Le Démon Secret
«Ecoute.
«Ma première femme s’appelait Hortense.
«Elle était bonne fille et douce de peau, mais je l’ai tuée à cause du son de sa voix. Certaines voix sont communes. La sienne semblait l’écho d’une fête de banlieue.
«Ma seconde femme s’appelait Julie.
«Elle était fort belle, mais je l’ai tuée à cause d’un penchant détestable à se regarder dans les miroirs. Les glaces de mon appartement restaient pleines de son image. Cela devenait fastidieux. Je n’étais plus chez moi. Avec elle, presque tous ses reflets sont morts, et, si j’en retrouve un, dans une chambre peu fréquentée, je brise le miroir.
«Ma troisième femme s’appelait Eulalie.
«Durant les premiers temps de notre amour, je la trouvai parfaite. Elle était experte aux jeux de l’alcôve, elle figurait à merveille les divers personnages d’amoureuses que j’ai décrits dans les livres que j’aurais voulu écrire, mais, une nuit que je l’adorais, je crus voir qu’elle imitait l’héroïne du dernier ouvrage d’un de mes confrères. Je l’ai tuée pour cette insulte trop directe.
«Ma quatrième femme s’appelait Lucienne.
«Elle avait ce qu’il faut pour plaire, et, celle-là, je puis te la donner en exemple, car je l’eusse gardée toute ma vie, sans une fâcheuse rencontre qui me la fit tuer.—Elle portait sous le sein droit un petit signe rouge, et cela donnait à son corps une asymétrie dont je souffrais beaucoup. Un soir, je voulus faire à cette tache une réplique en piquant Lucienne, sous le sein gauche, avec une longue épingle. Par malheur elle mourut aussitôt.
«Ma cinquième femme s’appelait Fausta.
«Elle était fort savante. Sa présence remplaçait une bibliothèque, et je n’avais qu’à la feuilleter pour assurer mon érudition. Mais elle se mit en tête d’apprendre le cambodgien, idiome sur lequel j’ai peu de lumières. La pensée que ses songes s’exprimeraient parfois en un langage que je ne comprendrais point, fut si douloureuse que, ne pouvant me résoudre à perdre ainsi une part de Fausta, je la perdis toute entière en la faisant mourir.
«Ma sixième femme s’appelait Antoinette.
«Elle me fut suspecte, dès l’abord, parce que ses yeux et sa bouche n’appartenaient pas à la même personne. Elle passait pour avoir été coureuse, de sorte que son être, trop prostitué, avait pris un trait à chacun des amants qu’elle avait subis, et il s’ensuivait cette chose (effrayante si on la considère sous son vrai jour) que je ne pouvais posséder ma bien-aimée complètement, car elle était la propriété d’une foule anonyme, disparate et démocratique. J’ai donc tué Antoinette pour qu’elle retrouvât sa personnalité dans un cadavre.
«C’est depuis lors que je cherche une bien-aimée qui soit toute à moi.
«Te voilà avertie.
«Je t’aime, bien que tu louches.
«A cette heure mon lit est vide... Viens t’y coucher!»
Et, maintenant, Clotilde sait l’histoire de Barbe-Bleue!
Vendredi, 13 septembre.
Quelles joies merveilleuses on trouve à suivre une grand’route, loin des villes, dans la poussière et le soleil, ou bien, la nuit, quelle griserie de marcher droit devant soi, sous la lune, entre des prairies vêtues de brouillard bleu!—A Paris même, je prends parfois la monnaie de ce plaisir, quand Clotilde m’a trop excédé.—Je lui laisse la maison, je sors, je me promène dans les rues, presque au hasard; je vais où mes pas me conduisent.
Je vois vivre le Paris nocturne. Je ne tâche pas d’observer, non, je regarde, tout simplement. Je marche. Je vais de Passy à la Bastille, puis à Montrouge... n’importe où. Je reviens au matin, presque sans souvenirs, moins fatigué qu’après une promenade hygiénique en plein jour. Alors je me couche et m’endors du sommeil des bienheureux, celui où l’on ne rêve pas.
Ah! j’ai fait dans Paris de belles randonnées! J’ai côtoyé ce peuple singulier qui anime les heures noires et, dès que le jour s’affirme, va dormir dans je ne sais quelles tanières, peuple de troglodytes qui pare la grande putain pour l’usage du bourgeois diurne.
Mais combien ce serait mieux de courir ainsi dans la campagne, où la brise n’est pas canalisée, où l’on voit toutes les étoiles! Rencontrer ces mystérieux trimards qui marmottent, pour s’entraîner, d’âpres chansons! voir tourner le ciel au-dessus de sa tête! entendre dans le bois voisin l’hymne des rossignols!—Ah! mon Dieu! s’il était possible de s’alléger l’âme ainsi!
Qu’est-ce qui m’en empêche?
... Qu’est-ce qui m’empêche de quitter ma maîtresse?... de me quitter moi-même?
C’est, en somme, la résolution que je prendrai. Me quitter moi-même... Un flacon de laudanum se chargera de la rupture... et, peut-être, mon âme ira-t-elle écouter, sur les grand’routes, le chant des rossignols.
Jeudi, 26 septembre.
Le spectacle de la vie est odieux à ceux qui vivent sans plaisir.—Je regarde un homme qui passe dans la rue. Il se hâte. Un encombrement l’arrête. Il tire sa montre et hausse les épaules d’un air impatient. Heureux homme! Il vit!—Ces minutes, pendant lesquelles il a tâché de gagner du temps, sont du temps gagné sur l’ennui. Il est absorbé par le projet de se rendre en tel lieu, avant telle heure. Voilà un bénéfice qui a son prix.
J’envie cet homme. Je l’envie de toutes mes forces. Il subit un ordre qu’il s’est donné à lui-même ou qui vient d’autrui, peu importe; toujours est-il que cet ordre détermine les quelques milliers de gestes qu’il fera durant l’heure prochaine. Lorsque, enfin, cet homme aura atteint son but, il sera tout pénétré d’un sentiment délicieux: celui de la chose faite, et faite sans remords. Cela n’a rien à voir avec le sentiment du devoir accompli que vantent les moralistes. Non, il s’agit d’une satisfaction d’artisan; rien de plus. C’est déjà beaucoup.
Jamais cet homme ne tombera sous la griffe du spleen, jamais il ne sera persécuté par l’affreuse anxiété de l’erreur possible.—Elle me gâte des journées entières:
«Si j’avais fait telle chose à telle heure, au lieu de faire telle autre chose, cela n’aurait-il pas mieux valu?...»
«Si j’avais tourné à gauche, au lieu de tourner à droite?...»
«Si j’avais...»
Croire que l’on a évité le bonheur, quand on pouvait l’atteindre, est une insupportable sensation. Ne pas reconnaître la figure de la joie, passer à côté de la fortune sont des coups de dés que l’on déplore avec insistance. Au tirage d’une loterie, le porteur du numéro 612 se plaindra surtout parce que le 611 obtint le gros lot. Cette proximité l’affolle. Mon regret est de nature pareille. Mais quoi! la logique n’a rien à voir dans cet ordre d’émotions!
A ce sujet, ne pensez-vous pas que l’étymologie du mot «trivial» est un bon enseignement? Les petits faits de la vie, les petits accidents, les petits problèmes, les «trivialités» en un mot, nous offrent toujours trois voies, entre lesquelles il faut choisir. Le spleen trouve son compte dans nos erreurs. Il nous dégoûte d’une existence, où, à chaque minute du jour, on est forcé de prendre un parti. Il mène à cette introspection absurde et continue dont je parlais. Le sentiment de l’«à quoi bon?» y prédomine de façon dangereuse, et nous en arrivons, bientôt, à ne plus vouloir agir, par peur de nous tromper.
Hier soir, en fumant, j’avais cette vision de la jeunesse: une congrégation de carrefours où l’humanité s’était perdue, un labyrinthe, situé entre l’enfance et l’âge mûr, comme une marche dévastée entre deux états prospères. Pourtant, ne vous laissez pas séduire par cette image, car la plupart des hommes ne se doutent guère qu’ils sont dans un labyrinthe et, si quelques-uns s’embrouillent dans les carrefours, manquent les bifurcations et se trompent de chemin, ne sachant pas lire les indications des poteaux, d’autres se promènent avec simplicité dans ce dédale, comme s’ils parcouraient une avenue.—Ce sont les heureux de ce monde.
L’homme qui passait, il y a un instant, sous mes fenêtres, a-t-il donc un fil d’Ariane?
Moi, je désespère de sortir jamais du réseau de sentiers qui m’entoure, car c’est Clotilde, vous le savez, qui garde mon labyrinthe.
Je craindrais moins le Minotaure.
Mardi, 1ᵉʳ octobre.
