leurs muscles, contractent tout le corps, en vue d'une action unique. Ils sont littéralement hors d'eux-mêmes. Pas souvent qu'ils rateraient le pékin! Et avec la malice hypocritement salace de chenapans employés à des œuvres d'équité sociale, ils lui décochent la pennade juste entre les jumelles. Les plus agiles, après l'avoir fouillé de la jambe droite, le rattrapent de la gauche. Et tous ricanent, trigaudent, joignent l'invective aux voies de fait, applaudissent aux atouts les mieux rabattus, et se répandent en interjections rauques, en ahanements de goujat qui bat la semelle pour se réchauffer les arpions. Jamais les bélîtres n'apportèrent tant de zèle et d'émulation à la manœuvre. Cette rigolade sera la plus carabinée de leur temps de service!

Il y a jusqu'au fracas étrangement mat et étouffé de cette volée de coups assénés à la défilade qui les a mis en liesse. Un ancien débardeur compara ce bruit à celui d'une pile de ballots s'écroulant à fond de cale. A un bûcheron, il rappela l'aigre bise d'hiver qui secoue rageusement la forêt effeuillée. Mais un manutentionnaire trouva mieux encore: par la suite, chaque fois qu'il jouait des pieds dans le pétrin, il songeait à la plainte sourde de la pâte humaine ce soir à jamais fameux!...

Inerte, privé de toute pensée, durant plusieurs secondes l'homme ricoche et bondit. Une escaffe le renverse, une autre le ramasse. S'il s'abat c'est pour se relever aussitôt comme une haridelle sous le fouet du charretier.

Enfin, il touche à la limite de cette voie de douleurs. Quatre à six tourmenteurs encore à dépasser et il sera dehors, libre, au large. Mais le large et la liberté l'épouvantent bien autrement que les épreuves qu'il a subies dans ce préau. Cette rue faubourienne, ces terrains vagues, ces enclos lépreux piqués, çà et là, de quelque bec de gaz palpitant comme une chauve-souris enflammée, cette atmosphère vespérale ne lui a jamais paru aussi farcie d'embûches.

Un horrible imprévu le guette....

Et plutôt que de sortir avec empressement, il se bute, il se rebiffe, il ne bronche plus sous les coups. Au besoin il repasserait entre les deux haies de tourmenteurs pour réintégrer son cachot de miséricorde. Mais, exaspérés par cette inertie, d'ailleurs pressés d'en finir, les derniers partenaires réunissent leurs efforts et, le visant à la fois, le projettent sur le pont-levis au-delà de la porte.

Avec un fracas sépulcral, les vantaux massifs battirent derrière lui, tandis qu'une huée prolongée le salua par-dessus les créneaux de la muraille.

II

Il se tint blotti dans l'encoignure, sous la voûte ténébreuse, pesant contre la porte, haletant après les quatre murs, après la clémente solitude de la geôle. Au fond il mit du temps à se rendre nettement compte de ce qui lui arrivait. Incapable de toute volition, il ne se découvrait plus que de vagues instincts. Il claquait des dents, il était aveuglé et fourbu, mille chandelles giraient sous ses paupières, il ne cessait de frissonner, mais parfois des sanglots d'asphyxié, des hoquets d'épileptique le secouaient et le tordaient tout entier. Le haro de ses ennemis se répercutait encore en ses oreilles et il lui semblait que leurs pieds continuassent de le fouler.

Sa tenue, si glorieuse il y avait à peine cinq minutes, à présent dégarnie de ses affiquets et de ses passementeries, défaite comme une guenille, trouée par places, ne tenant presque plus à son corps, représentait une livrée de honte, une caricature de l'uniforme; une de ces friperies de carnaval qui boivent la sueur et proclament la crapule de plusieurs générations de masques, un paillasson auquel s'étaient raclées avec rage les plus boueuses semelles du régiment.

Et dire que son équipement était moins avarié encore que l'épave humaine qui le revêtait. Impossible de tomber plus bas, d'être plus abject, plus odieux que ce rebut de l'armée. Sous l'uniforme il ne comptait plus un seul camarade. Aucun de ceux avec lesquels il avait roulé, grenouillé de bouge en bouge, les soirs de vadrouille, avec lesquels il s'était cependant vautré dans de dégradantes promiscuités, ne lui pardonnerait cette turpitude suprême à côté de laquelle les pires infamies devenaient de bonnes œuvres. Les plus mauvais drôles s'étaient cru le droit et même le devoir de le jeter à la voirie!

Et son châtiment ne faisait que commencer:

Désormais le meilleur samaritain se détournerait de lui. Le lépreux aurait peur de lui toucher la main. Il était irréparablement interdit, hors la loi, hors la société, hors la famille! Pour lui plus de parents, plus de sœurs, même plus de mère!...

A cette pensée, la première qui lui revint, il recouvra aussi l'usage de ses membres et fit un mouvement pour enjamber le garde-fou de la douve, mais, tout à coup les dissonnants accords du quadrille raclé et soufflé pendant son supplice secouèrent de nouveau la torpeur cauteleuse de la banlieue.

Et les discordances, la couleur fauve, la frénésie, la continuelle fêlure de cette musique digne du rogomme et des gueulées du voyou, ces cuivres aussi mal embouchés que des escarpes, ce cancan provocateur et cynique sur lequel on venait de lui faire danser le plus macabre des cavalier-seul, viola brusquement sa conscience et convertit son désespoir en un démesuré besoin de représailles!

—Quelle bêtise j'allais commettre! se dit-il, en s'éloignant allègrement de la caserne. Une vaste blague, la vertu! Et les honnêtes gens, autant d'hypocrites qui ne punissent que le scandale.... J'eus tort de me faire pincer: voilà tout.... La nature se moque bien des lois humanitaires et des convenances sociales.... Les gueux pour lesquels brille le beau soleil et verdoient les arbres des grands chemins sont plus nombreux que les promeneurs rassis et poussifs et si les nuits obscures protègent les liaisons permises, elles ne favorisent pas moins les amours frauduleuses!...

Il ferait beau voir les animaux domestiques réduire à l'impuissance les rapaces et les carnassiers.... Imbécile qui me croyais l'exception, le seul dérogateur de mon espèce!... Quoi, j'ai vingt-trois ans à peine, et pour une peccadille, pour une mésaventure, je me serais appliqué à moi-même cette peine de mort que l'excellente justice de ce monde épargne souvent aux chourineurs effrénés.... C'en est fait.... Si l'ordre et la règle me condamnent sans rémission, je m'enrôle au service de la fantaisie et du bon plaisir; je passe à l'armée des francs vauriens et des insoumis....

