Le diable amoureux
Biondetta n'est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. «Point d'excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable...
—Ah! vous me la pardonnerez, lui dis-je, j'en suis sûr; quoique vous m'ayez empêché de m'instruire comme je pouvais l'être, dès à présent j'en sais assez...
—Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n'est pas ici le temps de quereller; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m'y assieds à côté de vous: je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez.»
Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée: Marcos a les regards brûlants, Luisia les a moins timides: la pudeur s'en venge et lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table, et semble en avoir banni jusqu'à un certain point la réserve: les vieillards mêmes, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avais ce tableau sous les yeux; j'en avais un plus mouvant, plus varié à côté de moi.
Biondetta, paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçait, me boudait, me pinçait jusqu'au sang, et finissait par me marcher doucement sur les pieds. En un mot, c'était en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse: de sorte que livré à cette vicissitude de sensations, j'étais dans un désordre inconcevable.
XVII
LES mariés ont disparu: une partie
des convives les a suivis pour
une raison ou pour une autre.
Nous quittons la table. Une femme,
c'était la tante du fermier
et nous le savions, prend un
flambeau de cire jaune, nous
précède, et en la suivant nous arrivons dans une
petite chambre de douze pieds en carré: un lit qui
n'en a pas quatre de largeur, une table et deux
siéges en font l'ameublement. «Monsieur et madame,
nous dit notre conductrice, voilà le seul
appartement que nous puissions vous donner.»
Elle pose son flambeau sur la table et on nous laisse
seuls.
Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole: «Vous avez donc dit que nous étions mariés?
—Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J'ai votre parole, vous avez la mienne. Voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, et je n'en fais point de cas. Le reste n'a pas dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J'ai besoin de repos: je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières.» En prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s'étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. «Eh quoi! m'écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée! Comment puis-je expier ma faute? demandez ma vie.
—Alvare, me répondit-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon cœur et dans le vôtre.
—Quoi! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère? Ah! vous allez m'excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, et qu'elles m'ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas! Oui, c'en est fait, demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous. Nous y attendrons l'aveu de ma famille...»
A ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même sévère. «Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j'attendais de vous, ce que je vous conseillais de faire? Quoi! lorsqu'en me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres les plus dangereux pour vous et pour moi, s'ils ne sont pas les plus méprisables! Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai toujours craint les hommes; j'ai balancé pendant des siècles à faire un choix; il est fait, il est sans retour: je suis bien malheureuse!» Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.
Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux: «O Biondetta! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon cœur! vous cesseriez de le déchirer.
—Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant de me connaître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, et ravisse si bien votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humiliants ou dangereux; vos pythonisses sont trop d'accord avec moi pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils n'attendent sans doute pas de moi. Demain, j'arrive à Maravillas, dont leur politique cherche à m'éloigner; les plus avilissants, les plus accablants de tous les soupçons vont m'y accueillir: mais doña Mencia est une femme juste, estimable; votre frère a l'âme noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience, j'irai au-devant des épreuves.»
Elle s'arrête un moment. «Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide?» s'écrie-t-elle d'un ton douloureux.
Elle veut poursuivre; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la parole.
Que devins-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d'un courage que je regardais comme héroïque! Je m'assieds auprès d'elle: j'essaye de la calmer par mes caresses; mais d'abord on me repousse: bientôt après je n'éprouve plus de résistance, sans avoir sujet de m'en applaudir; la respiration l'embarrasse, les yeux sont à demi fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvements convulsifs, une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé, si les pleurs ne coulaient pas avec la même abondance.
O pouvoir des larmes! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits de l'amour! Mes défiances, mes résolutions, mes serments, tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose; et si je voulais m'en éloigner, deux bras dont je ne saurais peindre la blancheur, la douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager...
«O mon Alvare! s'écrie Biondetta, j'ai triomphé: je suis le plus heureux de tous les êtres.»
Je n'avais pas la force de parler: j'éprouvais un trouble extraordinaire: je dirai plus; j'étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit: elle est à mes genoux: elle me déchausse. «Quoi! chère Biondetta, m'écriai-je, quoi! vous vous abaissez...
