Le Docteur Ox
XV
Où le dénoûment éclate.
... quand une explosion formidable retentit. Toute l'atmosphère qui enveloppait Quiquendone parut comme embrasée. Une flamme d'une intensité, d'une vivacité phénoménale s'élança comme un météore jusque dans les hauteurs du ciel. S'il avait fait nuit, cet embrasement eût été aperçu à dix lieues à la ronde.
Toute l'armée de Quiquendone fut couchée à
terre, comme une armée de
capucins ... Heureusement il n'y eut aucune victime: quelques
écorchures
et quelques bobos, voilà tout. Le confiseur, qui par hasard
n'était pas
tombé de cheval à ce moment, eut son plumet roussi, et
s'en tira sans
autre blessure.
Que s'était-il passé?
Tout simplement, comme on l'apprit bientôt, l'usine à gaz venait de sauter. Pendant l'absence du docteur et de son aide, quelque imprudence avait été probablement commise. On ne sait ni comment ni pourquoi une communication s'était établie entre le réservoir qui contenait l'oxygène et celui qui renfermait l'hydrogène. De la réunion de ces deux gaz était résulté un mélange détonant, auquel le feu fut mis par mégarde.
Cela changea tout;—mais quand l'armée se releva, le docteur Ox et le préparateur Ygène avaient disparu.
XVI
Où le lecteur intelligent voit bien qu'il avait deviné juste, malgré toutes les précautions de l'auteur.
Après l'explosion, Quiquendone était immédiatement redevenue la cité paisible, flegmatique et flamande qu'elle était autrefois.
Après l'explosion, qui d'ailleurs ne causa pas une profonde émotion, chacun, sans savoir pourquoi, machinalement, reprit le chemin de sa maison, le bourgmestre appuyé au bras du conseiller, l'avocat Schut au bras du médecin Custos, Frantz Niklausse au bras de son rival Simon Collaert, chacun tranquillement, sans bruit, sans avoir même conscience de ce qui s'était passé, ayant déjà oublié Virgamen et la vengeance. Le général était retourné à ses confitures, et son aide de camp à ses sucres d'orge.
Tout était rentré dans le calme, tout avait repris la vie habituelle, hommes et bêtes, bêtes et plantes, même la tour de la porte d'Audenarde, que l'explosion,—ces explosions sont quelquefois étonnantes,—que l'explosion avait redressée!
Et, depuis lors, jamais un mot plus haut que l'autre, jamais une discussion dans la ville de Quiquendone. Plus de politique, plus de clubs, plus de procès, plus de sergents de ville! La place du commissaire Passauf recommença à être une sinécure, et si on ne lui retrancha pas ses appointements, c'est que le bourgmestre et le conseiller ne purent se décider à prendre une décision à son égard. D'ailleurs, de temps en temps, il continuait de passer, mais sans s'en douter, dans les rêves de l'inconsolable Tatanémance.
Quant au rival de Frantz, il abandonna généreusement la charmante Suzel à son amoureux, qui s'empressa de l'épouser cinq ou six ans après ces événements.
Et quant à Mme van Tricasse, elle mourut dix ans plus tard, en les délais voulus, et le bourgmestre se maria avec Mlle Pélagie van Tricasse, sa cousine, dans des conditions excellentes.... pour l'heureuse mortelle qui devait lui succéder.
XVII
Où s'explique la théorie du docteur Ox.
Qu'avait donc fait ce mystérieux docteur Ox? Une expérience fantaisiste, rien de plus.
Après avoir établi ses conduites de gaz, il avait saturé d'oxygène pur, sans jamais leur fournir un atome d'hydrogène, les monuments publics, puis les maisons particulières, et enfin les rues de Quiquendone.
Ce gaz, sans saveur, sans odeur, répandu à cette haute dose dans l'atmosphère, cause, quand il est aspiré, les troubles les plus sérieux à l'organisme. À vivre dans un milieu saturé d'oxygène, on est excité, surexcité, on brûle!
À peine rentré dans l'atmosphère ordinaire, on redevient ce qu'on était avant, voire le cas du conseiller et du bourgmestre, quand, au haut du beffroi, ils se retrouvèrent dans l'air respirable, l'oxygène se maintenant par son poids parmi les couches inférieures.
Mais aussi, à vivre en de telles conditions, à respirer ce gaz qui transforme physiologiquement le corps aussi bien que l'âme, on meurt vite, comme ces fous qui mènent la vie à outrance!
Il fut donc heureux pour les Quiquendoniens qu'une providentielle explosion eût terminé cette dangereuse expérience, en anéantissant l'usine du docteur Ox.
En résumé, et pour conclure, la vertu, le courage, le talent, l'esprit, l'imagination, toutes ces qualités ou ces facultés ne seraient-elles donc qu'une question d'oxygène?
Telle est la théorie du docteur Ox, mais on a le droit de ne point l'admettre, et, pour notre compte, nous la repoussons à tous les points de vue, malgré la fantaisiste expérimentation dont fut le théâtre l'honorable ville de Quiquendone.
FIN
MAÎTRE ZACHARIUS
I
NUIT D'HIVER
La ville de Genève est située à la pointe occidentale du lac auquel elle a donné ou doit son nom. Le Rhône, qui la traverse à sa sortie du lac, la partage en deux quartiers distincts, et est divisé lui-même, au centre de la cité, par une île jetée entre ses deux rives. Cette disposition topographique se reproduit souvent dans les grands centres de commerce ou d'industrie. Sans doute, les premiers indigènes furent séduits par les facilités de transport que leur offraient les bras rapides des fleuves, «ces chemins qui marchent tout seuls», suivant le mot de Pascal. Avec le Rhône, ce sont des chemins qui courent.
Au temps où des constructions neuves et régulières ne s'élevaient pas encore sur cette île, ancrée comme une galiote hollandaise au milieu du fleuve, le merveilleux entassement de maisons grimpées les unes sur les autres offrait à l'oeil une confusion pleine de charmes. Le peu d'étendue de l'île avait forcé quelques-unes de ces constructions à se jucher sur des pilotis, engagés pêle-mêle dans les rudes courants du Rhône. Ces gros madriers, noircis par les temps, usés par les eaux, ressemblaient aux pattes d'un crabe immense et produisaient un effet fantastique. Quelques filets jaunis, véritables toiles d'araignée tendues au sein de cette substruction séculaire, s'agitaient dans l'ombre comme s'ils eussent été le feuillage de ces vieux bois de chêne, et le fleuve, s'engouffrant au milieu de cette forêt de pilotis, écumait avec de lugubres mugissements.
Une des habitations de l'île frappait par son caractère d'étrange vétusté. C'était la maison du vieil horloger, maître Zacharius, de sa fille Gérande, d'Aubert Thün, son apprenti, et de sa vieille servante Scholastique.
Quel homme à part que ce Zacharius! Son âge semblait indéchiffrable. Nul des plus vieux de Genève n'eût pu dire depuis combien de temps sa tête maigre et pointue vacillait sur ses épaules, ni quel jour, pour la première fois, on le vit marcher par les rues de la ville, en laissant flotter à tous les vents sa longue chevelure blanche. Cet homme ne vivait pas. Il oscillait à la façon du balancier de ses horloges. Sa figure, sèche et cadavérique, affectait des teintes sombres. Comme les tableaux de Léonard de Vinci, il avait poussé au noir.
Gérande habitait la plus belle chambre de la vieille maison, d'où, par une étroite fenêtre, son regard allait mélancoliquement se reposer sur les cimes neigeuses du Jura; mais la chambre à coucher et l'atelier du vieillard occupaient une sorte de cave, située presque au ras du fleuve et dont le plancher reposait sur les pilotis mêmes. Depuis un temps immémorial, maître Zacharius n'en sortait qu'aux heures des repas et quand il allait régler les différentes horloges de la ville. Il passait le reste du temps près d'un établi couvert de nombreux instruments d'horlogerie, qu'il avait pour la plupart inventés.
Car c'était un habile homme. Ses oeuvres se prisaient fort dans toute la France et l'Allemagne. Les plus industrieux ouvriers de Genève reconnaissaient hautement sa supériorité, et c'était un honneur pour cette ville, qui le montrait en disant:
«À lui revient la gloire d'avoir inventé l'échappement!»
En effet, de cette invention, que les travaux de Zacharius feront comprendre plus tard, date la naissance de la véritable horlogerie.
Or, après avoir longuement et merveilleusement travaillé, Zacharius remettait avec lenteur ses outils en place, recouvrait de légères verrines les fines pièces qu'il venait d'ajuster, et rendait le repos à la roue active de son tour; puis il soulevait un judas pratiqué dans le plancher de son réduit, et là, penché des heures entières, tandis que le Rhône se précipitait avec fracas sous ses yeux, il s'enivrait à ses brumeuses vapeurs.
Un soir d'hiver, la vieille Scholastique servit le souper, auquel, selon les antiques usages, elle prenait part avec le jeune ouvrier. Bien que des mets soigneusement apprêtés lui fussent offerts dans une belle vaisselle bleue et blanche, maître Zacharius ne mangea pas. Il répondit à peine aux douces paroles de Gérande, que la taciturnité plus sombre de son père préoccupait visiblement, et le babillage de Scholastique elle-même ne frappa pas plus son oreille que ces grondements du fleuve auxquels il ne prenait plus garde. Après ce repas silencieux, le vieil horloger quitta la table sans embrasser sa fille, sans donner à tous le bonsoir accoutumé. Il disparut par l'étroite porte qui conduisait à sa retraite, et, sous ses pas pesants, l'escalier gémit avec de lourdes plaintes.
Gérande, Aubert et Scholastique demeurèrent quelques instants sans parler. Ce soir-là, le temps était sombre; les nuages se traînaient lourdement le long des Alpes et menaçaient de se fondre en pluie; la sévère température de la Suisse emplissait l'âme de tristesse, tandis que les vents du midi rôdaient aux alentours et jetaient de sinistres sifflements.
«Savez-vous bien, ma chère demoiselle, dit enfin Scholastique, que notre maître est tout en dedans depuis quelques jours? Sainte Vierge! Je comprends qu'il n'ait pas eu faim, car ses paroles lui sont restées dans le ventre, et bien adroit serait le diable qui lui en tirerait quelqu'une!
—Mon père a quelque secret motif de chagrin que je ne puis même pas soupçonner, répondit Gérande, tandis qu'une douloureuse inquiétude s'imprimait sur son visage.
—Mademoiselle, ne permettez pas à tant de tristesse d'envahir votre coeur. Vous connaissez les singulières habitudes de maître Zacharius. Qui peut lire sur son front ses pensées secrètes? Quelque ennui sans doute lui est survenu, mais demain il ne s'en souviendra pas et se repentira vraiment d'avoir causé quelque peine à sa fille.»
C'était Aubert qui parlait de cette façon, en fixant ses regards sur les beaux yeux de Gérande. Aubert, le seul ouvrier que maître Zacharius eût jamais admis à l'intimité de ses travaux, car il appréciait son intelligence, sa discrétion et sa grande bonté d'âme, Aubert s'était attaché à Gérande avec cette foi mystérieuse qui préside aux dévouements héroïques.
Gérande avait dix-huit ans. L'ovale de son visage rappelait celui des naïves madones que la vénération suspend encore au coin des rues des vieilles cités de Bretagne. Ses yeux respiraient une simplicité infinie. On l'aimait, comme la plus suave réalisation du rêve d'un poëte. Ses vêtements affectaient des couleurs peu voyantes, et le linge blanc qui se plissait sur ses épaules avait cette teinte et cette senteur particulières au linge d'Église. Elle vivait d'une existence mystique dans cette ville de Genève, qui n'était pas encore livrée à la sécheresse du calvinisme.
Ainsi que, soir et matin, elle lisait ses prières latines dans son missel à fermoir de fer, Gérande avait lu un sentiment caché dans le coeur d'Aubert Thün, quel dévouement profond le jeune ouvrier avait pour elle. Et en effet, à ses yeux, le monde entier se condensait dans cette vieille maison de l'horloger, et tout son temps se passait près de la jeune fille, quand, le travail terminé, il quittait l'atelier de son père.
La vieille Scholastique voyait cela, mais n'en disait mot. Sa loquacité s'exerçait de préférence sur les malheurs de son temps et les petites misères du ménage. On ne cherchait point à l'arrêter. Il en était d'elle comme de ces tabatières à musique que l'on fabriquait à Genève: une fois montée, il aurait fallu la briser pour qu'elle ne jouât pas tous ses airs.
En trouvant Gérande plongée dans une taciturnité douloureuse, Scholastique quitta sa vieille chaise de bois, fixa un cierge sur la pointe d'un chandelier, l'alluma et le posa près d'une petite vierge de cire abritée dans sa niche de pierre. C'était la coutume de s'agenouiller devant cette madone protectrice du foyer domestique, en lui demandant d'étendre sa grâce bienveillante sur la nuit prochaine; mais, ce soir-là, Gérande demeura silencieuse à sa place.
«Eh bien! ma chère demoiselle, dit Scholastique avec étonnement, le souper est fini, et voici l'heure du bonsoir. Voulez-vous donc fatiguer vos yeux dans des veilles prolongées?... Ah! sainte Vierge! c'est pourtant le cas de dormir et de retrouver un peu de joie dans de jolis rêves? À cette époque maudite où nous vivons, qui peut se promettre une journée de bonheur?
—Ne faudrait-il pas envoyer chercher quelque médecin pour mon père? demanda Gérande.
—Un médecin! s'écria la vieille servante. Maître Zacharius a-t-il jamais prêté l'oreille à toutes leurs imaginations et sentences! Il peut y avoir des médecines pour les montres, mais non pour les corps!
—Que faire? murmura Gérande. S'est-il remis au travail? s'est-il livré au repos?
—Gérande, répondit doucement Aubert, quelque contrariété morale chagrine maître Zacharius, et voilà tout.
—La connaissez-vous, Aubert?
—Peut-être, Gérande.
—Racontez-nous cela, s'écria vivement Scholastique, en éteignant parcimonieusement son cierge.
—Depuis plusieurs jours, Gérande, dit le jeune ouvrier, il se passe un fait absolument incompréhensible. Toutes les montres que votre père a faites et vendues depuis quelques années s'arrêtent subitement. On lui en a rapporté un grand nombre. Il les a démontées avec soin; les ressorts étaient en bon état et les rouages parfaitement établis. Il les a remontées avec plus de soin encore; mais, en dépit de son habileté, elles n'ont plus marché.
—Il y a du diable là-dessous! s'écria Scholastique.
—Que veux-tu dire? demanda Gérande. Ce fait me semble naturel. Tout est borné sur terre, et l'infini ne peut sortir de la main des hommes.
—Il n'en est pas moins vrai, répondit Aubert, qu'il y a en cela quelque chose d'extraordinaire et de mystérieux. J'ai aidé moi-même maître Zacharius à rechercher la cause de ce dérangement de ses montres, je n'ai pu la trouver, et, plus d'une fois, désespéré, les outils me sont tombés des mains.
—Aussi, reprit Scholastique, pourquoi se livrer à tout ce travail de réprouvé? Est-il naturel qu'un petit instrument de cuivre puisse marcher tout seul et marquer les heures? On aurait dû s'en tenir au cadran solaire!
—Vous ne parlerez plus ainsi, Scholastique, répondit Aubert, quand vous saurez que le cadran solaire fut inventé par Caïn.
—Seigneur mon Dieu! que m'apprenez-vous là?
—Croyez-vous, reprit ingénument Gérande, que l'on puisse prier Dieu de rendre la vie aux montres de mon père?
—Sans aucun doute, répondit le jeune ouvrier.
—Bon! Voici des prières inutiles, grommela la vieille servante, mais le Ciel en pardonnera l'intention.»
