Le Double Jardin
LES RAMEAUX D’OLIVIER
N’oublions pas que nous vivons des jours féconds et décisifs. Il est probable que nos descendants nous envieront l’aube que nous traversons sans la connaître ; comme nous envions ceux qui prirent part au siècle de Périclès, aux plus beaux temps de la gloire romaine et à certaines heures de la Renaissance italienne. Lumineuse dans le souvenir, la magnifique poussière qui enveloppe les grands mouvements des hommes, aveugle ceux qui la soulèvent et la respirent ; leur cache la direction de la route, et surtout la pensée, la nécessité ou l’instinct qui les mène.
Il importe de s’en rendre compte. Le tissu de la vie quotidienne fut à peu près pareil dans tous les siècles où les hommes atteignirent une certaine facilité d’existence. Ce tissu où la surface occupée par les biens et les maux reste sensiblement la même, s’éclaire ou s’assombrit par transparence, selon l’idée dominante de la génération qui le déroule. Et quels que soient sa forme ou son déguisement cette idée se réduit toujours, en dernière analyse, à une certaine conception de l’univers. Les calamités et les prospérités individuelles ou publiques n’ont qu’une influence passagère sur le bonheur et le malheur des hommes, tant qu’elles ne modifient point au sujet de leurs dieux, de l’infini, de l’inconnu et de l’économie du monde, les idées générales qui les éclairent et les nourrissent. C’est donc là, plutôt que dans les guerres ou les troubles civils, qu’il nous faut regarder pour savoir si une génération a passé dans l’ombre ou la lumière, dans la détresse ou dans la joie. C’est là que nous voyons pourquoi tel peuple qui essuya bien des revers nous a laissé d’innombrables témoignages de beauté et d’allégresse, tandis que tel autre, naturellement riche ou souvent victorieux, ne nous a légué que les monuments d’une vie morne et terrifiée.
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Nous sortons, (pour ne parler que des trois ou quatre derniers siècles de la civilisation actuelle) nous sortons de la grande période religieuse. Durant cette période, malgré les espérances d’outre-tombe, la vie humaine se détacha sur un fond assez sombre et assez menaçant. Il est vrai que reculant chaque jour davantage, ce fond laissait les mille rideaux mobiles et diversement nuancés de l’art et de la métaphysique s’interposer assez librement entre les derniers hommes et ses plis effacés. On oubliait un peu son existence. Il n’apparaissait plus qu’aux heures des grandes déchirures. Cependant il existait toujours à l’état immanent, donnant à l’atmosphère et au paysage une couleur uniforme ; et à la vie humaine une signification diffuse qui imposait une sorte de patience provisoire aux questions trop pressantes.
Aujourd’hui, ce fond s’en va par lambeaux. Qu’y a-t-il à sa place qui prête à l’horizon une forme visible, une signification nouvelle ?
L’axe illusoire sur lequel l’humanité croyait évoluer s’est brusquement rompu ; et l’immense plateau qui porte les hommes, après avoir oscillé quelque temps dans nos imaginations alarmées, s’est tranquillement remis à tourner sur le pivot réel qui l’avait toujours soutenu. Rien n’est changé qu’un de ces mots inexpliqués dont nous recouvrons les choses que nous ne comprenons point. Jusqu’ici le pivot du monde nous semblait formé de puissances spirituelles ; aujourd’hui, nous sommes convaincus qu’il est composé d’énergies purement matérielles. Nous nous flattons qu’une grande révolution s’est accomplie au royaume de la vérité. En fait, il n’y a eu, dans la république de notre ignorance, qu’une permutation d’épithètes, une sorte de coup d’état verbal, les termes « esprit » et « matière » n’étant que les attributs interchangeables du même inconnu.