—Ah! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n'étais que mon despote: laisse-moi servir mon amant.»
Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes: mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche.
Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.
Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer: «Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare comme il a fait le mien? Mais non: je suis encore la seule heureuse: il le sera, je le veux; je l'enivrerai de délices; je le remplirai de sciences; je l'élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière?
—O ma chère Biondetta! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'efforts sur moi-même, tu me suffis: tu remplis tous les vœux de mon cœur...
—Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire: ce n'est pas là mon nom: tu me l'avais donné: il me flattait; je le portais avec plaisir: mais il faut que tu saches qui je suis... Je suis le diable, mon cher Alvare, je suis le diable...»
En prononçant ce mot avec une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence: «Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps.
—Non, mon cher Alvare, non, ce n'était point une erreur; j'ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité: ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah! tu le seras beaucoup si tu veux l'être! je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l'on me fait noir.»
Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m'y refusais, et l'ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire.
«Mais, réponds-moi donc,» me disait-elle.
—Eh! que voulez-vous que je réponde?...
—Ingrat, place la main sur ce cœur qui t'adore; que le tien s'anime, s'il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l'amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide; dis-moi, enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour toi: «Mon cher Béelzébuth, je t'adore...»
XVIII
A ce nom fatal, quoique
si tendrement prononcé,
une frayeur mortelle me
saisit; l'étonnement, la
stupeur accablent mon
âme: je la croirais anéantie
si la voix sourde du
remords ne criait pas au fond de mon cœur. Cependant,
la révolte de mes sens subsiste d'autant
plus impérieusement qu'elle ne peut être réprimée
par la raison. Elle me livre sans défense à
mon ennemi: il en abuse et me rend aisément sa
conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l'auteur que le complice. «Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avait habitué. Tu es venu me chercher: je t'ai suivi, servi, favorisé; enfin, j'ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j'y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance; quant à la seconde, je m'étais nommé: tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble; mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis.»
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière: un coup de sifflet très-aigu part à côté de moi. A l'instant l'obscurité qui m'environne se dissipe: la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons: leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement.
Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je? O ciel! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m'avait tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée...
Je me précipite; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon cœur avec une force terrible: j'éprouvais un suffoquement comme si j'allais perdre la respiration.
Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras; mon épouvante s'accroît: forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Ce n'était point celle des escargots, il n'y en avait plus sur les corniches; mais le soleil me donnait d'aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras: on redouble; je reconnais Marcos.
«Eh! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à perdre, il est près de midi.»
Je ne répondais pas: il m'examine: «Comment! vous êtes resté tout habillé sur votre lit: vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est doutée: c'est sans doute dans la crainte de vous gêner qu'elle a été passer la nuit avec une de mes tantes; mais elle a été plus diligente que vous; par ses ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici: nous lui avons donné une bonne mule; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route.»
Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés...
Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille: la rosette y tient. Dormirais-je? me dis-je alors. Ai-je dormi? serais-je assez heureux pour que tout n'eût été qu'un songe? Je lui ai vu éteindre la lumière... Elle l'a éteinte... La voilà...
Marcos rentre. «Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée.»
Je descends du lit; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible. Alors, voulant remercier le fermier et l'indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.
«Madame, me répondit-il, nous a satisfaits et plus que noblement; vous et moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes.» A ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise: elle chemine.
Je ne peindrai point la confusion de mes pensées: elle était telle, que l'idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s'y retraçait que faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j'étais moins un homme qu'un automate.
Mon conducteur me réveille. «Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci.»
Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade; à chaque maison il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel et tel équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne, comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s'il n'en savait pas plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.
Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l'objet actuel de mes frayeurs s'est éloigné au moins pour quelque temps. Ah! si je puis arriver, tomber aux genoux de doña Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile? J'y retrouverai avec les sentiments de la nature les principes salutaires dont je m'étais écarté, je m'en ferai un rempart contre vous.
Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange tutélaire... Ah! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m'ensevelirai dans un cloître... Eh! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous: une larve infernale s'est revêtue de toutes les grâces dont j'étais idolâtre; ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait...
XIX
AU milieu de ces réflexions, dans
lesquelles mon attention est
concentrée, la voiture est entrée
dans la grande cour du
château. J'entends une voix:
«C'est Alvare! c'est mon fils!»