Le cierge fut rallumé. Scholastique, Gérande et Aubert s'agenouillèrent sur les dalles de la chambre, et la jeune fille pria pour l'âme de sa mère, pour la sanctification de la nuit, pour les voyageurs et les prisonniers, pour les bons et les méchants, et surtout pour les tristesses inconnues de son père.
Puis, ces trois dévotes personnes se relevèrent avec quelque confiance au coeur, car elles avaient remis leur peine dans le sein de Dieu.
Aubert regagna sa chambre, Gérande s'assit toute pensive près de sa fenêtre, pendant que les dernières lueurs s'éteignaient dans la ville de Genève, et Scholastique, après avoir versé un peu d'eau sur les tisons embrasés et poussé les deux énormes verrous de la porte, se jeta sur son lit, où elle ne tarda pas à rêver qu'elle mourait de peur.
Cependant, l'horreur de cette nuit d'hiver avait augmenté. Parfois, avec les tourbillons du fleuve, le vent s'engouffrait sous les pilotis, et la maison frissonnait tout entière; mais la jeune fille, absorbée par sa tristesse, ne songeait qu'à son père. Depuis les paroles d'Aubert Thün, la maladie de maître Zacharius avait pris à ses yeux des proportions fantastiques, et il lui semblait que cette chère existence, devenue purement mécanique, ne se mouvait plus qu'avec effort sur ses pivots usés.
Soudain l'abat-vent, violemment poussé parla rafale, heurta la fenêtre de la chambre. Gérande tressaillit et se leva brusquement, sans comprendre la cause de ce bruit qui secoua sa torpeur. Dès que son émotion se fut calmée, elle ouvrit le châssis. Les nuages avaient crevé, et une pluie torrentielle crépitait sur les toitures environnantes. La jeune fille se pencha au dehors pour attirer le volet ballotté par le vent, mais elle eut peur. Il lui parut que la pluie et le fleuve, confondant leurs eaux tumultueuses, submergeaient cette fragile maison dont les ais craquaient de toutes parts. Elle voulut fuir sa chambre; mais elle aperçut au-dessous d'elle la réverbération d'une lumière qui devait venir du réduit de maître Zacharius, et dans un de ces calmes momentanés pendant lesquels se taisent les éléments, son oreille fut frappée par des sons plaintifs. Elle tenta de refermer sa fenêtre et ne put y parvenir. Le vent la repoussait avec violence, comme un malfaiteur qui s'introduit dans une habitation.
Gérande pensa devenir folle de terreur! Que faisait donc son père? Elle ouvrit la porte, qui lui échappa des mains et battit bruyamment sous l'effort de la tempête. Gérande se trouva alors dans la salle obscure du souper, parvint, en tâtonnant, à gagner l'escalier qui aboutissait à l'atelier de maître Zacharius, et s'y laissa glisser, pâle et mourante.
Le vieil horloger était debout au milieu de cette chambre que remplissaient les mugissements du fleuve Ses cheveux hérissés lui donnaient un aspect sinistre. Il parlait, il gesticulait, sans voir, sans entendre! Gérande demeura sur le seuil.
«C'est la mort! disait maître Zacharius d'une voix sourde, c'est la mort!... Que me reste-t-il à vivre, maintenant que j'ai dispersé mon existence par le monde! car moi, maître Zacharius, je suis bien le créateur de toutes ces montres que j'ai fabriquées! C'est bien une partie de mon âme que j'ai enfermée dans chacune de ces boîtes de fer, d'argent ou d'or! Chaque fois que s'arrête une de ces horloges maudites, je sens mon coeur qui cesse de battre, car je les ai réglées sur ses pulsations!»
Et, en parlant de cette façon étrange, le vieillard jeta les yeux sur son établi. Là se trouvaient toutes les parties d'une montre qu'il avait soigneusement démontée. Il prit une sorte de cylindre creux, appelé barillet, dans lequel est enfermé le ressort, et il en retira la spirale d'acier qui, au lieu de se détendre, suivant les lois de son élasticité, demeura roulée sur elle-même, ainsi qu'une vipère endormie. Elle semblait nouée, comme ces vieillards impotents dont le sang s'est figé à la longue. Maître Zacharius essaya vainement de la dérouler de ses doigts amaigris, dont la silhouette s'allongeait démesurément sur la muraille, mais il ne put y parvenir, et bientôt, avec un terrible cri de colère, il la précipita par le judas dans les tourbillons du Rhône.
Gérande, les pieds cloués à terre, demeurait sans souffle, sans mouvement. Elle voulait et ne pouvait s'approcher de son père. De vertigineuses hallucinations s'emparaient d'elle. Soudain, elle entendit dans l'ombre une voix murmurer à son oreille:
«Gérande, ma chère Gérande! La douleur vous tient encore éveillée! Rentrez, je vous prie, la nuit est froide.
—Aubert! murmura la jeune fille à mi-voix. Vous! vous!
—Ne devais-je pas m'inquiéter de ce qui vous inquiète!» répondit Aubert.
Ces douces paroles firent revenir le sang au coeur de la jeune fille. Elle s'appuya au bras de l'ouvrier et lui dit:
«Mon père est bien malade, Aubert! Vous seul pouvez le guérir, car cette affection de l'âme ne céderait pas aux consolations de sa fille. Il a l'esprit frappé d'un accident fort naturel, et, en travaillant avec lui à réparer ses montres, vous le ramènerez à la raison. Aubert, il n'est pas vrai, ajouta-t-elle, encore tout impressionnée, que sa vie se confonde avec celle de ses horloges?»
Aubert ne répondit pas.
«Mais ce serait donc un métier réprouvé du Ciel que le métier de mon père? fit Gérande en frissonnant.
—Je ne sais, répondit l'ouvrier, qui réchauffa de ses mains les mains glacées de la jeune fille. Mais retournez à votre chambre, ma pauvre Gérande, et, avec le repos, reprenez quelque espérance!»
Gérande regagna lentement sa chambre, et elle y demeura jusqu'au jour, sans que le sommeil appesantit ses paupières, tandis que maître Zacharius, toujours muet et immobile, regardait le fleuve couler bruyamment à ses pieds.
II
L'ORGUEIL DE LA SCIENCE
La sévérité du marchand génevois en affaires est devenue proverbiale. Il est d'une probité rigide et d'une excessive droiture. Quelle dut donc être la honte de maître Zacharius, quand il vit ces montres, qu'il avait montées avec une si grande sollicitude, lui revenir de toutes parts.
Or, il était certain que ces montres s'arrêtaient subitement et sans aucune raison apparente. Les rouages étaient en bon état et parfaitement établis, mais les ressorts avaient perdu toute élasticité. L'horloger essaya vainement de les remplacer: les roues demeurèrent immobiles. Ces dérangements inexplicables firent un tort immense à maître Zacharius. Ses magnifiques inventions avaient laissé maintes fois planer sur lui des soupçons de sorcellerie, qui reprirent dès lors consistance. Le bruit en parvint jusqu'à Gérande, et elle trembla souvent pour son père, lorsque des regards malintentionnés se fixaient sur lui.
Cependant, le lendemain de cette nuit d'angoisses, maître Zacharius parut se remettre au travail avec quelque confiance. Le soleil du matin lui rendit quelque courage. Aubert ne tarda pas à le rejoindre à son atelier et en reçut un bonjour plein d'affabilité.
«Je vais mieux, dit le vieil horloger. Je ne sais quels étranges maux de tête m'obsédaient hier, mais le soleil a chassé tout cela avec les nuages de la nuit.
—Ma foi! maître, répondit Aubert, je n'aime la nuit ni pour vous, ni pour moi!
—Et tu as raison, Aubert! Si tu deviens jamais un homme supérieur, tu comprendras que le jour t'est nécessaire comme la nourriture! Un savant de grand mérite se doit aux hommages du reste des hommes.
—Maître, voilà le péché d'orgueil qui vous reprend.
—De l'orgueil, Aubert! Détruis mon passé, anéantis mon présent, dissipe mon avenir, et alors il me sera permis de vivre dans l'obscurité! Pauvre garçon, qui ne comprend pas les sublimes choses auxquelles mon art se rattache tout entier! N'es-tu donc qu'un outil entre mes mains?
—Cependant, maître Zacharius, reprit Aubert, j'ai plus d'une fois mérité vos compliments pour la manière dont j'ajustais les pièces les plus délicates de vos montres et de vos horloges!
—Sans aucun doute, Aubert, répondit maître Zacharius, tu es un bon ouvrier que j'aime; mais, quand tu travailles, tu ne crois avoir entre tes doigts que du cuivre, de l'or, de l'argent, et tu ne sens pas ces métaux, que mon génie anime, palpiter comme une chair vivante! Aussi, tu ne mourrais pas, toi, de la mort de tes oeuvres!»
Maître Zacharius demeura silencieux après ces paroles; mais Aubert chercha à reprendre la conversation.
«Par ma foi! maître, dit-il, j'aime à vous voir travaillant ainsi sans relâche! Vous serez prêt pour la fête de notre corporation, car je vois que le travail de cette montre de cristal avance rapidement.
—Sans doute, Aubert, s'écria le vieil horloger, et ce ne sera pas un mince honneur pour moi que d'avoir pu tailler et couper cette matière qui a la dureté du diamant! Ah! Louis Berghem a bien fait de perfectionner l'art des diamantaires, qui m'a permis de polir et percer les pierres les plus dures!»
Maître Zacharius tenait en ce moment de petites pièces d'horlogerie en cristal taillé et d'un travail exquis. Les rouages, les pivots, le boîtier de cette montre étaient de la même matière, et, dans cette oeuvre de la plus grande difficulté, il avait déployé un talent inimaginable.
«N'est-ce pas, reprit-il, tandis que ses joues s'empourpraient, qu'il sera beau de voir palpiter cette montre à travers son enveloppe transparente, et de pouvoir compter les battements de son coeur!
—Je gage, maître, répondit le jeune ouvrier, qu'elle ne variera pas d'une seconde par an!
—Et tu gageras à coup sûr! Est-ce que je n'ai pas mis là le plus pur de moi-même? Est-ce que mon coeur varie, lui?»
Aubert n'osa pas lever les yeux sur son maître.
«Parle-moi franchement, reprit mélancoliquement le vieillard. Ne m'as-tu jamais pris pour un fou? Ne me crois-tu pas livré parfois à de désastreuses folies? Oui, n'est-ce pas! Dans les yeux de ma fille et dans les tiens, j'ai lu souvent ma condamnation.—Oh! s'écria-t-il avec douleur, n'être pas même compris des êtres que l'on aime le plus au monde! Mais à toi, Aubert, je te prouverai victorieusement que j'ai raison! Ne secoue pas la tête, car tu seras stupéfié! Le jour où tu sauras m'écouter et me comprendre, tu verras que j'ai découvert les secrets de l'existence, les secrets de l'union mystérieuse de l'âme et du corps!»
En parlant ainsi, maître Zacharius se montrait superbe de fierté. Ses yeux brillaient d'un feu surnaturel, et l'orgueil lui courait à pleines veines. Et, en vérité, si jamais vanité eût pu être légitime, c'eût bien été celle de maître Zacharius!
En effet, l'horlogerie, jusqu'à lui, était presque demeurée dans l'enfance de l'art. Depuis le jour où Platon, quatre cents ans avant l'ère chrétienne, inventa l'horloge nocturne, sorte de clepsydre qui indiquait les heures de la nuit par le son et le jeu d'une flûte, la science resta presque stationnaire. Les maîtres travaillèrent plutôt l'art que la mécanique, et ce fut l'époque des belles horloges en fer, en cuivre, en bois, en argent, qui étaient finement sculptées, comme une aiguière de Cellini. On avait un chef-d'oeuvre de ciselure, qui mesurait le temps d'une façon fort imparfaite, mais on avait un chef-d'oeuvre. Quand l'imagination de l'artiste ne se tourna plus du côté de la perfection plastique, elle s'ingénia à créer ces horloges à personnages mouvants, à sonneries mélodiques, et dont la mise en scène était réglée d'une façon fort divertissante. Au surplus, qui s'inquiétait, à cette époque, de régulariser la marche du temps? Les délais de droit n'étaient pas inventés; les sciences physiques et astronomiques n'établissaient pas leurs calculs sur des mesures scrupuleusement exactes; il n'y avait ni établissements fermant à heure fixe, ni convois partant à la seconde. Le soir, on sonnait le couvre-feu, et la nuit, on criait les heures au milieu du silence. Certes, on vivait moins de temps, si l'existence se mesure à la quantité des affaires faites, mais on vivait mieux. L'esprit s'enrichissait de ces nobles sentiments nés de la contemplation des chefs-d'oeuvre, et l'art ne se faisait pas à la course. On bâtissait une église en deux siècles; un peintre ne faisait que quelques tableaux en sa vie; un poëte ne composait qu'une oeuvre éminente, mais c'étaient autant de chefs-d'oeuvre que les siècles se chargeaient d'apprécier.
Lorsque les sciences exactes firent enfin des progrès, l'horlogerie suivit leur essor, bien qu'elle fût toujours arrêtée par une insurmontable difficulté: la mesure régulière et continue du temps.
Or, ce fut au milieu de cette stagnation que maître Zacharius inventa l'échappement, qui lui permit d'obtenir une régularité mathématique, en soumettant le mouvement du pendule à une force constante. Cette invention avait tourné la tête du vieil horloger. L'orgueil, montant dans son coeur, comme le mercure dans le thermomètre, avait atteint la température des folies transcendantes. Par analogie, il s'était laissé aller à des conséquences matérialistes, et, en fabriquant ses montres, il s'imaginait avoir surpris les secrets de l'union de l'âme au corps.
Aussi, ce jour-là, voyant qu'Aubert l'écoutait avec attention, il lui dit d'un ton simple et convaincu:
«Sais-tu ce qu'est la vie, mon enfant? As-tu compris l'action de ces ressorts qui produisent l'existence? As-tu regardé dans toi-même? Non, et pourtant, avec les yeux de la science, tu aurais vu le rapport intime qui existe entre l'oeuvre de Dieu et la mienne, car c'est sur sa créature que j'ai copié la combinaison des rouages de mes horloges.
—Maître, reprit vivement Aubert, pouvez-vous comparer une machine de cuivre et d'acier à ce souffle de Dieu nommé l'âme, qui anime les corps, comme la brise communique le mouvement aux fleurs? Peut-il exister des roues imperceptibles qui fassent mouvoir nos jambes et nos bras? Quelles pièces seraient si bien ajustées qu'elles engendrassent les pensées en nous?
—Là n'est pas la question, répondit doucement maître Zacharius, mais avec l'entêtement de l'aveugle qui marche à l'abîme. Pour me comprendre, rappelle-toi le but de l'échappement que j'ai inventé. Quand j'ai vu l'irrégularité de la marche d'une horloge, j'ai compris que le mouvement renfermé en elle ne suffisait pas et qu'il fallait le soumettre à la régularité d'une autre force indépendante. J'ai donc pensé que le balancier pourrait me rendre ce service, si j'arrivais à régulariser ses oscillations! Or, ne fut-ce pas une idée sublime que celle qui me vint de lui faire rendre sa force perdue par ce mouvement même de l'horloge, qu'il était chargé de réglementer?»
Aubert fit un signe d'assentiment.
«Maintenant, Aubert, continua le vieil horloger en s'animant, jette un regard sur toi-même! Ne comprends-tu donc pas qu'il y a deux forces distinctes en nous: celle de l'âme et celle du corps, c'est-à-dire un mouvement et un régulateur? L'âme est le principe de la vie: donc c'est le mouvement. Qu'il soit produit par un poids, par un ressort ou par une influence immatérielle, il n'en est pas moins au coeur. Mais, sans le corps, ce mouvement serait inégal, irrégulier, impossible! Aussi le corps vient-il régler l'âme, et, comme le balancier, est-il soumis à des oscillations régulières. Et ceci est tellement vrai, que l'on se porte mal lorsque le boire, le manger, le sommeil, en un mot les fonctions du corps ne sont pas convenablement réglées! Ainsi que dans mes montres, l'âme rend au corps la force perdue par ses oscillations. Eh bien! qui produit donc cette union intime du corps et de l'âme, sinon un échappement merveilleux, par lequel les rouages de l'un viennent s'engrener dans les rouages de l'autre? Or, voilà ce que j'ai deviné, appliqué, et il n'y a plus de secrets pour moi dans cette vie, qui n'est, après tout, qu'une ingénieuse mécanique!»
