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Le Diable amoureux; L'Honneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive

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Clarence répond aux attentions en homme qui connaît le monde; et, soit qu'il parle des pays étrangers, ou de la cour d'Angleterre, tout lui fournit l'occasion de combler d'éloges la charmante étrangère qui fait l'ornement du palais de Saint-David; les beautés de l'Angleterre, celles de l'Europe sont mises en sacrifice.

À des éloges si forts, si redoublés, la modeste Sibille baisse les yeux, rougit et laisse tomber une conversation dont la suite pourrait la jeter dans un nouvel embarras.

Le lendemain, les respectueuses attentions de Clarence pour elle ont redoublé; le surlendemain, elles prennent encore plus de caractère, au point que, profitant d'un instant où l'indisposition de Lionel le force à s'écarter, le chevalier anglais fait à la dame une déclaration d'amour en des termes aussi ménagés que positifs.

Elle n'eut pas le temps d'y répondre, affecta même de ne l'avoir pas entendue. Mais elle n'en était pas moins embarrassée; elle entrevoyait une persécution de plus, et les suites plus funestes d'une rivalité sans objet réel.

Elle était occupée de ces réflexions lorsque le bruit d'un autre cornet fit retentir les cours et annonça l'arrivée du chevalier Mackenffal, d'Irlande.

On était à table, et le redoutable Irlandais s'y trouva placé en face de l'aimable Primrose. Je dis redoutable: il l'était par la plus épaisse paire de moustaches qui eût jamais ombragé une physionomie irlandaise; un nez énorme et recourbé la surmontait, accompagné de deux yeux hagards, qui semblaient vouloir s'élancer de la tête.

De temps en temps, cet affreux regard tombait sur la belle inconnue, comme s'il y eût été porté par la réflexion. Bientôt il la fixe d'un air de connaissance.

Il en fallait bien moins pour alarmer l'inquiète Primrose. «Ah! malheureuse Sibille, serais-tu, par hasard, connue de cet étranger? Tu ne l'as jamais vu, mais il peut arriver de France, où le bruit de ta fuite aura été répandu; peut-être sort-il de la Bretagne.» La frayeur la saisit, la rougeur lui monte au visage et le couvre du plus vif incarnat; et ce moment de trouble est saisi par toute la compagnie. Mackenffal triomphe du désordre qu'il occasionne, et cherche à l'augmenter en paraissant sourire, avec affectation et à la dérobée, à la jeune étrangère, qui détourne la tête pour éviter ses odieux regards, et faisant l'impossible pour dissimuler son embarras et ses craintes.

«Ne vous troublez pas, princesse, dit le barbare Irlandais; je sais ménager mes connaissances. Vous aviez confié votre destin errant à la mer; elle vous a déposée ici, où vous me semblez être en assez belle posture; mais il vous plaît d'y conserver l'incognito: je ne dérangerai pas un plan dirigé sans doute au plus grand bien de vos affaires. Vous n'avez perdu qu'une petite barque: vous vous occupez sans doute ici d'un armement plus avantageux. Dès ce moment, j'entre dans vos projets, et vous pouvez compter sur la discrétion de votre dévoué Mackenffal.

—Je ne vous connais pas, répond Primrose avec une modeste assurance.» Si le commencement du discours de l'Irlandais l'avait jetée en quelque sollicitude, la suite lui avait entièrement prouvé qu'elle et sa véritable histoire lui étaient entièrement inconnues.

«Il faudrait, madame, réplique l'Irlandais, dire: Je ne connais plus. Il vous plaît d'oublier quelques bontés que vous eûtes pour moi, quoique la date n'en soit pas prodigieusement éloignée. Vous m'affranchissez par là de la reconnaissance. Le procédé est noble, digne de vous.

—Moi, des bontés pour vous! reprend la belle inconnue du ton ferme et élevé de Sibille de Primrose, la lèvre et les yeux armés du dédain le plus méprisant.

—Eh! non, vous n'en eûtes pas, s'écrie Mackenffal, et je ne méritai jamais de connaître, encore moins d'approcher de la pathétique, de la sublime Margerie, le miracle de Beaucaire, qui a inspiré tant de dévotion pour les mystères à tous les pèlerins de la dernière foire.

—Seigneur chevalier, dit d'un ton froid Sibille, entièrement rendue à elle-même, vous êtes absolument dans l'erreur, et vous pouvez aller renouer ailleurs vos liaisons avec votre Margerie.

—Je n'irai pas plus loin, divinité de nos tréteaux, dit l'Irlandais avec emphase. Mon ton peut nous avoir un peu brouillés; mais, vous le savez, je brille dans les raccommodements; et si vous avez fini votre engagement ici, pour le mois de juillet, je vous offre de vous reconduire en triomphe à Beaucaire, en croupe derrière Carfilarz, mon écuyer.

—Vous ferez bien de vous aller montrer seul à la foire. Vous êtes un extravagant.—Et vous, une jongleuse dans toute la force du terme. Je le maintiens. Voilà mon gant: qui osera le ramasser?

—Ce sera moi, brutal Irlandais, répond Clarence, reçois le démenti de toutes tes grossières faussetés.—Prince, poursuivit le chevalier anglais, en se tournant vers Lionel, mes affaires pressent mon départ de votre cour, ouvrez-nous le champ demain matin. Vous venez de voir outrager devant vous la vertu, dans le plus beau de tous les objets qui font l'ornement du sexe, dont nous avons juré de prendre en toute occasion la défense. Soyez aussi empressé, aussi jaloux que je le suis d'en voir tirer une vengeance éclatante.

—Clarence, répond Mackenffal en retroussant ses moustaches, vous ne serez pas le premier jeune homme qui se sera perdu pour l'amour des dames de ce haut parage. À demain, à demain.» L'enragé lance un de ses plus terribles regards et se retire.

Clarence vient se jeter aux pieds de Sibille, plongée par la dernière scène, dans un nouveau genre de saisissement. «Je fais vœu, madame, de répandre jusqu'à la derniers goutte de mon sang pour réparer l'outrage fait à votre vertu.» En disant cela, il saisit un mouchoir échappé dans ce moment des mains de la belle préoccupée. «Que ce gage, s'écrie-t-il, me serve d'écharpe dans le combat et soit une preuve demain à tout le pays de Galles de l'honneur que vous me faites en m'agréant pour votre chevalier.

—Ah! madame, dit alors Lionel, mon peu de confiance dans mes forces m'empêche de disputer au valeureux Clarence l'honneur dont il va se couvrir. Jugez de mon désespoir.

—Prince, et vous, chevalier d'Angleterre répondit Primrose, votre zèle m'oblige infiniment; mais je ne me tiens point offensée par des discours qui ne s'adressent point à moi. C'est à cette jongleuse Margerie à s'en formaliser.

—Si vous n'étiez pas étrangère et inconnue, madame, reprit Lionel, on se flatterait d'empêcher le combat; les chevaliers de ma cour sauraient bien, par la force des statuts, obliger Mackenffal à venir à vos genoux reconnaître son erreur. Nommez-nous, madame, celle que nous devons servir de tout notre courage, et...

—N'allez pas plus loin, prince. Je ne suis point cette Margerie et vous en donne ma parole; vous devez la recevoir, ou, jusqu'ici, vos intentions, vos égards pour moi m'en auraient imposé. J'ai promis ailleurs, et sous les plus inviolables auspices, de ne point me nommer que mon vœu ne soit accompli.

—Il faudra donc, madame, tenter le sort des armes. Allez, Clarence, allez vous reposer; mon prévôt vous fera préparer la lice. Je ne saurais être votre juge: je suis trop prévenu en faveur de la cause dont vous allez soutenir et faire éclater la justice.» À ces mots, le prince, paraissant accablé de faiblesse, se retire, appuyé sur les bras de ses écuyers.

Primrose entre dans son appartement, assez mal remise des différents genres de trouble dont elle venait d'être successivement agitée. Elle s'y livrait depuis quelque temps à ses réflexions, le front appuyé sur la main, lorsque Bazilette vint autour d'elle pour le service et l'attaqua de conversation.

«Vous rêvez, madame; vous en avez sujet. C'est une belle, une noble chose qu'un combat. On y joue notre honneur à un sanglant croix ou pile. Béni soit Dieu, qui n'a jamais permis qu'on attaquât le mien! mais je ne voudrais pas le voir au bout de la lance de Tiran-le-Blanc. Aussi notre prince le dit bien, lui qui sait la chevalerie comme je sais mon Pater: c'est votre maudit secret qui fait la cause de tout le mal. Vous êtes la première, à ma connaissance, tombée dans un égarement de ce genre, et vous verrez comment il vous en prendra. En général, nous parlons, nous autres femmes, à tort et à travers. Le silence est ici plus dangereux que toutes nos indiscrétions. On vous demande trois mots; c'est bien peu de chose: dites le nom de votre pays, de votre famille, le vôtre: de mon oreille, cela passera dans celle du prince, sans faire d'autre cascade; et nous aurons le plaisir de voir amener à vos pieds cet ours hibernois, tout muselé.

—Ne me tourmentez pas pour avoir mon secret, mademoiselle; forcée par un vœu de le refuser au prince Lionel, malgré ses procédés nobles et généreux, je ne dois le donner à personne.

—En ce cas, madame, vous ferez bien de vous mettre au lit, pour vous tenir prête de bonne heure.

—À quoi, mademoiselle? À quoi?—À une chose fort désagréable; à être témoin d'une sanglante boucherie, dont l'incertitude de votre état sera le motif. Le oui ou le non de votre vertu est le résultat. On s'est défié à outrance; cela fait dresser les cheveux. Il faut qu'il reste un des deux champions sur le carreau. Si la lance pète, si le cimeterre se rompt, on vient au poignard. Jugez quelle serait la mortification de ceux qui vous aiment ici, et c'est tout le monde, s'il était prouvé demain matin, par le sort des armes, que vous êtes la Margerie de ce monstre de Mackenffal, s'il devient maître de vous enlever en croupe derrière son maussade écuyer. Tenez madame, j'en ai la chair de poule, et il pourrait en coûter la vie à votre beau chevalier.

—Fermez mes rideaux, mademoiselle. Je vous suis très obligée de vos avis et de vos craintes; mais, si je dois attendre des conseils, c'est de mon devoir et de moi.»

Bazilette se retira piquée. Elle avait amené tant d'autres femmes au point où elle avait voulu les conduire; ici, elle ne pouvait rien gagner. «Un cœur de bronze, dit-elle, une tête de fer; si jamais mon maître et elle pouvaient s'entendre, il en naîtrait une race d'entêtés qui ferait plier l'univers.»

Le jour éclairait à peine les murs du palais de Saint-David, et déjà tout y était en mouvement, pour transformer une esplanade, précédemment garnie de ses barrières, en un champ clos en règle. Tentes, pavillons, tout ce qui est nécessaire en ce genre est dressé. Les champions y sont conduits et armés par les parrains qu'ils ont choisis. Les juges sont à la tête du camp.

Un balcon, en partie formé par une terrasse qui touche à l'appartement de Primrose est arrangé pour recevoir la belle outragée, et Lionel vient lui donner le bras pour la conduire. Le bruit des fanfares guerrières fait retentir tous les environs.

«Venez, madame, lui dit le prince, venez encourager par votre présence le champion qui se dévoue au rétablissement de votre honneur.

—Prince, vous me voyez au désespoir des préparatifs qu'on a faits ici et de la scène qu'ils annoncent. Toutes les lances du monde ne peuvent pas faire que je sois la Margerie si vivement insultée; et, tant que je serai moi-même, mon honneur sera à l'abri d'une insulte du genre de celle dont on prétend poursuivre ici la vengeance.

—Vous êtes inflexible, madame; vous vous mettez au-dessus des lois et des usages. Nous autres princes y sommes soumis.» En disant cela, il l'entraîne plutôt qu'il ne la conduit vers le balcon préparé pour elle, et fermé de manière à ôter tout espoir à la retraite, et va se perdre dans la foule des spectateurs.

Déjà, à la suite des cérémonies d'usage, Mackenffal a répété à haute voix que la femme assise dans le balcon est la fameuse Margerie, si célèbre par ses talents, si décriée par son inconduite.

Déjà Clarence, en forçant le ton un peu grêle de sa voix, lui en a donné de nouveau le démenti.

Sur les nouveaux défis, les champions partent des barrières opposées, se rencontrent au milieu de la carrière, se heurtent, et Clarence est renversé sans mouvement. Un moment après, la terre est baignée de son sang.

Une clameur générale; une expression de douleur, partant des fenêtres du palais et des différents points de la barrière, s'élèvent et couvrent le bruit des trompettes et des clairons qui célébraient le triomphe de l'Irlandais. Les voix des femmes de Primrose se mêlent aux plaintives acclamations, et répètent à ses oreilles: «Ah! notre pauvre maîtresse! elle est déshonorée sans ressource!»