Pas de danger, ma fine, que les coucheurs des pouilleries et les turlupins des correctionnelles me vomissent, m'expurgent de leur milieu pimenté....

En voilà qui ne disputent point sur les goûts ou les couleurs!... Je sais une franc-maçonnerie dans laquelle mon caractère et ma jeunesse me vaudront une cordiale hospitalité!...

Et tandis qu'il s'étourdissait de sophismes jetés ou phrases saccadées, entrecoupées de ricanements, il se suggérait des mystères et des rites qu'il n'aurait su poétiser en termes assez spécieux....

Aux confins du monde rationnel, au delà des extrêmes tolérances, les stigmatisés, les incurables de son espèce se réfugiaient en des lazarets clandestins, pour y trouver un soulagement au seul mal que ne pourraient adoucir nos sœurs de toutes les charités!

De trop explicites gazettes lui avaient révélé les mœurs ségoriennes des colonies pénitentiaires. A côté des chambrées de mendiants et de frelampiers, celles de la caserne avec leurs farces risquées et leurs indécentes brimades étaient de virginales nurseries. Les chauffoirs des dépôts de vagabonds perpétuaient les priapées des antiques étuves. Et, comme dans des serres torrides établies pour la culture la plus forcée, on y voyait fleurir des végétations monstrueuses ressuscitées du paganisme ou importées de l'Orient.

L'atmosphère y régnait plus suffocante que l'ozone et plus délétère que la mofette. De livides désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux follets sur la tourbière. Ici, le feu de l'enfer prévalait contre le feu du ciel, car nulle part ailleurs les salamandres des ardeurs maudites et des lacs asphaltides ne se traînaient et se mêlaient avec autant d'effronterie. Et à présent le dégradé aspirait à cette vie patibulaire et goûtait par anticipation la cuisante et sinistre tendresse du galérien pour son compagnon de boulet....

III

Il était tellement obsédé par ces mirages néfastes, qu'en passant devant l'entrée du bal où le quadrille ne cessait de vacarmer il bouscula deux danseurs, passablement gris, qui en sortaient bras dessus, bras dessous.

La lanterne rouge de l'enseigne leur permit de dévisager le maladroit. Ses traits décomposés, ses yeux hagards, l'expression farouche et incendiaire de sa physionomie les frappèrent aussitôt; mais ce qui les estomaqua au point de les dégriser, ce fut l'extraordinaire état de son accoutrement. Ce débraillé, à lui seul, constituait un attentat au décorum et à l'ordonnance.

—Où diable ce paroissien avait-il été s'arranger ainsi?

Subitement, ils comprirent: son aventure avait fait du bruit. La rencontre était vraiment piquante. Une aubaine! Attention! On allait rire!

Et l'un des deux faubouriens lui vitriola la face du même sobriquet que venaient de lui hurler les échos de la caserne. Cette fois encore, la résolution l'abandonna; il demeura lâche, baissé, sous l'injure. Et avant qu'il eût repris connaissance, songé à repousser ces agresseurs ou du moins à s'enfuir, d'autres gaillards, attirés à la porte par les exclamations et les sifflets de ralliement de leurs camarades se massaient autour du dégradé et lui coupaient la retraite.

Un mot les mit au courant. Leur mauvais gré se compliquait de cette hostilité que les gens du peuple, principalement les faubouriens et les ruraux investisseurs de la ville, nourrissent contre tout ce qui porte l'uniforme. Des guet-apens et des rixes ensanglantaient sans cesse les abords de la caserne. Plusieurs fois le bouge même où les galants de barrière faisaient sauter leurs dulcinées, avait été démoli de fond en comble par la soldatesque en manière de représailles et par esprit de corps, à la suite d'avanies infligées à l'un ou l'autre lancier.

Si le cavalier qui venait de tomber dans cette bande de batailleurs avait déserté ou reçu la cartouche jaune pour un autre motif, sans doute l'auraient-ils accueilli en triomphateur, mais, quoique peu pointilleux sur le chapitre de la morale, cette fois, la nature de son offense les indisposait plutôt contre lui et ils se réjouissaient cruellement de pouvoir justifier leurs préventions à l'égard de l'arme entière à laquelle avait appartenu l'expulsé, et à laquelle ils attribuaient les mêmes déshonorantes pratiques. Ils seraient encore moins cléments pour le coupable que ses anciens frères d'armes. Déjà ils l'entraînaient à l'écart pour le mettre à de nouvelles questions, le coucher longuement sur la claie, le torturer avec ces atermoiements au moyen desquels les virtuoses de la brimade allongent la crevaison d'un chien galeux.

Un des principaux marlous s'interposa:

—Ne salissons pas nos mains à ce bougre: accordons lui plutôt l'occasion de se racheter. A cet effet fondons-le dans notre basse-cour et voyons s'il se montrera coq ou chapon!

Exultant à ce mirifique programme, la bande charria, sans plus tarder, le sujet à l'intérieur du bal. Si les femelles de ces lurons ne demandaient pas mieux que d'accorder une revanche à ce joueur par trop grec, par contre le patron de l'établissement, soucieux d'éviter de ruineuses mises en contravention, se fit un peu tirer l'oreille avant d'autoriser ce sport passablement décolleté, mais comme il dépendait exclusivement de cette clientèle excentrique et qu'en somme en irritant ces détestables coucheurs il courrait plus de péril qu'en s'aliénant la rousse et les pandores, il finit par se rendre à leurs injonctions comminatoires. En conséquence on ferma les portes, on bâcla les fenêtres pour empêcher les indiscrétions; on suspendit les danses. Quelqu'un imposait même silence aux gagistes, mais la majorité insista au contraire pour que le divertissement fût assaisonné de musique. Leur avis prévalut, et les croque-notes furent invités «à mener le plus de boucan possible» afin de donner le change aux mouchards du dehors. «Puis, qui sait, ce bacchanal ficherait peut-être du gingembre au refroidi!»

—Attention! clama le boute-en-train qui venait d'émettre cette hypothèse profonde,—l'honneur est aux doyennes du sérail. Allez-y, chacune, de votre boniment! Mais, jusqu'à nouvel ordre, bas les pattes!

Pour tenter la conversion du renégat on n'accordait à chaque prêcheuse que la durée d'une figure de quadrille.

Au signal l'orchestre entama avec rage le «pantalon» de la danse fatidique et on vit s'avancer sur la piste une chiffonnière édentée, une pierreuse qui tenta de circonvenir le patient avec des grimaces de guenon amoureuse et lui débita des ordures camardes.

La galerie souligna ces lugubres lazzi par des bourrades et des huées.

