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Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies

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UNE CHASSE AUX ABEILLES

SOUVENIR DES PRAIRIES

De toutes les passions humaines, la plus implacable, sans contredit, est celle de la chasse. Cette passion offre à ses adeptes une suite continuelle d'enivrements, de péripéties imprévues, d'incidents étranges, qui tiennent l'esprit constamment en haleine et fournissent au chasseur le moins favorisé du sort des prétextes plausibles pour persévérer, surtout lorsque l'homme qui en est atteint se trouve, par les hasards d'une vie aventureuse, mis, comme je l'ai moi-même été, à même de la satisfaire dans ses plus fantastiques exigences.

Je me rappelle à ce sujet une assez singulière aventure dont je fus le héros, et qui, par la bizarrerie des épisodes dont la fatalité, pour me faire pièce sans doute, se plut à remailler, a laissé dans mon esprit un impérissable souvenir.

Le territoire de Colima est, sans contredit, une des régions les plus sauvages et les plus désertes du Mexique.

A la suite de certaines circonstances inutiles à rappeler ici, je me trouvai, vers 1854, avoir planté ma tente dans ce pays chez un brave hacendero mexicain, dont l'exploitation s'étendait presque jusqu'à la limite de la frontière indienne, et qui, peu habitué à être visité par des hommes de sa couleur, m'avait, sans me connaître, reçu les bras ouverts, employant à mon égard tous les raffinements de l'hospitalité mexicaine, dont les principes sont déjà cependant si larges dans leur bienveillante et fraternelle simplicité.

Don López Figueroa, mon hôte, était un homme de trente-cinq à quarante ans, au regard doux et franc, à la physionomie intelligente, qui vivait heureux sur ses vastes domaines, où il régnait en vrai souverain.

La seule occupation de don López était de chercher à me rendre la vie agréable et à prolonger le plus longtemps possible mon séjour chez lui.

Comme tous les hacenderos, dont la plus grande partie de l'existence se passe à cheval, don López était un enragé chasseur; ce fut donc à la chasse qu'il songea tout d'abord.

Pendant deux mois consécutifs, poil et plume, animaux de toutes sortes, furent livrés à notre merci.

Antilopes, chevreuils, élans, asshata, panthères, bisons, jaguars, ours gris même, tombèrent tour à tour sous nos coups; cela fut poussé si loin que, si j'étais demeuré six mois de plus à l'hacienda, nous aurions fini, don López et moi, par dépeupler complètement le pays à dix et quinze lieues à la ronde.

Cependant le gibier devenait rare; depuis deux jours j'étais confiné à l'hacienda; ne sachant plus à quelle chasse me livrer, l'ennui me prenait, et je commençais sournoisement, avec l'égoïsme caractéristique des voyageurs blasés, à faire petit à petit mes préparatifs de départ, sans tenir compte à mon hôte des charmantes attentions qu'il n'avait cessé d'avoir pour moi et des agréables surprises qu'il m'avait si souvent préparées.

Couché paresseusement dans mon hamac, les bras pendants et les yeux fermés, je me berçais doucement, cherchant, afin de tromper le temps, à m'endormir.

Un léger bruit me fit ouvrir les yeux. Don López était devant moi, ses yeux brillaient, sa bouche souriait, sa physionomie tout entière, enfin, exprimait la joie et rayonnait de plaisir.

—Ah! ah! fis-je en l'examinant avec curiosité.

—Eh! me répondit-il en se frottant les mains, je vous ménage pour demain une chasse dont vous me direz des nouvelles.

—Une chasse? répétai-je en me relevant comme poussé par un ressort, et laquelle? bon Dieu! N'ai-je pas, depuis que je suis ici, chassé toutes espèces d'animaux?

—Pas ceux-là, fit-il en souriant.

—Bah! qu'allons-nous donc chasser de si extraordinaire?

—Des abeilles, rien que cela, caballero; eh bien, qu'en dites-vous?

—Comment, des abeilles! m'écriai-je abasourdi.

—Oui, vous verrez; nous partirons demain de bonne heure; depuis quelques jours, des abeilles viennent butiner par ici; nous nous mettrons sur leur passée, et nous nous lancerons après elles; cela vous convient-il?

—C'est-à-dire, mon cher hôte, que vous me voyez, charmé; je ne sais réellement comment vous remercier.

—Bah! bah! fit-il en riant, vous me remercierez demain au retour.

Le lendemain, j'étais debout avec le soleil, tant j'avais hâte de savoir à quoi m'en tenir sur cette chasse promise par mon hôte, et qui m'intriguait au plus haut point.

Chasser les abeilles, cela me semblait le comble de la fantaisie; en fait de gibier, certes, je n'aurais jamais songé à celui-là!

—Déjà levé? me dit joyeusement don López.

—Comme vous voyez, et prêt à partir.

—Eh bien! alors en route.

On nous avait préparé deux chevaux de cette magnifique race des prairies, sans égale en Europe, qui peuvent dans leur journée faire trente lieues sans mouiller un poil de leur robe, et dont la sobriété est proverbiale.

Cinq minutes plus tard, nous étions en rase campagne.

—Tiens, me dit tout à coup Don López, où sont donc vos armes?

—Mes armes, répondis-je, j'ai pensé qu'elles me seraient inutiles aujourd'hui.

—Les armes ne sont jamais inutiles sur la frontière, reprit-il sentencieusement.

—Bah! répondis-je, nous ne tuerons pas les abeilles à coups de fusil, je suppose?

—Non, mais nous pourrions tuer autre chose.

—Aussi vous voyez que j'ai pris mon machette.

—Hum, ce n'est pas grand'chose; enfin à la grâce de Dieu!

Cette parole m'inquiéta; cependant, je ne laissai rien paraître et nous changeâmes de conversation tout en continuant à galoper.

Vers dix heures du matin, nous avions déjà franchi deux ou trois rivières à gué, monté et descendu plusieurs collines; nous suivions un sentier étroit qui serpentait dans une forêt de chênes-lièges et de mezquites.

—Avez-vous faim? me demanda mon hôte.

—Ma foi, répondis-je, je vous avouerai franchement que cette course matinale m'a singulièrement creusé l'estomac et que je me sens un appétit du diable.

—Bon, soyez tranquille, vous ne tarderez pas à le satisfaire.

En effet, un quart d'heure après à peine, nous débouchions dans une clairière traversée par un ruisseau perdu dont les eaux cristallines fuyaient en murmurant sous l'ombrage des grands arbres.

—Que pensez-vous de cette salle à manger? fit mon hôte.

—Je la trouve ravissante, dis-je, en sautant à terre.

Don López m'imita, sauta sur l'herbe auprès de moi, après avoir placé entre nous les provisions contenues dans ses alforjas et le déjeuner commença gaiement.

Tout à coup nos chevaux, entravés à quelques pas, couchèrent les oreilles, se refusèrent avec force et tournèrent avec inquiétude leurs têtes fines et et intelligentes vers les fourrés voisins.

—Ils sentent quelque chose, dis-je.

—C'est probable, répondit Don López sans perdre un coup de dents.

Nous sûmes bientôt à quoi nous en tenir; un miaulement sourd et prolongé résonna à nos oreilles, presque immédiatement suivi d'un second.

—Bon, fit négligemment Don López en se versant une mesure de mezcal qu'il avala d'un trait, il y a des jaguars aux environs, ils ont éventé nos chevaux et bientôt ils seront sur nous.

—Vous croyez? m'écriai-je, fort peu charmé de cette nouvelle.

—Pardieu! j'en suis sûr, avant une heure ils seront ici.

—Diable! si nous partions.

—Pourquoi faire? ils nous auraient bientôt rejoints: mieux vaut les tuer, puisqu'ils viennent à nous si bêtement.

—Hum! elle est charmante votre chasse aux abeilles, je m'en souviendrai, savez-vous?

—Oh! c'est intéressant, vous verrez.

—Caramba! je le crois bien.

—Est-ce la première fois que vous chassez le tigre?

—Ah! vous appelez cela chasser le tigre, vous, je vous remercie du renseignement.

Deux autres rauquements plus forts que les premiers se firent entendre.

—Quand je vous disais qu'ils avaient éventé nos chevaux; seulement, ils viennent plus vite que je ne le supposais, ils doivent avoir faim; il est temps de nous préparer.

—A quoi? demandai-je tout déferré par le sang-froid imperturbable de mon hôte.

—A chasser les tigres, pardieu!

—Mais je n'ai qu'un machette.

—C'est plus qu'il n'en faut, vous allez voir. Don López se leva, et s'approcha des chevaux qui tremblaient et faisaient des écarts de terreur.

—Tenez, me dit-il en revenant, entourez votre bras gauche avec cette peau de mouton, roulez votre zarapé au bras droit, lorsque le tigre viendra, vous mettrez un genou en terre en avançant le bras gauche pour vous garantir, et au moment où l'animal bondira sur vous, vous l'éventrerez au vol; c'est la chasse la plus divertissante que je connaisse.

—Oui, cela me fait cet effet-là; et l'autre tigre?

—Ne vous en inquiétez pas, je m'en charge.

—C'est égal, murmurai-je à part moi, si jamais on me rattrape à la chasse aux abeilles, je veux bien être pendu, par exemple!

Cependant, il me fallait pour cette fois en prendre mon parti et faire contre fortune bon cœur; je ne voulais pas laisser supposer au digne Mexicain, si naïvement brave, que moi, Français, j'étais capable d'avoir peur; je me roidis, et, l'orgueil aidant, je parvins à faire bonne contenance.

Après avoir de point en point suivi les instructions de mon hôte, j'attendis l'arrivée des tigres, en maudissant intérieurement la chasse aux abeilles, et persuadé que j'allais servir de déjeuner aux bêtes fauves, mais résolu à vendre chèrement ma vie.

Don López, le corps penché en avant, immobile comme une statue, écoutait attentivement les bruits de la forêt.

—Attention, les voilà! s'écria-t-il tout à coup. Au même instant un froissement de broussailles de plus en plus fort se fit entendre, et deux magnifiques jaguars tombèrent en arrêt sur la lisière de la clairière juste en face de nous.

Le corps allongé, la tête furieusement relevée, ils nous examinèrent un instant en battant à coups pressés leurs flancs de leur queue, fixant sur nous leurs yeux qui brillaient comme des escarboucles, et en passant doucement leurs langues sanglantes sur leurs lèvres retroussées.

C'étaient, sans contredit, de nobles animaux, mais j'aurais préféré les savoir autre part que là devant moi; celui surtout qui me faisait face, à cause de la frayeur que j'éprouvai, sans doute, me paraissait avoir des proportions gigantesques.