À la vue d'un homme sacrifié pour elle, Sibille se sent extraordinairement émue; en entendant dire que son honneur est perdu, l'indignation la saisit et la soutient. Elle ne donnera point de marque de faiblesse; mais elle témoigne vivement un désir, c'est qu'on aille au secours de l'infortuné dont le sort des armes a si mal secondé le courage. «Laissez-moi, dit-elle à Bazilette; voyez ce malheureux Anglais, voilà le véritable objet de votre compassion et de la mienne. S'il m'est permis de disposer de vous, volez de ma part, et portez-lui des consolations et des secours.» Bazilette obéit sans répliquer.

Cependant le féroce Mackenffal parcourt d'un air triomphant tout le champ de bataille, et anime les trompettes à célébrer sa victoire par des fanfares. Il venait de faire caracoler son coursier sous le balcon de Primrose, et peut-être mettre le comble aux insultes dont il s'était rendu coupable, lorsqu'un chevalier, couvert d'armes rembrunies, s'avance à l'entrée des barrières et demande le champ. Les juges le lui font ouvrir. L'écuyer qui le précède, ainsi que le héraut d'armes, sans couleurs et sans livrées, viennent porter son défi à Mackenffal, et le lisent à haute voix. Tout retentit dans le moment de cris de joie et d'acclamations. «Vive, vive le brave chevalier inconnu, qui se dévoue à soutenir l'honneur des dames!»

Ce bruit inattendu a distrait Primrose de l'attention qu'elle donnait au sort du malheureux Clarence, qu'on emportait alors de dessus le champ de bataille. Il était sanglant et paraissait inanimé. Bazilette revenait au balcon, le mouchoir sur les yeux, et comme essuyant ses larmes.

Le chevalier aux armes brunes, monté sur un coursier vigoureux, qu'il manie avec autant de grâce que d'adresse, vient au bas du balcon, descend de cheval, et, le genou en terre, il prie la dame offensée d'honorer de son consentement une entreprise dont l'espoir de la servir est le noble et glorieux but. Il se relève sur-le-champ sans attendre de réponse, prend du champ, court au-devant de Mackenffal, qui vient résolument à sa rencontre. Le poitrail des coursiers se heurte, les lances volent en éclats et l'Irlandais mord la poussière. On le voit rouler en se débattant; il fait, pour se relever, des efforts inutiles. Il demeure tout à coup immobile, et paraît rendre, avec tout son sang, le dernier soupir.

Oh! comme le beau coup de lance du chevalier aux armes brunes fut célébré! «Vivent, vivent, s'écrient un millier de voix, le brave et généreux inconnu et la belle inconnue qu'il a vengée! Ils sont dignes l'un de l'autre.» Bazilette, Suzanne, Guaiziek, toutes les femmes attachées à Primrose, viennent embrasser ses genoux, baiser ses mains. Le vainqueur a délacé son casque, et on reconnaît le malade, le languissant Lionel, pour auteur de ce beau fait d'armes. Il ne se prévaut point de sa victoire; il est modeste, généreux, et va faire donner des secours au noble adversaire qu'il a renversé; mais le bruit court qu'ils seront inutiles.

Primrose est triomphante aux yeux de la multitude, sans en éprouver aucune espèce de satisfaction. Elle est consternée des suites de la sanglante scène dont on l'a rendue témoin forcé, et dont innocemment elle paraît être la cause. Mackenffal lui a semblé plus extravagant, plus extraordinaire que coupable: elle donne au trépas de Clarence des regrets plus animés. Les usages, dont son bienfaiteur a pu devenir la victime, en s'exposant pour elle, lui paraissent bien moins galants que barbares.

Convaincue intérieurement qu'on ne l'avait point offensée, elle témoigne cependant beaucoup de reconnaissance à celui qui peut se croire son vengeur. Elle a beaucoup ouï parler de combats de barrières. Le maintien de l'honneur des dames avait été le motif de quelques-uns, et les avait rendus même célèbres. Mais elle n'était pas dans le cas de la belle Geneviève ni de tant d'autres. On pouvait, dans le pays de Galles, avoir des idées plus extraordinaires qu'ailleurs; elle crut donc devoir paraître céder à l'opinion, ne pouvant se flatter de la détruire, et se montrer reconnaissante d'un service qu'on avait cru devoir lui rendre au risque de la vie.

Ces considérations la forcent d'assister à une fête importune dont son prétendu triomphe est l'objet; la voilà reine du bal, où Lionel, sans se montrer plus confiant qu'à l'ordinaire, ose paraître bien plus ouvertement amoureux. Il semble que sa passion, en réveillant son courage, lui ait rendu les forces; il se montre aussi adroit à la danse qu'il a été résolu et ferme sur le champ de bataille; la grâce et la justesse animent tous ses mouvements. Bazilette, placée derrière le fauteuil de Primrose, la forçait de l'observer. «Voyez, lui disait-elle, si ce n'est pas un amour? Il est vainqueur partout; vous seule lui résistez. Qu'y gagnez-vous? Vous contrariez le destin: il vous a faits l'un pour l'autre.»

Sibille détourne l'oreille. Dans ce qu'elle voit, rien ne l'amuse. Les idées noires de la sanglante scène passée sous ses yeux ne sont point dissipées: elle a dansé, contre son goût; les démonstrations de la flamme de Lionel, moins discrètes qu'à l'ordinaire, lui semblent plus inquiétantes. Il est temps de se soustraire par la retraite à des amusements dont sa santé pourrait être altérée. Elle semble céder à ce seul motif, et se retire dans son appartement.

Les jours vont lui paraître plus longs que jamais. Il faut souffrir plus d'assiduités de la part de Lionel. Ce prince, sans parler de son dernier service, ou même souffrir qu'on en parle, en a pris le droit de se montrer amant plus à découvert. La belle, inquiète, se renferme dans son appartement le plus qu'il lui est possible. Là, se promenant seule sur une terrasse, d'où l'on découvre la rade de Bride et la mer, elle cherche à démêler, à l'horizon, s'il ne paraîtra pas quelque pavillon français, quelque bâtiment où elle puisse trouver un passage.

«Ah! Conant! disait-elle, si le bon Gérard et son fils n'étaient pas malheureusement péris; éclairé par eux sur l'endroit de la côte ou j'ai fait naufrage, vous voleriez à ma recherche, à mon secours! Que les esprits de l'air fassent passer ma voix jusqu'à vous, qu'ils vous instruisent du danger où je me trouve; poursuivie par un amant qui me désespère, et dont je dois à mon tour craindre le désespoir, en danger au moins d'être reconnue, renvoyée en Bretagne et livrée à Raimbert.»

Un jour, fixant avec attention ses regards sur les flots elle y voit flotter un pavillon normand. Le bâtiment qui l'arbore entre dans la rade de Bride, et y laisse tomber l'ancre; une chaloupe s'en détache, et vient à force de rames aborder au rivage.

Le cœur de la passionnée Sibille s'émeut à la vue de deux pèlerins qui ont pris terre. Plus elle considère, plus elle examine, plus elle demeure convaincue de ne s'être pas trompée: à la taille avantageuse, à la démarche, elle a reconnu Conant de Bretagne; c'est lui-même.

La joie la ferait éclater, si la réflexion ne la retenait. Tous deux étant reconnus, tous deux pourraient être compromis. Lionel s'est jusque-là montré généreux: mais Lionel est devenu rival de Conant, et peut employer, où il est, un pouvoir que rien ne balance.

Un premier mouvement suggère à Sibille d'écrire un billet, de le faire porter par une des femmes employées à la servir; elle rentre dans son appartement, tout occupée de ce projet.

Bazilette et Suzanne se sont absentées. Les enfants, dont la première est gouvernante sont malades: elle leur fait donner des secours, Guaiziek et sa compagne sont occupées à faire l'appartement.

Primrose, voyant qu'elle n'est point observée, conçoit le projet de gagner le bord de la mer, en descendant dans les cours des écuries du palais, par un escalier dérobé qui y conduit. Mais en traversant, elle pourrait être rencontrée sur les bords de la mer, et, dans le chemin, elle sera remarquée. Heureusement Guaiziek a déposé dans une garde-robe une cape dont elle s'enveloppe de la tête aux pieds, pour se garantir, quand elle sort, des injures du temps, et même des patins de fer, de l'espéce de ceux dont on fait encore usage aujourd'hui, pour s'élever au-dessus de la boue, enfin jusqu'à ses gants.

La possibilité du travestissement en fait sur-le-champ naître et exécuter le projet. Voilà Primrose enveloppée de tous les haillons de campagne de Guaiziek. Elle se précipite dans l'escalier dérobé, arpente à pas démesurés les cours, en imitant la marche hardie et la contenance de celle dont elle a pris la forme, et gagne en courant une porte qui donne sur la marine. Les pages, les valets qui l'aperçoivent du haut des fenêtres du palais, animent les chiens à courir après elle, en leur criant: Donne sur Guaiziek! donne sur Guaiziek! Il semble que le vent ait porté notre héroïne vers le rivage. Elle aborde le pèlerin qu'elle a très distinctement reconnu, le tire par le bras, lui parle à l'oreille. «Vous êtes Conant, ne témoignez ni trouble ni surprise: le plus léger mouvement vous expose. Je suis Sibille: répondez par monosyllabes; nous n'avons pas un moment à perdre.

«Disposez-vous à volonté de la chaloupe qui vous a conduit?—Oui.—Du bâtiment qui est dans la rade?—Oui.—Combien avez-vous embarqué d'ancres?—Quatre.—Sur combien êtes-vous mouillé?—Deux.—Les pouvez-vous sacrifier?—Oui.—Votre compagnon est le fils de Gérard?—Oui.—Le père a-t-il péri?—Non.—Appelez le fils embarquons-nous?—Soit.»

On s'embarque dans le plus grand silence, et l'on y persévère jusqu'à ce qu'on soit arrivé au bâtiment mouillé dans la rade. Le frère de lait regardait tour à tour la cape, les gants et les patins, sans prévoir l'agréable surprise dont il devait jouir bientôt. Mais il pensa pâmer de joie lorsqu'au coup de sifflet qui fit déployer la voile et couper les câbles qui tenaient aux ancres, il vit tomber la cape qui lui dérobait la vue de sa charmante damoiselle.

«Ah! notre bonne damoiselle! s'écria-t-il en se jetant à ses pieds...» Passons légèrement sur les transports naïfs du frère de lait: ils sont néanmoins plus aisés à peindre que la joie des deux amants qui viennent d'être réunis. La voile déployée et secondée par un vent favorable, en les portant dans le canal de Bristol, les a déjà mis à l'abri de la frayeur d'être poursuivis, et d'ailleurs ils ont lieu d'être rassurés contre toutes les attaques ordinaires. Ils sont entrés dans la chambre du navire, et ont enfin le loisir d'en venir aux éclaircissements.

Gérard et son fils, flottant sur un débris de la barque, ont été rencontrés et sauvés par un vaisseau normand. La lettre dont ils sont porteurs est mouillée, mais ils peuvent aider à en retrouver le sens. Conant, assuré, sur leur rapport, que si Sibille existe, c'est sur les côtes de la principauté de Galles, part pour Cherbourg, prend à ses gages un bâtiment armé pour faire la course, et s'embarque en habit de pèlerin. Son arrivée ne doit surprendre que par l'à-propos. Quelque divinité, sans doute, s'occupait alors de la fortune des amants loyaux. Elle serait aujourd'hui sans temple comme sans exercice.

Conant s'est expliqué. Primrose a beaucoup plus de peine à se faire entendre sur le fait des aventures qui lui sont arrivées dans le pays de Galles. Il faut avouer qu'elles avaient un caractère plus que romanesque. Conant ne pouvait pas soupçonner son amante de lui en imposer par le récit; mais il devait y avoir eu de l'illusion, de quelque genre que ce fût, dans les faits dont elle lui faisait le rapport. Hors les soins que s'était donnés Bazilette, tout lui semblait hors de la nature et des usages connus.

Tandis que nos amants se récréent par le récit de leurs inquiétudes passées, et en considérant la perspective de leur prochain bonheur, jetons les yeux sur le palais de Saint-David. Ah! quel trouble! quel désordre! On ne court pas, on se précipite vers la plage marine.

On veut armer tous les canots qui sont sur les rivages et dans le port. Lionel, revenu de l'amusement de la pêche, tonne, éclate, foudroie. Ah! qu'il se repent de n'avoir armé qu'en idée le bâtiment qu'il avait promis à Primrose. Comme il s'aventurerait à la poursuite de sa fugitive, de son ingrate, de sa rebelle! Une fausseté de moins, et il lui restait une ressource; mais il n'en a plus: il a employé tous les ressorts, épuisé toutes les ressources de la séduction, et une femme de cet âge lui a échappé. Croyant tout, elle n'a été la dupe de rien. Il demeure confondu et livré aux désordres des sens, dont il a quelquefois inutilement sollicité la révolte. Il n'en est pas encore au remords, il ne tardera pas à y être conduit.

Sibille de Primrose et Conant de Bretagne, débarqués à Civita-Vecchia, sont allés embrasser les genoux, et recevoir la bénédiction nuptiale des mains du pape. Sibille croit remplir un devoir en dépêchant un écuyer et en envoyant au prince de Galles la lettre qui suit:

à mon illustre bienfaiteur,

le noble, le vaillant, le magnanime prince Lionel, prince de Galles.

