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Le dimanche avec Paul Cézanne (souvenirs)

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«Ecoutez âmes sensibles
L’épouvantable récit...»

Plus tard, vers ma dixième année, un vieil homme qui travaillait chez mon père et qui mangeait à table avec nous me contait, là, les campagnes du Second Empire, car il avait fait deux fois sept ans de service.

L’histoire de France qu’il m’apprit était d’une fantaisie et d’un cocasse prodigieux, et ces leçons se terminaient toujours de la même manière.

Quand ma grand’mère annonçait que le dîner était prêt, le père Cabanel, qui ne songeait qu’aux gloires militaires, tirait de sa poche une pièce de deux sous. Il me disait invariablement:

«L’an prochain tu iras au lycée... Tu en sors avec ton brevet d’officier. Adieu la misère!»

Il faisait alors sauter ses deux sous, les rattrapait au vol et répétait:

«Adieu la misère!»

Je raconte cela pour montrer que je n’ai pas vu Cézanne entre deux trains, que je ne lui ai pas fait de rapides visites comme le firent quelques-uns de ses admirateurs, mais qu’après l’avoir beaucoup fréquenté à Aix, il a vécu un peu dans la maison de ma famille, simple comme un vieux parent qu’on reçoit à l’occasion d’une fête...

*
* *

Il m’avait dit souvent qu’il ferait mon portrait, mais les soldats ne sortent guère qu’au moment où le jour tombe; le dimanche, je préférais peut-être de faciles plaisirs à la pose obligatoire et je ne possède pas le moindre souvenir de lui.

Chez mon père, un matin, il prit une feuille de papier et il y traça plusieurs traits en me regardant.

On nous appela pour quelque promenade, la porte demeura ouverte, un coup de vent enleva sans doute cette vague esquisse que je n’ai jamais retrouvée et que je payerais cher à présent.

Cela d’ailleurs ne me déplaît pas, et je sais trop comment il traitait d’anciens amis qu’il ne voyait plus beaucoup et qui avaient chez eux «des Cézanne».

Je dois avouer cependant qu’il me fit un cadeau.

Il me donna son exemplaire des Fleurs du Mal, alors que j’étais encore à la caserne.

Ce volume était caché dans mon paquetage, entre la capote numéro un et les chemises matriculées. J’en prenais soin et je l’ai toujours.

C’est l’édition ordinaire de 1899, chez Calmann-Lévy. Le livre est broché et, en tête de la dernière page, Cézanne a noté au crayon, en chiffres romains:

VI-XV-XIX-XXVII-
XXX-LXVIII-LXXIV-LXXXII

D’après ces indications, les poèmes qu’il devait relire le plus volontiers seraient donc:

V.—Les phares.
XV.—Don Juan aux enfers.
XIX.—L’Idéal.
XXVII.—Sed non satiata.
XXX.—Une charogne.
LXVIII.—Les chats.
LXXIV.—Le mort joyeux.
LXXXII.—Le goût du néant.

La couverture est éclaboussée de peinture, elle porte quelques taches rouges et brunes, peut-être aussi l’empreinte d’un doigt qui s’était appuyé contre la palette.

C’est tout ce que je possède: un bouquin maculé de couleurs et le souvenir fort vague d’une ébauche disparue...

*
* *

Pendant ces quelques jours, Cézanne ne me parut pas tourmenté une seule fois par cette sacré nom de Dieu de peinture.

Dans la campagne d’Aix où je l’avais si souvent accompagné, il se méfiait, il me semblait marcher maladroitement dans un paysage hérissé de difficultés. Je comprenais qu’il avait interrogé cette nature, étudié cet air, ces plans, ces horizons et ces volumes, et qu’il allait à travers d’innombrables motifs.

Il me parut avoir laissé là-bas l’angoisse qui le suppliciait, et il n’avait pas le souci de mettre à leur place, sur une toile, les châtaigniers des combes cévenoles. Le chœur des lois qu’il cherchait à surprendre ne flottait peut-être qu’autour des pins provençaux, et je serais bien en peine de dire ce qu’il pensait de cette région sobre, triste et religieuse que les voyageurs comparent à la Galilée.

Un soir, pour mieux honorer l’hôte, on invita à dîner quelques notables.