«Je me demande, dit Ted Williams, ce que sont devenus les personnages de la comédie italienne?»
J’ai passé à mes amis le goût violent que j’ai pour l’entourage de Colombine, d’Arlequin et de Pierrot. Après quelques pipes, nous causons volontiers de ces chères figures qui nous semblent plus réelles, l’opium aidant, que les passants des rues. A ces moments, Clotilde est exaspérée. Son amour de la précision souffre de nous voir rêver.
«Certainement, dit Ted Williams qui tournait au dessus de la lampe une superbe boulette dorée, ils ne sont pas morts. Ils ont trop bien vécu pour mourir.
—Ils doivent être dans une maison de retraite, dit Zanko, dans une maison de retraite, au milieu d’un grand bois.
—Pourtant, dis-je, Pierrot est mort. Un soir, ayant fait un quatrain sublime, où il avait mis le meilleur de son génie, il ne trouva personne qui voulût l’entendre. Alors il se poussa un grand poignard dans le cœur, et sa face était encore plus pâle après qu’avant.
—C’est très triste, dit Poussière, qui ne sent jamais si l’on plaisante ou si l’on parle sérieusement. Quel âge avait-il?
—On ne sait pas, répondis-je; il cachait son âge, comme les jolies femmes, et puis, il se fardait beaucoup.
—Et Colombine? demanda Lanthelme.
—Colombine? dit Williams, mais, c’est de notoriété publique! Colombine devint courtisane à Paris, et connut tous les désagréments de ce métier. Elle reçut dans son lit des vieillards calamiteux, et des usuriers, et des adolescents maladroits, et des paralytiques, et des va-nu-pieds, et des bossus...
—Ça porte bonheur, dit Bichon.
—Maintenant, elle est à l’hôpital, pour des raisons que vous pouvez comprendre.
—Oh! la pauvre fille! dit Poussière.
—Et Arlequin?» demandai-je.
Williams rassembla ses souvenirs:
«Je crois avoir entendu dire que le bel Arlequin était tout à fait déconsidéré. On ne lui rend pas son salut. Les uns affirment qu’il a triché au jeu, les autres qu’il est allé faire la guerre en Italie. Or, l’Italie, vous le savez, a la forme d’une botte et, comme Arlequin est fort insolent, cette botte, il la reçut dans le cul, après quoi il s’enfuit honteusement, car il est très couard. Je pense qu’il ne se réhabilitera jamais.
—A propos! dit Lanthelme, vous a-t-on raconté la petite aventure du docteur Bolonais?—Non!—Eh bien, voici:
«Ce bon docteur venait d’accoucher la fille de l’Herboriste, et il revenait par la route, à petits pas, dans le beau clair de lune de pantomime, heureux et l’âme légère.
«Son âme était très légère, car, en l’honneur de l’enfant si récemment mis au monde, il avait bu plus d’un coup de vin, du meilleur, de sorte qu’il zigzaguait un peu et que son bonnet pointu lui tombait sur l’oreille, et que sa grande robe d’azur, semée d’étoiles d’or, devenait le jouet du vent.
«C’était, disais-je, par un beau clair de lune; le ciel cendré faisait plaisir à voir; les collines étaient bleues; la route, où des ombres se dessinaient crûment, avait le ton blafard du visage de Pierrot, et le petit lac, où toute fille-mère jure qu’elle se noiera si son amant ne l’épouse, brillait comme le miroir des sylphides.
«Or, le docteur Bolonais atteignit sa demeure et, poussant la grille, pénétra dans son potager. Cette entrée, coupa court à des causeries. La pimprenelle et la haute asperge à baies rouges, et la barbe de bouc, et toutes les salades, et l’endive tout comme l’estragon, et le petit cerfeuil avec l’artichaut, et les betteraves aussi, et les tomates encore pâles, et les grands choux prétentieux, et les melons, espoirs du bon docteur, murmurèrent:
«Fixe! voilà le patron!»
«Mais le patron n’en avait cure et, entre les rosiers et les buis taillés en boule, devant les géraniums et le peuple comestible, au pied de sa maison que la lune tendait de blanc, le docteur Bolonais, tenant entre ses doigts les coins de sa robe, et après avoir posé son bonnet en éteignoir sur la pointe d’un tuteur, se mit à chanter d’une voix stentoréenne, au risque d’éveiller tous les voisins, des chansons d’une scandaleuse indécence que je n’oserais vous répéter.
—Et les légumes, dit Williams, que faisaient-ils?
—Les légumes? ils regardaient cette scène, profondément ébahis.—Je vous donne l’histoire, telle que me l’a contée Mezzetin. Elle risque de faire perdre au docteur toute sa clientèle bien pensante.
—Je ne comprends pas, interrompit Clotilde, en me regardant d’un air désagréable, quel plaisir Lanthelme peut trouver à inventer des stupidités pareilles! Lui et toi, vous avez la manie de parler pour ne rien dire. C’est très agaçant.
—Oui, murmura Lanthelme d’une voix douce, Clotilde n’aime que les discours qui lui sont adressés directement; elle n’a aucun goût pour les divagations.
—Ce soir, répondis-je, Clotilde n’a de goût pour rien: elle est de mauvaise humeur. Ne lui parlez pas, cher ami, elle vous accablerait d’injures et je serais forcé de la battre.»
Clotilde se leva, donna un coup de pied à mon pauvre Tchéragan et alla se coucher, gardant sur son visage un air tout à la fois digne et offusqué.
Cela me promet, pour demain, une journée agréable.
Samedi, 5 octobre.
Oui, je crois que mourir par l’esprit, est la seule guérison efficace du spleen. C’est aussi le seul moyen de voler la vie, de se sentir un peu seul, dans la foule des tracas, des remords, des mauvaises illusions et des peines inutiles qui viennent chaque matin frapper à notre porte... Mais, quelle est la meilleure façon d’employer ce remède?
Mourir par l’esprit?
Comment mourir par l’esprit?
Dormir ne vaut rien, à cause des rêves, personnes terribles qui entrent dans la cervelle sans être invitées. Je l’accorde, on se détruit en dormant, mais les rêves vous ressuscitent, volens nolens. Et quelle chose excédante que de vivre, fût-ce le temps d’un songe, sous des espèces antipathiques! Je rêve le moins possible, et les rêves, se sentant surveillés et comprenant (car ils sont malins, les bougres!) qu’il n’y aurait aucun plaisir à tirer de moi, s’éloignent, vont ailleurs, chez le concierge de mon immeuble, chez la dame hydropique du second, dans la cervelle de Clotilde... et alors, le concierge se réveille en sursaut, et la dame hydropique beugle, et Clotilde pousse des cris, tout en dormant au fond de la ruelle ou sur les nattes.—Me voyez-vous poussant des cris sous le prétexte que je me suis perdu dans les carrefours du sommeil?—J’en mourrais de honte!—Non,—dormir ne vaut rien.
Lanthelme préconisait jadis les alcools. Je ne saurais en faire autant. Ne demandez rien aux alcools, ils vous trahiraient.—L’alcool est un baladin qui amuse par des jeux que l’on ne saurait diriger. Il est un hypnotiseur déloyal qui allège notre souffrance de façon louche. Il nous laisse dans une convalescence incertaine... et puis, la guérison est trop courte. On n’a pas senti le temps passer. On se retrouve, sous la table, baisant cette même froide bouche que l’on voulait fuir.
A l’avis de Zanko, partisan des solutions nettes, si l’on veut tuer son esprit, il n’y a qu’un moyen: mourir pour tout de bon. C’est là une bien vive imprudence! Voyons! supposez que les partisans de la métempsycose aient deviné justement les secrets du destin: on renaîtrait chat ou insecte... Il paraît inutile de hâter ce destin.—Renaître dans la peau d’un chat spleenétique! être une araignée mécontente! une baleine affamée d’idéal! une hirondelle pessimiste!—songez-y donc!
Ou bien, si la volonté personnelle s’annihile, au jour de la mort, il est possible que Perséphone nous dirigera, précisément, vers les régions desquelles nous tendions de plus à nous éloigner. Privé de cet amour de l’art qui te faisait fuir le laid, tu renaîtrais, entouré de choses laides, dans le plus laid des paysages, près d’une femme laide, monstrueusement; et toi, que l’activité requerrait peu, tu renaîtrais, sitôt ton dernier soupir exhalé, sous les rayures d’un zèbre ou la fourrure d’un écureuil.—Les passions que l’on ne ressent pas, s’accumulent au fond de nous-même et c’est peut-être dans leurs bras que le vieux Caron nous fera tomber. Enfin la Nature, qui tient les ficelles, n’ayant jamais laissé passer une occasion de nous torturer, mettra en notre esprit, je le gage, comme un souvenir d’une existence antérieure, pour empoisonner le goût des brises dans notre nouvelle vie...
