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Le gorille: roman parisien

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XV

Il était entre onze heures et minuit lorsque Berwick, à l'insu de sa femme et de ses gens, sortit du château par une porte-fenêtre du salon, en portant une lanterne sourde et son fusil de chasse passé par la bretelle sur son épaule droite.

Il appela le chien de garde et tous deux, furetant, commencèrent en silence le tour complet de la propriété. Ces rondes de Berwick étaient assez habituelles. C'était le seul moment où il pût vérifier sans témoins l'état des clôtures, la trace des pas dans le sable, et les trouées dans le taillis.

La plus grande partie du parc était bordée par le saut-de-loup. Ce saut-de-loup n'était visible qu'au bord, rempli qu'il était jusqu'à fleur du sol par des arbustes épineux rasés à la faux et qui lui donnaient l'air d'une bande de pelouse. Le temps y avait, çà et là, pratiqué des trouées, et par endroits la végétation avait même disparu; mais, vu du parc, le site se trouvait dégagé partout, et le propriétaire, en se promenant n'apercevait pas ses propres limites.

Berwick s'avançait, à pas lents, tantôt à ciel ouvert, tantôt sous les groupes d'arbres de haute futaie où serpentait l'allée, mais sans s'éloigner jamais beaucoup du fossé, au bord duquel il s'arrêtait par moments, regardant le sol et les herbes avec sa lanterne.

La nuit était assez claire pour que le banquier distinguât les traces récentes du pas de sa femme et celle de son maître-valet.

Quand il fut près du kiosque, il se dirigea de ce côté, y entra, regarda si quelque papier avait été oublié là; mais il n'y trouva qu'une chaise de jardin, déplacée par la dernière personne qui s'était assise devant la table, Laure certainement.

Il ressortit du kiosque, qui était le point le plus éloigné du château, et, se souvenant que ce point avait été choisi par l'assaillant pour tenter l'assaut, il examina longuement les buissons et jusqu'aux pierres du mur.

De ce point du parc, le château était naturellement invisible; autrement, M. de Breuilly et Laure ne l'auraient pas choisi pour une évasion. Un petit bois interceptait l'horizon, et ce n'est qu'au détour de ce bois que Berwick s'arrêta de nouveau et regarda la façade de son habitation. Toutes les fenêtres étaient obscures, excepté deux, l'une, celle de la chambre de Mme Berwick; l'autre, celle de sa propre chambre, où il avait, à dessin, laissé en sortant une lampe allumée.

Du côté de la route un coin de haie, flanqué d'un saule et de quelques noisetiers, qui formaient une tache obscure. Le chien aspira l'air dans cette direction et il commença à gronder, mais les yeux de Berwick ne parvenaient pas à sonder ce fourré. Le chien persévérant dans son inquiétude, le banquier, par un mouvement instinctif, posa sa lanterne à terre et arma son fusil.

Alors une silhouette foncée, que Berwick avait prise pour celle d'un tronc de saule, parut mouvoir deux de ses branches. Le craquement léger d'une batterie que l'on arme répondit à la démonstration belliqueuse de Berwick, et le chien, une patte levée, tomba définitivement en arrêt.

Il éventait fortement dans la direction de la haie, et grondait toujours, mais très bas, quoique plus rageusement.

Rien ne ressemble au craquement d'une batterie comme un craquement de branches dans un vieux arbre, à la moindre brise; cependant, vu l'attitude du chien, le doute n'était guère permis, il y avait là quelqu'un.

—Qui va là? cria Berwick d'une voix faible, mais distincte.

Pas de réponse.

Alors, de peur de s'aventurer inconsidérément, le banquier ramassa une Petite pierre et la lança par-dessus le saut-de-loup, dans la direction du fourré.

La silhouette fit un mouvement, le chien aboya, et son maître répéta la question: «Qui va là?» mais, cette fois, d'un ton plus impérieux.

—L'ennemi! répondit cette fois le fantôme, dont le visage s'accentua au clair de lune; car il avait fait un pas en avant, sur la provocation de Berwick, et la forme de son corps se dessinait maintenant sur la pâleur de l'horizon nocturne.

Sans donner au banquier stupéfait le temps de faire un seul mouvement,
M. de Breuilly avait épaulé son fusil et mis en joue son adversaire.

—Ne bougez pas, monsieur Berwick! lui cria-t-il, et alors je ne tirerai pas. Seulement, déposez votre fusil!

Le banquier obéit machinalement à cette injonction terrible en couchant à terre son fusil armé.

Paul abaissa son arme, mais en la conservant à la main.

—Je suis heureux, reprit le comte, d'un hasard qui me procure un entretien décisif avec vous. Vous reconnaissez-vous l'auteur d'un écho publié dans un journal d'avant-hier et qui met en scène madame Berwick, vous et moi?

—Non! répondit le banquier, et j'ignore ce dont vous me parlez, monsieur le comte!

—Vous mentez! dit Paul, et vous m'en rendrez raison!

—Me battre avec vous? Ce serait une singulière façon de reconnaître un signalé service que vous m'avez rendu! Mais ne vous ai-je pas moi-même offert la restitution d'une somme que vous ne me réclamiez pas, et de laquelle il n'existe aucune reconnaissance écrite, ni aucune trace?

—Vous mentez! répéta de Breuilly; cette preuve existe, et si elle n'existait pas, vous ne m'auriez rien offert du tout! Vous ne l'avez fait qu'après avoir épuisé tous les moyens, l'obsession, la menace, la violence même, et la violence envers une femme!

—Mais, monsieur, cette femme est ma femme!

—Cette femme est ma fille! riposta le Comte. J'ai considéré comme un devoir de la sauver du déshonneur au prix de ma fortune. Aujourd'hui je considère encore comme un devoir de la délivrer de son bourreau, même au prix de ma vie. L'un de nous est de trop ici-bas; nous allons régler cette affaire à l'instant même!

—Mais c'est un duel sans témoins, un assassinat!

—Pardon, monsieur Berwick, dans un assassinat les deux adversaires ne sont pas pareillement armés et prévenus. Lavons donc notre linge sale en famille! Nous avons pour cela tout ce qu'il faut! Il est minuit quarante-cinq, ajouta-t-il en consultant rapidement sa montre. Sur le coup d'une heure, aux cloches du Plessis-Piquet, nous épaulerons et le premier prêt tirera! Reprenez votre fusil et tenez-vous en garde! Si vous essayez de fuir, vous êtes un homme mort!

Dompté par la volonté de M. de Breuilly, Berwick, déjà plus mort que vif,
Ramassa son fusil.

Juste à ce moment, l'horloge de l'église sonna au loin les trois quarts….

A minuit, Mme de Breuilly se réveilla; elle regarda la pendule, après s'être assurée que son mari était absent; il était donc ressorti? Pourquoi? Elle fut atterrée, car jamais il n'était arrivé pareille chose. Rien n'annonçait, dans l'état de la chambre de Paul, qu'il fût sorti précipitamment. Tous les objets étaient à leur place accoutumée. Non, cependant! Le fusil de chasse, le beau Devismes de M. de Breuilly n'était point suspendu à des cornes de chamois, entre les deux fenêtres! Paul était parti en costume de chasseur, après être revenu de Paris en costume de ville. Cette transformation et ce départ s'étaient opérés entre dix heures et demie, heure de l'arrivée du train, et le moment où Blanche avait rouvert les yeux.