«Sibille de Primrose, épouse de Conant de Bretagne, alors inconnue et comblée, donna sa parole de se découvrir lorsqu'il lui deviendrait possible de le faire. Elle la dégage aujourd'hui, prince, sans compromettre les intérêts de son époux et les siens, et jouit de la satisfaction de s'avouer à vous; si elle parut manquer à la reconnaissance en couvrant d'un voile nécessaire un secret important, dont elle n'était pas maîtresse de disposer, c'est de vos vertus qu'elle en attend le pardon, avec la plus ferme assurance de l'obtenir.

»Les bruits publics peuvent vous avoir instruit des motifs qui me forçaient à fuir la Bretagne, lorsque j'abordai chez vous par un naufrage. Si vous en ignorez quelque circonstance, vous pourrez les apprendre de mon écuyer. Il a ordre de ne vous rien taire de mes situations passée et présente; et je prends plaisir à croire que ces récits ne seront pas sans intérêt pour vous.

»Adieu, prince; persévérez dans les voies nobles où vous a vu marcher cette étrangère, objet de vos soins humains et généreux: en désirant que vous cessiez de sacrifier aux préjugés barbares, dont l'empire vous fit exposer pour elle des jours si précieux, elle demeure encore dans l'étonnement de cette preuve de votre bonté et de votre courage. Vous avez ravi en tous points son estime: elle se fera gloire devant toute la terre de vous l'avoir accordée.»

Cette lettre fut un coup de foudre pour le prince de Galles, à qui rien, jusque-là, n'était parvenu de l'histoire de Sibille; elle réveilla en lui des principes d'honneur qu'il pouvait sacrifier à son goût effréné pour le plaisir, mais jamais oublier. Tout devint grand à ses yeux dans la conduite d'une femme sur le compte de laquelle l'orgueil et l'entêtement l'avaient égaré. Et, parmi les embûches tendues, les insultes faites à ce caractère si noble, si fait pour en imposer au sien, il se rappelle, avec indignation contre lui-même, la lâcheté qu'il a eue de se mêler parmi les bateleurs, chargés de la faire tomber en contusion, sans avoir pu y réussir; et, pour surcroît au tourment qu'il éprouve, le tableau des dons naturels qui servent de relief à un si rare mérite vient se représenter avec tout son éclat à son esprit troublé.

Cent traits plus aigus, plus perçants les uns que les autres, déchirent son cœur. Un véritable amour, mais malheureux, mais désespéré, en naissant, y enfonce, non un trait, mais un poignard. Il succombe, il ne verra point l'écuyer de la divine Primrose qu'il ne se soit donné le temps de se remettre de son désordre, de sa confusion.

Vous, beau sexe, si, dans cet entr'acte, vous voulez voir un de vos plus dangereux tyrans humilié, profitez de l'occasion: considérez-le dans les angoisses de la torture. C'est pour votre satisfaction qu'un de vos dévoués l'a mis en sacrifice.

Cependant il pleuvait à Rome des indulgences sur Conant et sur Sibille. Cette hasardeuse beauté en obtiendra-t-elle un peu de la part de ceux qui liront son histoire? Elle a un côté bien faible. L'amour, qui fut son maître, peut faire excuser bien des fautes, mais jamais celles qui vont directement contre les droits sacrés de la nature.


RACHEL

OU LA BELLE JUIVE

nouvelle historique espagnole

PRÉFACE

La nouvelle qui suit est tirée de la Chronique générale espagnole. Elle fournit le sujet de deux romans fort rares aujourd'hui et presque inconnus, et de quatre tragédies dans la même langue. Le dernier de ces drames, mis au théâtre par don Vincent Garcia de la Huerta, est le seul qui y soit demeuré. C'est une des tragédies les moins irrégulières de cette nation.

Le roi Alphonse, personnage mis sur la scène, est Alphonse Raymond, fils de Raymond comte de Bourgogne, et mari de la célèbre Urraque. Cet Alphonse Raymond fut, pour ainsi dire, l'Hercule des Espagnols. Monté sur le trône à l'âge de quatre ans, livré à un de ses oncles maternels, qui s'empara de lui et de ses États, sous prétexte de se charger de sa tutelle, délivré de sa mère Urraque pour devenir le jouet des factions et des querelles de deux maisons rivales, celle de Castro et celle de Lara, attaqué dans toutes ses possessions par les rois espagnols ses voisins, par les Maures et par les Arabes des deux continents, il étouffa, pour ainsi dire, tous les serpents qui environnaient son berceau, avec le secours des braves Castillans, dont il devint l'idole. Il ne cessa de combattre et de vaincre tout autour de lui, jusqu'à l'âge de vingt ans, que, possesseur tranquille des couronnes de Castille, Léon, Galice, d'une partie de l'Andalousie, il se laissa emporter par le zèle, à la suite de Godefroy de Bouillon, à la conquête de la Terre-Sainte.

Les chroniqueurs lui font vaincre les rois de Perse, de Syrie, les soudans d'Égypte, et le ramènent trois ans après triomphant sur les bords du Tage, où de nouveaux lauriers l'attendaient.

Les Maures de Grenade, de Cordoue, unis à ceux d'Afrique, enhardis par son absence, avaient formé des entreprises contre ses États et ceux de ses voisins. Alphonse Raymond en triomphe comme il avait fait jusque-la de tous ses adversaires, et, après avoir été cueillir de nouveaux lauriers dans la Guyenne, après avoir gagné une victoire mémorable dans les plaines de Toulouse, il vient s'établir tranquillement à Tolède, avec son épouse Ermengère. Là, devenu passionnément amoureux d'une Juive, nommée la belle Rachel, il oublie pour elle tous ses devoirs. Son épouse est forcée de se retirer dans la forteresse d'Oreïa, où les Maures vont l'assiéger sans qu'il s'en mette en peine.

On doit ici rapporter un trait déjà cité par M. Chénier, auteur de ce temps (Histoire de Maroc), parce qu'il est caractéristique des hommes et des mœurs à cette époque. Ermengère, que d'autres écrivains nomment Éléonore, répondit au héraut d'armes qui venait lui porter le défi: N'avez-vous pas honte, quand nous avez des hommes à combattre, de venir vous attaquer à une femme?» Les généraux maures, sensibles à ce reproche, abandonnèrent l'entreprise et portèrent ailleurs l'effort de leurs armes.

Cependant Alphonse Raymond, ne faisant plus la guerre que par ses généraux, renfermé dans Tolède, était devenu entièrement esclave de la Juive; les Castillans, victimes des Hébreux, étaient indignés, mais non contre leur souverain, qu'ils regardaient comme assujetti à la puissance d'un maléfice. Ils supportèrent ce joug pendant près de sept ans. Enfin, ils se réveillèrent et poignardèrent la Juive.

Alphonse, délivré de ses chaînes, justifia par de nouveaux exploits l'enthousiasme de ses sujets pour lui. Il redevint la terreur des Maures, au point que les autres souverains de l'Espagne, aussi redevables à sa conduite qu'à sa valeur, lui conférèrent de concert le titre d'empereur, qu'il conserva toute sa vie. Les romanciers lui attribuent d'avoir détruit deux cent mille Maures dans une seule bataille. Il mourut à l'âge de soixante-quatre ou soixante-sept ans, les armes à la main contre eux. L'idée qui reste de lui, d'après les chroniques qui se contredisent, d'après les exagérations des romanciers et des poëtes, d'après l'opinion, même actuelle de la nation sur son compte, est qu'Alphonse Raymond fut un des plus grands rois qu'ait eus l'Espagne, et qu'il occuperait un rang distingué parmi les nommes les plus célèbres, s'il avait eu des chroniqueurs plus exacts et de meilleurs panégyristes.

On est presque forcé de révoquer en doute la vérité du fait de ce sommeil honteux de sept ans entre les bras d'une Juive. S'il fut vrai, en l'imputant au seul excès d'une passion, on déshonore le héros et l'amour. Il faut avoir recours au merveilleux pour l'expliquer, et c'est le cas, en suivant l'opinion populaire, de faire tomber de la machine ou un dieu ou un astrologue, et alors on peut, moins invraisemblablement, nouer et dénouer cette extraordinaire aventure. Si l'amour eût pu endormir ainsi le grand Alphonse pendant un aussi long temps, il ne se serait pas réveillé pour être sur-le-champ l'objet de la terreur des Maures, de la confiance et de l'admiration de l'Espagne. Hercule a pu manier, en passant, les fuseaux chez Omphale, pour fournir matière à on emblème dont on n'a que trop abusé depuis.

Si ce demi-dieu eût filé pendant sept ans sans intervalles, jamais il n'eût pu reprendre sa massue. Son père, Jupiter, n'eût pas fait pour lui les frais d'une apothéose; et peut-être qu'Hébé, qu'il lui donna pour épouse, serait encore vierge.


Alphonse VIII, roi de Castille et de Léon, monta sur le trône à l'âge de quatre ans. Ferdinand, roi d'Aragon, son oncle maternel, s'étant emparé de ses États sous prétexte de les gouverner, les nobles Castillans arrachèrent bientôt des mains de cet usurpateur leur jeune monarque, le rétablirent sur son trône, veillèrent eux-mêmes à son éducation, et le vengèrent des entreprises que les Navarrois, les Portugais et les Maures avaient faites contre les places frontières de ses États.

Le jeune héros, rassuré par la valeur et l'affection de ses sujets, par ses victoires, contre l'ambition de ses ennemis, emporté par un zèle religieux, suivit, à vingt-trois ans, à la conquête de la Terre-Sainte, l'illustre Godefroy de Bouillon, dont il partagea les périls et la gloire, et n'en revint que pour se couvrir de nouveaux lauriers en châtiant les Maures des ravages commis sur une partie de ses possessions.

Alphonse, doué de tous les avantages naturels, objet de l'émulation de ses égaux, estimé de toutes les parties du monde connu, marié à l'estimable Ermengère, adoré de son peuple, idole de la noblesse de Castille et de Léon, environné d'une cour brillante, empressée à lui plaire, était le plus heureux des souverains de la terre. Tout à coup, une erreur bien légère en apparence, une vaine curiosité, va le faire tomber dans l'excès de la plus condamnable faiblesse; sans le savoir, il engagera sa liberté et s'exposera à la perte de son peuple, de sa couronne, de sa gloire et même de sa vie.

Ce fut au milieu d'une fête brillante, qui rassemblait dans le palais de Tolède la jeunesse des deux sexes, qu'Alphonse reçut la première atteinte d'un poison devenu depuis si fatal à ses sujets et à lui-même. Le seul favori qu'eût ce prince, Garceran Manrique de Lara, y paraissait absorbé dans ses rêveries, lui, jusque-là regardé comme le plus enjoué des courtisans. «Qu'avez-vous, Manrique? lui dit son souverain.—Diane m'est infidèle, répond Garceran: elle me quitte pour don Alvare de Lunès. Je n'en puis douter, en ayant été convaincu ce matin par le plus extraordinaire de tous les moyens; mon orgueil souffre beaucoup dans ce moment-ci; mais le tableau qui m'a instruit et mortifié m'apprête beaucoup plus à rêver que l'inconstance d'une femme: c'est un secret, sire, dont je ne saurais vous entretenir ici; il conduirait à une conversation trop sérieuse: les yeux de toute l'assemblée sont tournés sur les vôtres, et cherchent à briller de la joie dont vous paraissez être animé; demain, à son lever, Votre Majesté saura mon aventure.» Après cette demi-confidence, Manrique se dérobe au tumulte de la fête.

Le lendemain, dès qu'il est au chevet du lit d'Alphonse: «Sire, lui dit-il, j'avais des raisons de m'inquiéter sur les dispositions de ma maîtresse à mon égard. J'en parlais avec mon écuyer, instruit de mon secret; il me propose une manière aussi abrégée que sûre de m'éclaircir. Il y a ici un juif, grand cabaliste, qui pourra me faire lire dans le cœur de mon infidèle: je balançais; on m'assure d'en avoir soi-même fait l'épreuve avec grand succès, et je me laisse conduire chez cet homme extraordinaire. Là on me fait subir des cérémonies ennuyeuses, dont l'appareil était nouveau pour moi; il était question de me mettre en communication avec des esprits, à l'existence desquels je ne croyais point; la curiosité l'a emporté sur l'impatience occasionnée par tant de momeries; et, quand on m'a cru bien préparé, on m'a fait asseoir devant un miroir où j'ai vu, mais très distinctement, Alvare de Lunès en conversation fort tendre, fort animée, avec la dame de mes pensées.» Pendant le discours de Manrique, Alphonse levait les épaules; il prend la parole: «Votre écuyer s'entendait avec un charlatan juif, et on vous aura fait voir un tableau.—Oui, sire, dit Manrique, dans un miroir de métal, de quatre pouces au plus, en carré, on m'a fait voir un tableau d'objets de grandeur naturelle, et qui ne m'ont semblé que trop vivants.