Après cette maugrabine, aux premières mesures de «l'été» s'amena une colporteuse presque aussi mûre, qui entretint l'indulgente hilarité des comparses mais n'obtint aucun autre succès.

Pour la «poule» cette vétérane du trottoir céda le terrain à une harengère un peu moins marquée, plus propre aussi, dont, au milieu de fort profondes ténèbres, un permissionnaire ivre se fût peut-être rassasié, quitte à l'étriper ensuite.

Celle-ci fit place à une commère rondelette, vraiment accorte, un morceau friand sur lequel il ne fallait pas cracher; toutefois le mijauré ne répondit pas plus à ses avances qu'à celles des trois précédentes gorgones.

Les assistants commençant à le trouver difficile, se remirent à l'interpeller sans expurger leur vocabulaire.

Il ne se laissa pas démonter par leurs reproches et opposa la même froideur, le même dédain aux paroissiennes qui défilèrent après cette favorite de la corporation. Brunes ou blondes, amazones imposantes ou gamines délurées, sirènes serpentines ou boulottes douillettes, vampires décharnés ou goules ventrues, aucune ne parvint à lui tisonner le tempérament.

La toute dernière, celle que les juges du tournoi tenaient en réserve: un trottin de modiste, une rousseaude encore mineure, l'air d'un collégien précoce, sans poitrine et sans hanches, n'obtint pas plus de résultat que la kyrielle qui l'avait précédée.

Quand cette maigrichonne se retira en s'avouant vaincue, ce fut un tollé, un hourvari, une explosion de sarcasmes et d'invectives.

—Eh bien, s'il en est ainsi!—hurla le chef de la bande, à toutes ces femmes horriblement mortifiées,—il y passera de force! A la curée les mâtines!

—A la bonne heure! se dit le dégradé. Mieux vaut subir leurs violences que leurs fadaises!

Et comme toutes, vieilles et jeunes, se ruaient à la fois dans l'arène, il leur décocha un regard tellement frigide, tellement rébarbatif, qu'elles tombèrent en arrêt, matées par sa superbe, confondues par l'énormité de son aversion.

Mais il se ravisa subitement sous l'afflux d'une inspiration satanique: le moment était venu de s'amuser à cette expérience tout autant, même mieux que les facétieux récidivistes.

Bientôt, avec l'aide du mauvais génie, le lancier déchu serait peut-être le seul à se divertir. Oui, rirait bien qui rirait le dernier! Les candides repris de justice ne se doutaient guère de ce qui les attendait, du tour abominable que ce cachottier était résolu à leur jouer.

On le vit se départir de son attitude répulsive, de sa contenance hargneuse. Allait-il s'humaniser à la fin? Ses traits se détendirent; il se rengorgea, se campa avantageusement, et, les bras croisés sur la poitrine, laissa errer sur son houleux entourage des regards ressemblant à des œillades. Où voulait-il en venir? Il songeait tout simplement à prolonger l'épreuve, à gagner du temps en leurrant ces bagasses, en les promenant par des alternatives de confiance et de déception, jusqu'à la minute fatidique où sa conspiration éclaterait à tous les yeux. Rien n'avertit les matériels Philistins et leurs rouées Dalilas de la catastrophe que leur préparait ce méchant Samson, pas même le sourire faux et sybillin effleurant furtivement ses lèvres.

Oui, il joua tellement bien la comédie que les femelles s'y laissèrent prendre et rentrèrent momentanément leurs griffes, malgré les objurgations des mâles avides de carnage et pressés d'en finir. Voilà qu'elles se reprirent à le supplier en chœur, à lui chuchoter de tendres et humbles déclarations: leurs paroles impatientes, leurs rogues reproches expiraient en soupirs langoureux. C'est tout au plus si elles s'enhardirent jusqu'à l'embrasser, à l'étreindre dans leurs bras, à le presser contre leurs gorges palpitantes. A la longue, comme il demeurait calme, souriant, énigmatique, sans se prononcer encore, en cette crispante posture d'un bellâtre que sa fatuité empêche de désigner son élue,—les mieux tournées abandonnèrent jupes et corsages, recoururent à des attitudes savantes, à des pratiques jusqu'à présent souveraines et irrésistibles.

Lui continuait de les berner en secret....

Alors, toujours sans le brutaliser, elles achevèrent la besogne de ceux qui l'avaient dégradé et le débarrassèrent pièce par pièce de son uniforme dépareillé. Loin de leur opposer la moindre résistance, il semblait encourager ces privautés, si bien qu'elles finirent par le réduire au costume sommaire du conscrit examiné par le conseil de revision.

A l'époque où il passa cette visite, véritable parangon de beauté mâle et adolescente, ses formes nerveuses et musclées avaient arraché des jurons approbateurs aux grognards chargés de jauger et de trier la viande à canons. Mais aujourd'hui, une influence mystérieuse, un pouvoir occulte étrangement suggestif était intervenu pour enchérir encore sur ses perfections naturelles, pour le transfigurer, le parer d'une splendeur surhumaine.

Aussi devant ce nu impeccable, les femmes demeurèrent elles quelques moments éblouies, tenues en suspens, ne sachant plus quel parti prendre, muettes, retenant même leur haleine, sentant leurs jambes se dérober sous elles, sur le point de tomber à genoux....

Puis le désir l'emportant sur la dévotion, leur nostalgie charnelle s'invétérant jusqu'au paroxysme, elles fondirent sur lui, toutes le voulant à la fois, toutes résolues à s'en emparer coûte que coûte, à en prendre leur part, dussent-elles pour cela le lacérer et se disputer les lambeaux de sa personne comme elles venaient de se partager les bribes de son reste de tenue.

IV

Les hommes de l'assemblée, presque tous jeunes et athlétiques gaillards de plein air: braconniers, valets d'abattoirs, tape-dur, rôdeurs de barrière, s'étaient égosillés à flatter et à stimuler leurs compagnes. Fiévreux, trépignant d'impatience, avec des rires, des grognements, des exclamations, des battements de pied, des claquements de langue, des jurons, des tortillements et des dislocations de mancheur, ils semblaient des villageois intéressés dans un combat de coqs, avec cette différence qu'ici chacun pariait pour sa poule contre ce coq récalcitrant.

Peu jaloux, même partageux par industrie, ces galants ne demandaient pas mieux que de céder, en passant, les faveurs de leurs gourgandines à ce joli benêt. Celle qui triompherait de sa froideur n'en acquerrait que plus de prestige.

A la longue, cependant, les marauds s'échauffaient à la place de cet homme de bois et ils refoulaient à grand'peine leur envie de s'élancer sur les tentatrices et de les venger de sa frigidité par un tribut surabondant. Et en même temps qu'ils se trémoussaient d'ardeur et râlaient de convoitise, ils ne trouvaient plus d'imprécation assez énorme pour en agonir le piteux damoiseau.

