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Le Jour des Rois

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SCÈNE III


Une rue.

ANTONIO, SÉBASTIEN.

SÉBASTIEN.—Je ne voulais pas volontairement vous déranger: mais puisque vous faites votre plaisir de vos peines, je ne gronde plus.

ANTONIO.—Je n'ai pu rester derrière vous: un désir, plus pénétrant que l'acier affilé, m'a aiguillonné et forcé à marcher en avant. Et ce n'est pas purement par besoin de vous voir, ce n'est pas seulement par amitié, quoiqu'elle soit assez forte pour m'avoir fait entreprendre une plus longue route; mais c'est aussi par inquiétude de ce qui pourrait vous arriver dans votre voyage, à vous qui n'avez aucune connaissance de ce pays, qui souvent se montre sauvage, inhospitalier pour un étranger sans guide et sans ami. Mon affection, poussée par ces motifs de crainte, m'a engagé à vous suivre.

SÉBASTIEN.—Mon cher Antonio, je ne peux vous répondre que par des remerciements, et des remerciements, et toujours des remerciements. Souvent les services de l'amitié se payent avec cette monnaie qui n'a pas cours. Mais si ma puissance égalait mon désir, vous seriez mieux récompensé.—Que ferons-nous? Irons-nous voir ensemble les ruines de cette ville?

ANTONIO.—Demain, seigneur. Il vaut mieux d'abord aller voir votre logement.

SÉBASTIEN.—Je ne suis point fatigué, et il y a loin encore d'ici à la nuit: je vous en prie, allons récréer nos yeux par la vue des monuments, des choses célèbres, qui donnent du renom à cette ville.

ANTONIO.—Je vous demanderai de m'excuser. Je ne me promène point sans danger dans ces rues. Une fois, dans un combat de mer, j'ai rendu quelque service contre les galères du comte; et un service vraiment si important, que si j'étais pris ici, j'aurais peine à me tirer d'affaire.

SÉBASTIEN.—Probablement vous avez tué beaucoup de ses sujets.

ANTONIO.—Mon offense n'est pas d'une nature si sanguinaire; quoique les circonstances et la querelle nous missent bien en droit d'en venir à cet argument sanglant. On aurait pu l'apaiser depuis en restituant ce que nous avions pris: et c'est ce que firent la plupart des citoyens de notre ville, pour l'intérêt du commerce: il n'y a eu que moi seul qui ai refusé; et à cause de cela, si j'étais surpris ici, je le payerais cher.

SÉBASTIEN.—Ne vous montrez donc pas trop ouvertement.

ANTONIO.—Cela ne serait pas prudent à moi. Tenez, monsieur, voilà ma bourse: la meilleure auberge où vous puissiez loger, c'est à l'Éléphant, dans les faubourgs du midi. Je vais y commander notre repas, tandis que vous passerez le temps et que vous satisferez votre curiosité en voyant la ville, vous me retrouverez là.

SÉBASTIEN.—Pourquoi aurais-je votre bourse?

ANTONIO.—Peut-être vos yeux tomberont-ils sur quelque bagatelle qu'il vous prendra envie d'acheter; et vos fonds, à ce que j'imagine, ne sont pas destinés à de frivoles emplettes.

SÉBASTIEN.—Je serai votre porte-bourse, et je vous quitte pour une heure.

ANTONIO.—A l'Éléphant....

SÉBASTIEN.—Je m'en souviens bien.



SCÈNE IV.


Le jardin d'Olivia.

OLIVIA, MARIE.

OLIVIA, à part.—J'ai envoyé après lui. Je suppose qu'il dise qu'il viendra..., comment le fêterai-je? Quel don lui ferai-je? car la jeunesse aime plus souvent à se faire acheter qu'elle ne se donne ou ne se prête... Je parle trop haut.—Où est Malvolio?—Il est grave et civil; et c'est un serviteur qui cadre bien avec ma position.—Où est Malvolio?

MARIE.—Il vient, madame: mais dans un étrange accoutrement: il est sûrement possédé, madame.

OLIVIA.—Quoi, que veux-tu dire? Est-ce qu'il extravague?

MARIE.—Non, madame; il ne fait que sourire continuellement.—Il serait bon, madame, que vous fussiez entourée, s'il vient: car il est certain que cet homme a la tête timbrée.

OLIVIA.—Va le chercher. (Marie sort.)—Je suis aussi insensée qu'il peut l'être, si la folie gaie et la folie triste sont égales. (Rentrent Marie et Malvolio.) Eh bien! Malvolio?

MALVOLIO.—Belle dame.... ho! ho! ho!

OLIVIA.—Tu ris? Je t'ai envoyé chercher pour une triste circonstance.

MALVOLIO.—Triste, madame? Je pourrais être triste; ces jarretières croisées causent toujours quelque obstruction dans le sang: mais qu'est-ce que cela fait? Si elles plaisent à l'oeil d'une seule personne, je suis dans le cas du sonnet qui dit bien vrai: Plaire à une seule, c'est plaire à tout le monde.

OLIVIA.—Qu'est-ce que tu as donc? Que t'arrive-t-il?

MALVOLIO.—Il n'y a point de noir dans mon âme, quoiqu'il y ait du jaune à mes jambes.—Elle est tombée dans ses mains, et les ordres seront exécutés. Je m'imagine que nous savons reconnaître sa belle main romaine.

OLIVIA.—Veux-tu aller te mettre au lit, Malvolio?

MALVOLIO.—Au lit? Oui, ma chère âme, et je viendrai te trouver!

OLIVIA.—Dieu te bénisse! Pourquoi ris-tu ainsi et baises-tu ta main si souvent?

MARIE.—Que faites-vous, Malvolio?

MALVOLIO.—Répondre à vos questions? Oui, comme les rossignols répondent aux corneilles.

MARIE.—Pourquoi paraissez-vous avec cette ridicule hardiesse devant madame?

MALVOLIO.—Ne t'effraye point de la grandeur?—Cela est bien écrit.

OLIVIA.—Que veux-tu dire par là, Malvolio?

MALVOLIO.—Quelques-uns naissent grands.

OLIVIA.—Quoi?

MALVOLIO.—D'autres parviennent à la grandeur.

OLIVIA.—Que dis-tu?

MALVOLIO.—Et il en est que la grandeur vient chercher d'elle-même.

OLIVIA.—Que le ciel te rétablisse!

MALVOLIO.—Rappelle-toi qui t'a fait l'éloge de tes bas jaunes.

OLIVIA.—Tes bas jaunes?

MALVOLIO.—Et qui a souhaité te voir en jarretières croisées.

OLIVIA.—En jarretières croisées?

MALVOLIO.—Poursuis, ta fortune est faite, pour peu que tu le veuilles.

OLIVIA.—Ma fortune est faite?

MALVOLIO.—Si tu ne le veux pas, je ne verrai donc en toi qu'un serviteur.

OLIVIA.—Mais c'est une vraie folie de canicule.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.—Madame, le jeune gentilhomme du comte Orsino est revenu: il me serait bien difficile de le prier de se retirer, il attend le bon plaisir de Votre Seigneurie.

OLIVIA.—Je vais aller le trouver. (Le domestique sort.)—Bonne Marie, aie soin qu'on veille sur ce garçon. Où est mon oncle Tobie? Que quelques-uns de mes gens le gardent à vue: je ne voudrais pas pour la moitié de ma fortune qu'il lui arrivât quelque malheur.

(Olivia sort avec Marie.)

MALVOLIO seul.—Oh! oh! qu'on m'approche maintenant? Pas moins que sir Tobie, pour m'accompagner! Cela s'accorde parfaitement avec la lettre; elle me l'envoie exprès pour que je le traite cavalièrement: car dans la lettre elle m'excite à cela. Secoue ton humble poussière, dit-elle: tiens tête au parent, sois hautain avec les serviteurs, que ta langue raisonne sur les affaires d'État, prends les airs d'un homme original; et ensuite elle me dicte la manière dont je dois m'y prendre: un visage sérieux, un maintien digne, une prononciation lente, à la manière de quelqu'un de grande considération, et le reste à l'avenant. Je l'ai prise dans mes filets: mais c'est l'oeuvre de Jupiter: et que Jupiter me rende reconnaissant!—Oui, et quand elle m'a quitté: Qu'on veille sur ce garçon! garçon, non pas Malvolio, ni suivant mon rang: mais garçon. Allons, tout se tient, en sorte que pas une drachme de scrupule, pas un scrupule de scrupule, pas le moindre obstacle, pas la moindre circonstance qui offre le moindre doute, la moindre incertitude.... Que peut-on dire à cela? Rien qui soit possible ne peut s'interposer entre moi et la perspective de mes espérances. Allons, c'est Jupiter, et non pas moi, qui est l'auteur de tout ceci, et je dois lui en rendre grâces.

(Marie revient avec sir Tobie et Fabian.)

SIR TOBIE.—Au nom du ciel, quel chemin a-t-il pris? Quand tous les diables de l'enfer seraient entrés dans ce petit corps, et que Légion même le posséderait, je lui parlerai.

FABIAN.—Le voici, le voici.—(A Malvolio.) Comment vous va, monsieur? Comment vous trouvez-vous, ami?

MALVOLIO.—Éloignez-vous, je vous congédie.—Laissez-moi jouir de mon particulier, retirez-vous.