Nous étions une quinzaine, et je revois encore Paul Cézanne au haut bout de la table confortablement servie, car mon père est un paysan, mais il en remontrerait à beaucoup de gastronomes qui affirment que la cuisine est le sixième des beaux-arts et qui mettent trop de littérature autour des plats les plus simples.

Les amis de ma famille n’avaient certainement jamais entendu parler du vieillard avec lequel ils soupaient, comme on dit encore dans le Gard, mais ils étaient pleins de déférence.

Pourquoi songer d’ailleurs à les excuser. S’ils avaient vu la peinture de Cézanne, ils auraient sans doute fait la grimace, mais cette grimace eut été moins laide que les sourires de certains confrères, des membres de l’Institut et que la gouaille montmartroise de M. Willette.

Cézanne avait gardé son tricot de laine sous sa jaquette, et il était d’une humeur égale.

Il aurait dû pourtant bondir à chaque mot.

Pour montrer que la peinture les intéressait, deux ou trois convives se mirent à parler de ce qu’ils avaient vu.

Le greffier de la justice de paix possédait son portrait au fusain, enlevé en quelques minutes par un artiste ambulant qui, à l’époque de la foire d’Alais, s’installait avec un carton sur les genoux, devant une terrasse de café, croquait un consommateur et lui offrait ensuite l’image rapide et sinistre moyennant cinquante centimes.

Un autre avait admiré au musée de Nîmes une extraordinaire toile. Le gardien priait le visiteur d’aller à travers l’immense salle, et les yeux de ce portrait si remarquable suivaient tous ses déplacements. Sans doute fallait-il une prodigieuse science pour en arriver là!

Paul Cézanne, résigné, écoutait ces bourdes innocentes sans la moindre colère.

Je songeais à une histoire qu’on m’avait contée et que j’ai retrouvée depuis dans le livre pittoresque, que M. Gustave Coquiot, qui visita Aix, après la mort de Cézanne, lui consacre.

Il était question dans cette histoire d’un banquet et de quelques opinions qu’il valait mieux garder pour soi, en présence du peintre, mais je laisse parler M. Coquiot:

«—...Il fallait qu’il fît pourtant partie de la Société des Amis des Arts, à Aix!» pensa un jour un des jeunes amis de Cézanne, M. Jouven, un photographe artiste qui avait alors ses ateliers un peu en dehors de la ville, au boulevard de l’Armée. Et il décide Cézanne à offrir une toile à la Société en question et à assister au premier banquet qu’elle organisera.

«Cézanne se laisse faire. Sa toile, on l’a mise au-dessus d’une porte; personne ne peut la voir. Au banquet, il y assiste, d’abord tranquille. Mais, au dessert, le président se met à prôner l’éducation dite classique, et il encense Bouguereau, chef vénéré des Salons officiels. Cézanne, bon Dieu! se lève d’un coup; et, tapant du poing sur la table, renversant les bouteilles, il s’écrie: «Il n’y a que Delacroix et Courbet! Vous êtes tous des c...!» Et la porte claque. Le lendemain, il dit à Jouven: «Ça y est! j’ai encore fait des bêtises, je me suis emballé! Mais tout de même, ce sont des j.-f... vos amis des arts...»

A cette table, devant les propos cocasses de ces braves gens, il souriait. J’étais loin de lui et j’entendais seulement sa voix qui protestait quand son voisin souhaitait le voir revenir à un plat:

«Écoutez... M. Larguier, père...»

 

 

X

Après la mort.

 

 

Je ne devais plus le retrouver[K]. Il m’écrivit quelques lettres que je ne me console pas de ne plus avoir. Il m’eut d’ailleurs été difficile de les publier dans ces pages de souvenirs, car il y étrillait, dru et sans gants, comme il savait le faire, quelques contemporains.

Avant de me quitter, sachant que j’étais sur le point de venir à Paris, il me donna une lettre d’introduction que je devais porter à Octave Mirbeau.

Je n’ai jamais fait beaucoup de visites et je trouvai plus commode d’envoyer par la poste le mot de Cézanne à l’illustre écrivain.

Il est probable qu’il m’attendit, et il ne me répondit point. Il n’avait pas à le faire.