Maître Zacharius était sublime à voir dans cette hallucination, qui le transportait jusqu'aux derniers mystères de l'infini. Mais sa fille Gérande, arrêtée sur le seuil de la porte, avait tout entendu. Elle se précipita dans les bras de son père, qui la pressa convulsivement sur son sein.
«Qu'as-tu, ma fille? lui demanda maître Zacharius.
—Si je n'avais qu'un ressort ici, dit-elle en mettant la main sur son coeur, je ne vous aimerais pas tant, mon père!»
Maître Zacharius regarda fixement sa fille et ne répondit pas.
Soudain, il poussa un cri, porta vivement la main à son coeur et tomba défaillant sur son vieux fauteuil de cuir.
«Mon père! qu'avez-vous?
—Du secours! s'écria Aubert. Scholastique!»
Mais Scholastique n'accourut pas aussitôt. On avait heurté le marteau de la porte d'entrée. Elle était allée ouvrir, et quand elle revint à l'atelier, avant qu'elle eût ouvert la bouche, le vieil horloger, ayant repris ses sens, lui disait:
«Je devine, ma vieille Scholastique, que tu m'apportes encore une de ces montres maudites qui s'est arrêtée!
—Jésus! C'est pourtant la vérité, répondit Scholastique, en remettant une montre à Aubert.
—Mon coeur ne peut pas se tromper!» dit le vieillard avec un soupir.
Cependant, Aubert avait remonté la montre avec le plus grand soin, mais elle ne marchait plus.
III
UNE VISITE ÉTRANGE
La pauvre Gérande aurait vu sa vie s'éteindre avec celle de son père, sans la pensée d'Aubert qui la rattachait au monde.
Le vieil horloger s'en allait peu à peu. Ses facultés tendaient évidemment à s'amoindrir en se concentrant sur une pensée unique. Par une funeste association d'idées, il ramenait tout à sa monomanie, et la vie terrestre semblait s'être retirée de lui pour faire place à cette existence extra-naturelle des puissances intermédiaires. Aussi, quelques rivaux malintentionnés ravivèrent-ils les bruits diaboliques qui avaient été répandus sur les travaux de maître Zacharius.
La constatation des dérangements inexplicables qu'éprouvaient ses montres fit un effet prodigieux parmi les maîtres horlogers de Genève. Que signifiait cette soudaine inertie de leurs rouages, et pourquoi ces bizarres rapports qu'elles paraissaient avoir avec la vie de Zacharius? C'étaient là de ces mystères que l'on n'envisage jamais sans une secrète terreur. Dans les diverses classes de la ville, depuis l'apprenti jusqu'au seigneur qui se servaient des montres du vieil horloger, il ne fut personne qui ne pût juger par lui-même de la singularité du fait. On voulut, mais en vain, pénétrer jusqu'à maître Zacharius. Celui-ci tomba fort malade,—ce qui permit à sa fille de le soustraire à ces visites incessantes, qui dégénéraient en reproches et en récriminations.
Les médecines et les médecins furent impuissants vis-à-vis de ce dépérissement organique, dont la cause échappait. Il semblait parfois que le coeur du vieillard cessât de battre, et puis ses battements reprenaient avec une inquiétante irrégularité.
La coutume existait, dès lors, de soumettre les oeuvres des maîtres à l'appréciation du populaire. Les chefs des différentes maîtrises cherchaient à se distinguer par la nouveauté ou la perfection de leurs ouvrages, et ce fut parmi eux que l'état de maître Zacharius rencontra la plus bruyante pitié, mais une pitié intéressée. Ses rivaux le plaignaient d'autant plus volontiers qu'ils le redoutaient moins. Ils se souvenaient toujours des succès du vieil horloger, quand il exposait ces magnifiques horloges à sujets mouvants, ces montres à sonnerie, qui faisaient l'admiration générale et atteignaient de si hauts prix dans les villes de France, de Suisse et d'Allemagne.
Cependant, grâce aux soins constants de Gérande et d'Aubert, la santé de maître Zacharius parut se raffermir un peu, et au milieu de cette quiétude que lui laissa sa convalescence, il parvint à se détacher des pensées qui l'absorbaient. Dès qu'il put marcher, sa fille l'entraîna hors de sa maison, où les pratiques mécontentes affluaient sans cesse. Aubert, lui, demeurait à l'atelier, montant et remontant inutilement ces montres rebelles, et le pauvre garçon, n'y comprenant rien, se prenait quelquefois la tête à deux mains, avec la crainte de devenir fou comme son maître.
Gérande dirigeait alors les pas de son père vers les plus riantes promenades de la ville. Tantôt, soutenant le bras de maître Zacharius, elle prenait par Saint-Antoine, d'où la vue s'étend sur le coteau de Cologny et sur le lac. Quelquefois, par les belles matinées, on pouvait apercevoir les pics gigantesques du mont Buet se dresser à l'horizon. Gérande nommait par leur nom tous ces lieux presque oubliés de son père, dont la mémoire semblait déroutée, et celui-ci éprouvait un plaisir d'enfant à apprendre toutes ces choses, dont le souvenir s'était égaré dans sa tête. Maître Zacharius s'appuyait sur sa fille, et ces deux chevelures, blanche et blonde, se confondaient dans le même rayon de soleil.
Il arriva aussi que le vieil horloger s'aperçut enfin qu'il n'était pas seul en ce monde. En voyant sa fille jeune et belle, lui vieux et brisé, il songea qu'après sa mort elle resterait seule, sans appui, et il regarda autour de lui et autour d'elle. Bien des jeunes ouvriers de Genève avaient déjà courtisé Gérande; mais aucun n'avait eu accès dans la retraite impénétrable où vivait la famille de l'horloger. Il fut donc tout naturel que, pendant cette éclaircie de son cerveau, le choix du vieillard s'arrêtât sur Aubert Thün. Une fois lancé sur cette pensée, il remarqua que ces deux jeunes gens avaient été élevés dans les mêmes idées et les mêmes croyances, et les oscillations de leur coeur lui parurent «isochrones», comme il le dit un jour à Scholastique.
La vieille servante, littéralement enchantée du mot, bien qu'elle ne le comprît pas, jura par sa sainte patronne que la ville entière le saurait avant un quart d'heure. Maître Zacharius eut grand'peine à la calmer, et obtint d'elle enfin de garder sur cette communication un silence qu'elle ne tint jamais.
Si bien qu'à l'insu de Gérande et d'Aubert, on causait déjà dans tout Genève de leur union prochaine. Mais il advint aussi que, pendant ces conversations, on entendait souvent un ricanement singulier et une voix qui disait:
«Gérande n'épousera pas Aubert.»
Si les causeurs se retournaient, ils se trouvaient en face d'un petit vieillard qu'ils ne connaissaient pas.
Quel âge avait cet être singulier? Personne n'eût pu le dire! On devinait qu'il devait exister depuis un grand nombre de siècles, mais voilà tout. Sa grosse tête écrasée reposait sur des épaules dont la largeur égalait la hauteur de son corps, qui ne dépassait pas trois pieds. Ce personnage eût fait bonne figure sur un support de pendule, car le cadran se fût naturellement placé sur sa face, et le balancier aurait oscillé à son aise dans sa poitrine. On eût volontiers pris son nez pour le style d'un cadran solaire, tant il était mince et aigu; ses dents, écartées et à surface épicycloïque, ressemblaient aux engrenages d'une roue et grinçaient entre ses lèvres; sa voix avait le son métallique d'un timbre, et l'on pouvait entendre son coeur battre comme le tic-tac d'une horloge. Ce petit homme, dont les bras se mouvaient à la manière des aiguilles sur un cadran, marchait par saccades, sans se retourner jamais. Le suivait-on, on trouvait qu'il faisait une lieue par heure et que sa marche était à peu près circulaire.
Il y avait peu de temps que cet être bizarre errait ainsi, ou plutôt tournait par la ville; mais on avait pu observer déjà que chaque jour, au moment où le soleil passait au méridien, il s'arrêtait devant la cathédrale de Saint Pierre, et qu'il reprenait sa route après les douze coups de midi. Hormis ce moment précis, il semblait surgir dans toutes les conversations où l'on s'occupait du vieil horloger, et l'on se demandait, avec effroi, quel rapport pouvait exister entre lui et maître Zacharius. Au surplus, on remarquait qu'il ne perdait pas de vue le vieillard et sa fille pendant leurs promenades.
Un jour, sur la Treille, Gérande aperçut ce monstre qui la regardait en riant. Elle se pressa contre son père, avec un mouvement d'effroi.
«Qu'as-tu, ma Gérande? demanda maître Zacharius.
—Je ne sais, répondit la jeune fille.
—Je te trouve changée, mon enfant! dit le vieil horloger. Voilà donc que tu vas tomber malade à ton tour? Eh bien! ajouta-t-il avec un triste sourire, il faudra que je te soigne, et je te soignerai bien.
—Oh! mon père, ce ne sera rien. J'ai froid, et j'imagine que c'est....
—Eh quoi, Gérande?
—La présence de cet homme qui nous suit sans cesse,» répondit-elle à voix basse.
Maître Zacharius se retourna vers le petit vieillard.
«Ma foi, il va bien, dit-il avec un air de satisfaction, car il est justement quatre heures. Ne crains rien, ma fille, ce n'est pas un homme, c'est une horloge!»
Gérande regarda son père avec terreur. Comment maître Zacharius avait-il pu lire l'heure sur le visage de cette étrange créature?
«À propos, continua le vieil horloger, sans plus s'occuper de cet incident, je ne vois pas Aubert depuis quelques jours.
—Il ne nous quitte cependant pas, mon père, répondit Gérande, dont les pensées prirent une teinte plus douce.
—Que fait-il, alors?
—Il travaille, mon père.
—Ah! s'écria le vieillard, il travaille à réparer mes montres, n'est-il pas vrai? Mais il n'y parviendra jamais, car ce n'est pas une réparation qu'il leur faut, mais bien une résurrection!»
Gérande demeura silencieuse.
«Il faudra que je sache, ajouta le vieillard, si l'on n'a pas encore rapporté quelques-unes de ces montres damnées sur lesquelles le diable a jeté une épidémie!»
Puis, après ces mots, maître Zacharius tomba dans un mutisme absolu jusqu'au moment où il heurta la porte de son logis, et pour la première fois depuis sa convalescence, tandis que Gérande regagnait tristement sa chambre, il descendit à son atelier.
Au moment où il en franchissait la porte, une des nombreuses horloges suspendues au mur vint à sonner cinq heures. Ordinairement, les différentes sonneries de ces appareils, admirablement réglées, se faisaient entendre simultanément, et leur concordance réjouissait le coeur du vieillard; mais, ce jour-là, tous ces timbres tintèrent les uns après les autres, si bien que pendant un quart d'heure l'oreille fut assourdie par leurs bruits successifs. Maître Zacharius souffrait affreusement; il ne pouvait tenir en place, il allait de l'une à l'autre de ces horloges, et il leur battait la mesure, comme un chef d'orchestre qui ne serait plus maître de ses musiciens.
Lorsque le dernier son s'éteignit, la porte de l'atelier s'ouvrit, et maître Zacharius frissonna de la tête aux pieds en voyant devant lui le petit vieillard, qui le regarda fixement et lui dit:
«Maître, ne puis-je m'entretenir quelques instants avec vous?
—Qui êtes-vous? demanda brusquement l'horloger.
—Un confrère. C'est moi qui suis chargé de régler le soleil.
—Ah! c'est vous qui réglez le soleil? répliqua vivement maître Zacharius sans sourciller. Eh bien! je ne vous en complimente guère! Votre soleil va mal, et, pour nous trouver d'accord avec lui, nous sommes obligés tantôt d'avancer nos horloges et tantôt de les retarder!
—Et par le pied fourchu du diable! s'écria le monstrueux personnage, vous avez raison, mon maître! Mon soleil ne marque pas toujours midi au même moment que vos horloges; mais, un jour, on saura que cela vient de l'inégalité du mouvement de translation de la terre, et l'on inventera un midi moyen qui réglera cette irrégularité!
—Vivrai-je encore à cette époque? demanda le vieil horloger, dont les yeux s'animèrent.
—Sans doute, répliqua le petit vieillard en riant. Est-ce que vous pouvez croire que vous mourrez jamais?
—Hélas! je suis pourtant bien malade!
—Au fait, causons de cela. Par Belzébuth! cela nous mènera à ce dont je veux vous parler.»
Et ce disant, cet être bizarre sauta sans façon sur le vieux fauteuil de cuir et ramena ses jambes l'une sous l'autre, à la façon de ces os décharnés que les peintres de tentures funéraires croisent sous les têtes de mort. Puis, il reprit d'un ton ironique:
«Voyons, ça, maître Zacharius, que se passe-t-il donc dans cette bonne ville de Genève? On dit que votre santé s'altère, que vos montres ont besoin de médecins!
—Ah! vous croyez, vous, qu'il y a un rapport intime entre leur existence et la mienne! s'écria maître Zacharius.
—Moi, j'imagine que ces montres ont des défauts, des vices même. Si ces gaillardes-là n'ont pas une conduite fort régulière, il est juste qu'elles portent la peine de leur dérèglement. Il m'est avis qu'elles auraient besoin de se ranger un peu!
—Qu'appelez-vous des défauts? fit maître Zacharius, rougissant du ton sarcastique avec lequel ces paroles avaient été prononcées. Est-ce qu'elles n'ont pas le droit d'être fières de leur origine?
—Pas trop, pas trop! répondit le petit vieillard. Elles portent un nom célèbre, et sur leur cadran est gravée une signature illustre, c'est vrai, et elles ont le privilège exclusif de s'introduire parmi les plus nobles familles; mais, depuis quelque temps, elles se dérangent, et vous n'y pouvez rien, maître Zacharius, et le plus inhabile des apprentis de Genève vous en remontrerait!
—À moi, à moi, maître Zacharius! s'écria le vieillard avec un terrible mouvement d'orgueil.
—À vous, maître Zacharius, qui ne pouvez rendre la vie à vos montres!
—Mais c'est que j'ai la fièvre et qu'elles l'ont aussi! répondit le vieil horloger, tandis qu'une sueur froide lui courait par tous les membres.
—Eh bien! elles mourront avec vous, puisque vous êtes si empêché de redonner un peu d'élasticité à leurs ressorts!
—Mourir! Non pas, vous l'avez dit! Je ne peux pas mourir, moi, le premier horloger du monde, moi qui, au moyen de ces pièces et de ces rouages divers, ai su régler le mouvement avec une précision absolue! N'ai-je donc pas assujetti le temps à des lois exactes, et ne puis-je en disposer en souverain? Avant qu'un sublime génie vînt disposer régulièrement ces heures égarées, dans quel vague immense était plongée la destinée humaine? À quel moment certain pouvaient se rapporter les actes de la vie? Mais vous, homme ou diable, qui que vous soyez, vous n'avez donc jamais songé à la magnificence de mon art, qui appelle toutes les sciences à son aide? Non! non! moi, maître Zacharius, je ne peux pas mourir, car, puisque j'ai réglé le temps, le temps finirait avec moi! Il retournerait à cet infini dont mon génie a su l'arracher, et il se perdrait irréparablement dans le gouffre du néant! Non, je ne puis pas plus mourir que le Créateur de cet univers soumis à ses lois! Je suis devenu son égal, et j'ai partagé sa puissance! Maître Zacharius a créé le temps, si Dieu a créé l'éternité.»