MARIE.—Voyez, comme l'esprit malin parle dans ses entrailles d'une voix sépulcrale! Ne vous l'avais-je pas dit? Sir Tobie, ma maîtresse vous prie de bien veiller sur lui.

MALVOLIO.—Ha! ha! l'a-t-elle recommandé?

SIR TOBIE.—Allez, allez; paix, paix! il faut que nous nous y prenions doucement avec lui. Laissez-moi faire.—Comment vous va, Malvolio? Comment vous trouvez-vous? Allons, du courage, mon garçon; défie le diable, souviens-toi qu'il est l'ennemi du genre humain.

MALVOLIO.—Savez-vous bien ce que vous dites?

MARIE.—Eh bien! voyez-vous, lorsque vous parlez mal du diable, comme il le prend à coeur? Prions Dieu qu'il ne soit pas ensorcelé.

FABIAN.—Il faut porter de son urine à la sage-femme.

MARIE.—Vraiment, c'est ce que je ne manquerai pas de faire dès demain matin, si je vis. Ma maîtresse ne voudrait pas le perdre pour plus de choses que je ne puis dire.

MALVOLIO, à Marie.—Comment donc, mademoiselle?

MARIE.—O mon Dieu!

SIR TOBIE.—Je t'en prie, tais-toi; ce n'est pas là le moyen. Ne vois-tu pas que tu l'émeus? Laisse-moi seul avec lui.

FABIAN.—Il n'y a pas d'autre voie que la douceur: doucement, doucement; l'esprit est brutal, et il ne veut pas être traité brutalement.

SIR TOBIE.—Eh bien! mon dindonneau, comment cela va-t-il? Comment es-tu, mon poulet?

MALVOLIO.—Monsieur?

SIR TOBIE.—Oui! je t'en prie; viens avec moi. Allons, mon garçon, il ne sied pas à un homme sage comme toi, de jouer ainsi avec Satan; aux enfers, l'infâme charbonnier56!

Note 56: (retour) Le mot de charbonnier était, dans ce temps-là, une insulte grave.

MARIE.—Tâchez de lui faire dire ses prières; mon bon sir Tobie, engagez-le à prier.

MALVOLIO.—Mes prières, effrontée!

MARIE.—Non, je vous proteste qu'il ne voudra pas entendre parler de rien de sacré.

MALVOLIO.—Allez tous vous faire pendre! Vous êtes des têtes vides et légères; je ne suis pas formé des mêmes éléments que vous: vous en saurez davantage par la suite.

(Il sort.)

SIR TOBIE.—Est-il possible?

FABIAN.—Si on jouait ceci sur un théâtre, je pourrais bien le condamner comme une fiction invraisemblable.

SIR TOBIE.—Oh! son esprit tout entier s'est laissé prendre au piége.

MARIE.—Allons, suivez-le à présent, de peur que notre projet ne s'évente et ne se gâte.

FABIAN.—En vérité, vous le rendrez fou.

MARIE.—La maison n'en sera que plus tranquille.

SIR TOBIE.—Allons, nous l'enfermerons dans une chambre obscure, enchaîné. Ma nièce est déjà dans la persuasion qu'il est fou! Nous pouvons continuer cette farce, pour notre amusement et sa pénitence, jusqu'à ce que, las de nous amuser, nous nous sentions disposés à avoir pitié de lui. Alors, nous porterons ton plan au tribunal, et nous te couronnerons en qualité de femme habile à trouver des fous. Mais voyez, voyez.

(Entre sir André Ague-cheek.)

FABIAN.—Nouvelle matière à divertissement pour le matin du premier mai57.

Note 57: (retour) Jour consacré aux fêtes.

SIR ANDRÉ.—Voici le cartel. Lisez-le. Je garantis, qu'il y a du poivre et du vinaigre.

FABIAN.—Est-il bien insultant?

SIR ANDRÉ.—S'il l'est? Oh! je vous en réponds; lisez-le seulement.

SIR TOBIE.—Donnez-moi. (Sir Tobie lit.) «Jeune homme, qui que tu sois, tu n'es qu'un vil drôle.

FABIAN.—Bien, courageux!

SIR TOBIE, lisant.—«Ne t'étonne pas, et ne te demande pas dans tes pensées pourquoi je te traite ainsi; car je ne t'en donnerai aucune raison.

FABIAN.—Bonne note! qui vous met hors de la prise de la loi.

SIR TOBIE, lisant.—«Tu viens chez la dame Olivia, et sous mes yeux elle te traite avec bonté! Mais tu mens par la gorge: ce n'est pas là la raison pourquoi je te provoque en duel.

FABIAN.—Fort laconique, et d'une bêtise exquise.

SIR TOBIE, lisant.—«Je te surprendrai en chemin, retournant chez toi, et là, s'il t'arrive de me tuer....

FABIAN.—Fort bien!

SIR TOBIE, lisant.—«Tu me tueras comme un lâche et un vaurien.

FABIAN.—Bon! Vous vous mettez toujours au-dessus du vent de la loi.

SIR TOBIE, lisant.—«Porte-toi bien; et que Dieu fasse merci à l'une de nos deux âmes; il pourrait faire merci à la mienne; mais j'espère mieux que cela, et ainsi songe à toi. Ton ami, selon que tu le traiteras, et ton ennemi juré. «ANDRÉ AGUE-CHEEK.»

—Si cette lettre n'est pas capable de le mouvoir, ses jambes ne le pourront pas davantage. Je veux la lui remettre.

MARIE.—Vous avez une belle occasion pour cela: il a maintenant un entretien avec madame et il va partir prochainement.

SIR TOBIE.—Allons, sir André; attends-le au coin du verger, en vrai prévôt: du plus loin que tu l'apercevras, dégaine; et en tirant ton épée, jure à faire peur, car il arrive souvent qu'un effroyable serment, prononcé d'un accent insultant et d'une voix foudroyante, vaut plus d'applaudissements au courage que ne lui en auraient gagné les preuves mêmes. Allons, pars.

SIR ANDRÉ.—Oh! laissez-moi le soin de jurer comme il faut.

(Il sort.)

SIR TOBIE.—Maintenant.... je ne lui donnerai pas la lettre; car les manières du jeune gentilhomme me prouvent qu'il est intelligent et bien élevé: la négociation où il est employé entre son maître et ma nièce le confirme; en conséquence cette lettre, chef-d'oeuvre d'ignorance, n'inspirerait aucune terreur au jeune homme, et il s'apercevrait aisément qu'elle vient d'un butor. Mais, voyez-vous, je lui rendrai le défi de bouche; je vanterai sir André pour avoir la réputation d'un brave; et j'inspirerai au jeune homme (que son âge rendra crédule, je le sais) la plus formidable idée de sa fureur, de sa science, de sa rage, et de son impétuosité. Et cela les épouvantera si fort tous deux, qu'ils se tueront mutuellement de leur regard, comme des basilics.

FABIAN.—Le voici qui vient avec votre nièce; laissez-les ensemble, jusqu'à ce qu'il prenne congé d'elle, et alors suivez-le.

SIR TOBIE.—Je vais en attendant méditer quelque terrible message pour rendre un défi.

(Ils sortent.)

(Entrent Olivia et Viola.)

OLIVIA.—J'en ai trop dit à un coeur de pierre, et j'ai exposé mon honneur à trop bon marché. Il y a quelque chose en moi qui me reproche ma faute; mais ma faute est si entêtée et si opiniâtre qu'elle se rit des reproches.

VIOLA.—Les chagrins de mon maître tiennent la même conduite que votre passion.

OLIVIA.—Tenez, portez ce bijou pour l'amour de moi; c'est mon portrait: ne refusez pas; il n'a point de langue qui puisse vous être importune, et je vous en conjure, revenez demain. Que pourrez-vous me demander que je vous refuse, de ce que l'honneur peut, sans se compromettre, accorder à une demande?

VIOLA.—Rien autre chose que cette grâce: votre amour sincère pour mon maître.

OLIVIA.—Comment puis-je, avec honneur, lui donner ce que je vous ai donné?

VIOLA.—Je vous tiendrai quitte.

OLIVIA.—Allons, revenez demain; adieu: un démon qui te ressemblerait pourrait conduire mon âme en enfer!

(Elle sort.)

(Rentrent Sir Tobie Belch et Fabian.)

SIR TOBIE.—Mon gentilhomme, Dieu te garde!

VIOLA.—Et vous aussi, monsieur!

SIR TOBIE.—Recours à tous les moyens que tu as de te défendre. De quelle nature sont les insultes que tu lui as faites, c'est ce que j'ignore: mais ton ennemi en embuscade, plein de courroux, avide de sang comme un chasseur, t'attend au bout du verger. Dégaine ta courte épée, sois leste à te mettre en garde; car ton assaillant est vif, habile, et poussé par une haine mortelle.

VIOLA.—Vous vous méprenez, monsieur. Je suis certain que nul homme au monde n'est en querelle avec moi: ma mémoire est bien nette et ne me retrace pas la moindre idée d'une offense quelconque faite à qui que ce soit.

SIR TOBIE.—Vous verrez le contraire, je vous assure: ainsi, si vous attachez quelque prix à votre vie, songez à vous bien mettre en garde; car votre adversaire a pour lui tous les avantages que peuvent donner la jeunesse, la vigueur, l'art et la fureur.

