Le Livre des Légendes
—Je vous abattrai, vous autres moines, quelque nombreux que vous soyez, dit-il. Car c'est certainement pas votre faute que la forêt de Göinge ne s'est pas revêtue de sa parure de Noël cette année.
—C'est par ma faute seulement, dit le frère lai, et je veux bien mourir pour expier cela; mais avant de mourir il faut que je t'apporte la missive de l'abbé Hans.
Et il sortit la lettre de l'évêque et raconta à l'homme qu'il avait reçu l'absolution.
—Dorénavant, toi et tes enfants, vous jouerez dans la paille de Noël et vous célébrerez la Noël parmi les hommes, comme le désirait l'abbé Hans, dit-il.
Le brigand resta pâle et muet, mais la femme dit à sa place:
—L'abbé Hans a tenu sa parole, alors le brigand tiendra la sienne.
Le brigand et sa femme ayant quitté la caverne, le frère lai s'y installa et habita depuis la forêt où il vécut en prières ininterrompues afin que la dureté de son âme lui fût pardonnée.
Mais la forêt de Göinge n'a jamais plus célébré la naissance du Sauveur, et de toute sa splendeur il n'existe plus que la plante que cueillit l'abbé Hans. On l'a surnommée la Rose de Noël et chaque année, vers Noël, elle fait sortir de la terre ses tiges vertes et ses fleurs blanches comme si elle ne pouvait jamais oublier que, dans le temps, elle a poussé dans le grand jardin de Noël.
LA MARCHE NUPTIALE
Maintenant, je vais vous raconter une belle histoire.
Il y a bien des années, on allait célébrer un riche mariage dans la commune de Svartsjö, en Vermland. La bénédiction nuptiale devait être donnée à l'église, et, après, la noce devait durer trois journées entières. Et tant que durerait la noce, on devait danser du soir jusqu'au petit matin.
Puisqu'on devait tant danser, il était de haute importance de trouver un musicien consommé, et Nils Elofson, le riche paysan qui faisait le mariage, se tourmentait à ce sujet plus que pour tout le reste. Quant au musicien qui habitait Svartsjö même, il n'en voulait à aucun prix. Celui-ci s'appelait Jean Oster, et notre paysan savait bien qu'il avait une grande réputation, mais il était si pauvre, que parfois il arrivait aux noces avec un gilet déchiré et sans chaussures aux pieds. Ce n'est pas un tel gueux qu'on aimerait à voir en tête du cortège nuptial.
Enfin, il se décida à envoyer demander à un certain Martin, dit le Joueur, du Jössehärad, canton voisin, s'il était disposé à venir jouer aux noces de Svartsjö.
Martin le Joueur répondit, sans un instant d'hésitation, que jamais il ne jouerait à Svartsjö tant qu'il y aurait dans cette commune le musicien le plus achevé du Vermland entier. Puisqu'on avait celui-là, point n'était besoin d'en faire venir un autre.
Ayant reçu cette réponse, Nils Elofson s'accorda quelques jours de réflexion, puis il envoya demander à Olle de Säby, qui habitait la commune de Stora Kil, s'il ne pourrait pas venir jouer aux noces de sa fille.
Mais Olle de Säby fit la même réponse que Martin. Il envoya dire à Nils Elofson que tant qu'il y aurait à Svartsjö un musicien comme Jean Oster, il n'y viendrait pas jouer.
Nils Elofson ne trouvait pas de son goût la prétention des musiciens de lui imposer celui dont il ne voulait pas. Même, il fut d'avis que, maintenant, c'était pour lui un point d'honneur de trouver un autre musicien que Jean Oster.
Quelques jours après avoir reçu la réponse de Olle de Säby, il envoya son valet à Lars Larsson, le joueur de violon qui habitait à Engsgärdet, dans la commune d'Ullerud.
Lars Larsson était un homme aisé, propriétaire d'une ferme prospère; il était prudent et réfléchi; ce n'était pas une tête chaude comme les autres musiciens.
Mais lui, comme les autres, pensa tout de suite à Jean Oster, et demanda pourquoi on ne s'était pas adressé à celui-là pour ce qu'on désirait.
Le valet de Nils Elofson trouva malin de répondre que, comme Jean Oster habitait Svartsjö, on avait l'occasion de l'entendre tous les jours. Du moment que Nils Elofson faisait des noces extraordinaires, il désirait offrir à ses invités quelque chose de mieux, de plus rare.
—Je doute qu'il trouve mieux, répondit Lars Larsson.
—Maintenant, vous allez sans doute faire la même réponse que Martin le Joueur et Olle de Säby, dit le valet, et il se mit à raconter l'accueil qu'avaient fait ceux-ci aux invitations de son maître.
Lars Larsson écouta attentivement le récit du valet. Puis, il garda le silence un bon moment, pour réfléchir. Enfin, il donna cependant une réponse affirmative.