—Attention! cria Don López.

Au même instant, les tigres bondirent en rugissant.

J'étendis le bras, une haleine acre me suffoqua, une muraille sembla s'écrouler sur ma tête, une pluie chaude m'inonda, et je roulai à terre; je ne voyais rien, je n'entendais rien, seulement je faisais machinalement les plus grands efforts pour me relever: j'y parvins enfin.

Le tigre gisait immobile, mon machette enfoncé tout entier dans son corps; il avait été tué roide; quant à moi, à part quelques contusions, j'étais sain et sauf.

Après m'être assuré que je n'avais même pas une égratignure, le courage commença peu à peu à me revenir, et je regardai autour de moi.

Don López m'avait consciencieusement tenu parole; il avait, lui aussi, tué son tigre.

—Là, me dit-il en rechargeant son fusil, nous enverrons ce soir prendre notre gibier; quant à nous, continuons notre chasse.

—Quelle chasse, demandai-je, à peine remis de l'émotion que j'avais éprouvée?

—Notre chasse aux abeilles donc!

—Ah! c'est vrai, fis-je; nous chassons les abeilles, si nous rentrions à l'hacienda plutôt? hein?

—Y songez-vous? dans une heure nous aurons découvert l'essaim; voyez plutôt.

Et il me montra, en effet, une troupe assez considérable d'abeilles qui volaient au-dessus de nous et traversaient la clairière à tire-d'ailes.

—C'est juste, fis-je en maudissant intérieurement les abeilles et celui qui s'était ingéré de me les faire chasser.

Notre déjeuner, si malencontreusement interrompu par l'arrivée de nos deux fauves convives, ne fut pas continué, je ne me sentais plus le moindre appétit, bien que j'eusse à peine mangé.

Nous repartîmes au galop à travers bois, suivant autant que possible la direction que nous indiquait le vol des abeilles.

—A propos, me dit Don López, vous savez que les ours sont très-friands de miel?

—Ma foi, non, je ne le savais pas, répondis-je, mais qu'est-ce que cela nous fait?

—Pas grand'chose, c'est vrai; seulement je vous avertis, parce qu'il est possible que nous rencontrions un ou deux ours autour de la ruche.

—Comment, m'écriai-je consterné, des ours aussi! Mais c'est un véritable guet-apens, que cette chasse endiablée!

—Bah! qu'est-ce qu'un ours?

—Dame! écoutez donc, vous en parlez bien à votre aise, vous, qui êtes armé jusqu'aux dents; moi, je n'ai que mon machette.

—Eh bien! vous ferez à l'ours comme au tigre, ce n'est pas difficile cela.

—C'est vrai, mais je connais un proverbe qui dit qu'on ne réussit pas deux fois de suite, et vous le savez, les proverbes sont la sagesse des nations.

—C'est juste, malheureusement il est trop tard pour reculer; regardez, reprit-il en me montrant un arbre mort, au pied duquel se trouvait gravement assis sur son train de derrière un gigantesque ours brun.

—Bien, murmurai-je à part moi, à l'autre maintenant; diablesses d'abeilles, que le ciel les confonde!

Heureusement, la rencontre tourna mieux que je ne l'espérais pour moi, et je n'eus pas besoin d'intervenir; Don López, fort adroit tireur, logea une balle dans l'œil droit du pauvre animal qui fut tué roide.

—Maintenant, dit mon hôte, préparons quelques herbes sèches, afin d'endormir les abeilles avant d'abattre l'arbre.

Et il fit un mouvement pour mettre pied à terre; mais au même instant une nuée de flèches s'abattit autour de nous; un horrible cri de guerre résonna comme une fanfare sinistre à nos oreilles, et une douzaine d'Indiens bondirent du milieu des broussailles et se précipitèrent sur nous en brandissant leurs armes.

Cette fois, c'en était trop, la partie n'était plus tenable; j'enfonçai les éperons dans les flancs de mon cheval, et, sans m'occuper de Don López, sans même songer à lui, je partis ventre à terre dans la direction de l'hacienda.

J'entendis plusieurs coups de feu, suivis de hurlements sauvages, puis le galop précipité d'un cheval à mes côtés.

C'était Don López qui me rejoignait, après avoir blessé ou tué deux ou trois Indiens.

—C'est égal, me dit-il tout en galopant, nous savons maintenant où est la ruche; nous irons demain prendre le miel.

—Ah! non, hein, assez, lui répondis-je; c'est charmant, je n'en disconviens pas, la chasse aux abeilles, mais je vous avoue que je la trouve trop accidentée, elle n'a aucune de mes sympathies.

Don López me regarda avec étonnement.

—Cependant, vous vous êtes amusé? me dit-il.

—Epouvantablement, mon ami; mais je suis pour quelque temps guéri de la chasse.

En effet, je tins parole; après cette soi-disant chasse aux abeilles, pendant laquelle j'avais eu consécutivement maille à partir avec un tigre, un ours et des Indiens, sans mettre la main sur la moindre abeille, je renonçai définitivement à poursuivre ce fallacieux animal, et depuis lors, jamais la fantaisie ne m'a repris de lui chercher noise.


LE PASSEUR DE NUIT

I. LE GUIDE.

L'Amérique est un pays étrange: depuis que Christophe Colomb l'a retrouvée par hasard en cherchant une route plus directe pour se rendre aux Indes, les aventuriers de toutes les parties de l'Europe s'y sont donné rendez-vous; les uns conduits par la soif de l'or, d'autres cherchant à reconstituer une position de fortune devenue impossible dans le vieux monde, d'autres dirigés par des motifs moins avouables encore, quelques-uns enfin poussés par le fanatisme religieux et venant demander aux plages américaines cette liberté de conscience qu'ils ne pouvaient plus obtenir chez eux.

Ces hommes partis de tous les points du monde pour venir aboutir au même endroit, ont nécessairement emporté avec eux leurs croyances, leurs préjugés, leurs vices et leurs vertus; aussi de ce singulier amalgame de toutes ces nationalités différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, et dont les instincts et les aptitudes étaient en complète opposition, est-il résulté, le temps et les circonstances aidant, le peuple le plus singulièrement excentrique qu'il soit possible d'imaginer, chez lequel tous les sentiments pour le bien comme pour le mal sont portés à l'extrême, qui est dévoré d'une activité incessante, d'un besoin de locomotion et d'envahissement indicible et qui, par ses vices et ses vertus, échappe entièrement à l'analyse.

Bon, cependant, l'avenir lui réserve une grande et belle mission dès qu'il aura complètement jeté sa gourme et que l'enfant querelleur, mutin et volontaire d'aujourd'hui sera devenu Un homme posé et sérieux.

Bien des gens ont écrit et écrivent encore sur l'Amérique sans la connaître, car qui peut se flatter de connaître un peuple qui lui-même s'ignore et ne se doute ni de sa force ni de sa faiblesse.

Les réflexions que je laisse en ce moment aller au courant de la plume me furent suggérées, il y a longtemps déjà, lors de mon premier séjour en ce pays exceptionnel, à propos d'un fait, car ce ne fut pas même une aventure dont le hasard me rendit témoin malgré moi, et dans lequel il me fit presque acteur à mon insu et contre ma volonté.

L'anecdote que je raconte remonte à vingt et quelques années, j'étais jeune alors, ardent, emporté, me laissant aller à la violence de mon caractère et ne suivant jamais que l'impulsion qui m'était donnée par mon premier mouvement, malgré cette parole si sage d'un célèbre diplomate: Il faut se méfier du premier mouvement, parce que c'est ordinairement le bon.

Or, en l'an de grâce 1838, je voyageais au Mexique; pour quelle raison? le lecteur n'a nul besoin de la savoir, et moi je ne me la rappelle plus; peut-être était-ce par suite de cette inquiétude perpétuelle qui me dévorait et me dévore encore, hélas! et me condamnait comme le Juif de la légende à une incessante locomotion.

Bref, j'étais au Mexique, le hasard m'avait conduit dans le Bajio.

Le Bajio est une contrée étrange; tour à tour desséché et inondé, ce pays en toute saison présente à l'œil du voyageur un aspect singulièrement pittoresque; dans la saison des pluies, alors que le ciel verse à flots ses fécondants orages sur ces plaines, sans rien perdre de sa douce tiédeur, ce bassin privilégié, se change pendant la plus grande partie du jour en un lac coupé çà et là par des collines bleues, des bouquets de verdure et des villes aux maisons blanches, aux coupoles émaillées, où les cimes toujours vertes et feuillues des arbres révèlent au voyageur les capricieux méandres des routes inondées que souvent il ne lui est possible de suivre que dans ces légères pirogues d'écorce de bouleau que les Indiens construisent avec une si admirable habileté et que, dans certaines circonstances, ils transportent sur leurs épaules à des distances considérables. Cependant les gerçures sans nombre produites dans le sol altéré par huit mois de sécheresse (car l'hiver de ces climats privilégiés ne dure que quatre mois) boivent l'eau du ciel, et il ne reste à la surface du sol qu'un limon fécondant, laissé par les eaux fluviales et par les torrents descendus de la Cordillière, limon qui fait pénétrer un suc nouveau dans la terre appauvrie et lui rend en quelques jours sa fertilité première.

Au plus fort de la saison des pluies, je me trouvais à Guanajuato, ville qui, il y a cent ans à peine, n'était encore qu'une misérable bourgade sans importance et à laquelle les gigantesques gisements aurifères de la Valenciana et de Rayas ont, depuis 1741, fait obtenir le titre de Ciudad, et dans laquelle ont afflué ensuite les richesses du Mexique.

Après un séjour assez long dans cette ville, certaines circonstances, que le lecteur connaîtra bientôt, m'obligèrent à faire une excursion dans le Bajio, où jamais je n'avais mis le pied jusqu'alors.

Mes amis essayèrent de me dissuader de tenter une expédition qui, à cette époque surtout, présentait certaines difficultés sérieuses et dans laquelle, assuraient-ils, je devais m'attendre à courir des dangers de plusieurs sortes. Mais je l'ai dit déjà, bon ou mauvais, je suis toujours mon premier mouvement; donc, ma résolution prise, je me mis immédiatement en devoir de l'exécuter à mes risques et périls; j'avais un cheval excellent, compagnon indispensable à tout homme voyageant au Mexique et que (entre parenthèse) j'avais moi-même lacé dans les prairies de l'Apacheria. Mes armes, c'est-à-dire mon rifle américain, ma machette et mon couteau, étaient en bon état; il ne me manquait plus qu'un guide; mais selon ma coutume constante en pareil cas, je m'en rapportais complètement au hasard du soin de me faire rencontrer l'individu dont j'avais besoin, convaincu que le hasard seul pouvait me faire tomber juste; raisonnement un peu paradoxal peut-être, mais dont, maintes fois, l'infaillibilité m'a été prouvée dans le cours de mes pérégrinations à travers le Nouveau-Monde.