VIOLA.—Je vous prie, monsieur, qui est-ce?

SIR TOBIE.—Il est chevalier; il a reçu l'accolade avec une rapière sans brèche et sur un tapis58: mais c'est un démon dans une querelle privée: il a déjà fait divorcer trois âmes et trois corps; et sa furie est dans ce moment si implacable, qu'il n'y a point d'autre satisfaction qu'il accepte que l'agonie de la mort et le tombeau: à toute outrance59 est son mot; il faut la donner ou la recevoir.

Note 58: (retour) C'est un chevalier de salon: Carpet-knight.
Note 59: (retour) «Hob nob, corruption de ces mots: let it happen or not.» (STEEVENS.)

VIOLA.—Je vais rentrer dans la maison, et demander à madame Olivia quelques avis sur la conduite que je dois tenir. Je ne suis point un duelliste. J'ai ouï parler de certaines gens qui suscitent exprès des querelles aux autres, pour éprouver leur valeur: probablement que c'est un homme de cette espèce.

SIR TOBIE.—Non; son indignation vient d'une injure très-positive: ainsi avancez, et donnez-lui satisfaction. Vous ne retournerez point à la maison, à moins que vous ne veuilliez tenter avec moi ce que vous pouvez avec autant de sûreté vider avec lui. Ainsi, en avant ou tirez votre épée de son fourreau: car il faut vous battre, cela est certain; ou bien renoncer à porter cette arme à votre côté.

VIOLA.—Mais cela est aussi incivil qu'étrange. Je vous en conjure, rendez-moi le bon service de savoir du chevalier en quoi je l'ai offensé, cela vient peut-être d'une négligence de ma part, mais non certainement de mes intentions.

SIR TOBIE.—Je le veux bien; seigneur Fabian, restez auprès de ce gentilhomme jusqu'à mon retour.

(Sir Tobie sort.)

VIOLA.—De grâce, monsieur: êtes-vous instruit de cette affaire?

FABIAN.—Ce que je sais, c'est que le chevalier est irrité contre vous, au point de vouloir un duel à mort; mais je ne sais rien des circonstances.

VIOLA.—Dites-moi, je vous prie, quelle espèce d'homme est-ce?

FABIAN.—Son air ne promet rien d'extraordinaire, et l'on ne lit point sur sa figure ce que vous le trouverez être en éprouvant sa valeur. C'est l'adversaire le plus habile, le plus sanguinaire, et le plus dangereux, que vous puissiez trouver dans toute l'Illyrie. Voulez-vous que nous marchions à sa rencontre? Je ferai votre paix avec lui, si je puis.

VIOLA.—Je vous en aurai grande obligation. Je suis un de ces hommes qui aimeraient beaucoup mieux faire société avec messire le curé qu'avec messire le chevalier; peu m'importe qu'on sache jusqu'où va mon courage.

(Ils sortent, et sir Tobie revient avec sir André.)

SIR TOBIE.—Oh! ma foi, c'est un vrai démon; je n'ai jamais vu un tel champion. J'ai fait un assaut avec lui, lame, fourreau, tout; il m'a porté la botte, et d'une rapidité de mouvement si dangereuse qu'il est impossible de l'éviter; et à la riposte, il vous répond aussi sûrement que votre pied frappe la terre sur laquelle il marche. On dit qu'il a été le maître d'armes du sophi.

SIR ANDRÉ.—La peste l'étouffe; je ne veux point avoir affaire à lui.

SIR TOBIE.—Oui, mais maintenant il ne se laissera pas apaiser. Fabian a bien de la peine à le retenir là-bas.

SIR ANDRÉ.—Malepeste! Si j'avais pu croire qu'il fût si vaillant, et si consommé dans l'escrime, je l'aurais vu damné avant de le défier. S'il veut laisser passer l'affaire, je lui donnerai mon cheval gris, Capilet.

SIR TOBIE.—Je veux bien lui en faire la proposition; restez ici, faites bonne contenance; cela finira, j'espère, sans perte d'âmes. (A part.) Mordienne, je ferai aller votre cheval tout aussi bien que vous. (Rentrent Fabian et Viola.)—(A Fabian.) J'ai son cheval pour apaiser la querelle. Je lui ai persuadé que le jeune homme était un diable.

FABIAN, à sir Tobie.—Il a de lui une idée tout aussi formidable, et il est haletant et pâle, comme s'il avait un ours sur les talons.

SIR TOBIE, à Viola.—Il n'y a point de remède. Il faut qu'il se batte avec vous, à cause de son serment. Il a réfléchi depuis sur sa querelle, et il trouve à présent qu'à peine vaut-elle la peine d'en parler: ainsi, dégainez seulement pour l'honneur de sa parole: il proteste qu'il ne vous blessera pas.

VIOLA.—Dieu me protége; il ne s'en faut guère que je ne leur dise tout ce qu'il me manque pour être un homme.

FABIAN.—Cédez le terrain, si vous le voyez trop furieux.

SIR TOBIE, à sir André.—Allons, sir André, il n'y a pas de remède, il n'y a pas moyen de l'éviter, le gentilhomme ne poussera qu'une botte contre vous, pour sauver son honneur: il ne peut, par les lois du duel, s'en dispenser: mais il m'a promis, foi de gentilhomme et de soldat, qu'il ne vous blessera pas. Allons, en garde.

SIR ANDRÉ.—Dieu veuille qu'il tienne sa parole!

(Il tire l'épée.)

VIOLA.—Je vous assure que c'est contre ma volonté.

(Elle tire l'épée.)

(Entre Antonio.)

ANTONIO, à sir André.—Remettez votre épée: si ce jeune gentilhomme vous a fait quelque insulte, j'en prends la faute sur moi. Si vous l'offensez, je vous défie en son nom, j'embrasse sa défense et vous attaque.

(Dégaînant.)

SIR TOBIE, à Antonio.—Vous, monsieur? Quoi! qui êtes-vous?

ANTONIO.—Un homme, monsieur, qui, pour l'amour de ce jeune cavalier, fera plus encore que vous ne l'avez entendu se vanter à vous de faire.

SIR TOBIE.—Si vous êtes un entrepreneur60, je suis à vous.

(Il tire l'épée.)

(Entrent les officiers de justice.)

Note 60: (retour) Undertaker devint un terme satirique à l'occasion que voici. A la session du parlement, en 1614, ce fut l'opinion générale que le roi avait été engagé à convoquer le parlement par certaines personnes qui avaient entrepris (undertaken) de favoriser les vues du roi par leur influence dans la Chambre des communes. On les appela undertakers; la chose devint si sérieuse que le roi jugea nécessaire de dissuader le peuple par deux discours. Bacon fit aussi une harangue à cette occasion. Peut-être aussi undertaker n'est-il ici que pour désigner ces bretteurs de profession qui se chargent des affaires des autres.

FABIAN.—Ah! bon sir Tobie, arrêtez; voici les officiers de justice.

SIR TOBIE, à Antonio.—Je serai à vous tout à l'heure.

VIOLA, à sir André.—Je vous prie, monsieur, remettez votre épée, si c'est votre bon plaisir.

SIR ANDRÉ.—Oh! bien volontiers, monsieur; et quant à ce que je vous ai promis, je vous réponds de tenir ma parole. Il vous portera bien doucement, et il a la bouche fine.

PREMIER OFFICIER.—Voilà l'homme; faites votre devoir.

SECOND OFFICIER.—Antonio, je vous arrête à la requête du comte Orsino.

ANTONIO.—Vous vous méprenez, monsieur.

PREMIER OFFICIER.—Non, monsieur, pas du tout.—Je connais bien vos traits, quoique vous n'ayez pas maintenant le bonnet de marin sur la tête.—Emmenez-le: il sait que je le connais bien.

ANTONIO, à Viola.—Je suis forcé d'obéir.—Voilà ce qui m'arrive en vous cherchant, mais il n'y a pas de remède. Je saurai me tirer d'affaire: vous, que ferez-vous? Maintenant la nécessité me force de vous demander ma bourse; je ressens bien plus de peine de ne pouvoir rien faire pour vous, que du malheur qui m'arrive. Vous restez confondu; allons, consolez-vous.

SECOND OFFICIER.—Allons, monsieur, partons.

ANTONIO.—Il faut que je vous demande une partie de cet argent.

VIOLA.—Quel argent, monsieur? Je veux bien, en considération de l'intérêt généreux que vous venez de montrer ici pour moi, et touché aussi de l'accident qui vous arrive, vous prêter quelque chose de mes minces et modiques ressources: ce que je possède n'est pas grand'chose; je le partagerai volontiers avec vous: tenez, voilà la moitié de ma bourse.

ANTONIO.—Voulez-vous me refuser à présent? Est-il possible que mes services envers vous ne soient pas capables de vous persuader? N'insultez pas à mon infortune, de crainte que le ressentiment ne me pousse à l'inconséquence de vous reprocher les services que je vous ai rendus.

VIOLA.—Je n'en connais aucun; et je ne vous reconnais ni au son de voix, ni à vos traits; je hais plus dans un homme l'ingratitude que le mensonge, la vanité, le bavardage, l'ivrognerie, ou tout autre trace de vice, dont le germe impur corrompt notre sang.

ANTONIO.—O ciel!