Dans son trouble, elle appela Annette. Annette ne savait rien, n'ayant rien entendu. Elle se releva aussi. Les deux femmes cherchèrent ensemble. Paul avait fermé la porte de la maisonnette et emporté la clef. Mme de Breuilly pouvait sortir, en cas ne nécessité, par une des fenêtres du rez-de-chaussée; mais son mari avait prémédité une absence de quelque durée, sans quoi, dans ce village profondément endormi, il aurait, pour une absence de quelques instants seulement, laissé la clef dans la serrure, et la porte fermée au pêne.

Enfin, Paul n'était pas dans le jardin.

Ces constatations rapides furent opérées en silence.

A une heure du matin, M. de Breuilly n'étant, pas de retour Mme de
Breuilly, qui s'était habillée, partait.

Pour aller où?

Pour suivre le premier des chemins que prenait habituellement son mari dans ses promenades. Mais l'un l'aurait conduite à Fleury, l'autre dans la plaine haute du Plessis-Piquet, deux directions opposées.

Annette accompagnait sa maîtresse. Elles se consultèrent. La situation était inquiétante. La lune était levée. Sans savoir pourquoi, Blanche et Annette marchèrent dans la lumière, plutôt que de s'enfouir dans l'ombre.

Elles arrivèrent ainsi, en peu de temps, mais en un siècle selon la mesure de leur impatience, sur la lisière du bois, du côté du Plessis.

Là, elles parcoururent la plaine d'un regard attentif. Il n'y avait personne. Cependant un chien hurlait dans l'éloignement, sur la gauche. Elles marchèrent de ce côté.

À quelque distance du château, elles remarquèrent une certaine agitation: des lumières couraient dans les fenêtres et dans le parc, chose inexplicable à pareille heure.

L'une de ces lumières longeait rapidement le saut-de-loup; elle était portée par une jeune femme qui précédait plusieurs personnes. A peine vêtue, les cheveux en désordre et flottants sur ses épaules, elle avançait, l'oeil en terre, fouillant du regard les herbes et les buissons à droite et à gauche.

Blanche, qui n'apercevait que par le dos cette femme éperdue, suivit, avec Annette, le sentier extérieur au saut-de-loup, comme si le même danger, le même malheur enchaînait ses pas à ceux de ces chercheurs enfiévrés. Par moments, ils disparaissaient derrière les arbres, mais pour reparaître bientôt, marchant toujours le long de la clôture et guidés par un chien, qui semblait, lui, savoir mieux que personne où il allait.

Tout à coup le chien s'arrêta. Les personnes attachées à ses pas firent halte et formèrent une sorte de cercle. Il y avait à terre un homme tombé sur la face. Un fusil était encore entre ses mains et couché sous lui en travers. Des domestiques le placèrent sur le dos, tandis que la jeune femme avançait la lumière vers le visage de la victime.

—Mort! murmurèrent les assistants d'une seule voix.

—Mort! en êtes-vous sûrs? demanda la jeune femme, qui s'était retournée pour interroger les personnes qui l'accompagnaient.

En ce moment, le visage de l'inconnue fit face à Blanche, glacée de terreur, qui se tenait immobile avec Annette, sur le chemin bordant le saut-de-loup.

Ce visage pâle fit frissonner Mme de Breuilly. C'était le même qu'au
Bois, du temps d'une jalousie naissante, son mari avait salué, dans le
moment où la flèche du landau bleu menaçait de renverser le coupé de
Blanche.

C'était le même visage qui s'était offert à elle rue de la Condamine. C'était la main de cette femme qui lui avait tendu une carte sur laquelle on lisait: Laure Widmer.

Un pressentiment sinistre concentra sur le champ l'attention de Blanche sur les traits du mort. Cet homme replet et presque chauve n'était pas M. de Breuilly, mais il avait un trou noir entre les yeux.

La façon dont était tombé son fusil marquait assez qu'il ne s'était pas tué lui-même.

Le maître-valet dit:

—On a tiré sur monsieur de l'autre côté du chemin. Les chiens sont abattus, le fusil est déchargé, donc monsieur s'est défendu.

—Il s'est défendu? répéta la jeune femme, qui était tombée à genoux à côté du cadavre. Il a tiré sur… Ah! mon Dieu! Et rejetant ses cheveux en arrière, elle se redressa comme par une détente:

—Il faut que je sorte d'ici! que je voie!…

Mais, comme il n'y avait nulle porte à proximité, elle s'élança vers le saut-de-loup, sans s'inquiéter de l'existence du fossé et, alerte comme un chevreuil, elle se laissa glisser le long du mur, courut à travers les broussailles jusqu'à l'éboulis par où elle avait déjà dû s'enfuir, sans s'inquiéter des lambeaux de robe qu'elle laissait aux épines du chemin, et elle reparut sur la crête opposée; puis, elle revint, en courant, en face de l'endroit où les domestiques étaient occupés à relever, pour l'emporter, le corps de leur maître.

—Qui cherchez-vous? s'écria Blanche en se jetant au devant de Mme
Berwick.

—Venez, cherchons ensemble! fut l'unique réponse de la jeune femme.

Tout à coup Blanche, Annette et Laure poussèrent un cri d'horreur:

—Mon mari! Mon maître! Mon père!

C'était Paul de Breuilly qu'elles venaient de reconnaître, respirant encore, malgré une blessure à la poitrine d'où le sang coulait à flots. Ses courtes moustaches encore blondes, sa barbiche pointue, ses cheveux coupés courts, enfin sa fière attitude jusque dans les défaillances suprêmes, lui donnaient une vague ressemblance avec le duc de Guise, dans le tableau de Paul Delaroche.

Annette souleva le buste de son maître, qui ouvrit les yeux et sembla reprendre une sorte de vie en voyant réunis les deux êtres qu'il chérissait.

L'oeil égaré, la main fiévreuse, Mme de Breuilly cherchait, avec son mouchoir à arrêter le sang de la blessure.

Laure s'arrachait les cheveux et, se jetant sur Paul à corps perdu, elle l'appelait des noms les plus tendres….

—Mais qui êtes-vous donc enfin, madame? s'écria Blanche, pour qui ce partage de sa douleur était trop cruel, en repoussant brusquement la femme de Berwick.

—Votre fille! articula le blessé; quoi qu'il advienne, aimez-la bien!…

Les deux femmes se regardèrent; la mère comprit tout, pardonna tout! Elle sentit s'enfuir ses défiances et ses soupçons et, dans un élan sublime, elle ouvrit ses bras à la fille de Charlotte, qui y tomba en gémissant!

Paris, 1883.

LE GORILLE FIN

* * * * *

LOIN DES YEUX LOIN DU COEUR

par

OSCAR MÉTÉNIER

Avril 1889.

Imprimerie E. Mazereau, Tours.

Un matin du mois de septembre 1879, le capitaine Villefort descendit de cheval sur la place du Château, à Saint-Germain-en-Laye. Il jeta la bride à son ordonnance.

—Conduis les chevaux à l'écurie, et reviens me trouver ici.

Il désignait la terrasse d'un café qui faisait face à l'église.

—Bien, mon capitaine!

Et tandis que le chasseur s'éloignait au grand trot, le capitaine alla s'attabler au café qu'il avait désigné, puis il parut s'absorber dans l'observation des fidèles qui défilaient devant lui pour se rendre à l'église.