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Mais s’il est vrai, qu’en elles-mêmes, ces épithètes ne devraient avoir qu’une importance littéraire, puisque l’une et l’autre sont probablement inexactes et ne représentent pas plus la réalité que l’épithète « Atlantique » ou « Pacifique » appliquée à l’océan ne représente celui-ci, elles n’en ont pas moins, selon que l’on s’attache exclusivement à la première ou à la seconde, sur notre avenir, sur notre morale, et partant sur notre bonheur, une influence prodigieuse. Nous errons autour de la vérité, sans autre guide que des hypothèses qui allument en guise de torches quelques mots fumeux mais magiques, et ces mots deviennent bientôt pour nous des entités vivantes qui se mettent à la tête de notre activité physique, intellectuelle et morale. Si nous croyons que l’esprit dirige l’univers, toutes nos recherches et toutes nos espérances se concentrent sur notre propre esprit, ou plutôt sur les facultés verbales et imaginatives de celui-ci ; et nous nous adonnons à la théologie et à la métaphysique. Sommes-nous persuadés que le dernier mot de l’énigme se trouve dans la matière, nous nous attachons exclusivement à l’interroger et nous n’accordons plus notre confiance qu’aux sciences expérimentales. Nous commençons cependant à reconnaître que « matérialisme » et « spiritualisme » ne sont que les deux noms opposés mais identiques de notre angoisse impuissante à comprendre[2]. Néanmoins, chacune des deux méthodes nous entraîne en un monde moral qui semble appartenir à une planète différente.
[2] « L’axiome fondamental de ma philosophie spéculative, dit Huxley, est que matérialisme et spiritualisme sont les pôles opposés de la même absurdité, absurdité qui consiste à nous imaginer que nous pouvons connaître quelque chose touchant l’esprit et la matière. »
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Négligeons les conséquences accessoires. Le grand avantage de l’interprétation spiritualiste c’est qu’elle donne à notre vie une morale, un but et une signification imaginaires mais très supérieurs à ceux que lui proposent nos instincts incultes. Le spiritualisme plus ou moins incroyant d’aujourd’hui s’éclaire encore du reflet de cet avantage, et garde une foi profonde, bien qu’assez informe, à la suprématie finale et au triomphe indéterminé de l’esprit.
Au contraire, l’autre interprétation ne nous offre aucune morale, aucun idéal supérieurs à l’instinct, aucun but situé hors de nous ; ni d’autre horizon que le vide. Ou bien, si l’on pouvait tirer une morale de la seule théorie synthétique qui soit née des innombrables constatations expérimentales et fragmentaires qui forment la masse imposante mais muette des conquêtes de la science, j’entends de la théorie évolutionniste, ce serait l’effroyable et monstrueuse morale de la nature ; c’est-à-dire l’adaptation de l’espèce au milieu, le triomphe du plus fort et tous les crimes nécessaires de la lutte pour la vie. Or, cette morale, qui paraît bien être, en attendant une autre certitude, la morale essentielle de toute vie terrestre, puisqu’elle anime les actions des hommes agiles et éphémères aussi bien que les lents mouvements des cristaux immortels, cette morale deviendrait rapidement fatale à l’humanité si elle était pratiquée à l’extrême. Toutes les religions, toutes les philosophies, les conseils des dieux et des sages, n’ont eu d’autre but que d’introduire dans ce milieu trop ardent, et qui, s’il était pur, dissolverait probablement notre espèce, des éléments qui en atténuaient la virulence. C’était notamment la foi en des dieux justes et redoutables, l’espoir de récompenses et la crainte de châtiments éternels. C’étaient encore les matières neutres et les antidotes, auxquels, avec une prévoyance assez curieuse, la nature avait réservé une place dans notre propre cœur, je veux dire la bonté, la pitié, le sens de la justice.
En sorte que ce milieu intolérant et exclusif, qui devrait être notre milieu naturel et normal, n’a jamais été pur, et ne le sera probablement jamais. Quoiqu’il en soit, l’état dans lequel il se trouve aujourd’hui offre un spectacle étrange et digne d’attention. Il s’agite, il bouillonne et se précipite comme un liquide dans lequel le hasard vient de laisser tomber quelques gouttes d’un réactif inconnu. Les principes pondérateurs qu’y avaient ajoutés les religions s’évaporent et s’éliminent peu à peu par le haut, tandis que dans le bas ils se coagulent en une masse épaisse et inactive. Mais à mesure qu’ils disparaissent, les antidotes purement humains, bien que profondément oxydés par l’élimination des éléments religieux, acquièrent plus de vigueur et semblent s’évertuer à maintenir le titre du mélange où l’espèce humaine est cultivée par un destin obscur. En attendant des auxiliaires encore innomés, ils occupent la place abandonnée par les forces qui s’évaporent.