J'élève la vue et reconnais ma
mère sur le balcon de son appartement.
Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon âme semble renaître: mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. Ah! m'écriai-je les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère! ma mère! je ne suis donc pas votre assassin? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils? Ah! ma mère, vous m'embrassez...
La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits et le son de ma voix, que doña Mencia en conçoit de l'inquiétude. Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je voulais parler: cela m'était impossible; je me jetais sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.
Doña Mencia me considère d'un air d'étonnement: elle suppose qu'il doit m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire; elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse, se peignent dans ses complaisances et dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d'un voyageur fatigué par une route longue et pénible.
Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance: mes regards distraits cherchent mon frère; alarmé de ne le pas voir: «Madame, dis-je, où est l'estimable don Juan?
—Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avait écrit de vous y rendre; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes colonel du régiment qu'il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.
—Ciel! m'écriai-je, tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens de faire? Mais il est impossible...
—De quel songe parlez-vous, Alvare?...
—Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire. Alors, surmontant l'orgueil et la honte, je lui fais le détail de ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici, jusqu'au moment heureux où j'avais pu embrasser ses genoux.»
Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connaissais l'étendue de ma faute, elle vit qu'il était inutile de me l'exagérer.
«Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et, dès le moment même vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au delà de votre pension. J'aurais craint, ou d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n'a pas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez: je le connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.
—Ah! madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi. Il a dansé à la noce.»
Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier, mais il avait dételé en arrivant, sans demander son salaire.
Cette fuite précipitée, qui ne laissait point de traces, jeta ma mère en quelques soupçons. «Nugnès, dit-elle à un page qui traversait l'appartement, allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l'attendons ici.
C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque; il a ma confiance et la mérite: vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une particularité qui m'embarrasse; don Quebracuernos connaît les termes, et définira ces choses beaucoup mieux que moi.»
Le vénérable docteur ne se fit pas attendre; il imposait, même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l'aveu sincère de mon étourderie et des suites qu'elle avait eues. Il m'écoutait avec une attention mêlée d'étonnement et sans m'interrompre. Lorsque j'eus achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes:
«Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l'esprit malin, et lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisements dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire; je n'ai rien lu de semblable dans la Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre. Il copie la nature fidèlement et avec choix; il emploie la ressource des talents aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage; il imite même jusqu'à un certain point la vertu. Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent; je vois d'ici bien des grottes plus dangereuses que celle de Portici, et une multitude d'obsédés qui malheureusement ne se doutent pas de l'être. A votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l'avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n'a pu parvenir à vous corrompre; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l'aide des secours extraordinaires que vous avez reçus; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n'ont été pour vous et pour lui qu'une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage; mais admirez comme il a su la couvrir, et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans votre cœur pour pouvoir renouveler l'attaque, si vous lui en fournissez l'occasion. Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l'être, contraint de se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible, le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête, enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l'effet de sa malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau: mais il a soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est longtemps servi pour vous égarer; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe; que votre respectable mère préside à votre choix: et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le Diable.
ÉPILOGUE
DU DIABLE AMOUREUX.
Lorsque la première édition du Diable amoureux parut, les lecteurs en trouvèrent le dénoûment trop brusque. Le plus grand nombre eût désiré que le héros tombât dans un piége couvert d'assez de fleurs pour qu'elles pussent lui sauver le désagrément de la chute. Enfin, l'imagination leur semblait avoir abandonné l'auteur, parvenu aux trois quarts de sa petite carrière; alors la vanité, qui ne veut rien perdre, suggéra à celui-ci, pour se venger du reproche de stérilité et justifier son propre goût, de réciter aux personnes de sa connaissance le roman en entier tel qu'il l'avait conçu dans le premier feu. Alvare y devenait la dupe de son ennemi, et l'ouvrage alors, divisé en deux parties, se terminait dans la première par cette fâcheuse catastrophe, dont la seconde partie développait les suites; d'obsédé qu'il était, Alvare, devenu possédé, n'était plus qu'un instrument entre les mains du Diable, dont celui-ci se servait pour mettre le désordre partout. Le canevas de cette seconde partie, en donnant beaucoup d'essor à l'imagination, ouvrait la carrière la plus étendue à la critique, au sarcasme, à la licence.
