Le fauteuil hanté
X. Le calvaire
A ces derniers mots, M. le secrétaire perpétuel bondit comme s'il avait reçu un coup de fouet dans les jambes.
—Ça n'est pas possible! s'écria-t-il.
Et il regarda M. Gaspard Lalouette, pensant que celui-ci se moquait de lui. Mais M. Lalouette se taisait maintenant, les yeux baissés, lui montrant une mine plutôt triste.
—Ah! ça, vous voulez rire, s'exclama M. Patard en tirant la manche de M. Lalouette.
—Non, non, fit M. Lalouette en secouant la tête comme un enfant malheureux, je ne ris pas!...
Mais M. le secrétaire perpétuel, que semblait gagner une sorte de délire, reprit:
—Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là? voyons?...
Répondez-moi!... Regardez-moi un peu!...
M. Lalouette leva sur M. Patard un regard humble et douloureux, un de ces regards qui ne trompent pas.
Cette fois, M. le secrétaire perpétuel sentit un véritable frisson lui parcourir le corps de la tête aux pieds: Le candidat à l'Académie ne savait pas lire!
M. Patard eut un «oh!» qui en disait long sur son état d'âme.
Et puis, il se laissa tomber sur un siège, avec un gros soupir:
—Ça, c'est embêtant! fit-il.
Et il y eut un triste silence entre les deux hommes.
Ce fut M. Gaspard Lalouette qui osa, le premier reprendre la parole:
—Je vous l'aurais bien caché, comme aux autres, mais vous, qui êtes au secrétariat perpétuel, qui recevrez ma correspondance, qui aurez certainement l'occasion de me soumettre vos écritures (me soumettre vos écritures! M. Hippolyte Patard leva les yeux au ciel), j'ai bien pensé que vous vous en apercevriez tout de suite... et je me suis dit qu'il valait mieux s'arranger avec vous de façon à ce que personne n'en sache rien jamais... jamais!... vous ne répondez pas?
Est-ce l'affaire du discours qui vous gêne? Eh bien, vous ne le ferez pas trop long et vous me l'apprendrez par cœur... Je ferai tout ce que vous voudrez... mais dites quelque chose.
M. Hippolyte Patard n'en revenait pas...
Il en restait comme assommé. Il avait vu bien des choses depuis quelques mois, mais ça c'était le plus fort de tout. Un candidat à l'Académie qui ne savait pas lire!
Enfin, il se décida à manifester les sentiments contradictoires qui l'agitaient.
—Mon Dieu, que c'est embêtant! Ah! que c'est embêtant! Voilà enfin un candidat et il ne sait pas lire! Il fait l'affaire, il fait tout à fait l'affaire, mais il ne sait pas lire!... Ah! mon Dieu, que c'est embêtant! embêtant! embêtant! embêtant!
Et il alla, furieux, à M. Lalouette.
—Comment se fait-il que vous ne sachiez pas lire?... cela dépasse toute imagination!
M. Gaspard Lalouette, gravement, répondit:
—Cela se fait que je n'ai jamais été à l'école... que mon père me faisait travailler comme un ouvrier dans son magasin, dès l'âge de six ans. Il jugea inutile de me faire apprendre une science qu'il ne connaissait pas et dont il n'avait pas besoin pour réussir dans ses affaires. Il se borna à m'apprendre son métier qui était, comme le mien, celui d'antiquaire. Je ne savais point ce que c'était qu'une lettre, mais on ne m'aurait pas trompé à dix ans sur la signature d'un tableau et, à sept, je savais distinguer un point de Cluny d'un point d'Alençon!... C'est ainsi que, bien que ne sachant pas lire, j'ai pu dicter des ouvrages qui font l'admiration de Monseigneur le prince de Condé.
Cette phrase finale était fort adroite, et elle impressionna vivement M. le secrétaire perpétuel.
Il se leva, marcha rageusement de long en large...
M. Lalouette, qui l'observait du coin de l'œil, l'entendait mâchonner des mots, ou plutôt devinait qu'il mâchonnait des: «Pas lire! Pas lire! Il ne sait pas lire!» Enfin, rageusement, M. Hippolyte Patard revint à M. Gaspard Lalouette.
—Pourquoi m'avez-vous dit cela?... Il ne fallait pas me le dire!
—J'ai cru plus honnête et plus habile...
—Tatata!... Je m'en serais bien aperçu, mais après, et ça n'avait plus la même importance!... Écoutez!... Imaginez que vous ne m'avez rien dit: voulez-vous?... Moi, je ne sais rien! Je suis un peu dur d'oreille, je n'ai rien entendu!
—Mais c'est comme vous voulez!... Je ne vous ai rien dit, monsieur le secrétaire perpétuel, et vous n'avez rien entendu.
M. Patard respira.
—C'est incroyable! fit-il, jamais on n'aurait pensé cela de vous... à vous voir... à vous entendre...
Nouveau soupir de M. le secrétaire perpétuel.
—Et ce qui est tout à fait inouï, c'est que vous parlez comme un savant!... Je puis bien vous le dire, maintenant, monsieur Lalouette... nous n'étions pas fiers en pénétrant dans votre boutique... mais vous nous avez conquis, littérairement conquis, par votre érudition!... et voilà que vous ne savez pas lire!
—Je croyais, monsieur le secrétaire perpétuel, que vous n'en saviez plus rien!...
—Ah! oui, pardon!... Mais c'est plus fort que moi... je ne vais plus penser qu'à ça toute ma vie... un académicien qui ne sait pas lire!
—Encore! fit M. Lalouette en souriant.
M. Patard sourit aussi, cette fois, mais son sourire était bien pitoyable.
—C'est tout de même raide!... dit-il à mi-voix.
M. Lalouette émit timidement cette opinion qu'il faut s'habituer à tout dans la vie et il ajouta:
—Tout de même, s'il s'agit d'être un savant pour être académicien, j'ai prouvé à quelques-uns de ces messieurs que j'en savais plus long qu'eux.
—Mais oui! vous nous avez parlé des Grecs et des Romains, et de l'abajoue, et de l'abaque, et de vitruve. Où avez-vous donc appris tout ce que vous nous avez raconté?
—Dans le dictionnaire Larousse, monsieur le secrétaire perpétuel.
—Dans le dictionnaire Larousse?
—Dans le dictionnaire Larousse illustré!
—Pourquoi: illustré? s'exclama ce pauvre M. Patard dont l'étonnement devenait de l'ahurissement.
—A cause des images qui, dans l'ignorance où je suis de la signification de ces petits signes bizarres appelés lettres, me sont d'un grand secours.
—Et qui est-ce qui vous fait apprendre par cœur le dictionnaire Larousse?
—Mais Mme Lalouette elle-même! C'est une résolution que nous avons prise tous deux, du jour où j'ai eu l'intention de poser ma candidature à l'Académie.
—A ce compte, vous auriez mieux fait, monsieur Lalouette, d'apprendre par cœur le dictionnaire de l'Académie.
—J'y ai bien pensé, acquiesça en riant M. Lalouette, mais vous l'auriez reconnu.
M. Hippolyte Patard fit:
—Ah! oui!
Et il resta un instant rêveur.
Tant d'intelligence, de perspicacité et de courage lui donnèrent à penser. Il connaissait des gens à l'Académie qui savaient lire et qui ne valaient certainement pas M. Gaspard Lalouette.
Celui-ci l'interrompit dans ses réflexions.
—Je n'en suis encore qu'à la lettre A, dit-il, mais je l'aurai bientôt terminée.
—Ah! ah! vous en êtes encore à A!
—C'est au signe A qu'appartiennent les mots abajoue et abaque, monsieur le secrétaire perpétuel!... grâce auxquels j'ai eu l'honneur de vous conquérir...
—Oui! oui! oui! oui! oui! oui! oui! oui!
M. Hippolyte Patard se leva; il ouvrit la porte qui donnait sur la rue, sa poitrine se souleva comme si elle voulait emprisonner une bonne fois, tout l'air respirable de la capitale, puis il regarda la rue, les passants, les maisons, le ciel, le Sacré-Cœur qui portait tout là-haut sa croix dans la nue, et par une liaison d'idées assez compréhensible, il pensa à tous ceux qui portaient leur croix sur la terre, sans la montrer La situation n'avait jamais été plus terrible pour un secrétaire perpétuel. Héroïquement, il prit sa résolution. Il se retourna vers l'homme qui ne savait pas lire:
—A bientôt, mon cher collègue, dit-il.
Et il descendit sur le trottoir ouvrant son parapluie, bien qu'il ne plût point. Mais il n'en pouvait plus, il se cachait comme il pouvait. Il s'en alla par les rues, cahin-cana.
XI. Terrible apparition
La porte venait à peine de se refermer sur M. le secrétaire perpétuel que Mme Lalouette se précipitait vers son mari:
—Eh bien, Gaspard? implora-t-elle.
—Eh bien, ça y est. Il m'a dit: «A bientôt, mon cher collègue.»
—Et... Il sait tout?
—Il sait tout!
—Ça vaut mieux!... Comme ça, si un jour on apprend quelque chose... Il n'y aura pas de surprise... Tu auras fait ton devoir... c'est lui qui n'aura pas fait le sien!
Ils s'embrassèrent. Ils étaient radieux.
Mme Lalouette dit:
—Bonjour, monsieur l'Académicien!
—C'est bien pour toi... fit Lalouette.
Et c'est vrai que c'était pour elle qu'il jouait cette étrange partie. Mme Lalouette, qui avait épousé M. Lalouette parce qu'il avait écrit des livres, n'avait jamais pardonné à son mari de lui avoir caché qu'il ne savait pas lire. Quand l'aveu en fut fait, il y eut dans le ménage des scènes déchirantes. Après quoi, Mme Lalouette avait essayé d'apprendre à lire à M. Lalouette. Ce fut peine perdue. Il y avait là comme un sortilège. L'alphabet alla encore (les grosses lettres), mais jamais M. Lalouette ne put arriver aux syllabes b a ba, bi bi, b o bo, b u bu. Il s'y était pris trop tard; elles ne lui entrèrent point dans la tête. C'était dommage, car M. Lalouette était un artiste et il aimait les belles choses. Mme Lalouette en fit une maladie. Elle ne consentit à guérir que du jour où M. Lalouette fut nommé officier de l'Académie. Alors, elle lui rendit un peu de son amour.
Mais, bien que les années se fussent écoulées et que M. Gaspard Lalouette affectât de s'intéresser par-dessus tout, par l'entremise de son épouse aux belles-lettres, il y avait toujours «entre les deux conjoints» ce secret formidable qui empoisonnait leur existence: M. Lalouette ne savait pas lire!
Sur ces entrefaites était arrivée cette affaire de l'Académie.
Par le plus grand des hasards, M. Lalouette avait assisté à la mort de Maxime d'Aulnay. M. Gaspard Lalouette n'était ni superstitieux ni sot. Il jugea naturelle la mort chez un homme qui avait une maladie de cœur et que le décès tragique de son prédécesseur devait hanter par-dessus tout. Il s'étonna de l'émotion générale et sourit de toutes les stupidités qui furent répandues à l'occasion de la vengeance d'un certain sorcier qui avait disparu. Et il fut bien étonné d'apprendre que ce double événement avait à ce point bouleversé les esprits qu'aucun nouveau postulant ne se présentait à la succession de Mgr d'Abbeville. Seul Martin Latouche restait qui n'avait pas encore retiré sa candidature. M. Lalouette, un beau jour, s'était dit: «C'est tout de même rigolo! Mais s'ils n'en veulent pas, du fauteuil, il ne me fait pas peur, à moi!... c'est ça qui épaterait Eulalie!» Eulalie était le petit nom de Mme Gaspard Lalouette. Mais il fut déçu quand il apprit que Martin Latouche acceptait le plus tranquillement du monde d'être élu au fauteuil fatal.
Tout de même, il voulut assister à la séance de réception de Martin Latouche. On n'eût pu dire exactement quelle était alors sa pensée. M. Lalouette avait-il, tout au fond de lui-même, l'espoir (qu'il ne pouvait, en honnête homme, s'avouer) que le destin, parfois si baroque, allait encore faire de ses coups?... On ne saurait, sans être injuste, l'affirmer.
Tant est que M. Lalouette assista à la scène où la vieille Babette, échevelée, vint annoncer la mort de son maître.
Tout fort, tout solide que l'on est, il y a des choses qui impressionnent. M. Lalouette sortit de cette cohue, fort impressionné.
C'est à ce moment qu'il commença de s'intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figure d'Eliphas. Qu'est-ce que c'était que ce bonhomme-là? Il interrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewa quelques membres influents du club des Pneumatiques. Il vit M. Raymond de La Beyssière. Il connut le secret de Toth. Et il demanda à visiter l'orgue de Barbarie. Il prit ensuite le train pour La Varenne-Saint-Hilaire et s'il en revint un peu effaré de l'étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus en revanche de l'inanité de toutes les formules égyptiaques.
Il n'avait encore rien dit à Mme Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler ses projets. Eulalie en fut «médusée». Mais c'était une forte tête et elle l'approuva avec transport. Seulement, comme elle était la prudence même, elle lui conseilla d'agir à coup sûr Ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox devait être quelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de ses nouvelles.
Quelques mois encore se passèrent dans ces recherches.
M. Lalouette devenait impatient. Ayant appris qu'Eliphas s'appelait encore Borigo du Careï, en raison de ce qu'il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour la Provence et là, tout au bout d'une vallée profonde, derrière un rideau d'oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, il dénicha une bonne vieille qui n'était ni plus ni moins que la respectable mère de l'illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout des batailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre que depuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et des Parisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille près d'elle, était parti pour le Canada. Eliphas lui avait écrit.
Elle montra des lettres. M. Lalouette compara les dates. Il n'y avait plus à douter L'Eliphas s'intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d'Abbeville qu'à sa première chemise.
M. Lalouette revint triomphant et il lança sa lettre de candidature.
Le seul point sombre de l'aventure était que M. Gaspard Lalouette, candidat à l'Académie française, ne savait point lire. Forts de la situation qui leur était faite par tous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point, M. et Mme Lalouette avaient honnêtement résolu de s'en remettre à M. le secrétaire perpétuel. C'était agir en braves gens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avait passé par-dessus ce léger détail.
La joie était donc immense dans le ménage. Ils s'embrassaient. La boutique, autour d'eux, rayonnait.
—Demain, dit Mme Lalouette, les yeux brillants de plaisir ta candidature sera dans tous les journaux; ça va en faire un tapage! Monsieur Lalouette, vous êtes célèbre!...
—Grâce à qui, fifille? Grâce à toi qui es intelligente et brave! Une autre femme aurait eu peur! Toi, tu m'as soutenu, tu m'as encouragé; tu m'as dit: «va, Gaspard!...»—Et puis, nous sommes bien tranquilles, constata la prudente Mme Gaspard, depuis que nous savons que cette espèce d'Eliphas, que l'on charge à Paris de tous les crimes, est tranquillement à se promener au Canada.
—Madame Lalouette, je vous avoue qu'après la troisième mort, malgré tout ce qu'avait pu me dire cet original de grand Loustalot, j'avais besoin d'être rassuré du côté de l'Eliphas. Si j'avais su qu'il rôdait dans les environs, j'aurais réfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier, c'est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout le monde.