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N’est-il pas surprenant, tout d’abord, que malgré l’affaiblissement du sentiment religieux, et l’influence que cet affaiblissement devrait avoir sur la raison humaine, puisqu’elle ne voit plus d’intérêt surnaturel à faire le bien ; et que l’intérêt naturel qu’il y a à le faire est assez discutable, n’est-il pas surprenant que la somme de justice et de bonté et la qualité de la conscience générale, loin de s’amoindrir se soient incontestablement élevées ? Je dis incontestablement, bien qu’il ne soit pas douteux qu’on le contestera. Il faudrait, pour l’établir, passer en revue toute l’histoire, tout au moins celle de ces derniers siècles ; comparer la situation des malheureux d’autrefois à celle des malheureux d’aujourd’hui ; placer à côté du total des injustices d’hier, le total des injustices actuelles ; confronter l’état du serf, du demi-serf, du paysan, de l’ouvrier des anciens régimes à celui de notre travailleur ; superposer l’indifférence, l’inconscience, la tranquille et dure certitude de ceux qui possédaient naguère, à la sympathie, à l’inquiétude pleine de reproches, aux hésitations de ceux qui possèdent à présent. Tout ceci exigerait une étude détaillée et fort longue ; mais je pense qu’une intelligence de bonne foi accordera sans peine qu’il y a, non seulement dans le désir des hommes, ce qui paraît certain, mais en fait, malgré de trop réelles et trop innombrables misères, un peu plus de justice, de solidarité, de sympathie et d’espérances…
A quelle religion, à quelles pensées, à quels éléments nouveaux faut-il attribuer cette amélioration illogique de notre atmosphère morale ? Il est difficile de le préciser ; car s’il est certain qu’ils commencent d’agir d’une manière très sensible, ils sont encore trop récents, trop amorphes, trop peu fixés pour qu’on les puisse qualifier.
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Essayons néanmoins de démêler quelques indices ; et constatons en premier lieu que notre conception de l’univers s’est profondément et très efficacement modifiée ; et surtout qu’elle tend à se modifier de plus en plus rapidement. Sans qu’on s’en rende compte, chacune des découvertes si nombreuses de la science, — qu’il s’agisse de l’histoire, de l’anthropologie, de la géographie, de la géologie, de la médecine, de la physique, de la chimie, de l’astronomie, etc., — altère notre atmosphère accoutumée et ajoute quelque chose d’essentiel à une image que nous ne distinguons pas encore, mais qui nous surplombe, occupe tout l’horizon et que nous pressentons énorme. Les traits en sont épars comme ces illuminations que l’on voit dans les fêtes nocturnes. Un fronton, une colonnade, une coupole, un portique incohérents apparaissent brusquement dans le ciel. On ne sait ce qu’ils signifient, à quoi ils appartiennent. Ils flottent absurdement dans l’éther immobile ; ce sont des songes inconsistants dans le firmament calme. Mais soudain, une petite ligne de lumière serpente dans l’azur, relie en un clin d’œil la coupole aux colonnes, le portique au fronton, les degrés à la terre ; et l’édifice inattendu, comme s’il jetait au loin un masque de ténèbres, s’affirme et s’explique dans la nuit.
C’est cette petite ligne de lumière, cette ondulation décisive, ce trait de feu général et complémentaire qui manque encore dans la nuit de notre intelligence. Mais on sent qu’il existe, qu’il est là, dessiné en ombre dans l’obscurité, qu’un rien, une étincelle, partie d’on ne sait quelle science, suffira à l’allumer et à donner un sens infaillible et précis à nos pressentiments immenses et à toutes les notions dispersées qui s’égarent dans le néant inconnaissable.