Je sais pourtant que je m’en étonnai naïvement auprès de mon protecteur. Il m’écrivit que je n’étais guère arriviste, que ce n’est pas ainsi que j’aurais dû manœuvrer, et qu’il faut être plus adroit pour réussir...

Je ne pus retenir un sourire en lisant ces reproches du vieux solitaire, mort depuis des années et des années, à tout ce qui n’était pas le rêve âprement poursuivi.

Depuis, j’ai acheté tous les ouvrages qu’on a publiés. Je ne l’ai reconnu que dans celui de M. Ambroise Vollard.

On me dit que le sculpteur Maillol travaille à un buste de Paul Cézanne qui doit être érigé sur quelque place de sa ville natale. Les esprits faciles à contenter peuvent penser que cette glorification est juste et que la fête sera belle autour du monument, mais l’amende honorable ne répare pas toujours l’outrage, et, si j’avais le goût des déplacements, je ferais ce jour-là un voyage à Aix, où je ne suis jamais revenu, simplement pour ajouter un chapitre curieux à ce petit livre.

Le triomphe d’un artiste méconnu et méprisé, de son vivant, ne peut être organisé que lorsque a disparu la génération responsable de l’insulte.

Les Aixois nés aux alentours de 1835 ne doivent pas être nombreux, et la vieille ville, indifférente à la gloire du plus illustre de ses fils, peut se réhabiliter en lui offrant le marbre et le laurier.

Son prestige est aujourd’hui souverain.

On m’affirmait récemment qu’un collectionneur avait vendu les tableaux du XVIIIᵉ siècle qu’il amassait depuis longtemps pour acheter des Cézanne. Il paraît qu’il possède deux cents toiles et qu’il serait ravi de les donner à la ville natale du peintre, si elle souhaitait, un jour, faire un musée Paul Cézanne. J’ai parlé de cette collection, on m’a répondu: «C’est impossible; nous connaissons toute l’œuvre du vieux maître...»

Est-on sûr de la connaître exactement? Sans doute, on a battu le rappel, et tous ceux qui avaient une de ces études qu’il abandonnait parfois en plein champ, chez des paysans, dans une chambre où il ne retournait pas, se sont hâtés de s’en défaire, dès qu’ils ont su que cette peinture à laquelle ils ne comprenaient rien avait quelque valeur[L].

Les écrivains laissent parfois dans leurs tiroirs des œuvres posthumes; les peintres laissent presque toujours des œuvres... apocryphes.

On a fabriqué de faux Cézanne et on doit en fabriquer encore. Il y a de véritables usines d’où sortent des Daumier et des Corot, des Renoir et des Monticelli, et certains truqueurs sont si adroits qu’on pourrait les couronner de la tiare de Saïtapharnès, malgré leur modestie. Je ne veux point parler de ces toiles destinées à l’Amérique ou à des amateurs sans flair que leur snobisme et leur ingénuité disposent aux pires duperies, mais je ne crois pas me tromper en disant qu’il existe des Cézanne perdus. On voudrait assister à une rétrospective de son œuvre. Ce serait d’un intérêt immense.

Les hommes qui ont aujourd’hui cinquante ans n’étaient pas nés quand on trouvait pour presque rien, chez le père Tanguy, les toiles que Cézanne exécuta vers 1870-1875, celles qui dataient de plus loin, de l’époque où il peignait Un après-midi à Naples, et La Femme à la puce, le Portrait du nègre Scipion, Le Pain et les œufs, Le Festin, La Léda, La Tentation de saint Antoine, Le Pacha, etc.

On ne connaît guère les œuvres de la jeunesse—il est peut-être plus exact de dire: les œuvres de la première manière,—du peintre, que par des reproductions photographiques.

Je me souviens de mon étonnement, un soir où je dînais chez Mᵐᵉ Cézanne qui conservait aux murs de la salle à manger et du salon d’anciennes toiles.

J’en saluai quelques-unes qui m’étaient familières.

Elles dataient probablement de 1898, mais elles étaient semblables à celles sur lesquelles j’avais vu s’acharner le maître d’Aix.

C’était le Cézanne du compotier et des trois pommes, le Cézanne du mont de la Victoire, des natures mortes et des paysages sans empâtements ni reliefs de tons, le Cézanne des jus puissants mais sobres et presque lisses.