Le vieil horloger ressemblait alors à l'ange déchu, se redressant contre le Créateur. Le petit vieillard le caressait du regard, et semblait lui souffler tout cet emportement impie.
«Bien dit, maître! répliqua-t-il. Belzébuth avait moins de droits que vous de se comparer à Dieu! Il ne faut pas que votre gloire périsse! Aussi, votre serviteur veut-il vous donner le moyen de dompter ces montres rebelles.
—Quel est-il? quel est-il? s'écria maître Zacharius.
—Vous le saurez le lendemain du jour où vous m'aurez accordé la main de votre fille.
—Ma Gérande?
—Elle-même!
—Le coeur de ma fille n'est pas libre, répondit maître Zacharius à cette demande, qui ne parut ni le choquer ni l'étonner.
—Bah!... Ce n'est pas la moins belle de vos horloges ... mais elle finira par s'arrêter aussi....
—Ma fille, ma Gérande!... Non!...
—Eh bien! retournez à vos montres, maître Zacharius! Montez et démontez-les! Préparez le mariage de votre fille et de votre ouvrier! Trempez des ressorts faits de votre meilleur acier! Bénissez Aubert et la belle Gérande, mais souvenez-vous que vos montres ne marcheront jamais et que Gérande n'épousera pas Aubert!»
Et là dessus, le petit vieillard sortit, mais pas si vite que maître Zacharius ne pût entendre sonner six heures dans sa poitrine.
IV
L'ÉGLISE DE SAINT-PIERRE
Cependant l'esprit et le corps de maître Zacharius s'affaiblissaient de plus en plus. Seulement une surexcitation extraordinaire le ramena plus violemment que jamais à ses travaux d'horlogerie, dont sa fille ne parvint plus à le distraire.
Son orgueil s'était encore rehaussé depuis cette crise à laquelle son visiteur étrange l'avait traîtreusement poussé, et il résolut de dominer, à force de génie, l'influence maudite qui s'appesantissait sur son oeuvre et sur lui. Il visita d'abord les différentes horloges de la ville, confiées à ses soins. Il s'assura, avec une scrupuleuse attention, que les rouages en étaient bons, les pivots solides, les contre-poids exactement équilibrés. Il n'y eut pas jusqu'aux cloches des sonneries qu'il n'auscultât avec le recueillement d'un médecin interrogeant la poitrine d'un malade. Rien n'indiquait donc que ces horloges fussent à la veille d'être frappées d'inertie.
Gérande et Aubert accompagnaient souvent le vieil horloger dans ces visites. Celui-ci aurait dû prendre plaisir à les voir empressés à le suivre, et certes il n'eût pas été si préoccupé de sa fin prochaine, s'il eût songé que son existence devait se continuer par celle de ces êtres chéris, s'il eût compris que dans les enfants il reste toujours quelque chose de la vie d'un père!
Le vieil horloger, rentré chez lui, reprenait ses travaux avec une fiévreuse assiduité. Bien que persuadé de ne pas réussir, il lui semblait pourtant impossible que cela fût, et il montait et démontait sans cesse les montres que l'on rapportait à son atelier.
Aubert, de son côté, s'ingéniait en vain à découvrir les causes de ce mal.
«Maître, disait-il, cela ne peut, cependant, venir que de l'usure des pivots et des engrenages!
—Tu prends donc plaisir à me tuer à petit feu? lui répondait violemment maître Zacharius. Est-ce que ces montres sont l'oeuvre d'un enfant? Est-ce que, de crainte de me frapper sur les doigts, j'ai enlevé au tour la surface de ces pièces de cuivre? Est-ce que, pour obtenir une plus grande dureté, je ne les ai pas forgées moi-même? Est-ce que ces ressorts ne sont pas trempés avec une rare perfection? Est-ce que l'on peut employer des huiles plus fines pour les imprégner? Tu conviens toi-même que c'est impossible, et tu avoues enfin que le diable s'en mêle!»
Et puis, du matin au soir, les pratiques mécontentes affluaient de plus belle à la maison, et elles parvenaient jusqu'au vieil horloger, qui ne savait auquel entendre.
«Cette montre retarde sans que je puisse parvenir à la régler! disait l'un.
—Celle-ci, reprenait un autre, y met un entêtement véritable, et elle s'est arrêtée, ni plus ni moins que le soleil de Josué!
—S'il est vrai que votre santé, répétaient la plupart des mécontents, influe sur la santé de vos horloges, maître Zacharius, guérissez-vous au plus tôt!»
Le vieillard regardait tous ces gens-là avec des yeux hagards, et ne répondait que par des hochements de tête ou de tristes paroles:
«Attendez aux premiers beaux jours, mes amis! C'est la saison où l'existence se ravive dans les corps fatigués! Il faut que le soleil vienne nous réchauffer tous!
—Le bel avantage, si nos montres doivent être malades pendant l'hiver! lui dit un des plus enragés. Savez-vous, maître Zacharius, que votre nom est inscrit en toutes lettres sur leur cadran! Par la Vierge! vous ne faites pas honneur à votre signature!»
Enfin, il arriva que le vieillard, honteux de ces reproches, retira quelques pièces d'or de son vieux, bahut et commença à racheter les montres endommagées. À cette nouvelle, les chalands accoururent en foule, et l'argent de ce pauvre logis s'écoula bien vite; mais la probité du marchand demeura à couvert. Gérande applaudit de grand coeur à cette délicatesse, qui la menait droit à la ruine, et bientôt Aubert dut offrir ses économies à maître Zacharius.
«Que deviendra ma fille?» disait le vieil horloger, se raccrochant parfois, dans ce naufrage, aux sentiments de l'amour paternel.
Aubert n'osa pas répondre qu'il se sentait bon courage pour l'avenir et grand dévouement pour Gérande. Maître Zacharius, ce jour-là, l'eût appelé son gendre et démenti ces funestes paroles qui bourdonnaient encore à son oreille:
«Gérande n'épousera pas Aubert.»
Néanmoins, avec ce système, le vieil horloger en
arriva à se dépouiller
entièrement. Ses vieux vases antiques s'en allèrent
à des mains
étrangères; il se défit de magnifiques panneaux de
chêne finement
sculpté qui revêtaient les murailles de son logis;
quelques naïves
peintures des premiers peintres flamands ne réjouirent
bientôt plus les
regards de sa fille, et tout, jusqu'aux précieux outils que son
génie
avait inventés, fut vendu pour indemniser les réclamants.
Scholastique, seule, ne voulait pas entendre raison sur un semblable sujet; mais ses efforts ne pouvaient empêcher les importuns d'arriver jusqu'à son maître et de ressortir bientôt avec quelque objet précieux. Alors son caquetage retentissait dans toutes les rues du quartier, où on la connaissait de longue date. Elle s'employait à démentir les bruits de sorcellerie et de magie qui couraient sur le compte de Zacharius; mais comme, au fond, elle était persuadée de leur vérité, elle disait et redisait force prières pour racheter ses pieux mensonges.
On avait fort bien remarqué que, depuis longtemps, l'horloger avait abandonné l'accomplissement de ses devoirs religieux. Autrefois, il accompagnait Gérande aux offices et semblait trouver dans la prière ce charme intellectuel dont elle imprègne les belles intelligences, puisqu'elle est le plus sublime exercice de l'imagination. Cet éloignement volontaire du vieillard pour les pratiques saintes, joint aux pratiques secrètes de sa vie, avait, en quelque sorte, légitimé les accusations de sortilège portées contre ses travaux. Aussi, dans le double but de ramener son père à Dieu et au monde, Gérande résolut d'appeler la religion à son secours. Elle pensa que le catholicisme pourrait rendre quelque vitalité à cette âme mourante; mais ces dogmes de foi et d'humilité avaient à combattre dans l'âme de maître Zacharius un insurmontable orgueil, et ils se heurtaient contre cette fierté de la science qui rapporte tout à elle, sans remonter à la source infinie d'où découlent les premiers principes.
Ce fut dans ces circonstances que la jeune fille entreprit la conversion de son père, et son influence fut si efficace, que le vieil horloger promit d'assister le dimanche suivant à la grand'messe de la cathédrale. Gérande éprouva un moment d'extase, comme si le ciel se fût entrouvert à ses yeux. La vieille Scholastique ne put contenir sa joie et eut enfin des arguments sans réplique contre les mauvaises langues qui accusaient son maître d'impiété. Elle en parla à ses voisines, à ses amies, à ses ennemies, à qui la connaissait comme à qui ne la connaissait point.
«Ma foi, nous ne croyons guère à ce que vous nous annoncez, dame Scholastique, lui répondit-on. Maître Zacharius a toujours agi de concert avec le diable!
—Vous n'avez donc pas compté, reprenait la bonne femme, les beaux clochers où battent les horloges de mon maître? Combien de fois a-t-il fait sonner l'heure de la prière et de la messe!
—Sans doute, lui répondait-on. Mais n'a-t-il pas inventé des machines qui marchent toutes seules et qui parviennent à faire l'ouvrage d'un homme véritable?
—Est-ce que des enfants du démon, reprenait dame Scholastique en colère, auraient pu exécuter cette belle horloge de fer du château d'Andernatt, que la ville de Genève n'a pas été assez riche pour acheter? À chaque heure apparaissait une belle devise, et un chrétien qui s'y serait conformé aurait été tout droit en paradis! Est-ce donc là le travail du diable?»
Ce chef-d'oeuvre, fabriqué vingt ans auparavant, avait effectivement porté aux nues la gloire de maître Zacharius; mais, à cette occasion même, les accusations de sorcellerie avaient été générales. Au surplus, le retour du vieillard à l'église de Saint-Pierre devait réduire les méchantes langues au silence.
Maître Zacharius, sans se souvenir sans doute de cette promesse faite à sa fille, était retourné à son atelier. Après avoir vu son impuissance à rendre la vie à ses montres, il résolut de tenter s'il ne pourrait en fabriquer de nouvelles. Il abandonna tous ces corps inertes et se remit a terminer la montre de cristal qui devait être son chef-d'oeuvre; mais il eut beau faire, se servir de ses outils les plus parfaits, employer le rubis et le diamant propres à résister aux frottements, la montre lui éclata entre les mains la première fois qu'il voulut la monter!
Le vieillard cacha cet événement à tout le monde, même à sa fille; mais dès lors sa vie déclina rapidement. Ce n'étaient plus que les dernières oscillations d'un pendule qui vont en diminuant quand rien ne vient leur rendre leur mouvement primitif. Il semblait que les lois de la pesanteur, agissant directement sur le vieillard, l'entraînaient irrésistiblement dans la tombe.
Ce dimanche si ardemment désiré par Gérande arriva enfin. Le temps était beau et la température vivifiante. Les habitants de Genève s'en allaient tranquillement par les rues de la ville, avec de gais discours sur le retour du printemps. Gérande, prenant soigneusement le bras du vieillard, se dirigea du côté de Saint-Pierre, pendant que Scholastique les suivait en portant leurs livres d'heures. On les regarda passer avec curiosité. Le vieillard se laissait conduire comme un enfant, ou plutôt comme un aveugle. Ce fut presque avec un sentiment d'effroi que les fidèles de Saint-Pierre l'aperçurent franchissant le seuil de l'église, et ils affectèrent même de se retirer à son approche.
Les chants de la grand'messe retentissaient déjà. Gérande se dirigea vers son banc accoutumé et s'y agenouilla dans le recueillement le plus profond. Maître Zacharius demeura près d'elle, debout.
Les cérémonies de la messe se déroulèrent avec la solennité majestueuse de ces époques de croyance, mais le vieillard ne croyait pas. Il n'implora pas la pitié du Ciel avec les cris de douleur du Kyrie; avec le Gloria in excelsis, il ne chanta pas les magnificences des hauteurs célestes; la lecture de l'Évangile ne le tira pas de ses rêveries matérialistes, et il oublia de s'associer aux hommages catholiques du Credo. Cet orgueilleux vieillard demeurait immobile, insensible et muet comme une statue de pierre; et même, au moment solennel où la clochette annonça le miracle de la transsubstantiation, il ne se courba pas, et il regarda en face l'hostie divinisée que le prêtre élevait au-dessus des fidèles.
Gérande regarda son père, et d'abondantes larmes mouillèrent son missel!
À cet instant, l'horloge de Saint-Pierre sonna la demie de onze heures. Maître Zacharius se retourna avec vivacité vers ce vieux clocher qui parlait encore. Il lui sembla que le cadran intérieur le regardait fixement, que les chiffres des heures brillaient comme s'ils eussent été gravés en traits de feu, et que les aiguilles dardaient une étincelle électrique par leurs pointes aiguës.
La messe s'acheva. C'était la coutume que l'Angelus fût dit à l'heure de midi, et les officiants, avant de quitter le parvis, attendaient que l'heure sonnât à l'horloge du clocher. Encore quelques instants, et cette prière allait monter aux pieds de la Vierge.
Mais soudain un bruit strident se fit entendre. Maître Zacharius poussa un cri....
La grande aiguille du cadran, arrivée à midi, s'était subitement arrêtée, et midi ne sonna pas.
Gérande se précipita au secours de son père, qui était renversé sans mouvement, et que l'on transporta hors de l'église.
«C'est le coup de mort!» se dit Gérande en sanglotant.
Maître Zacharius, ramené à son logis, fut couché dans un état complet d'anéantissement. La vie n'existait plus en lui qu'à la surface de son corps, comme les derniers nuages de fumée qui errent autour d'une lampe à peine éteinte.
Lorsqu'il reprit ses sens, Aubert et Gérande étaient penchés sur lui. À ce moment suprême, l'avenir prit à ses yeux la forme du présent. Il vit sa fille, seule, sans appui.
«Mon fils, dit-il à Aubert, je te donne ma fille,» et il étendit la main vers ses deux enfants, qui furent unis ainsi à ce lit de mort.
Mais, aussitôt, maître Zacharius se souleva par un mouvement de rage. Les paroles du petit vieillard lui revinrent au cerveau.
«Je ne veux pas mourir! s'écria-t-il. Je ne peux pas mourir! Moi, maître Zacharius, je ne dois pas mourir.... Mes livres!... mes comptes!...»
Et, ce disant, il s'élança hors de son lit vers un livre où se trouvaient inscrits les noms de ses pratiques ainsi que l'objet qu'il leur avait vendu. Ce livre, il le feuilleta avec avidité, et son doigt décharné se fixa sur l'un des feuillets.
«Là! dit-il, là!... Cette vieille horloge de fer, vendue à ce Pittonaccio! C'est la seule qui ne m'ait pas encore été rapportée! Elle existe! elle marche! elle vit toujours! Ah! je la veux! je la retrouverai! je la soignerai si bien que la mort n'aura plus prise sur moi.»
Et il s'évanouit.
Aubert et Gérande s'agenouillèrent près du lit du vieillard et prièrent ensemble.
V
L'HEURE DE LA MORT
Quelques jours s'écoulèrent encore, et maître Zacharius, cet homme presque mort, se releva de son lit et revint à la vie par une surexcitation surnaturelle. Il vivait d'orgueil. Mais Gérande ne s'y trompa pas: le corps et l'âme de son père étaient à jamais perdus.
On vit alors le vieillard occupé à rassembler ses dernières ressources, sans prendre souci des siens. Il dépensait une énergie incroyable, marchant, furetant et marmottant de mystérieuses paroles.
Un matin, Gérande descendit à son atelier. Maître Zacharius n'y était pas.
Pendant toute cette journée, elle l'attendit. Maître Zacharius ne revint pas.
Gérande pleura toutes les larmes de ses yeux, mais son père ne reparut pas.
Aubert parcourut la ville et acquit la triste certitude que le vieillard l'avait quittée.
«Retrouvons mon père! s'écria Gérande, quand le jeune ouvrier lui rapporta ces douloureuses nouvelle.