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En attendant, ce néant, — séjour de notre ignorance, — qui, après le départ des idées religieuses, avait paru effroyablement vide, se peuple peu à peu de figures vagues mais énormes. A chaque fois que se dresse une de ces formes nouvelles, l’étendue sans limites où elle vient se mouvoir, augmente dans des proportions sans limites à leur tour ; car les bornes de l’illimité évoluent sans cesse dans notre imagination. Certes, les dieux que conçurent certaines religions positives furent parfois très grands. Le Dieu juif et chrétien, par exemple, s’affirmait incommensurable, contenait toute chose, et les premiers de ses attributs étaient l’éternité et l’infinité. Mais l’infini est une notion abstraite et ténébreuse qui ne prend vie et ne s’éclaire que par le déplacement de frontières que l’on recule de plus en plus dans le fini. Il constitue une étendue sans forme dont nous ne pouvons prendre conscience que grâce à quelques phénomènes qui surgissent sur des points de plus en plus éloignés du centre de notre imagination. Il n’a d’efficace que par la multiplicité des faces, pour ainsi dire tangibles et positives de l’inconnu qu’il nous dévoile dans ses profondeurs. Il ne nous devient compréhensible et sensible que lorsqu’il s’anime, s’agite et allume aux divers horizons de l’espace des questions de plus en plus lointaines, de plus en plus étrangères à toutes nos certitudes. Pour que notre vie prenne part à sa vie, il faut qu’il nous interroge sans cesse et sans cesse nous mette en présence de l’infini de notre ignorance qui est le seul vêtement visible sous lequel se laisse deviner l’infini de son existence.
Or, les dieux les plus incommensurables ne posaient guère de questions pareilles à celles que nous posent sans répit ce que leurs adorateurs appellent encore le néant, qui est en réalité la nature. Ils se contentaient de régner dans un espace mort, sans événements et sans images, par conséquent, sans points de repère pour nos imaginations, et n’ayant sur nos pensées et sur nos sentiments qu’une influence immuable et immobile. Ainsi, notre sens de l’infini, qui est la source de toute activité supérieure, s’atrophiait en nous. Notre intelligence, pour vivre aux confins d’elle-même où elle accomplit sa mission la plus haute, notre pensée, pour occuper tout l’espace de notre cerveau, a besoin d’être continuellement sollicitée par de nouveaux rappels de l’inconnu. Dès qu’à chaque jour elle n’est pas impérieusement convoquée à l’extrémité de ses propres forces par quelque fait nouveau, — et il n’y a guère de faits nouveaux dans le règne des dieux, — elle s’endort, se contracte, s’affaisse et dépérit. Une seule chose est capable de dilater également, dans toutes leurs parties, tous les lobes de notre tête ; c’est l’idée active que nous nous faisons de l’énigme dans laquelle nous nous mouvons. Risque-t-on de se tromper en affirmant que jamais l’activité de cette idée ne fut comparable à celle d’aujourd’hui ? Jamais, ni au temps où florissait la théologie indoue, juive ou chrétienne, ni aux jours où la métaphysique grecque ou allemande utilisait toutes les forces du génie humain, notre représentation de l’univers ne fut animée, fécondée et accrue par des apports aussi imprévus, aussi chargés de mystères, aussi énergiques, aussi réels. Jusqu’ici on la nourrissait d’aliments pour ainsi dire indirects ; ou plutôt elle se nourrissait illusoirement d’elle-même. Elle s’enflait de son propre souffle, s’arrosait de ses propres eaux, et bien peu de chose lui venait du dehors. Aujourd’hui, c’est l’univers même qui commence à pénétrer dans la représentation que nous nous en faisons. Le régime de notre pensée est changé. Ce qu’elle acquiert est pris hors d’elle-même et s’ajoute à sa substance. Elle emprunte au lieu de prêter. Elle ne répand plus autour d’elle le reflet de sa propre grandeur, mais absorbe la grandeur d’alentour. Jusqu’ici, nous avions dialogué avec notre logique infirme ou notre imagination désœuvrée au sujet de l’énigme, à présent, sortis de notre demeure trop intérieure, nous essayons d’entrer en rapport avec l’énigme même. Elle nous interroge et nous balbutions de notre mieux. Nous lui posons des questions ; et pour nous répondre, elle démasque par moment une perspective lumineuse et sans bornes dans l’immense cirque de ténèbres où nous nous agitons. Nous étions, pourrait-on dire, semblables à des aveugles qui s’imagineraient le monde extérieur du fond d’une chambre close. Maintenant, nous sommes ces mêmes aveugles qu’un guide toujours silencieux mène tour à tour dans la forêt, la plaine, sur la montagne et au bord de la mer. Leurs yeux ne se sont pas encore ouverts ; mais leurs mains tremblantes et avides peuvent tâter les arbres, froisser les épis, cueillir une fleur ou un fruit, s’étonner à l’arête d’un rocher ou se mêler à la fraîcheur des vagues ; pendant que leurs oreilles apprennent à distinguer, sans qu’elles aient besoin de les comprendre, les mille chants réels du soleil et de l’ombre, du vent et de la pluie, des feuilles et des flots.