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques...
Ne vous tuez donc point par haine du spleen et de l’odieux «au jour le jour» du siècle présent; vous renaîtriez concierge, et, par aventure, concierge à l’âme insatisfaite!
Vivez plutôt!
Et, croyez-moi, pour mourir par l’esprit, il n’est qu’un moyen: l’exil... l’exil physique du voyage, qui vous crée, parfois, une âme nouvelle, devant un océan, une forêt, un désert nouveaux, ou l’exil spirituel de l’opium, qui vous crée toujours une âme heureuse, sur les nattes fraîches, et lui donne en pâture des rêves plaisants.
Mercredi, 9 octobre.
Aux heures de spleen, le spectacle de l’humanité n’est vraiment pas consolant. Regarder les bêtes, amuse; le jardin zoologique plaît par sa naïveté. La compagnie des girafes est délicieuse; celle des hommes l’est beaucoup moins.
Hier, au café, j’ai vu des êtres humains qui ressemblaient à des caricatures de bêtes. Une ménagerie, vous dis-je! une ménagerie abjecte! Il y avait là de vieilles juments fatiguées, quelques limaces, beaucoup de chiens galeux. Sous le masque de l’homme, on voyait le groin paraître et j’eus peur, un instant, que la transformation allait s’accentuer encore, que toute cette assemblée, sortie d’une arche invisible, se mettrait soudain à braire, à beugler, à glousser, à barrir, et marcherait à quatre pattes.
Je voyais une taupe, une belette, un porc, d’imbéciles lapins, des profils d’oiseaux, des faces reptiliennes, des moutons, des dindons, un phénix-rastaqouère.—Et tout cela mangeait et tout cela buvait!—Ah! que l’humanité est donc laide mon Dieu!... Mais, j’en suis, moi! J’appartiens à cette ménagerie humaine! De quelle famille mes traits se réclament-ils? suis-je lièvre, singe ou crapaud?
Alors, me sentant soudain des affinités secrètes et natives pour chacune de ces bêtes, je ramassai une jeune guenon, qui se grattait les côtes en grimaçant, et je fus me jeter dans ses bras, puis dans son lit, comme on se laisse tomber dans un ruisseau, par fatigue de marcher au clair de lune, la lune étant toujours trop loin!
Jeudi, 17 octobre.
J’ai eu tout à fait pitié de Lanthelme, hier soir. Vers dix heures, il est entré dans mon atelier, se plaignant du froid et de la pluie. J’étais seul; il venait me demander quelques pipes. Nous avons causé jusqu’au jour. Décidément, le mauvais temps lui convient mal. Il était triste, triste à hurler. Vous ne sauriez croire quelle piteuse figure il présente à ces moments-là! On dirait que son petit ventre s’alourdit, que ses joues se flétrissent, qu’il plie sur ses jambes. Il prend l’air honteux de certains objets de rebut qui s’ennuient dans les coins des greniers. S’il perd en apparence extérieure, il gagne, du moins, en sincérité.
Figurez-vous, encore une fois, ma fumerie. L’atelier parcouru de brusques lueurs rouges qui naissent et s’évanouissent suivant les convulsions du feu de bois. Sur un chevalet, ce détestable paysage que je n’arrive pas à finir, où un arbre trop vert, dont la perspective est absolument fausse, fait tache sur un ciel mal venu. Derrière la tenture à demi tirée, les nattes, la petite lampe, le plateau, la théière, et nous deux, couchés à terre, vêtus de robes chinoises.
«Vois-tu, disait Lanthelme, (Lanthelme ne me tutoie qu’aux heures de spleen), vois-tu, de même qu’il y a dans la matière une part incombustible, il existe, dans le for de l’esprit, un résidu que la vie n’arrive pas à détruire, une «façon d’être» qui subsiste et qui, proprement, figure notre essence. En elle se découvre la qualité de «fils de roi», comme tu dis, ou celle de valet. Mon essence à moi est vile, je suis surtout vil, oui, oui, je suis surtout une chose vile.»
Il murmurait cela d’une voix lasse, en mots anéantis, bredouillés et qui coulaient de sa bouche plutôt qu’ils n’étaient dits.
«Un jour, Zanko se fatiguera de voyager, un jour, Ted Williams se fatiguera de collectionner des papillons; chacun finit par avoir assez de ce qu’il fait; il t’arrivera de ne plus supporter ton inaction, il m’arrivera de ne plus supporter mon abaissement et de vouloir reprendre place...»
Il secoua la tête.
«Reprendre place!... comme si l’on pouvait!»
Il se plaignit jusqu’au matin avec ces mêmes phrases lentes, bourbeuses, presque pas infléchies, n’interrompant sa lamentation que pour me parler d’opium.
«Et crois-tu, sérieusement, que Zanko soit heureux? Dans toute cette agitation qui fait sa vie, a-t-il un instant de vrai bonheur? Courir de l’un à l’autre pôle, est-ce un sûr moyen de fuir l’ennui?—La dernière pipe m’a paru trop cuite, mon cher, elle était même un peu brûlée.—Et moi? J’avoue que je suis un carrefour de vices et que mes vices m’ont procuré de l’agrément, mais ces distractions, qui me mèneront un jour en correctionnelle, crois-tu qu’elles m’évitent le spleen?—Donne-moi une tasse de thé, j’ai la gorge sèche.—J’ai su jouir de la vie mieux qu’un autre. Je m’adapte à tous les plaisirs. Je change de sincérité, suivant le lit où je couche.—Oui, ma sincérité est une chemise de nuit. Je suis l’homme-putain. Je suis un homme en carte comme sont les filles du trottoir. Je fais signe à la volupté qui passe et je l’emmène avec moi. Je suis l’homme-putain.»
Et Lanthelme se mit à pleurer, à la façon d’une vieille putain dont le fard se serait écaillé mal à propos.
Jeudi, 31 octobre.
A certaines heures, le sentiment de ma solitude devient vraiment insupportable.—Il me semble que je suis un petit arbre étiolé, au milieu de la vaste plaine. Je vois le cercle de l’horizon et le ciel et la terre; je vois les caravanes qui portent des épices vers le nord, et celles qui portent des cotonnades vers le midi. Des marchands passent devant moi, courbés sous le faix des pierreries, et d’autres marchands, qui vendent des oiseaux rares et des illusions, s’arrêtent quelques heures et se reposent dans ma petite ombre.
Je vois encore des princesses en voyage qui vont rejoindre leurs amants. De nombreux esclaves les précèdent, annonçant leur venue à sons de trompe, et, quand elles m’aperçoivent, elles rient de me voir si solitaire, au milieu de la vaste plaine. Elles rient, puis elles s’en vont sur de beaux chevaux noirs et j’entends encore quelque temps leurs joyaux tinter dans le crépuscule.—Et aucune n’a fixé sur mes branches un de ses bracelets, comme le fit Xerxès pour un bel arbre, car je ne suis qu’une pauvre frondaison étiolée, au milieu de la vaste plaine.
Ainsi, j’ai vu des personnes de haut rang et de grande renommée, et j’ai vu des mendiants vêtus de guenilles, et des astrologues qui marchaient les yeux au ciel, et j’ai vu des forcenés possédés par un rêve, et des prophètes au regard annonciateur, mais aucun d’eux ne s’est retourné pour me jeter une aumône ou un souvenir, car aucun d’eux ne voulait perdre une seconde du précieux temps qu’il avait à vivre, pour un arbre solitaire au milieu de la vaste plaine.
Les aubes ont amolli la nuit, l’aurore a percé l’air de pâles flèches, midi a triomphé, le crépuscule a tendu ses voiles, l’ombre a de nouveau régné, sans rien changer à mon sort, et je contemplais tristement les flammes des bivouacs qui rappelaient mal l’espérance, car elles s’éteignaient au matin.
Oui, j’ai vu toutes ces choses, je les vois encore, et, aujourd’hui, retrouvant ma figure d’homme, sous laquelle je parais aux yeux du commun, je goûte plus sinistrement ma solitude. Dans cette chambre froide où Clotilde, par fantaisie, ne veut pas que l’on allume du feu (à cause de sa migraine!) je me demande si, la semaine prochaine, ou durant l’année qui va venir, l’heure sera moins lente, mon spleen moins accablant, et cette solitude plus facile à supporter.
Ted Williams ne vient presque plus. Il s’est remis à s’occuper de ses papillons avec une ardeur nouvelle. Les phalènes donnent tort à l’amitié. Mes autres amis fréquentent peu (et je ne saurais les en blâmer) une maison où la mauvaise humeur de Clotilde met toujours une contrainte. Parfois, les petites grues dont la conversation plaît à Clotilde, viennent piailler autour de moi; parfois, un ancien camarade me rend visite, puis s’en va discrètement, avec un air apitoyé comme s’il pensait: «est-il assez démoli!» et, toujours, je vois, autour de moi, des hommes et des femmes composer leur vie, jouir, souffrir, et... passer, dédaigneux de moi qui suis seul.