A côté de ces compositions, je vis pour la première fois des toiles qui étaient sans doute de l’époque où il peignait L’Homme au chapeau de paille et La Maison du pendu.

Je sais que je revins au quartier latin, où j’habitais, enthousiasmé, n’ayant pas dit grand’chose au cours de ce repas excellent, et ayant écouté M. A. Vollard, qui était du dîner, et qui parlait de la façon la plus pittoresque, avec des nonchalances et des cruautés de grand félin...

*
* *

On s’est demandé quelquefois si Cézanne avait voyagé.

Malgré son admiration profonde pour Rembrandt et pour Rubens, pour Véronèse et Michel-Ange, il ne visita ni la Hollande, ni la Belgique, ni l’Italie.

Il n’a pas vu la Ronde de nuit dans la salle du Trippenhuis d’Amsterdam qui mire sa façade cuite et sanglante dans l’eau d’un canal, quand le fin brouillard hollandais permet les reflets et les jeux de lumières.

Qu’eut rapporté le peintre de l’Estaque de la plage de Scheveninguen et de la mer du Nord qu’aimèrent van de Velde et Ruysdael.

Il n’a pas voulu prier non plus, lui, le vieux chrétien, devant l’autel de l’église Saint-Jacques, à Anvers, où est inhumé Rubens, le maître des triomphes et des apothéoses, et il n’a pas eu la curiosité, lui qui savait le latin, d’aller lire l’épitaphe[M] que Gevaertz composa pour son ami.

Il n’a pas fait le pieux et classique pèlerinage de presque tous les artistes à Rome. Lui qui était fou des grands Vénitiens et de Michel-Ange, il ne les a pas vus chez eux.

Il pensa, pendant quelque temps, accomplir un voyage en Espagne, et en 1891 il fit un séjour en Suisse.

Il passa trois mois à Neufchâtel et je ne sais s’il y travailla. Il visita très rapidement Berne, la plus helvétique des villes confédérées; Fribourg, avec sa cathédrale et son pont monumental; Vevey, que Musset entrevit tout clair de pommiers à travers ses larmes; Lausanne pleine d’étudiants, Genève internationale comme un palace au bord d’un lac.

Ses paysages sont ceux de l’Ile-de-France et de sa Provence natale.

Au temps où il suivait les cours de l’Académie Suisse[N], il s’en allait peindre en compagnie de Guillaumin dans un ancien parc, à Issy-les-Moulineaux; en 1870, il travailla à l’Estaque; après la guerre il vint avec Pissarro à Auvers-sur-Oise; il peignit à Barbizon, un peu partout, autour de Fontainebleau, puis de retour à Aix, voici les paysages de sa vieillesse: les bords de l’Arc, le mont de la Victoire, le Jas de Bouffan, le Tholonet, le Château-Noir, la Montée des Lauves.

Voyager, pour lui, c’était perdre du temps...

*
* *

On a suffisamment interprété l’œuvre de Cézanne sans que je tente moi-même de barbouiller de mon encre le dos des châssis que je l’aidai souvent à porter.

Il m’eût été facile de faire, à mon tour, des commentaires et de donner à ce petit livre un poids inutile qu’il n’aura pas. Je le préfère plus simple et plus léger. Il a été accordé à peu d’hommes de vivre dans l’intimité du vieux peintre. Je n’ai sans doute pas tout dit, mais est-il nécessaire de tout dire? Goncourt, qui n’aimait pas Sainte-Beuve, contait que le critique avait, une fois, entrevu Napoléon à Boulogne, juste au moment où l’Empereur, qui se croyait à l’abri des regards, était en train de pisser, et l’auteur de Manette Salomon ajoutait:

«C’est ainsi qu’il a vu tous les grands hommes!...»

Entre le point de vue de Sirius et celui du valet de chambre, il y a peut-être place pour un peu de de vérité.

Si j’ai réussi à me maintenir dans ce juste milieu, je n’ai fait pour cela aucun effort, n’ayant eu qu’à me souvenir de quelques humbles événements autour de cette grande figure solitaire.

Une phrase que j’écrivais plus haut me hanterait pourtant comme un remords si je n’ajoutais ce becquet, et on pourrait peut-être s’y méprendre, croire que j’ai caché quelque chose.