—Et même mieux que tout le monde, déclara, avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l'excellente Mme Lalouette... surtout s'il commande, comme on le dit, au passé, au présent et à l'avenir et aux quatre points cardinaux!...
—Et s'il possède le secret de Toth! surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en se frappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains... Mais faut-il, madame Lalouette, que les gens soient bêtes!...
—C'est tout bénéfice pour les autres, monsieur Lalouette.
—Moi, quand j'ai eu vu sa figure dans les «illustrés» et sa photographie aux devantures, je me suis dit tout de suite:
Voilà une tête qui n'a jamais assassiné personne!
—C'est comme moi!... Sa tête est plutôt rassurante; elle est belle et noble et les yeux sont très doux...
—Avec un peu de malice, madame Lalouette... oui, il y a un peu de malice dans les yeux.
—Je ne dis pas non. Quand il apprendra qu'il a tué trois personnes, il rira bien!...
—Mais qui donc le lui apprendrait, madame Lalouette? Il ne correspond qu'avec sa mère qui, seule, a son adresse, m'a-t-elle dit. Sa mère, dont l'existence est ignorée même de la police, ne sait rien de ce qui se passe à Paris et je n'ai eu garde de le lui apprendre. Enfin, Eliphas est retiré du monde, au fond, tout au fond du Canada.
Mme Lalouette répéta, comme un écho:
«Au fond, tout au fond du Canada...» Dans leur bonheur, ils s'étaient pris les mains qui étaient chaudes de la douce fièvre du succès... Tout à coup, comme ils répétaient en souriant tous les deux: «Au fond, tout au fond du Canada», leurs mains se crispèrent, et, de chaudes qu'elles étaient, devinrent glacées.
M. et Mme Gaspard Lalouette venaient d'apercevoir derrière leur vitrine, arrêtée sur le trottoir et regardant dans leur boutique, une figure...
Cette figure était à la fois belle et noble et les yeux, très doux, en étaient spirituels. Un double cri d'horreur s'échappa de la gorge de M. et Mme Lalouette. Ils ne pouvaient se tromper. Ils reconnaissaient cette figure-là... cette figure qui les regardait, à travers les vitres... qui les fascinait... C'était Eliphas! Eliphas, lui-même... Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox!
L'homme, sur le trottoir, ne remuait pas plus qu'une statue. Il était élégamment vêtu d'un complet jaquette sombre; il avait une canne à la main; un pardessus beige replié flottait négligemment sur son bras. Un nœud de cravate, dit lavallière, agrémentait le plastron de sa chemise; un chapeau rond, de feutre mou, était posé sur ses cheveux blonds, qui bouclaient un peu, et jetait une ombre douce sur un profil digne des fils de Pallas Athênê.
M. et Mme Lalouette sentaient trembler leurs genoux. Ils ne se soutenaient plus. Tout à coup, l'homme bougea. Il s'en fut d'un pas paisible à la porte de la boutique et appuya sur le bec-de-cane.
La porte s'ouvrit; il entra.
Mme Lalouette tomba comme un paquet sur un fauteuil.
Quant à M. Gaspard Lalouette, il se jeta carrément à genoux, et il cria:
—Grâce!... Grâce!...
C'est tout ce qu'il put dire, dans le moment.
—M. Gaspard Lalouette, c'est bien ici? demanda l'homme sans paraître nullement étonné de l'effet que produisait son apparition.
—Non! non! ça n'est pas ici! répondit spontanément
M. Lalouette, toujours prosterné.
Et il mit à son mensonge un tel accent de vérité qu'il s'y fût trompé lui-même, tant il était sincère!
L'homme eut un tranquille sourire et referma, toujours avec son calme suprême, la porte. Puis, il s'avança jusqu'au milieu du magasin.
—Allons! monsieur Lalouette! relevez-vous! fit-il, et remettez-vous!... et présentez-moi à Mme Lalouette. Que diable! Je ne vais pas vous manger!
Mme Lalouette jeta à la dérobée sur le visiteur un rapide et désespéré regard. Elle eut une seconde l'espoir qu'une affreuse ressemblance les avait trompés, elle et son mari. Et, domptant sa terreur elle parvint à dire, la voix chevrotante:
—Monsieur! Il faut nous excuser... vous ressemblez... comme deux gouttes d'eau... à un de nos parents qui est mort l'an dernier...
Et elle gémit, accablée de l'effort...
—J'ai oublié de me présenter, fit l'homme, de sa voix claire et bien posée. Je suis M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox.
—Ah! mon Dieu! s'écrièrent les deux Lalouette en fermant les yeux.
—J'ai appris que M. Lalouette se présentait au fauteuil de Mgr d'Abbeville...
Le couple sursauta.
—Ça n'est pas vrai! pleurnicha M. Lalouette, qui est-ce qui vous a dit ça?
Et, dans son âme épouvantée, il se disait: «C'est un véritable sorcier! Il sait tout!» L'homme sans s'émouvoir de toutes ces dénégations continuait:
—J'ai tenu à l'en venir féliciter moi-même.
—C'était pas la peine de vous déranger! affirma M. Lalouette. On vous a menti!
Mais Eliphas promena son regard souverain dans tous les coins de la pièce.
—En même temps, dit-il, je n'aurais pas été fâché de dire un petit mot à M. Hippolyte Patard... Où est-il, M. Hippolyte Patard?
M. Gaspard Lalouette se releva livide: devant la situation nouvelle, il avait pris son parti... son parti de vivre puisqu'il n'était pas encore mort.
—Ne tremblez pas, Eulalie, mon épouse... Nous allons nous expliquer avec monsieur, dit-il en s'essuyant le front d'une main tremblante... M. Hippolyte Patard, connais pas!
—Alors, on m'a trompé à l'Académie?
—Oui, oui, on vous a trompé à l'Académie, déclara M. Lalouette d'une voix péremptoire. On vous a tout à fait trompé. «Il n'y a rien de fait!» Ah! Ils auraient été bien contents que je me présente!... que je m'asseye dans leur fauteuil!... que je prononce leur discours!... et puis quoi encore?... Moi, ça ne me regarde pas! je suis un marchand de tableaux... moi!... je gagne honnêtement ma vie, moi!...
Tel que vous me voyez, M. Eliphas, je n'ai jamais rien pris à personne...
—A personne! appuya Mme Lalouette...
—...Et ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai!... Ce fauteuil est à vous, M. Eliphas... vous seul en êtes digne... Gardez-le, je n'en veux pas!
—Mais moi non plus, je n'en veux pas! fit Eliphas de son air supérieurement négligent, et vous pouvez bien le prendre si ça vous fait plaisir!...
M. et Mme Lalouette se regardèrent. Ils examinèrent le visiteur. Il paraissait sincère. Il souriait. Mais il se moquait peut-être encore d'eux.
—Vous parlez sérieusement, monsieur? demanda Mme Lalouette.
—Je parle toujours sérieusement, fit Eliphas.
M. Lalouette sursauta.
—Nous vous croyions au Canada, monsieur!... dit-il en recouvrant un peu de sang-froid, madame votre mère...
—Vous connaissez ma mère, monsieur?
—Monsieur avant de me présenter à l'Académie...
—Vous vous présentez donc?
—C'est-à-dire qu'ayant l'intention de me présenter, je voulais être bien sûr que cela ne vous dérangerait pas. Je vous ai cherché partout. Et, ainsi, j'ai eu l'honneur de me trouver un jour en face de madame votre mère qui m'a appris que vous étiez au Canada...
—C'est exact! J'en arrive...
—Ah!... vraiment... Et quand, monsieur Eliphas, êtes-vous arrivé du Canada? demanda Mme Lalouette, qui recommençait à prendre goût à la vie.
—Mais ce matin, madame Lalouette... ce matin, même... j'ai débarqué au Havre. Il faut vous dire que je vivais là-bas comme un sauvage et que j'ai parfaitement ignoré toutes les âneries qui se sont débitées en mon absence à propos du fauteuil de Mgr d'Abbeville.
Le couple reprenait des couleurs. Ensemble, M. et Mme Lalouette dirent:
—Ah! oui...
—J'ai appris les tristes événements qui ont accompagné les dernières élections chez un ami qui m'avait offert à déjeuner ce matin; j'ai su que l'on m'avait cherché partout... et j'ai résolu immédiatement de tranquilliser tout le monde en allant voir cet excellent M. Hippolyte Patard.
—Oui! Oui!
—Je me suis donc rendu cet après-midi à l'Académie et, en prenant soin de rester dans l'ombre pour n'être pas reconnu, j'ai demandé au concierge si M. Patard était là. Le concierge m'a répondu qu'il venait de partir avec quelques-uns de ces messieurs... j'affirmai au concierge que la commission pressait... Il me répliqua que je trouverais certainement M. le secrétaire perpétuel chez M. Gaspard Lalouette, 32 bis, rue Laffitte, lequel venait de poser sa candidature à la succession de Mgr d'Abbeville et chez lequel ces messieurs s'étaient rendus en voiture pour le féliciter sans retard!... Mais il paraît que je me suis trompé, puisque vous ne connaissez pas M. Patard!... ajouta avec son fin sourire M. Eliphas de La Nox.
—Monsieur! Il sort d'ici!... déclara M. Lalouette; je ne veux pas vous tromper plus longtemps. Tout ce que vous nous dites est trop naturel pour que nous jouions au plus fin avec vous!... Eh bien, oui! j'ai posé ma candidature à ce fauteuil, persuadé qu'un homme comme vous ne saurait être un assassin et sûr que tous les autres étaient des imbéciles.
—Bravo! Lalouette! approuva Mme Gaspard. Je te retrouve. Tu parles comme un homme! Du reste, si monsieur regrette son fauteuil, il sera toujours temps de le lui rendre!
Il n'a qu'à dire un mot et il est à lui!...
M. Eliphas s'avança vers M. Lalouette et lui prit la main.
—Soyez académicien, monsieur Lalouette! Soyez-le en toute tranquillité! en toute sûreté!... quant à moi, je ne suis, soyez-en persuadé, qu'un pauvre homme comme tous les autres... Je me suis cru un moment au-dessus de l'humanité, parce que j'avais beaucoup étudié... et beaucoup pénétré...
La triste humiliation que j'ai subie, lors de mon échec à l'Académie, m'a ouvert les yeux. Et j'ai résolu de me châtier de m'abaisser... je me suis condamné à la retraite... j'ai suivi en cela la règle de ces admirables religieux qui astreignent les plus intelligents d'entre eux aux plus rudes travaux manuels... Au fond des forêts du Canada, j'ai travaillé de mes mains comme le plus vulgaire des trappeurs... et je reviens aujourd'hui en Europe pour placer ma marchandise...
—Qu'est-ce que vous faites donc? demanda M. Lalouette qui était remué de la plus douce émotion de sa vie, car la parole de celui que l'on avait appelé l'Homme de lumière était des plus captivantes et coulait comme un miel dans les artères battantes de ceux qui avaient le bonheur de l'entendre.
—Oui, qu'est-ce que vous faites donc, mon cher monsieur? implora Mme Gaspard qui roulait des yeux blancs.
L'Homme de lumière dit simplement sans fausse honte:
—Je suis marchand de peaux de lapin!
—Marchand de peaux de lapin! s'exclama M. Lalouette.
—Marchand de peaux de lapin! soupira Mme Lalouette.
—Marchand de peaux de lapin! répéta l'Homme de lumière en s'inclinant posément et prêt à prendre congé.
Mais M. Lalouette le retint.
—Où allez-vous donc comme ça, cher monsieur Eliphas? demanda-t-il, vous n'allez pas nous quitter ainsi! vous nous permettrez bien de vous offrir un petit quelque chose?...
—Merci, monsieur, je ne prends jamais rien entre les repas, répondit Eliphas.
—Cependant, nous n'allons point nous quitter comme cela, reprit Mme Lalouette.
Et elle roucoula:
—Après tout ce qui s'est passé, nous avons bien des choses à nous dire...
—Je ne suis point curieux, répondit bonnement Eliphas.
J'en sais assez pour ce que j'ai à faire ici... Aussitôt que j'aurai vu M. le secrétaire perpétuel, je prendrai le train de Leipzig où je suis attendu pour mon commerce de fourrures.
Mme Lalouette alla à la porte et en défendit bravement le passage.
—Pardon, monsieur Eliphas, dit-elle, la voix tremblante, mais qu'est-ce que vous allez lui dire, à M. le secrétaire perpétuel?...
—C'est vrai! s'écria Lalouette qui avait compris la nouvelle émotion de sa femme, qu'est-ce que vous allez lui dire, à M. Hippolyte Patard?
—Mon Dieu! Je vais lui dire que je n'ai assassiné personne! déclara l'Homme de lumière.
M. Lalouette pâlit:
—C'est pas la peine, jura-t-il... Il ne l'a jamais cru! Et c'est une démarche bien inutile, je vous assure!
—Mon devoir en tout cas, est de le rassurer comme je vous ai rassurés vous-mêmes... et aussi de dissiper une fois pour toutes les soupçons stupides qui pèsent sur ma personne...
M. Gaspard Lalouette, la figure tout à fait décomposée, regarda Mme Lalouette.
—Ah! fille! gémit-il... c'était un trop beau rêve!... Et il se laissa aller dans ses bras et, sans fausse honte, pleura sur son épaule.
Eliphas interrogea Mme Lalouette.
—M. Lalouette, dit-il, paraît avoir un grand chagrin... et je ne comprends rien à ce qu'il veut dire...
—Cela veut dire, pleura à son tour Mme Lalouette, que si l'on apprend avec certitude que vous êtes à Paris, que vous revenez du Canada et que vous n'êtes pour rien dans toute l'affaire des morts de l'Académie, jamais M. Lalouette ne sera académicien!
—Et pourquoi cela?
—Eh! On ne lui accorde ce fauteuil, sanglota-t-elle, c'est terrible à dire, que parce que personne n'en veut!... Attendez donc, mon cher monsieur Eliphas, pour faire connaître la vérité vraie, qui est votre innocence dont pas un homme sensé ne doute, vous entendez bien! Attendez donc que mon mari soit élu!...
—Madame! fit Eliphas... calmez-vous! L'Académie ne sera pas assez injuste pour repousser votre mari qui, seul, est venu bravement à elle, dans les mauvais jours...
—Je vous dis qu'elle n'en voudra pas
—Mais si!
—Mais non!...
—Mais si!...
—Gaspard!... J'ai confiance dans M. Eliphas. Dis donc à M. Eliphas pourquoi l'Académie ne voudra jamais de toi, si elle a le moyen d'en élire un autre... C'est un secret, monsieur Eliphas! un affreux secret qu'il a fallu confier à M. le secrétaire perpétuel... Mais cela restera à jamais entre nous!...
Alors! parle, Gaspard!
M. Gaspard Lalouette s'arracha au giron de Mme Lalouette et, se penchant à l'oreille de M. Eliphas, tandis que de la main il masquait sa bouche, il murmura quelque chose si bas, si bas... que seule l'oreille de M. Eliphas pouvait l'entendre.
Alors, M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox se mit à rire franchement, lui qui ne riait jamais.
—C'est trop drôle! fit-il... Non, mes amis, je ne dirai rien!