—Où peut-il être?» se demanda Aubert.
Une inspiration illumina soudain son esprit. Les dernières paroles de maître Zacharius lui revinrent à la mémoire. Le vieil horloger ne vivait plus que dans cette vieille horloge de fer qu'on ne lui avait pas rendue! Maître Zacharius devait s'être mis à sa recherche.
Aubert communiqua sa pensée à Gérande.
«Voyons le livre de mon père,» lui répondit-elle.
Tous deux descendirent à l'atelier. Le livre était ouvert sur l'établi. Toutes les montres ou horloges faites par le vieil horloger, et qui lui étaient revenues par suite de leur dérangement, étaient effacées toutes, excepté une!
«Vendu au seigneur Pittonaccio une horloge en fer, à sonnerie et à personnages mouvants, déposée en son château d'Andernatt.»
C'était cette horloge «morale» dont la vieille Scholastique avait parlé avec tant d'éloges.
«Mon père est là! s'écria Gérande.
—Courons-y, répondit Aubert. Nous pouvons le sauver encore!...
—Non pas pour cette vie, murmura Gérande, mais au moins pour l'autre!
—À la grâce de Dieu, Gérande! Le château d'Andernatt est situé dans les gorges des Dents-du-Midi, à une vingtaine d'heures de Genève. Partons!»
Ce soir-là même, Aubert et Gérande, suivis de leur vieille servante, cheminaient à pied sur la route qui côtoie le lac de Genève. Ils firent cinq lieues dans la nuit, ne s'étant arrêtés ni à Bessinge, ni à Ermance, où s'élève le célèbre château des Mayor. Ils traversèrent à gué et non sans peine le torrent de la Dranse. En tous lieux ils s'inquiétaient de maître Zacharius, et eurent bientôt la certitude qu'ils marchaient sur ses traces.
Le lendemain, à la chute du jour, après avoir passé Thonon, ils atteignirent Évian, d'où l'on voit la côte de la Suisse se développer aux regards sur une étendue de douze lieues. Mais les deux fiancés n'aperçurent même pas ces sites enchanteurs. Ils allaient, poussés par une force surnaturelle. Aubert, appuyé sur un bâton noueux, offrait son bras tantôt à Gérande et tantôt à la vieille Scholastique, et il puisait dans son coeur une suprême énergie pour soutenir ses compagnes. Tous trois parlaient de leurs douleurs, de leurs espérances, et suivaient ainsi cette belle route à fleur d'eau, sur ce plateau rétréci qui relie les bords du lac aux hautes montagnes du Chalais. Bientôt ils atteignirent Bouveret, à l'endroit où le Rhône entre dans le lac de Genève.
À partir de cette ville, ils abandonnèrent le lac, et leur fatigue s'accrut au milieu de ces contrées montagneuses. Vionnaz, Chesset, Collombay, villages à demi perdus, demeurèrent bientôt derrière eux. Cependant, leurs genoux fléchirent, leurs pieds se déchirèrent à ces crêtes aiguës qui hérissaient le sol comme des broussailles de granit. Aucune trace de maître Zacharius!
Il fallait le retrouver pourtant, et les deux fiancés ne demandèrent le repos ni aux chaumières isolées, ni au château de Monthey, qui, avec ses dépendances, forma l'apanage de Marguerite de Savoie. Enfin, vers la fin de cette journée, ils atteignirent, presque mourants de fatigue, l'ermitage de Notre-Dame du Sex, qui est situé à la base de la Dent-du-Midi, à six cents pieds au-dessus du Rhône.
L'ermite les reçut tous trois à la tombée de la nuit. Ils n'auraient pu faire un pas de plus, et là ils durent prendre quelque repos.
L'ermite ne leur donna aucune nouvelle de maître Zacharius. À peine pouvait-on espérer le retrouver vivant au milieu de ces mornes solitudes. La nuit était profonde, l'ouragan sifflait dans la montagne, et les avalanches se précipitaient du sommet des rocs ébranlés.
Les deux fiancés, accroupis devant le foyer de l'ermite, lui racontèrent leur douloureuse histoire. Leurs manteaux, imprégnés de neige, séchaient dans quelque coin, et, au dehors, le chien de l'ermitage poussait de lugubres aboiements, qui se mêlaient aux hurlements de la rafale.
«L'orgueil, dit l'ermite à ses hôtes, a perdu un ange créé pour le bien. C'est la pierre d'achoppement où se heurtent les destinées de l'homme. À l'orgueil, ce principe de tous vices, on ne peut opposer aucuns raisonnements, puisque, par sa nature même, l'orgueilleux se refuse à les entendre.... Il n'y a donc plus qu'à prier pour votre père!»
Tous quatre s'agenouillaient, quand les aboiements du chien redoublèrent, et l'on heurta à la porte de l'ermitage.
«Ouvrez, au nom du diable!»
La porte céda sous de violents efforts, et il apparut un homme échevelé, hagard, à peine vêtu.
«Mon père!» s'écria Gérande.
C'était maître Zacharius.
«Où suis-je? fit-il. Dans l'éternité!... Le temps est fini ... les heures ne sonnent plus ... les aiguilles s'arrêtent!
—Mon père! reprit Gérande avec une si déchirante émotion, que le vieillard sembla revenir au monde des vivants.
—Toi ici, ma Gérande! s'écria-t-il, et toi, Aubert!... Ah! mes chers fiancés, vous venez vous marier à notre vieille église!
—Mon père, dit Gérande en le saisissant par le bras, revenez à votre maison de Genève, revenez avec nous!»
Le vieillard échappa à l'étreinte de sa fille et se jeta vers la porte, sur le seuil de laquelle la neige s'entassait à gros flocons.
«N'abandonnez pas vos enfants! s'écria Aubert.
—Pourquoi, répondit tristement le vieil horloger, pourquoi retourner à ces lieux que ma vie a déjà quittés et où une partie de moi-même est enterrée à jamais!
—Votre âme n'est pas morte! dit l'ermite d'une voix grave.
—Mon âme!... Oh! non!... ses rouages sont bons!... Je la sens battre à temps égaux ...
—Votre âme est immatérielle! Votre âme est immortelle! reprit l'ermite avec force.
—Oui ... comme ma gloire!... Mais elle est enfermée au château d'Andernatt, et je veux la revoir!»
L'ermite se signa. Scholastique était presque inanimée. Aubert soutenait Gérande dans ses bras.
«Le château d'Andernatt est habité par un damné, dit l'ermite, un damné qui ne salue pas la croix de mon ermitage!
—Mon père, n'y va pas!
—Je veux mon âme! mon âme est à moi....
—Retenez-le! retenez mon père!» s'écria Gérande.
Mais le vieillard avait franchi le seuil et s'était élancé à travers la nuit en criant:
«À moi! à moi, mon âme!...»
Gérande, Aubert et Scholastique se précipitèrent sur ses pas. Ils marchèrent par d'impraticables sentiers, sur lesquels maître Zacharius allait comme l'ouragan, poussé par une force irrésistible. La neige tourbillonnait autour d'eux et mêlait ses flocons blancs à l'écume des torrents débordés.
En passant devant la chapelle élevée en mémoire du massacre de la légion thébaine, Gérande, Aubert et Scholastique se signèrent précipitamment. Maître Zacharius ne se découvrit pas.
Enfin le village d'Évionnaz apparut au milieu de cette région inculte. Le coeur le plus endurci se fût ému à voir cette bourgade perdue au milieu de ces horribles solitudes. Le vieillard passa outre. Il se dirigea vers la gauche, et il s'enfonça au plus profond des gorges de ces Dents-du-Midi qui mordent le ciel de leurs pics aigus.
Bientôt une ruine, vieille et sombre comme les rocs de sa base, se dressa devant lui.
«C'est là! là!...» s'écria-t-il en précipitant de nouveau sa course effrénée.
Le château d'Andernatt, à cette époque, n'était déjà plus que ruines. Une tour épaisse, usée, déchiquetée, le dominait et semblait menacer de sa chute les vieux pignons qui se dressaient à ses pieds. Ces vastes amoncellements de pierres faisaient horreur à voir. On pressentait, au milieu des encombrements, quelques sombres salles eux plafonds effondrés, et d'immondes réceptacles à vipères.
Une poterne étroite et basse, s'ouvrant sur un fossé rempli de décombres, donnait accès dans le château d'Andernatt. Quels habitants avaient passé par là? on ne sait. Sans doute, quelque margrave, moitié brigand, moitié seigneur, séjourna dans cette habitation. Au margrave succédèrent les bandits ou les faux monnayeurs, qui furent pendus sur le théâtre de leur crime. Et la légende disait que, par les nuits d'hiver, Satan venait conduire ses sarabandes traditionnelles sur le penchant des gorges profondes où s'engloutissait l'ombre de ces ruines!
Maître Zacharius ne fut point épouvanté de leur aspect sinistre. Il parvint à la poterne. Personne ne l'empêcha de passer. Une grande et ténébreuse cour s'offrit à ses yeux. Personne ne l'empêcha de la traverser. Il gravit une sorte de plan incliné qui conduisait à l'un de ces longs corridors, dont les arceaux semblent écraser le jour sous leurs pesantes retombées. Personne ne s'opposa à son passage. Gérande, Aubert, Scholastique le suivaient toujours.
Maître Zacharius, comme s'il eût été guidé par une main invisible, semblait sûr de sa route et marchait d'un pas rapide. Il arriva à une vieille porte vermoulue qui s'ébranla sous ses coups, tandis que les chauves-souris traçaient d'obliques cercles autour de sa tête.
Une salle immense, mieux conservée que les autres, se présenta à lui. De hauts panneaux sculptés en revêtaient les murs, sur lesquels des larves, des goules, des tarasques semblaient s'agiter confusément. Quelques fenêtres, longues et étroites, pareilles à des meurtrières, frissonnaient sous les décharges de la tempête.
Maître Zacharius, arrivé au milieu de cette salle, poussa un cri de joie.
Sur un support en fer accolé à la muraille reposait cette horloge où résidait maintenant sa vie tout entière. Ce chef-d'oeuvre sans égal représentait une vieille église romane, avec ses contreforts en fer forgé et son lourd clocher, où se trouvait une sonnerie complète pour l'antienne du jour, l'angélus, la messe, les vêpres, complies et salut. Au-dessus de la porte de l'église, qui s'ouvrait à l'heure des offices, était creusée une rosace, au centre de laquelle se mouvaient deux aiguilles, et dont l'archivolte reproduisait les douze heures du cadran sculptées en relief. Entre la porte et la rosace, ainsi que l'avait raconté la vieille Scholastique, une maxime relative à l'emploi de chaque instant de la journée apparaissait dans un cadre de cuivre. Maître Zacharius avait autrefois réglé cette succession de devises avec une sollicitude toute chrétienne; les heures de prière, de travail, de repas, de récréation et de repos se suivaient selon la discipline religieuse, et devaient infailliblement faire le salut d'un observateur scrupuleux de leurs recommandations.
Maître Zacharius, ivre de joie, allait s'emparer de cette horloge, quand un effroyable rire éclata derrière lui.
Il se retourna, et, à la lueur d'une lampe fumeuse, il reconnut le petit vieillard de Genève.
«Vous ici!» s'écria-t-il.
Gérande eut peur. Elle se pressa contre son fiancé.
«Bonjour, maître Zacharius, fit le monstre.
—Qui êtes-vous?
—Le seigneur Pittonaccio, pour vous servir! Vous êtes venu me donner votre fille! Vous vous êtes souvenu de mes paroles: Gérande n'épousera pas Aubert.»
Le jeune ouvrier s'élança sur Pittonaccio, qui lui échappa comme une ombre.
«Arrête, Aubert! dit maître Zacharius.
—Bonne nuit, fit Pittonaccio, qui disparut.
—Mon père, s'écria Gérande, fuyons ces lieux maudits!... Mon père!...»
Maître Zacharius n'était plus là. Il poursuivait à travers les étages effondrés le fantôme de Pittonaccio. Scholastique, Aubert et Gérande demeurèrent, anéantis, dans cette salle immense. La jeune fille était tombée sur un fauteuil de pierre; la vieille servante s'agenouilla près d'elle et pria. Aubert demeura debout à veiller sur sa fiancée. De pâles lueurs serpentaient dans l'ombre, et le silence n'était interrompu que par le travail de ces petits animaux qui rongent les bois antiques et dont le bruit marque les temps de «l'horloge de la mort».
Aux premiers rayons du jour, ils s'aventurèrent tous trois par les escaliers sans fin qui circulaient sous cet amas de pierres. Pendant deux heures, ils errèrent ainsi sans rencontrer âme qui vive, et n'entendant qu'un écho lointain répondre à leurs cris. Tantôt ils se trouvaient enfouis à cent pieds sous terre, tantôt ils dominaient de haut ces montagnes sauvages.
Le hasard les ramena enfin à la vaste salle qui les avait abrités pendant cette nuit d'angoisses. Elle n'était plus vide. Maître Zacharius et Pittonaccio y causaient ensemble, l'un debout et raide comme un cadavre, l'autre accroupi sur une table de marbre.
Maître Zacharius, ayant aperçu Gérande, vint la prendre par la main et la conduisit vers Pittonaccio en disant:
«Voilà ton maître et seigneur, ma fille! Gérande, voilà ton époux!»
Gérande frissonna de la tête aux pieds.
«Jamais! s'écria Aubert, car elle est ma fiancée.
—Jamais!» répondit Gérande comme un écho plaintif.
Pittonaccio se prit à rire.
«Vous voulez donc ma mort? s'écria le vieillard. Là, dans cette horloge, la dernière qui marche encore de toutes celles qui sont sorties de mes mains, là est renfermée ma vie, et cet homme m'a dit: «Quand j'aurai ta fille, cette horloge t'appartiendra.» Et cet homme ne veut pas la remonter! Il peut la briser et me précipiter dans le néant! Ah! ma fille! tu ne m'aimerais donc plus!
—Mon père! murmura Gérande en reprenant ses sens.
—Si tu savais combien j'ai souffert loin de ce principe de mon existence! reprit le vieillard. Peut-être ne soignait-on pas cette horloge! Peut-être laissait-on ses ressorts s'user, ses rouages s'embarrasser! Mais maintenant, de mes propres mains, je vais soutenir cette santé si chère, car il ne faut pas que je meure, moi, le grand horloger de Genève! Regarde, ma fille, comme ces aiguilles avancent d'un pas sûr! Tiens, voici cinq heures qui vont sonner! Écoute bien, et regarde la belle maxime qui va s'offrir à tes yeux.»
Cinq heures tintèrent au clocher de l'horloge avec un bruit qui résonna douloureusement dans l'âme de Gérande, et ces mots parurent en lettres rouges:
Il faut manger les fruits de l'arbre de science.
Aubert et Gérande se regardèrent avec stupéfaction. Ce n'étaient plus les orthodoxes devises de l'horloger catholique! Il fallait que le souffle de Satan eût passé par là. Mais Zacharius n'y prenait plus garde, et il reprit:
«Entends-tu, ma Gérande? Je vis, je vis encore! Écoute ma respiration!... Vois le sang circuler dans mes veines!... Non! tu ne voudrais pas tuer ton père, et tu accepteras cet homme pour époux, afin que je devienne immortel et que j'atteigne enfin à la puissance de Dieu!»
À ces mots impies, la vieille Scholastique se signa, et Pittonaccio poussa un rugissement de joie.
«Et puis, Gérande, tu seras heureuse avec lui! Vois cet homme, c'est le Temps! Ton existence sera réglée avec une précision absolue! Gérande! puisque je t'ai donné la vie, rends la vie à ton père!
—Gérande, murmura Aubert, je suis ton fiancé!
—C'est mon père! répondit Gérande en s'affaissant sur elle-même.
—Elle est à toi! dit maître Zacharius. Pittonaccio, tu tiendras ta promesse!