C'était un dimanche; les cloches sonnaient à pleines volées. Saint-Germain est une vraie ville de province, plantée à peu de kilomètres de Paris. Excepté à l'heure des trains, en temps ordinaire, les rues sont assez mornes, mais, ce jour-là, tout Saint-Germain bat le pavé.

Une demi-heure après, l'ordonnance était de retour.

—Promène-toi sur la place, lui dit l'officier, tout à l'heure j'aurai besoin de toi.

Le brosseur fit le salut militaire, et se retira.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un groupe déboucha de la place et parut requérir toute l'attention du capitaine. Un vieillard à cheveux blancs donnait le bras à une dame âgée. Près d'eux marchait une jeune fille, simplement quoique fort élégamment vêtue et portant un livre d'Heures.

Ces trois personnages étaient suivis à quelques pas d'un vieux domestique.

—Bonnivard! appela le capitaine.

L'ordonnance accourut.

—Tu vois ce vieux bonhomme qui suit ses maîtres!

—Oui, mon capitaine.

—Tu vas l'accoster, lui demander s'il ne s'appelle pas François, et s'il n'est pas au service de monsieur de Sermaise.

—Bien, mon capitaine!

—Il te répondra: oui, alors tu lui diras que l'officier dont tu es l'ordonnance désirerait le voir à l'issue de la messe. S'il consent à se rendre à ton invitation, tu l'attendras et tu le conduiras chez moi, rue Saint-Thomas, numéro 2.

—Et s'il demande de la part de qui je viens?

—Tu ne répondras rien, répliqua vivement le capitaine, ou plutôt tu lui diras simplement: de la part d'un officier qui connaît ses maîtres. Pas d'indiscrétion!

—Compris, mon capitaine!

L'ordonnance cligna de l'oeil d'un air entendu, et gravit rapidement Les degrés de l'église. C'était un garçon précieux que Bonnivard. Né sur les hauteurs de Belle-ville, il réalisait le type du gamin de Paris. Successivement sculpteur sur bois, figurant, puis artiste dans les Petits théâtres de banlieue, le hasard de la circonscription avait fait de lui, à vingt et un ans, un chasseur à cheval. Amoureux de sa liberté, dédaigneux des honneurs, il avait préféré passer tranquillement son congé au service d'un officier célibataire, plutôt que de se plier aux exigences quotidiennes du métier militaire. Piètre soldat, mais excellent brosseur, très apprécié de son capitaine, dont il avait acquis la confiance entière.

Sûr que la mission dont il l'avait chargé serait exactement remplie, l'officier rentra chez lui, très soucieux. Le capitaine Villefort avait trente-cinq ans; son abord, très dur, décourageait par une froideur invincible. La couleur foncée de ses cheveux coupés ras, un peu grisonnants sur les tempes, ajoutait encore à l'austérité de sa mine. Il était depuis peu de temps remonté dans son appartement, quand Bonnivard arriva ramenant le vieux domestique.

Introduit aussitôt, François s'arrêta, rendu muet par l'émotion, sur le seuil de la porte.

—Ah! monsieur Pierre! fit-il d'une voix étranglée, j'avais comme un pressentiment…

—Mais oui, Pierre, fit en souriant le capitaine qui tendit en même temps la main au vieux serviteur, tu me reconnais donc encore, toi?

—Si je vous reconnais, moi qui vous ai élevé!

—Une éducation qui ne t'a guère réussi.

—Ah! Pouvez-vous dire, monsieur Pierre? Vous avez bien quelques défauts, mais aussi de grandes qualités.

—Des qualités, moi? fit le capitaine d'un air étonné. Je t'ai pourtant fait assez enrager … et même souffrir.

François secoua la tête.

—Tout cela n'est rien, répliqua-t-il.

—Tu es un homme antique, mon vieux François. Alors, sincèrement, tu es content de me revoir?

—Si je suis content!… dès l'instant que ce n'est pas à la maison.

—J'y serais donc mal reçu? demanda le capitaine, d'un ton plein d'amertume.

—Je n'ai pas dit cela, monsieur Pierre.

Il y eut un moment de silence que François rompit le premier.

—Alors, vous n'êtes plus à Lunéville?

—J'y étais encore, il n'y a pas huit jours … mais j'ai été changé… Maintenant, écoute, François, donne-moi ta parole de ne pas dire à la maison que tu m'as rencontré.

—Oui, monsieur, à moins que votre oncle, monsieur de Sermaise, ne me le demande, car je lui dirais la vérité.

—Oh! mon oncle ne doit pas parler de moi bien souvent.

De nouveau François garda le silence.

—Et maintenant, dit brusquement le capitaine, quelle est cette demoiselle que j'ai vu entrer avec vous à l'église tout à l'heure?

—Comment se fait-il que vous ne me parliez pas d'abord de madame
Villefort, votre mère?

—J'ai eu de ses nouvelles dernièrement, avant mon départ de Lunéville.

—C'est une longue histoire, monsieur Pierre. Je pensais que vous le saviez … puisque madame votre mère vous écrit quelquefois.

—Deux ou trois fois par an … mais j'ignorais l'existence de cette demoiselle.

—Pour que madame ne vous ai rien dit, il faut qu'elle ait ses raisons, et alors moi, qui suis au service de madame….

—Et plus au mien! interrompit Villefort.

—Je ne parle pas non plus de mademoiselle, acheva François.

—Il y a donc quelque chose à reprendre? Autrement, tu ne te gênerais pas pour parler.

—Il n'y à rien à reprendre dans un secret; ce qui serait à reprendre, ce serait de le trahir.

—Ainsi, mademoiselle est un secret. Tu es discret, c'est bien. Je m'arrangerai autrement pouf apprendre ce que je désire savoir. Au revoir, mon vieux François, sans rancune.

—Monsieur Pierre sait bien que je suis à sa disposition entière pour tout ce qu'il me sera possible de faire pour lui.

—J'y compte bien.

Et ayant de nouveau serré la main du vieux serviteur, le capitaine
Villefort le reconduisit jusqu'à la porte.

Après cet entretien qui, en somme, ne lui apprenait rien, Pierre Villefort resta rêveur; il songea à son passé, à cette jeunesse orageuse qui lui avait aliéné l'affection des siens, à l'exception peut-être de celle de l'homme qu'il avait fait le plus souffrir, après ses parents, le vieux François.

Le capitaine Villefort avait perdu son père très jeune. Sa nature ombrageuse et rebelle avait refusé de se plier sous le joug, pourtant très doux, de M. de Sermaise. Après des années de dissipation, il avait rompu avec éclat et, laissant plongés dans le deuil les deux êtres qu'il eût dû chérir, son oncle et sa mère, il s'était engagé.

A la maison Sermaise, où il eût pu vivre heureux, on avait retourné sans une plainte contre la muraille le portrait de l'ingrat, attendant, pour lui faire reprendre sa place, le retour de l'enfant prodigue. Par bonheur, la vie rude du régiment avait apaisé le tempérament fougueux de Pierre Villefort. Il était resté sombre, taciturne, se liant difficilement; devenu officier, il n'avait jamais eu avec ses camarades que des relations polies, point d'intimité. A des reprises différentes, il s'était senti au coeur le désir de voir M. de Sermaise, d'embrasser sa mère. Son orgueil s'était toujours révolté devant l'acte de soumission qu'il eût fallu faire, et voilà que le jour où, vaincu enfin, complètement amendé, il revenait demander le pardon des injures passées, il trouvait sa place prise, au foyer de sa famille, et par une étrangère!