Soyez tranquilles.
Sur quoi il serra solennellement la main de M. et de Mme Lalouette, déclara qu'il était heureux d'avoir fait la connaissance d'aussi braves gens, jura qu'il n'aurait pas de plus grande joie dans sa vie que celle de voir M. Lalouette académicien, et, noblement, reprit le chemin de la rue où il disparut bientôt d'un pas paisible et harmonieux.
XII.
Il faut être poli avec tout le monde surtout à l'Académie française
Madame Gaspard Lalouette n'avait point exagéré en prédisant à M. Lalouette que le lendemain il serait célèbre.
Il n'y eut jamais, pendant deux mois, homme plus célèbre que lui. Sa maison ne désemplit point de journalistes et son image fut reproduite dans les magazines du monde entier Il faut dire que M. Lalouette accueillit tous ces hommages comme s'ils lui étaient dus. Le courage qu'il semblait montrer en la circonstance le dispensait de toute modestie. Nous disons bien «qu'il semblait montrer» car en fait, maintenant, M. et Mme Lalouette étaient tout à fait tranquillisés en ce qui concernait la vengeance du sâr. Et la visite de celui-ci, après les avoir tout d'abord comblés d'épouvante, les avait finalement laissés pleins de sécurité et de confiance dans l'avenir. Cet avenir ne tarda point à se réaliser. M. Jules-Louis-Gaspard Lalouette fut élu par l'illustre Assemblée à l'unanimité, aucun concurrent n'étant venu lui disputer la palme du martyre.
Pendant les quelques semaines qui suivirent, il ne se passa guère de jours sans que l'arrière-boutique du marchand de tableaux ne reçût la visite de M. Hippolyte Patard. Il venait vers le soir, pour, autant que possible, n'être point reconnu, entrait par la petite porte basse de la cour, traversait hâtivement l'arrière-boutique et s'enfermait avec M. Lalouette dans un petit cabinet où ils ne risquaient point d'être dérangés. Là, ils préparaient le discours. Et M. Lalouette ne s'était point vanté en disant qu'il avait une bonne mémoire. Elle était excellente. Il saurait son discours par cœur, sans faute.
Mme Lalouette s'y employait elle-même et faisait réciter à son mari le chef-d'œuvre oratoire, jusque dans l'alcôve conjugale, au coucher et au réveil. Elle lui avait appris également à disposer ses feuillets comme s'il les lisait et à les ranger, au fur et à mesure, les uns derrière les autres. Enfin, elle avait marqué le haut des feuillets d'un petit signe rouge, pour que M. Lalouette ne tînt point devant lui—et devant tout le monde—son discours, la tête en bas.
La veille du fameux jour qui tenait le Tout-Paris en fièvre arriva. Les journaux avaient des délégations rue Laffitte en permanence. Après la triple expérience précédente, il ne faisait point de doute pour beaucoup que M. Gaspard Lalouette était voué à une mort prochaine. On voulait avoir des nouvelles du grand homme toutes les cinq minutes et, à défaut de M. Lalouette qui, fatigué, paraît-il, se reposait et avait résolu de ne recevoir personne de la journée, Mme Lalouette devait répondre à toutes les questions. La pauvre femme était, comme on dit, «sur les dents» et radieuse. Car en réalité, M. Lalouette se portait «comme un charme».
—Comme un charme! Monsieur le rédacteur... dites-le bien dans vos journaux... Il se porte comme un charme!
M. Lalouette avait, ce jour-là, prudemment fui sa demeure, car sa gloire le dérangeait dans le moment qu'il avait le plus besoin d'être seul pour répéter, plusieurs dernières fois, son discours. Dès l'aube, il s'était rendu fort habilement, sans être reconnu, chez un petit-cousin de sa femme qui tenait un débit, place de la Bastille. Le téléphone qui était au premier étage avait été consigné par cet aimable parent et seul M. Lalouette en avait la disposition, ce qui lui permettait de réciter à Mme Lalouette, malgré la distance qui les séparait, les passages les plus difficiles du fameux discours dont l'auteur entre nous, était M. Hippolyte Patard.
Celui-ci vint, comme il était convenu, rejoindre M. Lalouette, vers les six heures du soir à son petit débit de la place de la Bastille. Tout semblait aller pour le mieux, quand, dans la conversation qui eut lieu entre les deux collègues, se produisit le petit incident suivant:
—Mon cher ami, disait M. Hippolyte Patard, vous pouvez vous réjouir Jamais il n'y aura eu, sous la Coupole, une séance solennelle d'un aussi rayonnant éclat! Tous les académiciens seront là! vous entendez: tous!... tous veulent marquer, par leur présence, la particulière estime dans laquelle ils vous tiennent. Il n'y a pas jusqu'au grand Loustalot lui-même qui n'ait annoncé qu'il assisterait à la séance, bien qu'on le voie rarement à ces sortes de cérémonies, car le grand homme est fort occupé et il ne s'est dérangé ni pour Mortimar ni pour d'Aulnay, ni même pour Martin Latouche, dont la réception avait pourtant suscité la plus extrême curiosité.
—Ah! oui! fit M. Lalouette, qui parut aussitôt assez embarrassé, M. Loustalot sera là!...
—Il a pris la peine de me l'écrire.
—C'est très gentil, cela...
—Qu'est-ce que vous avez, mon cher Lalouette? vous semblez ennuyé...
—Eh bien, oui, c'est vrai!... reconnut M. Lalouette... Oh! ce n'est sans doute pas bien grave... mais je ne me suis pas bien conduit avec le grand Loustalot...
—Comment cela?...
—Dans le temps, je suis allé, bien avant de poser ma candidature... je suis allé chez lui pour demander ce qu'il fallait croire des secrets de Toth et de toutes les balançoires ayant rapport à la mort de Martin Latouche. Très catégoriquement, il s'est moqué de moi et l'opinion de ce grand savant, bien qu'elle eût été exprimée en des termes d'une vulgarité qui me choqua, fut pour beaucoup dans ma résolution de me présenter à l'Académie.
—Eh bien, mais! je ne vois pas là de quoi vous mettre martel en tête...
—Attendez, mon cher secrétaire perpétuel, attendez!... quand j'ai eu posé définitivement ma candidature, j'ai fait mes visites officielles, n'est-ce pas?
—Bien entendu! C'est d'un usage auquel on ne saurait manquer sans faire preuve de la plus grande impolitesse... d'autant plus que l'Académie elle-même n'avait pas hésité à se déranger la première, j'ose à peine vous le rappeler, mon cher monsieur Lalouette...
—Oui, eh bien!... cette grande impolitesse, je m'en suis rendu coupable vis-à-vis de l'homme qui avait en quelque sorte le plus de droit à ma reconnaissance... Je n'ai point fait de visite au grand Loustalot!...
M. Hippolyte Patard bondit.
—Comment! vous n'avez point fait de visite au grand Loustalot?...
—Ma foi non!...
—Mais, monsieur Lalouette, vous avez contrevenu à toutes nos règles!...
—Je le sais bien!
—Cela m'étonne d'un homme comme vous!... vous avez insulté l'Académie!...
—Oh!... monsieur le secrétaire perpétuel... telle n'était point mon intention...
—Et pourquoi donc, monsieur Lalouette, n'avez-vous point fait sa visite au grand Loustalot?
—Je vais vous dire, monsieur le secrétaire perpétuel... C'est à cause d'Ajax et d'Achille qui sont deux gros chiens qui me font peur et aussi du géant Tobie dont la vue n'est point rassurante...
M. Hippolyte Patard poussa un «ah!» d'ineffable stupéfaction.
—Vous!... un homme si brave!...
—C'est que, reprit le malheureux, qui baissait assez piteusement la tête, c'est que si je ne m'épouvante point facilement des chimères... je redoute assez la réalité. J'ai vu les crocs, qui sont solides, et aussi j'ai entendu les cris...
—Quels cris?
—D'abord les cris des chiens qui hurlaient à la mort... et puis, à plusieurs reprises, comme un grand cri déchirant humain!...
—Un grand cri déchirant humain?...
—Le savant m'a dit que ce devait être là le cri de quelque maraudeur qui se battait sur le bord de la Marne... Ma foi, il criait comme si on l'assassinait... Le pays est désert... La maison est isolée... Tant est que je n'y suis point retourné...
M. Hippolyte Patard, pendant ces derniers mots, s'était assis à une table et consultait un indicateur.
—Alors! dit-il.
—Où ça?
—Mais chez le grand Loustalot!... Nous avons un train dans cinq minutes... Comme ça, il n'y aura que demi-mal, puisque vous n'êtes officiellement reçu que demain!...
—Bah! fit Lalouette, ça n'est point de refus!... Avec vous, ça va!... vous les connaissez, les chiens?
—Oui, oui... et le géant Tobie aussi.
—Bravo!... Et nous dînerons au petit restaurant de La varenne, à côté de la gare, en attendant le train qui nous ramènera.
—A moins que Loustalot nous invite, fit M. Patard... chose très possible, s'il y pense!...
Ils s'apprêtèrent à descendre et à courir à la gare de Vincennes qui est toute proche.
A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit à côté d'eux.
—Ce doit être Mme Lalouette, fit le nouvel académicien. Je vais lui annoncer que nous allons dîner à la campagne.
Et il s'en fut à l'appareil d'où il détacha le récepteur il écouta.
L'appareil était tout au fond de la pièce sous une petite ampoule électrique. Était-ce cette électricité qui produisait un jour défavorable, ou ce qu'il entendait qui l'émouvait à ce point, mais M. Lalouette était vert. M. Patard, inquiet, demanda:
—Qu'est-ce qu'il y a?...
M. Lalouette se pencha sur l'appareil:
—Ne t'en va pas, Eulalie. Il faut que tu répètes cela à M. le secrétaire perpétuel.
—Qu'est-ce que c'est? demanda celui-ci, fébrile.
—C'est une lettre de M. Eliphas de La Nox! répondit Lalouette de plus en plus vert.
M. Patard, lui, devint jaune et, après avoir poussé un cri de stupéfaction, mit hâtivement l'un des récepteurs à son oreille.
Les deux hommes écoutaient.
Ils écoutaient la voix de Mme Lalouette qui leur transmettait le texte d'une lettre qui venait d'arriver pour M. Lalouette.—«Mon cher monsieur Lalouette. Je suis heureux de votre succès et je suis bien certain qu'avec un homme comme vous, il n'est pas à craindre que quelque fâcheuse émotion vienne interrompre le fil de votre discours. Comme vous le voyez par le timbre de cette lettre, je suis toujours à Leipzig mais, depuis que je vous ai vu, j'ai eu la curiosité de me documenter sur cette étrange affaire de l'Académie. Et maintenant que j'ai réfléchi, j'en suis à me demander s'il est vraiment aussi naturel que cela que trois académiciens meurent de suite avant de s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville! Il y avait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu'ils disparussent!... Et voilà ce que je me suis dit: ça n'est pas, après tout, une raison parce que je ne suis pas un assassin, pour qu'il n'y ait plus d'assassins sur la terre! En tout cas, ces réflexions ne sauraient vous arrêter. Même s'il y a eu des raisons à la disparition de MM. Mortimar, d'Aulnay et Latouche, il se peut très bien qu'il n'y en ait aucune pour faire disparaître M. Gaspard Lalouette. Compliments et mes meilleurs souvenirs à Mme Lalouette.
ELIPHAS DE SAINT-ELME DE TAILLEBOURG DE LA NOX.»
XIII. Dans le train
Dans le train qui les conduisait à La Varenne-Saint-Hilaire, M. Hippolyte Patard et M. Gaspard Lalouette réfléchissaient.
Et leurs réflexions devaient être assez maussades, car ils ne mettaient aucun empressement à se les communiquer.
La lettre d'Eliphas était pleine d'un terrible bon sens! Ce n'est pas une raison parce que je ne suis pas un assassin pour qu'il n'ait plus d'assassins sur la terre!
Cette phrase leur était entrée dans la tête, comme une vrille à tous les deux. Évidemment, celui qu'elle faisait souffrir le plus était M. Lalouette, mais M. Patard était bien malade, il avait naturellement demandé des explications à M. Lalouette qui lui avait narré, par le menu, la visite de l'inoffensif Eliphas. Il n'y avait plus, du reste, aucun inconvénient à cette confidence, puisque M. Lalouette était bien définitivement élu. Mais, s'il ne l'avait pas été—élu—, je crois bien qu'après cette lettre d'Eliphas, M. Lalouette eût tout raconté tout de même, car en vérité, il en était maintenant à se demander s'il avait lieu de se réjouir autant que cela de son élection.
Quant à M. Hippolyte Patard, le dépit qu'il avait conçu dans l'instant, d'avoir été soigneusement écarté par le prudent Lalouette d'un incident aussi considérable que celui de la réapparition d'Eliphas n'avait pas duré sous le coup des idées particulièrement lugubres soulevées par la tranquille hypothèse d'Eliphas de La Nox lui-même: «Si ce n'est moi, c'est peut-être un autre!...»
«Est-ce aussi naturel que cela que trois académiciens meurent de suite, avant de s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville?» Encore une phrase qui lui dansait devant les yeux...
Mais c'était surtout la dernière qui tracassait ce pauvre M. Lalouette.
«S'il y a eu des raisons à la disparition de MM. Mortimar d'Aulnay et Latouche, il se peut très bien qu'il n'y en ait aucune pour faire disparaître M. Gaspard Lalouette...» Il se peut!!!... M. Lalouette ne pouvait avaler ce «Il se peut!!!».
Il regarda M. Patard... La mine de M. le secrétaire perpétuel était de moins en moins rassurante...
—Écoutez, Lalouette, fit-il tout à coup, la lettre de cet Eliphas m'ouvre des horizons plutôt sombres... mais en toute conscience, j'estime qu'il n'y a pas lieu de vous alarmer...
—Ah! répondit Lalouette, la voix légèrement altérée, mais vous n'en êtes pas sûr?...
—Oh! maintenant, depuis la mort de Martin Latouche, je ne suis plus sûr de quoi que ce soit au monde... J'ai eu trop de remords avec l'autre... Je ne voudrais pas en avoir avec vous!...
—Hein?... s'exclama sourdement Lalouette en se dressant de toute sa hauteur devant M. Patard. Est-ce que vous me croyez déjà mort?...
Un cahot rejeta le marchand de tableaux sur la banquette où il s'affala avec un gémissement.
—Non, je ne vous crois pas mort, mon ami... dit doucement M. Patard consolateur, en posant sa main sur celle du récipiendaire, mais cela ne m'empêche pas de penser que les décès des trois autres n'ont peut-être pas été si naturels que cela...
—Les trois autres!... frissonna Lalouette.
—Cet Eliphas parle bien... Ce qu'il dit fait réfléchir... et vient assez singulièrement réveiller dans mon esprit des souvenirs d'enquête personnelle... Mais dites-moi, monsieur Lalouette, vous ne connaissiez ni M. Mortimar ni M. d'Aulnay, ni M. Latouche?
—Je ne leur ai jamais parlé de la vie...
—Tant mieux!... soupira M. le secrétaire perpétuel, vous me le jurez? insista-t-il.
—Je vous le jure sur la tête d'Eulalie, mon épouse.
