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Le jour naissant

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CHAPITRE III
ISAAC TROUBLÉ

Singulier enfant, d'une beauté rare, il retenait l'attention dès l'abord. Ensuite, à le considérer quelque temps on ne savait plus que penser de cette chevelure sombre, salie de poussière, tombant en baguettes sur le front, sur les joues, de ces yeux noirs, évasifs et si rusés, puis soudain fixes et stupides, de cette bouche fermée par des lèvres minces dont le rouge sombre laissait peu voir mais rendait plus brillantes de cruelles petites dents de félin. — D'après ses gestes agiles, ses muscles jeunes, on lui eût donné quatorze ans ; on se reprenait devant son regard qui n'était pas celui d'un enfant et devant les vagues étranges qui troublaient son visage : expression d'homme traqué, d'homme aux abois.

Il était accroupi dans l'ombre d'un vieux mur qui le garait des passants de la route. Pour tout vêtement, il portait une toile haillonneuse autour des reins. Les mains occupées, il se penchait sur son ouvrage en mâchonnant un long brin d'herbe. Patiemment, méthodiquement, il aiguisait contre une pierre plate la lame rouillée d'un vieux poignard. Si fort que son labeur l'absorbât, il ne s'en distrayait pas moins, à chaque instant, pour surveiller d'un coup d'œil rapide sa droite, sa gauche, ce bosquet d'arbres, cette masure, là-bas, la première du village… Après quoi, il se rendait tout entier à sa besogne.

Besogne ingrate : de temps en temps il mouillait la pierre d'un crachat, mais rien n'y faisait, la lame rouillée s'aiguisait mal ; besogne vaine : ses bras commençaient à se fatiguer, à s'engourdir ; en tous cas, besogne urgente, car il ne s'en départissait point et s'obstinait, mais il eut soudain quelques paroles haineuses, durement dites, où, non plus, on n'aurait reconnu la voix d'un enfant.

Surpris par lui-même, il tressauta, craignant qu'on ne l'entendît, et cette frayeur méchante le défigura de nouveau, tordant la bouche, rendant l'œil oblique, ridant le front sous la toison rebelle… Dès lors, il ne fit que marmonner sourdement en accents confus, et c'était une écume d'exécration qui moussait à ses lèvres.

L'heure était douce, pourtant, et rien ne motivait cet émoi ; dans ce coin d'ombre chaude, on se fût volontiers étendu, heureux de paresser en silence, le visage reposé, les mains inactives. Sauf les mille rumeurs symphoniques de la campagne, rien ne pouvait y déranger un beau sommeil. L'olivier, dont les racines se mariaient aux pierres sèches du mur et qui le surplombait d'un bras noueux, frémissait à peine ; les cigales n'étaient point nombreuses alentour et les abeilles bourdonnaient vraiment à bien petit bruit. L'une d'elles, très lourde d'un butin choisi, tournoya près de la tête de l'enfant, pour le distraire, peut-être? Pressée de rentrer à la ruche, elle s'attardait néanmoins, mais l'enfant n'en eut pas souci ; peu après, un narcisse que la brise avait dégagé d'une feuille de mauve, se redressa et regarda l'enfant de son grand regard naïf, comme illuminé, mais l'enfant n'agréa pas cet hommage ; plus tard, enfin, un oiseau rouge, venu on ne savait d'où, se posa sur la crête du mur, aperçut l'enfant qui essayait la pointe de son poignard sur la racine de l'olivier et, comme cet enfant était beau, battit des ailes, se rengorgea et lui chanta une chanson. L'enfant leva la tête ; il n'écoutait pas le trille mélodieux mais s'intéressait à l'oiseau rouge, car jamais il n'avait vu son pareil. Sournoisement, il saisit un caillou et, visant avec soin, le lança. Tremblait-il? Le caillou ne toucha rien. L'oiseau rouge s'envola, stupéfait. L'enfant grinça des dents en voulant rire et se remit à aiguiser son poignard.