Car, il n'en pouvait douter, cette jeune fille, que François appelait mademoiselle, sur le compte de laquelle il refusait de s'expliquer, ne pouvait être qu'une enfant d'adoption, chez qui les deux vieillards avaient concentré l'affection qui lui était due, à lui, Villefort! Sans quoi pourquoi ces réticences?

Le capitaine se perdait en conjectures; il se promit de savoir, per fas et nefas, qui était cette intruse, mais pendant plusieurs jours, son esprit hésitant et orgueilleux ne s'arrêta à aucune résolution.

Le dimanche suivant, le capitaine Villefort monta à cheval, et vers onze heures, il se trouva devant l'église, au moment où les fidèles sortaient à pas lents de la grand'messe.

Il put alors voir de face et fort distinctement sa mère, son oncle, la jeune personne qui les accompagnait, et derrière eux, le vieux François, sans leur laisser au grand trot qu'il menait, d'autre loisir que celui de s'écarter sur son passage. Il n'en fut pas de même de François. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent, mais Pierre détourna la tête et François baissa la sienne.

Tout cela fut l'affaire d'une minute.

Pierre Villefort avait vu la demoiselle, elle lui parut avoir dix-huit ans et être d'agréable tournure. Plus elle lui parut jolie, plus il la détestait d'instinct.

En jeune et habile commère qu'elle était, n'avait-elle pas su, par des manoeuvres savantes, se faire un nid dans la maison, sa maison à lui, où il avait perdu droit de cité?

Toutes les colères, tous les sentiments justes ou injustes qui avaient séparé Pierre des siens bouillonnaient à cette heure en lui, et c'était sur l'usurpatrice que ces colères allaient tomber?

Elle était pieuse … en apparence, mais il ne manque pas d'hypocrites! Et l'hypocrisie était de mise avec des dévots comme M. de Sermaise et sa soeur.

Donc le capitaine Villefort n'eut plus qu'une pensée: la vengeance.

Il résolut à tout prix de faire l'autopsie morale de l'inconnue, afin de la démolir ensuite plus sûrement.

Dans la course désordonnée à laquelle il se livra sur les collines des environs, en sortant des murs de Saint-Germain, il atteignit sans le savoir la Porte Jaune qui est un des accès de la forêt de Marly. Quand il se fut engagé un peu avant dans ces routes étroites et montueuses, capitonnées d'herbes, de bruyères, et sur lesquelles des chênes altiers projettent l'ombre de leurs obliques rameaux, il attacha son cheval à l'angle du premier carrefour venu et, le dos appuyé contre les racines d'un tronc gigantesque, enfouies sous des gerbes de fougères de six pieds de haut, au milieu de la paix profonde du bois, il fit un retour sur lui-même et songea. Après tout, si c'était une parente éloignée, recueillie par devoir autant que par inclination, l'attentat commis au détriment de Pierre perdait de son importance. En somme, c'était lui qui, à vingt ans, avait fui pour s'engager, le toit maternel, et si le temps n'avait fait qu'aggraver la situation, l'inconnue n'en était pas le premier auteur. Si elle avait un droit, un prétexte quelconque de se trouver là, il restait à savoir dans quelles mesures et dans quelles vues elle en avait usé.

Propriétaire foncier, établi à Saint-Germain depuis plus de trente ans, M. de Sermaise devait y avoir un notaire. Ce notaire devait savoir bien des choses. Et, s'il était blessant pour un neveu, comme, pour son oncle, que le neveu demandât des informations sur sa propre famille à un officier ministériel, il ne l'était pour personne qu'un tiers se présentât chez ce dernier, comme s'il songeait à épouser la pupille (on pouvait lui prêter cette qualité) de M. de Sermaise.

Seulement, Pierre Villefort ne savait à qui confier cette mission délicate. Il n'avait aucun ami dans son régiment; quant à paraître lui-même, il n'y songeait pas, car il ne voulait pas se nommer, et moins encore user d'un faux nom.

Il songea bien au Frontin que le hasard lui avait fourni en la personne de son brosseur; mais il fallait alors lui faire une confidence devant laquelle l'orgueil légitime de Pierre se cabrait.

Fallait-il attendre que la glace fût rompue entre lui et les officiers De son régiment pour choisir entre eux un alter ego qui ferait la commission? Mais cela pouvait durer et la vengeance est impatiente, quoique moins impatiente que l'amour.

—Allons, conclut Villefort après un temps de réflexion, je crois décidément qu'en fait d'ami je ferai bien de m'en tenir à Bonnivard. Mon drôle est intelligent. Pour un peu d'argent, il marchera et parlera comme je voudrai.

Un matin que le capitaine fumait sa pipe dans sa chambre, tandis que son Ordonnance ajustait sur un fauteuil l'uniforme bien brossé et les armes bien astiquées de son chef:

—Bonnivard, dit Villefort, j'ai une mission à te confier.

—A votre service, mon capitaine.

—C'est délicat. Je voudrais avoir des informations positives sur une jeune personne de cette ville, et je ne peux pas les prendre moi-même. Tu vas aller chez un notaire et tu te présenteras comme pour prendre des renseignements sur une personne que tu désirerais épouser.

La famille de Sermaise habite rue de Mantes, au coin de la rue Trompette. Ce que je veux savoir, c'est le nom d'une demoiselle qui demeure dans cette maison et qui ne doit avoir aucun lien de parenté avec la famille de Sermaise. Bref, tu feras attention à tout ce que le notaire te dira. Tu remarqueras, si tu le peux, ce qu'il évitera de te dire et tu me rendras du tout un compte scrupuleux. Si je suis content de toi, tu auras un louis.

—Avez-vous souvent de ces commissions-là, mon capitaine!

Villefort ne répondit rien; puis, après un tour de chambre:

—A propos, il se peut que le notaire te parle d'une dame Villefort, parente de M. de Sermaise, et ma parente éloignée. Il n'y a pas à insister là-dessus.

—Compris, mon capitaine.

—C'est très bien, et tâche de ne pas oublier ton rôle.

—Pas de danger, mon capitaine! Je suis artiste, moi! Ah! si vous aviez pu me voir dans le Roman d'un jeune homme pauvre, de M. Octave Feuillet, aux Folies-Belleville!

Le brosseur s'esquiva; il se brossa les cheveux avec une raie au milieu du front, cira ses moustaches, et reparaissant devant le capitaine en pantalon de toile et en manches de chemises:

—Et le costume de mon nouvel emploi, mon capitaine?

Villefort tira de son porte-manteau un complet d'été et des bottines.

—Il ne me manque plus maintenant que des gants et un stick, mon capitaine.

—Tu n'as pas tes gants d'ordonnance?

—Jamais de la vie! J'aurais l'air d'un fantassin déguisé. Des gants de
Suède, s'il vous plaît!

Villefort souscrivit à cette fantaisie en souriant, et considéra un instant le chasseur à cheval transformé en pékin aisé.

—Le notaire de la famille de Sermaise doit être Me Balaru, demeurant rue de Pontoise. Maintenant file, et ne flâne pas trop en chemin.

—Je ne tiens pas à rencontrer le colonel dans ce costume!

—Je vais donc enfin les tenir tous, pensa Villefort, y compris les ficelles avec lesquelles cette aventurière les fait tous mouvoir.

Comme il se berçait de cette amère espérance, Bonnivard reparut d'un air assez satisfait.