En conséquence, le jour choisi par moi comme devant être celui de mon départ, tous mes préparatifs étant faits, je montai à cheval et, quittant la maison dans laquelle j'avais reçu l'hospitalité, je me dirigeai au petit pas vers la plaza Mayor, centre ordinaire de tous les désœuvrés et lieu où naturellement j'avais le plus de chance de rencontrer l'homme inconnu dont j'allais faire mon compagnon de route.

Du reste, cette fois comme toujours, le hasard me fut fidèle: à peine avais-je, tout en fumant ma cigarette, fait trois ou quatre tours sur la place, qu'un cavalier de bonne mine, monté sur un vigoureux cheval, piqua droit vers moi et m'accosta avec cette exquise politesse naturelle aux Mexicains, en retirant de sa main droite son feutre en poil de vigogne, tandis qu'il inclinait la tête jusque sur le cou de sa monture.

—Caballero, me dit-il, vous me paraissez étranger dans cette ville, et de plus assez embarrassé; me serais-je trompé?

—Nullement, señor, répondis-je à mon singulier interlocuteur, je suis, en effet, assez embarrassé, d'autant plus que j'ai l'intention de quitter immédiatement Guanajuato pour me rendre...

Mais réfléchissant que je contais ainsi mes affaires à un inconnu, je m'interrompis tout à coup.

L'autre attendit un instant; mais voyant que je m'obstinais à garder le silence, il sourit et me saluant de nouveau:

—Pardonnez-moi, reprit-il; moi-même, je me prépare à quitter la ville; je me nomme don Blas de Casceres; je suis ranchero, et comme il est fort agréable d'avoir en voyage un bon compagnon avec lequel on puisse causer et rire, en vous voyant jeter autour de vous des regards interrogateurs, ma foi, je me suis approché, dans l'espoir que peut-être, si mon offre vous agréait, vous seriez pour moi le compagnon que je cherche.

Cette explication franche dissipa tous les doutes qui s'étaient élevés dans mon esprit; cependant, par un reste de prudence, je répondis au ranchero:

—Señor don Blas, je vous remercie comme je le dois de l'offre bienveillante qu'il vous plaît de me faire; je crains pourtant de ne pas être maître de l'accepter.

—Ce serait jouer de malheur, señor, reprit-il; et quel motif assez sérieux vous en empêcherait, si vous me permettez de vous adresser cette question?

—Mon Dieu! répondis-je en souriant, par un motif assez plausible, comme vous le reconnaîtrez sans peine, c'est que peut-être nous ne suivons pas la même direction.

—Je n'avais pas réfléchi à cela; cependant, si vous daignez me faire connaître le but de votre voyage, qui sait si nous n'allons pas assez près l'un de l'autre?

—Je ne vois aucun inconvénient à vous apprendre que je me rends dans le Bajio.

—Oh! oh! dans le Bajio! le voyage n'est pas sans danger, en cette saison, pour un étranger.

—C'est ce que l'on m'a dit; malheureusement, de sérieuses raisons m'empêchent de retarder mon départ.

—Je n'ai rien à objecter à cela. Peut-être désireriez-vous visiter les mines de Mellado, de Rayas ou de la Valenciana?

—Je le voudrais, car j'ai entendu raconter sur ces mines des choses qui ont vivement piqué ma curiosité; mais à mon grand regret, je serai forcé de me priver de ce plaisir: je vais dans la partie la plus basse du Bajio, près des prairies mouvantes de la Caldera, à un rancho nommé le rancho d'Arroyo Pardo, assez loin des mines dont vous parlez.

—En effet, répondit don Blas, dont le visage s'était tout à coup rembruni en écoutant ma confidence; il hocha la tête à deux ou trois reprises différentes, regarda autour de lui d'un air de méfiance, et, rapprochant son cheval du mien en se penchant vers moi, il reprit en me parlant presque à l'oreille, d'une voix basse comme un souffle:

—Sans doute, il y aurait indiscrétion à vous demander, caballero, dans quelles intentions vous vous rendez en si grande hâte au rancho d'Arroyo Pardo?

Il y avait, dans la façon dont ces paroles furent prononcées, un tel mélange de crainte, de menace cachée et de douleur, que, malgré moi, je me sentis touché et intéressé. Je répondis donc sans hésiter:

—Je n'ai aucune raison de cacher le but de mon voyage; je vais trouver le propriétaire d'Arroyo Pardo, afin de lui proposer de prendre, en qualité de mayordomo mayor, la direction d'une hacienda qu'un de mes amis a fondée il y a quelques mois sur le territoire de Colima.

Don Blas me lança à la dérobée un regard qui semblait chercher à lire jusqu'au fond de mon cœur; puis, prenant tout à coup sa résolution:

—Marchons, señor, me dit-il, je vais moi-même à quelques milles d'Arroyo Pardo, je vous servirai de guide.

Séduit malgré moi par l'attrait irrésistible que m'offrait cette singulière et mystérieuse rencontre, je fis un signe de consentement et je suivis mon guide improvisé.

Cinq minutes plus tard, nous étions hors de la ville et nous galopions à travers la campagne.


II. LE VOYAGE.

Pendant assez longtemps, nous cheminâmes côte à côte, don Blas et moi, sans échanger un mot. Le Mexicain semblait plongé dans de sérieuses réflexions et ne relevait parfois la tête que pour exciter par ce sifflement particulier aux jinetes mexicains l'allure cependant déjà fort rapide de nos chevaux. Enfin, lorsque la ville eut disparu au loin derrière nous, que les hautes coupoles de ses églises se furent effacées à l'horizon, mon compagnon parut comprendre ce que ce silence prolongé devait avoir d'extraordinaire pour moi, et faisant un effort sur lui-même pour renouer notre entretien si brusquement rompu:

—Pardonnez-moi, caballero, me dit-il avec cordialité, je vous avais promis un joyeux compagnon, et voilà que, malgré moi, je me suis laissé aller à de tristes souvenirs qui ont subitement chassé ma gaieté en rouvrant des blessures mal fermées.

—Je crains, répondis-je d'avoir été la cause innocente de ce changement dans votre humeur.

—Il est vrai, répondit-il franchement, mais il est inutile de vous excuser, je ne saurais vous en vouloir. Hélas! vous le savez, chaque homme a dans sa vie une page qu'il voudrait en arracher. Nous autres, Mexicains, nous sommes les fils du Soleil; la lave de nos volcans circule dans nos veines, nos passions sont terribles.

Il soupira et se tut.

Je respectai son silence, comprenant que cet homme était sous le poids d'une grande douleur, d'un remords peut-être; bien que son front large, son œil noir bien ouvert, la franchise qui se peignait dans sa loyale physionomie et la grâce répandue sur toute sa personne donnassent un éclatant démenti à cette dernière supposition.

Cependant, l'aspect de la campagne avait complètement changé autour de nous. Malgré mes secrètes appréhensions, je ne pouvais me lasser de laisser errer mes yeux sur l'étrange spectacle qui s'offrait à moi.

Jusqu'aux dernières limites de l'horizon, l'eau paraissait être l'objet principal et, pour ainsi dire, la base du paysage qui se déroulait à ma vue; çà et là, de chaque côté de l'étroit sentier dans lequel nous nous étions engagés depuis une heure environ et qui allait toujours se rétrécissant, surgissaient des îlots de verdure; des rizières profondes bordaient la route, et à perte de vue s'étendaient les prairies mouvantes couvertes de cette perfide verdure qui cache des abîmes dans lesquels s'engloutissent en un instant les imprudents qui osent s'y aventurer sans guide.

Cependant, nous avancions toujours avec la même rapidité, le soleil presque au niveau de l'horizon allongeait démesurément l'ombre des ahuehuelts, des gommiers et des huisaches dont les racines puissantes s'enfonçaient sous l'eau, tandis que leur tête orgueilleuse s'élançait à plus de quatre-vingts pieds, abritant sous leur épais feuillage des milliers de cardinaux qui sifflaient à qui mieux mieux, et un nombre incalculable de centzontle, le rossignol américain, dont le chant mélodieux semblait saluer l'heure rafraîchissante du soir; je songeais, avec une inquiétude croissante, que l'eau se rapprochait de plus en plus du sentier sur lequel nous galopions et qu'il arriverait un moment où il nous deviendrait impossible de pousser plus avant; nos chevaux semblaient, avec l'instinct naturel à leur race, partager mes appréhensions, les oreilles couchées en arrière, les naseaux ouverts, le cou allongé, ils respiraient avec force en renâclant et se cabrant presque à chaque pas.

Don Blas ne paraissait attacher aucune importance à ces inquiétants pronostics, le visage froid et sévère, les sourcils froncés, il excitait sans cesse sa monture, semblant éprouver un plaisir étrange à voler au devant du danger terrible qui sans doute nous menaçait; quant à moi, je maudissais intérieurement la folie qui m'avait poussé dans cette malencontreuse aventure, et je jurais, si j'échappais sain et sauf, ce qui n'était pas probable, de ne plus me laisser reprendre à commettre de telles extravagances.

Tout à coup, nous atteignîmes un coude du sentier; là, force nous fut de nous arrêter, l'eau nous barrait le passage. Je jetai autour de moi un regard désespéré que je reportai sur mon compagnon. Il était toujours aussi calmé et aussi indifférent en apparence.

L'endroit où nous nous trouvions, autant que l'émotion que j'éprouvais me permit de m'en assurer aux derniers rayons du soleil, formait une espèce de plateau d'une assez grande largeur, couvert d'arbres touffus sous lesquels s'abritaient une certaine quantité de misérables jacales, et qui, en toute saison, devait être à l'abri des inondations. J'ai dit qu'autour de ce plateau, ou plutôt de cet îlot où aboutissait le sentier que jusqu'à ce moment nous avions suivi, l'eau avait à perte de vue envahi la campagne, formant, à travers les arbres, d'étroits et inextricables canaux, qui fuyaient dans toutes les directions sous les dômes épais de verdure.

Don Blas releva la tête en jetant autour de lui un regard interrogateur.

—Nous approchons, me dit-il.

Je jugeai inutile de répondre à cette assurance.

Il continua.

—Êtes-vous attendu à Arroyo Pardo?

—J'ai, il y a dix jours, expédié un péon au propriétaire, en lui annonçant mon arrivée prochaine.

Il secoua la tête à plusieurs reprises.