Bruit régulier, bruit monotone… l'enfant s'agaçait à l'entendre. Il est dur de travailler ainsi. — Un vaste ciel d'azur au-dessus, où se meuvent des ondes de lumière, où se croisent des oiseaux que l'on dirait perdus ; dans la plaine, des oliviers tout proches et jusque très loin, chacun enfoui sous sa touffe de feuillage poussiéreux, chacun faisant des gestes bizarres et se ramassant au lieu de tendre les bras ; des pierres nues, des rochers brillants dans le jour cru ; le village, là-bas, bleu clair, taché d'argile rouge, avec cette toile verte, d'un si beau vert, qui sèche contre le bord d'une terrasse… tout cela, au sein glorieux du grand jour, et puis, ici, dans le losange d'ombre violette projeté par un pan de mur sec, cet enfant accroupi, penché sur ses mains actives, aiguisant un vieux poignard à l'aide d'une pierre mouillée, seul, misérablement seul, et couronné de mouches dansantes.

Bruit régulier, bruit monotone…

Soudain, l'enfant se dressa, poussa un cri : quelqu'un marchait derrière le mur, quelqu'un allait tourner au coin du mur… A son premier tressaut de peur, l'enfant avait lâché le poignard ; il le ressaisit trop vite, maladroitement, et se blessa. Du sang coulait entre ses doigts…

Quelqu'un parut.


C'était une femme qui semblait fort âgée. On ne voyait, de ses cheveux serrés sous un bandeau d'étoffe pourpre, que deux mèches grises, près des oreilles ; mille petites rides plissaient sa gorge et ses joues. Pourpre comme la coiffure, sa robe d'une propreté scrupuleuse se retenait à la taille par une corde lâchement nouée, tissée d'or ; une tresse d'or faisait aussi le tour du bandeau de tête, et des lacets d'or nouaient ses sandales.

Mince, grande, mais un peu courbée, plutôt à la façon d'un roseau qui plie que d'un être brisé, elle tenait dans ses longues mains une baguette illustrée de trois corolles fraîche écloses, pourpres comme sa robe et son bandeau.

L'enfant restait immobile, ébahi, les bras ballants et toujours du sang pourpre lui dégouttait des doigts.

« Que fais-tu? » demanda la vieille femme.

L'enfant ne souffla mot.

« Tu ne dis rien? es-tu étranger? Parle en ton langage! »

Elle répéta ces paroles en des dialectes divers. Sa voix aiguë, pointue, pimpante et sautillante semblait la voix d'un oiseau maigre.

« Ton nom, quel est-il?… »

L'enfant ne répondit pas.

« Ou si tu es muet, je te ferai parler… J'ai fait parler Salomon, le rabbin, quand il fut frappé de stupeur. »

L'enfant ne pensait plus qu'à une seule chose : possédé d'un seul désir, d'un seul besoin irrésistible, démesuré, il voulait s'enfuir, s'enfuir n'importe où.

« Surtout, ajouta la vieille, ne t'enfuis pas! »

Prestement, du fin bout de sa baguette fleurie, elle traça un cercle autour de l'enfant… L'enfant se sentit les chevilles tout soudain liées. Alors, il renonça.

« Pourquoi donc as-tu peur? Je ne suis pas méchante! »

La voix pointue s'adoucissait, sautillant encore dans ses notes hautes, mais plaisamment, avec grâce.

D'un geste accablé l'enfant montra sa main qui saignait. La vieille en fut toute saisie :

« Ah! je savais bien que cette journée serait mauvaise! Tu t'es blessé!… Oui, je comprends : la surprise de me voir, vieille comme je suis et si laide, cela t'a fait peur, oui, et tu t'es blessé contre ce poignard! Viens, mon enfant. »

Elle reprit le trait de sa baguette en dessinant à terre une courbe inverse.

« Viens avec moi. »

A l'enfant aussitôt délivré il ne restait nulle envie de s'enfuir. Il suivait la vieille, sans rien dire, pris de paresse, soudain, très indifférent à la perte de son poignard qui gisait au pied du mur.

« Entre! » dit la vieille, dès qu'ils eurent atteint la première masure du village.

Plutôt qu'une masure, c'était un hangar, très propre, un peu sombre. Le soleil ne l'éclairait que par des fenêtres minuscules et, la porte une fois refermée, il y régnait une étrange atmosphère grise, brutalement rayée de quelques longs traits d'or. Un banc de pierre, une couche, une grande table basse, rien d'autre. Néanmoins, on devinait, dans les coins d'ombre, de vagues choses grouillantes, on percevait aussi de vagues murmures, on sentait de vagues odeurs végétales qu'il était malaisé de définir. — Aucun motif d'effroi et, cependant…


La vieille s'assit à côté de l'enfant, sur le banc de pierre. Un rayon les éclairait tous deux ; la coiffure pourpre, les mèches grises, la face ridée, la gorge défaillante et, tout auprès, ce visage inquiet, ces cheveux rebelles, cette bouche mobile, ces grands yeux sauvages…

« Donne ta main! »

Il tendit sa main blessée.