—Voici la clef de cette horloge,» répondit l'horrible personnage.
Maître Zacharius s'empara de cette longue clef, qui ressemblait à une couleuvre déroulée, et il courut à l'horloge, qu'il se mit à monter avec une rapidité fantastique. Le grincement du ressort faisait mal aux nerfs. Le vieil horloger tournait, tournait toujours, sans que son bras s'arrêtât, et il semblait que ce mouvement de rotation fût indépendant de sa volonté. Il tourna ainsi de plus en plus vite et avec des contorsions étranges, jusqu'à ce qu'il tombât de lassitude.
«La voilà montée pour un siècle!» s'écria-t-il.
Aubert sortit de la salle comme fou. Après de longs détours, il trouva l'issue de cette demeure maudite et s'élança dans la campagne. Il revint à l'ermitage de Notre-Dame du Sex, et il parla au saint homme avec des paroles si désespérées, que celui-ci consentit à l'accompagner au château d'Andernatt.
Si, pendant ces heures d'angoisses, Gérande n'avait pas pleuré, c'est que les larmes s'étaient épuisées dans ses yeux.
Maître Zacharius n'avait pas quitté cette immense salle. Il venait à chaque minute écouter les battements réguliers de la vieille horloge.
Cependant, dix heures avaient sonné, et, à la grande épouvante de Scholastique, ces mots étaient apparus sur le cadre d'argent:
L'homme peut devenir l'égal de Dieu.
Non-seulement le vieillard n'était plus choqué par ces maximes impies, mais il les lisait avec délire et se complaisait à ces pensées d'orgueil, tandis que Pittonaccio tournait autour de lui.
L'acte de mariage devait se signer à minuit. Gérande, presque inanimée, ne voyait et n'entendait plus. Le silence n'était interrompu que par les paroles du vieillard et les ricanements de Pittonaccio.
Onze heures sonnèrent. Maître Zacharius tressaillit, et d'une voix éclatante lut ce blasphème:
L'homme doit être l'esclave de la science, et pour elle sacrifier parents et famille.
«Oui, s'écria-t-il, il n'y a que la science en ce monde!»
Les aiguilles serpentaient sur ce cadran de fer avec des sifflements de vipère, et le mouvement de l'horloge battait à coups précipités.
Maître Zacharius ne parlait plus! Il était tombé à terre, il râlait, et de sa poitrine oppressée il ne sortait que ces paroles entrecoupées:
«La vie! la science!»
Cette scène avait alors deux nouveaux témoins: l'ermite et Aubert. Maître Zacharius était couché sur le sol. Gérande, près de lui, plus morte que vive, priait....
Soudain, on entendit le bruit sec qui précède la sonnerie des heures.
Maître Zacharius se redressa.
«Minuit,» s'écria-t-il.
L'ermite étendit la main vers la vieille horloge ... et minuit ne sonna pas.
Maître Zacharius poussa alors un cri qui dut être entendu de l'enfer, lorsque ces mots apparurent:
Qui tentera de se faire l'égal de Dieu sera damné pour l'éternité!
La vieille horloge éclata avec un bruit de foudre, et le ressort, s'échappant, sauta à travers la salle avec mille contorsions fantastiques. Le vieillard se releva, courut après, cherchant en vain à le saisir et s'écriant:
«Mon âme! mon âme!»
Le ressort bondissait devant lui, d'un côté, de l'autre, sans qu'il parvînt à l'atteindre!
Enfin Pittonaccio le saisit, et, proférant un horrible blasphème, il s'engloutit sous terre.
Maître Zacharius tomba à la renverse. Il était mort.
Le corps de l'horloger fut inhumé au milieu des pics d'Andernatt. Puis, Aubert et Gérande revinrent à Genève, et, pendant les longues années que Dieu leur accorda, ils s'efforcèrent de racheter par la prière l'âme du réprouvé de la science.
UN
DRAME DANS LES AIRS
Au mois de septembre 185., j'arrivais à Francfort-sur-le-Mein. Mon passage dans les principales villes d'Allemagne avait été brillamment marqué par des ascensions aérostatiques; mais, jusqu'à ce jour, aucun habitant de la Confédération ne m'avait accompagné dans ma nacelle, et les belles expériences faites à Paris par MM. Green, Eugène Godard et Poitevin n'avaient encore pu décider les graves Allemands à tenter les routes aériennes.
Cependant, à peine se fut répandue à Francfort là nouvelle de mon ascension prochaine, que trois notables demandèrent la faveur de partir avec moi. Deux jours après, nous devions nous enlever de la place de la Comédie. Je m'occupai donc immédiatement de préparer mon ballon. Il était en soie préparée à la gutta-percha, substance inattaquable aux acides et aux gaz, qui est d'une imperméabilité absolue, et son volume—trois mille mètres cubes—lui permettait de s'élever aux plus grandes hauteurs.
Le jour de l'enlèvement était celui de la grande foire de septembre, qui attire tant de monde à Francfort. Le gaz d'éclairage, d'une qualité parfaite et d'une grande force ascensionnelle, m'avait été fourni dans des conditions excellentes, et, vers onze heures du matin, le ballon était rempli, mais seulement aux trois quarts, précaution indispensable, car, à mesure qu'on s'élève, les couches atmosphériques diminuent de densité, et le fluide, enfermé sous les bandes de l'aérostat, acquérant plus d'élasticité, en pourrait faire éclater les parois. Mes calculs m'avaient exactement fourni la quantité de gaz nécessaire pour emporter mes compagnons et moi.
Nous devions partir à midi. C'était un coup d'oeil magnifique que le spectacle de cette foule impatiente qui se pressait autour de l'enceinte réservée, inondait la place entière, se dégorgeait dans les rues environnantes, et tapissait les maisons de la place du rez-de-chaussée aux pignons d'ardoises. Les grands vents des jours passés avaient fait silence. Une chaleur accablante tombait du ciel sans nuages. Pas un souffle n'animait l'atmosphère. Par un temps pareil, on pouvait redescendre à l'endroit même qu'on avait quitté.
J'emportais trois cents livres de lest, réparties dans des sacs; la nacelle, entièrement ronde, de quatre pieds de diamètre sur trois de profondeur, était commodément installée; le filet de chanvre qui la soutenait s'étendait symétriquement sur l'hémisphère supérieur de l'aérostat; la boussole était en place, le baromètre suspendu au cercle qui réunissait les cordages de support, et l'ancre soigneusement parée. Nous pouvions partir.
Parmi les personnes qui se pressaient autour de l'enceinte, je remarquai un jeune homme à la figure pâle, aux traits agités. Sa vue me frappa. C'était un spectateur assidu de mes ascensions, que j'avais déjà rencontré dans plusieurs villes d'Allemagne. D'un air inquiet, il contemplait avidement la curieuse machine qui demeurait immobile à quelques pieds du sol, et il restait silencieux entre tous ses voisins.
Midi sonna. C'était l'instant. Mes compagnons de voyage ne paraissaient pas.
J'envoyai au domicile de chacun d'eux, et j'appris que l'un était parti pour Hambourg, l'autre pour Vienne et le troisième pour Londres. Le coeur leur avait failli au moment d'entreprendre une de ces excursions qui, grâce à l'habileté des aéronautes actuels, sont dépourvues de tout danger. Comme ils faisaient, en quelque sorte, partie du programme de la fête, la crainte les avait pris qu'on ne les obligeât à l'exécuter fidèlement, et ils avaient fui loin du théâtre à l'instant où la toile se levait. Leur courage était évidemment en raison inverse du carré de leur vitesse ... à déguerpir.
La foule, à demi déçue, témoigna beaucoup de mauvaise humeur. Je n'hésitai pas à partir seul. Afin de rétablir l'équilibre entre la pesanteur spécifique du ballon et le poids qui aurait dû être enlevé, je remplaçai mes compagnons par de nouveaux sacs de sable, et je montai dans la nacelle. Les douze hommes qui retenaient l'aérostat par douze cordes fixées au cercle équatorial les laissèrent un peu filer entre leurs doigts, et le ballon fut soulevé à quelques pieds du sol. Il n'y avait pas un souffle de vent, et l'atmosphère, d'une pesanteur de plomb, semblait infranchissable.
«Tout est-il paré?» criai-je.
Les hommes se disposèrent. Un dernier coup d'oeil m'apprit que je pouvais partir.
«Attention!»
Il se fit quelque remuement dans la foule, qui me parut envahir l'enceinte réservée.
«Lâchez tout!»
Le ballon s'éleva lentement, mais j'éprouvai une commotion qui me renversa au fond de la nacelle.
Quand je me relevai, je me trouvai face à face avec un voyageur imprévu, le jeune homme pâle.
«Monsieur, je vous salue bien! me dit-il avec le plus grand flegme.
—De quel droit...?
—Suis-je ici?... Du droit que me donne l'impossibilité où vous êtes de me renvoyer!»
J'étais abasourdi! Cet aplomb me décontenançait, et je n'avais rien à répondre.
Je regardais cet intrus, mais il ne prenait aucune garde à mon étonnement.
«Mon poids dérange votre équilibre, monsieur? dit-il. Vous permettez...»
Et, sans attendre mon assentiment, il délesta le ballon de deux sacs qu'il jeta dans l'espace.
«Monsieur, dis-je alors en prenant le seul parti possible, vous êtes venu..., bien! vous resterez ... bien!... mais à moi seul appartient la conduite de l'aérostat ...
—Monsieur, répondit-il, votre urbanité est toute française. Elle est du même pays que moi! Je vous serre moralement la main que vous me refusez. Prenez vos mesures et agissez comme bon vous semble! J'attendrai que vous ayez terminé.
—Pour...?
—Pour causer avec vous.»
Le baromètre était tombé à vingt-six pouces. Nous étions à peu près à six cents mètres de hauteur, au-dessus de la ville; mais rien ne trahissait le déplacement horizontal du ballon, car c'est la masse d'air dans laquelle il est enfermé qui marche avec lui. Une sorte de chaleur trouble baignait les objets étalés sous nos pieds et prêtait à leurs contours une indécision regrettable.
J'examinai de nouveau mon compagnon.
C'était un homme d'une trentaine d'années, simplement vêtu. La rude arête de ses traits dévoilait une énergie indomptable, et il paraissait fort musculeux. Tout entier à l'étonnement que lui procurait cette ascension silencieuse, il demeurait immobile, cherchant à distinguer les objets qui se confondaient dans un vague ensemble.
«Fâcheuse brume!» dit-il au bout de quelques instants
Je ne répondis pas.
«Vous m'en voulez! reprit-il. Bah! Je ne pouvais payer mon voyage, il fallait bien monter par surprise.
—Personne ne vous prie de descendre, monsieur!
—Eh! ne savez-vous donc pas que pareille chose est arrivée aux comtes de Laurencin et de Dampierre, lorsqu'ils s'élevèrent à Lyon, le 15 janvier 1784. Un jeune négociant, nommé Fontaine, escalada la galerie, au risque de faire chavirer la machine!... Il accomplit le voyage, et personne n'en mourut!
—Une fois à terre, nous nous expliquerons, répondis-je, piqué du ton léger avec lequel il me parlait.
—Bah! ne songeons pas au retour!
—Croyez-vous donc que je tarderai à descendre?
—Descendre! dit-il avec surprise ... Descendre!--Commençons par monter d'abord.»
Et avant que je pusse l'empocher, deux sacs de sable, avaient été jetés par-dessus la nacelle, sans même avoir été vidés!
«Monsieur! m'écriai-je avec colère.
—Je connais votre habileté, répondit posément l'inconnu, et vos belles ascensions ont fait du bruit. Mais si l'expérience est soeur de la pratique, elle est quelque peu cousine de la théorie, et j'ai fait de longues études sur l'art aérostatique. Cela m'a porté au cerveau!» ajouta-t-il tristement en tombant dans une muette contemplation.
Le ballon, après s'être élevé de nouveau, était demeuré stationnaire.
L'inconnu consulta le baromètre et dit:
«Nous voici à huit cents mètres! Les hommes ressemblent à des insectes! Voyez! Je crois que c'est de cette hauteur qu'il faut toujours les considérer, pour juger sainement de leurs proportions! La place de la Comédie est transformée en une immense fourmilière. Regardez la foule qui s'entasse sur les quais et le Zeil qui diminue. Nous sommes au-dessus de l'église du Dom. Le Mein n'est déjà plus qu'une ligne blanchâtre qui coupe la ville, et ce pont, le Mein-Brucke, semble un fil jeté entre les deux rives du fleuve.»
L'atmosphère s'était un peu refroidie.
«Il n'est rien que je ne fasse pour vous, mon hôte, me dit mon compagnon. Si vous avez froid, j'ôterai mes habits et je vous les prêterai.
—Merci! répondis-je sèchement.
—Bah! Nécessité fait loi. Donnez-moi la main, je suis votre compatriote, vous vous instruirez dans ma compagnie, et ma conversation vous dédommagera de l'ennui que je vous ai causé!»
Je m'assis, sans répondre, à l'extrémité opposée de la nacelle. Le jeune homme avait tiré de sa houppelande un volumineux cahier. C'était un travail sur l'aérostation.
«Je possède, dit-il, la plus curieuse collection de gravures et caricatures qui ont été faites à propos de nos manies aériennes. A-t-on admiré et bafoué à la fois cette précieuse découverte! Nous n'en sommes heureusement plus à l'époque où les Montgolfier cherchaient à faire des nuages factices avec de la vapeur d'eau, et à fabriquer un gaz affectant des propriétés électriques, qu'ils produisaient par la combustion de la paille mouillée et de la laine hachée.
—Voulez-vous donc diminuer le mérite des inventeurs? répondis-je, car j'avais pris mon parti de l'aventure. N'était-ce pas beau d'avoir prouvé par l'expérience la possibilité de s'élever dans les airs?
—Eh! monsieur, qui nie la gloire des premiers navigateurs aériens? Il fallait un courage immense pour s'élever au moyen de ces enveloppes si frêles, qui ne contenaient que de l'air échauffé! Mais, je vous le demande, la science aérostatique a-t-elle donc fait un grand pas depuis les ascensions de Blanchard, c'est-à-dire depuis près d'un siècle? Voyez, monsieur!»
L'inconnu tira une gravure de son recueil.
«Voici, me dit-il, le premier voyage aérien entrepris par Pilâtre des Rosiers et le marquis d'Arlandes, quatre mois après la découverte des ballons. Louis XVI refusait son consentement à ce voyage, et deux condamnés à mort devaient tenter les premiers les routes aériennes. Pilâtre des Rosiers s'indigna de cette injustice, et, à force d'intrigues, il obtient de partir. On n'avait pas encore inventé cette nacelle qui rend les manoeuvres faciles, et une galerie circulaire régnait autour de la partie inférieure et rétrécie de la montgolfière. Les deux aéronautes durent donc se tenir sans remuer chacun à l'extrémité de cette galerie, car la paille mouillée qui l'encombrait leur interdisait tout mouvement. Un réchaud avec du feu était suspendu au-dessous de l'orifice du ballon; lorsque les voyageurs voulaient s'élever, ils jetaient de la paille sur ce brasier, au risque d'incendier la machine, et l'air plus échauffé donnait au ballon une nouvelle force ascensionnelle. Les deux hardis navigateurs partirent, le 21 novembre 1783, des jardins de la Muette, que le dauphin avait mis à leur disposition. L'aérostat s'éleva majestueusement, longea l'île des Cygnes, passa la Seine à la barrière de la Conférence, et, se dirigeant entre le dôme des Invalides et l'École militaire, il s'approcha de Saint-Sulpice. Alors les aéronautes forcèrent le feu, franchirent le boulevard et descendirent au delà de la barrière d'Enfer. En touchant le sol, le ballon s'affaissa et ensevelit quelques instants sous ses plis Pilâtre des Rosiers!