—Vous connaissez don Desiderio, le maître du rancho? me demanda-t-il au bout d'un instant.

—Aucunement, répondis-je, mais on m'a parlé de son fils, don Lucio, comme d'un homme entendu, honnête et brave, et c'est avec lui que je compte traiter.

Mon guide soupira profondément.

—C'est bien, me dit-il, à moins que vous ne préfériez passer la nuit dans un de ces misérables jacales, avant deux heures vous serez au rancho.

—Nous ne nous y rendrons pas à cheval, je suppose?

—Non, répondit-il en souriant, nous irons dans une pirogue.

—Ainsi, pendant la nuit, car le soleil ne tardera pas à se coucher?

—Avant une demi-heure il fera nuit.

—Hum! fis-je en hochant la tête.

Il me lança un regard sardonique.

—Si vous avez peur de voyager pendant les ténèbres, reprit-il, nous pouvons ne partir que demain matin.

Je relevai brusquement la tête.

—Comment avez-vous dit cela? répondis-je aussitôt, peur, et pourquoi aurais-je peur, s'il vous plaît?

—Dame! je ne sais pas moi, mais il y a tel homme fort brave à la clarté du soleil qui tremble comme un enfant pendant l'obscurité.

—Je ne suis pas de ceux-là, répondis-je avec un sourire de dédain.

—Oui, oui, fit-il en hochant la tête, vous autres Français, vous vous flattez d'être braves, parce que vous ne croyez plus à rien, il n'en est pas ainsi dans ce pays; vous savez que les canaux sont hantés?

—Hantés! m'écriai-je, au diable les fantômes; si ce sont eux qui vous arrêtent, nous partirons quand vous voudrez.

—Soit, répondit-il sèchement.

Portant alors les doigts de sa main droite à sa bouche, il siffla d'une façon particulière.

Presque aussitôt un homme aux traits hâves, aux membres décharnés et à demi vêtu de mauvaises calzoneras, sortit d'un jacal et s'approcha de nous.

—Vous ici! s'écria-t-il avec une surprise douloureuse, en reconnaissant mon guide. Oh! mi amo, quel projet vous amène dans des parages où vous ne devriez plus reparaître.

—Silence, dit impérieusement don Blas, silence Perico, ce qui est fait est fait; prépare ta pirogue, nous partons.

—Vous partez à cette heure, reprit-il avec une surprise qui se changeait en épouvante, et où allez-vous, au nom de nuestra señora del Carmen? ce n'est pas à Arroyo Pardo au moins?

—Tu te trompes, Perico, répondit froidement don Blas, ce cavalier a affaire à don Desiderio; il veut le voir sans retard, je lui sers de guide.

Le péon se signa à plusieurs reprises.

—Non, murmura-t-il à voix basse, je ne puis faire cela, je ne les conduirai pas au rancho.

—Voyons, que marmottes-tu entre tes dents? s'écria don Blas avec impatience, je veux partir à l'instant, il le faut.

—Mi amo! mi amo! vous savez combien je vous suis dévoué, reprit le péon avec insistance, mais ce que vous me demandez est impossible, j'ai rencontré hier le passeur de nuit dans les canaux, il y aura du sang versé pour sûr.

—Que veut-il dire avec son passeur de nuit? demandai-je.

—C'est une de leurs croyances, répondit avec ironie don Blas, le passeur de nuit est un fantôme qui rôde à l'aventure pendant les ténèbres; sa rencontre présage un malheur.

—Oh! señor forastero (étranger), dit le péon en s'adressant à moi et en joignant les mains avec prière, attendez jusqu'à demain; au lever du soleil nous partirons.

—Je ne demande pas mieux, répondis-je en dissimulant un sourire.

Mais don Blas aperçut sans doute sur mon visage une expression qui ne lui plut pas, car ce fut lui qui s'obstina à partir, et avec une animation qui me parut étrange, il exigea que le départ eût lieu aussitôt.

—Écoutez, mi amo, dit alors le péon, vous l'exigez, je dois vous obéir; mais il arrivera malheur; je ne vous ai pas tout dit encore.

—Qu'as-tu de plus à m'apprendre? s'écria don Blas avec une impatience fébrile.

—Don Estevan Sallazar est mort.

Le Mexicain pâlit, un tremblement convulsif agita tout son corps.

—Il est mort! répéta-t-il, lui, oh! non, c'est impossible.

Le péon secoua tristement la tête.

—Il est mort, vous dis-je, c'est moi-même qui, il y a deux jours, ai retrouvé sa pirogue chavirée dans le canal des ahuehuelts.

—Mais comment cela est-il arrivé?

—Qui saurait le dire? peut-être Matlacueze, la belle fille aux cheveux verts, a-t-elle enroulé ses longues tresses à l'avant de la pirogue pour l'entraîner au fond de l'eau.

Don Blas haussa les épaules.

—Et le corps de don Estevan? demanda-t-il.

—Si le démon des eaux l'a emporté, comment l'aurait-on retrouvé, répondit l'Indien d'un air convaincu.

—Raison de plus pour que j'aille au rancho, reprit le Mexicain; tout est fini, si don Estevan est mort.

Perico n'osa rien répondre à cette raison péremptoire sans doute, et jugeant au ton de don Blas qu'il serait imprudent à lui d'insister davantage, il se décida à obéir tout en murmurant à part lui des interjections entrecoupées au milieu desquelles revenait sans cesse le passeur de nuit.

Quelques minutes plus tard, il nous avertit que la pirogue était prête.

Nous mîmes pied à terre, et après avoir confié les chevaux au péon, qui les installa dans un jacal, nous nous dirigeâmes à grands pas vers l'endroit où nous attendait la pirogue.


III. SUR L'EAU.

La nuit était complète, et les ténèbres épaisses au moment où nous nous embarquâmes.

Le péon, avec cette résolution passive de l'homme qui subit ce qu'il ne saurait empêcher, poussa au large la légère nacelle et saisit ses rames, après, toutefois, avoir fait plusieurs signes de croix et murmuré une inintelligible prière.

Ce n'était pas sans une émotion intérieure que je retrouvais dans ce coin ignoré de l'Amérique ces vieilles croyances de nos pères, acceptées jadis comme articles de foi par tous les peuples; aussi dès que nous commençâmes à voguer dans les canaux où le péon se dirigeait avec une adresse et une sûreté admirables, j'essayai d'amener tout doucement mon compagnon sur ce sujet et de le décider à me conter une de ces fantastiques légendes si naïves; mais tous mes efforts furent inutiles, j'avais trop franchement laissé voir mon incrédulité au Mexicain pour qu'il ne se tint pas sur la réserve par crainte de mes railleries; désespérant d'obtenir le moindre renseignement à ce sujet, et comprenant que je chagrinerais mon guide en insistant davantage, je tournai la question et lui demandai quel était ce don Estevan Sallazar, et pourquoi le péon avait cherché à le dissuader de m'accompagner au rancho.

Ce sujet de conversation ne parut pas être beaucoup plus agréable que le précédent à don Blas; cependant, comme il n'avait aucun motif plausible pour me refuser l'éclaircissement que j'exigeais de lui, il s'exécuta avec une mauvaise grâce évidente et consentit enfin à satisfaire ma curiosité.

C'était une histoire fort simple: don Estevan Sallazar avait une sœur belle comme le sont généralement toutes les Mexicaines. Don Estevan était propriétaire d'un rancho nommé la Noria, situé à quelques milles à peine du rancho d'Arroyo Pardo; par un effet naturel du voisinage, don Estevan et don Lucio, le fils de don Desiderio, s'étaient liés intimement; toujours et partout on les voyait ensemble, on les rencontrait côte à côte dans toutes les tertulias et dans toutes les romerías; doña Dolores, la sœur de don Estevan, qui n'était qu'une enfant à l'époque où avait commencé la liaison des deux jeunes gens, avait grandi et était, avec les années, devenue une admirable jeune fille. Don Lucio n'avait pu la voir sans l'aimer; de son côté, Dolores s'était laissé toucher par le noble caractère du jeune homme, et tous deux s'étaient aimés. Lucio n'avait pas fait mystère à son ami de l'amour qu'il éprouvait pour sa sœur. Estevan avait paru charmé de cet amour qui devait, disait-il, resserrer encore les liens qui les unissaient, et il avait engagé le jeune homme à adresser directement la demande à son père.

Don Lucio avait suivi ce conseil; le señor Sallazar, prévenu par son fils, avait fait un excellent accueil au jeune homme, sa demande avait été agréée et jour avait été pris pour la cérémonie.

Dolores et Lucio étaient au comble de leurs vœux, rien, croyaient-ils, ne devait désormais troubler leur bonheur.

Sur ces entrefaites, une discussion, légère en apparence, mais qui bientôt dégénéra en querelle sérieuse, divisa tout à coup les deux familles; cette discussion, qu'il aurait été très facile de terminer dans le principe, puisqu'il ne s'agissait que de la dot que chacun des pères s'engageait à donner à son enfant, s'envenima si bien, des paroles si dures et si blessantes furent échangées, que tout fut rompu entre les deux familles, et que la haine la plus vive remplaça bientôt l'amitié qui avait jusqu'alors uni les habitants de la Noria à ceux d'Arroyo Pardo. Les deux jeunes gens, dont les plans de bonheur étaient renversés, les projets d'avenir détruits, continuèrent cependant à se voir en cachette, mais en usant des plus grandes précautions, parce que les Sallazar avaient juré devant tous leurs amis que si Lucio osait approcher de leur rancho, ils tireraient sur lui comme sur un daim et le tueraient sans pitié. On savait qu'ils étaient capables de mettre sans hésiter leur menace à exécution.

Don Lucio cependant, malgré les prières de sa mère et les ordres de son père, obéissant, ainsi que cela arrive toujours en semblable circonstance, à la violence de son amour, cherchait constamment à voir Dolores, qui, de son côté, révoltée par l'injustice de ses parents, saisissait toutes les occasions de se rencontrer avec celui qu'elle aimait.

Une catastrophe était imminente. L'imprudence même des deux jeunes gens devait la faire éclater.

Ce fut ce qui arriva.

Un jour que Dolores et Lucio causaient cœur à cœur dans une clairière peu distante de la Noria, se croyant bien certains de ne pas être surpris, un coup de feu retentit, et le jeune homme tomba baigné dans son sang aux pieds de Dolores; au même instant, don Estevan s'élança d'un buisson et courut sur son ancien ami en brandissant comme une massue son fusil au-dessus de sa tête, dans l'intention évidente de l'achever.