L'épreuve se prolongea. D'insinuantes et de câlines qu'elles s'étaient montrées jusqu'à présent, les femelles se firent agressives et malignes; une rancœur, une âcreté acheva d'encanailler leurs grâces banales et leurs appas publics.

Le dépit les enlaidissait à tel point que l'attention angoissée et tendue, la solidarité fougueuse et vengeresse de la galerie se relâchèrent.

Graduellement les drôles en vinrent à partager la répugnance que ces maritornes grimaçantes et gorgiases, l'écume aux lèvres, rauques de lubricité, inspiraient à cet adonis.

Oui, peu à peu, et en leur for intérieur, ils désavouaient leurs violentes complices.

Comment en arrivèrent-ils à se rappeler avec un regret attendri, avec presque l'envie de les revivre et de rattraper les occasions négligées, tant de polissonneries commises en manière de récréations à l'époque de leurs baignades d'apprentis lâchés par les fabriques?

Leurs flopées gagnaient à pas accélérés les rives du canal de batelage. Par les crépuscules caniculaires leurs plongeons troublaient les eaux stagnantes et ravageaient les îlots d'algues et de fétides nénufars; puis, mettant de spéculatives lenteurs à se rhabiller, prenant plaisir à se voir au naturel, leurs ébats licencieux, leurs jeux outrés sur les berges poudreuses scandalisaient la digestion des pudiques merciers gavés de fritures et de matelotes.

La nudité de ces vauriens, leur carnation spéciale persistait à trahir les efforts et les attitudes du métier, le jeu de l'outil, les tics et les manœuvres professionnels; leurs membres s'étaient façonnés à la gymnastique artisane; leur chair, imprégnée des poussières et des suées du labeur, gardait le flottement, la cassure, les bourrelets, le ragoût topique, quelque chose de l'usure, du foulage et de la patine des haillons dépouillés. Ce déshabillage vicieux se tonalisait avec la région usinière. Il marquait l'heure ambiguë de cette «pleine eau» clandestine, abrégée et dramatisée par l'apparition des bonnets à poil. Garçons de peine et goujats correspondaient physiquement aux torpides effluences du serein. Ils s'assimilaient le charme paludéen, la douloureuse et toujours convalescente beauté de cette nature suburbaine.

Leur dégaine efflanquée et blafarde, leurs muscles émaciés par places, remplis et presque trop fournis en d'autres, leurs bras maigres, leurs vertèbres saillantes, leurs mollets variqueux, leur suggérait mutuellement de morbides comparaisons, les induisait en de scabreuses espiègleries. De furieux corps à corps aboutissaient à des rapprochements douillets et frileux, à des tendresses détournées....

Oui, comment en arrivèrent-ils, tous ces garnements rogues et fortement émoussés, à se remémorer à présent les tiédeurs veloutées et les insidieuses caresses de l'adolescence? Comment leurs narines peu subtiles retrouvèrent-elles l'odeur spéciale de ces soirs glauques où la campagne fausse s'électrise comme une chambrée de fiévreux? Mais qui expliquera jamais le dynamisme de nos êtres? Et la complaisance du fer que la rouille dévore.... Et la limaille s'accrochant à l'aimant?...

Au surplus, depuis longtemps appâtés de force musculaire, friands d'exploits intrépides, de rixes bien rouges et de défis téméraires, capables d'envier à un rival ses prouesses de fracasse et de pugiliste plutôt que ses équipées galantes, capables aussi de sacrifier une maîtresse à un féal compagnon, à mesure que leur attention se détachait des sirènes échevelées et glapissantes, ils se prirent à admirer le courage et l'impassibilité du patient et à mesure aussi que s'invétérait leur répulsion pour leurs amantes de tout à l'heure, ils se sentirent non seulement indisposés de moins en moins contre cet original, mais trouvèrent son tempérament fort plausible, se prirent même à son égard d'un commencement de compassion, lequel ne tarda pas à dégénérer en une affective indulgence. Ce mystérieux retour d'affinités s'accusa de minute en minute. Jamais ces forcenés n'avaient rencontré ce genre de force, cette bravoure-là, ce mépris des pires ignominies, cette assurance, cette radieuse crânerie, cette désinvolture de jeune dieu supérieur à toutes les lois et à tous les pactes du commun des créatures.

Et le calme céleste qu'il puisait dans son abjection, sa nonchalance féline, son impavide jeunesse, surtout l'ostensible et blasphématoire dégoût de la femme dans ce corps viril d'une cambrure épique, d'un moule ineffable, servi par des attitudes sculpturales, flattait à la fin un penchant qu'ils n'avaient jamais découvert sous leurs rugueuses carcasses et démêlé dans la houle et l'effervescence de leurs postulations.

C'était plus qu'en peintres et en statuaires vibrants, même plus qu'en acrobates et en lutteurs de carrefour qu'ils appréciaient la supérieure plastique de ce mécréant. Non seulement ils l'avaient absous mais ils l'aimaient d'une ambiguë tendresse, ils étaient prêts à embrasser sa cause.

Ils s'abstinrent de joindre plus longtemps leurs invectives et leurs reproches orduriers aux gravelures dont le criblaient les bourrèles; leurs pieds cessèrent de battre la mesure du chahut incendiaire et leurs poings de se crisper au fond de leurs poches ou de se tordre, brandis vers lui comme des casse-tête; l'angoisse serra leur gorge, son fluide leur empoisonna les moelles, leurs entrailles souffrirent pour lui, leur chair pâtit dans sa chair, leurs corps s'incorporèrent au sien....

Détourner chez ces copieux sacripants le torrent des instincts sexuels, déplacer le siège de leurs affections, fomenter l'érotisme le plus subversif: c'était donc là ce qu'avait tramé l'infâme. Le maléfice opérait au delà de ses plus vindicatives espérances:

Il s'était produit en ces natures plantureuses et massives un de ces répréhensibles et véhéments transports qui fanatisaient les païens à la vue des tortures superbement endurées par les martyrs et qui dictent aujourd'hui une impérieuse vocation d'assassin aux gavroches grelottant d'un spasme sanguinaire dans les livides aubades de la guillotine....

Le perturbateur avait suggestionné de tout son fluide ces faubouriens intraitables et bourrus, ces luxuriants sauvageons. Et à présent, en retour, il sentait les ondes de leur monstrueuse sympathie envahir l'espace et l'envelopper, lui-même, des pires baisers et des plus secrètes caresses. Une expression de jouissance sublimée s'épandait sur son visage. On aurait cru assister à l'apothéose d'un confesseur de la foi ravi dans l'invisible chœur des anges. Sa capiteuse agonie troublerait à jamais les sources amatives de ceux qui en avaient été les témoins et ces barbares qui venaient de le livrer aux représailles de leurs femelles devenaient ses premiers néophytes, ses disciples passionnés et vengeurs!