Alors, d'une voix de tête, très menue, très incisive, qui tremblait un peu, la vieille chanta, comme chante une flûte, et ce furent de singulières paroles.

« Pénélope! chantait la vieille, Pénélope! je t'invoque par le subtil Ulysse qui se délivra des hasards de la mer mauvaise, et par les douze Prétendants qu'il écarta de sa couche, et par les servantes infidèles que l'on pendit comme des cailles. — Pénélope, fileuse experte, viens à moi! Pénélope, j'ai besoin de toi! viens, par une chute rapide et sûre, jusqu'à mon doigt! »


Elle se tut… elle tendit un doigt…

Quelques instants passèrent où les murmures environnants se firent plus précis, comme si l'on eût échangé alentour des milliers de petites paroles, et dans le rayon poussiéreux, l'on vit soudain paraître, suspendue par le derrière, une grosse araignée velue, ventrue, ses huit pattes ramenées sous elle par prudence, qu'elle ouvrit enfin pour se poser sur le doigt maigre de la vieille.

« File! dit la vieille, file ta soie!… cet enfant est blessé, file ta soie sur sa blessure. »

Et l'araignée, passant du doigt de la vieille à la main de l'enfant, fila sa soie comme il lui était enjoint de faire. Elle la fila si bien, si vite, si serré, que bientôt le sang fut tari. Alors, voyant son ouvrage honnêtement terminé, Pénélope se raccrocha au fil conducteur et par une habile gymnastique remonta dans l'ombre.


« Me diras-tu ton nom, maintenant? dit à l'enfant la vieille souriante.

— Je m'appelle Isaac Laquedem.

— Eh quoi! tu es donc le fils du marchand de bois qui habite à Jérusalem, à droite du Temple, et que, jadis, j'ai bien connu?

— Je suis son fils.

— Alors viens plus près, Isaac, penche ta tête sur mon épaule, confie-moi ce que tu avais si grand peur de dire. Je suis Rachel, la magicienne ; je sais écouter toutes les paroles et l'on m'avoue des secrets que l'on n'avouerait pas à l'écho, des secrets que l'on n'ose s'avouer à soi-même. »

Elle regarda l'enfant. Elle le pénétra de son regard.

« Et, reprit-elle, je vois que tu en as long à me raconter. »

C'était vrai ; les yeux d'Isaac se mouillèrent, ses paupières battirent, sa bouche frémit… En somme, pourquoi ne dirait-il pas ce qu'il gardait jalousement au tréfonds de son esprit? Il l'avait dit une fois déjà, comme pour s'en débarrasser, un soir où il traversait un bois sombre. Il s'y trouvait seul ; on n'entendait rien que le murmure des arbres se préparant au sommeil et quelques ramages épars. Il avait donc parlé, mais, à la dixième parole, quelle épouvante quand une pie traversa le sentier, hochant la queue, l'œil éveillé! Elle s'était envolée aussitôt, s'était posée tout en haut d'un arbre. Là, elle jacassait éperdument parmi les branches, elle dérangeait les autres oiseaux pour leur communiquer la nouvelle, heureusement incomplète. Alors Isaac avait fui à toutes jambes, emportant le reste de son secret, et cela faisait encore un fardeau bien lourd… Comment s'en délivrer? Pourquoi ne dirait-il pas son angoisse à la vieille Rachel, si charitable, qui savait tout comprendre?… peut-être même (il eut une expression de ruse, d'avidité honteuse), peut-être lui donnerait-elle un bon conseil.

« Parle, dit-elle d'une voix impatiente, puisque tu veux parler! »

Il réfléchit quelques secondes et parla.

Il parlait lentement, posément, en phrases précises. Il s'était un peu éloigné de Rachel et, rentré dans l'ombre, la laissait dans la lumière du rayon. Il la verrait mieux, ainsi, pourrait se reprendre, s'arrêter, s'enfuir au besoin, sans être lié de nouveau, car la baguette fleurie avait glissé à terre.