La jeune fille, à demi folle de douleur, se jeta au-devant de son frère en le suppliant d'épargner celui qu'elle aimait. Estevan la frappa brutalement et la renversa d'un coup de crosse; mais soudain le blessé se releva, bondit sur son ennemi; celui-ci, saisi à l'improviste, roula sur le sol, complètement à la merci de son adversaire.

Les Mexicains portent continuellement des armes, leur couteau ne les abandonne jamais. Lucio saisit le sien, mais au moment où il se préparait à le plonger dans le cœur de son assassin, une main arrêta son bras.

Il se retourna. Doña Dolores s'était relevée, et chancelante encore du coup qu'elle avait reçu, elle s'était précipitée pour sauver son frère.

Le jeune homme comprit la prière muette de la jeune fille; sans répondre, il abandonna don Estevan, se releva et fit un pas en arrière, en ayant soin toutefois de jeter loin de lui le fusil dont il s'était emparé.

—Remerciez votre sœur, dit-il; sans son intervention providentielle, vous étiez mort, puis jetant quelques gouttes de sang au visage de son ennemi: « Adieu, ajouta-t-il, je ne vous chercherai pas, ne vous placez plus sur mon passage, notre première rencontre sera mortelle! Quant à vous, Dolores, je vous aime et je vous aimerai jusqu'au dernier jour de ma vie! les hommes nous séparent sur terre, Dieu nous unira dans le ciel.

Après ces paroles, le jeune homme s'était éloigné en chancelant et en appuyant fortement la main sur sa blessure afin d'arrêter le sang. Avec des difficultés extrêmes, il était arrivé à demi mort chez son père.

Sa blessure était sérieuse, longtemps il fut en danger; enfin la jeunesse triompha, il se rétablit; alors, cédant aux prières de sa famille, il avait quitté le rancho; depuis on n'avait plus entendu parler de lui, nul ne savait ce qu'il était devenu.

Voilà, en substance, le récit qui me fut fait par don Blas; lorsqu'il l'eut terminé, il laissa tomber avec douleur sa tête sur sa poitrine.

—Mais, lui demandai-je alors, comment se fait-il, señor don Blas, que vous connaissiez aussi bien cette histoire?

Il releva la tête, me regarda un instant avec une expression indéfinissable, et me répondit enfin avec un mélange de tristesse et d'amertume:

—C'est qu'elle m'intéresse plus intimement que vous ne le pouvez supposer.

Je cherchais vainement dans mon esprit l'explication de cette parole, lorsque sortant du milieu des buissons, je vis poindre à une assez courte distance devant nous l'avant d'une pirogue dont la noire silhouette se profilait vaguement dans les ténèbres.

—Veillez à l'avant, Perico, criai-je au péon; voici une embarcation qui nous croise.

Le péon se retourna, poussa une exclamation de terreur et abandonna les rames qu'il n'avait plus la force de manier.

—Jesús! Maria! José! s'écria-t-il en faisant le signe de la croix avec une rapidité convulsive, nous sommes perdus!

Cependant, la pirogue avait laissé arriver en plein sur nous; elle semblait glisser sur l'eau sans le secours d'aucune impulsion humaine, sombre, noire, effilée, elle s'avançait dans le canal morne et silencieuse; debout au milieu, enveloppé dans les plis épais d'un manteau qui dérobait entièrement ses traits, se tenait un homme, la tête tournée vers nous, et dont les yeux brillaient dans l'ombre comme des charbons ardents.

La fantastique embarcation passa à nous ranger.

—Te voilà donc enfin! cria une voix rauque, métallique et menaçante.

Don Blas, au son de cette voix, se dressa comme sous le choc d'une commotion électrique.

—Vive Dios! s'écria-t-il en se précipitant vers le péon, c'est lui! c'est lui! Vire! vire donc, Perico, avant qu'il n'échappe!

Mais le péon, incapable du moindre mouvement, tremblait de tous ses membres et murmurait machinalement d'une voix sourde et brisée par la terreur:

—Vous l'avez vu! vous l'avez vu! mi amo! Malheur! malheur!

—Mais qui donc! au nom de tous les saints, m'écriai-je exaspéré.

Le passeur de nuit t balbutia-t-il en se signant!

Cependant don Blas avait réussi à saisir les avirons et à faire virer la pirogue; mais, réelle ou fantastique, l'embarcation qui nous était apparue si subitement avait aussi soudainement disparu, s'évanouissant dans l'ombre sans laisser de traces.

Le Mexicain demeura un instant comme étourdi de la rapidité de cette scène étrange; mais se redressant tout à coup et lançant vers le ciel un regard de défi:

—Soit! s'écria-t-il d'une voix éclatante: homme ou démon, nous nous verrons face à face!

Un éclat de rire strident et saccadé répondit aussitôt à cette hautaine provocation et nous glaça de terreur; car moi-même, malgré mon vif désir de voir du merveilleux, je me sentais trembler instinctivement.

—En avant! au nom de Dieu! s'écria don Blas, en avant!

Chacun de nous saisit des avirons, et la légère pirogue vola sur la nappe unie du canal.

Cinq minutes plus tard, elle abordait une petite crique au fond de laquelle on apercevait, à une portée de fusil en avant, briller dans la nuit les fenêtres éclairées d'un rancho.

Nous étions à Arroyo Pardo.

A l'instant où l'avant de la pirogue grinçait sur le sable de la plage, une femme s'élança follement au devant de nous, les bras étendus, en s'écriant d'une voix déchirante:

—Fuis! fuis, Lucio!.... fuis! le voilà! le voilà!

Soudain un coup de feu retentit, la femme chancela, mais ne s'arrêta point.

—Fuis, Lucio! dit-elle encore, et elle alla tomber, par la force de l'impulsion de sa course désespérée, dans l'eau où elle disparut en poussant un dernier cri de douleur.

Mon compagnon bondit avec désespoir hors de la pirogue.

—A moi! Lucio! à moi, lui dit un homme qui avait semblé surgir de terre.

—Ah! fit le Mexicain avec un cri de rage, te voilà donc enfin, Estevan!

Les deux hommes se précipitèrent l'un sur l'autre, se saisirent à bras le corps, s'enlacèrent comme deux serpents et commencèrent une lutte affreuse entrecoupée de sourdes exclamations de rage et de fureur.

Perico, à genoux sur le sable, priait. J'avais machinalement saisi mon rifle, et, après avoir jeté dans la pirogue le corps de la pauvre femme que le courant avait conduit à portée de ma main, j'avais sauté sur la rive.

Le coup de feu avait donné l'éveil dans le rancho; on voyait des lumières courir dans la maison, et de sombres silhouettes apparaissaient se rapprochant de nous rapidement. Les deux ennemis, acharnés l'un après l'autre, avaient, sans se lâcher, roulé sur le sol, où ils continuaient à s'entre-déchirer, en cherchant à s'arracher mutuellement la vie.

Inquiet du danger terrible que courait mon compagnon, et poussé je ne sais par quelle inspiration subite, je m'approchai du groupe informe des deux ennemis, et au moment où don Estevan levait son poignard pour le plonger dans la gorge de son adversaire abattu sous lui, je lui cassai la tête d'un coup de pistolet.

Il tomba comme une masse. J'aidai don Blas ou plutôt don Lucio,—car ainsi se nommait mon compagnon,—à se relever; il n'avait reçu que de légères blessures.

Quant à don Estevan, qui s'était fait passer pour mort afin d'attirer son ennemi à sa portée ... cette fois, il était bien réellement tué et ne devait plus revenir....

Une heure plus tard, la pirogue repartait d'Arroyo Pardo, conduite par Perico à peine remis de sa terreur, et emmenant, outre don Lucio et moi, doña Dolores, grièvement blessée, il est vrai, mais dont la blessure faite par son frère n'était pas mortelle, grâce à Dieu.

Don Lucio et sa femme, fixés depuis longtemps sur le territoire de Colima, dans une hacienda appartenante un Français, ont oublié au milieu d'une famille charmante et des joies du présent les malheurs de leur première jeunesse; ils sont heureux autant que la condition faite à l'homme par Dieu lui permet de l'être sur cette terre.

Parmi les nombreuses connaissances laissées par moi en Amérique, je suis certain de compter au moins un ami: don Lucio; peu de gens peuvent en dire autant.

Ce simple récit n'a qu'un mérite, celui d'être d'une rigoureuse exactitude; malheureusement, en passant par notre bouche, il aura sans doute perdu beaucoup de sa naïveté première, ce dont nous demandons humblement pardon au lecteur.


LA TOUR DES HIBOUX

HISTOIRE DE VOLEURS

«C'est à votre tour, capitaine,—me dit alors de Saulcy, en vidant d'un seul trait le verre de chambertin que depuis quelques secondes il tenait à la main, et que le dénouement imprévu de la précédente histoire lui avait presque fait oublier.

«Messieurs,—répondis-je en cherchant tant bien que mal à parer la botte qui m'était portée,—je ne sais réellement quoi vous dire: mon existence s'est toujours écoulée si calme et si tranquille, que, dans toute ma vie passée, je ne vois pas un fait qui soit digne de vous être rapporté.»

Comme je m'y attendais, ces paroles furent accueillies par une protestation énergique de tous les convives, plus ou moins échauffés par les nombreuses libations d'un festin qui durait déjà depuis plus de six heures. Ce fut en vain que je cherchai à faire agréer mes excuses au milieu du brouhaha des interpellations et des reproches qui pleuvaient sur moi de toutes parts; enfin, désespérant de sortir vainqueur de cette lutte où la force des poumons était loin d'être de mon côté, je pris le parti d'y mettre fin en souscrivant aux vœux de l'honorable compagnie.

Dès que j'eus fait connaître ma résolution, le silence se rétablit comme par enchantement, les verres se remplirent, les têtes se tournèrent de mon côté, les regards se fixèrent sur moi, et je commençai mon récit avec la conviction flatteuse que l'on m'écoutait, sinon avec intérêt, du moins avec attention.

«Messieurs,—dis-je après avoir allumé une cigarette et m'être adossé nonchalamment sur le dossier de ma chaise,—vers la fin de 18.., des affaires assez importantes m'appelèrent en Espagne et me forcèrent à un séjour de près d'une année en Andalousie.

«A cette époque, j'avais à peine vingt-trois ans. Au lieu de me confiner dans Cadix, dont les rues sont étroites et sales, je louai un joli mirador à Puerto Real, ville coquette, aux blanches maisons percées d'un nombre infini de fenêtres, derrière les jalousies desquelles on est certain, à toute heure du jour, de voir étinceler des yeux noirs et sourire des lèvres roses.

«Aussi, le temps passait-il pour moi le plus agréablement du monde.