La rage, la haine, la soif de revanche qui avait succédé tout à l'heure en lui à ses remords et à son désespoir, faisait place à son tour à une sensation de béatitude infinie, d'éperdue félicité, de triomphe suprême. Il était fier de lui-même, réconcilié avec sa faute au point d'en tirer gloire: sa conscience légitimait et exaltait ses erreurs....

Les buveurs oubliaient de pinter, les pipes s'éteignaient l'une après l'autre, les voix rudes des mâles se taisaient. Envahis par l'angoisse ambiante, les musiciens renonçaient à torturer leurs cuivres bossués et leurs boyaux de chat, et dans la salle on n'entendait plus à présent que les sinistres glapissements des louves aboyant à la lune par une nuit de gel, ou de faux ricanements d'hyènes tenues en respect par une comminatoire effigie tombale....

Quelque temps, trop occupées de leur victime, elles ne remarquèrent pas le silence réprobateur dans lequel se renfermait la chambrée si tapageuse et si rutilante du commencement de la partie. Mais la possession magnétique s'établissant de plus en plus étroitement entre les regardants et la victime, le fluide qu'ils échangeaient devenant de plus en plus intense, ce calme et cette immobilité autour d'elles leur causèrent une vague inquiétude, puis elles furent intriguées par l'air extatique dont leur proie les narguait, puis, elles découvrirent la crise inouïe qui s'était produite dans les sens de leurs souteneurs.

Damnation! Non content de se dérober à leurs avances et à leurs pratiques, l'aberré passionnel leur volait, leur arrachait les tendresses de ces bons mâles. S'il défaillait, s'il se pâmait ainsi, c'était enivré par le bouquet de leur abominable tendresse.

Désormais elles, les coucheuses et les nourricières fidèles, n'existeraient plus pour ces ruffians débridés!

Se pouvait-il? Plus moyen d'en douter.

Alors, avant de se retourner contre les lâcheurs, elles voulurent en finir avec l'androgyne qui les avait débauchés. Avec une recrudescence de rage, elles se mirent à le griffer, à le mordre, à lui tirer les cheveux. Quelques-unes le percèrent de leurs épingles, de leurs broches, le déchiquetèrent à coups de ciseaux. Les hideuses vieilles proposaient de le mutiler, mais les jeunes les en empêchèrent, ne désespérant pas encore de leurs prestiges. En attendant, elles le faisaient mourir à petits coups. A défaut de sève, elles se gorgeraient de sang. Lui, cependant, continuait de rire aux démons. Son exaltation le rendait disvulnérable ou plutôt, à mesure qu'elles le criblaient de blessures, il lui semblait que ses idolâtres y promenaient des lèvres balsamiques et on n'aurait su s'il se débattait dans les affres du trépas ou dans un spasme de félicité divine.

Ses complices demeuraient stupéfaits, cloués sur place, partagés entre l'envie de le délivrer et la jouissance de cette sublime agonie. Ainsi, les prêtres sacrifient dans la messe le rédempteur qu'ils adorent.

L'ayant vu chanceler, car elles lui avaient ouvert les veines et il perdait le sang en abondance, ils firent un mouvement pour se porter à son secours. Il eût été aussi difficile de parvenir jusqu'à lui que de retirer un fétu de paille du milieu d'un feu de prairie. N'importe, ils l'arracheraient mort ou vif de leurs serres et ils immoleraient toutes ces harpies sur le corps du seul bien-aimé.

Devinant leur impulsion, il eut encore la force de leur faire signe de s'arrêter. Pourquoi subsister plus longtemps? N'avait-il pas épuisé en ces quelques minutes la somme de joies terrestres, vidé jusqu'au tréfond la coupe des voluptés majeures? Il étendit vers eux des mains conjuratrices pleines d'onction et de charité. Avant de les fermer pour toujours, par-dessus l'enchevêtrement et les replis des ménades, il laissa reposer ses yeux d'ombre et de vertige sur le cercle de ces possédés. O ce qu'il y avait de délicieusement félon, d'ineffablement sacrilège, d'amoureusement sinistre dans ces mémorables yeux d'archange déchu!...

Alors, aspirant, inhalant dans un dernier effort de ses poumons toute la dévotion qui émanait de ces ensorcelés, pour s'en griser comme d'un vin eucharistique, pour s'en oindre comme d'un chrême efficace entre tous, n'espérant nul viatique plus digne de son paganisme, lui-même sentit s'épancher, avec la vie, tout ce qu'il couvait de désirs et de nostalgies, tout ce qu'il distillait de sèves, et l'essentiel de son être aller vers eux et se consumer dans les flammes de leur perdition.


LE SUICIDE PAR AMOUR

A Georges Khnopff.

Il était arrivé à Marcel Gentrix, le dilettante, l'une des très rares fois qu'il eût accepté à dîner,—car il se trouvait mal à la seule idée des présentations, des amabilités de commande et des visages oiseux,—de se rencontrer avec un gentleman anglais nommé sir Lawrence-Frank Whittow.

Le visage nébuleux et énigmatique de cet étranger avait requis son attention au même titre que le piquait tout objet rare, médaille antique ou musique exhumée. Sans deviner la nature de la hantise ou de la possession dont souffrait Frank Whittow, le faux misanthrope devinait en lui un de ces orgueilleux humanitaires, un de ces exceptionnels qui se sont repliés sur eux-mêmes et qui se consument aux passions qu'ils n'ont pu communiquer comme le feu purificateur à une élite de mortels.

Aux yeux du monde extérieur sir Lawrence représentait l'un des trois ou quatre contemporains à qui l'on pût appliquer cette épithète «puits de savoir» et qui eussent été, au moyen-âge, autant de docteurs Faust.

Une série de formidables découvertes dans le domaine des sciences naturelles l'avaient auréolé de gloire et presque de terreur. Il s'attachait à cet homme pâle et fluet, au parler sourd et grave, quelque chose du prestige qui revêtait les sorciers et les thaumaturges, et quelque merveilleuses et même bouleversantes que fussent ses découvertes, les milieux savants attendaient de son génie des conquêtes plus miraculeuses encore. A leur avis leur illustre collègue en savait plus long qu'il ne voulait le dire et le publier.

N'eût-il même pas été nimbé de prestige que sa physionomie eût écarté les familiers et les indiscrets. Agé de trente ans, par moments son visage en accusait dix-huit et d'autres fois cinquante.