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Si notre bonheur, comme nous le disions plus haut, dépend de notre conception de l’univers, c’est, en grande partie, que notre morale en dépend. Et celle-ci dépend bien moins de la nature que de la grandeur de cette conception. Nous serions meilleurs, plus nobles, plus moraux, au sein d’un univers prouvé sans morale mais conçu infini, qu’au milieu d’un univers qui atteindrait la perfection de l’idéal humain, mais qui nous paraîtrait circonscrit et sans mystère. Il importe avant tout de rendre aussi vaste que possible le lieu où se développent toutes nos pensées et tous nos sentiments ; et ce lieu n’est autre que celui où nous nous représentons l’univers. Nous ne pouvons nous mouvoir que dans l’idée que nous nous faisons du monde où nous nous mouvons. Tout part de là, tout en découle ; et tous nos actes, le plus souvent à notre insu, sont modifiés par la hauteur et l’étendue de cet immense réservoir de force qui se trouve au sommet de notre conscience.
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Je crois que l’on peut dire que jamais ce réservoir ne fut plus vaste ni situé plus haut. Certes, l’idée que nous nous faisons de l’organisation et du gouvernement des puissances infinies est moins précise qu’autrefois ; mais c’est par l’honnête et noble raison qu’elle n’admet plus de limites chimériquement nettes. Elle ne contient plus aucune morale fixe, aucune consolation, aucune promesse, aucune espérance certaine. Elle est nue et presque vide, parce que rien n’y subsiste qui ne soit le roc même de quelques faits primitifs. Elle n’a plus de voix, elle n’a plus d’images que pour proclamer et illustrer son immensité. En dehors de cela elle ne nous dit plus rien ; mais cette immensité étant restée son seul attribut impérieux et irrécusable, l’emporte en énergie, en noblesse et en éloquence sur tous les attributs, sur toutes les vertus et les perfections dont nous avions jusqu’à ce jour peuplé notre inconnu. Elle ne nous impose aucun devoir ; mais elle nous entretient dans un état de grandeur qui nous permet de remplir plus facilement et plus généreusement tous ceux qui nous attendent au seuil d’un avenir prochain. En nous rapprochant de notre véritable place dans le système des mondes, elle ajoute à notre vie spirituelle et générale tout ce qu’elle enlève à notre importance matérielle et individuelle. Mieux elle nous fait comprendre notre petitesse, plus grandit en nous ce qui comprend cette petitesse. Un être nouveau, plus désintéressé et probablement plus près de ce qui doit s’affirmer un jour la vérité dernière se substitue peu à peu à l’être originel qui se dissout dans la conception qui l’accable.