«Négligeant mes affaires un peu plus que je ne l'aurais dû, j'avais fait de fort gentilles connaissances, créé de charmantes relations; en un mot, je ne songeais qu'à me divertir.

«Pourtant, deux ou trois fois par semaine, prenant, comme l'on dit vulgairement, mon courage à deux mains, je m'arrachais, quoique à regret, de ma délicieuse retraite, et, monté sur un magnifique genet, je franchissais au galop les trois lieues qui séparent Puerto Real de Cadix, et je m'informais de l'état de mes affaires, bien plus dans le but de savoir combien de temps encore il me serait permis de jouir de la vie délicieuse que je m'étais organisée, que par respect pour les graves intérêts qui m'étaient confiés.

«Que voulez-vous, messieurs! je ne comprenais encore de la vie que le plaisir.

«L'on parlait beaucoup, à cette époque, d'un certain José Maria, qui avait longtemps écume les grandes routes de l'Espagne comme chef de salteadores, et qui, après avoir fait sa paix avec le gouvernement, s'était retiré à Cadix, sa patrie, pour y jouir tranquillement et honorablement du produit de ses rapines passées.

«On racontait de cet ex-bandit des traits d'une audace inouïe, qui avaient éveillé en moi une vive curiosité et le plus grand désir de me trouver en face de lui.

«Un matin, je reçus une lettre d'un de mes compagnons de plaisir, nommé don Torribio Quesada, qui m'annonçait que, le soir même, à Cadix, le fameux José Maria devait dîner avec lui, et m'engageait à ne pas manquer l'occasion qu'il m'offrait de le voir et de l'entretenir à mon aise en venant partager le repas auquel il avait invité l'ancien salteador.

«Bondissant de joie à cette nouvelle inattendue, je fis immédiatement seller mon cheval, et je m'élançai à toute bride sur la route de Cadix, contremandant tous les ordres que j'avais donnés à mon domestique pour les divertissements de ce jour.

«Deux heures plus tard, j'étais confortablement installé dans le salon de don Torribio.

«José Maria fut exact au rendez-vous.

«C'était bien l'homme que je m'étais figuré, il était bien tel que mon imagination exaltée s'était plu à me le représenter, et les quelques heures que je passai en sa compagnie s'écoulèrent pour moi avec la rapidité d'un songe, tant je fus vivement impressionné en l'écoutant raconter, de sa voix grave et vibrante, avec ce laisser-aller et cette franchise de l'homme supérieur, les émouvantes péripéties de sa vie aventureuse.

«Enfin, il fallut se séparer; José Maria nous quitta après avoir bu un dernier verre de valde peñas et nous avoir amicalement serré la main.

«Lorsque je me trouvai seul avec don Torribio, celui-ci m'engagea à passer la nuit chez lui, car il commençait à se faire tard et j'étais à trois lieues de Puerto Real.

«Le dîner avait été copieux, et un nombre considérable de bouteilles vides, rangées plus ou moins symétriquement sur la table, prouvait surabondamment que la soirée ne s'était pas écoulée avec une sobriété exemplaire. Je me sentais la tête lourde, j'avais beaucoup fumé, et sans être ivre, j'avais cependant dépassé de fort loin les limites d'une honnête gaieté, et mon esprit, naturellement rétif et entêté, se ressentait de cette petite débauche; si bien que je demeurai sourd à toutes les observations de mon ami, et quoiqu'il me pressât fortement de rester auprès de lui en m'objectant l'heure avancée, la longueur du chemin et le peu de sécurité des routes, je m'obstinai à partir.

«Don Torribio, voyant que ses remontrances étaient inutiles et que rien ne pouvait me convaincre, ne s'opposa pas davantage à ma résolution, nous bûmes un dernier coup d'aguardiente; puis, après nous être embrassés, je sautai sur mon cheval, qui piaffait avec impatience devant la porte de la maison, et, m'enveloppant avec soin dans mon manteau, je piquai des deux et partis.

«La nuit était sombre, de gros nuages noirs, chargés d'électricité, roulaient lourdement dans l'espace, l'atmosphère était chaude et pesante, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber; par intervalles, on entendait les sourds grondements d'un tonnerre lointain, précédés d'éclairs dont l'éclat aveuglait mon cheval et le faisait se cabrer de terreur.

«J'avançais péniblement sur la route solitaire, la tête pleine des lugubres histoires que pendant toute la soirée José Maria n'avait cessé de raconter, et mes regards erraient autour de moi avec inquiétude, cherchant à percer l'obscurité et à me prémunir contre les embûches qui pouvaient m'être tendues par les nombreux caballeros de la Noche qui, à cette époque, pullulaient sur tous les grands chemins de l'Andalousie.

«J'étais armé, et, malgré mes appréhensions, j'avais trop souvent parcouru la distance qui sépare Cadix de Puerto Real, pour ne pas savoir à peu près à quoi m'en tenir sur ce que j'avais à craindre; mais cette nuit-là, la tête farcie d'un tas d'histoires lamentables, je me sentais en proie à une terreur inusitée: de quoi avais-je peur? Je l'ignore, ou plutôt, pour être franc, j'avais peur de tout.

«Cependant, le temps était devenu détestable.

«Le ciel s'était changé en une immense nappe de feu, des éclairs incessants répandaient une lueur livide et fantastique, la pluie tombait à torrents, enfin l'orage qui menaçait depuis longtemps déjà, éclatait avec fureur.

«Mon cheval buttait et trébuchait à chaque pas au milieu de ce bouleversement général de la nature, et j'étais obligé de le surveiller avec le plus grand soin, pour éviter d'être renversé dans la boue.

«J'étais littéralement traversé par la pluie et je maudissais mon entêtement, qui m'avait fait refuser l'offre obligeante de don Torribio, pour venir patauger ainsi au milieu de la nuit dans des sentiers perdus, au risque de me rompre vingt fois le cou; enfin je ne savais plus à quel saint me vouer, lorsque je me souvins d'une vieille masure dont je ne devais pas être bien éloigné en ce moment et qui pouvait provisoirement m'offrir un abri contre la tempête.

«Je m'orientai le mieux qu'il me fut possible dans les ténèbres qui m'entouraient, et je parvins, au bout de quelques instants, à gagner ce toit hospitalier.

«C'était une vieille tour, reste de quelque manoir féodal que le temps avait peu à peu miné et fait disparaître; elle était abandonnée, tombait presque en ruine et servait de retraite aux oiseaux de nuit. Les gens du pays la nommaient, et la nomment sans doute encore, la tour des hiboux, nom qu'elle méritait à tous égards.

«Je mis pied à terre, et passant la bride à mon bras, j'entrai, suivi de mon cheval, dans une grande salle dont l'aspect avait quelque chose de lugubre et de sinistre qui me saisit malgré moi.

«L'on racontait sur cet endroit des histoires étranges qui, je ne sais par quelle fatalité, se retracèrent tout à coup à mon imagination malade avec une vivacité et une force qui firent courir un frisson dans tous mes membres, et ce ne fut qu'avec une certaine inquiétude que je jetai un regard circulaire sur ces lieux qui devaient, pour plusieurs heures peut-être, me servir de domicile.

«Comme je vous l'ai dit, messieurs, je me trouvais dans une vaste salle comprenant toute la largeur de la tour; elle était percée d'étroites fenêtres, veuves depuis longtemps de contrevents, et par lesquelles l'eau, chassée par le vent, entrait en tourbillonnant. Dans le fond, un escalier délabré s'élevait en spirale conduisant aux étages supérieurs; dans un coin, un monceau de débris de toute espèce montait jusqu'au plafond voûté et ne semblait pas avoir été remué ou touché depuis au moins un siècle.

«Mais ce qui m'effraya réellement, ce fut de voir flamber au milieu de la salle un feu de broussailles et de bois mort.

«Quels étaient les hôtes de cette demeure?... où étaient-ils?... Ne voulant pas m'aventurer en étourdi dans ce coupe-gorge, je revins sur la route et regardai attentivement de tous les côtés, mais la nuit était trop obscure pour qu'il me fût possible de rien découvrir; vainement je prêtai l'oreille, j'entendis seulement les sifflements furieux du vent auxquels nul bruit humain ne venait se mêler.

«Un peu rassuré par ce silence et cette solitude, je me déterminai à faire le tour de la vieille forteresse; mes recherches furent sans résultat, seulement je découvris une espèce de hangar sous lequel j'installai mon cheval.

«Puis convaincu que, pour le moment du moins, j'étais le seul habitant de la tour, et que par conséquent je n'avais rien à redouter, je rentrai dans la salle; pourtant, ne voulant pas être pris a l'improviste, je résolus de ne pas m'y arrêter et de monter à l'étage supérieur, ce que j'exécutai immédiatement.

«Autant que je pus en juger au milieu des ténèbres épaisses dans lesquelles j'étais plongé, cette salle ressemblait complètement à celle que j'avais quittée: même délabrement, même monceau d'ordures et même escalier montant à un étage supérieur.

«Pour ne pas être surpris sans défense, je visitai avec soin les amorces de mes pistolets; puis, m'enveloppant de mon manteau et recommandant mon âme à Dieu, je me couchai auprès de l'escalier afin d'être prêt à tout événement et avec la résolution de rester éveillé; mais; la fatigue et le vin aidant, je sentis mes yeux se fermer malgré moi; mes idées peu à peu s'obscurcirent, et j'allais me laisser aller au sommeil, lorsque tout à coup un bruit de pas résonnant à mon oreille me tira subitement de ma torpeur et me rendit à moi-même.

«Une dizaine de personnes venaient d'entrer dans la tour.

«De l'endroit où j'étais couché, en avançant légèrement la tête, il me fut possible de les apercevoir sans être vu.

«C'étaient des hommes au teint hâlé, au visage sombre, aux membres robustes, vêtus pour la plupart du pur costume andalou si riche et si coquet. Ils étaient armés jusqu'aux dents.

«Ils s'étaient assis autour du feu, dans lequel ils avaient mis deux ou trois brassées de bois, et causaient entre eux avec vivacité, tout en jetant par intervalle des regards de convoitise sur deux larges coffres qu'ils avaient déposés dans un coin.

«Les premiers mots que j'entendis ne me permirent pas de conserver le moindre doute sur leur profession.

«C'étaient des salteadores, autrement dit voleurs de grands chemins, et ils appartenaient à la cuadrilla (troupe) du Niño (jeune homme), célèbre chef de bande qui avait succédé à José Maria, et dont le nom était devenu la terreur de toute l'Andalousie.