—Vous êtes Castillan, Manrique, et n'êtes pas capable de mentir, dit le roi, mais on a pu vous en imposer, ou la passion vous aura fait illusion; j'en appréhende l'effet sur une tête aussi vive que la vôtre: vous me ferez voir votre prétendu nécromant: il me présentera un tableau vivant, ou je le ferai châtier de manière à le dégoûter de faire des dupes; ordonnez-lui de ma part de venir me trouver sur-le-champ. Je sacrifierai toute autre affaire à celle-ci, pour ne pas donner à l'imposture le temps de s'arranger pour nous en faire accroire.»

Garceran va lui-même trouver le juif, et revient. «Sire, dit-il, j'ai donné ordre au rabbin de me suivre, et il marche avec confiance sur mes pas.—Un rabbin, reprit Alphonse, et il vient délibérément? Il faut que ce soit un docteur.—Il ne m'a, reprend Manrique, pas témoigné la moindre crainte: cet homme est assuré de son fait; je l'ai prévenu que Votre Majesté voulait le voir, il n'y a attaché qu'une condition. Les rois, m'a-t-il dit sont sur cette terre fort élevés au-dessus des hommes ordinaires; mais s'il est question de les faire communiquer avec des essences d'un ordre bien supérieur, ils rentrent dans la classe ordinaire. Et, pour être en rapport avec le céleste, il faut se soumettre à toutes les opérations qui doivent nécessairement y préparer le curieux, de quelque rang qu'il soit. Je m'y suis soumis, sire, et, si vous n'acceptez pas les mêmes conditions, le rabbin se retire.

—Garceran Manrique ne voudrait pas compromettre son roi et son ami, dit Alphonse. Je ferai tout ce qui sera nécessaire pour ôter toute excuse à cet homme, et je ne suis pas inquiet de le faire repentir de l'abus qu'il aura fait de ma patience et de son audace à prétendre m'en imposer. Allez au-devant de lui et l'introduisez.»

C'est ainsi que l'aveugle confiance d'une part et une présomption peu éclairée de l'autre, introduisirent le dangereux Ruben à la cour de Tolède. Pour le malheur du souverain et de son peuple, ce scélérat n'était pas pris au dépourvu; et, quoiqu'on eût cru le surprendre sans le prévenir, il arrivait avec un plan formé, dont l'imprudence et l'aveuglement allaient lui faciliter le succès.

Alphonse se soumet à toutes les minuties d'un cérémonial d'initiation; plus il se prête complaisamment à tous les détails de cet acte ridicule à ses yeux, plus il pense acquérir de droits à prendre le ton sérieux avec Manrique pour l'engager à revenir de l'illusion dans laquelle il a été enveloppé, plus le Juif sera convaincu d'imposture.

Pendant qu'Alphonse s'expose, sans le savoir, à devenir encore plus dupe et plus enthousiaste que Manrique, Ruben s'étant assuré de la préparation de ses deux néophytes, a vu que tout lui était favorable; alors il place sur un bureau le miroir mystérieux: «Sire, dit-il, voilà la merveille dont on vous a entretenu; elle vous présentera d'elle-même l'objet que vous désirerez d'y voir; ma présence, mon ordre, mon consentement y sont inutiles. Cependant, je dois vous prévenir que, dans le cas où vous voudriez voir tous deux ensemble le même tableau, il faut qu'en exprimant le même désir, le pouce de la main gauche de l'un s'entrelace dans celui de la gauche de l'autre.» Après cette instruction, le rabbin se retire dans une pièce voisine, dont il tire la porte sur lui.

Soit que ce fût l'effet du sang-froid du rabbin, ou celui du cérémonial, un petit frisson commençait à glacer les sens d'Alphonse. Il ne pouvait plus, à ce qu'il imaginait, faire un pas en arrière. «Au moins, dit-il à Manrique si cette farce doit finir par un spectacle, il faut qu'il soit agréable; prenons-nous par les pouces, puisque cela est essentiel, et demandons à voir la plus belle femme qui soit en Espagne.»

Le prince venait de former ce vœu, les yeux fixés sur le miroir; à l'instant, la glace semble se ternir; peu à peu elle représente un ciel couvert de nuages; ces vapeurs passent et reviennent comme si des vents opposés les eussent agitées. Tout à coup, le fond s'éclaircit et présente une personne de dix-sept ans, vêtue dans la plus grande simplicité et la tête nue; elle était assise et paraissait occupée à la lecture. L'objet était éblouissant et par lui-même et par le brillant du jour dont il était éclairé. Elle pose son livre sur une table, se lève et se retire lentement, en laissant admirer la grâce, la noblesse, l'élégance de sa taille et de son port, et une superbe chevelure dont le bout de la tresse effleurait la terre. Bientôt le miroir se trouble de nouveau et redevient une glace ordinaire.

Quand on étonne un esprit fort par un prestige, il passe rapidement de l'incrédulité opiniâtre à l'excès contraire. Alphonse prend la plus haute opinion de Ruben et de sa science. «Rappelez, dit-il à Manrique, cet habile homme, son miroir est impayable.»

Ruben reparaît, son extérieur n'a rien de celui d'un homme qui vient de faire voir un prodige; il est froid et composé. Celui d'Alphonse est bien extraordinaire; ce n'est plus cette physionomie d'aigle, ce n'est plus ce maintien haut ou ce ton assuré. On peut dire que, sans la grande habitude où sont les rois de commander à leurs attitudes, il en eût pris une soumise vis-à-vis du rabbin prétendu merveilleux. Il fit à celui-ci les offres les plus magnifiques pour le récompenser de sa complaisance; mais le rusé politique se garda bien de rien accepter, il joua le désintéressement et le zèle.

Le monarque était confondu et enthousiasmé tout à la fois. «Est-ce, disait-il à l'Israélite, un objet réel et existant que je viens de voir?—Oui, sire, si vous n'avez pas demandé à voir une chimère, répond le Rabbin.—Quoi! dit Alphonse, cette belle, cette ravissante personne existe en Espagne?—Je ne sais, repartit Ruben, quel a été l'objet de votre curiosité, mais le miroir ne saurait mentir.—Et ne pouvez-vous pas le faire reparaître? dit Alphonse d'un ton d'impatience...—Non, sire, le miroir ne montre jamais le même objet...—Je ne reverrai jamais le même objet... Je ne reverrai jamais cette divine beauté!—Il faut, dit l'Hébreu, que j'apprenne moi-même à la connaître; laissez moi la liberté de consulter.»

Le roi et Manrique laissèrent le nécromant seul dans le cabinet. Ce dangereux personnage n'avait pas besoin d'apprendre le nom de la jeune personne dont la figure avait paru dans la glace.

Avant que le prince eût demandé à voir dans la glace, Ruben était instruit de sa détermination; et, au moyen des initiations et des rapports établis par elles, il y avait plus qu'influé mais il fallait mettre du mystérieux, et donner un air de difficulté et de doctrine à tout ce qu'il faisait: il laisse écouler un temps assez considérable pour se donner l'air d'avoir fait des opérations, des recherches, et reparaît enfin pour rendre sa réponse.

«La beauté que Votre Majesté a demandé à voir, sire, se nomme Rachel: c'est une juive orpheline, demeurant à Cordoue, dans sa famille.—À Cordoue? interrompit vivement le roi, n'étant déjà plus à lui; j'irais la chercher à la tête de cent mille hommes...—Vous n'aurez pas besoin, sire, de faire un armement aussi dispendieux; que j'aie votre portrait, donné de votre main, je le fais rendre ce soir à Rachel, et dès demain elle se met en marche pour le rapporter.»

Manrique avait au col une chaîne à laquelle pendait un portrait d'Alphonse; celui-ci l'enlève à son favori, le remet à Ruben, sans prévoir l'abus qu'en pourra faire ce dangereux ouvrier; l'Hébreu se retire, et laisse le roi de Castille soumis à la religion du secret, absorbé d'une foule d'idées absolument nouvelles pour lui. L'optique des faits surnaturels s'est présentée à ses yeux, il prétend s'en rapprocher, et se promet d'en tirer une foule de connaissances sublimes qui lui font déjà mépriser celles dont il avait pu être redevable à l'étude, à l'usage, à l'expérience.

Le moment s'avance où cet horizon si étendu va se borner à un seul point. Ce sera celui où il aura vu les beaux yeux de Rachel: le nécromant a tenu parole; la belle juive est arrivée de Cordoue, elle est chez Ruben. La voir, s'enflammer pour elle, voilà le rôle d'Alphonse. La cour murmure; la reine gémit, se plaint, éclate, se sépare et va se retirer à Oreïa. Le seul effet de ses démarches est de laisser son souverain aveugle plus maître d'obéir à la passion qui le maîtrise; et Rachel, par son ordre, vient s'établir au palais.

La noblesse s'écarte de la cour, se bornant à témoigner le sentiment douloureux dont elle est affectée. Alphonse, jusqu'alors si jaloux de l'estime et de l'attachement de ses sujets, demeure insensible à un témoignage aussi marqué de l'impression que sa conduite a faite sur les compagnons de ses glorieux travaux; il ne reste auprès de lui que Manrique; on cesse même de reconnaître en lui l'aimable Garceran, digne rejeton de l'illustre maison de Lara; Ruben se l'est pour ainsi dire asservi: de faux principes ont remplacé ceux qui avaient fait la base de l'éducation de ce jeune cavalier; en un mot il a perdu cette fleur d'élévation, de magnanimité, ce caractère de la noblesse castillanne: devenu disciple de Ruben, il est esclave des volontés de Rachel et bas courtisan d'Alphonse.

Cependant Ruben ayant su approcher son élève du trône, emploie ouvertement le crédit qu'il a sur elle à l'avancement de sa fortune, à celle de ses frères les Hébreux. Le roi ébranlé sur les principes de sa propre religion, en comblant ce peuple vagabond de faveurs, croit satisfaire à la justice du ciel, et leur donne hautement la préférence même sur les sujets qui eussent le mieux mérité de lui; les douanes, le commerce entier leur sont abandonnés. La Castille et le royaume de Léon gémissent sous leurs mœurs, leurs monopoles, leurs vexations en tous genres; aucune plainte ne peut être portée au pied du trône qui ne soit rejetée avec hauteur, avec dédain. C'est l'impérieuse Rachel qui les accueille; cette femme singulière, enrichie à l'extérieur des plus beaux présents de la nature, possédée par Ruben, a le caractère atroce. On verra, par les détails de l'événement, quelle espèce de monstre l'amour et l'art, de concert, avaient su donner pour maître à Alphonse, et pour tyran aux peuples asservis à la couronne de ce jeune, et alors malheureux souverain.

Alphonse, enfermé dans Tolède, n'en sortait plus que pour varier par le plaisir de la chasse ceux qu'il goûtait dans les bras de l'amour: nuit et jour environné de Juifs des deux sexes, il fût devenu absolument étranger à son peuple s'il eût été possible à celui-ci de perdre de vue un prince, son idole jusqu'à ce moment fatal. Il attendait, sans murmurer contre lui, que, rassasié par la jouissance et délivré par ses suites de la passion qui l'avait égaré, il revînt de lui-même à la pratique de ses devoirs.

Cependant une année succédait à l'autre sans apporter le moindre changement à la conduite de leur souverain, sans qu'ils éprouvassent le plus léger adoucissement à leurs infortunes; son assujettissement semblait augmenter par la réunion des malheurs qui en étaient la suite, et la fière beauté qui le gouvernait paraissait assurer son empire par de nouvelles exigences et par la bizarrerie de ses caprices. Sept ans s'étaient écoulés, et la patience castillane n'était point encore à bout.

Les gouverneurs des places résistaient, presque sans secours, aux entreprises des Muzarabes et des Andalous maures. Les peuples fléchissaient sous le joug, se contentant d'implorer le ciel pour qu'il voulût délivrer du joug d'un abominable maléfice leur monarque, dont ils espéraient de voir renaître toutes les vertus.

La patience a un terme, Rachel, Ruben et leurs favoris l'avaient lassée: de petits complots se forment dans toute l'étendue du royaume de Castille et de Léon, dans la partie de l'Andalousie soumise au gouvernement d'Alphonse. Un Castillan sage, dévoué à sa patrie et à son souverain, en prévoit l'effet; c'est Fernand Garcias de Castro, attaché à Alphonse dès la plus tendre enfance de celui-ci, ayant été précédemment son guide et son conseil, méprisant les bruits populaires, mais blâmant la conduite d'un maître dont il respectait l'autorité, il croit devoir faire le dernier effort pour venir ouvrir les yeux au prince sur l'inquiétude du peuple et le danger qu'il y aurait à ne pas mettre ordre aux abus.

Il descend des montagnes de Castille où ses terres étaient situées, où, après d'honorables fatigues, il avait été chercher le repos nécessaire et convenable à son âge, il s'achemine vers Tolède.