Sur ce récit, les avis se partagèrent; les uns prétendirent qu'on devait conduire Alvare jusqu'à la chute inclusivement, et s'arrêter là; les autres, qu'on ne devait pas en retrancher les conséquences.
On a cherché à concilier les idées des critiques dans cette nouvelle édition. Alvare y est dupe jusqu'à un certain point, mais sans être victime; son adversaire, pour le tromper, est réduit à se montrer honnête et presque prude, ce qui détruit les effets de son propre système, et rend son succès incomplet. Enfin, il arrive à sa victime ce qui pourrait arriver à un galant homme séduit par les plus honnêtes apparences; il aurait sans doute fait de certaines pertes, mais il sauverait l'honneur, si les circonstances de son aventure étaient connues.
On pressentira aisément les raisons qui ont fait supprimer la deuxième partie de l'ouvrage: si elle était susceptible d'une certaine espèce de comique aisé, piquant quoique forcé, elle présentait des idées noires, et il n'en faut pas offrir de cette espèce à une nation de qui l'on peut dire que, si le rire est un caractère distinctif de l'homme comme animal, c'est chez elle qu'il est le plus agréablement marqué. Elle n'a pas moins de grâces dans l'attendrissement; mais soit qu'on l'amuse ou qu'on l'intéresse, il faut ménager son beau naturel, et lui épargner les convulsions.
Le petit ouvrage que l'on donne aujourd'hui réimprimé et augmenté, quoique peu important, a eu dans le principe des motifs raisonnables, et son origine est assez noble pour qu'on ne doive en parler ici qu'avec les plus grands ménagements. Il fut inspiré par la lecture du passage d'un auteur infiniment respectable, dans lequel il est parlé des ruses que peut employer le Démon quand il veut plaire et séduire. On les a rassemblées autant qu'on a pu le faire, dans une allégorie où les principes sont aux prises avec les passions: l'âme est le champ de bataille; la curiosité engage l'action, l'allégorie est double, et les lecteurs s'en apercevront aisément.
On ne poursuivra pas l'explication plus loin: on se souvient qu'à vingt-cinq ans, en parcourant l'édition complète des œuvres du Tasse, on tomba sur un volume qui ne contenait que l'éclaircissement des allégories renfermées dans la Jérusalem délivrée. On se garda bien de l'ouvrir. On était amoureux passionné d'Armide, d'Herminie, de Clorinde; on perdait des chimères trop agréables si ces princesses étaient réduites à n'être que de simples emblèmes.
NOTES.
Nous donnons ici le premier dénoûment, que l'auteur a changé, selon le compte qu'il en rend dans l'épilogue qui est à la fin de la nouvelle.
Après ces mots: «d'un gentilhomme enfin», il y avait:
Elle voulut insister, j'étais devenu inflexible. M'imputant le malheur des miens, j'eusse exposé ma tête à tous les risques, et eussé-je pu redouter des châtiments, j'étais déterminé à les affronter, à les souffrir, plutôt que de demeurer en proie aux remords qui déchiraient mon cœur.
C'était dans cette disposition que je m'avançais vers les murs qui m'avaient vu naître, et que je devais trouver bientôt remplis du deuil que j'y avais causé. Les mulets, quoique forts, ne marchaient pas assez vite au gré de mon impatience: «Fouette donc, malheureux, fouette!» disais-je au muletier. Il fouette; et, en effet, les mulets hâtent le pas.
Je découvrais déjà, mais d'assez loin, le sommet des tours du château; pour animer encore davantage les animaux qui me tirent, je les aiguillonne avec la pointe de mon épée; ils ruent, ils prennent le mors aux dents. Bientôt on ne les voit plus courir, ils volent. Le postillon, démonté, est jeté dans une ornière; les rênes, retombées en avant, ne peuvent plus être saisies par moi; je crie, je m'emporte; on s'effraye, on s'écarte, on fuit sur mon passage; enfin, je traverse comme un orage le village de Maravillas, et suis emporté à six lieues au delà, sans que rien mette obstacle à la force invincible qui entraîne ma voiture. Je me fusse précipité mille fois, si la rapidité du mouvement m'en eût laissé les moyens.