—Allez dire à votre maître que je le remercie de son invitation et que je viendrai à l'heure fixée, dit-il au valet.
Le dimanche suivant, Lars Larsson s'en fut donc à l'église de Svartsjö. On le vit arriver dans la côte qui mène à l'église, juste au moment où le cortège nuptial était en train de se former pour se mettre en route.
Il arriva dans son propre cabriolet, traîné par un cheval de prix; il était vêtu de beaux habits noirs et il sortit son instrument d'une caisse reluisante. Nils Elofson le reçut avec tous les égards dus à son rang et trouva que c'était là un musicien dont on pouvait être fier.
Peu après l'arrivée de Lars Larsson, on vit aussi s'approcher Jean Oster, son violon sous le bras. Il se dirigea tout droit vers le cortège qui entourait la fiancée, tout comme s'il avait été invité à venir jouer aux noces.
Jean Oster arriva avec son vieux gilet de bure grise qu'on lui voyait porter depuis de longues années; mais, comme il s'agissait d'un si riche mariage, sa femme avait tenté quelques raccommodages aux coudes où elle avait posé de grandes pièces vertes. C'était un bel homme de taille haute qui aurait eu grande mine à la tête du corps nuptial, s'il n'avait pas été si misérablement vêtu et si son visage n'avait été creusé de rides par une lutte incessante contre la misère.
Voyant venir Jean Oster, Lars Larsson parut s'assombrir.
—Vous avez donc invité Jean Oster aussi? fit-il à mi-voix à Nils Elofson. Ce n'est pas trop, en effet, de deux musiciens pour des noces si magnifiques.
—Mais je ne l'ai pas invité du tout, protesta Nils Elofson. Je ne comprends pas du tout pourquoi il est venu. Attends un peu que je lui fasse savoir qu'il n'a rien à faire ici.
—Alors, c'est quelque farceur qui l'aura invité, dit Lars Larsson. Mais, si vous voulez mon avis, ayons l'air de ne nous douter de rien et allez lui souhaiter la bienvenue parmi nous. J'ai entendu dire qu'il a la tête près du bonnet, et l'on ne peut être sûr qu'il n'aille pas faire du scandale, si vous lui disiez qu'il n'est pas invité.
Nils Elofson se rangea sans hésitation à ce conseil. Il eût été mal à propos de s'attirer des ennuis au moment même où le cortège se formait sur la place de l'Église. Il s'approcha donc de Jean Oster et lui souhaita la bienvenue.
Cela fait, les deux musiciens prirent la tête du cortège. Derrière eux, le couple sous le poêle, suivi des garçons et des filles d'honneur, deux par deux; venaient ensuite les parents des jeunes mariés et les divers membres des deux familles, de sorte que le cortège avait vraiment un aspect des plus imposant.
Lorsque tout fut prêt, un garçon d'honneur, s'avançant vers les musiciens, les pria d'entamer la marche nuptiale.
Les deux musiciens firent simultanément le même geste d'appuyer le violon contre le menton. Mais là ils s'arrêtèrent tous les deux, figés dans l'attente.
Car il y avait à Svartsjö une vieille coutume qui voulait que ce fût le musicien le plus habile qui entamât la marche nuptiale.
Le garçon d'honneur regarda Lars Larsson comme s'il voulait que celui-ci commençât, mais Lars Larsson regarda Jean Oster en disant:
—C'est à Jean Oster de commencer!
Mais il ne venait pas à l'idée de Jean Oster que l'autre, habillé aussi richement que n'importe quel monsieur, ne lui fût pas supérieur, à lui, qui vêtu, d'un vieux gilet de bure, arrivait d'une pauvre cabane où il n'y avait jamais eu que gêne et misère.
—Oh! mais pas du tout, fit-il confus. Oh! mais pas du tout!
Il vit le fiancé toucher le coude de Lars Larsson:
—Lars Larsson doit commencer, dit-il.
En entendant ces mots, Jean Oster retira le violon du menton et fit un pas de côté.
Lars Larsson ne bougea pas; il resta à sa place, l'air tranquille et content de lui-même. Cependant, lui non plus ne leva pas son archet.
—C'est à Jean Oster de commencer, répéta-t-il. Et il appuya sur ses paroles en homme qui a l'habitude de faire à sa volonté.
Il y eut pas mal d'émoi dans le cortège, à cause du retard. Le père du fiancé vint demander à Lars Larsson de commencer. Le suisse de l'église apparut à la porte leur faisant signe de se dépêcher. Le pasteur était déjà devant l'autel; on ne pouvait pas le faire attendre.
—Vous n'avez qu'à demander à Jean Oster qu'il veuille bien commencer, répondit Lars Larsson. Nous autres, musiciens, nous le tenons pour le plus habile de nous tous.
—Cela se peut bien, répliqua le paysan, mais nous autres paysans, nous trouvons que c'est toi, Lars Larsson, qui est le plus habile.
Tous les invités firent cercle autour d'eux.