Quel spectacle pour un sujet attaché, pour un vertueux citoyen. Tout est en mouvement pour exiger d'Alphonse le sacrifice de l'objet de son inclination: «Amis, compagnons, sujets comme moi, citoyens, qu'allez-vous faire, leur dit-il? ah! respectez le trône! il fait votre sûreté, respectez les erreurs du souverain que Dieu vous donna pour chef: ce n'est pas à nous à lui en demander compte. Eh quoi! je vois des Castillans mutinés, révoltés! Songeons au degré d'estime que nous avons mérité de la part des nations qui nous observent et nous jalousent: peut-on reconnaître la vertu au mouvement aveugle, impétueux, désordonné qui vous agite? Pourrez-vous répondre que, rencontrant des oppositions à vos vues, vous ne serez point exposés à souiller vos mains par le plus horrible de tous les attentats? Ah! Castillans, arrêtez-vous! écoutez-moi: qu'il n'y ait rien dans ce que nous allons faire qui ne soit noble, sage et digne de nous. Je vais à Alphonse, à ce roi dont je connais le cœur. Je sus l'arrêter lorsqu'il se laissait emporter dans la chaleur du combat. Sa passion pour la gloire ne l'empêcha pas d'écouter ma voix, il la reconnaîtra quand je lui présenterai les sujets de vos plaintes, et je trouverai le chemin de son cœur.»

Le vénérable vieillard émeut, touche, et ne persuade pas; l'attroupement dont il voudrait arrêter la marche continue d'avancer, dans ce morne silence qui caractérise les résolutions méditées à loisir, et dont la prudence se propose de diriger les exécutions. Garcias, jugeant alors combien il est à propos que son souverain soit instruit du danger dont il le voit menacé, presse le pas de son cheval pour arriver à Tolède.

Alphonse, renfermé dans le fond de son palais, ne soupçonnait point les motifs des mouvements qui se faisaient autour de lui. Il devait, ce jour-là, célébrer, par une fête annoncée dans tous ses États, celui où les bords du Tage l'avaient vu revenir couvert de lauriers cueillis dans les plaines de l'Égypte, de la Syrie et de l'Idumée. Un concours de peuple le flattait au lieu de lui donner de l'inquiétude.

Fernand Garcias traverse la ville. Il voit dans l'attitude, il lit dans les regards des Tolédans le témoignage de leur complicité; il n'est plus temps pour lui de chercher à leur faire abandonner leur plan, il faut qu'il trouve les moyens d'obtenir une audience du roi; Manrique gardait les avenues de l'appartement.

«Je me félicite, dit Garcias en l'abordant, malgré les démêles de nos maisons, de trouver ici l'héritier du vaillant Rodrigue Gonzales. Notre souverain est dans un péril imminent. Non qu'on en veuille à lui,—il n'est pas un Castillan qui ne versât jusqu'à la dernière goutte de son sang pour sa défense,—mais on veut celui de la Juive; et Alphonse, aveuglé par sa passion, peut se précipiter dans trop de périls pour la défendre.

»Vous, Manrique, héritier d'un si beau sang, vous dont la jeunesse a donné tant d'espérances, soyez mon introducteur auprès du roi et mon appui: qu'on voie enfin le sang de Lara et de Castro, si longtemps divisé pour de méprisables intérêts, se réunir pour délivrer le souverain et la nation du joug ignominieux, insupportable d'une juive.

—Seigneur, dit Manrique, je me flatte de n'avoir pas dégénéré; mais je ne me crois pas fait pour donner la loi à mon maître, et déclarer la guerre à une femme. S'il faut arrêter une émeute populaire, la faiblesse ne sera jamais le moyen dont je conseillerai de faire usage; et les mutins, s'ils s'y exposent, connaîtront que je ne suis pas indigne de succéder à Rodrigue de Gonzales. Que des gens qui se sont oubliés dans les montagnes y soient devenus inquiets sous un gouvernement dont ils se plaisent à critiquer les ressorts; qu'ils se laissent, par ignorance de ce qui se passe, entraîner par le bruit répandu par la calomnie; qu'ayant passé l'âge de la sensibilité, ils s'abandonnent à l'humeur, s'érigent en censeurs des mœurs et veuillent gouverner les passions de leur souverain; si je me refuse à les blâmer ouvertement, je connais trop mes devoirs pour me laisser séduire par eux. Le roi est en affaires et ne peut maintenant accueillir votre harangue. Il doit sortir pour se rendre à la fête. Joignez-le au milieu du tumulte, faites-lui seul vos remontrances si vous continuez de penser qu'elles soient à propos.» En finissant ces mots, Manrique tourne le dos, et rentre dans l'appartement du roi.

«Courtisan avili! dit le respectable vieillard, et Alphonse est assez malheureux pour qu'il ne reste pas autour de lui un sujet fidèle!»

À la suite de cette douloureuse réflexion, Fernand allait s'éloigner, lorsqu'il aperçoit Alvare Fanès, chancelier de Castille, sortant d'un cabinet avec des possessions. Alvare est étonné en voyant Garcias. «Vous à Tolède mon ancien ami; vous à la cour!—Je m'aperçois bien, lui répond Garcias, qu'un bon serviteur doit paraître une espèce de phénomène ici.» Alvare lui serre la main. «Suivez-moi, mon cher Fernand. Notre roi a actuellement, et ici et autour, plus de sujets attachés à sa personne que vous ne pensez. Mettons-nous à l'écart; j'ai a vous entretenir d'un objet fort sérieux. Tout semble annoncer ici la joie, et dans un moment....—Ah! je vous arrête, Fanès; quoi! on conspire, et vous êtes du complot!—Oui, mon cher Garcias, j'en suis pour sauver Alphonse malgré lui-même. Il faut que la juive périsse; c'est le seul moyen d'anéantir le charme infernal par lequel elle le tient enchanté.

—Vous allez attenter à la vie d'une femme! vous l'arracherez des bras de votre souverain! vous allez vous exposer et l'exposer lui-même aux dangers d'une sédition, sans rien appréhender des excès où pourra le porter son courage!—Garcias, dit Alvare, notre parti est pris: la raison d'État, notre attachement pour notre souverain et la religion nous commandent, nous nous exposerons; il ne sera jamais exposé. Mais, fût-ce dans ses bras, Rachel sera poignardée. Si la mort de ce monstre n'était résolue, les expéditions que je porte en feraient prononcer l'arrêt. Elles déclarent la nation juive exempte de tout impôt, lorsqu'il est question de lever, sur le royaume, un nouveau subside pour fournir aux dépenses du siège de Cuenca, pour lequel on vient d'assembler brusquement un corps de dix mille hommes.

—Ô mon cher Fanès! dit Garcias, conduisez-moi au roi, que je vous sauve tous du malheur d'outrager la royauté. Ménageons un souverain dont la jeunesse nous fut si chère. Laissez-moi baigner ses pieds de mes larmes; secondez-moi, et nous le déterminerons à renvoyer Rachel.

—Quand vous y réussiriez, Garcias, son cœur serait toujours où habiterait cette juive. Il ne pourrait jamais reprendre ses vertus, et succomberait aux chagrins de sa séparation.

—Vous vous exagérez, Fanès, le pouvoir de l'amour dans l'absence...—Et vous, Garcias, vous donnez tout au pouvoir de l'amour.»

La conversation des deux respectables vieillards est interrompue par des cris éloignés, dont le bruit est venu jusqu'à eux: «Courons, mon ami; courons, dit Garcias à Fanès: allons les modérer, les contenir, les disperser. Ils ne pourront tenir contre l'ardeur de notre zèle et nos cheveux blancs.»

Alphonse était sorti du palais avec Rachel pour aller à la fête, tous deux rayonnants de parure. Le char du monarque précédait celui de la favorite. Dès que le peuple les aperçoit dans la place, on fait foule pour les entourer; mille cris partent à la fois: Vive, vive Alphonse! et meure Rachel! Le roi ordonne à sa garde de protéger la retraite de son idole, dont la voiture a repris bien vite le chemin du palais. Lui, descend de la sienne, s'élance courageusement au milieu du peuple, qui s'écarte respectueusement pour lui livrer passage; mais dix mille voix autour de lui s'écrient: Vive à jamais Alphonse! meure, meure Rachel, et périssent tous les Hébreux!

De quelque côté que veuille tourner Alphonse, la foule obéissante s'émeut et se dispose pour ne point lui opposer d'obstacle. On a dépouillé de fleurs des arcs de triomphe pour pouvoir semer sur ses pas les fleurs dont ils étaient ornés. On distingue Fernand Garcias, au milieu de ces étranges conjurés; il se donne des mouvements extraordinaires, dont le roi ne peut pas saisir le motif. Cependant peu à peu l'émeute commence à se calmer; les cris semblent moins unanimes, et la foule dont ils partaient, en se divisant, s'éclaircit.

Garceran est venu annoncer à Rachel qu'elle doit pourvoir à sa sûreté, en se retirant dans la tour; à Ruben, qu'il peut se recommander à ses esprits. Les yeux de la juive étincellent de courroux. «Est-ce Alphonse, dit-elle, qui me donne ce conseil timide? lui qui doit être le boulevard entre le peuple et moi. Et toi, Ruben, tu trembles? la soif de l'or t'a-t-elle fait négliger toutes les ressources de ton art? Mais tu peux faire le mal, jamais le bien. Ta puissance et ta morale vont de pair. Vous, Manrique, vous m'avez dit ce matin que Fernand de Castro était descendu de ses montagnes. C'est lui qui encourage cette vile populace. Vous pourrez vous réunir avec lui contre moi. Cela terminera honorablement pour vous la querelle de vos deux maisons; et je ne trouverai pas un homme assez courageux pour me défaire de ce vieux sauvage? «En parlant ainsi, elle empoignait avec un mouvement de rage le portrait du roi, toujours attaché à son col. «Alphonse, disait-elle, en lui adressant la parole; tu me répondras de l'insolence et de la lâcheté de tous tes sujets.»

Tandis que Rachel se laisse emporter à son dépit, sans cesser de compter sur ses ressources, Fernand Garcias a joint son souverain. «Eh! quoi, Fernand, lui dit Alphonse, vous étiez parmi ces mutins?—Oui, sire, et j'y serais encore, répond le vertueux Castillan, si l'émeute n'était pas apaisée. J'accourais ici ce matin pour vous engager à ne pas vous exposer. Malheureux de n'avoir pas été instruit plus tôt de ce qui devait se passer, je voulais employer le seul instant qui me restât pour vous parler; Manrique m'a refusé votre audience. Mais rendez-moi justice: pensez-vous que Garcias, estimé de vous, ait voulu souiller ses derniers moments, en se rendant complice dans une émeute populaire contre son souverain? Cependant, parmi ces gens dont je ne pourrais grossir la troupe sans être criminel à mes yeux, j'ai trouvé ces braves guerriers, protecteurs de votre précieuse enfance, qui versèrent leur sang, prodiguèrent leur vie pour vous arracher des mains des usurpateurs de vos États. J'ai vu les compagnons de vos travaux dans les champs de la Palestine et de l'Égypte, dans les plaines de Toulouse, les défenseurs de vos États, enfin, ce qu'il y a de plus noble, de plus généreux, de plus vaillant en Castille. Ô mon souverain! serait-il possible que des cœurs brûlant d'un zèle aussi pur pour votre prospérité, pour votre gloire, eussent renoncé à des sentiments plus chers que leur vie, qu'ils ont tant de fois exposée pour vous? Non, vous ne devez pas le croire, la force de leur attachement pour votre personne est le motif du soulèvement dont vous paraissez avoir à vous plaindre. Tandis que leur activité en impose à peine à l'ennemi sur la frontière, ils se plaignent de n'avoir plus à leur tête ce chef dont la victoire n'abandonna jamais le char. Depuis sept ans, le héros de l'Espagne languit, caché aux yeux de ses sujets et de l'univers, entre les bras d'une femme juive, qui soumet à son avidité et à ses caprices le meilleur souverain, le plus cher à son peuple qui soit dans l'univers. Ô mon roi! vous briserez vos fers et les siens; vous vous affranchirez de cet humiliant esclavage. J'ai eu l'indiscrétion de leur promettre que vous écarteriez la juive de vous, et toute l'indigne race des Hébreux, dont vos États sont infestés. Si vous ne pardonnez pas leur imprudence à leur zèle, si le mien m'a engagé dans une démarche dont vous soyez offensé, j'embrasse vos genoux, et ma tête exposée à votre glaive y va répondre de ma conduite.»

Pendant que Fernand de Lara parlait au roi, de petits groupes dispersés çà et là, dans un certain éloignement, observaient tous leurs mouvements: quand le généreux Castillan se jeta à genoux, tous de concert s'y précipitèrent, en étendant leurs mains vers le monarque. À ce geste aussi puissant qu'unanime, Alphonse se laisse vaincre: «Ce qu'on exige de moi, dit-il à Garcias, me coûtera la vie. Mais je ne puis tenir contre le vœu de mon peuple; allez dire à Alvare Fanès que je renvoie Rachel et bannis les juifs. Je lui ordonne d'expédier l'ordre.»

Dans le moment, le calme fut rétabli dans Tolède. Alphonse rentre au palais; Rachel venait à sa rencontre: il l'évite. «Partez, Rachel, lui dit-il, mon peuple exige que je me sépare de vous.