SECOND OFFICIER.—Allons, monsieur, je vous prie, suivez-nous.

ANTONIO.—Laissez-moi dire encore un mot. Ce jeune homme, que vous voyez là, je l'ai arraché à la mort qui l'avait déjà à moitié englouti; je l'ai secouru avec l'affection la plus sainte,.... et je m'étais dévoué à lui, séduit par son visage, qui promettait, à ce que je m'imaginais, le plus respectable mérite.

SECOND OFFICIER.—Qu'est-ce que cela nous fait? Le temps se passe.—Allons.

ANTONIO.—Mais quelle vile idole se trouve être ce dieu!—Sébastien, tu fais tort à ton beau visage.—Il n'est dans la nature de véritables difformités que celles de l'âme; nul ne peut être taxé de laideur que l'ingrat. La vraie beauté, c'est la vertu; mais le mal caché dans une belle apparence n'est qu'un coffre vide que le démon a décoré à l'extérieur.

PREMIER OFFICIER.—Cet homme devient fou; emmenez-le sans délai.—Allons, allons, monsieur.

ANTONIO.—Conduisez-moi.

(Les officiers emmènent Antonio.)

VIOLA.—Il me semble que ses paroles partent d'une passion si vive qu'il croit ce qu'il dit, je n'en fais pas autant. Oh! réalise-toi, illusion; réalise-toi! que je sois en effet prise ici pour mon cher frère!

SIR TOBIE.—Approche, chevalier; approche, Fabian; nous nous dirons tout bas un ou deux couplets de sages sentences.

VIOLA.—Il a nommé Sébastien! Je sais que mon frère vit encore dans mon image. Oui, c'étaient bien là les traits de mon frère; et il était toujours vêtu de cette façon: même couleur, mêmes ornements; car je l'imite en tout. Oh! si cela est vrai, la tempête est donc compatissante, et les flots savent s'attendrir!

(Elle sort.)

SIR TOBIE.—Voilà un jeune homme sans honneur et bien méprisable: il est plus poltron qu'un lièvre; sa malhonnêteté se manifeste en laissant ici son ami dans le besoin, et il pousse la lâcheté jusqu'à le renier; quant à sa poltronnerie, interrogez Fabian.

FABIAN.—Un poltron, un poltron des plus parfaits, poltron jusqu'au scrupule.

SIR ANDRÉ.—Ma foi, je veux courir après lui et le battre.

SIR TOBIE.—C'est cela, étrillez-le d'importance; mais ne tirez pas l'épée.

SIR ANDRÉ.—Et je ne la tire pas non plus.

(Sir André sort.)

FABIAN.—Allons, voyons le dénoûment.

SIR TOBIE.—Je gagerais bien tout l'argent qu'on voudrait qu'il n'arrivera rien encore.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


La rue, devant la maison d'Olivia.

Entrent SÉBASTIEN et LE BOUFFON.

LE BOUFFON.—Voudriez-vous me faire croire que ce n'est pas vous qu'on m'a envoyé chercher?

SÉBASTIEN.—Va-t'en, va-t'en; tu n'es qu'un fou. Débarrasse-moi de ta personne.

LE BOUFFON.—Fort bien soutenu, ma foi! Non, sans doute, je ne vous connais pas; et je ne vous suis pas envoyé par ma maîtresse pour vous dire de venir lui parler, et votre nom n'est pas monsieur Césario, et ce nez n'est pas à moi non plus?—Non, tout ce qui est n'est pas.

SÉBASTIEN.—Je t'en prie, va exhaler ta folie ailleurs. Tu ne me connais point.

LE BOUFFON.—Exhaler ma folie! Il a entendu dire ce mot par quelque grand homme, et maintenant il l'applique à un fou. Exhaler ma folie! J'ai bien peur que ce grand lourdaud, qu'on appelle le monde, ne devienne tout à fait badaud. Je vous en prie instamment, débarrassez-vous de cet air de surprise, et dites-moi ce que je dois exhaler à ma maîtresse; irai-je lui exhaler que vous allez venir?

SÉBASTIEN.—Je t'en conjure, Grec sans cervelle61, laisse-moi; voilà de l'argent pour toi: si tu restes plus longtemps, je te payerai d'une plus mauvaise monnaie.

Note 61: (retour) Grec est ici pour entremetteur, comme Corinthe se disait pour un lieu de débauche.

LE BOUFFON.—Sur ma foi, tu as la main ouverte.—Les hommes sages qui donnent de l'argent aux fous savent se procurer des décisions favorables après un marché de quatorze ans.

(Entrent sir André, sir Tobie et Fabian.)

SIR ANDRÉ, prenant Sébastien pour Viola.—Quoi! je vous rencontre encore ici, monsieur? Voilà pour vous!

(Il frappe Sébastien.)

SÉBASTIEN.—Et voilà pour toi (il le lui rend), et encore, et encore! Tout le monde est-il fou ici?

SIR TOBIE.—Arrêtez, monsieur, ou je jetterai votre épée par-dessus la maison.

LE BOUFFON.—Je veux aller annoncer cela tout de suite à ma maîtresse. Je ne voudrais pas être dans l'un de vos habits pour deux sous.

(Il sort.)

SIR TOBIE, contenant Sébastien.—Allons, monsieur, arrêtez.

SIR ANDRÉ.—Oh! laissez-le faire; je vais m'y prendre d'une autre façon pour l'arranger; j'aurai contre lui une action en batterie pour peu qu'il y ait des lois en Illyrie; quoique je l'aie frappé le premier, cela ne fait rien à la chose.

SÉBASTIEN.—Ôtez votre main.

SIR TOBIE.—Allons, monsieur, je ne vous lâcherai point. Allons, mon jeune soldat, rengaînez votre fer. Vous êtes bien échauffé. Allons.

SÉBASTIEN.—Je veux me débarrasser de toi. (Il se dégage.) Que veux-tu à présent? Si tu oses me provoquer encore, tire ton épée.

SIR TOBIE.—Quoi donc? quoi donc? Allons, il faut que je te tire une ou deux onces de ce sang insolent.

(Ils tirent l'épée et se battent.)

(Entre Olivia.)

OLIVIA.—Arrêtez, Tobie. Sur votre vie, je vous l'ordonne, arrêtez.

SIR TOBIE.—Madame?

OLIVIA.—Sera-ce toujours la même chose? Homme grossier, fait pour habiter les montagnes et les cavernes sauvages, où jamais l'on n'enseigna la politesse, sortez de ma vue.—Ne vous fâchez pas, cher Césario.—Brutal, sortez. (Sir Tobie et sir André sortent.)—(A Césario.) Je vous prie, mon cher ami, que votre sage prudence, et non la passion, vous gouverne dans cette incivile et injuste attaque contre votre tranquillité. Venez avec moi dans ma maison, et après que je vous aurai conté combien de folies extravagantes ce rustre a faites, vous ne ferez que rire de celle-ci; vous ne pouvez vous dispenser de venir. Ne me refusez pas; maudite soit son âme! il a effrayé mon pauvre coeur en votre personne.

SÉBASTIEN.—A quoi ceci ressemble-t-il? De quel côté s'en va l'eau? Ou je suis fou, ou tout ceci est un songe!—Que mon imagination plonge ainsi mes sens dans le Léthé! et si c'est un songe, que je dorme toujours!

OLIVIA.—Allons, venez, je vous en prie; je voudrais que vous vous laissassiez conduire par mes conseils.

SÉBASTIEN.—Madame, je le veux bien.

OLIVIA.—O redites-le, et faites-le!



SCÈNE II


Appartement dans la maison d'Olivia.

MARIE et LE BOUFFON.

MARIE.—Voyons, je t'en prie, mets cette robe, et cette barbe; fais-lui croire que tu es messire Topas, le curé: fais-le croire promptement; je vais pendant ce temps-là chercher sir Tobie.

(Marie sort.)

LE BOUFFON.—Eh bien! je vais la mettre, et me déguiser; et je voudrais être le premier qui se fût jamais travesti sous une pareille robe. Je ne suis pas assez grand pour bien remplir cet office, ni assez maigre pour être réputé bon étudiant; mais si l'on dit d'un homme qu'il est honnête homme, et qu'il sait bien tenir une maison, cela vaut bien autant que si l'on disait qu'il est un homme sage et un grand savant. Voici les confédérés qui viennent.

(Entrent sir Tobie Belch et Marie.)

SIR TOBIE.—Que Jupiter vous bénisse, monsieur le curé.

LE BOUFFON.—Bonos dies62, sir Tobie; car de même que le vieil ermite de Prague, qui de sa vie n'avait vu plume ni encre, dit fort ingénieusement à la nièce du roi Gorboduc63 ce qui est, est64; de même, moi, étant monsieur le curé, je suis monsieur le curé: qu'est-ce cela, si ce n'est cela? et qu'est-ce qui est, que ce qui est?

Note 62: (retour) D'heureux jours.
Note 63: (retour) Tragédie de Gorboduc, par le comte Dorset.
Note 64: (retour) Argument de l'école, tourné en ridicule.

SIR TOBIE, indiquant Malvolio.—A lui, messire Topas.

LE BOUFFON.—Holà, dis-je! La paix soit dans cette prison!

SIR TOBIE.—Le coquin contrefait à merveille; c'est un adroit coquin.