Le spleen mène vite à désirer la solitude. Il n’admet guère qu’une causerie exaspérante dont le propos est sans cesse rompu et qui devient une occupation analogue à certains jeux prolongés au-delà de la fatigue.—On se rejette le ballon sans intention de vaincre,—par habitude. Bientôt on ne joue plus; on se tait.—D’ailleurs, cet état oppressé de l’âme, ayant une raison déterminante assez trouble, on ne peut, ordinairement, la communiquer par les seuls mots simples qu’on a le courage d’émettre.
Si l’on n’est pas dans la fumerie, lampe allumée et pipe prête, quel travail, un soir de spleen, pour habiller sa pensée d’une robe seyante et qui la moule!—Les vocables s’enfuient, la syntaxe se refuse et vous dites: «arbalète» en voulant dire: «moulin à vent». Même un ami intime qui a ses entrées dans votre esprit, ne peut, s’il voit que vous êtes possédé par le spleen, compatir effectivement, car il n’a point dû saisir la raison profonde de votre malaise, et, comme le spleen se manifeste sous la figure innombrable de Protée, l’ami, voulant le chasser de vous, ne pousse devant lui et ne force qu’une illusion. A la longue, la peine qu’il se donne devient blessante, par maladresse.
Oui, le spleen doit être savouré sans témoin, comme une rage de dents, au lieu qu’une grande douleur peut quelquefois être mangée en commun, chacun sachant bien que c’est au même plat qu’il goûte, au lieu que la très large mélancolie du soir reste douce à partager et qu’il est certaines variétés de l’ennui dont l’essence ne s’adultère pas si l’on a prié des gens pour s’en repaître.
Homo homini lupus... Ah! je n’ai guère besoin d’un compagnon pour illustrer ces trois mots! car je suis mon propre loup, un loup enragé qui s’innocule incessamment et recrée le mal dont il agonise.
Et puis, j’ai l’atroce vision des jours qui vont venir, qui viendront assurément! où l’on dira:
«Oui, oui, je l’ai beaucoup connu, dans le temps... Oh! il a coulé!... je ne le vois plus... il est mort... ou c’est tout comme!»
Alors, je reste seul, je regarde l’architecture de mes songes, j’admire la beauté de mes anciens temples spirituels, de ces temples jadis dorés par le soleil, mais qui, dans l’ombre, menacent déjà ruine et tremblent sur leurs bases... oui... je considère cela et... ne m’en veuillez pas, mes derniers amis, si je demande souvent aux heures bleues de l’opium un allègement à mes peines!—Laissez faire! laissez faire!—C’est la cigarette du condamné!
Dimanche, 3 novembre.
Quel surcroît de douleur que de souffrir d’un mal que l’on méprise!—Perdez votre unique enfant, voyez mourir le plus sûr de vos amis, mais ne soyez pas torturé par une épreuve abjecte. Me suis-je assez plaint de Clotilde, ai-je assez décrit le supplice qu’elle me fait subir! Je le croyais d’une atrocité sans pareille. Aujourd’hui je deviens modeste. Il est des façons d’être malheureux qui sont plus honorables que les miennes. J’en suis jaloux.
Voici la lettre que je reçois d’une ancienne amie. Elle s’est exilée en Amérique, il y a dix ans, après avoir perdu son mari et ses deux enfants dans un incendie. Elle a voulu recommencer à vivre. Je l’estime beaucoup. Je lui écris de temps en temps. Il me plaît de savoir que, dans la Caroline du Sud, un être humain pense parfois à moi.
«Mon cher enfant,
«Votre billet du 15 juin me fit grand plaisir, car vous m’aviez laissée sans nouvelles depuis longtemps. Plusieurs fois j’ai eu l’intention de vous répondre, mais j’ai différé, attendant le jour où j’aurais quelque chose de satisfaisant à communiquer. Voilà qui prouve ma sottise! car ce jour n’est jamais venu. Maintenant, le petit monde où je vis est dans un état de chaos. Si je n’écris pas ce soir, jamais je ne m’y résoudrai. Le désespoir et l’effroi m’envahissent l’âme. Mon esprit est plein d’ombre.
«Le lundi, 16 septembre, un ouragan frappa notre petit village. Huit heures durant, je pus voir les grands sapins se briser et tomber autour de moi. La maison tremblait, gémissait, craquait par toutes ces poutres.—Elle aussi semblait devoir s’anéantir, mais je ne voyais aucun endroit où j’eusse été plus en sûreté.—Comme l’effroi régnait, je réunis les domestiques dans le salon et leur dis qu’ils étaient dans les mains de Dieu, le Dieu de la tourmente aussi bien que du ciel pur. Durant qu’ils se tenaient debout autour de moi, je leur lus le quatre-vingt treizième Psaume, puis, nous nous agenouillâmes, et je fis à voix haute une ardente prière, enfin je leur dis:
«Maintenant nous nous sommes confiés au Seigneur, nous devons nous en remettre à lui et chasser toute crainte.»
«L’effet de cette oraison fut admirable. Maria reprit les mailles de son tricot, et s’assit tranquillement dans un coin de la cuisine.—Un instant après, elle accourut pour me dire qu’un énorme chêne avait crevé le mur de l’écurie.—La seule miséricorde de Dieu fit que Bobs, mon groom, ne fût pas tué, car il se trouvait à deux mètres de là.—Vers une heure il y eut une accalmie.—Bobs en profita pour aller aux nouvelles. Quelques moments plus tard, il vint me dire que la maison des Wesley s’était écroulée.—Heureusement, il n’y avait pas eu d’accidents de personnes. Je tâchai d’aller porter secours à ces pauvres gens et parvins jusqu’à chez eux en contournant une centaine de sapins, renversés au milieu de la route.—Les Wesley s’étaient montrés d’un courage admirable. Trempés jusqu’aux os, ils s’abritaient, tant bien que mal, sous les ruines de leur maison. Je les ramenai chez moi et les hébergeai pour la nuit.
«La journée du lendemain fut pluvieuse et sombre. Je m’inquiétais beaucoup du sort de cette pauvre Lily qui surveille les travaux de la ferme que je possède, à huit milles d’ici.—Je priai Bobs de seller ma jument et résolus de faire le voyage. «Princesse» est une bête tranquille qui ne trouvait pas l’aventure de son goût. Il fallait franchir des troncs d’arbres, des fossés, or elle aime ses habitudes et les chemins faciles.
«C’était folie de suivre la route pleine de décombres, aussi me décidai-je à prendre par les bois. La voie est plus courte, mais il est difficile de s’orienter. Bobs qui m’accompagnait à pied, ne voyait pas ce projet d’un bon œil. Son cœur était plein de crainte. Comme ma jument, il ne goûte guère l’aventure. L’ombre des arbres, quand le ciel est couvert, ne lui dit rien qui vaille.
«Le soleil était voilé par un ciel de plomb. Il pleuvait une pluie fine et harcelante. Il fallait éviter avec soin deux petits marais où nous nous serions certainement embourbés. Il fallait surtout ne pas perdre la tête.—Quel voyage!—De plus, il était malaisé de garder la bonne direction, à cause des méandres de notre route, car on ne pouvait songer à sauter par dessus tous les troncs d’arbres.—Le petit Bobs avait repris courage, et se montrait d’une gaîté charmante. Il marchait et courait près de moi, la main sur mon étrier et, quand Princesse refusait à un obstacle, il le franchissait, puis, se tournant, disait à la brave bête:
«Regarde-moi, Princesse! pour sûr, je suis plus petit que toi, et pourtant, j’y arrive!»
«Lorsque je vis enfin les abords de ma ferme et que nous sortîmes de la forêt, je sentis qu’en vérité, nous avions été guidés par la main du Seigneur.
«Hélas! nous trouvâmes Lily et son frère dans un triste état de dépression. L’écurie et l’étable avaient été renversées par le vent et les bêtes s’étaient échappées. Foulant les palissades brisées, les cochons, les moutons et les vaches mangeaient avidement ces récoltes qui m’avaient coûté tant de peine et tant d’argent. Mes champs de coton, qui passaient pour les plus beaux du pays, étaient battus jusqu’à terre et il en allait de même pour le blé.—Pas un brin qui fût resté droit!
«Sur le moment, je ne pensai pas trop à ma mauvaise fortune; je consolai les gens de la ferme qui avaient si vaillamment supporté ce jour d’épreuve. Puis, je songeai au retour, mais j’étais restée si longtemps à causer que je craignais d’être surprise par la nuit, en plein bois. La course fut encore plus ardue que celle du matin, mais nous arrivâmes à la maison, comme tombait le crépuscule.