—Où sommes-nous? dit Rachel à Ruben, demeuré seul avec elle; un peuple veut que je meure, un roi me sacrifie à son peuple par timidité. Qui me vengera de l'insolence du peuple et de la lâcheté du roi? Suis-je bien Rachel, qui commandais hier à tant de provinces? Alphonse est-il encore Alphonse? Et vous, Ruben, qui m'avez entraînée dans l'abîme où je suis, ne vous reste-t-il que la terreur de vous y voir plongé avec moi? Que sont devenus ces cercles si puissants que vous vous vantiez de pouvoir faire? Faites-en un qui me cache à tout ce qui m'environne, qui me dérobe à moi-même; et, soit par le ciel, soit par l'enfer, vengez-moi de mes ennemis. Entourez-nous de ces génies qui vinrent m'arracher à l'innocence, quand je vivais à Cordoue, ignorée, pauvre et paisible. Attendez-vous, pour opérer, que le glaive fasse tomber de vos mains votre faible baguette?

—Femme emportée, répond Ruben, il vous sied bien de me reprocher ici mes bienfaits. Que maudit soit le jour où, pouvant attirer sur toute autre la fortune dont vous avez été comblée par les seules ressources de mon art, mon fatal attachement me décida à vous donner la préférence! Je fis usage de tout mon pouvoir pour établir solidement votre fortune, et vous l'avez ruinée par votre hauteur et votre insolence. Elles ont révolté un peuple entier, que mon savoir vous avait soumis.—Que dis-tu de mon insolence? monstre d'avarice! reprit Rachel; ce sont tes odieuses rapines qui l'ont révolté.....» Ruben était trop intéressé à se contenir pour se livrer aux mouvements de colère que lui inspirait ce juste reproche. «Rachel, lui dit-il, je vous ai déjà prévenue que, par rapport à mes opérations, j'étais dans un temps d'épreuve. Si je risquais d'en faire une, j'exposerais votre vie et la mienne; mais si, par quelque cause extraordinaire, le charme que j'ai composé cesse d'agir sur le roi, l'effet n'en peut être que suspendu. Redonnez-lui une nouvelle force; demandez à voir Alphonse, avant votre départ: ce prince ne peut vous refuser cette grâce, approchez-vous de lui, sans autre démonstration que celle de la douleur. Précipitez-vous à ses pieds, par un mouvement si brusque, qu'il ne puisse vous retenir. Saisissez-le de manière à lui ôter les moyens d'échapper: alors faites que votre portrait le touche, et redoublez la force de l'enchantement par la force de vos larmes. Livrez-vous à tous les mouvements que vous éprouvez: secondez les siens, et Rachel est encore reine. Mais Manrique vient.... Ne laissez pas échapper le moindre reproche; montrez-vous à lui consternée, mais résignée à tout ce que son maître prétend ordonner de vous.»

Manrique venait faire à la juive un compliment de cour, en lui annonçant l'ordre qui exilait tous les juifs avec elle. «Ô Manrique! lui dit-elle, si je fus assez heureuse pendant ma fortune pour vous donner des preuves de mon attachement pour vous, j'ose, dans l'abaissement où je me trouve, attendre une preuve de votre reconnaissance. Je vois que le salut de votre maître dépend de notre séparation: le sacrifice en serait résolu dans mon cœur quand on ne l'exigerait pas; je ne demande qu'une grâce; j'ose l'attendre de sa bonté, de son humanité. En m'éloignant de lui pour toujours, qu'il me permette de lire dans ses regards que son cœur n'est point d'accord avec sa politique, et qu'il aimerait encore la malheureuse Rachel si, en aimant trop, en étant trop aimée, elle ne fût pas devenue odieuse à ses sujets. Je n'en abuserai pas; je veux le voir et partir.»

Manrique croit pouvoir se charger de ce message. Alphonse, toujours esclave de sa malheureuse passion, pense ne devoir pas se refuser à cette courte et dernière entrevue. Il s'asseoit sur son trône pour en imposer au moins par les alentours de la dignité.

Rachel arrive plus que négligemment vêtue et la chevelure en désordre; Manrique et Ruben la soutiennent. Les larmes inondent son visage. «Mon roi me bannit pour toujours de sa présence, dit-elle d'un ton de voix douloureux et entrecoupé par les sanglots.—Oui, Rachel, répond Alphonse, je vous sépare de moi; nous avons un peuple entier pour juge: notre amour est un crime à ses yeux.—Ah! que je suis criminelle! s'écria Rachel, et je mourrai dans mon crime. Ô mon souverain! car vous n'êtes plus Alphonse pour moi; quand je me croyais heureuse entre les bras du plus grand roi du monde, aurais-je pu présumer qu'une puissance de la terre pourrait m'en arracher un jour, pour me précipiter dans les abîmes de la honte, du désespoir et de la mort? L'amour avait produit l'enchantement qui m'élevait au faîte du bonheur, il était le Dieu de Rachel quand elle était aimée: on ne l'aime plus, elle aime plus que jamais, il est devenu son tyran....

—Vous n'êtes plus aimée, Rachel? s'écrie Alphonse hors de lui-même. Je veux que mes sujets soient juges du sacrifice que je fais à leur repos: je leur donne plus que ma vie en vous éloignant de moi...

—Hélas! reprend Rachel, Alphonse n'a plus de courage que contre moi, et il croit obéir à la vertu; il faut le seconder: adieu Alphonse...» Elle se précipite à ses pieds; les baise et les baigne de ses larmes. «Ô pieds de mon souverain! je distinguais avec tant de plaisir vos traces! il ne me sera plus permis de les chercher et de les suivre.» Alphonse faisant des efforts pour la relever: «Chères mains, dit-elle en les saisissant et les couvrant de caresses, ou vous a fait signer le sanglant ordre de mon bannissement; que ce soit le dernier acte de faiblesse qu'on exige de vous! Relevez-vous de cette honte en portant le fer et la flamme dans Grenade et dans Cordoue; adieu, mon souverain, mon maître, le plus ingrat de tous les hommes.»

On ne saurait peindre l'état où les discours, et surtout les perfides caresses de la juive, avaient mis Alphonse; il était entièrement hors de lui-même. Rachel s'est relevée; elle a fait le mouvement de se retirer. «Arrêtez, lui dit le roi, arrêtez!—Que je m'arrête! dit-elle; qu'on me donne donc des armes. Si ma présence expose ici mon roi, si elle attire sur lui les traits d'une populace mutinée, que je puisse voler au-devant, les repousser et le venger. Adieu, adieu brave Alphonse, jusqu'ici le modèle des rois par votre fermeté, puissent vos sujets oublier ce qu'ils viennent d'obtenir de votre complaisance, et imaginer que vous êtes redevenu leur maître!»

En disant ces dernières paroles, elle affecte de vouloir précipiter sa retraite; Alphonse descend de son trône, court à elle, l'arrête et se jette à ses pieds. «Non, lui dit-il, non, divine Rachel! vous ne me quitterez point.—Je resterais, répond la juive, quand il y va de votre couronne, peut-être de votre vie, mille fois plus précieuse que la mienne!...—Souveraine à jamais de mon cœur, dit Alphonse, rassurez-vous; Fernand de Castro et Alvare Fanès ont dissipé l'émeute populaire, les troupes qui devaient faire le siége de Cuenca sont cantonnées par mes ordres à six lieues de Tolède, et rien n'est à appréhender ni pour vous ni pour moi: mais, dit Rachel, qui me rassurera contre les ennemis qui ont osé m'attaquer à face découverte, si vous n'effrayez pas les faiseurs de complots par des exemples?—Mon amour pour vous, dit Alphonse, et la majesté de mon trône seront vos sauve-gardes. Venez vous y asseoir avec moi, et que tout y rampe à vos pieds.»

Rachel a l'audace de s'asseoir sur le trône; on fait ouvrir la porte de la salle, et une foule de gens vendus à la faveur viennent rendre à l'audacieuse juive leurs hommages intéressés, et le roi se retire pour la laisser jouir de son triomphe.

Pendant que l'imprudent Alphonse retombait dans le précipice dont la sagesse et le zèle du fidèle Fernand Garcias venaient de le retirer, ce vertueux Castillan, enfermé avec Alvare Fanès, travaillait à consommer par un seul acte le décret du bannissement de Rachel et de tous les juifs: l'équité balançait cet ordre de manière que, sans enlever tous ses trésors, fruits de ses concussions, cette nation détestée pût sortir de tous les États soumis à la domination d'Alphonse, sans être absolument dénuée des ressources nécessaires pour pouvoir chercher un asile, et sans courir des risques pour la vie.

Sans avoir été prévenus de la révolution qui venait de le rendre inutile, les deux vénérables vieillards viennent pour faire mettre à leur travail la sanction du trône, et c'est Rachel qui l'occupe! À cette vue, ils demeurent immobiles. Elle ordonne qu'on leur arrache ces papiers, se les fait remettre, y jette un coup d'œil rapide, et les déchire. «Voilà, dit-elle, le cas qu'on doit faire des ordres surpris par l'audace et la rébellion. Toi, vieux sauvage, dit-elle à Garcias, prononce toi-même l'ordre de ton bannissement de Tolède. Tu ne peux y reparaître que sur un échafaud. Toi, dit-elle à Alvare, vil ministre des fantaisies du peuple, après avoir rapporté ici les sceaux, va le prévenir que, s'il remue, on saura le châtier de son inquiétude; on fera dresser des gibets pour lui en imposer. Préviens la nation qu'Alphonse, qui régnait selon leur fantaisie, est aujourd'hui roi de Castille: que tout ce qui est ici se retire, hors Ruben et Manrique.»

Les deux confidents de la nouvelle souveraine veulent lui inspirer un peu plus de modération, de retenue; l'engager à déguiser ses ressentiments, à poursuivre ses ennemis d'une manière moins découverte.

«Moi, leur dit-elle, que je manie le sceptre d'une main tremblante! Puisque mon adresse l'a fait tomber entre mes mains, je prétends bien faire rougir le sort de m'en avoir éloignée, et montrer comment on doit gouverner dans les temps difficiles. Les ménagements sont la ressource des âmes faibles. Si je n'accablais pas, je donnerais à mes ennemis le temps de respirer. Ils m'ont fait craindre... Qu'ils tremblent! qu'ils imaginent que rien ne peut les dérober à ma surveillance. Ô vengeance! je suis passionnée pour les douceurs que tu me promets! J'en jouirais sous l'éclair de la foudre dont le carreau devrait m'écraser.»

Manrique, aveuglément dévoué aux volontés de son maître, Manrique, esclave de la beauté, à demi dénaturé par la séduction d'une longue faveur, n'est point assez corrompu pour ne pas sentir se réveiller en lui des sentiments d'humanité, de justice; fruits trop négligés de son éducation et des exemples dont ses yeux ont été frappés dans sa jeunesse. Le noble sang qui coule dans ses veines semble se renouveler en lui, point assez pour l'engager à aller révéler à Alphonse ce qu'il vient d'apercevoir d'odieux dans le caractère de Rachel, mais suffisamment pour lui faire appréhender d'avance la suite des faiblesses de son maître pour une aussi dangereuse créature. Il a pénétré depuis longtemps le caractère de Ruben; et, malgré soi, il est entré en défiance des sublimes connaissances de cet homme. Qu'est-ce qu'une science qui, loin d'élever l'homme qui la possède au-dessus de son espèce, le laisse en proie aux plus viles des passions, dont l'influence avilit et déshonore l'humanité?

Le jeune Castillan a l'âme flétrie, il croit voir une batterie insurmontable entre l'état où il est et le retour à la vertu. Il craint de voir bientôt Alphonse transformé en tyran, et l'État accablé de malheurs. Et les faits semblent justifier sa prévoyance. Les juifs viennent de nouveau d'être déchargés par un de tous les impôts dont les Castillans mêmes sont grevés. On les enhardit: ils abusent, et les châtiments tombent sur ceux qui sont vexés. Le murmure, étouffé dans la capitale par la frayeur des supplices, parvient jusqu'aux extrémités des états d'Alphonse, et s'y dérobe dans le sein des cloîtres, à l'espionnage des Hébreux répandus partout.

Rassurée par des émissaires fidèles, mais trompés, Rachel, dupe d'un calme apparent présume que tout est tranquille, et prémédite, du sein de cette paix imaginaire, d'engager Alphonse à faire une entreprise éclatante contre les Maures de Cordoue: prétendant l'y accompagner, elle faisait préparer de brillants équipages, quand une révolution plus brusque que la première vient l'anéantir avec ses projets.

L'empire que Rachel avait repris sur Alphonse, eu un mot, indigna les Castillans contre elle seule, contre Ruben, et le reste de la nation des Juifs. Ils plaignirent d'autant plus leur souverain, assujetti à la force de leurs maléfices, qu'ils le jugèrent plus malheureux; leur amour pour lui se renforçait par le souvenir de ses vertus passées, en opposition aux faiblesses honteuses dont ils le voyaient la victime.