—Réponse du notaire, mon capitaine:

«Comme dépositaire des intérêts de l'honorable M. de Sermaise, il ne m'appartient, monsieur, de vous répondre que ce que tout le monde peut savoir. M. de Sermaise vit dans son immeuble avec sa soeur veuve et ils ont près d'eux une jeune orpheline alsacienne, Mlle Soultznach, recueillie d'abord par l'asile du Vésinet, puis, adoptée par M. de Sermaise, qui, moyennant une adoption régulière conforme aux articles 344 et suivants du code Napoléon, lui a conféré le droit de signer et de se faire appeler Geneviève de Sermaise. L'orpheline ainsi adoptée aura en se mariant, si elle se marie, ce qu'il plaira à son bienfaiteur de lui donner en dot, s'il juge à propos de lui donner quelque chose. Toutes ces personnes jouissent d'une considération exceptionnelle et méritée. Je suis votre très humble.»

—C'est du La Palisse tout pur, pensa Villefort, en secouant la cendre de sa pipe sur le bord de la cheminée. Maintenant, rends-moi mes effets, voici ton louis.

Dès qu'il fut seul, il prit un code, qui était du nombre infiniment restreint des livres de sa bibliothèque et il médita profondément sur le titre de l'adoption. Pierre était bien l'héritier de sa mère qui était presque pauvre, mais il n'était pas l'héritier réservataire de son oncle qui pouvait disposer de toute sa fortune, comme bon lui semblait. Au contraire, l'adoption de Geneviève par M. de Sermaise, conférant à la jeune fille le droit d'enfant légitime, si M. de Sermaise entendait attribuer à son neveu Pierre la quotité disponible, soit la moitié de son bien, Geneviève était héritière réservatrice et de plein droit de l'autre moitié.

—Et voilà, se dit le capitaine, ce que j'ai gagné à m'engager par un coup de tête! J'ai perdu cent cinquante mille francs! On m'a fabriqué de toutes pièces une pseudo-cousine et, pour me récupérer, il ne me resterait qu'à épouser la susdite! Une lâcheté à laquelle je ne me résoudrai jamais! Ou bien, dans mon désir de m'assurer la quotité disponible de l'héritage de mon oncle, il me faudrait feindre des sentiments que je n'ai pas. Je me sens aussi incapable de cette lâcheté que de la première; j'ai vécu de ma solde et de quelques bribes de l'avoir paternel, je continuerai! Mais, auparavant, j'aurai pulvérisé Geneviève Soultznach! J'aurai acheté assez cher ce dernier plaisir!

A quelque temps de là, c'est-à-dire vers la mi-octobre et comme Villefort couvait sa haine, épiant une occasion favorable pour l'assouvir, son brosseur lui fit une ouverture assez originale. Les vingt francs l'avaient mis en goût.

—Mon capitaine, dit-il, un jour que Pierre n'était pas trop houleux, si je ne craignais pas de déplaire à mon capitaine, je lui dirais que, par une circonstance du petit dieu Cupidon, je me trouve avoir des intelligences dans la place.

—Quelle place? demanda brusquement Villefort.

—La place assiégée, rue de Mantes, au coin de la rue Trompette.

—La cuisinière sans doute? fit vivement l'officier de cavalerie.

—Naturablement? répliqua l'ordonnance.

—Et que diable ferai-je de ton intrigue avec une servante?

—Ce qu'aucun notaire ne dira, cette fille le sait et me l'a dit.

Pierre songea aussitôt que des papiers de M. de Sermaise avaient pu tomber entre les mains de cette fille et, ramené par le respect de lui-même au respect de la famille, il répliqua vertement à son brosseur:

—Il faut que cette gueuse soit bien osée, pour entretenir un soldat de secrets qu'elle vole et qui ne regardent ni toi, ni elle; elle pourrait se contenter de te faire déguster le vin de la cave, ce dont, j'imagine, elle ne se fait pas faute.

—Je mentirais, mon capitaine, si je ne convenais que le vin est bon; mais il paraît que ces personnes ont un autre enfant que Mlle de Sermaise et qu'ils seraient bien aise de le revoir….

—Quel rapport y a-t-il entre cela et moi? interrompit brutalement
Villefort.

—C'est que, à ce qu'elle m'a dit … c'est un officier … il serait à
Lunéville, et … il porte le même nom que vous, mon capitaine!

Pierre maudit en cet instant la fantaisie qu'il avait eue de parler à son brosseur de M. de Sermaise, mais il était trop tard pour reprendre ses paroles.

—Un mien cousin, en effet, un parent éloigné … je ne puis rien faire à tout cela.

Là-dessus, Pierre improvisa une commission pour son ordonnance et il le
Congédia pour être seul.

—Alors, pensa-t-il, me voilà la fable de mes subordonnés. Mon histoire, celle de ce coucou d'Alsace, court les cuisines! On fait des allusions devant moi, on ne rit pas devant moi, mais on rit quand j'ai le dos tourné. Il faut que tout cela finisse. Je ferai n'importe quelle rentrée sur la scène, pourvu que ce soit le fouet à la main! Et alors gare au nez des moqueurs?

Le même soir, un commissionnaire, qui n'était pas l'ordonnance du capitaine, remettait à François un billet de Pierre, dont celui-ci ne reconnut pas l'écriture, pour l'excellente raison que, depuis dix ans, il était devenu presque aveugle; mais, comme il tenait Geneviève en estime particulière, il lui porta le billet à lire.

Ce billet contenait ces seuls mots:

«Mon bon François, j'ai besoin de te parler. C'est demain mardi, jour de marché; passe en allant ou en revenant, rue Saint-Thomas, numéro 2. —P.V.»

François, à cette lecture, reprit le billet des mains de la demoiselle un peu plus vite que la bienséance ne le comportait,

—Cela vous chiffonne, François, de me l'avoir donné à lire.

—Il est vrai, Mademoiselle! Que Mademoiselle daigne m'excuser!

—Parce que c'est un secret à vous?

—Peut-être bien … en effet!

—Il paraît, ajouta-t-elle, que M. Pierre est ici?

—N'en dites rien, Mademoiselle, c'est trop extraordinaire!

—Je ne vous comprends pas, François; il n'y a qu'une chose extraordinaire; c'est qu'il ne soit pas toujours ici! Ses parents seraient si heureux!

—C'est à savoir, murmura François en secouant tristement la tête.

—Enfin, vous irez, n'est-ce pas?

—Il le faut bien!

—Je suis sûre que vous l'avez déjà revu?

—Que Mademoiselle ne me questionne pas, je ne pourrais lui répondre que la vérité, et j'ai promis de ne rien dire! Mais vous ne direz rien, vous non plus, n'est-ce pas?

—C'est une conspiration, à ce que je vois!

Et la jeune fille se mit à fredonner l'air des conspirateurs de la Fille de Madame Angot et elle se retira épanouie sans s'expliquer davantage.

Le lendemain, entre huit et neuf heures, François frappait à la porte du
Capitaine Villefort.

Le capitaine lui tendit la main et lui désigna une chaise; puis il s'enfonça jusqu'aux aisselles dans son fauteuil.

—François, lui dit-il sans préambule, M. de Sermaise, mon oncle, a pris à son service une fille qui vole son vin pour les soldats de la garnison…

—Cela ne me surprend pas. J'avais cru m'apercevoir de quelque chose … des bouteilles bouchées, mais fades, fades comme si on les avait remplies d'eau. Oh! Le compte y était tout de même.