«Mon cher enfant, j’espère ne vous avoir pas trop ennuyé avec ma longue histoire, mais votre billet du mois de juin me disait que vous étiez malheureux et je sais que les cœurs qui ont souffert, s’intéressent aux cœurs qui souffrent.—Je tâche de réparer un peu les désastres causés par l’ouragan, mais, que voulez-vous! ma ruine est trop complète, il est des moments où je perds courage. Soyez plus vaillant. Ayez foi en Celui qui scrute les consciences.
«Aujourd’hui, Dieu merci, le beau soleil est revenu et nous sentons cette paix, ce charme qui conviennent si bien au jour du Seigneur. Je n’ose pas encore penser à l’avenir; je vis au jour le jour.
«Voici la cloche de l’église qui tinte. Il me faut vous dire adieu, mon cher enfant. Donnez-moi de vos nouvelles; que la vie vous soit douce, et n’oubliez pas,
«votre vieille amie,
«Jeanne Dutrieux.»
Et comment voulez-vous que je me plaigne, maintenant, de mes propres misères!
Dimanche, 10 novembre.
Si j’éprouve une douleur, parfois très vive, à voir grandir les défauts de Clotilde, si je souffre de constater qu’elle est, chaque jour, plus insupportable et plus hargneuse que la veille, s’il m’est pénible de sentir croître sa mauvaise humeur en raison directe de sa beauté, c’est que l’espoir, quand il vous vient, a souvent bonne prise, et que, toujours, je me dis:
«Qui sait? peut-être s’amendera-t-elle? peut-être finira-t-elle par s’apercevoir que je suis, à tout prendre, un brave homme, quelque peu fou, quelque peu bizarre, mais très maniable, et que, me faire une vie plus tranquille serait se faire, du même coup, une vie plus heureuse.»
J’espère cela, comme les gens dont la foi est médiocre espèrent une immortalité.
Et cependant, ces derniers jours, j’ai tué mes suprêmes illusions.—Non! Clotilde ne changera jamais, Clotilde restera la Bête inconvenante que l’on voudrait cuire à petit feu, torturer chinoisement, supplicier en détail. Elle est pareille à elle-même, si variable que soit son humeur, et Clotilde triste, Clotilde gaie, Clotilde furieuse, Clotilde froide ou Clotilde en amour ne cesse jamais d’être Clotilde, la seule Clotilde, celle qui m’a dérobé le goût de vivre.
Oui, oui, je l’avoue, j’ai de bonnes heures, oui, parfois je ne pense plus à ma peine et je me repais simplement du beau corps offert!... Oui... mais, le lendemain! songez-y!... et la nausée!—En vérité, Clotilde n’est plus pour moi qu’une image féminine de l’enfer. A son seuil, j’ai «laissé toute espérance» et par conséquent, je ne me désole plus, j’ai le spleen.
On se désole quand la solution d’un problème est malaisée, non quand un problème est insoluble. Je n’imagine pas un homme éprouvant du désespoir devant une impossibilité absolue. Ceux qui cherchent le mouvement perpétuel sont des fous. On ne pleure guère parce que A est A et ne sera jamais B, parce que l’application d’une formule chimique donne toujours le produit qu’elle figure. Une certitude parfaite, où la logique n’a plus rien à voir, une certitude classée, n’excite pas la douleur, au lieu que je sais des aboutissements extrêmes d’un effort inutile où le spleen trouve son compte.
Vous n’atteindrez pas Dieu en discutant sa vertu. Vous n’entrerez pas dans l’âme de cette créature en la questionnant ou en rêvant à son sujet.—Ce sont les arches saintes. Ne les considérez pas! Le spleen vous surprendrait durant votre adoration.—Mais, à ce spleen il existe un remède. Il est efficace, car il détruit le spleen pour le muer en joie ou en désespoir, mystérieux parce que jamais on ne joue à coup sûr. Et ce remède le voici: recréez l’espérance.—Si elle vit, si elle prospère, vous connaîtrez la béatitude, si elle ne revit que pour un jour, alors, mon ami, cassez-vous la tête contre un mur solide, vous ne sauriez faire mieux!—Tout est préférable à ce spleen où périt la raison.
Mercredi, 13 novembre.
J’ai fait aujourd’hui, une bien curieuse expérience de psychologie. Elle m’apprend que l’un des sentiments les plus naturels à l’homme, (je parle de l’instinct de la conservation), s’affaiblit en moi, au point de disparaître.
Cela se passait rue Saint-Honoré. J’avais pris un fiacre. Bien calé dans le coin de gauche, je fumais tranquillement, sans penser à mal, quand, par la portière dont la vitre était baissée, j’aperçus, à vingt mètres environ, un omnibus qui venait au grand trot.
Or, de cet instant jusqu’à la fin de mon aventure, il s’écoula, je pense, vingt secondes, et voici, très précisément, la chaîne de pensées que je vis se dérouler dans ma cervelle, durant ce tiers de minute.
«Si mon fiacre continue à obliquer, il y aura un accident.
«Le timon de cet omnibus est bien haut! Il passerait juste dans la portière de mon fiacre.
«Cet omnibus marche vite.
«Le pavé glisse, aujourd’hui. Le cocher ne pourrait certainement pas arrêter ses chevaux.
«Mon fiacre oblique toujours.
«L’omnibus vient en ligne droite.
«Si ces deux mouvements restent constants, l’accident est inévitable.
«Le timon de l’omnibus, en cas d’accident, me touchera en pleine poitrine.
«Je puis l’éviter en me déplaçant un peu vers la droite.
«Faut-il me déplacer un peu vers la droite?
«Non, je ne crois pas. Ce genre de mort en vaut un autre, bien qu’il soit un peu sale, car l’omnibus vient si vite que je serai très rapidement défoncé.
«Allons, c’est décidé, je ne me déplacerai pas.
«En somme, j’ai de la chance. Je disparais d’une façon honnête sans que l’on puisse supposer un suicide, et mes quelques amis souffriront moins de me savoir mort que je n’ai souffert, moi-même, de me savoir vivant.
«Oh! que c’est donc ennuyeux. J’ai oublié dans mon testament de laisser ma montre à Ted Williams; j’aurais voulu qu’il la portât. Tant pis, mais, peut-être, ma montre sera-t-elle brisée dans l’accident.
«J’espère que l’on pensera à brûler ce paquet de lettres qui se trouve dans le dernier tiroir de mon bureau.
«Je regrette de ne pouvoir assister au veuvage de Clotilde. Elle fera de bien attendrissantes grimaces!
«C’est singulier! Je n’ai peur, en ce moment, ni dans mon esprit, ni dans mon corps.
«Elles seront de haut goût, les conversations de Lanthelme et de Zanko à mon sujet!
«Décidément, je ne vois rien qui m’empêche de mourir tranquille. Ma vie, durant ces dernières années, n’avait plus de sens. J’ai été fauché. Je tombe. C’est dans l’ordre.
«Ouf! c’est fait! Par sa fin, tout au moins, ma destinée est heureuse.
«Je ferme les yeux.»
Comme je l’avais prévu, le timon de l’omnibus entra par la portière et me toucha en pleine poitrine. Malheureusement il s’arrêta là. Le cocher avait de bons biceps: il retint ses chevaux. Je fus seulement un peu secoué.
Epouvante des passants, cris aigus, commentaires, jurons, agents de police, vacarme. Tout l’ordinaire d’un accident de rue. Rien que cela.
Samedi, 10 novembre.
Ted Williams est à Londres. Avant-hier, j’ai reçu une lettre de lui.—Son petit cousin Cheftel qui est parti pour le Tchad, avec l’expédition Farlaud, n’a point écrit ni télégraphié depuis deux mois.—Williams, inquiet, me priait d’aller aux nouvelles.—D’autre part, tous les journaux du matin signalaient l’arrivée à Paris du général Felte, l’ancien explorateur, qui est, aujourd’hui, proconsul de la République dans l’Ouest Africain.—J’ai prié le Général Felte à déjeuner, après avoir réussi, par les tours d’une diplomatie cauteleuse, à dépêcher Clotilde chez sa tante Ursule... est-ce bien Ursule?.. ou Mélanie?.. mettons Ursule... laquelle vit de ses rentes, en Seine-et-Oise.
C’était pour une heure, ce déjeuner. Felte est entré à midi cinquante-neuf minutes, exactement. Par hasard, je consultais ma montre à cet instant...
Jean-Claude Felte, général de brigade, est un homme de cinquante-cinq ans, mince et droit, les cheveux tout blancs, la moustache gris de fer. Il ne fait point de gestes, sourit rarement, ne raille jamais.