Sa délivrance fut unanimement projetée. Les confessionnaux devinrent les premiers moyens de s'entre-communiquer leurs dispositions, et les plus sages d'entre les religieux de tous les ordres, leurs agents.

S'ils prennent le parti de s'absenter de chez eux, un pèlerinage entrepris, le dessein de joindre un des différents corps assemblés pour combattre contre les Maures, en sont les motifs apparents. Cependant des magasins d'armes sont entrés dans Tolède, et y remplacent celles dont la prévoyante Rachel avait mit dépouiller les citadins. Les communautés des différents ordres sont devenues les arsenaux qui les recèlent.

Bientôt Balthazar de Zuniga, Juan de Gusman, Pèdre d'Avallos, tout ce que la Castille a de nobles vertueux, dévoués à la libération du roi et de l'État, entrés dans la ville sous le scapulaire des différents ordres, sont dispersés parmi les religieux dont ils ont pris l'habit, et attendent dans l'ombre des cloîtres le signal qui doit les mettre en mouvement.

Ce signal devait partir du haut de la cathédrale. Une sentinelle cachée dans le clocher observait de là les mouvements de l'intérieur du palais. Elle a déjà annoncé que la garde est doublée; la défiante Rachel a fait associer une garde étrangère à celle qui, auparavant, était toute castillane. Mais, dans le cas où cette nouvelle troupe voudrait disputer l'entrée des portes du palais, on a rassemblé des échelles pour tenter de tous côtés l'escalade.

Pendant que ces préparatifs se font à Tolède, sous les yeux d'Alvare Fanès, caché chez l'archevêque. Fernand Garcias, retiré dans son domaine où l'attachement de ses vassaux pour sa personne, où la force de ses châteaux le mettent à l'abri des entreprises de la juive, frémit plus que jamais de l'aveuglement de son roi et des malheurs du peuple; la conspiration se dérobe à ses yeux. On redoute trop ses principes; cependant, de quelque voile que la conspiration se fût environnée, lui, se défiant d'autant plus, qu'au milieu de tant de maux soufferts, on paraissait s'être interdit la plainte, ne vit pas plutôt ses voisins les plus considérables s'éloigner de chez eux sous différents prétextes, qu'il crut devoir leur prêter d'autres motifs. Il était dangereux pour lui d'entrer dans Tolède. Il y pouvait, quand même on ne l'arrêterait pas, succomber sous le fer de quelques assassins privilégiés. En marchant de nuit pour n'être pas aperçu, il se détermine à se rapprocher de Tolède, et reste caché, à quelque distance, dans la maison de Vaudelos, gentilhomme bourguignon, jadis serviteur de la reine Urraque, mère d'Alphonse. «Quoi! c'est vous que je vois ici, noble Fernand, dit Vaudelos; et vous vous y exposez à la vengeance de notre tyranne? Ignorez-vous que votre tête est à prix dans Tolède?—Je le sais, répond Garcias; mais un intérêt plus pressant pour moi que celui de ma propre sûreté me force à la compromettre. Il s'agit de celle d'Alphonse, et j'appréhende un soulèvement général, plus dangereux pour lui que la première émeute.—Je n'y vois pas d'apparence, répond le Bourguignon. On souffre beaucoup ici; mais on ne murmure pas. Je ne vois pas le moindre mouvement. On se contente de prier en secret pour que notre roi soit enfin désensorcelé.—Cher Vaudelos, répond Fernand, la juive a dans les yeux et sur les lèvres un enchantement vraiment diabolique. Elle a un caractère qui, pour n'être pas magique, n'en est que plus dangereux.—Mais, dit Vaudelos, ce prince que j'eus dans mes bras tout enfant, qui ne donna jamais que des preuves de bonté, de magnanimité, de justice, que vous-même avez vu briller de tant de vertus pourrait-il souffrir, s'il était maître de lui-même, qu'une femme...—Oui, reprit Garcias, si la femme avait su en faire un esclave. Je respecte les préjugés du peuple, parce qu'ils sont favorables à notre roi, dont ils paraissent diminuer la faute: mais, mon cher Vaudelos, ces préjugés peuvent rendre cruel, et j'ai en horreur toute espèce de cruauté. Si on se borne à des prières, je cesse d'avoir des inquiétudes; mais ce calme qui vous séduit ne m'en impose pas. Jamais cette nation-ci n'est plus dangereuse qu'alors que, souffrant à l'excès, elle paraît tranquille.

»Je suis conduit ici par un simple pressentiment. Vous connaissez la liberté dont nous jouissons au sein de nos montagnes. Cette pépinière de jeunes héros dont je suis entouré, vassale noblement soumise au trône, n'est pas faite pour respecter, comme elle paraît le faire, en silence, les ordres capricieux et cruels qui en émanent tous les jours. Tout en élevant au ciel les belles actions qui ont honoré la jeunesse d'Alphonse, je les entendais blâmer hautement, dans le cours des années qui viennent de s'écouler, l'attachement du roi pour la juive. Ils se taisent aujourd'hui. Je ne saurais les soupçonner d'un sentiment de crainte. Je les vois occupés de leur vengeance. Elle attentera sur Rachel, irritera le roi, et je crains jusqu'au réveil des vertus dans notre monarque. Sa valeur pourrait lui devenir fatale à lui-même.

»Aidez-moi à surveiller ce qui se passe. J'userai de ce qui me reste de considération pour prévenir les violences. Allez à Tolède; rien ne peut vous rendre suspect à ses habitants: vous avez vos entrées au palais. Promenez-vous dans la ville; consultez les regards, si les bouches se taisent, et voyez si vous ne démêlerez ni agitation ni inquiétude. Je vous attendrai tranquillement ici, où je suis à l'abri de toute surprise.»

Vaudelos acquiesce à la proposition de Garcias, et part à l'instant pour Tolède. Un billet qu'il venait de recevoir l'engageait à se trouver à une assemblée de congrégation chez les dominicains. Souvent on lui en adressait de pareils. Il s'agissait pour l'ordinaire, dans les délibérations d'une compagnie de cette nature, de pourvoir aux embellissements ou aux réparations d'une chapelle, ou de venir au secours de quelque congréganiste nécessiteux. L'invitation ne réveilla point d'autre idée.

Tandis que Fernand se repose et que Vaudelos est en marche, tout se prépare à Tolède pour l'expédition préméditée. On était prévenu qu'Alphonse devait s'écarter pour prendre le plaisir de la chasse; c'est le moment qu'on devait saisir pour massacrer Rachel, Ruben et les Hébreux. Dès que le soleil paraît, un premier coup de cloche, parti du clocher de la cathédrale, avertit qu'on prépare les équipages du roi. D'autres clochers répètent ce signal. Bientôt un second signal avertit que le roi monte à cheval. Enfin un troisième et dernier, que lui et sa garde sont absolument hors de la vue.

On était rassemblé dans les églises pour le service divin. Tout à coup, les portes en sont fermées. Dans chacune d'elles, un religieux monte en chaire. «Braves Tolédans, dit-il à l'assemblée, aujourd'hui l'assujettissement de votre bon roi Alphonse et le malheur de la Castille vont cesser. La noblesse du royaume s'est rassemblée ici pour vous venger de l'odieuse Rachel, et vous affranchir du joug des Hébreux. Regardez, vous verrez dans le chœur, sous des habits pareils aux nôtres, les respectables chefs qui doivent vous commander; on va vous donner des armes. Tout ce qu'il y a de chrétiens à Tolède les prennent dans ce moment-ci. Marchez avec assurance; vous allez combattre, s'il le faut, pour votre roi, votre honneur, votre liberté, votre patrie, et pour Dieu enfin, puisque vous allez détruire les œuvres de l'enfer.»

Pendant que le prédicateur faisait cette courte exhortation, on apportait du fond de la sacristie devant l'autel des faisceaux d'armes; un célébrant les bénissait et une foule d'acolytes les distribuaient dans tous les rangs formés dans l'église. Les chefs, laissant voir leurs gantelets armés d'un bâton de commandement, mettaient de l'ordre dans les rangs, assemblaient les compagnies avec cette intelligence flegmatique qui, dans sa lenteur apparente, établit promptement la régie. Bientôt on voit des bataillons en état de marcher; les bannières vont leur servir de drapeaux.

À peine les corps sont en règle, qu'un signal les avertit de se mettre en mouvement. Les troupes qui doivent s'emparer des avenues de Tolède sortent des églises les plus voisines de ses portes. Le reste marche vers le palais flegmatiquement et en silence, comme il avait pris les armes.

La première des troupes, sortant de la cathédrale, arrive en un moment aux portes du palais. Déjà les conspirateurs en étaient les maîtres. Une trentaine d'entre eux, les plus déterminés, sous un habit qui n'était point suspect, en avaient surpris et désarmé la garde. Ils s'étaient emparés des armes qui étaient aux faisceaux. Dans tous les cas, la garde castillane, en voyant à quels ennemis elle avait affaire, eût fait peu de résistance; mais l'étrangère, désarmée et surprise, ne fut pas en état d'en faire. En une demi-heure de temps, douze mille hommes armés environnèrent l'enceinte du palais, et il ne demeure à Rachel pour toute protection que quelques portes que des juives tremblantes ont barricadées sur elles.

Vaudelos a vu le commencement des mouvements. Il retourne à Fernand au grand galop de sa monture; Fernand part comme un éclair et vient se précipiter au milieu des bataillons.

Cependant au premier bruit qu'avait occasionné le désarmement de la garde, Rachel, entendant parler d'émeute, ordonne à Manrique de faire avertir Alphonse, et d'aller lui-même donner ordre aux troupes cantonnées dans les environs de Tolède de marcher; Manrique part comme s'il devait obéir. Elle dit à ses femmes de porter ses effets dans la tour, où elle pensait trouver un asile jusqu'au retour d'Alphonse et des troupes dont elle attendait le secours; mais quatre de ces religieux, armés de toutes pièces, ayant prévu son dessein, en gardent les portes.

Alors la juive voit son danger; elle parcourt le palais et ne rencontre que des visages effrayés: hommes, femmes, tout l'évite, tout l'abandonne. Elle est seule. «Ô solitude affreuse! s'écrie-t-elle, effrayant vestibule de la mort! j'interprète ton silence; il me présage la foudre dont je vais être écrasée. Ah! pût-elle tomber du ciel sur moi et me dérober à l'ignominie de périr sous les coups de ces odieux Castillans!» En finissant cette apostrophe, elle aperçoit Ruben pâle, tremblant, défiguré. «Te voilà, oiseau de fatal augure! l'impuissance, le crime et l'assassinat sont dans tes horribles regards, la rage effrayée tremble sous tes lèvres. Ne m'approche pas, monstre, tu es plus affreux que le remords.

—Cesse de me provoquer, méchante femme, dit Ruben, tes forfaits et les miens sont sur moi et m'accablent. Le glaive est sur ma tête, l'enfer est sous mes pieds...—Tombes-y, scélérat, abîme-toi; dit Rachel; tu m'es plus odieux que celui qui vient pour me donner la mort.»

C'était le vertueux Fernand qui venait à elle pour entreprendre de la dérober à la fureur du peuple. «Madame, lui dit-il, le temps presse; vous n'avez pas de secours à attendre du roi, il ignore votre péril; tous les passages pour venir à vous sont gardés. Instruit ce matin, mais trop tard, du soulèvement, je n'ai pu m'y opposer, et les esprits sont trop aigris contre vous pour que je me flatte de les gouverner. Votre mort est jurée: hâtez-vous, suivez-moi; il est un souterrain qui communique de ce palais au dehors de la ville, on ne s'est point emparé de l'issue; je la connais; je vous servirai de guide, et sais où vous cacher jusqu'au moment où je puisse vous conduire moi-même en lieu de sûreté: abandonnez-vous à ma foi.

—Qu'entends-je? reprit Rachel, est-ce un piége de plus que l'on me tend, quand les filets de la mort m'environnent? Veut-on se soustraire au ressentiment d'Alphonse en me faisant mourir dans des tourments obscurs, au fond d'un souterrain? Ô affreuse inimitié, veux-tu m'ôter jusqu'à l'espoir d'être vengée?...—À quel soupçon vous livrez-vous, madame? dit Fernand. Garcias, qui s'éloigna de toutes les grâces de la cour, parce qu'elles venaient de vous, aurait l'âme assez basse!...—J'ai tort, reprit Rachel; c'est ta farouche vertu qui vient ici pour me sauver; elle m'effraye plus que la mort. Va rejoindre tes complices; si le courage te manque pour couronner ici le crime, il m'en reste assez pour refuser la vie, dès que je dois t'en être redevable.» En finissant ces paroles, elle s'éloigne de Fernand, qui demeure consterné de ne pouvoir dérober une femme à la fin désastreuse dont elle est menacée, sauver aux Castillans le crime et la honte d'un assassinat, et d'avoir attenté sur les jours de la favorite de leur monarque.