MALVOLIO, dans une chambre.—Qui appelle là?

LE BOUFFON.—Messire Topas le curé, qui vient visiter Malvolio le lunatique.

MALVOLIO.—Messire Topas, messire Topas, bon messire Topas, allez trouver madame.

LE BOUFFON.—Hors d'ici, démon hyperbolique! comme tu tourmentes ce malheureux! Ne parles-tu donc jamais que de dames?

SIR TOBIE.—Bien dit, monsieur le curé.

MALVOLIO.—Messire Topas, jamais on n'a fait tant de tort à un homme: bon messire Topas, ne croyez point que je sois fou; ils m'ont mis ici dans une horrible obscurité.

LE BOUFFON.—Fi donc, malhonnête Satan! Je t'appelle des noms les plus modérés, car je suis un de ces hommes doux qui savent traiter poliment le diable lui-même: tu dis que la maison est ténébreuse?

MALVOLIO.—Comme l'enfer, messire Topas.

LE BOUFFON.—Elle a des fenêtres cintrées qui sont transparentes comme des treillages, et les pierres qui sont vers le sud-nord sont reluisantes comme l'ébène, et tu te plains que le passage de la lumière soit obstrué?

MALVOLIO.—Je ne suis pas fou, messire Topas; je vous dis qu'il fait noir dans cette maison.

LE BOUFFON.—Insensé, tu te trompes. Je te dis, moi, qu'il n'y a point d'autres ténèbres que l'ignorance; et tu y es enfoncé plus avant que les Égyptiens dans leur brouillard..

MALVOLIO.—Je vous dis que cette maison est sombre comme l'ignorance, l'ignorance fût-elle noire comme l'enfer; et je dis que jamais homme ne fut aussi indignement traité. Je ne suis pas plus fou que vous; mettez-moi à l'épreuve par quelque question régulière.

LE BOUFFON.—Quelle est l'opinion de Pythagore sur les oiseaux sauvages?

MALVOLIO.—Que l'âme de notre grand'mère pourrait bien loger dans le corps d'un oiseau.

LE BOUFFON.—Et que penses-tu de son opinion?

MALVOLIO.—J'ai de l'âme une idée noble, et je n'approuve nullement son opinion.

BOUFFON.—Adieu, reste dans les ténèbres; tu soutiendras l'opinion de Pythagore avant que je te croie dans ton bon sens; et tu craindras de tuer une bécasse, de peur de déposséder l'âme de ta grand'mère: allons, porte-toi bien.

MALVOLIO.—Messire Topas! messire Topas!

SIR TOBIE.—Mon cher et coquin messire Topas!

LE BOUFFON.—Je suis bon pour toutes les eaux65.

Note 65: (retour) Bon pour toutes les friponneries. «Tu hai mantillo da ogni acqua.» Et aussi le mot water, eau, peut être pris dans le sens qu'y attachent les joailliers, ce qui fait une équivoque.

MARIE.—Tu pouvais jouer ce rôle sans robe ni barbe il ne te voit pas.

SIR TOBIE.—Va le trouver et parle-lui de ta voix naturelle, et tu viendras me rendre compte de l'état où tu l'auras trouvé. Je voudrais que nous fussions tous heureusement quittes de ce méchant tour. Si on peut lui rendre sa liberté sans inconvénient, je voudrais que cela fût déjà fait, car me voilà si mal avec ma nièce que je ne peux conduire cette farce jusqu'au bout. Viens me trouver ensuite dans ma chambre.

(Il sort avec Marie.)

LE BOUFFON, chantant.

Allons, Robin, joyeux Robin,

Dis-moi comment va ta maîtresse.

MALVOLIO.—Fou!

LE BOUFFON, chantant.

Ma maîtresse est par ma foi une cruelle.

MALVOLIO.—Fou!

LE BOUFFON.

Hélas! pourquoi l'est-elle?

MALVOLIO.—Fou, réponds-moi donc.

LE BOUFFON.

C'est qu'elle en aime un autre.

Qui m'appelle ici?

MALVOLIO.—Bon fou, si jamais tu veux bien mériter de moi, procure-moi de la lumière, une plume, de l'encre et du papier: comme je suis gentihomme, je t'en serai reconnaissant toute ma vie.

LE BOUFFON.—Quoi, monsieur Malvolio?

MALVOLIO.—Oui, mon bon fou.

LE BOUFFON.—Hélas! monsieur, comment avez-vous perdu l'usage de vos cinq sens?

MALVOLIO.—Fou, il n'y eut jamais d'homme insulté d'une manière aussi indigne: je jouis de tout mon bon sens aussi bien que toi, fou.

LE BOUFFON.—Aussi bien que moi? En ce cas vous êtes donc fou, si vous n'êtes pas plus dans votre bon sens qu'un fou.

MALVOLIO.—Ils ont pris possession de moi ici; ils me tiennent dans l'obscurité, ils m'envoient des ministres, des ânes, et font tout ce qu'ils peuvent pour me faire perdre la raison.

LE BOUFFON.—Faites bien attention à ce que vous dites: le ministre est ici présent. (Le Bouffon aussitôt varie sa voix et contrefait dans l'obscurité celle du ministre.)—Malvolio, Malvolio, que le ciel veuille te rendre la raison! Tâche de dormir, et laisse là ton vain babil.

MALVOLIO.—Messire Topas!

LE BOUFFON, même jeu.—Ne perdez point de paroles avec lui, mon garçon.—Qui, moi, monsieur? Non pas moi, monsieur. Dieu soit avec vous, bon messire Topas!—Ainsi soit-il! Ainsi soit-il!—Je le ferai, monsieur, je le ferai.

MALVOLIO.—Fou! fou! fou! réponds-moi donc.

LE BOUFFON, reprenant son ton naturel.—Hélas, monsieur, un peu de patience. Que dites-vous, monsieur? On me gronde, parce que je vous parle.

MALVOLIO.—Mon bon fou, oblige-moi de m'apporter de la lumière et un peu de papier. Je te dis que je suis dans mon sens, autant qu'homme qui soit dans toute l'Illyrie.

LE BOUFFON.—Plût au ciel qu'il en fût ainsi, monsieur!

MALVOLIO.—Par cette main, cela est. Cher fou, un peu d'encre, de papier et de lumière, et ensuite porte à madame ce que j'aurai écrit. Ce message te sera plus avantageux qu'aucune lettre que tu aies jamais portée.

LE BOUFFON.—Je veux bien vous obliger en cela. Mais dites-moi la vérité: n'êtes-vous pas fou réellement, ou si vous ne faites que le contrefaire?

MALVOLIO.—Crois-moi, je ne suis point fou: je te dis la vérité.

LE BOUFFON.—Allons, je ne croirai plus jamais qu'un homme soit fou que je n'aie vu sa cervelle. Je vais vous chercher de la lumière, du papier et de l'encre.

MALVOLIO.—Fou, je ne mettrai point de bornes à ta récompense. Je t'en prie, va.

LE BOUFFON sort en chantant.

Je suis parti, monsieur;

Et dans un moment, monsieur,

Je vous rejoins

Dans un clin d'oeil,

Pour pourvoir à vos besoins;

Comme l'antique fou,

Qui, avec une dague de bois:

Dans sa colère et sa rage,

Crie: Ah! ah! au diable,

Comme un enfant insensé:

Rogne tes ongles, papa!

Adieu, écume d'un honnête homme.



SCÈNE III


Le jardin d'Olivia.

Entre SÉBASTIEN.

SÉBASTIEN.—C'est bien l'air: c'est bien le glorieux soleil. Voilà bien la perle qu'elle m'a donnée; je le sens, je la vois; et quoique je sois plongé dans l'étonnement, je ne suis pas dans le délire. Où est donc Antonio? Je n'ai pu le découvrir à l'Éléphant: et cependant il y avait été et on y croyait qu'il parcourait la ville pour me chercher. Ses conseils pourraient maintenant me rendre des services d'or; car quoique ma raison remontre bien à mes sens que tout ceci peut bien être une méprise, et non pas de la folie, cependant les hasards singuliers de cette aventure surpassent si fort tout exemple, tout raisonnement ordinaire, que je suis prêt à me défier de mes yeux, et à chercher querelle à ma raison, qui me persuade que tout est possible, sauf que je sois fou ou que la dame soit folle. Cependant si elle l'était, elle serait incapable de gouverner sa maison, de commander à ses gens, de prendre en mains les affaires, et de les expédier avec cette suite, cette prudence, ce calme que je remarque dans toute sa conduite: il y a là-dessous quelque illusion.—Mais voici venir la dame.

(Entre Olivia avec un prêtre.)

OLIVIA.—Ne blâmez point cette précipitation de ma part. Si vos intentions sont bonnes, venez avec moi et ce saint homme dans la chapelle voisine: là, devant lui et sous ces lambris sacrés, engagez-moi la pleine assurance de votre foi, afin que mon âme jalouse et trop défiante puisse vivre en paix. Ce prêtre cachera notre union jusqu'au moment où vous trouverez bon de la rendre publique; et alors nous célébrerons nos noces comme il convient à ma naissance.—Que dites-vous?

SÉBASTIEN.—Je suis prêt à suivre ce saint homme, et à vous accompagner; et quand une fois je vous aurai juré fidélité, je vous serai toujours fidèle.