—C'est bien! fit M. Patard... Rien donc ne saurait vous lier à leur sort...
—Vous me rassurez un peu, monsieur le secrétaire perpétuel... Mais vous pensez donc que quelque chose les liait au sort les uns des autres?...
—Oui, je le pense maintenant... depuis la lettre d'Eliphas... ma parole!... La pensée de ce sorcier nous avait tous hypnotisés, et, à cause de toute son impossible sorcellerie, on n'a point cherché ailleurs le secret naturel, et criminel peut-être, de cette épouvantable énigme... Il y avait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu'ils disparussent.... répéta M. Patard avec une exaltation tout à fait comme se parlant à lui-même: C'est bien cela?... c'est bien cela?...
—Quoi! C'est bien cela!... Que voulez-vous dire?...
Qu'avez-vous? vous me rassuriez tout à l'heure et vous m'épouvantez à nouveau!... Savez-vous quelque chose?... implora Lalouette qui faisait pitié à voir Les deux hommes s'étreignaient les mains.
—Je ne sais rien, si l'on veut! gronda M. Patard... Mais je sais quelque chose, si je réfléchis!... Ces trois hommes ne se connaissaient pas, vous entendez bien, monsieur Lalouette, avant la première élection pour la succession de Mgr d'Abbeville... Ils ne s'étaient jamais vus!... Jamais!... J'en ai acquis la certitude, bien que M. Latouche m'ait menti en me disant qu'ils étaient tous trois d'anciens camarades... Eh bien! aussitôt après l'élection, ils se réunissent... ils se voient en cachette... tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre... On a dit que c'était pour parler du sorcier... et pour déjouer ses menaces, et on l'a cru et je l'ai cru moi-même... Quelle niaiserie!... Ils devaient avoir autre chose à se raconter!... Ils devaient tous avoir à redouter quelque chose... car ils se cachaient bien! Et on ne les entendait pas!...
—Vous êtes sûr de cela?... fit Lalouette qui ne respirait plus...
—Quand je vous le dis!... oh! j'ai pris mes renseignements... Savez-vous où ils se sont rencontrés pour la première fois?...
—Ma foi non!...
—Devinez!
—Comment voulez-vous?...
—Eh bien, ici!... oui!... ici!... parfaitement... dans ce train... par le plus grand hasard... ils se sont rencontrés, allant faire visite, avant l'élection, à M. Loustalot!... Ils sont revenus ensemble, bien entendu—et, depuis, il a dû leur arriver quelque chose de terrible, avant leur mystérieuse mort, puisqu'ils se sont donné des rendez-vous aussi secrets... voilà ce que je pense, moi...
—C'est peut-être vrai... Il leur sera arrivé quelque chose qu'on ne sait pas... mais à moi, monsieur le secrétaire perpétuel, à moi, il ne m'est rien arrivé, à moi...
—Non! non! A vous, il ne vous est rien arrivé... voilà pourquoi je pense qu'en ce qui vous concerne, vous pouvez être tranquille, mon cher monsieur Lalouette!... oui... ma foi... à peu près tranquille... je vous dis «à peu près»... entendez bien... parce que maintenant... je ne veux plus prendre aucune responsabilité... aucune.
A ce moment le train stoppa. Sur le quai un employé cria:
«La Varenne-Saint-Hilaire!» M. Patard et M. Lalouette sursautèrent. Ah! bien! ils étaient loin de La varenne, et ils ne pensaient même plus à ce qu'ils étaient venus y faire...
Cependant ils descendirent, et M. Lalouette dit à M. Patard:
—Monsieur Patard, vous auriez dû me raconter ce que vous venez de me dire là, lors de votre première visite à mon magasin...
XIV. Un grand cri déchirant humain
Ils ne trouvèrent point de voiture à la gare et il leur fallut prendre le chemin de Chennevières à la nuit tombante.
Sur le pont de Chennevières avant de descendre sur la rive de la Marne, chemin qui conduisait, par le plus court, à la demeure isolée de M. Loustalot, M. Lalouette arrêta son compagnon.
—Enfin, mon cher monsieur Patard, demanda-t-il sourdement, vous ne croyez point, vous, qu'ils vont m'assassiner?...
—Qu'ils? s'exclama M. le secrétaire perpétuel, qui paraissait fort énervé.
—Mais, est-ce que je sais, moi?... Ceux qui ont assassiné les autres!...
—Qu'est-ce qui vous dit que les autres ont été assassinés, d'abord? fit-il, sur un ton, cette fois, de chien hargneux.
—Mais vous!...
—Moi! je n'ai rien dit, entendez-vous! parce que je ne sais rien!...
—C'est que je vais vous avouer une chose, monsieur le secrétaire perpétuel: je veux bien moi, être de l'Académie...
—Vous en êtes!...
—C'est vrai! soupira M. Lalouette.
Ils descendirent sur la berge... M. Lalouette était poursuivi par une idée fixe.
—Mais je voudrais tout de même bien ne pas être assassiné, fit-il.
M. Hippolyte Patard haussa les épaules. Cet homme qui ne savait pas lire, mais qui savait parfaitement qu'en se présentant à l'Académie il n'avait rien à craindre de tout ce que tous les autres qui ne se présentaient pas redoutaient, cet homme, qu'il avait pris pour un héros et qui n'avait été qu'un malin, commençait à lui être moins sympathique. Il résolut de le rappeler assez rudement au respect de lui-même:
—Mon cher monsieur, il y a des situations dans la vie qui valent bien que l'on risque quelque chose!...
«Et allez donc! Ça c'est envoyé!» pensa M. Hippolyte Patard. C'est qu'en vérité il trouvait les plaintes de ce M. Lalouette tout à fait nauséabondes. La situation avait beau apparaître difficile, mystérieuse, et, à tout prendre, menaçante, M. Hippolyte Patard pensa qu'elle était encore bien belle pour M. Lalouette qu'elle faisait académicien.
M. Lalouette avait baissé le nez; quand il le releva ce fut pour laisser tomber dans la fraîcheur du soir cette phrase qui était, en toute sincérité, immonde...
—Est-ce bien nécessaire, dit-il, que je le prononce, ce discours?...
Ils étaient alors sur le bord de la Marne. Les voiles de la nuit enveloppaient déjà les deux voyageurs. M. le secrétaire perpétuel regarda l'eau sournoise et profonde et la silhouette affalée de M. Lalouette. Il eut envie de le noyer tout simplement. Pan! Un coup d'épaule!...
Seulement, au lieu de précipiter cette chair flasque au sein des eaux, M. le secrétaire perpétuel alla prendre amicalement le bras de M. le récipiendaire...
Et cela parce que d'abord M. Hippolyte Patard était le moins criminel des hommes et qu'ensuite il venait de penser soudainement à ce que coûterait à l'illustre Compagnie une quatrième mort!...
Il en frémit. Ah! à quoi pensait-il donc? A inquiéter cet excellent M. Lalouette! Il se traita de fou! Il pressa le bras de M. Lalouette! Il jura à cet honnête homme, du fond du cœur une reconnaissance éternelle... Il essaya de réchauffer chez lui une ardeur académicienne qu'il se reprochait assurément d'avoir laissé s'éteindre. Il lui décrivit son triomphe du lendemain, il lui montra la foule enivrée et ravie, enfin, il fit fondre, comme on dit, le cœur de M. Lalouette en lui représentant, aux premières loges, Mme Lalouette vers qui allaient tous les hommages, comme à l'épouse glorieuse et rayonnante de l'Homme du jour!...
Finalement ils s'embrassèrent en se congratulant, en se réconfortant, en se traitant d'enfants qui s'étaient laissé assombrir par des idées noires. Et ils riaient tout haut, comme des braves, quand ils constatèrent qu'ils étaient arrivés à la griffe du grand Loustalot.
—Attention aux chiens! fit M. Lalouette.
Mais les chiens ne se faisaient pas entendre...
Chose curieuse, la griffe était ouverte.
M. Hippolyte Patard n'en sonna pas moins pour avertir de la présence d'étrangers.
—Où sont donc Ajax et Achille? dit-il... Et Tobie?... Il ne vient pas.
De fait, personne ne se dérangeait.
—Entrons! fit M. le secrétaire perpétuel.
—J'ai peur des chiens! recommença M. Lalouette.
—Eh! je vous dis que je les connais depuis longtemps! répéta M. Patard. Ils ne nous feront aucun mal.
—Alors, marchez devant, commanda bravement M. Lalouette.
Ainsi ils parvinrent jusqu'au perron. Le plus profond silence régnait dans le jardin, dans la cour et dans la maison.
La porte de la maison était également entrouverte. Ils la poussèrent. Un bec de gaz à demi ouvert éclairait le vestibule.
—Il y a quelqu'un? s'écria M. Patard, de sa voix de tête.
Mais aucune voix ne lui répondit.
Ils attendirent encore dans un extraordinaire silence.
Toutes les portes qui donnaient sur le vestibule étaient fermées.
Et, tout à coup, comme M. Patard et M. Lalouette restaient là, fort embarrassés, le chapeau à la main, les murs de la maison résonnèrent d'une clameur affreuse. La nuit retentit désespérément d'un grand cri déchirant humain...
XV. La cage
La mèche de M. le secrétaire perpétuel s'était dressée toute droite sur son crâne. M. Lalouette s'appuyait au mur, dans un grand état de faiblesse.
—Voilà le cri! gémit-il, le grand cri déchirant humain...
M. Patard eut encore la force d'émettre une opinion:
—C'est le cri de quelqu'un à qui il est arrivé un accident...
Il faudrait voir...
Mais il ne bougeait pas.
—Non! Non! C'est le même cri... je le connais... c'est un cri, fit à voix basse M. Lalouette, un cri qu'il y a comme ça... tout le temps... dans la maison...
M. Hippolyte Patard haussa les épaules.
—Écoutez, dit-il.
—Ça recommence... grelotta M. Lalouette.
On entendait maintenant comme une sorte de grondement douloureux, de gémissement lointain et ininterrompu.
—Je vous dis qu'il est arrivé un accident... cela vient d'en bas... du laboratoire... C'est peut-être Loustalot qui se trouve mal...
Et M. Patard fit quelques pas dans le vestibule. Nous avons dit que dans ce vestibule se trouvait l'escalier conduisant aux étages supérieurs, mais, sous cet escalier-là, il y en avait un autre qui descendait au laboratoire.
M. Patard se pencha au-dessus des degrés. Le gémissement arrivait là presque distinctement, mêlé de paroles incompréhensibles mais qui semblaient devoir exprimer une grande douleur.
—Je vous dis qu'il est arrivé un accident à Loustalot.
Et bravement M. Hippolyte Patard descendit l'escalier.
M. Lalouette suivit. Il dit tout haut:
—Après tout, nous sommes deux!
Plus ils descendaient, plus ils entendaient gémir et pleurer Enfin, comme ils arrivaient dans le laboratoire, ils n'entendirent plus rien.
Le laboratoire était vide.
Ils regardèrent partout autour d'eux.
Un ordre parfait régnait dans cette pièce. Tout était à sa place. Les cornues, les alambics, les fourneaux de terre dans la grande cheminée qui servait aux expériences, les instruments de physique sur les tables, tout cela était propre et net et méthodiquement rangé. Ce n'était point là, de toute évidence, le laboratoire d'un homme qui est en plein travail.
M. Patard en fut étonné.
Mais ce qui l'étonnait le plus était, comme je l'ai dit, de ne plus rien entendre... et de ne rien voir qui l'eût mis sur la trace de cette grande douleur qui leur avait «retourné les sangs» à tous les deux, M. Lalouette et lui.
—C'est bizarre! fit M. Lalouette, il n'y a personne.
—Non, personne!...
Et tout à coup, le grand cri les secoua à nouveau, leur déchirant le cœur et les entrailles.
Cela les avait comme soulevés de terre: cela venait même de sous la terre.
—On crie dans la terre! murmura M. Lalouette.
Mais M. Patard lui montrait déjà du doigt une trappe ouverte dans le plancher-Ça vient d'ici... fit-il.
Il y courut...
—C'est quelqu'un qui sera tombé par cette trappe et qui se sera brisé les jambes...
M. Patard se pencha au-dessus de la trappe: les gémissements à nouveau s'étaient tus.
—C'est incroyable! dit M. le secrétaire perpétuel... Il y a là une pièce que je ne connaissais pas... comme un second laboratoire sous le premier...
Et il descendit encore des marches, en examinant toutes choses prudemment, autour de lui.
Le laboratoire du dessous, comme celui du dessus, était éclairé par des papillons de gaz. M. Patard descendait avec précaution. M. Lalouette, qui regrettait décidément sa visite au grand Loustalot, arrivait.
Dans ce laboratoire souterrain, il y avait la même disposition que dans la pièce de dessus, pour toutes choses. Seulement toutes ces choses étaient dans un grand désordre, et en plein service, en cours d'expérience...
M. Patard cherchait. M. Lalouette ouvrait de grands yeux...
Ils n'apercevaient toujours personne...
Soudain, comme ils s'étaient retournés vers un coin de muraille, ils reculèrent en poussant un cri d'horreur Ce coin de muraille était ouvert et garni de barreaux. Et derrière ces barreaux, comme une bête fauve enfermée dans sa cage, un homme... oui, un homme aux grands yeux ardents les fixait en silence...
Comme ils ne disaient rien et qu'ils restaient là comme des statues, l'homme, derrière ses barreaux dit:
—Etes-vous venus pour me délivrer?... En ce cas dépêchez-vous... car je les entends qui reviennent... et ils vous tueraient comme des mouches...
Ni Patard ni Lalouette ne remuaient encore. Comprenaient-ils?
L'homme encore hurla:
—Etes-vous sourds?... Je vous dis qu'ils vous tueraient comme des mouches!... s'ils savent jamais que vous m'avez vu!... comme des mouches!... sauvez-vous!... sauvez-vous!... Les voilà!... je les entends!... Le géant fait craquer la terre!... Ah! malheur!... ils vont vous faire manger par les chiens!...
Et on entendit en effet des aboiements furieux, tout là-haut, sur la terre. Les deux visiteurs avaient compris cette fois!...
Ils tournèrent autour d'eux-mêmes comme s'ils étaient ivres... cherchant une issue. Et l'autre dans sa cage répétait en secouant les barreaux comme s'il voulait les arracher:
—Par les chiens!... S'ils savent que vous avez surpris le secret!... le secret du grand Loustalot... Ah! Ah! Ah!... comme des mouches... par les chiens!...
Patard et Lalouette, incapables d'en entendre davantage, affolés d'épouvante, s'étaient rués sur l'escalier qui conduisait à la trappe...
—Pas par là!... hurla l'homme, derrière les barreaux... vous ne les entendez donc pas qui descendent!... Ah! les voilà!... les voilà!... avec les chiens!...
Ajax et Achille avaient dû maintenant pénétrer dans la maison... car celle-ci retentissait de leurs coups de gueule formidables comme un enfer plein de l'aboiement des démons...
Patard et Lalouette étaient retombés au bas de l'escalier, hurlant leur effroi, comme des insensés et criant: «Par où?... par où?... par où?...» tandis que l'autre les couvrait d'injures, en leur ordonnant de se taire...
—Vous allez encore vous faire pincer comme les autres!
