Le kilomètre 83
XIII
Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction!
Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit négligemment en écharpe.
J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti au turban du casque, n’était là que pour nous permettre d’admirer la prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en constatâmes la disparition.
Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala.
—Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute, Tourange, elle avait un vague caprice pour vous.
Je me mis à rire.
—Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes.
Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de côté, à la chinoise.
—Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et quel est l’autre?
Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise, annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais au juste à quel idiome asiatique il emprunte, de temps à autre, les mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents.
Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont, pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien, étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous, à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient cette traîtrise dans ses formules!
XIV
Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence.
Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur.
A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous, des actions fâcheuses et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles, comment s’en étonner?
Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens—nous avons enterré un des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon toute une famille à rapatrier—les cinq blancs qui nous restent pour assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau de Moutier.
J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis.
C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien, et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour ses camarades et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat, mais ce n’était plus suffisant...
Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire.
—Enfin, que demandez-vous?
—Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah... étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément.
Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe. Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants... Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix:
—Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame Vallery.
Ici, je crus devoir intervenir.
—Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier...
Il se tourna vers moi, et, avec fermeté:
—Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour œil... payant, payant!
Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la porte.
—Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait.
Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier, virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura: «Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre manifestation.
Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier:
—Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer?
—Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils ont raison.
Il répéta, détachant les syllabes:
—Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von Faulwitz.
—Cependant...
—Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les Vanelli leur ont fabriqué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux banquiers de ce monde!
—Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les assurances données à ces braves gens?
Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce.
—Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure au plus, je suis de nouveau à vous.
Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille déployée du lever.
—Vous avez eu gain de cause?
—Cette question! fit-il. Bien sûr!
—Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier?
—Non, mais j’ai employé l’argument décisif.
—Je serais curieux de savoir lequel!
—Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers, je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de lui brûler la figure, à lui, Vanelli!
—Bigre! Et qu’a dit Vallery?
—Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à avoir les fonds de Battambang avant huit jours.
Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de l’incident.
Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain, nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme:
—Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit auparavant.
Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge.
—Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils!
Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion.
—Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant, parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr, vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif, où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé...
La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce discours, puis était devenue d’une pâleur de mort.
Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres: «Vous pouvez vous retirer», il articula:
—Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est à vous que je brûlerai la figure!
Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit négligemment:
—Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le bonze, la robe noire et la robe jaune...
Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui n’avait fait diversion.
Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait, comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus, très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle, soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique «vieux camarade».
XV
Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien.
—Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de le lui désigner!
Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville, lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître...
Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler. Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur de l’équipe!
—Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de quelque temps?
—Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère.
Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences, soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse envers les hommes de Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque, depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable... mais quoi de plus naturel?
Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut, pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée; comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que l’apparition puisse être dans la nuit!
Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des qualités professionnelles communes.
Et pourtant, et pourtant...
Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa géométrique carrure?
Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant, n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes authentiques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui, cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui est faite d’un ancien fléau de balance chinoise.
Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous arriveriez beaucoup plus vite que notre poissonnière à utiliser ce fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à l’occasion».
Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure... Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur les bords du marais.
Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement, invinciblement, à crier d’angoisse!
Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure menaçante pour la récolte n’est pas celle de la brume et des fumées opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie, c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble, et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire.
XVI
Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur!
Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf jours passèrent ainsi.
Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine du Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes.
Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre, comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille chose.
XVII
Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre, vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de Vanelli qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais. Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur.
Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à l’entrée de la digue.
C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie turquoise.
C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation, de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper. Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs d’alabanda—tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,—pendait mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se cachait le Gong honteux et vaincu...
Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait, un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un contremaître piémontais, ouvrit le piano—le vieux piano de la chambre aux ailes—et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe, masquée, la Marseillaise!
XVIII
Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré Siam-Cambodge, tronçon français!
La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,—la famille Vanelli—comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage, l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes travaux.
Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de nous représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début.
Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery: «Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85.
Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui. D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’assommait avec ce qu’il appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa.
—Que diriez-vous, par exemple, si la folle—elle adore ces petites manœuvres—faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau patapouf du train officiel!...
—Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la précaution de les doucher matin et soir!
Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades. Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du gros bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en spirale et tombe à plat comme un anchois roulé.
Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue khmère!
A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie baptismale, durent arriver à dos d’éléphant.
Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai, leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une locomotive.
A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés.
Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse... La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé, par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement, tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes, le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister...
La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le dernier convoi de ses chrétiens.
Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures trente.
Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major, son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant» et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux, Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de Faulwitz, seule robe du cortège.
On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante combinaison.
Près du village existaient des ruines khmères, quelques parcelles de ce trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt. Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées, à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la mâture du Lotus, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur.
Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour sa trouvaille de ce bijou de décor.
Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie, s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son existence de locataires à notre approche. Une main aux racines serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop d’émoi, la colline, pour nous céder la place.
Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana. D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille étranglée, aux seins ronds et à la chevelure savante, décoraient la paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet ornemental.
La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la foudre et le temps.
Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine.
Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie, laquelle, au contraire, était gaie, très gaie.
Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre.
Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse, une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents parfums, et devant laquelle les matelots du Lotus vinrent monter la garde.
Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace, pressait les boys, bousculait les bebs, essuyait, d’une serviette de table, ses cheveux gris ruisselants.
Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet—le programme du pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances—ce premier banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises, corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la nappe, félicitations, congratulations et discours.
Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais elles ne correspondaient pas...
M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est très difficile de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines.
Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz, les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au nez de son père.
Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre, entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes et frottait des cordes...