Pour définir l'impression que lui avait causée le masque caractéristique du baronnet, Marcel n'avait pas trouvé mieux que de comparer ce masque à un ciel caniculaire pendant une de ces journées de chaos météorologiques où des orages sinistres alternent avec des azurs trop ensoleillés.

Sir Lawrence avait des cheveux très noirs, la barbiche et la moustache peu garnies, des lèvres minces et légèrement sardoniques, mais, remarquables avant tout autre détail de sa physionomie, des yeux extraordinairement bleus, des yeux lucides et impérieux de magnétiseur, avec, par intervalles, ce quelque chose de fuyant et d'oblique que les Napolitains constatent chez les jettatori.

Marcel Gentrix m'affirma souvent, au temps de ses premiers rapports avec le célèbre étranger, que tout le personnage lui semblait éclairé par une lumière intérieure, étrangement lunaire et sidérale, comme des idées qui se mettraient à luire, comme un fluide psychique, se révélant au sens visuel, et Marcel ajoutait qu'à certains jours critiques et émotionnels cette concentration de rayons moraux était telle en sir Lawrence que les objets autour de lui paraissaient s'estomper et s'amortir, se noyer en crépuscule. Pour me servir de la pittoresque expression de mon ami, c'était alors comme si le soleil se couchait en cet homme.

A la surprise de tous sir Lawrence-Frank Whittow honora Marcel de fréquentes visites. On plaisanta même, pour autant qu'on osât plaisanter le savant anglais, l'amitié subite de ces deux taciturnes. D'abord il fut surtout question entre eux des lois et des phénomènes de la physique. Des expériences établies et contrôlées, ils se lancèrent dans les champs de l'hypothèse, des inductions et des probabilités.

Sir Lawrence était, à ce qu'il déclara lui-même à Gentrix, un positiviste mystique, c'est-à-dire qu'il croyait au merveilleux, tout en niant le surnaturel. Rien ne lui paraissait impossible ou irréalisable. Et c'était, prétendait-il, uniquement à cause de notre vie matérielle, niaise, outrageusement vénale et cupide, gaspillée en des intérêts mesquins, que nous avions perdu beaucoup des secrets possédés autrefois par les mages. Si les prodiges ne s'accomplissaient plus, c'était pour nous punir de notre indignité.

Précisément à cause de sa foi en la toute-puissance de l'âme humaine, pourvu que cette âme fût dégagée des ignominies qui l'obscurcissent et l'étouffent, Frank Whittow se montrait impitoyable pour les imposteurs et les charlatans, bien plus redoutables et plus néfastes que les sceptiques et les voltairiens ricanant à propos de tout.

Ceci donnera une idée des convictions audacieuses du savant: il estimait possible la génération spontanée et prédisait qu'un jour la puissance créatrice de l'homme ne connaîtrait point de limites et que nos descendants possèderaient toutes les forces dont les esprits superstitieux enrichissent leur dieu ou leur diable.

Les premiers temps Marcel Gentrix éprouva quelque malaise devant la sécheresse, la logique, la raison rigoureuse et aveuglante de sir Frank. Il comparait son ami à un astronome qui ne serait que mathématicien et pas un tantinet poète.

Malgré les progrès de leur liaison, Marcel s'étonnait aussi de trouver sir Lawrence hermétiquement fermé sur tout ce qui touchait au sentiment, au côté amatif de son individu. Avait-il aimé? Ce n'était pourtant point le travail et les préoccupations du savant qui lui modelaient un masque souvent si volcanique, un masque de lave refroidie ou qui répandaient, à d'autres instants, sur ce même visage la douceur navrante et la radieuse détresse d'un jeune martyr.

Cet homme supérieur par l'intelligence devait être immense aussi par la bonté. Gentrix le devinait singulièrement affectueux, mais chaque fois qu'il tentait d'aborder les sujets passionnels, l'Anglais détournait aussitôt la conversation et accompagnait sa parole nette et incisive d'un regard dépouillé de toute sympathie.

Comme de juste la curiosité de Marcel s'accroissait en raison même de l'impénétrabilité de son compagnon.

A cause de la prodigieuse valeur intellectuelle du personnage, Gentrix se disait que pour souffrir et pour se taire ainsi, sa souffrance devait être de celles qui eussent perdu, ruiné, anéanti tout individu moins solidement trempé.

Leurs meilleures causeries ils les eurent en se promenant dans la banlieue, où bon marcheur, l'Anglais entraînait fréquemment son camarade.

Le temps et la saison favorisaient ces courses à travers les paysages de transition entre la campagne et la ville:

La nature était prise du premier frisson de la fièvre automnale. Les feuillages se dégradaient en colorations sublimes de regret et de nostalgie aussi opulentes que le deuil du jour à son déclin. Prés et bosquets contractaient ces nuances de masures d'indigents et de défroques de pouilleux, cette patine fauve et savoureuse de la plèbe à laquelle avait insulté depuis le printemps l'éclat parvenu de la végétation trop verte. L'époque et le milieu s'harmonisaient et, pour me servir de la suggestive inversion de sir Frank Whittow, nos amis se promenaient dans un paysage d'équinoxe et par une température faubourienne.

Ces mots furent prononcés à certaine heure crépusculaire, où la navrance ambiante avait exercé une impression assez inattendue sur sir Lawrence. A la surprise croissante de Marcel Gentrix le savant délaissait ses discours habituels pour se livrer avec une sorte d'enthousiasme à la contemplation des scènes et des personnages qui les entouraient.

Une musique de foire s'élevait dans le lointain, au bout de la vaste plaine, croisée de quelques fossés stagnants et d'aunaies gibbeuses, où des moutons à toison violacée par le couchant cuivreux paissaient une herbe boueuse et jaunissante.

Oui, une musique de foire s'élevait canaille et toute méridionale, là-bas, tout là-bas, derrière ces palissades mal goudronnées que dépassaient des phares, des minarets, des campaniles, des coupoles, des architectures de carton-pâte découpant sur la lourde et poignante mélancolie de la vesprée flamande la silhouette des principaux monuments de Venise.

Et, pour ajouter à la brutalité de l'anachronisme, sous l'horizon gris et pourpré, aux farouches éclats métalliques, ces fantômes, ces larves de palais et de temples orientaux se drapèrent dans une lumière électrique blanche et crue aussi macabre qu'un suaire. O ces chants de gondoliers et ces crinerinsede mandolinistes dans le crépuscule brabançon, dans cette pastorale de banlieue! Il y avait à la fois quelque chose d'hallucinant et de burlesque dans cette improvisation du midi sur le lourd terroir du nord. Elle tenait de la parodie mais aussi du mirage. En écoutant ces sérénades, on aurait eu à la fois envie de rire et de pleurer.