Et il vous tuera comme des mouches!... Taisez-vous donc... écoutez!... Ah! si les chiens s'en mêlent, le compte est bon!... Voulez-vous vous taire!...
Patard et Lalouette, croyant déjà voir apparaître les crocs terribles d'Ajax et d'Achille en haut de l'escalier de la trappe, s'étaient rués à l'autre extrémité de cette cave, contre les barreaux mêmes de la cage où l'homme était enfermé; et c'étaient eux maintenant qui suppliaient le malheureux de les sauver Ils l'imploraient avec des mots sans suite, avec des râles... Ah! ils enviaient l'homme dans sa cage...
Mais celui-ci leur avait pris à tous deux ce qui leur restait de cheveux, à travers les barreaux, et leur secouait la tête affreusement pour les faire taire:
—Taisez-vous!... Nous nous sauverons tous les trois!...
Écoutez donc!... Les chiens! La brute les emporte!... Ils les font taire!... Le géant fait craquer la terre, mais il ne se doute de rien! la brute!... Ah! quel idiot!... vous avez de la chance...
Et il les lâcha:
—Tenez! vite!... vite!... dans le tiroir de la table là-bas, une clef...
Lalouette et Patard tiraient le tiroir en même temps et le fouillaient fébrilement de leurs mains tremblantes.
—Une clef, continua l'autre... qui ouvre le passage... les chiens sont enchaînés... Il faut en profiter...
—Mais la clef!... la clef?... réclamaient les deux malheureux qui fouillaient en vain dans le tiroir...
—Eh bien, mais la clef de l'escalier qui monte dans la cour!... vite... cherchez!... Il la met là tous les jours... après m'avoir donné à manger...
—Mais il n'y a pas de clef!...
—Alors, c'est que le géant l'a gardée, la brute!... Silence!... Mais ne remuez donc plus! Ah! les voilà! les voilà!... ils descendent... Maintenant le géant fait craquer l'escalier!...
Lalouette et Patard tournaient... tournaient encore... prêts à se jeter sous les meubles, à se cacher dans les armoires...
—Ah! ne perdez donc pas la tête comme ça! souffla le prisonnier... ou nous sommes fichus!... Tenez, dans le recoin de la cheminée, là... oui, là, bien sûr... de chaque côté!...
Bougez pas!... ou je ne réponds plus de rien!... Tout à l'heure il ira dîner... Mais s'il vous voit... Il vous tuera comme des mouches... mes pauvres chers messieurs... comme des mouches!
XVI. Par les oreilles
Agonisants, MM. Patard et Lalouette s'étaient dissimulés chacun dans un coin de la grande cheminée du laboratoire souterrain. Là, ils étaient dans une nuit profonde. Ils ne voyaient rien. Tout ce qui leur restait de vie s'était réfugié dans les oreilles. En vérité, ils ne vivaient plus que par les oreilles.
Ce fut d'abord le géant Tobie qui, en descendant l'escalier du laboratoire souterrain, fit entendre quelques grognements funestes.
—Vous avez encore laissé la trappe ouverte, maître, dit-il, vous verrez que cela vous portera malheur... à la fin!...
On entendit les pas monstrueux de Tobie qui se rapprochaient de la cage, c'est-à-dire des barreaux derrière lesquels ils avaient découvert l'homme enfermé.
—Dédé a dû en profiter pour crier comme un sourd... T'as crié, Dédé?
—Certainement qu'il a crié... répondit la voix de fausset de M. Loustalot... je l'ai entendu, moi, quand j'étais au gros chêne et que je mettais les mains sur Ajax!... Mais il n'y a personne, à cette heure, dans les environs.
—On ne sait jamais... gronda le géant... vous pouvez recevoir des visites comme l'autre fois... Il faut toujours fermer la trappe... avec elle on est tranquilles... elle est rembourrée de crin... on n'entend rien...
—Si tu n'avais pas laissé la grille du jardin ouverte, vieux fou, et laissé échapper les chiens... Tu sais bien qu'ils ne rentrent qu'à ma voix... Je n'ai pas pensé à la trappe derrière moi...
—Tu as crié, Dédé? interrogea le géant.
Mais il n'obtint pas de réponse... L'homme, derrière ses barreaux, ne bougeait pas plus qu'un mort.
Le géant reprit:
—Les chiens étaient terribles, ce soir Ah! j'ai eu du mal à les enchaîner! Quand ils sont revenus, j'ai cru qu'ils allaient manger la maison... Ils étaient comme le soir où nous avons trouvé ici les trois messieurs en visite devant la cage à Dédé...
C'était un soir comme celui-là, maître, où les chiens s'étaient échappés et où il a fallu «leur courir après»...
—Ne me parle jamais de ce soir-là, Tobie, fit la voix chevrotante de Loustalot.
—C'est ce soir-là, continua le géant, que j'ai bien cru que ça nous porterait malheur!... car Dédé avait crié!... avait bavardé... N'est-ce pas, Dédé, que tu avais bavardé?
Pas de réponse...
—Mais c'est à eux, reprit le géant de sa voix grasse et lente, c'est à eux que ça a porté malheur... Ils sont morts...
—Oui, ils sont morts...
—Tous les trois...
—Tous les trois... répéta comme un écho sinistre la voix cassée du grand Loustalot.
—Ça, ricana lugubrement le géant... ça a été comme un fait exprès.
Loustalot ne lui répondit pas, mais quelque chose comme un soupir un soupir de terreur et d'angoisse passa sur la tête des deux hommes qui devaient, au bruit qu'ils faisaient avec les instruments, être occupés à quelque expérience.
—Tu as entendu? demanda Loustalot.
—C'est toi, Dédé? fit le géant.
—Oui, c'est moi, répondit la voix de l'homme aux barreaux.
—Tu es malade? demanda Loustalot... Regarde donc, Tobie, ce qu'il a. Dédé est peut-être malade? Il a crié tout à l'heure à se casser la poitrine... Il a peut-être faim? As-tu faim, Dédé?
—Tenez, fit la voix de l'homme dans la cage, voilà la «formule»! Elle est complète. Vous pouvez me donner à manger maintenant... J'ai bien gagné mon souper!
—Va lui chercher sa «formule», ordonna Loustalot, et donne-lui sa soupe...
—Regardez d'abord si la formule est bonne, répliqua Dédé... vous m'avez habitué à ne pas voler mon pain...
Il y eut les pas du géant et puis le bruit d'un morceau de papier froissé que le prisonnier devait passer à Tobie à travers les barreaux...
Et un silence pendant lequel certainement le grand Loustalot devait examiner la «formule».
—Oh! ça!... ça c'est épatant! s'exclama-t-il dans un véritable transport... c'est tout à fait épatant, Dédé!... Mais tu ne m'avais pas dit que tu travaillais à ça!...
—Je ne travaille qu'à ça depuis huit jours... nuit et jour... vous entendez?... nuit et jour... mais ce coup-ci, ça y est!...
—Oh! ça y est!...
Il y eut un grand soupir de Loustalot.
—Quel génie!... fit-il...
—Il a encore trouvé quelque chose? demanda Tobie.
—Oui, oui... Il a encore trouvé quelque chose... et ce qu'il a trouvé, il l'a enfermé dans une bien belle formule!...
Loustalot et Tobie se parlèrent alors à voix basse.
Si l'on avait encore eu la force d'écouter dans la cheminée, on n'aurait pu certainement rien entendre de ce qu'ils se disaient là...
Loustalot reprit tout haut:
—Mais c'est de la véritable alchimie, ça, mon garçon!... Ce que tu viens de trouver là, c'est quelque chose comme la transmutation des métaux!... Tu es sûr de l'expérience, Dédé?
—Je l'ai répétée trois fois avec du chlorure de potassium.
Ah! on ne dira plus que la matière est inaltérable!... c'est tout à fait autre chose!... Un véritable potassium nouveau que j'ai obtenu!... un potassium ionisé, sans parenté aucune avec le premier—Et de même pour le chlore? interrogea Loustalot.
—De même pour le chlore...
—Bigre!...
Loustalot et le géant se reparlèrent à voix basse, puis Loustalot encore:
—Qu'est-ce que tu veux pour ta peine, Dédé?
—Je voudrais bien des confitures et un bon verre de vin.
—Oui, ce soir, tu peux lui donner un bon verre de vin, obtempéra le grand Loustalot, ça ne peut pas lui faire de mal.
Mais tout à coup, la paix relative de cette cave profonde fut effroyablement troublée par Dédé. Il y eut comme une tempête souterraine, un déchaînement de fureurs, des cris, des lamentations, des malédictions!... M. Lalouette de son côté, M. Patard du sien, n'eurent que le temps d'arrêter sur les bords de leurs lèvres sèches la clameur suprême de leur épouvante... On sentait que l'homme s'était rué comme un animal féroce derrière les barreaux de sa cage.
—Assassins! hurlait-il... Assassins!... misérables bandits, voleur de Loustalot!... Geôlier immonde, garde-chiourme de mon génie!... monstre à qui je donne la gloire et qui me paie d'un morceau de pain!... Tes crimes seront punis, tu entends, misérable!... Dieu te châtiera!... Ton forfait sera connu de l'univers!... Il faudra bien qu'ils viennent, les hommes qui me délivreront!... Tu ne les tueras pas tous!...
Et je te traînerai comme une charogne infâme avec une pique de boucher, bandit!... Par la peau du cou...
—Assez! fais-le taire, Tobie! râla Loustalot.
On entendit un bruit de grille de fer qui tourna sur ses gonds.
—Je ne me tairai pas!... Par la peau du cou! Par la peau du cou!... Non! non! Pas cela!... Au secours! au secours!...
Oui, je me tais... je me tais!... Par la peau du cou, aux gémonies!... je me tais!...
Et le bruit de la grille de fer recommença sur ses gonds...
Et il n'y eut plus bientôt, dans la cave profonde, qu'un gémissement qui allait s'apaisant, de plus en plus, comme quelqu'un qui s'endort après une grande colère ou qui meurt...
XVII. Quelques inventions de Dédé
Après ce gémissement il y eut encore quelque remue-ménage dans le Laboratoire de la cave du fond et puis peu à peu tout bruit s'éteignit.
Dans leur coin de cheminée, M. Hippolyte Patard et M. Lalouette ne donnaient point signe de vie. Ils étaient collés au mur comme s'ils ne devaient plus s'en détacher jamais.
Cependant la voix de l'homme, derrière les barreaux de la cage, résonna:
—Vous pouvez venir... ils sont partis.
Ce fut encore le silence. Et puis la voix de l'homme reprit:
—Etes-vous morts?
Enfin, dans la pénombre du laboratoire-tombeau, qui n'était plus éclairé maintenant que par un lumignon qui brillait derrière les barreaux de la cage, chez le prisonnier, dans cette pénombre, disons-nous, apparurent timidement, au bord de la vaste cheminée, deux silhouettes...
Les têtes d'abord se montrèrent prudemment, puis les corps... et tout redevint immobile.
—Oh! vous pouvez avancer, dit la voix de Dédé... ils ne reviendront plus de la nuit... et la trappe est fermée.
Alors les deux silhouettes remuèrent à nouveau... mais avec des précautions extrêmes. Elles s'arrêtaient à chaque pas. Elles glissaient fort précautionneusement... Elles étaient debout sur la pointe des pieds, les mains étendues... et, quand elles se heurtaient à un meuble et que ce meuble répondait à ce choc par quelque sonorité, les silhouettes restaient comme suspendues.
Enfin elles arrivèrent à la lumière barrée de la grille derrière laquelle Dédé, debout, les attendait.
Et elles s'affalèrent exténuées, au pied des barreaux. Une voix qui était celle de M. Hippolyte Patard dit:
—Ah! mon pauvre monsieur!
Et la voix de M. Lalouette se fit entendre à son tour:
—Nous avons cru qu'ils vous assassinaient.
—Vous êtes restés dans la cheminée tout de même? fit l'homme.
C'était vrai. Ils ne pouvaient le nier Ils expliquèrent, en des propos confus, que leurs jambes leur avaient refusé tout service, qu'ils n'avaient point l'habitude de pareilles émotions, qu'ils étaient académiciens et nullement préparés à d'aussi horribles tragédies.
—Des académiciens! fit l'homme. Un jour il en est descendu trois ici... trois candidats qui faisaient leur visite et que le bandit a surpris... Je ne les ai jamais revus... Depuis, j'ai appris, en écoutant le bandit et le géant, qu'ils étaient tous morts... Il a dû les tuer comme des mouches!
Toute cette conversation était prononcée à voix très basse, étouffée, les lèvres de tous trois collées aux barreaux.
—Monsieur! implora Gaspard Lalouette, est-ce qu'il y a un moyen de sortir sans que le bandit nous surprenne?
—Bien sûr! fit l'homme... par l'escalier qui donne directement dans la cour...
M. Hippolyte Patard dit:
—La clef qui ouvre cet escalier et dont vous nous avez parlé n'est point dans le tiroir L'homme dit:
—Je l'ai dans ma poche! Je l'ai prise dans la poche du géant... Je me suis fait taire pour qu'il vienne dans ma cage.
—Ah! mon «pauvre monsieur», reprit Patard.
—Oui! oui! Je suis à plaindre, allez! Ils ont des façons terribles de me faire taire.
—Alors, vous croyez qu'on peut s'en aller, soupira M. Gaspard Lalouette, qui s'étonnait que l'autre ne leur eût pas encore passé la clef.
—Reviendrez-vous me chercher? demanda l'homme.
—Nous vous le jurons, dit solennellement M. Lalouette.
—Les autres aussi l'ont juré, et ils ne sont pas revenus.
M. Hippolyte Patard intervint pour l'honneur de l'Académie:
—Ils seraient revenus s'ils n'étaient pas morts.
—Ça, c'est vrai... Il les a tués comme des mouches!... Mais vous, il ne vous tuera pas, parce qu'il ne sait pas que vous êtes venus... Mais il ne faut pas qu'il vous voie...
—Non! non! gémit Lalouette. Il ne faut pas qu'il nous voie...
—Il faut être malin! recommanda l'homme en dressant devant les deux visiteurs une petite clef noire.
Et il donna la clef à M. Hippolyte Patard en lui disant qu'elle ouvrait une porte qui se trouvait derrière la dynamo que l'on apercevait dans un coin. Cette porte ouvrait sur un escalier qui montait à une petite cour derrière la maison. Là, ils trouveraient une autre porte qui donnait sur la campagne et dont ils n'auraient qu'à tirer les verrous intérieurs. La clef de cette autre porte restait toujours sur la serrure.
—J'ai remarqué tout cela, fit l'homme, quand le géant me promène.
—Vous sortez donc quelquefois de votre cage? demanda
M. Patard qui frissonnait en face d'un pareil malheur oubliant presque le sien.
—Oui, mais toujours enchaîné; une heure par jour à l'air libre, quand il ne pleut pas.
—Ah! mon pauvre monsieur!
Quant à M. Lalouette, il ne pensait qu'à s'en aller. Il était déjà à la porte de l'escalier. Mais il lui sembla entendre tout là-haut des grondements, et il recula.
—Les chiens! gémit-il.