Las d'efforts, de tentatives de toute espèce, je me rassois. Je regarde Biondetta. Elle me semble plus tranquille qu'elle ne devait l'être, elle que j'avais vue susceptible de crainte pour de bien moindres raisons. Un trait de lumière m'éclaire: «Les événements m'instruisent, m'écriai-je, je suis obsédé.» Alors je la prends par un bouton de son habit de campagne: «Esprit malin, prononçai-je avec force, si tu n'es ici que pour m'écarter de mon devoir et m'entraîner dans le précipice d'où je t'ai témérairement tiré, rentres-y pour toujours.» A peine eus-je prononcé ces mots, elle disparut; et les mulets qui m'avaient emporté étant de même nature qu'elle, l'avaient suivie.
La calèche fait un mouvement extraordinaire; il m'enlève du siége, et je me vois au point d'en sortir. Je lève les yeux au ciel; un nuage noir s'élevait en l'air, le sommet représentait une énorme tête de chameau. Le vent, qui emportait cette vision avec la violence d'un ouragan, l'eut bientôt dissipée. En portant mes regards autour de moi, je vis que les mulets étaient évanouis, et que ma calèche, penchée vers la terre, portait sur ses brancards.
Je me trouvai seul dans une petite plaine aride écartée des chemins ordinaires. Mon premier mouvement fut de me prosterner pour rendre grâces de ma délivrance.
J'aperçois un hameau; j'y vais, j'y trouve des secours pour me faire conduire où je devais aller, mais sans demander de nouvelles, sans me faire reconnaître. J'étais absorbé dans ma douleur, et accablé de remords qui ne s'étaient jamais fait sentir aussi vivement.
J'arrive au château. J'osais à peine lever les yeux, ni les arrêter sur aucun objet. J'entends une voix: «C'est Alvare! c'est mon fils!» J'élève la vue, et reconnais ma mère... Au milieu de ces réflexions, etc.
Nous avons rapporté dans la Notice les paroles attribuées à Cazotte comme ayant été prononcées à l'occasion de son jugement, d'après le compte rendu rédigé par M. Bastien, l'éditeur de ses œuvres. Les termes de la phrase semblent impliquer qu'il reconnaissait la justesse de sa condamnation, soit en général, soit au point de vue de l'état de choses révolutionnaire. M. Scévole Cazotte, fils de l'illustre victime, nous a écrit pour protester contre cette rédaction, ainsi qu'il l'a fait à l'époque de la publication de M. Bastien. Les paroles de Cazotte furent au contraire empreintes du sentiment de son innocence et de l'horreur que lui inspirait le tribunal qui s'était attribué le droit de le juger. Nous croyons devoir citer un passage de la lettre de M. Scévole Cazotte qui fait honneur à la fermeté de ses convictions:
«Et moi aussi, je fus alors condamné, mais non saisi et exécuté, et M. de Nerval ne peut me refuser la conscience des sentiments qui, du cœur de mon père, avaient pénétré dans le mien. Eh bien, je lui rappellerai les paroles de l'Écossais Monrose (Mountross) à ses juges, lorsqu'on lui prononça la sentence qui le condamnait à la mort et à ce que son corps fût divisé en quatre quartiers, pour être exposé dans les quatre principales villes de l'Écosse:
Je regrette, répondit-il, qu'il ne puisse pas fournir assez de matière pour l'exposition dans toutes les grandes villes du monde, comme monument de ma fidélité à mon roi et aux lois séculaires de mon pays!
Et j'affirme à M. de Nerval que les sentiments de mon père et les miens étaient beaucoup plus près de ces paroles que de celles qui ont été citées par M. Bastien...
Ce 25 juillet 1845.
J. Scévole Cazotte.»
Corrections.
La première ligne indique l'original, la seconde la correction:
- ils selèvent à mon approche
- ils se lèvent à mon approche
p. 214:
- uu déshabillé d'amazone:
- un déshabillé d'amazone:
p. 218:
- Je m'arracbe d'auprès de vous
- Je m'arrache d'auprès de vous