J’avais à parler de Cézanne, je l’ai fait en essayant de travailler comme lui, sans me laisser distraire, en ne pensant qu’au modèle, et j’ai conté à peu près tout ce dont je me souviens.

Je n’ai pas le goût de la charge et j’ai probablement négligé les mots, les attitudes, les manies que ceux qui ne l’ont jamais vu prêtent généreusement au vieux maître.

Sa vie entièrement vouée à la peinture n’eut pas une ombre. Elle fut unie et monotone, et je songe devant elle à l’aventure éblouissante ou tragique que fut l’existence de quelques grands artistes...

Le soir descendait derrière les collines de Fierole et Léonard de Vinci, à la fenêtre de son atelier, regardait le crépuscule sur les toits de Florence.

Une atmosphère de rêve baignait les dômes, les tours, les palais héréditaires, et un vol de ramiers disparaissait du côté de Monte-Albano.

Dans sa robe de velours, barbu comme un saint ou un astrologue, l’altissime peintre voyait les plaines lombardes creusées par lui de canaux fertilisants; la cour du More, à Milan; la duchesse Beatrice; Jean Galéas; Charles VII et Louis XII à la tête des armées françaises. Il souriait en pensant à la construction de sa machine à voler; il avait tout connu et il savait tout.

L’heure était prodigieuse. La trace noire laissée sur la place de la Seigneurie par le bûcher de Savonarole était encore visible; Michel-Ange animait la pierre; au palais Borgia, on relevait la garde romagnole à la porte de bronze du duc César, et Monna Lisa, la femme de Messer Zanobi del Giocondo rentrait de la promenade...

Rubens, sortant des pages d’une princesse, partait pour l’Italie.

Il en revenait avant la trentaine, maître de son art. Il habitait des palais, et, ambassadeur, parlait au nom de son prince. L’archiduc Albert voulut servir de parrain à un premier enfant qu’il eut d’Isabelle Brandt; il était l’hôte des reines, menait un train de grand seigneur, épousait à la fin de sa vie cette belle Hélène Fourment qui était une enfant de seize ans, ambrée et grasse, et son allégresse d’artiste ne s’effara jamais devant les secrets de l’énigme plastique...

Van Dyck fut un svelte, élégant et mélancolique prince, un beau cavalier dont la vie fut une perpétuelle fête, et si j’avais à conter l’existence de Rembrandt, il me semble que j’écrirais un drame que l’on devrait représenter sans allumer le lustre, dans la pénombre d’un théâtre. Toute joie serait bannie de cette pièce hautaine. Le décor serait celui d’une salle enfumée aussi propice aux choses de la cabale qu’à celles de la peinture.

Je ferais pourtant accrocher aux murs les miroirs devant lesquels le vieux sorcier du clair-obscur aimait à peindre, d’après son propre visage, et parmi tout un bric-à-brac fastueux et bizarre, inquiétant et précieux, je ferais passer Saskia en robe d’odalisque ou de juive orientale. Ce serait le drame de l’alchimiste qui a su fabriquer de l’or et qu’on a persécuté...

Ivre de foi républicaine et de pureté antique, David se passionnait pour les ennemis de Danton, et, calme, dans l’orage révolutionnaire, prenait des croquis au pied de la guillotine... Le haut chapeau aux poils rebroussés de Goya était posé sur un cabinet espagnol, et une duchesse ôtait sa robe dans son atelier qu’elle emplissait de tous les parfums de la Maja desnuda... Au retour d’un voyage en Orient, Delacroix, en frac irréprochable, passait à son cou une cravate rouge à laquelle pendait une étoile d’émail et d’or, et se rendait ainsi à un gala des Tuileries... Tous ont vécu, fastueux, pauvres, puissants et tourmentés, mais s’il n’y avait pas la peinture dans la vie de Paul Cézanne, il n’y aurait rien.

Il était fait, selon la parole de Shakespeare, de la même étoffe que ses songes.

On ne lui a rien offert, il n’a rien demandé, et il a vécu à l’écart, sans se mêler à rien de ce qui intéresse les hommes, à une époque tranquille, avec l’unique souci de son travail et de son art, et lorsque je me retourne vers ces années de ma jeunesse où j’eus le grand honneur de le voir souvent, j’aperçois un vieillard obstiné, un homme las de sa journée qui revient des champs et des bois, une toile à la main, à l’heure où l’Angélus bénit la petite ville qui l’ignore...