—Mais elle ne vole pas seulement le vin de l'oncle, elle fouille dans ses papiers quand vous êtes tous dehors, et elle surprend nos secrets de famille. Puis elle les redit à tel homme de mon escadron que je pourrais désigner. C'est ignoble!

—Vous me faites frémir, monsieur Pierre, c'est une fille à pendre.

—Non, mais à congédier dans une heure.

—Mais, enfin, comment pouvez-vous savoir cela, monsieur?

—Peu importe. Je n'ai pas fini. La demoiselle d'Alsace, Geneviève Soultznach, aujourd'hui par acte authentique mademoiselle de Sermaise, est l'héritière légitime de mon oncle. Quel que soit le motif qui ait déterminé mon oncle à me déshériter, il ne saurait me convenir de me rencontrer avec elle. Si je me décide à visiter ma mère et mon oncle, je tiens à ce qu'elle soit absente!

—Ah! la pauvre demoiselle, si pieuse, si bonne! Mais c'est le soleil dans la maison que cette jeunesse! Elle n'a plus ni père, ni mère, elle!

—Et moi? demanda Pierre d'un ton terrible.

François se tut et essuya furtivement ses vieux yeux.

—En conséquence, poursuivit Pierre, je t'autorise formellement à dire de ma part à mon oncle ce qui regarde la fille de cuisine, à annoncer ma prochaine visite à ma mère et à faire connaître en particulier à la nommée Geneviève Soultznach que je désire ne pas la trouver là.

—J'obéirai, dit François, les yeux rouges de larmes. Seulement … oui, pour éviter une mortification aussi cruelle à mademoiselle, je sais bien ce que je ferai! Car, si choyée qu'elle soit chez nous, elle est orpheline et pauvre par le fait…. Enfin, je m'entends….

—Va, François, reprit Villefort, qui craignait de s'apitoyer lui-même, ce sera pour demain mercredi entre le déjeuner et le dîner; bien entendu, je n'accepterai pas à la maison un verre d'eau.

—Adieu, monsieur Pierre, et au revoir! Je bous dans ma peau en songeant à ces commissions-là…. Mais tenez-les pour faites … c'est votre volonté, voilà tout?…

François partit sans que Pierre levât seulement les yeux.

Le lendemain, mercredi, à l'issue du déjeuner, en attendant l'heure de se présenter rue de Mantes, Pierre Villefort courait à cheval dans la forêt de Marly quand, à un carrefour, il aperçut une Victoria arrêtée, en avant de laquelle se tenait une dame, le visage entièrement masqué par un chevalet de campagne. Le cocher sommeillait, non sur le siège, mais commodément étendu sur les coussins de la voiture. Comme le capitaine hésitait entre plusieurs avenues, la dame artiste eut le temps d'ébaucher ce cavalier, dont l'uniforme donnait sur un fonds d'arbres roussis par l'automne une note bleue assez agréable.

Villefort, campé déjà sans le savoir sur le paysage, se décida pour l'avenue de droite. Il jeta en passant un regard sur l'artiste: c'était Geneviève!

A un mouvement involontaire du capitaine, celle-ci eut un pressentiment.

—François! murmura-t-elle, comme si elle avait peur.

Le domestique se réveilla et, à l'aspect de l'officier qui s'éloignait, il porta machinalement la main à sa casquette galonnée.

—C'est lui, se dit Geneviève, je m'en doutais.

Bien assuré que la jeune fille n'était pas rue de Mantes, Villefort ne fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel Sermaise. Là, il entra, attacha sans façon son cheval à l'écurie, et marcha au devant de sa mère et de son oncle qu'il voyait assis dans le jardin.

—Tu t'es donc enfin souvenu de nous? s'écria Mme Villefort en sautant au cou de son fils à qui, en même temps, M. de Sermaise tendait la main.

—Je n'ai jamais cessé de songer à vous, répondit le capitaine en s'asseyant sur un banc, près de sa mère.

—Sais-tu que tu es un fort beau capitaine, reprit l'oncle d'un ton aimable. Tu es donc en garnison à Saint-Germain?

—Oui, mon oncle.

—Tu nous as déjà rendu un bon office en nous apprenant à quelle servante nous avions affaire. Elle est congédiée.

—C'est heureux, car le mal qu'elle a fait n'est pas prêt d'être réparé, dit gravement Villefort.

—Bah! qui se soucie de mes vieilles histoires! Ce n'est jamais que pour le principe qu'il fallait sauvegarder.

—Mais, mon oncle, vos secrets sont aussi un peu les miens.

—Des indiscrétions auraient-elles été commises?

—On sait, par exemple, insinua Villefort, qu'un fils négligent, un neveu plus ou moins indigne, exilé de la maison depuis quinze ans, a été supplanté ici par une étrangère, dont j'ignorais encore l'existence il y a huit jours, ce qui n'a rien de très flatteur pour le nommé Pierre Villefort.

Il y eut un moment de silence pénible.

—Tu ne nous parles pas de notre vieux François, dit Mme Villefort, pour renouer la conversation. Tu ne l'accuseras pas de ne pas t'aimer, celui-là?

—Non, je ne l'en accuserai jamais…. C'est un coeur, lui! Riposta sèchement le capitaine.

Cet éloge de François, quelque mérité qu'il fût, froissa les deux vieillards qui ne se sentaient pas inférieurs, comme sensibilité, à leur vieux domestique.

M. de Sermaise considéra un moment le bout de son escarpin d'un air indéchiffrable, puis:

—Eh bien, Pierre, demanda-t-il, aurons-nous de temps en temps la visite du capitaine Villefort?

—Oui, mon oncle, si vous le permettez, car il serait blessant pour nous tous de justifier en aucune mesure les médisances, mais je vous demanderai comme faveur d'être dispensé ces jours-là, comme aujourd'hui, de la compagnie d'une personne dont la présence est une mortification pour moi. Je tiens à ne pas la trouver sur mon chemin.

Ici, M. de Sermaise et Mme Villefort s'entre-regardèrent avec une profonde tristesse.

—Nous avons pu juger, en effet, dit le vieillard, que la présence de cette personne t'offusque, puisqu'elle n'est pas là, mais peut-être que tes préventions contre elle s'éteindraient si tu apprenais à la connaître!

—Je n'y consentirai jamais, mon oncle, c'est mon dernier mot.

—Alors, riposta M. de Sermaise offensé, c'est adieu, et non au revoir, que je te dis. Quant à ta mère, elle est chez elle ici, elle le sait surabondamment. C'est elle qui te recevra, et je me permets de t'engager à la voir souvent, car nous sommes vieux … et tout exige que la mère et l'enfant soient ou paraissent unis!

—Il est vrai, dit Pierre. Eh bien, il en sera ainsi. Adieu, mon oncle!
Au revoir, ma mère!

Il se leva péniblement ému.

Mme Villefort regardait son fils avec des yeux inondés de larmes, mais sans articuler une parole. Elle et lui étaient debout.

M. de Sermaise demeurait seul assis et visiblement accablé.

Tout à coup, il se leva aussi, vint frapper familièrement sur l'épaule du capitaine et lui dit:

—Vois-tu, mon enfant, tu empoisonnes volontairement ta vie par ton entêtement. J'ai là-haut dans ma chambre un livre où, depuis vingt ans, j'écris mes pensées jour par jour; quand je n'y serai plus, tu le liras ligne à ligne et alors tu pleureras et tu me pleureras! Et tu n'accuseras que toi seul!