D’abord il m’a rassuré sur le sort du cousin, de Williams:
«Il n’écrit plus, ce petit? Bah! Pour quoi faire, écrire? A quoi bon? S’il n’écrit plus, c’est qu’il se trouve bien où il est, qu’il oublie le reste du monde. Le désert l’a pris par le cœur! voilà tout! Cela arrive à tous ceux qui travaillent là-bas!»
«Là-bas!» Un éclair passe dans les yeux songeurs. Et, tout aussitôt, Felte, poli, me complimente sur ma table.
«Vous avez un excellent cuisinier...»
J’interroge, curieux d’autre chose que de cuisine:
«On travaille donc, mon général, là-bas?... On travaille encore?
—On travaille. Les temps héroïques sont passés, mais il est aussi dur d’organiser que de conquérir et le petit Cheftel aura, sans doute, autant de besogne sur les bords de son lac Tchad, que j’en ai abattu, moi, il y a quinze ans, lorsque je créais cet empire africain que j’ai donné à la France.»
... Et c’est un homme qui est devant moi!... rien d’autre qu’un homme!—Un homme qui vient de prononcer (avec quelle simplicité stupéfiante!) ce peu de mots:
«J’ai créé un empire.»
Je considère les quatre murs entre lesquels, moi, j’ai enfermé ma pauvre vie; je regarde ces meubles, ces tapis, ce rideau, l’escalier qui mène à mon atelier vide, où je ne travaille plus, à la fumerie où, parmi les feuillages et les oiseaux brodés, je me console tant bien que mal, de ne pouvoir être heureux. J’évoque Clotilde dans ce décor fait à sa taille,—petit, petit, petit!
Et l’homme qui est là a créé un empire!
Avec deux bras, deux jambes, un corps, un visage, comme moi... il a créé un empire!
Le général Felte a créé...
Je lui dis:
«Vous êtes heureux?»
Il répond:
Tout sec.—Puis, il ajoute:
«Vous aussi, je présume? Quelle tristesse y aurait-il dans votre vie? Vous êtes libre, bien portant, riche, par surcroît...»
Malgré le respect qui me subjugue, je hausse les épaules:
«Dans ma vie à moi, il y a le spleen.
—Parlez donc français! dites: l’ennui. Eh bien! travaillez! faites comme Cheftel, comme moi!
—Je suis rivé à mon oisiveté! J’ai une maîtresse...
—Vous l’aimez?... non, parbleu! si vous l’aimiez, vous ne vous ennuieriez pas!... Vous ne l’aimez pas?... Quittez-la!...»
Dimanche, 17 novembre.
O Spleen! directeur de mes songes! délassement des guerriers sans valeur! pourriture de mon esprit! épargne-moi, ce soir, et permets que je vive de la vie bienheureuse des bêtes dans l’étable.
O Spleen! je voudrais être un passant qui n’aurait pas de rêves, celui-là qui se dit heureux, celui-ci dont la petite ambition est satisfaite, ou cet autre, qui ne pense plus!... Je voudrais être celui-là, celui-ci ou cet autre, pourvu qu’il fût libre de tes liens!
Donne-moi, tout au moins, le répit du condamné; accorde-moi la halte du voyageur, désigne-moi la source qui désaltère! O Spleen! régent de l’ombre! Toi qui doses les cauchemars! idole des hommes dans le désordre, enseigne-moi le secret de ton labyrinthe, le contre-poison de ta ciguë, le dictame de mes maux.
Spleen innombrable, obsédant, qui séduis et qui tortures, qui flétris les fleurs et ternis le plus beau rayon, dont l’essence est mystérieuse, dont la vertu ne se décrit pas, auprès de qui le désespoir semble doux, auprès de qui la tristesse est un pur délice, ô toi qui fais hurler dans l’ombre et se terrer dans le jour, Spleen fameux par tes exploits! Spleen couronné de jusquiames et de pavots, qui détestes voir s’épanouir les roses! Triomphateur sans rémission qui ne fais point verser de bonnes larmes et qui remportes tes victoires obscurément!
Spleen fulgurant, qui m’assailles au début d’un rire! Spleen patient, qui me guettes au coin des rues, qui me surprends dans mon fauteuil ou dans mon lit! Spleen qui dors entre les pages d’un livre, qui te mêles aux parfums, Spleen que je baise sur les lèvres de mon amie!
Toi qui parais au milieu des paysages, figure de la folie! lieu du désenchantement! toi qui rends stagnante l’onde spirituelle, écluse de mes pensées! barrière des brises! toi qui empêches le désir d’éclore! qui dessèches, qui changes en cadavre, qui entoures de bandelettes le plus vivant des songes! qui rends tout effort superflu! qui coupes toutes les ailes!
Spleen qui ravages! Spleen pénétrant! fléau de l’âme! erreur de Dieu! magicien que j’exècre et que j’implore!... donne-moi... donne-moi la paix de cette nuit!
Accorde-moi le repos pour une nuit!... Que t’importent, ô Spleen, ces quelques heures?... Pour une nuit!... sinon, je prendrai encore, sur cette table, un flacon d’alcool, ou la pire seringue, ou bien ce bambou et mon opium.
Mardi, 19 novembre.
Non! c’est trop! J’essaye de me faire une façade et je n’y parviens plus! Le masque se déchire. Je sors, je vois des gens, je les salue, je tâche de causer, d’être gai, de m’intéresser à leurs petites histoires qui, en somme, valent bien les miennes, «de paraître» enfin! et l’instant d’après, malgré tous mes efforts, le mensonge se découvre.
«Qu’avez-vous donc, mon ami? vous semblez changé! Physiquement... non, pourtant! votre santé est bonne, n’est-ce pas? Alors, quoi? des chagrins? des ennuis? Ah! la vie n’est pas facile à vivre tous les jours!... Allons! Adieu! mais, surveillez-vous! je vous trouve une mine fatiguée... l’air abattu!»
Notez que je n’ai rien dit... et ces gens me quittent avec l’idée arrêtée que je file un mauvais coton.—Mon regard a-t-il donc tellement changé, mon expression est-elle à ce point hagarde, que j’inquiète les passants?... car, je le sens bien, ce n’est pas l’hôpital qu’ils me prédisent, c’est l’hospice, l’asile, la maison blanche aux grandes cours!
Cela finira peut-être ainsi.
Je me vois déjà, lié dans un fauteuil, entouré d’internes qui noteront les traits de ma démence. Je me vois sous la douche. Je vois les instruments de psychiâtrie, les carnets de notes... Je fournirai des documents!—Que cette idée est donc plaisante: je fournirai des documents!—Et je vois, un peu plus tard, quand la maladie aura progressé, les infirmières qui me donneront à manger comme aux petits enfants; et j’aurai une serviette autour du cou, de peur que je me salisse.
La maison blanche, les grandes cours plantées régulièrement, les portes à grosses serrures, la salle des douches, les médecins, le chœur des fous qui hurlent, les fous malpropres, les fous hébétés, les fous extatiques, les fous furieux et les pauvres demi-fous... tout cela: ma patrie et mes frères de demain.
Et, peut-être, un jour, Clotilde viendra-t-elle me rendre visite.—Elle restera debout devant moi et pensera dans sa petite cervelle calme;
«Tiens! tiens! c’est donc ça qui m’a aimée!»
Alors, je me mettrai à glousser frénétiquement, et, dans ces cris de basse-cour, Clotilde voudra reconnaître des intonations tendres, au lieu qu’il s’agira d’un simple appel, un appel pour manger. Manger: toute ma vie tiendra dans ce mot.
Oui, oui! je vois ces choses!
Et Clotilde s’essuyera les yeux, puis elle partira en murmurant:
«Tout de même! ce pauvre loup!»
Apitoyée un peu, mais contente aussi de pouvoir, le lendemain, raconter à ses camarades une si dramatique entrevue.
Et moi, je glousserai toujours, jusqu’à l’instant où l’on m’apportera ma pâtée.
Vous verrez! ça finira ainsi! j’en suis sûr!
Jeudi, 21 novembre.
Cette visite du Général Felte... quel évènement dans ma vie!
J’ai simplement invité le Général Felte à déjeuner, pour causer du petit Cheftel, le cousin de Williams, et voilà que ces deux heures ont pris une importance énorme, que leur souvenir occupe tout mon esprit, que je ne songe plus à rien autre.
«Quittez-la!»
Felte a dit ces mots avec une tranquillité vraiment prodigieuse!
Quitter Clotilde!
Cela devient une obsession!... Il serait donc possible que j’en vinsse, un jour, à ne pas vivre avec Clotilde? à me sentir libre!
Se sentir libre, tout à fait! libre comme Felte! quelle volupté ce doit être!—Depuis samedi, toute autre pensée m’est indifférente.