Rachel, parcourant les salles du palais, comme égarée, parvient à celle du trône. Le scélérat Ruben, couché sous une banquette, la face contre terre, essayait de se dérober aux yeux. Les bruits menaçants se faisaient entendre de tous côtés. «Meure, meure Rachel, et périssent les Israélites!» criaient des gens qu'on entendait courir à grands pas dans tous les appartements.

»La mort, dit la Juive, est donc inévitable! rendons-la décente pour moi, et dangereuse pour mes ennemis. Forçons-les à souiller le trône, et que la foudre en parte pour me venger.» Après cette apostrophe, elle s'arrange et s'attache sur ce siége, où le crime et l'audace l'avaient fait s'asseoir pour le malheur des peuples. Elle y demeure immobile; elle appelle à son secours l'insensibilité. Cependant, la foule empressée, qui la cherche pour l'immoler, arrive, précédée par les mêmes cris menaçants: «Meure, meure Rachel!» On l'entoure, et cent poignards s'élèvent; aucun ne frappe. L'horreur de se baigner dans le sang d'une femme, même coupable, s'est emparée de tous les Castillans. Alvare Fanès survient et les surprend dans cette attitude. Les moments lui sont précieux; il ne veut point que le crime échappe au châtiment devenu nécessaire; mais il respecte trop ses concitoyens pour le leur commander. Il aperçoit Ruben, couché par terre, rendu immobile par la terreur. «Lève-toi, malheureux! lui dit-il, tu trembles pour ton odieuse vie, tu as un moyen de la sauver; prends ce poignard, perce le cœur de ton indigne complice, ou, dans ce moment, je te fais vomir ton âme sacrilége.»

Ruben prend le poignard, l'œil égaré, il s'approche de Rachel. «Ciel! dit-elle en le voyant venir, ta vengeance est affreuse, mais elle est juste.» Elle dit, et la main forcenée du scélérat lui plonge, à plusieurs reprises, le poignard dans le cœur; elle expire. Elle avait au cou ce même portrait qu'Alphonse enleva à Manrique pour le donner au rabbin; il n'y tenait que par un fil de perles. Le sang sortant avec abondance le souillait. Alvare veut sauver cette effigie de ce sanglant déluge, et l'arrache. Il rendait, sans le savoir, un important service à son souverain. On doit bientôt en acquérir la preuve.

Fernand de Castro, n'ayant pu dérober la juive à sa destinée, était couru au-devant d'Alphonse, auprès duquel Manrique s'était déjà rendu. Ce prince entre en fureur en apprenant le danger de Rachel. Il rassemble sa garde; et, emporté par une espèce de rage, abusant de la vigueur de son cheval, il se précipite en avant de sa suite vers Tolède. Le seul Fernand peut le suivre. Tout à coup, celui-ci s'aperçoit que son souverain chancelle: il accourt, et le reçoit dans ses bras, lorsqu'il est près de tomber de sa monture; heureusement, le cheval s'était arrêté. Une faiblesse soudaine avait saisi le monarque. Le sujet affectionné, ne pouvant lui donner d'autres secours, cherche à lui faciliter le retour de la respiration, en dégageant la poitrine des vêtements dont elle est couverte. En la mettant à nu, il découvre qu'elle est chargée du portrait de l'odieuse juive; il l'arrache, et le jette avec dédain dans une mare bourbeuse, formée par l'assemblage des eaux de la pluie.

«Qui êtes-vous? dit le prince; est-ce vous par qui je viens d'être soulagé d'un poids insupportable? J'avais sur l'estomac un abominable fardeau; où suis-je?—Dans les bras de votre fidèle sujet Fernand de Castro..—Quoi! c'est vous, mon estimable ami? Mais d'où viens-je? où allais-je? Il me semble que je sors d'un songe. Ne rêvais-je pas encore? Pourquoi sommes-nous seuls ici? Pourquoi suis-je à terre?...

—Vous revenez de la chasse, sire; vous avez trop poussé votre cheval, votre cortége n'a pas pu vous suivre. Vous veniez pour rétablir le calme à Tolède; le peuple, attroupé, voulait enlever Rachel de votre palais...—Oui, je me le rappelle; Manrique m'était venu dire la même chose, et vous aussi. Depuis, il m'est arrivé quelque chose de bien extraordinaire, dont il m'est impossible de vous rendre compte. Mais, poursuivit le monarque en se levant, cet accident ne peut avoir rien d'alarmant. Je me sens bien, et beaucoup mieux que je ne me sois senti depuis longtemps. Remontons à cheval; le trouble qui est dans Tolède me donne de l'inquiétude. Je me repens, mon cher Fernand, de n'en avoir pas renvoyé la cause sur votre premier avis. Je veux attendre ici ma garde, précédez-moi; prenez mon anneau, agissez en mon nom. Je ne rentrerai pas dans la ville que Rachel et tous les juifs n'en soient bannis, et je ratifierai tout ce que vous aurez jugé à propos de faire pour tranquilliser ma nation: mais si Rachel est morte?—Sire, dit Garcias...—Mes sujets auront pu vouloir sa mort, mais aucun ne se sera chargé du crime, répond Alphonse. Pressez-vous, mon cher Fernand; mon peuple est dans l'agitation, peut-être dans la crainte; je ne respirerai point que la tranquillité ne soit rétablie dans Tolède et dans toutes les dépendances de la Castille.»

Quel fut l'étonnement de Garcias au changement subit qu'il aperçoit dans les dispositions, les affections, les sentiments de son roi. Le vertueux gentilhomme croit y démêler un coup du ciel, il en rend intérieurement grâces, de toute la chaleur de son âme. Muni de l'anneau, il entre dans Tolède et annonce au peuple qui l'environne avec inquiétude, les intentions d'Alphonse. Le bruit s'en répand dans tous les quartiers, on jette au loin les armes, on se précipite en foule pour aller au-devant de lui; il aperçoit, d'une hauteur sur laquelle il s'est arrêté, le clergé couvert de ses ornements, une foule mêlée de femmes, d'enfants, qui lèvent les mains vers le ciel. Son âme s'émeut à la vue de ce tableau attendrissant. «Voyez, disait-il à Manrique, cette chère nation, dont une folie inconcevable pour moi-même m'a fait braver les inquiétudes et aigrir les peines pendant sept ans; comment ai-je pu m'oublier à ce point? Comment, vous qui m'aimez, n'avez-vous pas essayé de m'éclairer? Comment ne sommes-nous pas, vous et moi, bourrelés de remords?»

Comme ils approchaient du palais, au milieu d'une foule empressée et animée par les transports de la joie la plus vive, Fernand vient au-devant d'Alphonse, lui apprend la mort de Rachel, en désignant la main dont était parti le coup. La terre couvre déjà tout ce qui reste du malheureux objet de sa faiblesse.

«Oui, lui répond Alphonse, l'objet a disparu; la honte des faiblesses me reste.

—La Castille, ô mon roi! dit Alvare Fanès, qui se trouvait présent, ne s'en ressouviendra que pour vous plaindre, et bénir Dieu de lui avoir rendu son roi délivré des piéges de l'enfer; un des moyens employés contre vous a été remis par moi à l'archevêque, il en a fait examiner les caractères, déguisés sous une enveloppe, par un juif converti, et ce qu'on n'avait fait que soupçonner vient de devenir authentique. Le talisman qui correspondait à celui-là a été plongé par Fernand Garcias dans la fange d'un bourbier infect.

»Venez remplir sans trouble, comme sans remords, les nobles fonctions qui vous attendent; pacifié par votre présence, votre peuple sera heureux de votre seul retour à lui.»

Alphonse se ranime au discours d'Alvare; il est un trait qui l'éclaire sur le commencement, les suites et la fin de sa cruelle aventure; il lui devient possible de soutenir les regards de son peuple, et de se laisser aller aux témoignages de l'enthousiasme dont il le voit transporté. Cependant il n'est pas entièrement disculpé à ses propres regards; il se retourne vers Manrique: «Je me sens, lui dit-il, rappeler à la vertu avec une joie indicible, mais je m'en étais écarté par ma faute. Quand vous me parlâtes des merveilles de l'Hébreu, au lieu de me défier de mon ignorance et de me laisser gouverner ensuite par une vaine curiosité, je devais faire mettre au cachot l'Hébreu qui vous avait séduit. Nous fûmes deux coupables, et, dans ma place, je le fus plus que vous; il faut, que je vous pardonne, pour que je puisse me faire grâce à moi-même; quant au scélérat dont nous avons été la dupe, s'il a pu échapper à la mort par le crime, allez le faire précipiter dans un cachot; il ne faut point qu'il puisse répandre sur la terre de nouveaux poisons.

»Vous, mon ami Garcias, dit le roi en se retournant du côté de Fernand, partez pour Oreïa; portez mes regrets sur ma conduite aux pieds de la vertueuse Ermengère, mon épouse: qu'elle vienne reprendre à sa cour une place dont mes égarements l'avaient bannie.

»Alphonse survécut trente-deux ans à cette malheureuse aventure: il reprit toute son activité, toutes ses vertus. Devenu le défenseur de l'Espagne contre les attaques intérieures des Maures du continent, et les descentes de ceux qu'y faisaient passer les souverains d'Afrique, il fut reconnu empereur par tous les rois ses voisins; et c'est lui qu'on voit désigné dans l'histoire sous le nom d'Alphonse Raymond, empereur des Espagnes.

Illustration: partition

Illustration: partition

Paris.—Imprimerie Nouvelle (asociation ouvrière), 11, rue Cadet A. Mangeot, directeur.

NOTES:

[1] Voir la musique à la fin du volume.

[2] Premier dénouement que l'auteur a changé d'après le compte qu'il en rend dans l'Épilogue qui est à la fin de cette nouvelle, et que l'éditeur a cru devoir rapporter. Après ces mots: d'un gentilhomme enfin, il y avait:

«Elle voulut insister, j'étais devenu inflexible. M'imputant le malheur des miens, j'eusse exposé ma tête à tous les risques, et eussé-je pu redouter des châtiments, j'étais déterminé à les affronter, à les souffrir plutôt que de demeurer en proie aux remords qui déchiraient mon cœur.

«C'était dans cette disposition que je m'avançais vers les murs gui m'avaient vu naître, et que je devais trouver bientôt remplis du deuil que j'y avais causé. Les mulets, quoique forts, ne marchaient pas assez vite au gré de mon impatience. «Fouette donc! malheureux fouette! disais-je au muletier.» Il fouette, et en effet, les mules hâtent le pas.

«Je découvrais déjà, mais d'assez loin, le sommet des tours du château. Pour animer encore davantage les animaux qui me tirent, je les aiguillonne avec la pointe de mon épée. Ils ruent, ils prennent le mors aux dents. Bientôt on ne les voit plus courir: ils volent; le postillon, démonté, est jeté dans une ornière; les rênes, retombées en avant, ne peuvent plus être saisies par moi. J'appelle sur ma route; je crie, je m'emporte; on s'effraye, on s'écarte, on fuit sur mon passage. Enfin, je traverse comme un orage le village de Maravillas, et suis emporté à six lieues au delà, sans que rien mette obstacle à la force invincible qui entraîne ma voiture. Je me fusse précipité mille fois si la rapidité du mouvement m'en eût laissé les moyens.

«Las d'efforts, de tentatives de toute espèce, je me rasseois. Je regarde Biondetta; elle me semble plus tranquille qu'elle ne devait l'être, elle que j'avais vue susceptible de crainte pour de bien moindres raisons. Un trait de lumière m'éclaire. «Les événements m'instruisent, m'écriai-je; je suis obsédé.» Alors je la prends par un bouton de son habit de campagne: «Esprit malin, prononçai-je avec force, si tu n'es ici que pour m'écarter de mon devoir et m'entraîner dans le précipice d'où je t'ai témérairement tiré, rentres-y pour toujours. À peine eus-je prononcé ces mots, elle disparut, et les mulets qui m'avaient emporté, étant de même nature qu'elle, l'avaient suivie.

«La calèche[*] fait un mouvement extraordinaire, il m'enlève du siège, et je me vois au point d'être forcé d'en sortir. Je lève les yeux au ciel: un nuage noir s'élevait en l'air, le sommet représentait une énorme tête de chameau. Le vent qui emportait cette vision, avec toute la violence d'un ouragan, l'eût bientôt dissipée. En portant mes regards autour de moi, je vis que les mulets étaient évanouis, et que ma calèche, penchée vers la terre, portait sur ses brancards.

«Je me trouvai seul dans une petite plaine aride, écartée des chemins ordinaires. Mon premier mouvement fut de me prosterner pour rendre grâces de ma délivrance.

«J'aperçois un hameau; j'y vais, j'y trouve des secours pour me faire conduire où je devais aller, mais sans demander de nouvelles, sans me faire reconnaître. J'étais absorbé dans ma douleur, et accablé de remords qui ne s'étaient jamais fait sentir aussi vivement.

«J'arrive au château. J'osais à peine lever les yeux ni les arrêter sur aucun objet. J'entends une voix. C'est Alvare! c'est mon fils! J'élève la vue, et reconnais ma mère. Au milieu de ces réflexions, etc.»

[*] Une calèche espagnole a la couverture pareille aux calèches que portaient nos femmes.

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