« Mon père, dit Isaac, est un méchant homme ; je le déteste ; lui ne m'aime pas. Il aime bien ma mère qui, toute la journée, couchée au jardin, mange des dattes, des figues et du raisin doré ; il aime bien mes sœurs qui ne sortent jamais de la maison et passent leur temps à se regarder dans les miroirs, à se mettre des colliers autour du cou, à s'enduire les bras de parfum ; il aime aussi mon frère aîné qui l'aide à compter juste les arbres qu'il veut abattre dans les bois ; il aime surtout ses arbres et ses bois, il aime encore plus les grandes planches, les grandes poutres et les solives qu'il fabrique avec les arbres de ses bois, mais moi, il ne m'aime pas. Il se plaint de moi, tous les matins et tous les soirs, et chaque fois qu'il me voit. Déjà, il ne m'aimait pas quand j'étais plus jeune, parce que je jouais avec le bouc (mon père dit qu'il pue), et le singe d'Arabie (mon père dit qu'il vole), et toutes les bêtes dont mon père dit qu'elles sont vilaines, qui font peur à ma mère et sur lesquelles mes sœurs crachent en passant… Moi, je les aime! — Aujourd'hui, mon père me reproche de ne pas le regarder en face quand je lui parle, mais on ne regarde pas avec plaisir un vieux fromage, et la figure de mon père est tout à fait un vieux fromage… Et si, luttant avec un camarade plus fort que moi, je le griffe, ou le mords à l'oreille, ou lui donne un croc en jambe, mon père dit que je suis lâche… Et lorsque je cours dans les rues de Jérusalem avec les fils du boucher et du marchand de fruits, il dit que je fais comme un petit esclave… Et si j'invente une belle histoire pour m'amuser et que j'entre dans cette histoire où je me sens tranquille comme à l'ombre, il dit que je mens… Et c'est tout le temps de même… Enfin, un jour, par plaisanterie, j'avais marché sur le pied de l'aveugle aux yeux blancs qui joue de la flûte devant le temple, et l'aveugle m'a crié : « Mauvais enfant! » Mauvais enfant, c'est une insulte! Pour le punir, pour lui apprendre à me traiter comme un petit mendiant, je lui ai jeté du sable au visage, et mon père sortait du temple à ce moment, et mon père m'a battu, là, devant le temple, devant tout le monde, avec des verges que la marchande de fruits est allée aussitôt chercher dans son échoppe!… Il m'a battu avec des verges, comme on ferait d'un petit mendiant! »

A ce souvenir, Isaac rougissait, des larmes lui venaient aux paupières, mais cela importait peu, car il restait dans l'ombre et Rachel ne pouvait le voir.

« Avec des verges! répétait-il… devant tout le monde! »

Il hésita.

« Une autre fois…

— Non! interrompit Rachel, continue à me parler de cela, puisque tu es si rouge et que tu vas pleurer. Il t'a battu de verges, et alors…

— Alors… » dit Isaac, les dents serrées.

Il reprit son souffle.

« Je veux le tuer! — D'abord, je suis parti de la maison, j'étais heureux sur les routes ; quand je m'arrêtais, j'aiguisais le vieux poignard que notre jardinier m'avait donné pour couper des roseaux. J'aiguisais surtout la pointe, et je chantais! On ne me retrouvait pas! j'étais libre… mais tous les jours, faire la même chose, c'est ennuyeux, et le vieux poignard a tant de rouille!… c'est difficile, c'est long! Je n'ai pas pu en voler un autre, et puis, je veux tuer mon père avec ce poignard-là! — Maintenant, je vais le reprendre au pied du mur où je l'ai laissé tomber ; demain, je retournerai vers Jérusalem, je rentrerai à la maison, je demanderai pardon, je pleurerai et, un soir, quand mon père sera seul au jardin, je le tuerai d'un coup dans le dos et je dirai à mon frère, à mes sœurs, à ma mère, aux esclaves, que j'ai vu, en guettant derrière un buisson, le vagabond qui a fait cela, car j'ai vraiment vu le vagabond qui a fait cela… c'est un Egyptien, grand, avec une oreille un peu déchirée… je lui ai déchiré l'oreille en défendant mon père… il s'est enfui… oh! mais on le retrouverait!