OLIVIA.—En ce cas, montrez-nous le chemin, mon bon père. Et que le ciel éclaire d'une lumière propice l'acte que je veux accomplir!

(Ils sortent tous trois.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I


La rue devant la maison d'Olivia.

LE BOUFFON et FABIAN.

FABIAN.—Maintenant, si tu m'aimes, laisse-moi voir sa lettre.

LE BOUFFON.—Et vous, mon cher monsieur Fabian, accordez-moi une autre requête.

FABIAN.—Tout ce que tu voudras.

LE BOUFFON.—Ne demandez pas à voir cette lettre.

FABIAN.—Eh! mais, c'est me donner un chien, et puis, pour récompense, me redemander mon chien.

(Entrent le duc, Viola, et suite.)

LE DUC.—Mes amis, appartenez-vous à madame Olivia?

LE BOUFFON.—Oui, monsieur, nous faisons partie des meubles de sa maison.

LE DUC.—Je te connais bien: eh bien! comment t'en va, mon garçon?

LE BOUFFON.—Vraiment, monsieur, bien pour mes ennemis, et mal pour mes amis.

LE DUC.—C'est précisément le contraire; bien pour tes amis.

LE BOUFFON.—Non, monsieur, mal.

LE DUC.—Comment l'entends-tu?

LE BOUFFON.—Eh! monsieur, mes amis me flattent et font de moi un âne; au lieu que mes ennemis me disent tout uniment que je suis un âne: en sorte que, grâce à mes ennemis, je profite dans la connaissance de moi-même, tandis que mes amis me trompent; bref, si les conséquences sont comme les baisers, quatre négations équivalent à deux affirmations66. Voilà pourquoi je suis mal pour mes amis et bien pour mes ennemis.

Note 66: (retour) Apparemment allusion aux non d'une jeune fille, qui veulent souvent dire oui.

LE DUC.—Ton explication est excellente.

LE BOUFFON.—Par ma foi! non, monsieur, quoiqu'il vous plaise d'être un de mes amis.

LE DUC.—Tu ne diras pas que tu sois mal par ma faute: voilà de l'or.

LE BOUFFON.—Si ce n'est que cela aurait l'air de duplicité, monsieur, je voudrais que vous pussiez redoubler.

LE DUC.—Ah! tu me donnes là un mauvais conseil.

LE BOUFFON.—Mettez votre grandeur dans votre poche, seigneur, pour cette seule fois, et laissez obéir la chair et le sang.

LE DUC.—Allons, je veux bien être assez grand pécheur pour me rendre coupable de duplicité: voilà une seconde pièce.

LE BOUFFON.—Primo, secundo, tertio, c'est un beau jeu, et le vieux proverbe dit que la troisième fois paye pour toutes les autres: les triples, monsieur, sont une vive et joyeuse mesure; et les cloches de Saint-Bennet, monsieur, peuvent vous rappeler, une, deux, trois.

LE DUC.—Tu ne m'attraperas plus d'argent ce coup-ci. Si tu veux faire savoir à ta maîtresse que je suis ici pour lui parler, et l'amener avec toi, cela pourrait encore réveiller ma générosité.

LE BOUFFON.—Ah! monsieur, bercez-la, votre générosité, jusqu'à ce que je revienne; j'y vais, monsieur. Mais je ne voudrais pas que vous crussiez que mon désir d'avoir est le péché de convoitise. Mais comme vous le dites, monsieur, je vous en prie, que votre générosité fasse un somme, et je viendrai la réveiller tout à l'heure.

(Le bouffon sort.)

(Entrent Antonio et officiers de justice.)

VIOLA.—Seigneur, voici l'homme qui m'a sauvé.

LE DUC.—Je me rappelle bien son visage, et cependant la dernière fois que je l'ai vu, il était noirci comme celui de Vulcain par la fumée du combat. Il était le capitaine d'un malheureux vaisseau qu'on méprisait pour sa petitesse et le peu d'eau qu'il tirait; et pourtant il aborda avec tant de fureur le plus noble navire de notre flotte, que l'envie même, et le parti vaincu, poussèrent des cris d'admiration à sa gloire.—De quoi s'agit-il?

PREMIER OFFICIER.—Orsino, voici cet Antonio qui prit le Phénix et sa cargaison, à son retour de Candie; et c'est encore lui qui monta à l'abordage du Tigre, dans le combat où votre jeune neveu Titus perdit une jambe: nous l'avons arrêté au milieu d'une querelle particulière, dans les rues de cette ville, où il méprisait la honte et la convenance comme un désespéré.

VIOLA.—Il m'a rendu service, seigneur: il a tiré l'épée pour ma défense; mais il a fini par m'adresser un discours si étrange que je ne puis y comprendre autre chose, sinon que ce doit être du délire.

LE DUC, à Antonio.—Insigne pirate, voleur d'eau salée, quelle audace insensée t'a conduit ici à la merci de ceux que tu as rendus tes ennemis à des conditions si sanglantes et si cruelles?

ANTONIO.—Orsino, noble seigneur, souffrez que je repousse les noms que vous me donnez. Jamais Antonio ne fut un pirate ni un brigand, quoiqu'il soit, je l'avoue, et cela par des motifs bien fondés, l'ennemi d'Orsino. C'est un véritable enchantement qui m'a attiré ici: ce jeune homme, qui est à côté de vous, le plus grand des ingrats, c'est moi qui l'ai arraché aux gouffres écumants d'une mer furieuse: il avait fait naufrage, et n'avait plus d'espoir; je lui ai donné la vie, et j'ai encore ajouté à ce don celui de mon amitié, sans restriction ni réserve, en me dévouant entièrement à lui. C'est pour ses intérêts, par pur amour pour lui, que je me suis exposé au danger d'entrer dans cette ville ennemie. J'ai tiré l'épée pour le défendre quand il était attaqué; et c'est là que j'ai été arrêté; et qu'inspiré par une perfide dissimulation, il a refusé de prendre aucune part à mon danger, et m'a renié pour être de sa connaissance; il est devenu en un clin d'oeil comme un étranger qui ne m'aurait pas vu depuis vingt ans; il a refusé de me rendre ma propre bourse, dont je lui avais recommandé de se servir il n'y avait pas une demi-heure.

VIOLA.—Comment cela peut-il être?

LE DUC.—Depuis quand ce jeune homme est-il venu dans cette ville?

ANTONIO.—D'aujourd'hui, seigneur. Et nous étions ensemble depuis trois mois, sans nous être quittés d'un instant, d'une seule minute, ni le jour ni la nuit.

(Entre Olivia avec sa suite.)

LE DUC.—Voici la comtesse qui s'avance: voilà le ciel qui se promène sur la terre. (A Antonio.) Quant à toi, mon ami, ce que tu dis est de la démence. Il y a trois mois que ce jeune homme est attaché à mon service.—Mais nous reparlerons tout à l'heure.—Qu'on l'emmène à l'écart.

OLIVIA.—Que désire mon seigneur, excepté ce qu'Olivia ne peut lui accorder, en quoi puis-je lui rendre service?—Césario, vous ne me tenez pas votre parole.

VIOLA.—Madame?

LE DUC.—Aimable Olivia.

OLIVIA.—Que dites-vous, Césario?—Mon cher seigneur....

VIOLA.—Son Altesse veut parler; et mon respect m'impose silence.

OLIVIA.—Si c'est toujours sur l'ancien air, seigneur, il est aussi dissonant, aussi fâcheux à mon oreille, que des hurlements après la musique.

LE DUC.—Toujours aussi cruelle?

OLIVIA.—Toujours aussi constante, seigneur.

LE DUC.—Quoi! jusqu'à l'entêtement? Vous, cruelle dame, qui avez vu mon coeur offrir à vos autels ingrats et défavorables les voeux les plus fidèles que la dévotion ait jamais offerts! Que dois-je faire?

OLIVIA.—Tout ce qui plaira à Votre Seigneurie qui puisse lui convenir.

LE DUC.—Pourquoi ne ferais-je pas, si j'avais le coeur de le faire, comme le ravisseur égyptien67 sur le point de mourir, et ne tuerais-je pas ce que j'aime? C'est une jalousie sauvage, mais qui parfois annonce de la noblesse.—Écoutez ce que je vais vous dire: puisque vous rebutez ma foi avec dédain, et que je connais en partie l'instrument qui me chasse de ma véritable place dans votre faveur, vivez tranquille, tyran au coeur de marbre: mais celui-ci, votre favori, que je sais que vous aimez, et que, j'en jure par le ciel, je chéris moi-même tendrement, je l'arracherai de ces yeux cruels, où il est assis couronné du dédain qu'on montre à son maître.—Venez, jeune homme, suivez-moi: mon coeur est mûr pour la vengeance, je vais immoler l'agneau que j'aime, et déchirer un coeur de corbeau dans le sein d'une colombe.

Note 67: (retour) Théagène et Chariclée tombèrent entre les mains de Thyamis de Memphis, chef d'une bande de voleurs, qui devint amoureux de Chariclée. Peu après, une autre troupe fondit sur celle de Thyamis, qui, craignant pour sa maîtresse, l'enferma dans une caverne, avec son trésor. La coutume de ces barbares était de tuer en même temps qu'eux tous ceux qui leur étaient chers, afin de les avoir avec eux dans l'autre monde. Thyamis se trouvant entouré d'ennemis, court à sa caverne et appelle à haute voix, en langue égyptienne; il entend répondre en grec, et, suivant la direction de la voix, il saisit par les cheveux la première personne qu'il rencontre dans les ténèbres, et, supposant qu'elle est Chariclée, il lui plonge son épée dans le sein. (HÉRODOTE.)