—Mais oui, les chiens!... répéta l'homme, hostile... Est-il embêtant, ce gros-là... vous ne sortirez d'ici que quand je vous le dirai, à la fin! Il faut bien compter une heure avant que Tobie leur porte à manger... Alors, vous pourrez passer... ils ne prendront pas le temps d'aboyer... Quand ils mangent, ils ne connaissent plus rien, ni personne... entendez-vous... quand ils mangent!
L'homme ajouta:
—Quelle vie!... Quelle existence!...
—Une heure encore, soupira Lalouette, qui décidément maudissait le jour où il avait eu l'idée de se faire académicien.
—Moi, je suis bien ici depuis des années!... répliqua l'homme.
Cela sortit de la gorge sur un tel ton farouche que les deux académiciens, l'ancien et le nouveau, eurent honte de leur lâcheté! M. Lalouette lui-même assura:
—Nous vous sauverons!
Sur quoi le prisonnier se mit à pleurer comme un enfant.
Quel spectacle!
Patard et Lalouette le virent seulement alors dans toute sa misère. Ses vêtements étaient déchirés, mais ils n'étaient point cependant malpropres. Ces déchirures, ces lambeaux évoquaient plutôt l'idée d'une lutte récente, et les deux visiteurs songèrent que le prisonnier tout à l'heure, s'était fait taire par le géant.
Mais quel était donc le sort prodigieux de ce misérable dans sa cage? Les propos entendus tout à l'heure conduisaient à l'imagination d'un si abominable crime que M. Patard, qui croyait connaître depuis longtemps le grand Loustalot, ne pouvait pas, ne voulait pas s'y arrêter! Et cependant, comment expliquer, autrement que par le crime lui-même, la présence de l'homme derrière les barreaux... de l'homme qui passait au grand Loustalot des formules chimiques pour ne pas mourir de faim?
M. Lalouette, lui, avait compris tout net l'affreuse chose. Il n'hésitait plus. Il était certain maintenant que le grand Loustalot avait enfermé un génie dans une cage et que c'était ce génie-là qui avait fourni à l'illustre savant toutes les inventions qui avaient répandu sa gloire sur le monde. Avec son esprit précis il se représentait la chose avec des contours définitifs. Il voyait, d'un côté de la grille, le grand Loustalot avec un morceau de pain, et, de l'autre, le génie prisonnier avec ses inventions. Et l'échange se faisait à travers les barreaux.
Le grand Loustalot devait, comme on pense, bien tenir à conserver pour lui tout seul un secret aussi formidable. Il devait y tenir certainement plus qu'à la vie de trois académiciens... On l'avait bien vu, hélas!... et il semblait assez logique qu'il dût y tenir encore assez pour lui sacrifier deux victimes de plus. Quand on est entré dans la voie du crime, on ne sait jamais quand on s'arrêtera.
Et c'est bien à cause de la grande netteté avec laquelle il se représentait tout le drame, que M. Lalouette avait une si grande hâte de quitter ces lieux dangereux et qu'il ne se consolait point de prolonger de pareilles transes, une heure encore.
Cependant, M. Hippolyte Patard, dont le cerveau horrifié luttait pour repousser des conclusions que M. Lalouette avait acceptées sans plus tarder, M. Patard occupait le loisir forcé qui lui était fait à tâcher à débrouiller la vraie situation du prisonnier.
Les paroles mystérieuses prononcées par Martin Latouche et répétées par Babette lui revenaient à la mémoire épouvantée: «Ce n'est pas possible, avait dit Latouche, ce serait le plus grand crime de la terre!» Oui, oui, le plus grand crime de la terre! Hélas! M. Patard ne devait-il pas lui aussi se rendre à la hideuse vérité!
Le prisonnier derrière ses barreaux, avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains, et il paraissait accablé sous le poids d'une douleur surhumaine. Au-dessus de lui, le lumignon, accroché assez haut pour qu'il n'y pût atteindre, éclairait les choses d'une façon fantastique et donnait aux objets épars dans le cachot une forme telle, derrière les barreaux, qu'on eût pu se croire en face du Laboratoire du diable, tout à fait effrayant, avec les ombres agrandies des cornues et des alambics, et les monstrueuses panses de ses fourneaux éteints.
L'homme gisait comme une loque au milieu de toute cette alchimie.
M. Patard l'appela à plusieurs reprises, sans qu'il eût l'air de l'entendre. Tout là-haut les chiens grondaient toujours et M. Lalouette n'avait garde d'ouvrir la porte par laquelle il rêvait cependant de filer comme une flèche.
C'est alors que la loque—l'homme aux lambeaux—remua un peu et que son ombre aux yeux hagards fit entendre des paroles terribles.
—La preuve que le secret de Toth existe, c'est qu'ils sont morts. Voyez-vous! voyez-vous! voyez-vous! Il était descendu un jour si furieux que la maison en tremblait. Et moi aussi, je tremblais. Car je me disais: Ça y est! Oh! ça y est! Il va falloir que j'invente encore quelque chose! Chaque fois qu'il me demande quelque chose de très difficile, il m'épouvante...
Alors, il m'a, comme un petit enfant qui a peur qu'on ne lui donne pas sa tartine... Quelle misère, n'est-ce pas?... Mais c'est un bandit!
Il y eut des râles sauvages dans la gorge de l'homme.
Et puis:
—Ah! Il m'a bien tenaillé, avec son secret de Toth! Moi je n'en avais jamais entendu parler. Il m'a dit qu'un saltimbanque prétendait qu'on pouvait tuer avec ce secret-là, par le nez, les yeux, la bouche et les oreilles... Et il me disait qu'à côté de ce saltimbanque qu'il appelait Eliphas, je n'étais qu'un âne... Il m'a humilié devant Tobie!... C'en était indécent!... et j'ai bien souffert!... Ah! quelle quinzaine!... quelle quinzaine nous avons passée!... je me la rappellerai longtemps... et il ne m'a laissé tranquille que quand je lui eus livré les parfums tragiques... les rayons assassins... et la chanson qui tue! Il a su s'en servir à ce que je vois.
L'homme ricana affreusement.
Puis il s'étala de tout son long par terre, étendant les bras et les jambes avec lassitude.
—Ah! que je suis fatigué! soupira-t-il... Mais il me faut des détails. Je voudrais bien savoir si on a vu briller le soleil de sacristie?
M. Hippolyte Patard sursauta. Il se rappela cette définition étrange et remarquable qu'un docteur avait faite des stigmates retrouvés sur le visage de Maxime d'Aulnay. Et il dit dans un souffle:
—Oui, oui, c'est bien cela!... le soleil de sacristie!
—Il y était, n'est-ce pas?... Il avait éclaté sur le visage...
C'était forcé!... ça, mon cher monsieur! c'est la mort par la lumière! Ça ne peut pas faire autrement! ça fait comme une explosion!... ou plutôt comme si le visage avait explosé!...
Mais l'autre, qu'est-ce qu'il avait?... parce que, vous comprenez, mon cher monsieur, il me faut des détails... Oh! je me doutais bien, allez, que le bandit aurait encore fait des siennes, puisque je l'ai entendu raconter à Tobie qu'ils étaient morts tous les trois. Mais les détails, ça me manque, dans ma situation. Tantôt entre eux, devant moi, ils parlent... et tantôt ils se taisent... Ah! c'est un impitoyable bandit! Mais l'autre... qu'est-ce qu'il avait? Quels stigmates? Qu'est-ce qu'on a trouvé?
—Mais je crois qu'on n'a rien trouvé, répondit Patard.
—Ah! on n'aura rien trouvé avec le parfum plus tragique...
—Ça ne laisse pas de traces... c'est enfantin!... ça se met dans une lettre... on l'ouvre, on la lit et on le respire!... Bonsoir!... plus personne!... mais on ne tue pas tout le monde comme ça!... on finirait par se méfier, bien sûr... Oui, oui, on finirait par se méfier... Il a dû tuer le troisième avec...
Ici, le grondement des chiens sembla tellement se rapprocher que la conversation en fut suspendue. On n'entendait plus dans la cave que la respiration haletante des trois hommes... puis la voix des molosses s'éloigna ou plutôt diminua d'intensité.
—On ne leur donnera donc pas à manger, ce soir? murmura Dédé.
Patard, dont le cœur battait à se rompre, depuis l'atroce révélation, put encore dire:
—Il y en a un, je crois, qui a eu une hémorragie... car on lui a trouvé un peu de sang au bout du nez!
—Parbleu!... Parbleu! Parbleu! grinça Dédé...—et ses dents faisaient, l'une contre l'autre, un bruit insupportable.
Parbleu! Celui-là est mort par le son!... Il y a eu fatalement...
Oh! c'est bien cela!... une hémorragie interne de l'oreille et il y a eu un écoulement sanguin par la trompe d'Eustache, écoulement qui a gagné l'arrière-gorge et puis le nez!... Nous y sommes! nous y sommes, ma parole!
Et l'homme, tout à coup, se redressant avec une agilité de singe, fut debout. On eût dit qu'il sautait aux barreaux et qu'il s'y accrochait, tel un quadrumane. Patard recula brusquement, redoutant que l'autre ne lui saisît encore ce qui lui restait de cheveux.
—Oh! n'ayez pas peur!... n'ayez pas peur!
L'homme se laissa retomber sur ses pattes et marcha dans son cachot-laboratoire à grandes enjambées.
Il redressait la taille, il redressait la tête... Quand il passait sous le lumignon, on apercevait son vaste front.
—Voyez-vous, mon cher monsieur!... Tout cela est bien terrible, mais tout de même, on peut être fier de son invention!... Ça, c'est réussi!... Ce n'est point de la mort pour rire que j'ai mise là-dedans... non, non! C'est de la vraie mort que j'ai enfermée dans la lumière et dans le son!... Ça m'a donné beaucoup de mal!... mais vous savez, quand on a l'idée, le reste n'est plus rien à faire!... Il s'agit d'avoir l'idée et ce ne sont point les idées qui me manquent!... Demandez-le au grand, à l'illustre Loustalot... Ah! la réalisation d'une idée comme celle-là, avec moi, ça ne traîne pas!... C'est vraiment magnifique!
L'homme arrêta sa marche, leva l'index et dit:
—Vous savez qu'il existe dans le spectre des rayons ultraviolets? Ces rayons, qui sont des rayons chimiques, agissent vigoureusement sur la rétine... On a signalé des accidents très graves avec ces rayons!... oh! très graves!... Maintenant, écoutez-moi bien... vous connaissez peut-être ces sortes de lampes-longs-tubes, à lueur blafarde, verdâtre, et dans lesquelles le mercure volatilisé... Ah çà! m'écoutez-vous? ou ne m'écoutez-vous pas? s'écria l'homme si haut et si fort que Lalouette, épouvanté, se laissa tomber à genoux, suppliant l'étrange professeur de se taire, et que M. Patard gémit:
—Oh! plus bas!... au nom du ciel, plus bas!
Mais cette humiliation d'élève ne désarma point le maître qui, tout à sa conférence et à l'orgueil de prôner les mérites de son invention devant cet exceptionnel auditoire, continua d'une voix forte, nette, dominatrice:
—...Ces lampes dans lesquelles le mercure volatilisé produit une lumière vraiment diabolique... Tenez, je crois bien que j'en ai là...
L'homme chercha, remua des choses... et ne trouva pas.
En haut, les chiens ne se taisaient toujours point. Ils avaient senti les visiteurs, et c'est ce qui les faisait si insupportables.
«Ils ne se tairont, bien sûr, qu'avec de la viande dans la gueule», pensait M. Lalouette, et cette pensée qui ne le quittait décidément pas, malgré l'éloquence du professeur ne le ranimait nullement et le laissait à genoux, comme si, avant le trépas, il n'avait plus que la force de demander pardon au Seigneur de la stupide vanité qui l'avait poussé à briguer un honneur qui est généralement réservé à des gens qui savent au moins lire. L'homme continuait son dangereux cours, redressant plus haut encore le front d'orgueil et scandant ses phrases de grands gestes tranchants.
—Eh bien, mon idée, à moi, la voilà! la voilà! Au lieu de me servir d'un verre pour enveloppe, j'ai pris un tube de quartz, ce qui m'a donné une production folle de rayons ultraviolets! Et alors! et alors, je l'ai enfermé, ce tube qui contenait du mercure, dans une petite lanterne sourde, possédant une petite bobine mue par un petit accumulateur!...
Et alors, et alors! La force mortelle de ces rayons sur l'œil est incomparable... Un rayon, un seul, de ma lanterne sourde que je fais agir comme je veux, grâce à un diaphragme qui me permet d'intercepter la lumière à volonté—un rayon, un seul, suffit. La rétine reçoit un coup terrible qui amène la mort instantanément par traumatisme! mais il fallait le trouver... Il fallait songer à la possibilité de cette mort par inhibition, c'est-à-dire par le brusque arrêt du cœur telle cette mort également par inhibition—phénomène, messieurs, découvert par moi d'abord, par Brown-Séquard ensuite—, telle cette mort, dis-je, par inhibition qui survient, par exemple, à la suite d'un coup porté par le revers de la main sur le larynx!...
—Voilà! voilà! Ah! j'étais fier, bien fier de ma petite lanterne sourde!... Mais il me l'a prise et je ne l'ai plus jamais revue...
—Non, jamais! Ah! c'est une terrible petite lanterne qui tue les gens comme des mouches!... Aussi vrai que je suis le professeur Dédé.
Les deux auditeurs du professeur Dédé recommandèrent in petto leur âme à Dieu, car décidément, avec les chiens et la petite lanterne sourde, c'était bien le diable si maintenant ils en réchappaient. Mais le professeur Dédé n'avait encore rien dit de la deuxième invention qui, paraît-il, lui avait donné plus de joie que toutes celles qui l'avaient précédée. Il n'avait encore rien dit de ce qu'il appelait son cher petit perce-oreille... Cette lacune fut comblée en quelques phrases et l'épouvante fut accomplie... La hideuse horreur de la mort prochaine et sûre sembla glacer pour toujours M. le secrétaire perpétuel et le nouvel académicien.
—Tout cela! Tout cela! proclama donc le professeur Dédé, «c'est de la crotte de bique» à côté de mon cher petit perce-oreille. C'est une petite boîte qui n'est pas plus haute que ça!... Elle peut se fourrer partout!... dans un accordéon, si on est malin et que l'on sache s'y prendre... dans un orgue de Barbarie... dans tout ce qui chante... dans tout ce qui fait une fausse note.
Le professeur Dédé leva l'index encore.
—Qu'y a-t-il, monsieur de plus désagréable pour une oreille tant soit peu musicienne, qu'une fausse note? Je vous le demande, mais ne me répondez pas! Il n'y a rien! rien! rien! Avec mon cher petit perce-oreille, grâce au plus heureux dispositif électrique permettant des ondes nouvelles, beaucoup plus rapides et plus pénétrantes—oui, monsieur, ma parole!—que les ondes hertziennes—avec, dis-je, mon cher petit perce-oreille, je vrille la fausse note dans les méninges, je fais subir au cerveau qui s'attend normalement à une note normale un choc tel que l'auditeur tombe mort, frappé comme d'un coup de couteau ondulatoire, si j'ose dire, au moment même où l'onde armée de la fausse note pénètre furtive et rapide dans le limaçon. Ah! vrai! qu'est-ce que vous dites de ça?... Hein?... vous ne dites rien de ça!... Non! rien du tout!... moi non plus! Il n'y a rien à dire... Tout cela tue les gens comme des mouches!... Ah! c'est au fond bien ennuyeux... car je resterai ici toute ma vie n'ayant vu passer que des gens qui seraient venus me délivrer s'ils n'étaient pas morts... Mais, à leur place, je sais bien ce que je ferais dans une aussi grave circonstance...