—Alors j'aimerais mieux le lire de suite, dit vivement Pierre.

—Tu le veux? Eh bien! va, tu trouveras sur mon bureau un livre à fermoir. Voici la clef, va, et connais la vérité sur toi-même et sur les autres….

—J'accepte, dit Villefort d'un ton résolu.

Il prit la clef et monta chez M. de Sermaise.

—Que fais-tu, mon ami, dit la veuve à son frère quand ils furent seuls. Tu livres ainsi, sans les avoir relues, les confidences d'une vie aussi longue à un pauvre malade enclin à tourner tous les textes au profit de ses folles rancunes.

—Qu'importe, répliqua M. de Sermaise, il faut que cette situation soit liquidée. On peut regarder le fond de ma vie, on n'y verra que tendresse et loyauté. Si Pierre prend de cette lecture texte contre moi, c'est qu'il sera fou incurablement.

Mme Villefort reprit avec résignation son ouvrage de tapisserie qui occupait ses mains sans distraire sa tête d'une préoccupation pleine d'angoisses, tandis que son frère lisait, sans lire.

Deux mortelles heures passèrent ainsi, et Pierre ne descendait pas. Les deux vieillards tremblaient que François ne ramenât Geneviève avant le départ du capitaine.

Cependant le jour baissait et cinq heures venait de sonner, quand les venteaux verts de la porte cochère grincèrent sur leurs gonds et François apparut, mais, à part les engins de peinture de Geneviève, la Victoria était vide.

—Et mademoiselle? demanda Mme Villefort.

—Mademoiselle s'est arrêtée à l'église, elle prie madame de vouloir bien aller l'y chercher quand madame le jugera à propos,

Ceci fut dit à haute voix, dans la cour.

La vieille dame affecta de ne manifester aucune surprise de ce retard; dans son for intérieur, elle admira la délicatesse de la jeune fille, qui avait compris que l'offre de François de la mener peindre devait avoir du rapport avec la venue du capitaine, et qui ne voulait pas revenir à la maison mal à propos.

Tout à coup Pierre apparut dans le vestibule.

Il descendit très calme en apparence, mais excessivement pâle.

A sa vue, François se découvrit et s'avança vers lui sans oser lui adresser la parole. Mme Villefort feignit de s'occuper d'un massif de rosiers, qu'elle émondait avec ses ciseaux, tandis que M. de Sermaise s'avançait, tenant toujours son journal dans ses mains tremblantes.

Pierre considéra tour à tour ces visages vénérables, altérés par l'angoisse présente et le souvenir d'anciennes douleurs, puis:

—Ne dételle, pas, François, dit-il de ce ton bref qui lui était propre, j'ai besoin pour un quart-d'heure de la voiture et de toi.

Et comme François, intrigué, considérait Pierre pour s'assurer que c'était sérieux:

—Vous permettez, mon oncle? ajouta-t-il.

—Volontiers, répondit M. de Sermaise, mais ton cheval?

—Je vais venir le reprendre. A propos, voici votre clef.

—Fais, fais! repartit l'oncle qui ne pouvait s'imaginer où Pierre voulait aller à pareille heure.

Le capitaine monta dans la Victoria.

—A l'église! commanda-t-il tout bas.

Place du Château, Pierre Villefort sauta à bas de la voiture et entra dans l'église, presque déserte à cette heure. Avec aussi peu de bruit qu'il était possible, il s'avança vers la place où Geneviève était assise.

En apercevant le capitaine, la jeune fille tressaillit.

Pierre s'inclina respectueusement et dit à voix basse:

—La voiture de mademoiselle l'attend!

Geneviève, troublée, rougit excessivement, elle se leva comme mue par un
Ressort et obéit.

—Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle.

Elle salua l'autel et, escortée du capitaine, elle atteignit le bénitier, où Pierre l'avait devancée pour lui tendre la goutte d'eau lustrale: elle se signa, s'inclina encore pour remercier et sortit en pleine lumière sous le péristyle de l'église. Le capitaine fit un geste. La Victoria vint s'arrêter devant eux.

Villefort mit Geneviève en voiture, et dit à François, qui n'en revenait pas:

—Rue de Mantes.

—Monsieur ne monte pas?

Pierre fit un signe négatif et salua de nouveau. La voiture partit au trot.

Villefort revint à pied. A son arrivée rue de Mantes, la cour était déjà déserte. François achevait de dételer. Le capitaine ne demanda à voir personne.

Il se fit simplement amener son cheval.

—Merci … et au revoir! dit-il à François, en mettant le pied à l'étrier; puis il piqua des deux et s'éloigna au galop.

M. de Sermaise, cédant à une curiosité bien naturelle, était remonté chez lui, pensant retrouver sur le fameux livre la trace des sentiments qui avaient animé Pierre pendant sa lecture. Le livre était intact, à la réserve de trois pages qui étaient cornées: la première, à la date de juillet 1863, portait collée au verso une lettre de Pierre, pleine d'injures et d'outrages à l'adresse de sa famille. Elle était jadis tombée entre les mains de M. de Sermaise, par hasard, et elle venait là après le récit des amertumes sans nombre dont le jeune homme avait abreuvé ses parents.

Pierre s'était contenté de tracer en travers de cette lettre, au crayon rouge, ces simples mots:

«Authentique et infâme.—Pierre Villefort»

—Après quinze ans, pensa M. de Sermaise, c'est ainsi que Pierre se juge lui-même! C'est très beau de la part d'un capitaine de trente-six ans!

Et il essuya une larme qui lui parut bien douce.

L'autre page, cornée beaucoup plus loin, exprimait aussi les hésitations Eprouvées par M. de Sermaise, quand, dévoré du désir d'être aimé de quelqu'un, il avait recueilli Geneviève Soultznach, âgée de dix ans, et qui végétait à l'Asile alsacien-lorrain du Vésinet; Geneviève, remarquablement douée à tous égards, était fille d'un fonctionnaire ruiné et orpheline.

Pierre Villefort avait corné cette page mémorable, mais sans l'annoter d'aucune manière. Il avait passé outre.

Enfin, plus loin encore, M. de Sermaise trouva dans son manuscrit ces mots soulignés avec le même crayon rouge:

«… Pierre est lieutenant de cavalerie. Ses notes sont honorables; si son coeur se tournait vers moi, mais spontanément et sans aucun calcul que celui de l'amitié, il me semble que je pourrais l'aimer encore….»

A la suite de cette phrase déchirante dans sa simplicité, Pierre avait tracé au crayon rouge un point d'interrogation sceptique et pâle.

Et puis, roide comme la justice ou comme l'ingratitude, mais peut-être Aussi comme la fausse honte, le capitaine Villefort était sorti de la maison Sermaise … mais il était allé chercher à l'église, où il avait entendu dire qu'elle attendait son rappel, cette jeune fille qu'il avait dit à François, à Mme Villefort, à M. de Sermaise lui-même, ne vouloir pas trouver sur son chemin!

Au dîner, M. de Sermaise fut plus gai que de coutume. Chacun, y compris François qui servait, cherchait à deviner la pensée qui le faisait sourire, quand il dit à Geneviève:

—Eh bien! fillette, c'est donc ce polisson de capitaine qui est allé te chercher?