A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y rentrer, en ressortir, courir sur place.
A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien!
Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery.
—Je vous fais mes adieux, lui dis-je.
—Vous vous retirez déjà?
—Je ne me retire pas, je pars.
Il parut ne pas comprendre.
—Vous partez? Pour où?
—Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit jours.
—Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous a-t-on...
—Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat, pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce pas une victoire qu’on célèbre ce soir?
Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand quelqu’un dit: «Je m’en vais!»
Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et me tendit la main.
—Adieu, Tourange!
Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur des éléphants. Le ciel était clair. J’épiais, tout en chevauchant, les apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt, dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche.
XIX
Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne, frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir.
De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que mes yeux s’emplissent de cela...
Cela, ce n’était pas beau—au sens chéri des esthéticiens—avec ce profil court sur pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre œuvre.
Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon... C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide, durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et sournois: j’étais content, c’était notre œuvre.
Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi... Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis content!
Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein gonflé de l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il n’est qu’une plénitude...
Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel, comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons! Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers et trois mille coolies.
—Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange?
Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu pâle.
—Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu? Moi, je tenais à vous dire adieu...
—Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence ferait manquer toutes les fêtes.
Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or, un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un hochet.
—Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du lit, pour vous trouver!
Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé. Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant.
—Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse?
—Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour:
—Ceci.
Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé.
—Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît!
Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui menace, qui étourdit....
—Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres! Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché?
«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils: «Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!... Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand. Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe, il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les quatre mille volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...»
Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête... Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée, car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal élevé»:
—En regardant «cela» moi, je pensais aux morts...
—Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux?
Cette droite réplique me décontenance.
Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de redoubler l’attaque:
—Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes. Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en être fière... Non, ne soyez pas injuste... ni ingrat. Si je l’avais voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent, certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme d’abord!
Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine rôdeuse, l’haleine embaumée...
Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer, toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et merveilleuse...
Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal nous redressa brusquement et Vigel bondit.
Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute, nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier contre les troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié.
A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers elle.
—Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là, j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante.... Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang!
Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit froidement:
—Dummkopf!
Puis, avec un rire léger:
—Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient.
Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre immobilité, nous la suivîmes.
Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille. Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs dalles. Dans un coin stationnent, brancards baissés, trois larges brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la surveillance d’un marin du Lotus, s’occupe à redresser une croix sapée par les pluies.
Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux pour lesquels je suis venue!»
Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre, s’y agenouilla.
Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue.
Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des feuillages.
Nous avions l’air de rêver tous trois.
A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée, sérieuse, d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet «patronne»:
—Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous, que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler.
Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je les entendis qui causaient en chinois.
La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par madame de Faulwitz:
—C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?—ajouta-t-elle avec un sourire.
Et Vigel s’inclina.
Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse.
—En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule du manche de son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième rivière.
Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un buffle ébloui.
—Adieu, me crièrent-ils ensemble.
Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la recherche de Fagui.
Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense, Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions engagés à y pourvoir.
Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver quelque part entre la digue et le terminus.
Je n’avais pas fait deux cents mètres que je distinguais la tache claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue, et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en agitant mon casque.
Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre.
De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée, et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive—sans doute, celle de Vigel et d’Elsa.
Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla point la décider à abandonner son poste.
La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la pauvre femme ne se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier de l’aiguillage décrivait un arc de cercle.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes d’un maestro du métier—dignes du directeur en chef des Railways du Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du kilomètre 83, est aujourd’hui.
XX
Saïgon.
Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs.
J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi, dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de ce radeau étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses!
J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée. Il aimait cette femme à ce point?
Mon interlocuteur sourit.
—Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie. C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure d’air à Singapore.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang obscur de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands, évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est irréparablement détendu.
Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés. Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans la barre obscure de l’horizon—pareilles à ces clous de cuivre qui brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami Moutier avait soutenu ses derniers pas. . . . . . . . . . . . . . . . .
En mer.
Et maintenant?...
Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le signe essentiel!...
Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite:
R. P. du May
Mission catholique de Shanghaï
Chine.
Et ma main court sur le papier:
«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant.
»Je suis un homme de bonne volonté.
»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer, couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin. Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel d’apprentissage, ni un règlement de chantier!
»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent, que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le vent du midi.»
»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»?
»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains, servant notre désir, est divine.»
»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il soit visible, éclatant, que je travaille ad majorem Dei gloriam... Mais comment le puis-je? Car j’ai peur...
»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage.
»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables:
Averete il paradiso.
Averete il inferno
Si operarete male.
»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je trouverai l’épure et la légende?»
Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point. «Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!»
Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant maladroit, en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle.
Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de phosphorescence qui ont rejailli...
Comme la nuit est belle!
FIN
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—3197-4-13.
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NOTES:
[A] Maison cambodgienne et siamoise.
[B] Cigares.
[C] Petit enfant annamite.
[D] Appellation honorifique du roi de Siam.
[E] Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine.
[F] Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la forêt.
[G] Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées couramment dans l’ornementation architecturale khmère.
[H] Écriture phonétique inventée par les premiers Pères missionnaires portugais, pour la transcription de la langue annamite, et encore officiellement en usage en Indochine.
[I] Pour cai-nha, maison annamite.
[J] Véhicule, pousse-pousse.
[K] Cuisinier.
[L] Littéralement enfant-pankah.
[M] Bandar-log, peuple des singes. Voir le Livre de la jungle, de Kipling.
[N] Démons familiers de la croyance populaire annamite.
[O] Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture khmère.
[P] Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine pour la construction et pour l’entretien des routes.
[Q] Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok.
[R] Riz non décortiqué.