—Quoi?... Quoi?... râlèrent les deux malheureux.
—Je porterais des lunettes bleues et je me mettrais du coton dans les oreilles.
—Oui! oui! oui! des lunettes bleues et du coton!... répétèrent les deux hommes, et ils tendaient les mains comme des mendiants.
—Je n'en ai pas sur moi!... fit gravement le professeur Dédé...
Et tout à coup il s'écria:
—Attention! Attention! Écoutez! des pas!... C'est peut-être lui, la petite terrible lanterne sourde d'une main, et le cher petit perce-oreille de l'autre... Ah! Ah!... Pas un sou!... je ne donnerais pas un sou de votre existence terrestre à tous les deux, ma parole!... Non!... Non!... C'est encore un coup raté!... une délivrance ratée!... vous ferez comme les autres!... Vous ne reviendrez jamais!... jamais!...
En effet, des pas descendaient... On marchait maintenant juste au-dessus de leurs têtes. Les pas allaient vers la trappe...
Patard et Lalouette s'étaient relevés, avaient fui vers la porte du petit escalier, redressés par une suprême énergie, une dernière volonté de vivre. La voix de l'autre les poursuivait: «Jamais!... je ne les reverrai plus... Ils ne reviendront plus jamais!» Et ils eurent la perception nette qu'on soulevait la trappe au-dessus de leur tête... Ils se détournèrent instinctivement, rentrant la tête dans les épaules, fermant les yeux, se bouchant les oreilles.
Et c'était trop horrible... Ils préféraient décidément risquer la mort par les chiens... Ils ouvrirent la porte et grimpèrent, escaladèrent l'escalier, ne pensant qu'à ne pas être rejoints par le rayon qui assassine ou la chanson qui tue... ne pensant même plus aux chiens.
Or, les chiens n'aboyaient plus.
Les chiens devaient manger, être occupés à dévorer Patard et Lalouette virent la porte indiquée par Dédé, la clef sur la serrure...
Et ils ne firent qu'un bond jusque-là.
...Et puis, ce fut la fuite éperdue dans les champs... les champs à travers lesquels ils coururent, comme des fous, au hasard, tout droit devant eux, dans le noir... tombant, se relevant, bondissant plus loin quand ils étaient atteints par un rayon de lune!... un rayon qui venait peut-être, après tout, de la lanterne sourde!...
Enfin, ils arrivèrent à une route; la voiture d'un laitier passait... Ils parlementèrent, se glissèrent dans la charrette, exténués, mourants... et ils se firent conduire à la gare, cachant leur personnalité, disant qu'ils étaient égarés et qu'ils avaient eu peur de deux gros chiens qui les poursuivaient.
Juste à ce moment, on entendit aboyer affreusement les molosses, tout au loin, au fond de la nuit... On devait les avoir lâchés... on devait rechercher les visiteurs inconnus qui avaient laissé derrière eux la porte ouverte... Le géant Tobie devait organiser une battue en règle...
Mais la voiture partit à grande allure... M. Hippolyte Patard et M. Lalouette respirèrent enfin... Ils se crurent sauvés... Le grand Loustalot ne saurait jamais, n'est-ce pas? jusqu'au moment du châtiment... quels étaient ces hommes qui avaient surpris son secret.
XVIII. Le secret du grand Loustalot
La rue Laffitte était noire de monde. A toutes les fenêtres, des groupes de curieux attendaient que M. Gaspard Lalouette quittât le domicile conjugal pour se rendre à l'Académie française, où il devait prononcer son discours. C'était une fête et une gloire pour le quartier. Un marchand de tableaux, un bibelotier académicien, cela ne s'était encore jamais vu, et les circonstances héroïques au milieu desquelles se déroulait un pareil événement avaient, comme on le pense bien, fortement contribué à mettre toutes les cervelles à l'envers. Les journalistes avaient envahi les trottoirs et exhibaient à chaque instant leurs coupe-files, pour n'être point gênés dans leur reportage par l'exceptionnel service d'ordre que le préfet de police avait été dans la nécessité d'organiser Beaucoup de ceux qui étaient là avaient formé le projet non seulement d'acclamer M. Lalouette, mais encore de l'accompagner jusqu'au bout du pont des Arts... dessein, du reste, qu'ils n'eussent pu accomplir car, depuis des heures, on ne passait plus sur le pont des Arts. Enfin, au fond de la pensée de tous gisait la crainte de la nouvelle de la mort à laquelle il fallait bien s'attendre.
Comme M. Lalouette continuait de rester invisible, cette crainte ne faisait que grandir, cette angoisse augmentait avec les minutes qui s'écoulaient.
Or tous ces gens n'avaient point vu passer M. Lalouette, attendu que le nouvel académicien était, depuis neuf heures du matin, à l'Académie, enfermé avec M. Hippolyte Patard dans la salle du Dictionnaire.
Ah! les malheureux avaient passé une nuit terrible, et c'est dans un triste état qu'ils étaient revenus chez ce petit-cousin de M. Lalouette qui tenait un petit débit place de la Bastille.
Là, Mme Lalouette les avait fort mystérieusement rejoints.
On lui avait naturellement tout raconté, et il s'en était suivi une consultation qui avait duré plusieurs heures.
M. Lalouette voulait qu'on allât tout de suite trouver la police, mais M. Patard le toucha par son éloquence et ses larmes et il fut entendu que l'on agirait fort prudemment et de telle sorte que l'esclandre, autant que possible, fût évité et que l'Académie ne s'en trouvât point déshonorée. M. Patard tentait ainsi de faire comprendre à M. Lalouette que, depuis qu'il était académicien, il avait des devoirs qui n'incombaient point au reste des hommes, et qu'il était responsable, pour sa part, telle la vestale antique, de l'éclat de cette flamme immortelle qui brûle sur l'autel de l'Institut.
A quoi M. et Mme Lalouette crurent devoir répondre que cette fonction glorieuse leur paraissait maintenant accompagnée de trop de périls pour qu'ils y tinssent beaucoup. A quoi M. le secrétaire perpétuel répliqua qu'il était trop tard pour revenir en arrière et que lorsqu'on était Immortel, c'était jusqu'à la mort.
—C'est bien ce qui me chagrine! avait répondu encore M. Lalouette.
En fin de compte, comme ils étaient sûrs que le grand Loustalot ignorait qu'ils avaient surpris son secret, la situation pouvait leur paraître plutôt rassurante, plus rassurante que lorsqu'ils ne connaissaient point la cause de la mort des trois précédents récipiendaires. Mme Lalouette fit bien encore quelques réflexions mais elle était toute chaude de l'enthousiasme populaire qui assiégeait sa maison et il lui eût été douloureux de renoncer si tôt à la gloire. Il fut résolu que, dès la première heure, ces messieurs, pour n'être point dérangés, iraient s'enfermer dans la salle du Dictionnaire dont la porte serait condamnée à tous, et par conséquent au grand Loustalot. Enfin, on acheta du coton et des lunettes bleues.
Dans la salle du Dictionnaire, M. Hippolyte Patard et M. Lalouette, ayant mis le coton dans leurs oreilles et les lunettes bleues sur le nez, attendaient.
Quelques minutes seulement les séparaient du moment où la mémoire de M. Lalouette allait trouver l'occasion à jamais illustre de s'exercer pour le triomphe des lettres.
Au-dehors, une rumeur impatiente montait.
—C'est l'heure! fit soudain M. Patard; c'est l'heure, et résolument il ouvrit la porte de la salle, prenant sous son bras le bras de son nouveau collègue.
Mais la porte fut brutalement poussée, puis refermée...
Les deux hommes reculèrent en poussant un cri d'effroi.
Le grand Loustalot était devant eux.
—Tiens! Tiens! fit celui-ci, la voix légèrement tremblante, le sourcil froncé... tiens! vous portez lunettes, maintenant, monsieur le secrétaire perpétuel? Eh! mais!... et M. Gaspard Lalouette aussi!... Bonjour monsieur Gaspard Lalouette... Il y a longtemps que je n'avais eu l'honneur de vous voir... Enchanté!
Lalouette balbutia des paroles inintelligibles. M. Patard essayait cependant de reconquérir un peu de sang-froid, car la minute était des plus graves. Ce qui l'ennuyait, c'est que le grand Loustalot cachait obstinément une main derrière son dos.
Et le plus affreux était qu'il ne «fallait avoir l'air de rien».
Car, à n'en pas douter, le grand Loustalot soupçonnait quelque chose.
M. Hippolyte Patard fit entendre une petite toux sèche et répondit, en ne perdant pas un seul des mouvements du savant.
—Oui, M. Lalouette et moi, nous avons découvert que nous avions la vue un peu fatiguée.
M. Loustalot fit un pas en avant.
Les deux autres en firent deux en arrière.
—Où avez-vous découvert cela? demanda lugubrement le savant. Ne serait-ce justement point chez moi, hier soir?
M. Lalouette eut comme un étourdissement, mais M. Patard, de toutes ses pauvres forces, protesta... affirmant que le grand Loustalot était le plus distrait des hommes et qu'il ne savait au juste ce qu'il disait, car, hier soir ni M. Lalouette ni lui n'avaient quitté Paris.
Le grand Loustalot ricana encore, sa main toujours cachée derrière son dos.
Et, tout à coup, son bras se détendit en avant, pour la plus grande terreur de ces messieurs qui, d'une main, assujettirent brusquement leurs lunettes, et, de l'autre, le coton dans leurs oreilles, croyant voir apparaître la petite terrible lanterne sourde ou le cher petit perce-oreille.
Mais la main du grand Loustalot montrait un parapluie.
—Mon parapluie! s'écria M. le secrétaire perpétuel.
—Je ne vous l'ai pas fait dire! gronda sourdement le savant... votre parapluie, monsieur le secrétaire perpétuel, que vous avez oublié dans le train qui vous ramenait de La varenne!... Un employé fidèle qui vous connaît et qui me connaît et qui nous a vus quelquefois voyager ensemble... me l'a remis... Ah! ah! monsieur le secrétaire perpétuel!
Le grand Loustalot s'exaltait de plus en plus en agitant le parapluie que M. Hippolyte Patard essayait en vain de saisir à la volée.
—Ah! ah!... vous trouvez que je suis distrait... mais le serai-je jamais autant que vous qui oubliez le parapluie le plus aimé du monde?... Le parapluie de M. le secrétaire perpétuel!... Ah! je l'ai soigné en vérité... comme s'il avait été mon parapluie à moi!...
Et le savant lança le parapluie à toute volée à travers la pièce. L'objet fit plusieurs tours sur lui-même et alla se briser contre la figure impassible d'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.
Devant ce sacrilège, M. Patard avait commencé un cri.
Mais la figure de Loustalot était devenue si effrayante que ce cri n'avait pu s'achever... Il resta à l'état de puissance—ou d'impuissance—dans la gorge de M. le secrétaire perpétuel.
Ah! la fulgurante figure de démon! M. Loustalot barrait toujours le passage de la porte et agitait les bras comme un vrai Méphisto de théâtre qui veut faire croire qu'il a des ailes.
Pour un vrai savant, c'était inouï, et tout le monde l'eût cru toqué.
M. Patard et M. Lalouette pensèrent que c'était le diable.
Comme il avançait toujours, ils reculèrent encore.
—Allons! Allons!... Tas de voleurs! leur cria-t-il avec un éclat qui les annihila de plus en plus... Tas de voleurs de mon secret! Il a fallu que vous descendiez dans la cave, hein? pendant que je n'étais pas là... comme des gens mal élevés ou comme des tas de voleurs! Et il aurait pu vous en cuire, vous savez!... Et les chiens auraient pu vous manger comme des alouettes ou vous tuer comme des mouches! Ainsi parle Dédé. Vous l'avez vu, Dédé? Tas de voleurs!... Enlevez donc vos lunettes, tas d'imbéciles!
Loustalot écumait. Il s'essuyait la bouche et aussi son front en sueur à grands coups de ses mains comme s'il se donnait des claques!
—Mais retirez donc vos lunettes! (Les autres, bien entendu, ne les retiraient pas.) vous avez dû aussi vous mettre du coton dans les oreilles!... Tout le bataclan!...
Toute la folie de Dédé!... Et qu'il me fait mes inventions pour un morceau de pain!... Et le secret de Toth, n'est-ce pas?...
Et la lumière qui tue? et le cher petit perce-oreille!... Toute la folie, toute la folie de Dédé!... Qu'est-ce qu'il a bien pu ne pas vous dire?... Le pauvre cher fou!... le pauvre cher fou!... le pauvre cher fou!
Et Loustalot se laissant tomber sur une chaise sanglota d'une façon si désespérée que «les deux autres» en eurent comme un choc au cœur. Et cet immense misérable qui, il y a une seconde à peine, leur paraissait le plus grand criminel de la terre, leur parut, tout à coup, infiniment pitoyable. Oh! ils étaient bien étonnés de le voir pleurer ainsi, mais ils ne s'approchèrent de lui qu'avec prudence et en gardant leurs lunettes. Loustalot, râlant, gémissait:
—Le pauvre cher fou!... le pauvre enfant... mon enfant!... Messieurs... mon fils!... Comprenez-vous maintenant?... mon fils qui est fou!... fou dangereux, très dangereusement fou... Les autorités ne m'ont permis de le conserver chez moi que comme un prisonnier...—Un jour, on a retiré de ses mains une petite fille qu'il avait presque étranglée afin de reprendre dans sa gorge ce qu'elle avait pour chanter aussi bien que cela!... Ah! Il ne faut pas le dire... C'est mon fils unique!... On me le prendrait!... On me l'enfermerait!... On me le volerait!... vous n'avez qu'à parler pour qu'on me vole mon fils!... tas de voleurs d'enfants!
Et il pleura!... Il pleura!...
M. Hippolyte Patard et M. Lalouette le regardaient, immobiles, foudroyés par cette révélation. Ce qu'ils venaient d'entendre et la sincérité de ce désespoir leur expliquaient le singulier et douloureux mystère de l'homme à travers les barreaux.
Mais les trois morts?...
M. Patard posa une main timide sur l'épaule du grand Loustalot dont les larmes ne tarissaient pas...
—Nous ne dirons rien! déclara M. le secrétaire perpétuel, mais avant nous, il y a eu trois hommes qui, eux aussi, avaient promis de ne rien dire... et qui sont morts.
Loustalot se leva, étendit les bras comme s'il voulait étreindre toute la douleur du monde.
—Ils sont morts! les malheureux!... Croyez-vous donc que je n'en aie pas été plus épouvanté que vous?... Le destin semblait se faire mon complice!... Ils sont morts parce qu'ils ne se portaient pas bien! Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?
Et il alla à Lalouette.
—Mais vous, monsieur... vous! dites-moi!... vous avez une bonne santé?
Avant que M. Lalouette n'ait pu répondre, la salle était envahie par ses collègues impatients qui venaient chercher M. le secrétaire perpétuel et son héros.