Les deux amis s'étaient arrêtés au bord du talus dévalant vers la plaine où, non loin, paissaient les moutons et, très loin, carnavalait une kermesse vénitienne....

Sir Lawrence prit Marcel par le bras:

—O poète aimant, psalmodia-t-il d'un ton pathétique, savoure l'artificiel de cette irruption d'une pseudo-ville des doges dans ton village à bourgmestres. Ne te moque point trop de ce viol ridicule de la contrée grave et forte en chair par ce turbulent batelage.... Non, tu goûteras bientôt le charme de cette mauvaise rencontre. Il résultera je ne sais quel magnétisme et quelle électricité de cette collision des natures incompatibles.... Quelque chose comme un long baiser que se donneraient deux ennemis intimes. La dissonnance n'est qu'apparente. Crois-moi, les proverbes ne radotent pas toujours; oui, les extrêmes sont faits pour se toucher. Un présage m'avertit que tu en feras bientôt une expérience décisive! N'aimes-tu pas mieux ton lourd et copieux terroir depuis que ces cabotins l'agacent et le piquent de leurs arpèges et de leurs pizzicati? Ce fond ricaneur du tableau accentue la mélancolie extatique, la solennité du premier plan.... Respecte cette invention saugrenue et applique-toi à en dégager le symbole.... Ce caprice forain te résume toute notre vie où les chimères souvent funambulesques s'efforcent d'étouffer et d'anéantir les impérieuses et pesantes réalités....

«Tu t'étonnes de m'entendre parler ainsi. Apprends que comme toi j'aime et je suis poète. Comme toi j'ai souffert d'amour et j'ai pleuré et chanté, pleuré du sang et chanté des sanglots, ainsi que pleure, saigne, chante et ricane cette nuit vénitienne dans la léthargie de ton dolent pays.... Puis, à force de m'être leurré de fantasmagories, d'avoir trop magnifié et exalté les pauvres êtres prosaïques, souvent indignes, que mon cœur élisait pour ses fétiches adorés, je n'ai plus aimé que le rêve; c'est-à-dire qu'à présent mon imagination crée de toute pièce ce que j'aime.... Et ici, mon cher Marcel, je vous ferai remarquer que je parle tant au propre qu'au figuré. Le savant exécute la fantaisie du poète. Oui, je crée ce que j'aime et il ne dépendra que de toi de m'imiter....

La voix musicale et charmeresse de sir Lawrence se fit encore plus insidieuse et s'estompa d'inflexions aussi morbides que l'agonie des toisons blanches au sein du brouillard.

Et sa pâleur évoquait celle de l'hostie dans l'ostensoir, il resplendissait comme si Dieu se levait en lui:

—Écoute-moi bien. L'heure se prête à mes confidences et ce crispant décor de la plaine atrabilaire lutinée par des pitres exotiques correspond même assez providentiellement à l'expérience que nous entreprendrons tout à l'heure.

«J'ai surpris le secret de ta mélancolie. Tu souffres de l'insupportable antinomie entre le vœu de ton être et celui de la masse qui nous régente; mais tu souffres plus encore peut-être d'un immense besoin d'éternelle jeunesse. Sans cesse la nature implacable intervient pour te dire ton rôle éphémère.

Un jour cette aveugle et ingrate nature te sonnera le départ, alors que tu es, avec moi, le seul être qui la sente, qui l'admire et qui l'aime d'une éperdue affection panthéiste, comme elle devrait être sentie, admirée et adorée de tous. Tu te désoles à cause de notre vie passagère, pauvre poète.... J'ajouterai que l'injustice de tes chers mais stupides semblables augmente ta douleur chronique. Parce que tu ne te confines pas dans leurs cultes de commande et dans leurs adorations permises, ils t'accusent, toi le religieux jusqu'au fanatisme, de sacrilège et d'impiété. O vivre, largement vivre, ô vivre toute la vie! Vivre en communion totale avec la nature!

«Je dois te dire en toute franchise que les hommes normaux, s'ils lisaient comme moi dans ton cœur, te traiteraient de fou. Parbleu, tout grand savant qu'ils m'ont proclamé ils m'enfermeraient s'ils se doutaient seulement de ma capitale «découverte»; de celle que je vais te révéler....

«Ton hyperesthésie te rapproche de l'état que la crédulité attribuait aux dieux. Oui, ton état est maladif. Mais quelle maladie sublime! Celle qui nous permet de nous unir à tout ce qui compose nos délices.

«Nos imaginations confinent aux transports de la folie! te diront les moralistes et les symétriques austères. En les prenant au mot, qu'y aurait-il là de si alarmant pour nous? Avec la folie, n'est-ce pas l'au-delà qui commence? Pour employer une expression de mon métier de savant, la folie n'est-elle pas l'éclipse, l'évasion de l'âme tellement impatiente qu'au moment de s'en aller elle n'a pas même pris le temps d'éteindre le corps comme le chimiste le fourneau? Et le cadavre survit à la pensée!

«Ah! j'ai pénétré ton être indifférent, ta monstruosité sublime. Exulte, je t'apporte la consolation, le soulagement et, le jour où tu voudras, l'oubli.... J'avais étudié la plupart des fluides, mais il fallait un sujet tel que toi pour me montrer le fluide qui les réunit tous, ce fluide de sympathie absolue, qui te met en contact permanent avec l'éternité et l'infini....

«Sans que tu t'en doutais j'ai observé et étudié les progrès de ta précieuse maladie. Le moment est venu d'accomplir sur toi l'opération qui couronnera mes découvertes et qui t'apportera le baume, la volupté, le soulagement. En un éclair à la fois plus suave et plus atroce que le spasme, toi, la bonté et l'amour même, tu vas pouvoir réunir les tronçons de ton idéal. Persuade-toi que ton corps actuel n'est qu'une apparence. Ose te contempler dans l'infaillible miroir, dans le reflet de ta vie mentale, dans la magnificence et la frénésie de ton imagination. Tiens, regarde!»

Et de la main sir Lawrence Whittow lui montra le petit berger, seul visible, émergeant de la buée paludéenne où se noyaient depuis longtemps les formes houleuses de son troupeau.

Il faisait extraordinairement tiède et doux, un peu humide, comme si le dernier sourire de l'été s'humectait de discrètes larmes. L'air se tendait de filandres chatouilleurs.

C'était le temps propice aux confidences, aux réconciliations et aussi aux adieux.