(Il fait quelques pas pour s'en aller.)

VIOLA.—Et moi, je subirais volontiers mille morts joyeusement et avec plaisir pour vous rendre le repos.

(Elle va pour suivre le duc.)

OLIVIA.—Où va Césario?

VIOLA.—Sur les pas de celui que j'aime plus que mes yeux, plus que ma vie, et mille fois plus que je n'aimerai jamais ma femme. Si je mens, ô vous, témoins célestes, punissez sur ma vie mes fautes contre l'amour.

OLIVIA.—Hélas! malheureuse que je suis, comme je suis trompée!

VIOLA.—Qui vous trompe? qui vous outrage?

OLIVIA.—T'es-tu donc oublié toi-même? Y a-t-il si longtemps que...? Allez chercher le saint père.

(Un domestique sort.)

LE DUC, à Viola.—Allons, viens.

OLIVIA.—Où voulez-vous qu'il aille, seigneur? Césario, mon époux, arrête.

LE DUC.—Votre époux?

OLIVIA.—Oui, mon époux: peut-il le nier?

LE DUC, à Viola.—Tu serais son époux, misérable.

VIOLA.—Non, seigneur; non pas moi.

OLIVIA.—Hélas! c'est la lâcheté de ta crainte qui te fait désavouer ta propriété. Ne crains point, Césario: prends possession de ta fortune. Sois ce que tu sais être, et tu seras aussi grand que celui que tu redoutes.—(Entre le prêtre.) Ah! soyez le bienvenu, mon père! Mon père, je vous somme, au nom de votre saint état, de déclarer ici ouvertement ce que nous avions résolu de tenir dans l'obscurité, et que les circonstances forcent maintenant de révéler avant la maturité.—Oui, dites ce que vous savez qui s'est récemment passé entre ce jeune homme et moi.

LE PRÊTRE.—Un contrat d'union éternelle, confirmé par vos mains jointes, attesté par la sainte promesse de vos lèvres, fortifié par l'échange de vos anneaux: toutes les cérémonies de cet engagement ont été scellées par mon ministère, et appuyées de mon témoignage; et depuis lors, ma montre me dit que je n'ai avancé vers mon tombeau que de l'espace de deux heures.

LE DUC, à Viola.—O toi, perfide renard, que seras-tu donc quand le temps aura semé les cheveux blancs sur ta tête? ou ta perfidie grandira-t-elle si rapidement que tes efforts pour en supplanter un autre te feront tomber toi-même? Adieu, prends-la; mais songe à conduire tes pas en des lieux où toi et moi ne nous rencontrions jamais.

VIOLA.—Seigneur, je vous proteste....

OLIVIA.—Ah! ne fais point de serments: conserve un peu de foi au milieu de tes craintes exagérées.

(Entre sir André la tête fendue.)

SIR ANDRÉ.—Pour l'amour de Dieu, un chirurgien; et envoyez quelqu'un à l'instant à sir Tobie.

OLIVIA.—Qu'y a-t-il donc?

SIR ANDRÉ.—Il m'a fendu la tête, et a aussi ensanglanté le visage de sir Tobie.—Au nom de Dieu, du secours: je donnerais quarante livres pour être chez moi.

OLIVIA.—Quel est le coupable, sir André?

SIR ANDRÉ.—Le gentilhomme du comte, un nommé Césario. Nous l'avions pris pour un poltron, mais c'est un vrai diable incarné.

LE DUC.—Mon gentilhomme, Césario?

SIR ANDRÉ.—Mort de ma vie! le voilà ici.—Oui, vous m'avez fendu la tête pour rien; et ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que par l'instigation de sir Tobie.

VIOLA.—Pourquoi vous adressez-vous à moi? Jamais je ne vous ai fait aucun mal. Vous avez tiré votre épée contre moi sans aucun sujet: mais je vous ai parlé avec douceur, et je ne vous ai fait aucune blessure.

SIR ANDRÉ.—Si une tête ensanglantée est une blessure, vous m'avez blessé; je crois que vous ne faites pas cas d'une tête ensanglantée. (Entre sir Tobie ivre et soutenu par le bouffon.) Voici sir Tobie qui vient tout chancelant: vous allez en entendre davantage. Mais, s'il n'avait pas été pris de vin, il vous aurait chatouillé d'une autre manière qu'il n'a fait.

LE DUC.—Eh bien! chevalier, en quel état êtes-vous donc?

SIR TOBIE.—Cela est égal: il m'a blessé, et voilà tout.—(Au fou.) Sot, as-tu vu Dick le chirurgien? réponds, sot?

LE BOUFFON.—Oh! il est ivre, sir Tobie, depuis plus d'une heure. Ses yeux étaient fermés à huit heures du matin.

SIR TOBIE.—Eh bien! c'est un drôle; et après un passamezze et une pavane68, ce que je hais le plus, c'est un drôle qui s'enivre.

Note 68: (retour) Danses d'un caractère sérieux.

OLIVIA.—Qu'on l'emmène. Qui a fait ce dégât sur leurs personnes?

SIR ANDRÉ.—Je vais vous aider, sir Tobie; nous nous ferons panser ensemble.

SIR TOBIE.—Voulez-vous m'aider? Tête d'âne, fat, drôle!... drôle à la face effilée, buse!

(Le bouffon, Fabian, sir André et sir Tobie sortent.)

(Sébastien entre.)

OLIVIA.—Qu'on le mette au lit et qu'on soigne sa blessure.

SÉBASTIEN.—Je suis fâché, madame, d'avoir blessé votre parent; mais eût-il été mon propre frère, je n'aurais pu en faire moins, avec prudence et sûreté. Vous jetez sur moi un regard étrange, qui me fait sentir que je vous ai offensée. Pardonnez-moi, ma bien-aimée, au nom des serments que nous nous sommes mutuellement faits il y a si peu de temps.

LE DUC.—Une même figure, une même voix, un même habillement, et deux personnes! C'est une perspective naturelle qui existe et n'existe pas69.

Note 69: (retour) «Perspective naturelle.» On appelle perspective naturelle les jeux d'optique où plusieurs traits et objets forment, dans leur ensemble et à un certain point de vue, une figure régulière avec laquelle ils n'ont rien de semblable dans le détail, par exemple le kaléidoscope.

SÉBASTIEN.—Antonio! ô mon cher Antonio! dans quelles tortures, dans quels cruels tourments j'ai passé les heures qui se sont écoulées depuis que je t'ai perdu!

ANTONIO.—Êtes-vous Sébastien?

SÉBASTIEN.—Crains-tu le contraire, Antonio?

ANTONIO.—Comment t'es-tu partagé? Une pomme, coupée en deux, ne donne pas deux moitiés plus semblables que ces deux créatures. Lequel est Sébastien?

OLIVIA.—Cela tient du prodige!

SÉBASTIEN.—Suis-je présent ici, ou non? Jamais je n'ai eu de frère, et je ne possède pas dans mon essence le privilège de la Divinité, d'être à la fois ici et partout. J'avais une soeur, que l'aveugle fureur des flots a engloutie. (A Viola.) Par charité, quelle parenté avez-vous avec moi? Êtes-vous mon compatriote? Quel est votre nom, votre famille?

VIOLA.—Je suis de Messaline: mon père s'appelait Sébastien: j'avais aussi pour frère un Sébastien: telle était sa physionomie, tels étaient ses habits, lorsqu'il est descendu dans sa tombe humide. Si les esprits peuvent revêtir la forme et les vêtements des vivants, vous venez pour nous effrayer.

SÉBASTIEN.—Je suis un esprit en effet, mais revêtu de ces dimensions matérielles que j'ai puisées dans le sein de ma mère. S'il était vrai que vous fussiez aussi une femme, je laisserais couler mes larmes sur vos joues, et je dirais: Sois trois fois la bienvenue, Viola, la noyée.

VIOLA.—Mon père avait un signe sur le front.

SÉBASTIEN.—Et le mien aussi.

VIOLA.—Et il est mort le jour même que Viola comptait treize années depuis sa naissance.

SÉBASTIEN.—Oh! ce souvenir est vivant dans mon âme! Il finit en effet le cours de sa vie mortelle le jour qui compléta les treize années de ma soeur.

VIOLA.—Si nul autre obstacle ne s'oppose à notre bonheur mutuel que cet habillement d'homme et ce costume usurpé, ne m'embrasse qu'après t'être convaincu que chaque circonstance des lieux, des temps et de la fortune s'accorde et concourt à prouver que je suis Viola: et pour te le confirmer, je vais te conduire au capitaine qui est dans cette ville, et chez qui sont déposés mes vêtements de fille. C'est par son généreux secours que j'ai été sauvée pour servir cet illustre comte; et depuis ce moment, tous les événements de mon histoire se sont passés entre cette dame et ce seigneur.