— Isaac, murmura la vieille Rachel, ton poignard n'est pas assez pointu. »

Elle n'avait encore dit mot durant la fin de ce récit ; son visage demeurait impassible ; seuls témoins de son émotion, ses longs doigts se croisaient et se décroisaient sans cesse. Elle répéta :

« Pas assez pointu… Eh bien, que veux-tu me demander? »

L'enfant répondit sur un ton évasif qui n'arrivait pas à masquer un trouble profond.

« Oh! rien, rien du tout, mais je pensais… Les magiciennes ont un grand pouvoir : elles savent ce qui arrivera demain, le jour suivant… et si je réussirai à aiguiser le poignard et, plus tard, si je… Enfin il y a des poudres que l'on fait fondre, il y a des plantes que l'on fait bouillir et des baves que l'on recueille, il y a du fiel que l'on prépare dans des coquillages marins… Je ne sais pas, moi, mais une magicienne… On m'a dit que des poudres, des plantes, des liquides préparés, et puis certains signes très forts… Rachel!… voulez-vous? Je ne sentirai pas, ainsi, autant de plaisir, mais puisque le poignard ne sera jamais assez pointu!… »

Isaac avait moins peur de ses propres paroles que du silence de Rachel. Haussé dans la lumière et dégageant la gorge aux mille rides, le vieux visage effrayait par son repos, son calme, sa froide indifférence. Quand Rachel se reprit à parler, ce fut sans regarder Isaac, ce fut tout au loin, d'une voix encore amincie et plaintive, cette fois… Il advient qu'un oiseau se plaigne comme s'il souffrait.

« Oh! dit-elle, la journée sera mauvaise! Dès l'aube, je le prévoyais, quand une angoisse m'a saisie, plus étrange, plus violente qu'à cette heure lointaine où mourut le grand Alexandre… le même trouble, pourtant si différent! plus profond, si profond! insondable, peut-être… Mais il s'agit, aujourd'hui, de cet enfant. Que dois-je faire? Le laisser partir sur la route? il ira tuer son père. Le guérir par une incantation, même la plus salutaire : mon incantation réservée? Ce serait lui enlever tout mérite. D'ailleurs, suis-je sûre, maintenant, de l'incantation qui guérit? — Cet enfant m'étonne, il m'inquiète. J'en ai vus, jadis, de plus criminels, de plus vils, bien que presque aussi beaux, et seul, pourtant, celui-ci m'épouvante. Que dois-je faire? »

Elle parut se décider :

« Je vais tâcher de lire sa vie, sa vie de demain.

— Oui, Rachel! s'écria l'enfant qui se livrait tout entier, semblait-il, en une brusque effusion, dites-moi ce qui m'arrivera demain! J'ai si peur, quelquefois ; c'est comme un chien baveux qui tourne derrière un mur et qui me saute dessus. On n'a pas le temps de se garer, de se défendre. Chaque jour, il arrive une petite chose nouvelle ; on marcherait sur la petite chose, mais tout de suite elle grandit, elle grossit, elle est comme une maison! Quand je saurai celle qui arrivera demain, je n'aurai plus peur, je serai si content! Je pourrai vivre comme ma mère, me coucher dans le jardin, manger des figues dans l'ombre! »

Rachel lui prit le menton d'un geste familier et, tout tristement :

« Isaac, dit-elle, tu parles comme un vieillard! D'où te viennent ces idées de vieillard? »

Ce sont là des questions auxquelles on ne répond guère.

« Je ne sais pas! je ne sais pas! dit l'enfant. C'est mon père qui parle comme ça. Je l'écoute et j'ai peur, mais vous savez, Rachel, je comprends, et si c'était vrai, ce serait terrible : il faudrait faire attention tout le temps à tout ce qu'on va faire… il faudrait ne plus jeter des cailloux à un oiseau, ne plus… »

Tant de choses interdites lui venaient à l'esprit! Il secoua la tête.