Il y avait dans cette poignante tiédeur septembrale comme l'onguent, les charpies et les baumes qu'on applique sur les blessures du cœur après les opérations suprêmes. Plus impressionnable encore que d'ordinaire, Marcel ressentait jusqu'au malaise cette atmosphère, cette lumière, cette température d'hôpital psychique.

Aux bêlements des ouailles que le brouillard semblait multiplier, répondait toujours au loin la musique foraine aussi criarde que la peinturlure du panorama et que les feux de Bengale trouant parfois la blancheur fantômale de cette ville en effigie.

Marcel, obéissant à sir Lawrence, regardait le petit berger. D'abord indifférents, ses yeux se remplirent d'extase.

Sublime vision! Elle incarnait les préférences, les vœux et les désirs du poète. Un jour Marcel avait souhaité ce costume de velours mordoré; une autre fois il enviait à un manœuvre maçon le port crâne et avantageux de sa méchante casquette marine.... Tout ce que Marcel avait aimé en secret, sans espoir, tout ce qui chatouillait, pinçait ses fibres amatives, caresses de l'imagination, nostalgies lancinantes, tout ce qui lui avait étreint doucement le cœur en précipitant les battements, se concentrait en ce jeune gars.

Il se campait dans une attitude que Marcel n'avait rencontrée qu'une seule et mémorable fois chez un apprenti au repos. L'adolescent possédait ces yeux divins sous la caresse desquels le poète eût affronté les pires supplices, cette bouche friande dont les baisers aviseraient encore l'incarnat; un corps nerveux modelé comme par une gageure de l'amour et de la force, et dont le velours des vêtements flattait au lieu de dissimuler les proportions harmonieuses et les reliefs vigoureux.

Éclairé dans une dernière flambée de soleil rouge, son isolement, l'immensité du décor, la moquerie même des profanations lointaines lui prêtaient une splendeur de plus. Aux yeux de Marcel, affolé et râlant d'idolâtrie, il réalisait le plus bel être humain, l'idéal de notre enveloppe charnelle, le chef-d'œuvre d'un créateur qui eût éclairé le corps d'Antinoüs par l'âme de Parsifal.

Marcel s'approchait pour s'agenouiller devant lui et panteler, sous ses regards et son souffle céleste, mais au moment de l'aborder, il s'aperçut que les détails de ce délicieux ensemble de perfections plastiques se désagrégeaient ou se vulgarisaient et qu'il ne restait plus, à deux pas de lui, qu'un assez galbeux petit pastoureau qui le dévisageait d'un air à la fois cajoleur et effronté.

Il recula et, se tournant vers sir Lawrence, il s'écria d'un ton déchirant: «Ah, pourquoi ne m'as-tu point fait mourir avec ce fantôme! Il m'eût été un délice sans pareil de m'évanouir et de me dissiper en lui!»

Le baronnet lui prit la main:

—Il ne s'est pas évanoui pour toujours. Pour le revoir il te suffira de le conjurer. Mais ce n'est pas un spectre ou une ombre; c'est ta propre substance, c'est toi-même. En un instant tu prenais ta revanche de la nature créatrice; tu revêtais la forme seyant à ton esprit. Eh bien, tu te retrouveras à cette image par la puissance de l'amour, chaque fois que dans tes sentiments pour le prochain tu ne consentiras à voir que ses qualités et que tu l'isoleras de ses défauts. Et tu ne seras jamais plus accompli, plus irréprochable que le jour où tu parviendras à découvrir en la personne de ton plus mortel ennemi, un mérite caché, une vertu que ta haine refusait toujours de lui accorder.

«En te représentant avec obstination quelques traits louables de ton ennemi, ne fût-ce que le moindre plaisir qu'il t'aura procuré, peu à peu l'être haïssable que tu évoquais acquerra la beauté dont tu pares tes visions préférées. Il se transfigurera, il revêtira des formes plus sublimes que celles dont l'absence vient de t'inspirer le dégoût de la vie. Il te séduira, pétri dans le marbre des statues grecques, dans la chair des éphèbes favoris des Césars et des Sages; il surgira dans les effluves des parfums et les ondes des harmonies auxquels s'attachent tes plus intimes souvenirs; lui-même possédera la voix pathétique de tes obsessions musicales, la couleur de ses vêtements sera puisée à la palette de tes peintres aimés, mieux, empruntée aux haillons des libres voyous qui lui servirent d'avant-coureurs; l'horizon qui l'encadrera reproduira le ciel de tes préférences; ses allures et ses gestes s'inspireront de tes grands souvenirs gymniques, et dans son haleine tu respireras les printemps et les automnes, la fleur et le fruit de tes rencontres les plus délectables. Il est possible qu'une flamme meurtrière persiste à briller dans son regard. Encore un effort, obstine-toi, appelle à toi toute la force du pardon. Et à ces incantations toutes puissantes, je te le jure, s'éteindra peu à peu cette lueur incendiaire pour faire place à la rosée touchante des meilleures larmes que l'on pleurera sur toi,—et quand tu verras ton ennemi féroce transformé en cette créature idéale, en ce prodige de beauté et de bonté, un indicible bien-être au cœur t'avertira de mourir au plus vite, par crainte de survivre à ce miracle, à ce triomphe de la charité, et alors, ô très cher rêveur, il suffira à tes lèvres de s'oublier sur les siennes en un baiser si profond que ton âme y sera noyée!»

Depuis longtemps le petit berger et ses ouailles s'étaient enfoncés dans les ténèbres, laissant le champ libre aux mauvais garçons, rôdeurs ou marlous, et, là-bas, la cité artificielle continuait à éclater en barcarolles, en pétards et en illuminations crues, toute blanche aux confins de la vaste plaine ambiguë et complice. Un peu de lune grimaçait dans le ciel.

Et plus que tout à l'heure cette détresse de la plaine diffamée et cette gaîté de la ville postiche distillaient une énervante ironie.

Peu à peu cependant, la cité de pacotille sembla se concilier la campagne bourrue. Un rapprochement s'établissait.

—Les ennemis s'embrassent! prononça sir Lawrence d'une voix dont l'accent le fit frissonner lui-même.

Reportant les yeux sur son ami Marcel, le baronnet s'aperçut que celui-ci, devenu très pâle, faisait le geste d'étreindre quelqu'un au passage; puis il le vit défaillir et choir dans la rosée.

Marcel venait d'expirer avec un sourire de béatitude, un sourire plus triste que le dernier baiser de la lumière électrique à cette campagne borgne.

FIN

ACHEVÉ D'IMPRIMER
le vingt-sept avril mil huit cent quatre-vingt seize
PAR
L'IMPRIMERIE Vve ALBOUY
POUR LE
MERCVRE
DE
FRANCE

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