Ces jours derniers, je songeais à mon entrée dans un asile, j’adressais une prière au spleen comme à une divinité... aujourd’hui, je songe à tout autre chose!... Je songe... à raisonner sur Clotilde...
Ecoutez...
En somme... si j’aime Clotilde, ce n’est pas seulement parce que sa chevelure est une flamme admirable, parce que ses mains sont exquises, sa chair, une création merveilleuse et que tout cela me fait oublier son esprit, cette incessante manifestation de nullité, mais aussi, parce que je suis fier de posséder une maîtresse que chacun m’envie. (Ah! si chacun savait!)
Cependant, si je l’aime pour toute ma vie, si je l’ai déjà aimée avec force un grand nombre de petits instants, il reste vrai que, durant un quelconque de ces petits instants, j’eusse mieux fait de prier Dieu, ou d’unir harmonieusement des couleurs sur une toile, ou de m’absorber dans un problème d’échecs...
Et je songe encore que, durant toute cette minute qui précéda la minute où je vis Clotilde pour la première fois, je vivais en paix, sans que l’image de Clotilde me harcelât de mille manières chinoises et sadiques... et je parviens, en suivant une pente facile, à me dire que, si j’avais répété cette minute dont je parle, si j’avais vécu toute ma vie en répétant cette minute là, comme l’accordeur, pour bien faire sonner une note de piano, la frappe un grand nombre de fois en écoutant les harmoniques, je ne porterais pas de chaînes aux mains et aux pieds et je ne me verrais pas conduit, Dieu sait où, par cet anneau que Clotilde m’a passé dans le nez.
Et, tout naturellement, comme le fruit qui tombe de l’arbre quand il est mûr, comme l’esprit qui s’en va de la cervelle quand il veut se promener, et, en résumé, comme toutes les choses qui se croient esclaves, alors qu’elles sont presque affranchies, déjà, je me décidai, peu à peu, par petits efforts, à envisager ce moment où je pourrais tâcher de répudier Clotilde.
Mercredi, 27 novembre.
Sans doute qu’au dehors, l’aube devait déjà nuancer l’air, quand je me sentis troublé dans un songe optimiste et de teinte orange.
Nous dormions sur les nattes, ayant commencé à fumer tôt. J’eus, en ouvrant les yeux, un moment d’effroi. Pourtant, l’aspect de la chambre n’offrait rien que d’habituel. Sauf Lanthelme, que Poussière avait excusé, nous étions tous là... mais, précisément, ce fut Poussière qui me surprit.—Son visage était d’une pâleur étrange et elle tremblait de tout son petit corps. Je remarquai avec malaise combien sa figure était convulsée.—Des deux mains, elle tirait sur le mouchoir que retenaient ses dents. Elle était une vraie statue de la peur. Son corps entier disait l’épouvante.
«Qu’y a-t-il donc, ma petite?»
Elle ne pouvait répondre. Je vis cependant qu’elle tâchait avec sa main, de désigner la porte de la chambre. Elle me saisit le bras, et me retint.
Nous restions là, tous deux, elle, tremblante, moi, vaguement alarmé d’une crise aussi vive, elle, nue, et moi, couvert d’une robe chinoise.—Voyant sa figure se décomposer encore, je l’attirai contre ma poitrine. Alors, toute blottie à la façon des petits enfants, elle approcha sa bouche de mon oreille, et, dans le silence coupé d’un ronflement de Bichon et du souffle des deux autres dormeurs, murmura, très bas, si bas et sur un ton si terrifié que cela semblait un bon effet de théâtre:
«Je crois qu’on a sonné.»
De fait, à l’instant qu’elle parla, j’entendis vibrer le timbre de ma porte. Chacun des trois dormeurs fit un léger mouvement, et Poussière, déchirant son mouchoir avec ses doigts crispés, soupira, comme l’on fait pour un dernier soupir.
Sans beaucoup méditer sur cette visite matinale, je m’en fus dans l’antichambre et j’ouvris la porte.—La concierge de Lanthelme était sur le palier.
«Monsieur! Monsieur! venez vite.»
C’est une vieille femme qui fut, je pense, entremetteuse, et que Macbeth dût voir, la nuit où les sorcières lui apparurent.
«Il y a un malheur! Monsieur Lanthelme...
—Eh bien!...
—Du sang coule sous sa porte!
—Allons! bon! c’est complet! attendez un instant, je reviens.»
Dans la fumerie, Poussière était assise, toujours épouvantée.
«Rassurez-vous, ma petite! C’est simplement Lanthelme qui me fait demander de passer chez lui.»
Je réveillai Ted Williams et lui dis à l’oreille:
«Je crois qu’il y a du nouveau chez Lanthelme...
—Quoi? la police?
—Non.
—Oh! alors, il est mort,» dit-il d’un ton calme.
Il se leva et se rhabilla.
Zanko prit la chose autrement. Il semblait très affecté.
Cinq minutes plus tard nous sortîmes, vêtus de hasard, laissant les trois femmes dans la fumerie, serrées en un petit groupe de chair. On eût dit qu’elles étaient transies par le froid.
L’appartement de Lanthelme n’est pas situé loin du mien. Cinq minutes de marche y conduisent. La vieille marchait devant nous en clopinant, puis venait Ted Williams qui se tirait la peau des joues, puis Luca Zanko et moi, qui causions à voix basse.
L’entrée sale et puante.—Tout d’abord, les allumettes ne veulent pas prendre.—Il fait froid.—Courants d’air.—Un chat efflanqué se sauve entre mes jambes.—La procession dans l’escalier qui craque.—On monte lentement.—La concierge tient une bougie.
Nous voilà au troisième palier.
C’est vrai, du sang coule sous la porte.
«J’allais au cinquième, explique la vieille, chez une dame malade, quand j’ai vu...
—Oui! oui! assez causé! donnez-moi la clef! dit Williams.
—Entrer là! oh! non! jamais! Il faut appeler la police.
—Taisez-vous! La clef!
—Voici.»
Nous entrons.
Il n’y a, en effet, qu’à faire constater par la police.—Lanthelme s’est coupé la gorge avec un rasoir.—Il a été brave.—Assis dans son fauteuil, au milieu de la chambre, il s’est tranché la carotide, nettement, de gauche à droite. Puis, il est tombé sur le côté. Le rasoir est par terre. Les fleurs rouges du tapis entourent une plus sombre fleur de sang qui a coulé jusqu’à la porte.
Je prends, sur la table, une lettre qui m’est adressée. Je la mets dans ma poche.—Williams est debout devant le cadavre. Il regarde, le sourcil froncé.—Zanko est dans un coin, près du lavabo. Il pleure comme un enfant.—La vieille est restée sur le palier. Elle se parle tout bas et fait le bourdonnement d’une machine à coudre.
Nous posons Lanthelme sur le lit. Cela n’est pas sans peine. On allume quelques bougies. Non, vraiment, il n’y a plus rien à faire.—Zanko restera pour veiller le mort.
Allons! c’est fini! je lirai la lettre chez moi.
Tout de même, Lanthelme s’est bien tué. Je ne pense pas qu’il ait souffert.
Samedi, 30 novembre.
Les femmes ont beaucoup pleuré.—Il y a eu deux crises de nerfs.
Cette mort de Lanthelme, désorganise notre vie.—On a offert à Zanko une place bien rétribuée à Saïgon, dans une maison de commerce. Il part. Il emmène Poussière.
Bichon va vivre à la campagne. Elle a hérité du peu d’argent que possédait Lanthelme.
Moi, je ne sais que faire.
J’ai vu beaucoup de gens mourir. Leur souvenir est un baume aux heures où le spleen me possède. Je tâche de vivre avec les morts, quand la société des hommes devient amère. Mais, de Lanthelme, je garde une image insupportable.—Je sens qu’il a eu raison de se tuer.
D’ailleurs, voici le billet que je trouvai sur sa table:
«Mon ami,
«C’est à vous que j’écris, parce que j’ai connu sur les nattes de votre fumerie les quelques heures de tranquillité qui m’ont permis de vivre, jusqu’à ce jour, et que, d’autre part, vous serez sans doute le premier à être informé de la décision que je viens de prendre.
«Je vais me couper la gorge, mon ami. Ce parti est le seul qui me reste. Il y a des gens qui se relèvent, si bas qu’ils soient tombés. Je n’en suis pas. Vous m’avez tiré, au mois d’août, d’une assez vilaine situation. Elle se serait reproduite avant la fin de l’année.
«Je suis perdu. C’est ainsi. Je suis condamné sans recours. Je n’aime plus que les plaisirs de la crapule. Je me trouve voué à l’égout. Autant mourir. Mon rasoir coupe bien. J’aurai la main sûre.