«Leurs gestes étaient animés; parfois ils portaient la main sur leurs armes. Je crus comprendre qu'ils ne s'entendaient pas sur le partage du butin contenu dans les malles; la dispute finit par s'échauffer à un tel point que je vis le moment où ces misérables allaient s'égorger entre eux: ils s'étaient levés en tumulte, les couteaux étaient tirés, ils se mesuraient du regard avec colère, tout à coup leur chef parut.

«El Niño était à cette époque un homme d'une quarantaine d'années, d'une taille élevée et fortement charpentée; ses épaules larges et ses bras musculeux dénotaient une vigueur peu commune; ses traits étaient durs et son regard farouche; les reflets fantastiques du feu, qui se jouaient sur son visage, donnaient à sa physionomie un caractère rendu plus étrange encore par le sourire ironique qui plissait ses lèvres épaisses et charnues.

«Encore des querelles, des disputes,» dit-il d'une voix brève et accentuée, «Caray! ne pouvez-vous vivre en bonne intelligence comme cela se doit entre honnêtes bandits?»

«Un des brigands hasarda une justification que le Niño interrompit aussitôt.

«Silence, fit-il, je ne veux rien entendre!... Vive Dieu! vous êtes là à vous goberger tranquillement autour du feu comme des moines idiots, sans plus songer à notre sûreté commune que si nous étions seuls dans l'univers!... Heureusement que j'ai toujours l'œil au guet, moi!... Où est passé l'homme auquel appartient le cheval que j'ai trouvé sous le hangar?»

«A cette parole, un frémissement involontaire s'empara de moi, et je réfléchis avec terreur à l'atroce position dans laquelle le hasard et mon mauvais destin m'avaient placé. En effet, cette position était des plus critiques, je me trouvais littéralement dans une souricière: nul moyen n'était en mon pouvoir pour m'échapper de ce coupe-gorge, et je recommandai tout bas mon âme à Dieu, tout en me promettant de vendre ma vie le plus cher possible à ces bandits, dont je connaissais trop bien la férocité pour conserver le moindre doute sur le sort qu'ils me réservaient si je tombais entre leurs mains.

«Cependant les salteadores, étourdis par le discours de leur chef, avaient saisi avec empressement leurs tromblons et leurs carabines.

«Nous ne savons où peut être l'homme dont vous parlez, dit un de ces brigands; à notre arrivée ici, la tour était déserte.

«—Possible, répondit le Niño; en tout cas, deux d'entre vous vont battre les abords de cette bicoque; peut-être est-il caché dans les environs.»

«Deux hommes sortirent, et le capitaine commença à se promener de long en large dans la salle en attendant leur retour.

«Au bout d'un instant ils revinrent.

«Eh bien! demanda-t-il.

«—Rien, répondirent les deux bandits; le cheval est toujours sous le hangar, mais du cavalier, nulle trace.

«—Hum! fit le capitaine. »

«Et il reprit sa promenade.

«Un silence de mort régnait dans cette salle, un instant auparavant si bruyante.

«Je respirai avec force, présumant que tout danger immédiat était passé pour moi. Je me trompais.

«Au bout d'un instant, le capitaine s'arrêta.

«A-t-on visité l'intérieur de la tour? demanda-t-il.

«Non, répondirent les bandits; à quoi bon? aucun homme n'aurait été assez abandonné de Dieu pour venir ainsi, de gaieté de cœur, se jeter dans la gueule du loup.

«Qui sait? murmura le capitaine en hochant la tête, peut-être que l'homme que nous cherchons était ici avant vous, et que, en vous entendant venir, ne sachant à qui il allait avoir affaire, et voyant sa retraite coupée, il est monté dans les étages supérieurs. Visitons-les toujours; dans notre métier, deux précautions valent mieux qu'une.»

«Et, suivi de ses hommes, le Niño se dirigea vers l'escalier.

«Je montai immédiatement au second étage. Je ne tardai pas à entendre le bruit que faisaient les salteadores en fouillant et en furetant dans tous les coins.

«Rien! fit la voix du capitaine; voyons plus haut.»

«La tour n'avait que deux étages et se terminait par une plate-forme sur laquelle j'arrivai haletant et en proie à la plus profonde terreur.

«Je me voyais perdu, perdu sans ressources; nul secours humain ne pouvait me venir en aide; je courais çà et là, je tournais comme une bête fauve autour de cette plate-forme maudite au bas de laquelle se trouvait un précipice de plus de cent pieds.

«Mes dents claquaient à se briser, une sueur froide inondait mon visage, et un tremblement convulsif s'était emparé de tout mon corps.

«J'entendais dans l'escalier les pas des bandits, lancés comme des limiers à ma poursuite, et je calculais en frémissant combien de secondes me restaient encore.

«Enfin, rendu fou par l'épouvante, je résolus de me précipiter, plutôt que de tomber vivant entre les mains de ces scélérats qui, je le savais, avaient la coutume de faire souffrir d'effroyables tortures à leurs victimes, afin d'en tirer de riches rançons.

«Machinalement, avant que d'accomplir cet acte désespéré, je penchai la tête au dehors, sans doute pour mesurer l'abîme au fond duquel j'allais me briser.

«J'aperçus alors, à environ deux pieds au-dessous de moi, une barre de fer de trois pieds de long à peu près, grosse d'un pouce et demi, qui, scellée dans la muraille de la tour, s'avançait horizontalement dans l'espace en forme d'arc-boutant. A quoi avait pu jadis servir cette barre de fer? c'est ce dont je ne m'occupai guère en ce moment. Une idée subite m'avait traversé l'esprit et rendu l'espoir d'échapper aux assassins qui me poursuivaient et étaient sur le point de m'atteindre.

«Le temps pressait, je n'avais pas une minute à perdre; aussi, sans réfléchir davantage, j'enjambai le rebord de la plate-forme, et, saisissant à deux mains la barre de fer, je laissai mon corps pendre dans l'espace et j'attendis.

«J'avais à peine pris cette position que les bandits débouchèrent en tumulte sur la plate-forme; qu'ils se mirent à parcourir dans tous les sens.

«L'orage durait toujours, la pluie tombait à torrents, le vent soufflait avec force, et par intervalles d'éblouissants éclairs déchiraient la nue.

«Vous voyez, capitaine, il n'y a personne! s'écrièrent les salteadores.

«—C'est vrai, répondit le capitaine avec dépit.

«—Allons, descendons, du diable s'il fait bon ici, dit un des voleurs.

«—Descendons,» reprit le chef.

«Un soupir de soulagement s'exhala de ma poitrine oppressée à cette parole qui me prouva que les brigands, convaincus de l'inutilité de leurs recherches, se retiraient enfin.

«J'étais sauvé!...

«Du plus profond de mon cœur je remerciai Dieu du secours imprévu qu'il m'avait donné dans ma détresse, et je me préparai à remonter sur la tour.

«La position dans laquelle j'étais n'avait rien d'agréable, et à présent que le danger était passé, j'éprouvais une fatigue inouïe aux poignets et aux bras, et je ne sais si c'était illusion ou réalité, mais il me semblait que la barre de fer à laquelle j'étais suspendu, trop faible pour supporter longtemps le poids de mon corps et sans doute minée par la rouille, pliait et se courbait lentement, s'inclinant imperceptiblement vers l'abîme.

«Je devais donc me hâter.

«Le silence le plus complet régnait au sommet de la tour.

«Combinant les efforts que j'avais à faire, je levai la tête pour calculer la distance qui me séparait du faîte de la muraille.

«Le capitaine, nonchalamment appuyé sur le rebord de la plate-forme, fixait sur moi ses yeux fauves, et me regardait en souriant avec ironie.

«Ah! ha! fit-il.

«—Démon!» m'écriai-je avec rage.

«Sans me répondre, le Niño se pencha au dehors pour me saisir.

«Lâchant d'une main la barre qui me soutenait dans l'espace, je pris un des pistolets que j'avais mis tout armés à ma ceinture....

«Tu ne m'échapperas pas, compagnon, dit le bandit en ricanant.

«—Oh! je te tuerai!» murmurai-je en l'ajustant avec mon pistolet.

«En ce moment je sentis la barre qui se courbait, ma main glissa, je laissai échapper mon arme, et, par un effort suprême, je parvins à me cramponner des deux mains à cette barre maudite, qui pliait, pliait toujours.

«Oh! m'écriai-je avec désespoir, tout plutôt qu'une telle mort!»

«Et, me roidissant avec une force surhumaine, je m'élançai pour atteindre le faîte de la muraille.

«Non! dit le capitaine avec un rire aigre et strident, tu mourras là comme un chien!»

«Et il me repoussa au dehors.

«Il se passa alors en moi quelque chose d'épouvantable; j'eus un moment d'angoisse terrible. La barre, devenue trop verticale, ne put me soutenir plus longtemps; malgré mes efforts frénétiques et désespérés, je sentis mes doigts crispés glisser lentement le long du fer, j'entendis un rire infernal, poussé sans doute par le bandit qui jouissait de mon supplice; alors, perdant tout espoir, je fermai les yeux pour ne pas voir le gouffre affreux dans lequel j'allais être précipité, et...

«—Et?... s'écrièrent tous mes auditeurs, intéressés au dernier point, et ne comprenant pas pourquoi je m'arrêtais.

«—Et je m'éveillai, messieurs, continuai-je, car tout ceci n'était qu'un rêve. Échauffé par mes nombreuses libations du soir, je m'étais endormi en sortant de Cadix, et la tête pleine d'histoires de voleurs, j'avais rêvé tout ce que je viens de vous raconter, tandis que non cheval, qui, heureusement pour moi, ne dormait pas et connaissait son chemin sur le bout du doigt, m'avait tout doucement conduit jusqu'à ma maison, à la porte de laquelle il s'était arrêté, ce qui m'avait réveillé en sursaut, et, grâce à Dieu, débarrassé de l'épouvantable cauchemar qui me tourmentait depuis plus de deux heures.»


LA CRÉATION

D'APRÈS LES INDIENS TÉHUELS

Il y a environ un an j'assistai à la Naca, c'est-à-dire la fête de la coupe des cheveux, dans le principal village du Grand-Lièvre; cette cérémonie, l'une des plus anciennes et des plus révérées des Indiens Téhuels, qui se prétendent descendus des Incas, se célèbre tous les ans vers la moitié du mois de janvier, qu'ils nomment ouwikari-oni, mois de valeur.

Le jour désigné pour la cérémonie, à l'endit-ha[1], les guerriers se rassemblèrent devant la hutte de la prière, tenant sur leurs bras les papous[2] âgés d'un an révolu, et restèrent plongés dans un profond recueillement jusqu'au moment où le soleil se leva radieux à l'horizon.