La cour les salles, les couloirs de l'Institut étaient pleins du plus ardent tumulte.
Malgré le coton qu'il avait enfoncé dans ses oreilles, M. Lalouette ne perdit rien de tous ces bruits de gloire. En somme, après la confidence dernière de Loustalot, il pouvait passer à l'Immortalité, en toute paix et sans remords. Il se laissa porter jusqu'à l'entrée de la salle des séances publiques.
Là, il fut arrêté un instant par l'encombrement et se trouva nez à nez avec Loustalot lui-même. Il estima, avant d'aller plus avant, devoir prendre une suprême précaution, et, penché à l'oreille du savant, il lui dit:
—Vous m'avez demandé si j'ai une bonne santé?... Merci, elle est excellente... je crois fermement à tout ce que vous nous avez raconté, mais en tout cas, je vous souhaite que je ne meure point, car j'ai pris mes précautions... j'ai écrit moi même un récit de tout ce que nous avons vu et entendu chez vous, récit qui sera divulgué aussitôt après ma mort.
Loustalot considéra curieusement M. Gaspard Lalouette, puis il répondit avec simplicité:
—Ça n'est pas vrai, puisque vous ne savez pas lire!...
XIX. Le triomphe de Gaspard Lalouette
M. Gaspard Lalouette ne pouvait plus décemment reculer.
Déjà on l'avait aperçu dans la salle. Des bravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue de Mme Lalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peu de son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de lui porter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet homme savait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire? Le secret en avait été cependant précieusement gardé. Ce n'était point Patard qui pouvait avoir parlé! Et Eliphas avait montré trop de joie de voir à l'Académie un monsieur qui ne savait pas lire pour compromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était le tombeau des secrets. Alors? Comment? Comment? Il croyait «tenir» Loustalot et c'était Loustalot qui, au dernier moment, lui prouvait son impuissance.
Mais Loustalot, après tout, n'avait peut-être point mis dans sa réplique d'intention mauvaise. N'était-il point un malheureux désespéré père et un illustre savant à plaindre? Évidemment. Alors, qu'est-ce que M. Lalouette avait à craindre?
—Surtout avec des lunettes bleues et du coton dans les oreilles!
Lalouette se redressa devant les hommages qui l'accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulut paraître fier comme un général romain au triomphe et aussi comme Artaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettes bleues qui cachaient un reste d'inquiétude dans le regard.
Il vit, à côté de lui, très tranquille et très triste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de la réunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, la parole lui ayant été donnée, il commença son discours, très posément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s'il lisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là... si bonne... si bonne... qu'il débitait son «compliment» en songeant à autre chose.
Il songeait: mais enfin, comment le grand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire?
Et tout à coup, se frappant brusquement le front, il s'écria, au milieu de son discours:
—J'y suis!
A ce geste inattendu, à ce cri inexplicable, toute la salle répondit par une clameur. D'un unique mouvement d'indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l'homme... s'attendant à le voir pirouetter comme les autres.
Mais après avoir toussé librement pour se dégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara:
—Ce n'est rien!... Messieurs, je continue!... Je disais donc... je disais donc: ah! je disais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé si prématurément...
Ah! qu'il était beau et calme, le père Lalouette! et sûr de lui, maintenant! Oh! tout à fait sûr!... Il parlait de la mort des autres avec la tranquillité de l'homme qui ne doit jamais mourir... On l'applaudit à faire éclater les vitres! C'était du délire. Les femmes surtout étaient folles! Elles arrachaient leurs gants à force de taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails, elles avaient de petits cris aigus d'enthousiasme, d'enchantement et de satisfaction—c'était extraordinaire, pour une réception académique—, Mme Lalouette était soutenue par deux amies dévouées et l'on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deux vrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.
Donc M. Lalouette parlait bien.
Il avait trouvé le mot de l'énigme et rien ne l'arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix, de bras et de torse.
Voici pourquoi il avait crié: «J'y suis!» «J'y suis» parce que le fameux jour où j'étais allé tout seul à La Varenne-Saint-Hilaire et où je m'étais enfui de chez Loustalot comme si je m'étais échappé de Charenton... ce jour-là, j'arrivai juste à la gare pour sauter dans le train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avait une dame qui poussa des cris de paon. C'était un compartiment fermé ne donnant point sur un couloir; je vis qu'elle croyait que j'allais l'assassiner. Plus je voulais la calmer et plus elle criait. A la station suivante elle appela le chef de train qui me reprocha d'être monté dans le compartiment des «dames seules». Et il me montra une pancarte en m'annonçant qu'il allait dresser procès-verbal, et que j'aurais un beau procès.
Heureusement j'avais dans ma poche mon livret militaire grâce auquel j'ai pu prouver que je ne savais pas lire! Et voilà... cet employé doit être le même que celui qui a trouvé le parapluie de M. Patard et qui l'a remis à Loustalot. Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l'employé certainement a répondu que M. le secrétaire perpétuel voyageait avec l'homme qui ne savait pas lire!
—Messieurs... Mgr d'Abbeville était comme moi un enfant du peuple.
A cet endroit du discours un nouveau garçon de salle de l'Institut—car les anciens n'eussent point osé une pareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux—traversa l'enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.
Quand le public vit cette lettre, une nouvelle intense émotion s'empara de tous... On crut que cette lettre était encore destinée au récipiendaire... et aussitôt il y eut des cris...
—Non!... Non!... Pas de lettres!... N'ouvrez pas!... Qu'il ne l'ouvre pas!
Et un cri déchirant. C'était Mme Lalouette qui se trouvait mal.
M. Lalouette avait tourné la tête du côté du garçon de salle et il avait vu la lettre... Il avait compris... Le parfum plus tragique le guettait peut-être... Enfin, il avait entendu le désespoir de Mme Lalouette...
Alors, il se dressa sur la pointe des pieds et il se fit plus grand qu'il n'avait jamais été et, dominant réellement, au moins de toute sa force morale cette assemblée effarée, montrant d'un doigt qui ne tremblait pas la lettre fatale:
—Ah! non! pas avec moi, fit-il... ça ne réussira pas!... Moi je ne sais pas lire!...
Ce fut une explosion d'allégresse folle! Ah! au moins, celui-là était spirituel. Brave et spirituel: Il ne savait pas lire!
Le mot était adorable. Et le triomphe de Lalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mains avec une énergie farouche, et la séance s'acheva dans un transport d'enthousiasme merveilleux...
Le triomphe fut d'autant plus complet qu'en fin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et que l'homme qui ne sait pas lire put définitivement s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville sans avoir été empoisonné d'aucune sorte.
La lettre n'était point à l'adresse de M. Lalouette.
Mme Lalouette revint à elle pour retrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau des hommes.
Sur le tard, ils eurent un enfant du sexe masculin qu'ils appelèrent Académus.
Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu de temps après les événements qui nous ont occupés, une grande douleur il perdit son fils. Dédé mourut.
M. Hippolyte Patard et M. Lalouette furent invités à l'enterrement qui eut lieu le soir, presque secrètement.
Au cimetière, M. Lalouette fut fort intrigué par la présence d'un mystérieux personnage qui, derrière les tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quand l'illustre savant tomba à genoux, l'inconnu s'approcha et se pencha sur lui comme s'il voulait écouter interroger cette douleur La figure de l'homme était invisible tant elle était enveloppée du chapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie, M. Lalouette se demanda: «Oui donc est celui-ci?» Car il lui semblait bien que l'allure générale ne lui était pas étrangère.
Enfin l'homme se perdit dans la nuit.
M. le secrétaire perpétuel et M. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, où M. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des «dames seules», croyant monter dans celui des «fumeurs», les deux académiciens causèrent.
—Ce pauvre Loustalot semble avoir bien du chagrin, disait M. Hippolyte Patard.
—Oui, oui, bien du chagrin, répondit, en hochant la tête, M. Lalouette.
Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette, se rendant à l'Académie, traversait le pont des Arts au bras de M. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche:
—Voyez, dit-il, devant vous... l'homme au manteau...
—Eh bien? demanda, tout étonné, M. le secrétaire perpétuel.
—Vous ne reconnaissez pas cette silhouette?...
—Ma foi non!...
—C'est qu'elle ne vous a pas frappé comme moi, monsieur le secrétaire perpétuel... Cet homme n'a pas lâché le grand Loustalot d'un pas le soir de la cérémonie, au cimetière... et je crus bien ne pas me tromper en affirmant que j'avais déjà vu cette silhouette-là quelque part...
A ce moment, l'homme au manteau se retourna:
—M. Eliphas de La Nox! s'écria M. Lalouette.
C'était bien le mage. Il s'avança vers les deux Immortels et serra la main de M. Lalouette.
—Vous ici! s'exclama celui-ci, et vous ne nous avez pas fait une petite visite? Mme Lalouette aurait été si heureuse de vous serrer la main! Faites-nous donc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l'un de ces soirs, à la maison.
Et se tournant vers M. Patard:
—Mon cher secrétaire perpétuel, je vous présente M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à part ça! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox?...
—Mais je vends toujours mes peaux de lapin, mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait été l'«Homme de lumière».
—Et vous ne regrettez point l'Académie? demanda bravement M. Lalouette.
—Non, puisque vous y êtes! répliqua doucement Eliphas.
M. Lalouette prit ces paroles pour un compliment et remercia.
M. le secrétaire perpétuel toussa.
M. Lalouette dit:
—A propos!... Figurez-vous qu'en vous apercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais à M. le secrétaire perpétuel: «C'est drôle, mais il me semble bien avoir vu cette silhouette à l'enterrement du fils du grand Loustalot...»—J'y étais, fit Eliphas.
—Vous connaissiez le grand Loustalot? demanda M. Patard, qui n'avait encore rien dit.
—Point personnellement, répondit sur un ton tout à coup si grave M. Eliphas de La Nox que ses deux interlocuteurs en furent comme gênés... Non, je ne le connaissais pas personnellement, mais j'ai eu l'occasion de m'occuper de lui à la suite d'une enquête que j'ai cru devoir faire pour ma satisfaction personnelle, relativement à certains faits qui ont occupé l'opinion publique dans un temps où l'on mourait beaucoup à l'Académie, monsieur le secrétaire perpétuel...
En entendant cela, M. le secrétaire perpétuel souhaita que le pont des Arts s'entrouvrît pour mettre fin à une conversation qui lui rappelait les heures les plus néfastes de son honnête et triste vie. Il balbutia hâtivement:
—Oui, je me rappelle également vous avoir vu au cimetière... Le grand Loustalot avait bien du chagrin de la mort de son fils...
M. Lalouette ajouta aussitôt:
—Son chagrin n'a point diminué. Nous ne l'avons plus revu à l'Académie depuis ce deuil cruel et il nous laisse, seuls, travailler au Dictionnaire... Ah! le pauvre homme a été bien frappé!...
—Si frappé... si frappé, répliqua soudain l'«Homme de lumière», en penchant sa noble et mystérieuse figure sur les deux académiciens frémissants... si frappé que, depuis la mort de Dédé, il n'a plus rien inventé du tout!
Sur quoi, ayant prononcé la terrible phrase, M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, tournant le dos à l'Institut, disparut au bout du pont des Arts...
...Cependant que, appuyés maintenant l'un sur l'autre, comme pour se soutenir mutuellement, M. Hippolyte Patard et M. Gaspard Lalouette dirigeaient héroïquement leurs pas chancelants vers le seuil de l'Immortalité.
Tant qu'ils furent dehors, ils ne prononcèrent point un mot, mais aussitôt qu'ils furent enfermés dans le cabinet de M. le secrétaire perpétuel, M. Gaspard Lalouette retrouva soudain ses forces pour déclarer que sa conscience, définitivement éclaircie par les paroles tragiques de M. Eliphas de La Nox, ne lui permettait point de conserver plus longtemps un silence coupable. C'est en vain que M. Patard, des larmes dans la voix, essayait de le faire taire et plaidait encore le doute dont il voulait faire bénéficier l'abominable Loustalot, pour l'honneur de l'Académie; M. Lalouette ne voulait plus rien entendre.
—Non! Non! s'écria-t-il, c'est Martin Latouche qui avait raison! C'est lui qui a entrevu la vérité: il n'y a pas eu de plus grand crime sur la terre!
—Si! répliqua M. le secrétaire perpétuel, éclatant à son tour si! Il y en a eu un plus grand!
—Et lequel, monsieur?
—Celui de faire entrer à l'Académie quelqu'un qui ne sait pas lire! Ce crime, c'est moi qui l'ai commis!
Et il ajouta, tremblant d'une fureur sainte:
—Dénonce-moi donc si tu l'oses!
C'était la première fois que, depuis l'âge de neuf ans, où il avait eu le malheur de perdre sa mère, M. Hippolyte Patard usait, dans le discours, du «tutoiement».
Cette familiarité menaçante, au lieu de calmer la discussion, ne fit que l'exaspérer davantage et les deux Immortels étaient dressés l'un contre l'autre, comme deux coqs de bataille, quand un coup, frappé à la porte, les rappela au sentiment des convenances. M. Lalouette se laissa tomber dans un fauteuil, au coin du feu, et M. Patard alla ouvrir. C'était le concierge qui apportait un pli assez volumineux qu'on lui avait fort recommandé et qu'il devait remettre entre les mains mêmes de M. le secrétaire perpétuel. Le concierge s'en alla et M. Patard prit connaissance du message. D'abord il lut, sur l'enveloppe, ces mots: «A M. le secrétaire perpétuel, pour être ouvert en séance privée de l'Académie française.»
M. Patard reconnut l'écriture et tressaillit.
—Qu'y a-t-il? demanda Lalouette.
Mais, très agité, M. le secrétaire perpétuel ne répondit pas.
Le message dans les mains, il errait dans la pièce comme s'il ne savait plus ce qu'il faisait. Tout à coup, il se décida, fit sauter les cachets et déploya un assez volumineux cahier, en tête duquel il lut: «Ceci est ma confession.»
M. Lalouette le regardait lire, ne comprenant rien au prodigieux émoi qui s'emparait de M. Patard, au fur et à mesure que celui-ci tournait les pages du mystérieux dossier. La figure de l'honorable académicien perdait peu à peu cette belle couleur jaune par laquelle elle avait accoutumé de traduire les émotions funestes de ce cœur dévoué à la plus glorieuse des institutions. M. Patard était maintenant plus pâle que le marbre qui devait, un jour, par-delà le trépas, commémorer ses traits immortels, sur le seuil de la salle du Dictionnaire.
Et M. Lalouette vit soudain M. Patard qui jetait, d'un geste délibéré, tout le dossier au feu.
Après quoi, le dit Patard, ayant assisté, immobile, à son petit incendie, se dirigea vers son complice et lui tendit la main:
—Sans rancune, monsieur Lalouette, lui dit-il, nous ne nous disputerons plus. C'est vous qui aviez raison. Le grand Loustalot était surtout un grand misérable. Oublions-le. Il est mort. Il a payé sa dette, lui! mais vous, mon cher Gaspard, quand paierez-vous la vôtre? Ça n'est pourtant pas bien difficile à apprendre: b a: ba, b e: be, b i: bi, b o: bo, b u: bu!