« Non! non! c'est impossible, et mon père est un méchant homme! Je vais chercher mon poignard au pied du mur. »

Mais, bientôt, une autre pensée l'inquiéta. Respectueusement, timidement, il tira le bord de la robe de Rachel qui se levait et murmura :

« Rachel, les hommes qui viennent ici apprendre ce qui arrivera demain sont des hommes très riches ; ils payent le secret avec des pièces d'or ; moi, je ne puis pas, mon père ne me donne jamais rien. J'ai seulement cinq pièces de cuivre. Les voici, pour payer le beau secret. »

Il vida une pochette qu'il portait au cou et aligna sur le banc les cinq pièces. — Rachel ne se retourna pas. Alors il les reprit. — La vieille femme se parlait à elle-même, debout, une main posée sur sa bouche, l'autre bras abandonné le long du corps.

« Je vais tâcher de lire sa vie dans l'eau profonde. »

Paroles toutes basses, presque étouffées ; mais l'enfant les entendit.

« Je saurai! je saurai enfin! »

Il était vraiment redevenu un enfant : ses grands yeux brillaient de joie, sa bouche souriait ; il battit des mains.

« Tu sauras peut-être quelque chose, répondit Rachel, peut-être… non, je ne crois même pas! Allons! viens! »

Elle l'enveloppa d'un geste et l'entraîna dehors.


Presque à l'orée du village, il y avait un grand puits auquel on n'accédait que par un chemin dallé qui en faisait le tour. Des plantes grasses lui servaient de bordure, gardiennes de l'eau fraîche qu'elles encerclaient comme d'un large et haut diadème. Bizarrement enchevêtrées, hostiles, méchantes, dressant leurs raquettes et pointant leurs épieux, elles formaient par leur ensemble un redoutable buisson grouillant d'insectes, où l'oiseau ni la bête n'osait s'aventurer (tout au plus la minuscule musaraigne), où se dessinaient d'invraisemblables formes végétales : gros serpents verts, poussiéreux, boudinés et bagués de gris, disques verts, hérissés d'épines, plateaux verts chargés de fruits roses, mains estropiées, monstrueuses mains vertes, œufs verts bien vernis, sacs de sève, bouches gluantes, pustules, — et d'où s'élevaient parfois de nobles hampes armées en fer de lance d'une braise fleurie.

Ce fut là que Rachel mena l'enfant.

Cette journée s'achevait en fête : de souples banderoles rouge clair traînaient sous un vaste nuage blanc, au-dessus de l'horizon pourpre. Nulle brise, pas un souffle ; des grillons faisaient leur bruit coutumier, quelques lézards parcouraient les dalles en se dépêchant beaucoup ; suspendu au ciel, un grand rapace planait, qu'on eût dit immobile.

Isaac et la vieille femme s'assirent sur la margelle du puits. Rachel se pencha aussitôt pour regarder l'eau lointaine et profonde.

« Non, il est encore trop tôt, dit-elle ; attendons. »

Ils attendirent en silence, Rachel croisant encore et décroisant ses doigts nerveux, Isaac tout ébahi, d'aspect naïf, content de se sentir en sécurité auprès de cette vieille femme et derrière un si puissant rempart de pointes et d'épines.

L'heure passa, la lumière faiblit, fonça ; l'air devint mauve, l'ombre du buisson menaçant était violette. — Rachel se pencha de nouveau sur le puits.

« Voici sans doute le moment. »

D'abord elle cueillit à terre trois petits cailloux qu'elle choisit avec soin, ensuite, elle vérifia son choix minutieusement, les regardant de près, les retournant, les essuyant, les polissant, puis elle les jeta l'un après l'autre dans le puits et, chaque fois, elle compta jusqu'à sept (il semblait à l'enfant que, de très haut, les trois cailloux tombaient dans son cœur…) enfin elle prononça les paroles d'incantation :


« Par Vénus qui se plaisait à contempler son image divine en un miroir de cuivre,

« Par le trop charmant Narcisse dont les traits se doublaient dans une source claire,

« Par le saule qui se penche sur un étang,

« Par l'oiseau qui vient boire à l'étang,

« Par le croissant de lune dont le semblant s'y retrouve,

« Par la nuit noire à qui tu te montres plus noire…

« Eau profonde, informe et multiforme!

« Eau fraîche, douce et désaltérante!

« Eau secrète, solitaire et savante!

« Donne-moi le reflet d'un jour qui va venir!

« Donne-moi ce reflet!

« Laisse-moi lire en toi!

« Dis-moi ce que, demain, deviendra cet enfant! »

Elle attendit.