Alors les conques, les fifres, les chichikoués, en un mot, tous les instruments de musique indiens commencèrent à la fois un affreux charivari destiné à saluer l'apparition de l'astre du jour.

Le sayotkatta[3], vieillard vénérable, courbé par l'âge et les infirmités, sortit de la case, bénit les assistants, et se plaça debout devant la porte entre le totem et le calumet.

Le totem, ou kekeffiium, est la marque distinctive de chaque tribu, leur signe de ralliement et leur étendard lorsqu'elles sont en guerre.

Le totem représente l'animal emblème de la tribu, chacune ayant le sien propre.

C'est un long bâton avec des plumes de couleurs variées, attachées perpendiculairement de haut en bas; il est porté par le chef de la tribu.

Le calumet est une pipe dont le tuyau est long de quatre, de six, et même souvent de huit pieds; parfois il est rond, mais le plus souvent plat. Il est orné de chevelures humaines, d'animaux peints et de plumes d'oiseau et de porc-épic. Le fourneau du calumet est en marbre rouge ou blanc.

Comme c'est un instrument sacré, il ne doit jamais toucher la terre; aussi est-il, quand on ne s'en sert pas, placé sur deux bâtons fichés en terre dont les extrémités sont en forme de fourche.

L'on charge ordinairement de porter le calumet un guerrier renommé que des blessures graves empêchent de faire la guerre; sa personne est inviolable comme celle des anciens hérauts d'armes.

Le grand prêtre prit l'un après l'autre les enfants dans ses bras, s'inclina devant le totem et le calumet comme s'il les mettait sous la protection de ces deux symboles; puis, avec son couteau à scalper, il coupa à chacune de ces innocentes créatures une petite mèche de cheveux sur laquelle il prononça certaines paroles, et qu'il brûla immédiatement à la flamme d'un réchaud tenu par un prêtre d'un rang inférieur, dont il était suivi.

Puis chaque enfant reçut un nom approprié à quelque circonstance particulière qui lui arriva ce jour-là.

Ainsi l'histoire du Pérou rapporte que le septième Inca fut appelé Yaguar-Huacar, pleureur de sang, parce que, au moment de la cérémonie, l'on vit des gouttes de sang découler de ses yeux, et Huascar, le quatorzième Inca, fut ainsi nommé parce que les ulmenes[4], lui firent présent d'une chaîne d'or appelée huasca.

Dès que les noms furent donnés, le sayotkatta se tourna vers la natte de feu[5], fit une courte prière à laquelle se joignirent les guerriers, puis il rentra dans la hutte de la prière, et les danses commencèrent accompagnées de copieuses libations de chicha[6] conservée pour cette occasion.

Au coucher du soleil, tous les enfants furent portés dans la hutte de la prière, où ils devaient passer la nuit; le sayotkatta sortit de sa poitrine un de ces colliers de coquillages entremêlés de perles qui servent de livres aux Indiens et forment les archives de la nation. Il s'accroupit sur le seuil de la cabane et les guerriers se groupèrent en silence autour de lui pour écouter les instructions qu'il se préparait à leur donner.

Les simples paroles de ce vieillard, prononcées d'un accent onctueux, doux et persuasif, en face de cette nature puissante, majestueuse et grandiose, pour ces hommes à l'organisation de feu, au cœur droit et aux instincts bons et crédules, que la civilisation n'a pas encore flétris de son souffle empoisonné, produisirent sur moi un effet qu'il m'est aujourd'hui encore impossible de m'expliquer, et me causèrent une sensation étrange, mêlée de plaisir et de peine dont je ne pus me rendre compte, mais qui, malgré moi, mouilla mes yeux et me rendit heureux pendant quelques minutes.

«Au commencement des âges, dit le sayotkatta en faisant filer entre ses doigts les grains du collier, le monde n'existait pas; Guatèchù[7] planait seul sur l'immensité, jetant parfois un regard de mépris sur six hommes rebelles, génies déchus, rejetés par lui de l'Eskennane[8], et qui, ballotés au gré des vent, vaguaient sans but sur les nuages.

«Ces hommes étaient tristes, car ils comprenaient qu'abandonnés par Guatèchù, leur race ne tarderait pas à disparaître.

Un jour que, plus sombres et plus abattus que de coutume, ils se trouvaient réunis sur une nuée, suivant d'un œil mélancolique le vol audacieux des oiseaux vers les régions éthérées, Maboya[9], le tokki[10] des génies rebelles, parut tout à coup devant eux.

«—Pourquoi désespérer, leur dit-il, hommes au cœur de gazelle? votre sort est dans vos mains; reprenez courage, je viens à votre secours, et, si vous voulez suivre mon conseil, non-seulement votre race ne s'éteindra pas, mais encore elle deviendra plus puissante que Guatèchù lui-même.

«A ces paroles de l'esprit du mal, les hommes sentirent l'espérance renaître dans leur cœur, et ils le pressèrent de s'expliquer.

«Maboya sourit de son rire nerveux et caustique, qui fige de terreur la moelle dans les os, et continua ainsi:

«Guatèchù possède dans l'Eskennane une créature dont les yeux brillent comme des étoiles, et dont le corps est plus beau qu'un rayon de soleil glissant sur les nuages; cette créature, appelée femme, est destinée à perpétuer votre race; Guatèchù le sait aussi, il la surveille avec le plus grand soin, car il se repent de vous avoir créés, et il veut que vous disparaissiez du nombre des êtres.

«Que l'un de vous, le plus beau, le plus adroit et le plus entreprenant s'introduise dans l'Eskennane et séduise la femme, alors vous serez sauvés. J'ai dit.»

«Les hommes, demeurés seuls, sentirent fermenter en eux les conseils pernicieux du démon; ils réfléchirent pendant de longues heures à ce qu'ils venaient d'entendre, et résolurent enfin de charger le Petit-Loup de la mission difficile de séduire la femme.

«Ils commencèrent alors à entasser les nuées les unes sur les autres, afin d'escalader le ciel.

«Mais Guatèchù riait de leurs vains efforts, et, de son souffle puissant, les rejetait dans l'abîme chaque fois qu'ils se croyaient près d'atteindre leur but.

«Qui peut dire combien de lunes dura cette lutte insensée des hommes contre Dieu, et combien de siècles elle aurait duré encore, si les oiseaux du ciel, émus de compassion, n'avaient résolu d'y mettre un terme.

«Ils se réunirent en une troupe innombrable, et, sur leurs ailes étendues, ils enlevèrent le Petit-Loup dans l'Eskennane.

«Une fois dans ce lieu de délices, l'homme, ému malgré lui par la majesté divine qui éclatait de toutes parts à ses yeux, tomba à deux genoux et resta en adoration pendant la nuit entière.

«Au lever du soleil, il se releva, le cœur raffermi par la prière, et résolu à tout entreprendre pour sauver sa race.

«Devant lui s'élevait la hutte habitée par la femme.

«Le Petit-Loup réfléchit que, probablement, elle ne tarderait pas à sortir pour remplir à une source peu éloignée la cruche destinée à ses ablutions du matin; alors il se cacha derrière le tronc d'un gigantesque nopal, et, l'œil fixé sur la hutte, le cœur rempli de crainte et d'espoir, il attendit.

«Au bout de deux heures, la femme sortit, portant une cruche sur son épaule et se dirigeant vers la source, l'air rêveur et le pas incertain.

«Le Petit-Loup la laissa s'approcher jusqu'à une faible distance de l'endroit où il se cachait, et alors, paraissant tout à coup devant elle, il se jeta à ses pieds en implorant son amour.

«La femme, effrayée à cette apparition subite d'un être inconnu, recula en poussant un grand cri, et voulut prendre la fuite.

«Mais le Petit-Loup la retint par sa robe de bison, et lui parla d'une voix si douce et si persuasive, que la femme, émue malgré elle, finit par l'écouter en souriant.

«Cependant, quelque pressantes que fussent les prières de l'homme, la femme ne voulait pas consentir à le suivre, et le Petit-Loup désespérait de vaincre sa résistance, lorsqu'il se souvint d'une petite boîte en écorce de chêne-liège pleine de graisse d'ours gris qu'il portait sur lui.

«A la vue de la graisse d'ours gris, la chose la plus précieuse qui existe, la femme ne se sentit pas le courage de résister plus longtemps. Honteuse et heureuse à la fois de sa défaite, elle cacha son visage dans le sein de l'homme, et pleura en se donnant à lui pour toujours.

«A cet instant, la voix terrible de Guatèchù résonna comme un tonnerre lointain dans l'Eskennane.

«Les deux amants, effrayés de l'énormité de leur faute, se cachèrent, éperdus, croyant pouvoir échapper au regard puissant du grand être.

«Mais il ne tarda pas à les découvrir; à l'aspect des coupables, un sourire d'une tristesse infinie obscurcit la face du Créateur; deux larmes jaillirent de ses yeux, et, sans leur adresser un mot de reproche, il les lança dans l'espace.

«Déjà depuis neuf jours et neuf nuits l'homme et la femme tombaient à travers les astres qui tressaillaient d'épouvante à la vue de cette chute incommensurable, lorsque la grande tortue de mer eut pitié des deux misérables, et, venant à la surface des grandes eaux, se glissa sous leurs pieds et les maintint immobiles.

«Alors le castor et la loutre prirent de la vase, du gravier et de la boue, en formèrent un ciment, et commencèrent à le coller sans relâche autour de l'écaillé de la tortue; ils travaillèrent tant, qu'ils finirent par former la terre ainsi qu'elle existe aujourd'hui.

«Voici pourquoi la tortue est sainte et révérée, car elle est le centre du monde, et son écaille le soutient.

«Nos premiers ancêtres sauvés par la tortue lui firent l'offrande de leurs chevelures.

«Telle est guerriers téhuels, l'histoire de la création du monde ainsi que nos pères nous l'ont enseignée d'âge en âge; révérons leur sagesse, et ne discutons pas leur croyance, que nous devons vénérer.»


Après avoir parlé ainsi aux Indiens attentifs, le vieillard serra son collier dans sa poitrine, ramena un pan de sa robe de bison sur son visage, et tomba dans une profonde rêverie.

Alors il se fit un silence solennel, troublé seulement par le frémissement du vent à travers les arbres et le chant plaintif de la hulotte bleue qui annonçait les premières ombres de la nuit.


TABLE DES MATIÈRES

A M. Ernest Manceaux.

LE LION DU DÉSERT.

UNE NUIT DE MEXICO.

UNE CHASSE AUX ABEILLES.

LE PASSEUR DE NUIT.

LA TOUR DES HIBOUX.

LA CRÉATION.

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