—Fâcheux présage! dis-je, intéressé par ces détails, qui me touchaient de près.
—Présage de la catastrophe qui devait, plus tard, coûter la vie à l'infortuné! répondit l'inconnu avec tristesse. Vous n'avez jamais rien éprouvé de semblable?
—Jamais
—Bah! les malheurs arrivent bien sans présage!» ajouta mon compagnon.
Et il demeura silencieux.
Cependant, nous avancions dans le sud, et déjà Francfort avait fui sous nos pieds.
«Peut-être aurons-nous de l'orage, dit le jeune homme.
—Nous descendrons auparavant, répondis-je.
—Par exemple! Il vaut mieux monter! Nous lui échapperons plus sûrement.»
Et deux nouveaux sacs de sable s'en allèrent dans l'espace.
Le ballon s'enleva avec rapidité et s'arrêta à douze cents mètres. Un froid assez vif se fit sentir, et cependant les rayons du soleil, qui tombaient sur l'enveloppe, dilataient le gaz intérieur et lui donnaient une plus grande force ascensionnelle.
«Ne craignez rien, me dit l'inconnu. Nous avons trois mille cinq cents toises d'air respirable. Au surplus, ne vous préoccupez pas de ce que je fais.»
Je voulus me lever, mais une main vigoureuse me cloua sur mon banc.
«Votre nom? demandai-je.
—Mon nom? Que vous importe?
—Je vous demande votre nom!
—Je me nomme Érostrate ou Empédocle, à votre choix.»
Cette réponse n'était rien moins que rassurante.
L'inconnu, d'ailleurs, parlait avec un sang-froid si singulier, que je me demandai, non sans inquiétude, à qui j'avais affaire.
«Monsieur, continua-t-il, on n'a rien imaginé de nouveau depuis le physicien Charles. Quatre mois après la découverte des aérostats, cet habile homme avait inventé la soupape, qui laisse échapper le gaz quand le ballon est trop plein, ou que l'on veut descendre; la nacelle, qui facilite les manoeuvres de la machine; le filet, qui contient l'enveloppe du ballon et répartit la charge sur toute sa surface; le lest, qui permet de monter et de choisir le lieu d'atterrage; l'enduit de caoutchouc, qui rend le tissu imperméable; le baromètre, qui indique la hauteur atteinte. Enfin, Charles employait l'hydrogène, qui, quatorze fois moins lourd que l'air, laisse parvenir aux couches atmosphériques les plus hautes et n'expose pas aux dangers d'une combustion aérienne. Le 1er décembre 1783, trois cent mille spectateurs s'écrasaient autour des Tuileries. Charles s'enleva, et les soldats lui présentèrent les armes. Il fit neuf lieues en l'air, conduisant son ballon avec une habileté que n'ont pas dépassée les aéronautes actuels. Le roi le dota d'une pension de deux mille livres, car alors on encourageait les inventions nouvelles!»
L'inconnu me parut alors en proie à une certaine agitation.
«Moi, monsieur, reprit-il, j'ai étudié et je me suis convaincu que les premiers aéronautes dirigeaient leurs ballons. Sans parler de Blanchard, dont les assertions peuvent être douteuses, Guyton-Morveaux, à l'aide de rames et de gouvernail, imprima à sa machine des mouvements sensibles et une direction marquée. Dernièrement, à Paris, un horloger, M. Julien, a fait à l'Hippodrome de convaincantes expériences, car, grâce à un mécanisme particulier, son appareil aérien, de forme oblongue, s'est manifestement dirigé contre le vent. M. Petin a imaginé de juxtaposer quatre ballons à hydrogène, et au moyen de voiles disposées horizontalement et repliées en partie, il espère obtenir une rupture d'équilibre qui, inclinant l'appareil, lui imprimera une marche oblique. On parle bien des moteurs destinés à surmonter la résistance des courants, l'hélice par exemple; mais l'hélice, se mouvant dans un milieu mobile, ne donnera aucun résultat. Moi, monsieur, moi j'ai découvert le seul moyen de diriger les ballons, et pas une académie n'est venue à mon secours, pas une ville n'a rempli mes listes de souscription, pas un gouvernement n'a voulu m'entendre! C'est infâme!»
L'inconnu se débattait en gesticulant, et la nacelle éprouvait de violentes oscillations. J'eus beaucoup de peine à le contenir.
Cependant, le ballon avait rencontré un courant plus rapide, et nous avancions dans le sud, à quinze cents mètres de hauteur.
«Voici Darmstadt, me dit mon compagnon, en se penchant par-dessus la nacelle. Apercevez-vous son château? Pas distinctement, n'est-ce pas! Que voulez vous? Cette chaleur d'orage fait osciller la forme des objets, et il faut un oeil habile pour reconnaître les localités!
—Vous êtes certain que c'est Darmstadt? demandai-je.
—Sans doute, et nous sommes à six lieues de Francfort.
—Alors il faut descendre!
—Descendre! Vous ne prétendez pas descendre sur les clochers, dit l'inconnu en ricanant.
—Non, mais aux environs de la ville.
—Eh bien! évitons les clochers!»
En parlant ainsi, mon compagnon saisit des sacs de lest. Je me précipitai sur lui; mais d'une main il me terrassa, et le ballon délesté atteignit deux mille mètres.
«Restez calme, dit-il, et n'oubliez pas que Brioschi, Biot, Gay-Lussac, Bixio et Barral sont allés à de plus grandes hauteurs faire leurs expériences scientifiques.
—Monsieur, il faut descendre, repris-je en essayant de le prendre par la douceur. L'orage se forme autour de nous. Il ne serait pas prudent...
—Bah! Nous monterons plus haut que lui, et nous ne le craindrons plus! s'écria mon compagnon. Quoi de plus beau que de dominer ces nuages qui écrasent la terre! N'est-ce point un honneur de naviguer ainsi sur les flots aériens? Les plus grands personnages ont voyagé comme nous. La marquise et la comtesse de Montalembert, la comtesse de Podenas, Mlle La Garde, le marquis de Montalembert sont partis du faubourg Saint-Antoine pour ces rivages inconnus, et le duc de Chartres a déployé beaucoup d'adresse et de présence d'esprit dans son ascension du 15 juillet 1781. À Lyon, les comtes de Laurencin et de Dampierre; à Nantes, M. de Luynes; à Bordeaux, d'Arbelet des Granges; en Italie, le chevalier Andréani; de nos jours, le duc de Brunswick ont laissé dans les airs la trace de leur gloire. Pour égaler ces grands personnages, il faut aller plus haut qu'eux dans les profondeurs célestes! Se rapprocher de l'infini, c'est le comprendre!»
La raréfaction de l'air dilatait considérablement l'hydrogène du ballon, et je voyais sa partie inférieure, laissée vide à dessein, se gonfler et rendre indispensable l'ouverture de la soupape; mais mon compagnon ne semblait pas décidé à me laisser manoeuvrer à ma guise. Je résolus donc de tirer en secret la corde de la soupape, pendant qu'il parlait avec animation, car je craignais de deviner à qui j'avais affaire! C'eût été trop horrible! Il était environ une heure moins un quart. Nous avions quitté Francfort depuis quarante minutes, et du côté du sud arrivaient contre le vent d'épais nuages prêts à se heurter contre nous.
«Avez-vous perdu tout espoir de faire triompher vos combinaisons? demandai-je avec un intérêt ... fort intéressé.
—Tout espoir! répondit sourdement l'inconnu. Blessé par les refus, les caricatures, ces coups de pied d'âne, m'ont achevé! C'est l'éternel supplice réservé aux novateurs! Voyez ces caricatures de toutes les époques, dont mon portefeuille est rempli!»
Pendant que mon compagnon feuilletait ses papiers, j'avais saisi la corde de la soupape, sans qu'il s'en fût aperçu. Il était à craindre, cependant, qu'il ne remarquât ce sifflement, semblable à une chute d'eau, que produit le gaz en fuyant.
«Que de plaisanteries faites sur l'abbé Miolan! dit-il. Il devait s'enlever avec Janninet et Bredin. Pendant l'opération, le feu prit à leur montgolfière, et une populace ignorante la mit en pièces! Puis la caricature des animaux curieux les appela Miaulant, Jean Minet et Gredin.»
Je tirai la corde de la soupape, et le baromètre commença à remonter. Il était temps! Quelques roulements lointains grondaient dans le sud.
«Voyez cette autre gravure, reprit l'inconnu, sans soupçonner mes manoeuvres. C'est un immense ballon enlevant un navire, des châteaux forts, des maisons, etc. Les caricaturistes ne pensaient pas que leurs niaiseries deviendraient un jour des vérités! Il est complet, ce grand vaisseau; à gauche, son gouvernail, avec le logement des pilotes; à la proue, maisons de plaisance, orgue gigantesque et canon pour appeler l'attention des habitants de la terre ou de la lune; au-dessus de la poupe, l'observatoire et le ballon-chaloupe; au cercle équatorial, le logement de l'armée; à gauche, le fanal, puis les galeries supérieures pour les promenades, les voiles, les ailerons; au-dessous, les cafés et le magasin général des vivres. Admirez cette magnifique annonce: «Inventé pour le bonheur du genre humain, ce globe partira incessamment pour les échelles du Levant, et à son retour il annoncera ses voyages tant pour les deux pôles que pour les extrémités de l'occident. Il ne faut se mettre en peine de rien; tout est prévu, tout ira bien. Il y aura un tarif exact pour tous les lieux de passage, mais les prix seront les mêmes pour les contrées les plus éloignées de notre hémisphère; savoir: mille louis pour un des dits voyages quelconques. Et l'on peut dire que cette somme est bien modique, eu égard à la célérité, à la commodité et aux agréments dont on jouira dans ledit aérostat, agréments que l'on ne rencontre pas ici-bas, attendu que dans ce ballon chacun y trouvera les choses de son imagination. Cela est si vrai, que, dans le même lieu, les uns seront au bal, les autres en station; les uns feront chère exquise et les autres jeûneront; quiconque voudra s'entretenir avec des gens d'esprit trouvera à qui parler; quiconque sera bête ne manquera pas d'égal. Ainsi, le plaisir sera l'âme de la société aérienne!» Toutes ces inventions ont fait rire ... Mais avant peu, si mes jours n'étaient comptés, on verrait que ces projets en l'air sont des réalités!»
Nous descendions visiblement. Il ne s'en apercevait pas!
«Voyez encore cette espèce de jeu de ballons, reprit-il, en étalant devant moi quelques-unes de ces gravures dont il avait une importante collection! Ce jeu contient toute l'histoire de l'art aérostatique. Il est à l'usage des esprits élevés, et se joue avec des dés et des jetons du prix desquels on convient, et que l'on paye ou que l'on reçoit, selon la case où l'on arrive.
—Mais, repris-je, vous paraissez avoir profondément étudié la science de l'aérostation?
—Oui, monsieur! oui! Depuis Phaéton, depuis Icare, depuis Architas, j'ai tout recherché, tout compulsé, tout appris! Par moi, l'art aérostatique rendrait d'immenses services au monde, si Dieu me prêtait vie! Mais cela ne sera pas!
—Pourquoi?
—Parce que je me nomme Empédocle ou Érostrate!»
Cependant, le ballon heureusement se rapprochait de terre; mais, quand on tombe, le danger est aussi grave à cent pieds qu'à cinq mille!
«Vous rappelez-vous la bataille de Fleuras? reprit mon compagnon, dont la face s'animait de plus en plus. C'est à cette bataille que Coutelle, par l'ordre du gouvernement, organisa une compagnie d'aérostiers! Au siège de Maubeuge, le général Jourdan retira de tels services de ce nouveau mode d'observation, que deux fois par jour, et avec le général lui-même, Coutelle s'élevait dans les airs. La correspondance entre l'aéronaute et les aérostiers qui retenaient le ballon s'opérait au moyen de petits drapeaux blancs, rouges et jaunes. Souvent des coups de carabine et de canon furent tirés sur l'appareil à l'instant où il s'élevait, mais sans résultat. Lorsque Jourdan se prépara à investir Charleroi, Coutelle se rendit près de cette place, s'enleva de la plaine de Jumet, et resta sept ou huit heures en observation avec le général Morlot, ce qui contribua sans doute à nous donner la victoire de Fleuras. Et, en effet, le général Jourdan proclama hautement les secours qu'il avait retirés des observations aéronautiques. Eh bien! malgré les services rendus à cette occasion et pendant la campagne de Belgique, l'année qui avait vu commencer la carrière militaire des ballons la vit aussi terminer! Et l'école de Meudon, fondée par le gouvernement, fut fermée par Bonaparte à son retour d'Égypte! Et cependant, qu'attendre de l'enfant qui vient de naître? avait dit Franklin. L'enfant était né viable, il ne fallait pas l'étouffer!»
L'inconnu courba son front sur ses mains, se prit à réfléchir quelques instants. Puis, sans relever la tête, il me dit:
«Malgré ma défense, monsieur, vous avez ouvert la soupape?»
Je lâchai la corde.
«Heureusement, reprit-il, nous avons encore trois cent livres de lest!
—Quels sont vos projets? dis-je alors.
—Vous n'avez jamais traversé les mers?» me demanda-t-il.
Je me sentis pâlir.
«Il est fâcheux, ajouta-t-il, que nous soyons poussés vers la mer Adriatique! Ce n'est qu'un ruisseau! Mais plus haut, nous trouverons peut-être d'autres courants?»
Et, sans me regarder, il délesta le ballon de quelques sacs de sable. Puis, d'une voix menaçante:
«Je vous ai laissé ouvrir la soupape, dit-il, parce que la dilatation du gaz menaçait de crever le ballon! Mais n'y revenez pas!»
Et il reprit en ces termes:
«Vous connaissez la traversée de Douvres à Calais faite par Blanchard et Jefferies! C'est magnifique! Le 7 janvier 1788, par un vent de nord-ouest, leur ballon fut gonflé de gaz sur la côte de Douvres. Une erreur d'équilibre, à peine furent-ils enlevés, les força à jeter leur lest pour ne pas retomber, et ils n'en gardèrent que trente livres. C'était trop peu, car le vent ne fraîchissant pas, ils n'avançaient que fort lentement vers les côtes de France. De plus, la perméabilité du tissu faisait peu à peu dégonfler l'aérostat, et au bout d'une heure et demie les voyageurs s'aperçurent qu'ils descendaient.
«—Que faire? dit Jefferies.
«—Nous ne sommes qu'aux trois quarts du chemin, répondit Blanchard, et peu élevés! En montant, nous rencontrerons peut-être des vents plus favorables.
«—Jetons le reste du sable!»
«Le ballon reprit un peu de force ascensionnelle, mais il ne tarda pas à redescendre. Vers la moitié du voyage, les aéronautes se débarrassèrent de livres et d'outils. Un quart d'heure après, Blanchard dit à Jefferies:
«—Le baromètre?
«—Il monte! Nous sommes perdus, et cependant voilà les côtes de France!»
«Un grand bruit se fit entendre.
«—Le ballon est déchiré? dit Jefferies. «—Non! la perte du gaz a dégonflé la partie inférieure du ballon! Mais nous descendons toujours! Nous sommes perdus! En bas toutes les choses inutiles!»
«Les provisions de bouche, les rames et le gouvernail furent jetés à la mer. Les aéronautes n'étaient plus qu'à cent mètres de hauteur.
«—Nous remontons, dit le docteur.
«—Non, c'est l'élan causé par la diminution du poids! Et pas un navire en vue, pas une barque à l'horizon! À la mer nos vêtements!»
«Les malheureux se dépouillèrent, mais le ballon descendait toujours!
«—Blanchard, dit Jefferies, vous deviez faire seul ce voyage; vous avez consenti à me prendre; je me dévouerai! Je vais me jeter à l'eau, et le ballon soulagé remontera!
«—Non, non! c'est affreux!»