« L'eau profonde a gardé ses images, l'eau fraîche ne fait rien éclore, l'eau secrète se tait. »

Elle attendait toujours…

« C'est la première fois que l'eau résiste à mon appel, quand l'heure fut bien choisie! Terrible aventure! trouble affreux qui m'obsède et dont m'échappe la raison! Que peut signifier ce trouble? »

Cherchait-elle donc un fantôme? Pourquoi ces gestes lents où, de ses longues mains, elle prenait la pénombre d'alentour, inutilement?… Un dernier regard dans le puits… Ses bras se tendaient vers l'eau profonde…


« Eau profonde! dit-elle, puisque tu ne réponds pas à mon incantation, dois-je te supplier?

« Par la bête blessée qui vint s'abreuver à l'étang,

« Par la fleur affaiblie et fanée qui retrouva sa splendeur près des eaux de l'étang,

« Par le vagabond poudreux et brisé dont la soif s'étanchait à l'étang…

« Eau profonde, je t'implore!

« Dis-moi ce que, demain, deviendra cet enfant…

« Et, s'il te faut des larmes… »

Elle se penchait plus avant ; ses paupières se mouillèrent de pleurs, trois larmes se détachèrent de ses yeux et tombèrent…

« … Voici les trois plus belles larmes que j'aie jamais versées! »

Isaac tremblait : de ces trois larmes, il se sentait tout le cœur inondé.

Le visage de Rachel s'éclaira.


« La lumière paraît dans l'eau profonde! l'eau fraîche va me parler! je vais lire dans l'eau secrète! — Ecoute! écoute bien ; surtout, n'oublie pas! »


Et ce fut vraiment comme si elle lisait dans l'eau profonde, comme si les images que l'eau fraîche lui révélait se muaient en paroles sur ses lèvres, comme si, de l'eau secrète, montait la voix de l'avenir.

Elle la transmettait en accents haletants, en phrases ténues, brisées par de longs silences. Elle se penchait sur le puits ; elle interrogeait l'eau profonde qui lui donnait des images ; elle se redressait un peu sur le coude ; elle livrait ces images à l'enfant, simplement, honnêtement ; elle n'expliquait rien : elle parlait à la façon d'un écho fidèle qui répète, qui n'invente pas. Le ton restait le même : pimpant, flûté, mais elle ne pouvait tout à fait maîtriser son émoi qui, souvent, coupait le gazouillis pur d'un sanglot.

Sans bouger, sans parler, l'haleine courte et le cœur battant, Isaac écoutait.


« C'est la nuit… d'aujourd'hui? de demain? je ne sais…

« Tu marches d'un air mécontent, la tête basse. Oui, tu portes ta tête de façon hargneuse. Tu marches sur la route ; le ciel est sans lune, tout brillant d'étoiles… Tu t'arrêtes, tu lèves les yeux, tu hésites, tu t'étonnes… Même dans cette ombre, je vois que tu t'étonnes, que tu hésites… Serais-tu incertain de ta route? déjà perdu? Je ne sais…

« Tu te remets à marcher, tu hâtes le pas. Les heures passent. Tu traverses prudemment des villages ou tu les contournes. Les heures passent. Tu te sens très las. Ton visage est désespéré. Tout de bon, t'es-tu trompé de route? je ne sais…

« Voici l'aube, l'aurore, sans joie pour toi… Le soleil monte. La fatigue t'a rompu. Tu dors dans un champ de blé… Le soleil monte… Je vois des laboureurs. Ils suivent leurs sillons ; ils chantent… Tu dors. Le soleil monte… Je vois aussi des gens qui viennent sur la route, de tout là-bas. Ils regardent à droite, à gauche. Ils parlent aux laboureurs et leur posent des questions. Ils s'approchent ; ils te découvrent ; ils te réveillent. Ce sont les serviteurs de ton père ; tu les as reconnus. Ils t'emmènent avec eux. »

Isaac sursauta.

« Tu te laisses conduire, docilement, sans protester. Tu ne penses qu'à une chose. Cela aussi je le vois dans tes yeux. Tu penses à ton hésitation, la veille, quand tu partis sur la route sombre, à ton incertitude, à cet étonnement dont j'ignore la cause… Des chevaux de ton père sont piquetés au prochain village, l'un est sellé pour toi. Vous partez… Tu ne dis mot.