SÉBASTIEN, à Olivia.—Il résulte de là, madame, que vous vous êtes méprise; mais la nature a suivi en cela son instinct. Vous vouliez vous unir à une fille; sur ma vie, vous ne vous êtes pas trompée, et vous êtes fiancée à la fois avec une fille et avec un homme.

LE DUC, à Olivia.—Ne restez point confondue: son sang est noble. Si tout cela est vérité, comme le montrent jusqu'ici les apparences, j'aurai ma part dans cet heureux naufrage.—(A Viola.) Jeune homme, tu m'as dit mille fois que tu n'aimerais jamais une femme autant que tu m'aimes.

VIOLA.—Je confirmerai par mes serments ce que je vous ai dit; et je garderai aussi fidèlement dans mon coeur tous ces serments, que ce globe garde le feu qui sépare le jour de la nuit.

LE DUC.—Donne-moi ta main; et que je te voie avec tes habits de femme.

VIOLA.—Le capitaine qui m'a amenée sur le rivage a mes vêtements de fille; il est maintenant en prison pour quelque affaire à la requête de Malvolio, gentilhomme attaché au service de madame.

OLIVIA.—Il le fera élargir: qu'on fasse venir ici Malvolio. Et pourtant, hélas! je me souviens qu'on dit que ce pauvre gentilhomme est en démence. (Entrent Fabian et le bouffon avec une lettre.) Un accès de folie des plus violents, que j'ai éprouvé, a banni tout à fait de ma mémoire l'idée de la sienne.—Comment est-il, drôle?

LE BOUFFON.—En vérité, madame, il tient Belzébuth à bout de bras, autant qu'un homme dans son état puisse le faire: il vous a écrit ici une lettre que je devais vous rendre ce matin; mais comme les épîtres d'un fou ne sont pas paroles d'Évangile, il importe peu en quel temps elles sont remises à leur adresse.

OLIVIA.—Ouvre-la, et lis-la.

LE BOUFFON.—Attendez-vous donc à être édifiée, quand le fou remet la lettre d'un insensé.—(Lisant.) «Par le Seigneur, madame.....»

OLIVIA.—Comment, es-tu fou?

LE BOUFFON.—Non, madame: je ne fais que lire de la folie. Si vous voulez qu'elle soit lue comme il faut, vous pouvez lui prêter vous-même une voix.

OLIVIA.—Je t'en prie, lis-la en homme qui jouit de sa raison.

LE BOUFFON.—C'est ce que je fais, madame. Pour représenter en lisant l'état de son esprit, il faut le lire comme je fais: ainsi attention, ma princesse, et prêtez l'oreille.

OLIVIA, à Fabian.—Lis-la, toi, maraud.

FABIAN prend la lettre et lit.—«Par le Seigneur, madame, vous me faites injure, et le monde en sera instruit; quoique vous m'ayez fait mettre dans les ténèbres, et que vous ayez donné à votre ivrogne d'oncle l'empire sur moi, cependant je jouis de mes facultés aussi bien que vous, madame. Je possède votre propre lettre qui m'a excité à prendre le maintien que j'ai emprunté, et cette lettre me servira, j'en suis certain, ou à me faire rendre justice, ou à vous couvrir de honte. Pensez de moi ce qu'il vous plaira. J'oublie un peu le respect que je vous dois, pour ne songer qu'à l'affront que j'ai reçu. «MALVOLIO, qu'on a traité en insensé

OLIVIA.—Est-ce bien lui qui a écrit cette lettre?

LE BOUFFON.—Oui, madame.

LE DUC.—Cela ne sent pas trop la folie.

OLIVIA.—Fabian, voyez à ce qu'on le mette en liberté: amenez-le ici. Seigneur, laissons ces soins à d'autres temps, et daignez me vouloir autant de bien comme soeur que comme épouse; qu'un seul et même jour couronne cette double alliance, ici dans mon palais, et à mes frais.

LE DUC.—Madame, je suis très-disposé à accepter votre offre. (A Viola.) Votre maître vous tient quitte; et pour les services que vous lui avez rendus, si opposés au caractère de votre sexe, si au-dessous de votre éducation et de votre naissance, et, en récompense de ce que vous m'avez appelé si longtemps votre maître, voilà ma main: vous serez désormais la maîtresse de votre maître.

OLIVIA.—Ma soeur? Oui, vous l'êtes.

(Fabian amène Malvolio.)

LE DUC.—Est-ce là le fou?

OLIVIA.—Oui, seigneur, c'est lui-même.—Eh bien! Malvolio?

MALVOLIO.—Madame, vous m'avez fait un outrage, un insigne outrage.

OLIVIA.—Moi, Malvolio? Non.

MALVOLIO.—Vous, madame, vous-même, je vous en prie, lisez cette lettre. Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit là votre écriture. Écrivez autrement, si vous le pouvez, soit pour le caractère, soit pour le style; ou dites que ce n'est pas là votre cachet, ni votre ouvrage; vous ne pouvez rien dire de tout cela. Allons, convenez-en donc, et dites-moi, sans blesser votre honneur, pourquoi vous m'avez donné tant de marques irrécusables de faveur, pourquoi vous m'avez recommandé de vous aborder en souriant, et en jarretières croisées, de mettre des bas jaunes, de montrer un front grondeur à sir Tobie et aux gens de bas étage; pourquoi, lorsque l'espoir de vous plaire m'a fait remplir ce rôle par obéissance, vous avez souffert qu'on m'emprisonnât dans une maison ténébreuse, où j'ai reçu la visite du prêtre, et suis devenu la dupe et le jouet le plus ridicule dont la malice se soit jamais amusée? Dites-moi pourquoi?

OLIVIA.—Hélas! Malvolio, cette lettre n'est pas de moi, quoique, je l'avoue, cette écriture ressemble beaucoup à la mienne: mais, sans aucun doute, c'est la main de Marie; et, en ce moment je me le rappelle, c'est elle qui m'a dit la première que vous étiez devenu fou: et aussitôt après je vous ai vu venir le sourire sur les lèvres, et mis de la manière qu'on vous indiquait ici dans cette lettre. Je vous en prie, apaisez-vous; c'est un bien méchant tour qu'on s'est permis de vous jouer là: mais quand nous en connaîtrons les motifs et les auteurs, vous serez, je vous le promets, juge et partie dans votre propre cause.

FABIAN.—Daignez, madame, m'écouter un moment, et ne permettez-pas qu'aucune querelle, aucune discorde vienne troubler la joie de cette heure fortunée, dont les aventures m'ont rempli d'admiration. C'est dans l'espérance que vous ne le permettrez pas, que je vous avoue franchement que c'est moi-même et sir Tobie, qui avons comploté cette farce contre Malvolio que voilà, pour nous venger de certains procédés incivils et brutaux que nous avions endurés de lui: c'est Marie qui a écrit la lettre, pressée par les importunités de sir Tobie; et en récompense, il l'a épousée. Toutes les malignes plaisanteries qui en ont été la suite méritent plutôt d'exciter le rire que la vengeance, si l'on veut bien peser avec justice les torts réciproques dont les deux parties ont à se plaindre.

OLIVIA.—Hélas! pauvre homme, comme ils se sont moqués de toi!

LE BOUFFON.—Quoi! il est des hommes qui naissent dans la grandeur, d'autres qui parviennent à la grandeur, et d'autres que la grandeur vient chercher d'elle-même (A Malvolio.) J'ai fait un rôle, monsieur, dans cet intermède; oui, j'ai fait un certain messire Topas, monsieur: mais qu'est-ce que cela fait?—Par le Seigneur, fou, je ne suis pas insensé. Mais vous rappelez-vous ce que vous disiez: «Madame, pourquoi riez-vous des platitudes de ce fou? Si vous ne riiez pas, il aurait un bâillon dans la bouche.» C'est ainsi que les pirouettes du temps amènent les vengeances.

MALVOLIO.—Je me vengerai de toute votre meute.

(Il sort.)

OLIVIA.—Il a été cruellement joué!

LE DUC.—Courez après lui, et engagez-le à faire la paix. Il ne nous a encore rien dit du capitaine; quand ceci sera connu et que l'heure dorée nous rassemblera, nos tendres coeurs s'uniront par un noeud solennel.—En attendant, chère soeur, nous ne sortirons pas d'ici.—Césario, venez, car vous serez toujours Césario, tant que vous serez un homme; mais dès que vous apparaîtrez sous d'autres habits, vous serez la maîtresse d'Orsino, et la reine de ses volontés.

(Ils sortent.)

LE BOUFFON.

Quand j'étais un petit garçon

Et hi, et ho, au vent et à la pluie,

Toutes nos folies

Passaient pour enfantillage,

Car la pluie tombe tous les jours.

Mais lorsque je devins grand,

Et hi, et ho, le vent et la pluie;

Les gens ferment leurs portes contre les filous et les voleurs,

Car la pluie tombe tous les jours.

Mais quand je vins à prendre femme,

Et hi, et ho, le vent et la pluie,

Je ne pus faire fortune en faisant le brave,

Car la pluie tombe tous les jours.

Mais quand j'allais au lit,

Et hi, et ho, le vent et la pluie,

Je me grisais avec des ivrognes,

Car la pluie tombe tous les jours.

Il y a longtemps que le monde a commencé,

Et hi, et ho, le vent et la pluie,

Mais, n'importe, la pièce est finie,

Et nous tâcherons de vous plaire tous les jours.

(Il sort.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
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