«Le ballon se dégonflait de plus en plus, et sa concavité, faisant parachute, resserrait le gaz contre les parois et en augmentait la fuite!
«—Adieu, mon ami! dit le docteur. Dieu vous conserve!»
«Il allait s'élancer, quand Blanchard le retint.
«—Il nous reste une ressource! dit-il. Nous pouvons couper les cordages qui retiennent la nacelle et nous accrocher au filet! Peut-être le ballon se relèvera-t-il. Tenons-nous prêts! Mais ... le baromètre descend! Nous remontons! Le vent fraîchit! Nous sommes sauvés!»
«Les voyageurs aperçoivent Calais! Leur joie tient du délire! Quelques instants plus tard, ils s'abattaient dans la forêt de Guines.»
«Je ne doute pas, ajouta l'inconnu, qu'en pareille circonstance, vous ne prissiez exemple sur le docteur Jefferies!»
Les nuages se déroulaient sous nos yeux en masses éblouissantes. Le ballon jetait de grandes ombres sur cet entassement de nuées et s'enveloppait comme d'une auréole. Le tonnerre mugissait au-dessous de la nacelle. Tout cela était effrayant!
«Descendons! m'écriai-je.
—Descendre, quand le soleil est là, qui nous attend! En bas les sacs!»
Et le ballon fut délesté de plus de cinquante livres!
À trois mille cinq cents mètres, nous demeurâmes stationnaires. L'inconnu parlait sans cesse. J'étais dans une prostration complète, tandis qu'il semblait, lui, vivre en son élément.
«Avec un bon vent, nous irions loin! s'écria-t-il. Dans les Antilles, il y a des courants d'air qui font cent lieues à l'heure! Lors du couronnement de Napoléon, Garnerin lança au ballon illuminé de verres de couleurs, à onze heures du soir. Le vent soufflait du nord-nord-ouest. Le lendemain au point du jour, les habitants de Rome saluaient son passage au-dessus du dôme de Saint-Pierre! Nous irons plus loin ... et plus haut!»
J'entendais à peine! Tout bourdonnait autour de moi! Une trouée se fit dans les nuages.
«Voyez cette ville, dit l'inconnu! C'est Spire!».
Je me penchai en dehors de la nacelle, et j'aperçus un petit entassement noirâtre. C'était Spire. Le Rhin, si large, ressemblait à un ruban déroulé. Au-dessus de notre tête, le ciel était d'un azur foncé. Les oiseaux nous avaient abandonnés depuis longtemps, car dans cet air raréfié leur vol eût été impossible. Nous étions seuls dans l'espace, et moi en présence de l'inconnu!
«Il est inutile que vous sachiez où je vous mène, dit-il alors, et il lança la boussole dans les nuages. Ah! c'est une belle chose qu'une chute! Vous savez que l'on compte peu de victimes de l'aérostation depuis Pilâtre des Rosiers jusqu'au lieutenant Gale, et que c'est toujours à l'imprudence que sont dus les malheurs. Pilâtre des Rosiers partit avec Romain, de Boulogne, le 13 juin 1785. À son ballon à gaz il avait suspendu une montgolfière à air chaud, afin de s'affranchir, sans doute, de la nécessité de perdre du gaz ou de jeter du lest. C'était mettre un réchaud sous un tonneau de poudre! Les imprudents arrivèrent à quatre cents mètres et furent pris par les vents opposés, qui les rejetèrent en pleine mer. Pour descendre, Pilâtre voulut ouvrir la soupape de l'aérostat, mais la corde de cette soupape se trouva engagée dans le ballon et le déchira tellement qu'il se vida en un instant. Il tomba sur la montgolfière, la fit tournoyer et entraîna les infortunés, qui se brisèrent en quelques secondes. C'est effroyable, n'est-ce pas?»
Je ne pus répondre que ces mots:
«Par pitié! descendons!»
Les nuages nous pressaient de toutes parts, et d'effroyables détonations, qui se répercutaient dans la cavité de l'aérostat, se croisaient autour de nous.
«Vous m'impatientez! s'écria l'inconnu, et vous ne saurez plus si nous montons ou si nous descendons!»
Et le baromètre alla rejoindre la boussole avec quelques sacs de terre. Nous devions être à cinq mille mètres de hauteur. Quelques glaçons s'attachaient déjà aux parois de la nacelle, et une sorte de neige fine me pénétrait jusqu'aux os. Et cependant un effroyable orage éclatait sous nos pieds, mais nous étions plus haut que lui.
«N'ayez pas peur, me dit l'inconnu. Il n'y a que les imprudents qui deviennent des victimes. Olivari, qui périt à Orléans, s'enlevait dans une montgolfière en papier; sa nacelle, suspendue au-dessous du réchaud et lestée de matières combustibles, devint la proie des flammes; Olivari tomba et se tua! Mosment s'enlevait à Lille, sur un plateau léger; une oscillation lui fit perdre l'équilibre; Mosment tomba et se tua! Bittorf, à Manheim, vit son ballon de papier s'enflammer dans les airs; Bittorf tomba et se tua! Harris s'éleva dans un ballon mal construit, dont la soupape trop grande ne put se refermer; Harris tomba et se tua! Sadler, privé de lest par son long séjour dans l'air, fut entraîné sur la ville de Boston et heurté contre les cheminées; Sadler tomba et se tua! Coking descendit avec un parachute convexe qu'il prétendait perfectionné; Coking tomba et se tua! Eh bien, je les aime, ces victimes de leur imprudence, et je mourrai comme elles! Plus haut! plus haut!»
Tous les fantômes de cette nécrologie me passaient devant les yeux! La raréfaction de l'air et les rayons du soleil augmentaient la dilatation du gaz, et le ballon montait toujours! Je tentai machinalement d'ouvrir la soupape, mais l'inconnu en coupa la corde à quelques pieds au-dessus de ma tête ... J'étais perdu!
«Avez-vous vu tomber Mme Blanchard? me dit-il. Je l'ai vue, moi! oui, moi! J'étais au Tivoli le 6 juillet 1819. Mme Blanchard s'élevait dans un ballon de petite taille, pour épargner les frais de remplissage, et elle était obligée de le gonfler entièrement. Aussi, le gaz fusait-il par l'appendice inférieur, laissant sur sa route une véritable traînée d'hydrogène. Elle emportait, suspendue au-dessous de sa nacelle par un fil de fer, une sorte d'auréole d'artifice qu'elle devait enflammer. Maintes fois, elle avait répété cette expérience. Ce jour-là, elle enlevait de plus un petit parachute lesté par un artifice terminé en boule à pluie d'argent. Elle devait lancer cet appareil, après l'avoir enflammé avec une lance à feu toute préparée à cet effet. Elle partit. La nuit était sombre. Au moment d'allumer son artifice, elle eut l'imprudence de faire passer la lance à feu sous la colonne d'hydrogène qui fusait hors du ballon. J'avais les yeux fixés sur elle. Tout à coup, une lueur inattendue éclaire les ténèbres. Je crus à une surprise de l'habile aéronaute. La lueur grandit, disparut soudain et reparut au sommet de l'aérostat sous la forme d'un immense jet de gaz enflammé. Cette clarté sinistre se projetait sur le boulevard et sur tout le quartier Montmartre. Alors, je vis la malheureuse se lever, essayer deux fois de comprimer l'appendice du ballon pour éteindre le feu, puis s'asseoir dans sa nacelle et chercher à diriger sa descente, car elle ne tombait pas. La combustion du gaz dura plusieurs minutes. Le ballon, s'amoindrissant de plus en plus, descendait toujours, mais ce n'était pas une chute! Le vent soufflait du nord-ouest et le rejeta sur Paris. Alors, aux environs de la maison n° 16, rue de Provence, il y avait d'immenses jardins. L'aéronaute pouvait y tomber sans danger. Mais, fatalité! Le ballon et la nacelle portent sur le toit de la maison! Le choc fut léger. «À moi!» crie l'infortunée. J'arrivais dans la rue à ce moment. La nacelle glissa sur le toit, rencontra un crampon de fer. À cette secousse, Mme Blanchard fut lancée hors de sa nacelle et précipitée sur le pavé. Mme Blanchard se tua!»
Ces histoires me glaçaient d'horreur! L'inconnu était debout, tête nue, cheveux hérissés, yeux hagards!
Plus d'illusion possible! Je voyais enfin l'horrible vérité! J'avais affaire à un fou!
Il jeta le reste du lest, et nous dûmes être emportés au moins à neuf mille mètres de hauteur! Le sang me sortait par le nez et par la bouche!
«Qu'y a-t-il de plus beau que les martyrs de la science? s'écriait alors l'insensé. Ils sont canonisés par la postérité!»
Mais je n'entendais plus. Le fou regarda autour de lui et s'agenouilla à mon oreille:
«Et la catastrophe de Zambecarri, l'avez-vous oubliée? Écoutez. Le 7 octobre 1804, le temps parut se lever un peu. Les jours précédents, le vent et la pluie n'avaient pas cessé, mais l'ascension annoncée par Zambecarri ne pouvait se remettre. Ses ennemis le bafouaient déjà. Il fallait partir pour sauver de la risée publique la science et lui. C'était à Bologne. Personne ne l'aida au remplissage de son ballon.
«Ce fut à minuit qu'il s'enleva, accompagné d'Andréoli et de Grossetti. Le ballon monta lentement, car il avait été troué par la pluie, et le gaz fusait. Les trois intrépides voyageurs ne pouvaient observer l'état du baromètre qu'à l'aide d'une lanterne sourde. Zambecarri n'avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. Grossetti était aussi à jeun.
«—Mes amis, dit Zambecarri, le froid me saisit, je suis épuisé. Je vais mourir!»
«Il tomba inanimé dans la galerie. Il en fut de même de Grossetti. Andréoli seul restait éveillé. Après de longs efforts, il parvint à secouer Zambecarri de son engourdissement.
«—Qu'y a-t-il de nouveau? Où allons-nous? D'où vient le vent? Quelle heure est-il?
«—Il est deux heures!
«—Où est la boussole?
«—Renversée!
«—Grand Dieu! la bougie de la lanterne s'éteint!
«—Elle ne peut plus brûler dans cet air raréfié,» dit Zambecarri!
«La lune n'était pas levée, et l'atmosphère était plongée dans une ténébreuse horreur.
«—J'ai froid, j'ai froid! Andréoli. Que faire?»
«Les malheureux descendirent lentement à travers une couche de nuages blanchâtres.
«—Chut! dit Andréoli. Entends-tu?
«—Quoi? répondit Zambecarri.
«—Un bruit singulier!
«—Tu te trompes!
«—Non!»
«Voyez-vous ces voyageurs au milieu de la nuit, écoutant ce bruit incompréhensible! Vont-ils se heurter contre une tour? Vont-ils être précipités sur des toits?»
«—Entends-tu? On dirait le bruit de la mer!
«—Impossible!
«—C'est le mugissement des vagues!
«—C'est vrai!
«—De la lumière! de la lumière!»
«Après cinq tentatives infructueuses, Andréoli en obtint. Il était trois heures. Le bruit des vagues se fit entendre avec violence. Ils touchaient presque à la surface de la mer!
«—Nous sommes perdus! cria Zambecarri, et il se saisit d'un gros sac de lest.
«—À nous!» cria Andréoli.
«La nacelle touchait l'eau, et les flots leur couvraient la poitrine!
«—À la mer les instruments, les vêtements, l'argent!»
«Les aéronautes se dépouillèrent entièrement. Le ballon délesté s'enleva avec une rapidité effroyable. Zambecarri fut pris d'un vomissement considérable. Grossetti saigna abondamment. Les malheureux ne pouvaient parler, tant leur respiration était courte. Le froid les saisit, et en un moment ils furent couverts d'une couche de glace. La lune leur parut rouge comme du sang.
«Après avoir parcouru ces hautes régions pendant une demi-heure, la machine retomba dans la mer. Il était quatre heures du matin. Les naufragés avaient la moitié du corps dans l'eau, et le ballon, faisant voile, les traîna pendant plusieurs heures.
«Au point du jour, ils se trouvèrent vis-à-vis de Pesaro, à quatre milles de la côte. Ils y allaient aborder, quand un coup de vent les rejeta en pleine mer.
«Ils étaient perdus! Les barques épouvantées fuyaient à leur approche!... Heureusement, un navigateur plus instruit les accosta, les hissa à bord, et ils débarquèrent à Ferrada.
«Voyage effrayant, n'est-ce pas? Mais Zambecarri était un homme énergique et brave. À peine remis de ses souffrances, il recommença ses ascensions. Pendant l'une d'elles, il se heurta contre un arbre, sa lampe à esprit-de-vin se répandit sur ses vêtements; il fut couvert de feu, et sa machine commençait à s'embraser, quand il put redescendre à demi brûlé!
«Enfin, le 21 septembre 1812, il fit une autre ascension à Bologne. Son ballon s'accrocha à un arbre, et sa lampe y mit encore le feu. Zambecarri tomba et se tua!
«Et en présence de ces faits, nous hésiterions encore! Non! Plus nous irons haut, plus la mort sera glorieuse!»
Le ballon entièrement délesté de tous les objets qu'il contenait, nous fûmes emportés à des hauteurs inappréciables! L'aérostat vibrait dans l'atmosphère. Le moindre bruit faisait éclater les voûtes célestes. Notre globe, le seul objet qui frappât ma vue dans l'immensité, semblait prêt à s'anéantir, et, au-dessus de nous, les hauteurs du ciel étoile se perdaient dans les ténèbres profondes!
Je vis l'individu se dresser devant moi!
«Voici l'heure! me dit-il. Il faut mourir! Nous sommes rejetés par les hommes! Ils nous méprisent! Écrasons-les!
—Grâce! fis-je.
—Coupons ces cordes! Que cette nacelle soit abandonnée dans l'espace! La force attractive changera de direction, et nous aborderons au soleil!»
Le désespoir me galvanisa. Je me précipitai sur le fou, nous nous prîmes corps à corps, et une lutte effroyable se passa! Mais je fus terrassé, et tandis qu'il me maintenait sous son genou, le fou coupait les cordes de la nacelle.
«Une!... fit-il.
—Mon Dieu!...
—Deux!... trois!...»
Je fis un effort surhumain, je me redressai et repoussai violemment l'insensé!
«Quatre!» dit-il.
La nacelle tomba, mais, instinctivement, je me cramponnai aux cordages et je me hissai dans les mailles du filet.
Le fou avait disparu dans l'espace!
Le ballon fût enlevé à une hauteur incommensurable! Un horrible craquement se fit entendre!... Le gaz, trop dilaté, avait crevé l'enveloppe! Je fermai les yeux ...
Quelques instants après, une chaleur humide me ranima. J'étais au milieu de nuages en feu. Le ballon tournoyait avec un vertige effrayant. Pris par le vent, il faisait cent lieues à l'heure dans sa course horizontale, et les éclairs se croisaient autour de lui.
Cependant, ma chute n'était pas très-rapide. Quand je rouvris les yeux, j'aperçus la campagne. J'étais à deux milles de la mer, et l'ouragan m'y poussait avec force, quand une secousse brusque me fit lâcher prise. Mes mains s'ouvrirent, une corde glissa rapidement entre mes doigts, et je me trouvai à terre!
C'était la corde de l'ancre, qui, balayant la surface du sol, s'était prise dans une crevasse, et mon ballon, délesté une dernière fois, alla se perdre au delà des mers.
Quand je revins à moi, j'étais couché chez un paysan, à Harderwick, petite ville de la Gueldre, à quinze lieues d'Amsterdam, sur les bords du Zuyderzée.
Un miracle m'avait sauvé la vie, mais mon voyage n'avait été qu'une série d'imprudences, faites par un fou, auxquelles je n'avais pu parer!
Que ce terrible récit, en instruisant ceux qui me lisent, ne décourage donc pas les explorateurs des routes de l'air!