« Un jour… Encore un jour… Vous arrivez à Jérusalem, chez ton père. Tu entres dans le jardin de ton père. Tu te jettes à genoux, tu pleures ; ta mère pleure aussi ; ton père te pardonne. Tu t'assieds dans un coin du jardin. Tu ne bouges pas. Non, tu ne penses plus à tuer ton père. Une autre émotion t'occupe et te consterne… Pourquoi hésitais-tu dans la nuit, au départ? Quel est donc ce tourment persistant? je ne sais… »

Elle fit une longue pause…


« L'eau profonde devient grise ; les jours succèdent aux jours, sans changement ; les nuits sont toutes pareilles ; tes songes ne varient guère ; je vois flotter sur toi le même songe qui te fait crier dans l'ombre, et parfois tu te lèves, tu cours au jardin, tu regardes le ciel, tu l'implores, mais le ciel jamais ne répond… et les années passent, te laissant cette même inquiétude… Qu'avais-tu décidé, cette nuit, au départ? Moi, je ne sais…

« Trente ans se sont succédés… une année encore, et encore une année… une autre année commence… Ah! cette image brille en rouge! du haut de ce mont, je vois le couchant rouge! le couchant se teinte de sang!… Te voilà! Pour la première fois tu n'es plus obsédé, tu sembles d'esprit libre… Des hommes, des femmes sont là qui vont gravir la colline. Tu t'arrêtes, tu les regardes. Un autre homme est là qui souffre, portant je ne sais quel fardeau… Tu le regardes aussi, tu te sens inquiet, tu hésites… Oh! c'est comme sur la route, jadis!… Que vas-tu faire?… Tes yeux se sont fermés, un instant. — Ah!… Ah!… pourquoi viens-tu de rire? »

La voix de Rachel devenait perçante ; elle ne se brisait plus, elle se déchirait.


« Image! reste claire!

« Eau profonde! ne retiens pas ton secret! »

Elle poursuivit :

« Tu parais t'être décidé… à quoi? je ne sais… Tu t'éloignes, tu es parti, je ne te vois plus, c'est l'ombre. »

Elle se tut ; elle ne pouvait retrouver l'image.

Brusquement, elle reprit :

« Je te revois! oh! que ton visage est changé! quel pauvre visage! quel visage misérable! tu portes sur ton visage l'inquiétude du second moment… pire que celle du premier, tant d'années avant! affreuse, celle-ci, implacable. Elle décompose ton visage. Ton visage se couvre de cendre… Tu t'en vas, tu marches dans la rumeur des foules, dans la fureur du vent ; tu marches près des eaux courantes, des eaux stagnantes et devant la houle des flots ; tu marches au ras des abîmes, sur les plus hautes cimes et dans les déserts rayonnants ; tu marches dans la nuit et le plein jour, tu traverses des crépuscules et des aurores ; tu marches, tu marches encore, sans te lasser, n'en pouvant plus, sans te lasser, les reins brisés, sans te lasser, défaillant, courbatu, les yeux brûlants de fièvre, la soif aux lèvres, les pieds enflés ; tu marches sans te retourner.

« Des caravanes défilent devant toi, tu ne les rejoins pas ; tu marches sur la route poudreuse, il faut marcher ; des navires aux voiles rouges partent du bord bleu de la mer vers l'autre bord d'un bleu plus sombre, mais toujours ils partent sans toi dans la gloire du soleil et te laissent dans l'ombre, alors toi, tu marches le long du rivage en les regardant fuir ; il faut marcher ; et tes pas se prennent au sable ; il faut marcher ; tu marches jusqu'au soir, tu marches en silence et, maintenant, je n'entends rien que le tout petit tintement incessant de cinq piécettes de cuivre dans une pochette à ton cou. »

Elle se tut. Elle se releva sur le coude. Elle murmura :

« C'est tout.

— C'est tout? dit Isaac. Alors, je ne tuerai pas mon père?

— Va-t'en! »

La main tremblante de l'enfant posa sur la margelle de pierre les cinq pièces dédaignées du paiement.

Il se leva. Il se retirait, honteux, battu, haineux et voulant fuir.


« Va-t'en! » dit-elle encore.

Puis elle cria :

« Non! reste! »

Elle ramassa les cinq pièces et les lui tendit.

« Prends! Tu en auras besoin, plus tard, grand besoin! Garde-les. Va-t'en! »

Et l'enfant partit.

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