Paris, 1923.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

  Pages.
IUne Sous-Préfecture7
II23, rue Boulegon21
IIIL’aumône à Humilis35
IVLe baron Cochin et Nina de Villars47
VClaude Lantier et Mahoudeau65
VISouvenirs de Charles Camoin et lettres de Paul Cézanne83
VIIAu hasard des Souvenirs105
VIIICézanne parle129
IXDans les Cévennes139
XAprès la mort153

NOTES:

[A] Paul Cézanne s’exprimait exactement ainsi.

[B] André Salmon. Cézanne.

[C] Cézanne, par Gustave Coquiot.

[D] A. Vollard: Paul Cézanne.

[E] Je veux tout de même avouer qu’une des plus grandes déceptions de ma vie me vint au cours d’une visite que je fis, mon livre achevé, à Judith Gautier. Elle habitait rue Washington et elle m’accueillit d’un air lointain, parmi des chats qui déchiraient le velours usé de sièges Louis XIII et le reps grenat de fauteuils Voltaire qui avaient dû appartenir à son père. J’avais dû m’arrêter sur le palier, avant de tirer le cordon de soie chinoise de sa sonnette, car l’émotion me faisait battre le cœur, et j’avais beau savoir que j’allais voir une vieille dame, je ne songeais qu’à la belle jeune fille qu’elle fut dans la maison du maître, à Neuilly, savante et belle comme Hypathie.

Je vis le masque lourd du père Gautier, sans barbe, et elle ne regarda même pas la dédicace de mon livre, occupée qu’elle était à me parler d’un parent qu’elle n’aimait pas.

[F] Claude Monet.

[G] «...Son rêve, dit M. A. Vollard, eut été de faire poser ses modèles nus en plein air; mais c’était irréalisable pour beaucoup de raisons... Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand il m’annonça, un jour, qu’il voulait faire poser une femme nue! «Comment, Monsieur Cézanne, ne puis-je m’empêcher de m’écrier, une femme nue?»—«Oh! Monsieur Vollard, je prendrai une très vieille carne!» Il la trouva d’ailleurs à souhait et, après s’en être servi pour une étude de nu, il fit, d’après le même modèle, mais cette fois vêtu, deux portraits qui font penser à ces parents pauvres que l’on rencontre dans les récits de Balzac...»

[H] Ambroise Vollard: Paul Cézanne.

[I] A. Vollard: Paul Cézanne.

[J] Émile Bernard: Souvenirs sur Paul Cézanne.

[K] Paul Cézanne mourut à Aix, le 23 octobre 1906. Il avait eu, quelques jours avant, une syncope dans son jardin où il travaillait à une étude de paysan.

[L] Charles Camoin, qui travaillait alors dans le Midi, apprit qu’un petit propriétaire de l’endroit possédait une toile de Cézanne, dont il voulait se défaire. Il alla chez lui sans dire qu’il était peintre, en simple amateur, et l’homme lui présenta le tableau qui était un truquage des plus authentiques.—«Ce n’est pas un Cézanne», dit froidement l’artiste à ce rustique marchand qui eut brusquement l’air d’assister à la mort d’un beau rêve et qui ne put que balbutier, en levant les bras:—«Pourtant!...»

[M]

Ici repose
Pierre-Paul Rubens, chevalier,
et seigneur de Steen,
fils de Jean Rubens, Sénateur de cette ville.
Doué de talents merveilleux, très docte
et versé dans l’histoire ancienne,
connaissant tous les arts libéraux
et les secrets de la politesse.
Il mérita principalement d’être déclaré
l’Apelle de son siècle et de tous les âges.
Il se concilia les bonnes grâces des monarques et des hommes
supérieurs. Philippe IV, roi d’Espagne et des Indes,
le nomma Secrétaire de son conseil privé,
et l’envoya dans la Grande-Bretagne, en 1629,
auprès du roi Charles Iᵉʳ.
Il eut le bonheur et la gloire de poser les bases
d’une paix bientôt conclue entre les deux souverains.
Il mourut l’an du salut 1640,
le 30 mai, âgé de 64 ans.

[N] Cette Académie était quai des Orfèvres.


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