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Pour cet être nouveau, lui-même et tous les hommes qui l’entourent, ne représentent plus qu’un point si minime dans l’infini des forces éternelles qu’ils ne suffisent plus à fixer son attention et son intérêt. Nos frères, nos descendants immédiats, notre prochain visible, tout ce qui naguère encore bornait nos sympathies, cède peu à peu le pas à une entité plus démesurée et plus haute. Nous ne sommes presque rien ; mais l’espèce à laquelle nous appartenons occupe une place que l’on peut reconnaître dans l’océan sans bornes de la vie. Si nous ne comptons plus, l’humanité dont nous faisons partie acquiert l’importance dont nous nous dépouillons. Ce sentiment, qui commence seulement à se faire jour dans l’atmosphère habituelle de nos pensées et de notre inconscient, travaille déjà notre morale, et y prépare sans doute des bouleversements aussi grands que ceux qu’y opérèrent les religions les plus subversives. Il déplacera peu à peu le centre de la plupart de nos vertus et de nos vices. Il substituera à un idéal fictif et individuel, un idéal désintéressé, illimité et cependant tangible, dont il n’est pas encore possible de prévoir les conséquences et les lois. Mais quelles qu’elles soient, on peut affirmer dès à présent qu’elles seront plus générales et plus décisives qu’aucune de celles qui les précédèrent dans l’histoire supérieure et pour ainsi dire astrale de l’humanité. En tout cas, on ne saurait guère contester que l’objet de cet idéal est plus vaste, plus durable et surtout plus certain que les meilleurs de ceux qui avant lui éclairèrent nos ténèbres, puisqu’il se confond en plus d’un point avec l’objet même de l’univers.
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Or, nous sommes au moment où naissent autour de nous mille raisons nouvelles de prendre confiance dans les destinées de notre espèce. Voici des centaines et des centaines de siècles que nous occupons cette terre ; et les plus grands dangers semblent passés. Ils furent si menaçants que nous n’y avons échappé que par un hasard qui ne doit pas se reproduire plus d’une fois sur mille dans l’histoire des mondes. La terre, trop jeune encore, balançait à l’aventure, avant de les fixer, ses continents, ses îles et ses mers. Le feu intérieur, premier maître de la planète, crevait à chaque instant sa prison de granit ; et le globe, hésitant dans l’espace, errait entre des astres avides et hostiles qui ignoraient leurs lois. Nos facultés indécises flottaient aveuglément dans notre corps, comme les nébuleuses dans l’éther ; un rien, aux heures tâtonnantes où se constituait notre cerveau, où se ramifiait le réseau de nos nerfs, pouvait détruire notre avenir humain. Aujourd’hui, l’instabilité des mers et les révoltes du feu intérieur sont infiniment moins à craindre ; en tout cas, il est vraisemblable qu’elles ne produiront plus de catastrophes universelles. Quant au troisième péril, la rencontre d’un astre désorbité, il est permis de croire qu’il nous laissera les quelques siècles de répit nécessaire pour que nous apprenions à y parer. En voyant ce que nous avons fait et ce que nous devons être sur le point de faire, il n’est pas absurde d’espérer qu’un jour nous saisirons ce secret essentiel des mondes que, provisoirement, pour apaiser notre ignorance, comme on apaise et endort un enfant en lui répétant des mots insignifiants et monotones, nous avons appelé la loi de la gravitation. Il n’y a rien d’insensé à supposer que le secret de cette force souveraine se cache en nous, ou autour de nous, à portée de notre main. Elle est peut-être maniable et docile comme la lumière et l’électricité ; elle est peut-être toute spirituelle et dépend d’une cause très simple que le déplacement d’un objet peut nous révéler. La découverte d’une propriété inattendue de la matière, analogue à celle qui vient de décéler les vertus déconcertantes du radium, peut directement nous conduire aux sources mêmes de l’énergie et de la vie des astres ; dès lors le sort de l’homme serait changé ; et la terre, définitivement sauvée, deviendrait éternelle. A notre gré, elle se rapprocherait ou s’éloignerait des foyers de chaleur et de lumière, elle fuirait les soleils vieillis et chercherait des fluides, des forces et des vies insoupçonnées dans l’orbite de mondes vierges et inépuisables.