«Allons! adieu, cher ami! adieu sans larmes! Fumez, ce soir, une pipe à la santé de mon âme.—Qui sait où elle se promènera dans une heure!»
Et moi, que vais-je faire? Je pense aux conseils du général Felte. Vivre toujours à côté de Clotilde m’épouvante!... et c’est très facile, en somme, de se couper la gorge!
Mardi, 10 décembre.
«Ma chère Clotilde! rappelle-moi que je dois écrire au Général Felte, demain matin. J’ai eu des nouvelles du cousin de Williams. Il sera content que je les lui communique.
—Le Général Felte? ah! oui! ce bonhomme qui est venu l’autre jour! C’est pour le recevoir que tu m’as envoyé chez ma tante Ursule! Tu me traites en esclave, en parente pauvre, depuis quelque temps. Tu sais, je finirai par regimber. D’ailleurs, j’avais encore autre chose à te dire. Je t’en prie, mon ami, ne reçois plus cet acrobate du cirque. Je l’ai vu, la semaine dernière. Il n’a pas l’air d’un homme du monde. Il a des durillons dans les mains. Il parle avec l’accent italien. Cela me dégoûte. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter ces gens-là!
—Ma chère Clotilde! rappelle-moi que je dois écrire au Général Felte, demain matin, et l’inviter à déjeuner.
—Oui, et tu m’enverras encore à la campagne? Oh! je le sens! tu as honte de moi! Eh bien! tu n’écriras pas au général Felte! et il ne remettra plus les pieds ici! Voilà!
—Ma chère Clotilde! loin d’avoir honte de toi, j’aurais plutôt honte de moi-même. Cependant, laisse-moi te dire qu’aujourd’hui, tu parais dépasser un peu les bornes de ta mauvaise humeur habituelle, et...
—... Et, pour l’amour de Dieu, n’aie pas l’air de te moquer de moi, avec tes phrases polies! il pourrait t’en cuire!
—Ma chère Clotilde! il me semble que je vais perdre patience. Tu voudras bien me laisser recevoir chez moi qui me plaît.
—De vieilles badernes et des clowns malpropres? Tiens! tu m’exaspères! Je vais faire un tour au Bois!
—Ma chère Clotilde! je t’avertis que j’ai perdu patience. Si tu vas au Bois et si tu ne t’excuses immédiatement de ton inconvenance, tu ne rentreras plus ici.
—Imbécile! Je sors! Nous dînerons tôt, ce soir. Je compte voir la revue des Variétés. Tu feras prendre des places.
—Ma chère Clotilde! je te signifie ton congé. Tu peux dîner chez ta tante Ursule, tu peux y coucher aussi. Je te recommande le train de 6 heures 15. Allons! va-t-en! Adieu!... Nos petites transactions seront réglées par un intermédiaire, et je t’enverrai, demain soir, tes robes et ton linge. Allons! va-t-en vite!»
Clotilde sortit en haussant les épaules. Elle avait à peine fermé la porte qu’elle la rouvrait déjà.
«Tu veux le passe?
—Cela me dispensera de te le faire réclamer.»
Elle me jeta la clef au visage et sortit de nouveau. Je sonnai mon valet de chambre.
«Jules, si Madame rentre vers sept heures, vous ne lui ouvrirez pas; d’ailleurs, je vous donnerai plus tard mes instructions à ce sujet.
—Ah!... Bien, Monsieur! C’est entendu!»
Mais la conviction du domestique ne doit pas être grande. Il sait que, trois fois déjà, Clotilde fut congédiée, mais il sait que je la rappelai trois fois. Clotilde s’en souvient aussi. Tous deux doivent être sceptiques!...
Pour ce coup, aurai-je plus de courage?
Mercredi, 18 décembre.
C’est fait.—Je ne reverrai plus Clotilde.
Durant la dernière semaine, j’ai reçu huit lettres. Une chaque matin; deux avant-hier. Leur ton se dégradait de l’extrême colère à la supplication. De plus, Clotilde est venue trois fois. J’ai reconnu son coup de sonnette. Chaque fois, «Monsieur était sorti.» Du fond de la fumerie, ma pipe en main, j’entendais le valet de chambre réciter la leçon que je lui avais apprise. A sa dernière visite, Clotilde tâcha de forcer la consigne. Il y eut un petit orage,—puis «Madame» fut mise à la porte.
Voilà qui est excellent. Jamais je n’aurai la bassesse d’âme de reprendre Clotilde devant un valet de chambre qui l’a jetée dehors et jamais, je l’espère, l’impudeur de renvoyer un serviteur sans reproche.—Allons! l’exécution est faite,—le fil est coupé... Mais, vraiment, je suis bien seul! Aucun de mes amis n’est venu me voir. Ne fréquentaient-ils chez moi que pour assister à mon supplice? Entraient-ils donc ici comme au spectacle?... Qu’importe, en somme!... Ils ont vu la pièce entière, maintenant, jusqu’à la chute du rideau, jusqu’à l’extinction des feux.
Ces lettres de Clotilde!... Quelles pauvretés!
«Jamais je ne t’aurais cru capable d’une pareille...»
«La goujaterie de ta conduite...»
«Tu as donc oublié nos...»
«Je tâche de comprendre ta cruauté, mais...»
«Tant de bonnes heures, mon pauvre ami! tant de...»
«Eh bien! oui! admettons que... mais la douleur m’a transformée...»
«Ah! je me rends bien compte?...»
«Et c’est à travers mes larmes que...»
Oh! oh! cela a traîné partout!
Mais... je vais donc rester seul toute la soirée?
Tiens... on a sonné... Encore elle?
... Non! ce n’était pas Clotilde. Le valet de chambre souriait en annonçant:
«M. Altano.»
Je le fis entrer.—Je viens de causer une heure avec lui. Il y a quinze jours, son frère est mort, dans un accès de delirium tremens, après s’être saoulé plus que ne le comportait la prudence.
Altano est vraiment un brave garçon. Je regrette qu’il s’en aille. Il quitte Paris. Il s’est engagé dans un cirque de Londres, à de bonnes conditions. J’ai lu attentivement son traité. Tout à fait satisfaisant.
«Voyez-vous, Monsieur, il faut essayer du nouveau. En Angleterre, j’apprendrai des choses. Depuis que mon frère est mort, je ne sais plus où donner de la tête. Il me semble toujours que les personnes dans les fauteuils me veulent du mal. Je suis seul. J’ai peur. Oui... alors, maintenant, à Londres, ce sera un travail tout différent. Je vous expliquerai ça. Il a fallu changer, vous comprenez, depuis que Giacinto n’est plus là... Et, prendre un autre frère, un frère pas vrai, avec le même nom... ça ne me dit rien... Mon nouveau travail? Je vais vous dire: c’est comme qui dirait...»
Et il m’a décrit la chose tout au long. L’idée est ingénieuse. Puis, nous nous sommes serrés la main, et il est parti.
Me voilà seul de nouveau. Le valet de chambre est allé se coucher. Mon chat doit miauler sur les gouttières... c’est le temps de ses amours! Pas même une mouche dans la chambre. Rien... Et l’opium?... non! je n’ai pas envie de fumer, ce soir.
J’ai rêvé quelque temps, puis j’ai tâché de lire. Impossible. Puis je me suis promené de long en large. Puis j’ai feuilleté un atlas, un vieil atlas de 1850... J’ai regardé la carte d’Afrique. Il y avait, au milieu, de grands blancs. Et, dans l’Amérique du Sud, aussi, de grands blancs: «Terres inconnues...»
«Essayer de nouveau, disait Altano, il faut essayer de nouveau.»
Non, il serait mauvais de remplacer Clotilde...
«Essayer de nouveau...»
Des Terres inconnues?.. en existe-t-il encore?
Je m’occuperai de cela, demain.
Dimanche, 26 janvier.
Voilà plus d’un mois que je n’ai ouvert ce cahier où je racontais ma vie.—Si je le reprends, ce soir, c’est pour y ajouter quelques lignes qui le termineront.
Ted Williams disait que toute page écrite supposait un lecteur. Soit.—Eh bien! cher lecteur! voici mes dernières nouvelles: j’ai vendu ma fumerie, j’ai donné Tchéragan à Ted Williams; j’ai bouclé mes malles... et je te dis adieu.
Je te dis adieu à toi surtout, car, sur le quai de la gare, j’aurai peu de mains à serrer. En partant, je ne quitte pas grand chose. Mes amis se détachent de moi, s’en vont ou se détruisent. Il ne me reste guère que les morts, mais, depuis longtemps, mes racines ont pénétré leurs tombes. Si quelque noblesse subsiste en moi, c’est bien d’eux qu’elle vient. J’emporte leur beau souvenir.
Adieu! adieu! je vais tuer mon démon secret devant de nouveaux paysages.
FIN
Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine.—A. Pichat.