—Oui, père, c'est bien gracieux de la part de monsieur Villefort, d'autant plus qu'à vrai dire, je ne lui ai jamais été présentée. Quand je l'ai vu paraître, j'ai éprouvé le sentiment d'un petit chien qui s'était égaré et que son maître vient rechercher. Car il est sévère de visage, monsieur Villefort! Enfin, il ne m'a pas corrigée! Il était même bien bon de s'occuper de moi. N'ai-je pas le tort de vous aimer?

—Il te pardonnerait bien vite ce défaut-là, dit l'oncle, s'il était capable de le partager.

—De tels sentiments ne se partagent pas, dit en secouant la tête Mme
Villefort, ils n'engendrent que la jalousie.

—Oh! moi, dit Geneviève avec une étourderie charmante, je me chargerais bien de vous aimer concurremment avec quelqu'un. Je ne suis jalouse de rien, ni de personne. Et d'abord, je n'en ai pas le droit. La preuve, c'est que j'ai pris ce matin, avec joie, la poudre d'escampette. J'avais bien compris pourquoi François m'emmenait me promener. Il était bien naturel que monsieur Pierre voulût vous voir seuls. J'en aurais fait autant à sa place. Oh! à propos, monsieur Pierre!… Il a posé sans le savoir aujourd'hui, devant moi, et j'ai pris sa photographie instantanée avec son cheval! François, mon étude! Hein! est-il ressemblant?

—Le cheval surtout, dit François sérieusement.

—Tu pourrais me faire un bien grand plaisir, mon enfant, Ce serait en me donnant cette étude-là?

—Elle est à vous, père, dit l'espiègle jeune fille en embrassant M. de
Sermaise.

—Ah! si le modèle était là, comme j'aurais du plaisir à mettre un couvert de plus, soupira le vieux domestique, qui avait son franc parler dans la famille.

Tous se turent.

C'était formuler, d'une façon saisissante et naïve à la fois, la secrète
Préoccupation et peut-être même, à présent, l'espérance de tous.

A quelques jours de là, Pierre reparut rue de Mantes sans s'être fait annoncer. Il était en grande tenue. François vint lui ouvrir.

—C'est toi, vieille bête, lui dit le capitaine d'une meilleure voix que par le passé.

—Oui, monsieur Pierre! Vous désirez voir madame votre mère?

—Madame Villefort et les autres! Dit simplement le capitaine en regardant François bien en face.

Cet: «Et les autres!» fit sauter de joie le vieux domestique, qui se précipita dans l'escalier, en annonçant à pleine voix:

—Monsieur Pierre Villefort!

M. de Sermaise, qui avait entr'ouvert sa porte pour savoir qui il entendait parler à l'étage inférieur, la referma sans bruit, et Mme Villefort descendit seule.

Pierre embrassa sa mère sans parler, puis:

—Mon oncle ne descend pas? demanda-t-il.

—Hélas! mon enfant, après ce qui s'est passé….

—C'est juste, répliqua le capitaine. Du reste, c'est à moi de le remercier de la communication qu'il m'a faite l'autre jour. Je vais monter chez lui, s'il veut bien me recevoir.

—Va sans crainte, mon enfant; mais c'est … qu'il n'est pas seul.

—Il est occupé?

—Oh! à ne rien faire! À laisser faire son portrait.

—Raison de plus. Ce sera pour moi une occasion de saluer le peintre.

—Merci, cher enfant!

Pierre monta et frappa à la porte de son oncle qui cria: Entrez!

A la vue du capitaine, Geneviève salua discrètement et fit mine de se retirer.

—Pardon, mademoiselle, vous n'êtes pas de trop ici, puisque vous y êtes chez vous, dit Villefort.

—Il me semble, hasarda la jeune fille, enhardie par cette parole courtoise, que vous êtes ici plus encore chez vous que je ne saurais l'être.

—Il vous plaît de le penser, répliqua le capitaine souvent problématique dans la concision de ses phrases.

Puis quand tous trois furent assis:

—Mon oncle, dit Pierre, je compte quitter Saint-Germain, j'ai tenu à prendre congé de vous, de ma mère et de … mademoiselle de Sermaise, ajouta-t-il avec effort.

—Pourquoi nous quitter? Ta présence à notre foyer serait notre joie, s'exclama M. de Sermaise.

—Ah! si vous restiez, monsieur Villefort, dit Geneviève tout à coup, vous auriez de moi une bien belle récompense!

—Laquelle? demanda vivement Pierre en fronçant légèrement le sourcil.

—Daignez venir ici, monsieur, dit la jeune fille sans lever les yeux de sa palette.

Pierre, très étonné, se leva et s'avança vers la jeune artiste.

—Écoutez, lui dit-elle alors tout bas en souriant, malgré les larmes qui perlaient au bord de ses paupières, je ne vous offrirai pas ma main, vous ne sauriez qu'en faire, ni votre portrait, je ne me sens pas de force, il n'y a que M. de Sermaise pour s'intéresser à mes barbouillages. Mieux que cela! Mieux que tout cela!

Et Geneviève chuchota à l'oreille de Pierre:

—Je m'en irais sans rien emporter d'ici, qu'une éternelle reconnaissance!

Villefort tressaillit.

—Que dites-vous donc là tous deux? demanda M. de Sermaise, impatienté de ne rien comprendre à cet aparté.

—Des trois choses dont parle mademoiselle, dit tout haut Villefort, je n'en accepte qu'une mon portrait, quand elle aura fini, le vôtre, mon oncle. Il remplacera celui qu'on a tourné contre le mur, ajouta-t-il en riant. Ainsi, c'est entendu, mon portrait quand je reviendrai. En attendant, je pars!

—Pour longtemps? demanda M. de Sermaise assombri.

—Cela dépendra, murmura le capitaine; mais vous aurez de mes nouvelles.

Puis, désignant le livre à fermoir:

—Vous allez brûler cela, je pense?

—C'est fait, mon enfant, répondit le vieillard, en lui montrant que du fameux journal il ne restait plus que les feuillets blancs et la couverture.

—Voilà un oncle parfait, s'écria le capitaine.

—Oh! je le sais! dit Geneviève avec ferveur.

—Non! simplement un oncle, rectifia M. de Sermaise.

—Dans tous les cas, un oncle rare! Déclara Villefort.

—Ce duo, dit gaiement le vieillard, est aimable à entendre, mais il a duré suffisamment. Il en est un autre qui ne me déplairait pas non plus….

—Lequel? demanda Geneviève.

—Puisque Pierre part, j'espère bien que ce sera pour son retour, répondit M. de Sermaise sans s'expliquer davantage.

Le capitaine regarda la jeune fille qui baissa les yeux.

Après quelques instants de silence, Villefort se leva de nouveau et dit adieu à son oncle et à Geneviève. Pour toute plainte, pour toute réclamation contre un arrêt qui lui faisait peine, M. de Sermaise dit à Pierre résolument:

—J'aurai demain soixante-quinze ans. Fais-moi un grand plaisir. Tu me dois bien cela.

—Que désirez-vous?

—Ne pars pas! Reste.

Villefort ne répondit pas. Il regarda la jeune fille.

—Monsieur Pierre accepte! déclara joyeusement Geneviève.

Elle lui tendit la main, sur laquelle le capitaine déposa un baiser.

—Enfin! voilà donc mon dîner à quatre couverts! s'écria François qui entrait à ce moment avec Mme Villefort.

Tours, Avril 1889.

LOIN DES YEUX LOIN DU CŒUR FIN

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