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J’accorde que tout cela est plein d’espérances contestables ; et que l’on peut presque aussi raisonnablement désespérer des destinées de l’homme. Mais c’est déjà beaucoup que le choix demeure possible et que jusqu’ici rien ne soit décidé contre nous. Chaque heure qui passe augmente nos chances de durer et de vaincre. On peut dire, je le sais, qu’au point de vue de la beauté, de la jouissance et de l’intelligence harmonieuse de la vie, quelques peuples — les grecs et les romains du commencement de l’empire, par exemple, — nous furent supérieurs. Il n’en reste pas moins que la somme totale de civilisation répandue sur notre globe ne fut jamais comparable à celle d’aujourd’hui. Une civilisation extraordinaire comme celle d’Athènes, de Rome ou d’Alexandrie, ne formait qu’un îlot lumineux que menaçait de toutes parts et que finissait toujours par engloutir l’océan sauvage qui l’environnait. A présent, — à part le péril jaune qui ne semble pas sérieux, — il n’est plus possible qu’une invasion barbare nous fasse perdre en quelques jours nos acquisitions essentielles. Les barbares ne peuvent plus venir du dehors ; ils sortiraient de nos campagnes et de nos villes, des bas-fonds de notre propre vie ; ils seraient tout imprégnés de la civilisation qu’ils prétendraient détruire, et ce n’est qu’en usant de ses acquisitions qu’ils parviendraient à nous en enlever les fruits. Il n’y aurait donc, au pire, qu’un temps d’arrêt suivi d’un déplacement de richesses spirituelles.
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Puisque nous avons le choix d’une interprétation qui fait le fond de lumière ou d’ombre de notre existence, il serait peu sage d’hésiter. Dans les plus insignifiantes circonstances, notre ignorance ne nous offre le plus souvent qu’un choix du même genre et qui ne s’impose pas davantage. L’optimisme ainsi entendu n’a rien de béat ni de puéril ; il ne se réjouit pas niaisement comme le paysan au sortir de l’auberge ; mais il fait la balance de ce qui a eu et de ce qui peut avoir lieu, des craintes et des espérances ; et si celles-ci ne sont pas assez lourdes, il y ajoute le poids de la vie.
Du reste, ce choix n’est même pas nécessaire ; il suffit que nous prenions conscience de la grandeur de notre attente. Car nous sommes dans l’état magnifique où Michel-Ange a peint, sur ce prodigieux plafond de la chapelle Sixtine, les prophètes et les justes de l’Ancien Testament : nous vivons dans l’attente ; et peut-être dans les derniers moments de l’attente. L’attente, en effet, a des degrés qui vont d’une sorte de résignation vague et qui n’espère pas encore au tressaillement que suscitent les mouvements les plus proches de l’objet attendu. Il semble que nous entendions ces mouvements : bruit de pas surhumains, porte énorme qui s’ouvre, souffle qui nous caresse ou lumière qui vient, on ne sait ; mais l’attente à ce point est un instant de vie ardent et merveilleux, la plus belle période du bonheur, sa jeunesse, son enfance…
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Je le répète, nous n’eûmes jamais autant de motifs d’espérer. Qu’ils nous soient chers. C’est soutenus par de moindres motifs que nos prédécesseurs ont fait les grandes choses qui sont restées pour nous les meilleurs témoignages des destinées humaines. Ils ont eu confiance alors qu’ils ne trouvaient que de déraisonnables raisons d’en avoir. Aujourd’hui, que quelques-unes de ces raisons sortent vraiment de la raison, il serait mal de montrer moins de courage que ceux qui puisaient le leur aux lieux mêmes où nous ne puisons plus que nos découragements.
Nous ne croyons plus que ce monde est la prunelle d’un dieu unique et attentif à nos plus minimes pensées ; mais nous savons qu’il est livré à des forces tout aussi puissantes, tout aussi attentives, à des lois et à des devoirs qu’il nous appartient de pénétrer. C’est pourquoi notre attitude en face du mystère de ces forces est changée. Elle n’est plus la peur, mais l’audace. Elle n’est plus l’agenouillement de l’esclave devant le maître ou le créateur, mais elle permet le regard de l’égal à l’égal, car nous portons en nous l’égal des plus profonds et des plus grands mystères.