—Mais commencez donc, firent-ils, le pasteur attend. Nous allons être la risée de tout le monde.
Lars Larsson resta là, aussi tenace, aussi dédaigneux que jamais.
—Je ne comprends pas pourquoi les gens d'ici s'opposent avec tant d'ardeur à ce que leur musicien à eux ait la première place, dit-il.
Mais Nils Elofson s'était mis en colère devant l'obstination de tous à vouloir lui imposer à toute force ce Jean Oster. Il s'approcha de Lars Larsson et lui dit à l'oreille:
—Je comprends que c'est toi qui as fait venir Jean Oster, pour l'honorer devant tout le monde. Mais dépêche-toi maintenant de commencer. Sans cela, je vais chasser ce gueux-la de la place de l'Église, et il n'emportera que honte et confusion.
Lars Larsson le regarda dans les yeux et fit un signe affirmatif de la tête, sans montrer de colère.
—Oui, vous avez raison, il faut en finir, dit-il.
Il fit signe à Jean Oster de reprendre sa place devant le cortège. Puis il s'avança lui-même de quelques pas et se retourna pour que tout le monde pût le voir. Et d'un geste brusque, il jeta au loin son archet, tira son couteau et trancha d'un coup les quatre cordes du violon, qui se brisèrent en rendant un son aigu.
—On ne dira pas de moi que je me considère plus habile que Jean Oster, s'écria-t-il.
Or, il se trouvait que depuis trois ans Jean Oster ruminait un air qu'il sentait palpiter en lui, mais qu'il était incapable de faire sortir des cordes du violon, parce que là-bas, chez lui, il était constamment courbé sous le lourd et triste fardeau des petits soucis misérables et que jamais il ne lui était rien arrivé qui pût le soulever au-dessus de la tâche quotidienne. En entendant éclater les cordes du violon de Lars Larsson, il rejeta la tête en arrière et aspira violemment de l'air dans ses poumons. Les traits de son visage étaient tendus comme s'il écoutait quelque chose lui arriver de bien loin, et soudain il se mit à jouer. Car l'air qu'il avait cherché en vain trois années durant lui apparut tout d'un coup avec une limpidité merveilleuse, et, faisant résonner les notes claires, il se mit à marcher fièrement vers l'église. Et jamais les gens du cortège n'entendirent un air si triomphal. Il les entraîna avec une fougue si irrésistible que Nils Elofson lui-même ne put tenir en place. Et tous étaient si contents, et de Jean Oster et de Lars Larsson, que le cortège entier eut les larmes aux yeux en entrant à l'église.
LE JOUEUR DE VIOLON
Personne ne saurait contester que, sur ses vieux jours, Lars Larsson, le joueur d'Ullerud, ne se montrât d'une humilité et d'une modestie parfaites. Mais il n'avait pas toujours été ainsi. Dans sa jeunesse il paraît avoir été d'une telle morgue et d'une telle vantardise que tout le monde en était peiné pour lui.
On raconte que c'est en une seule nuit qu'il se transforma complètement et voici dans quelles conditions.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Par une belle soirée de samedi, fort tard du reste, Lars Larsson se promenait le violon sous le bras. Il était d'humeur très enjouée, car il rentrait d'une fête où il avait fait danser jeunes et vieux au son de son violon.
Il remarquait à part lui que tant que son archet était en mouvement, personne n'avait pu tenir en place. Il y avait eu à travers la maison un tournoiement si échevelé et si entraînant que parfois il lui avait semblé voir chaises et tables prendre part à la danse.
—Je crois décidément que jamais ils n'ont eu un tel musicien par ici, pensait-il. Mais aussi, quelles difficultés j'ai eues à vaincre avant de devenir l'homme que je suis! continua-t-il. Ce n'était guère amusant au temps de mon enfance, lorsque mes parents m'envoyaient garder les vaches et les moutons et que j'oubliais tout pour rêver, en faisant vibrer les cordes de mon violon. Quelle misère! on ne voulait même pas chez moi me payer un vrai violon. Je n'avais pour tout instrument qu'une vieille caissette en bois sur laquelle j'avais tendu des cordes.
Dans la journée on me laissait seul dans la forêt et je n'étais pas trop à plaindre, mais ce qui allait moins bien, c'était de rentrer le soir, ayant égaré mon troupeau. Ai-je assez de fois entendu de la bouche de mes parents que j'étais un vaurien, que jamais je ne deviendrais rien de bon!
Dans la partie de la forêt que traversait Lars Larsson un petit ruisseau cherchait sa voie. Le terrain étant pierreux et accidenté, le ruisseau avait beaucoup peine à avancer: il errait par-ci par-là, se hasardait en petites cascades, et néanmoins il donnait l'impression de n'arriver nulle part. Par contre, le chemin que suivait le musicien s'efforçait d'aller aussi droit que possible. C'est pourquoi atout instant il rencontrait le ruisseau tortueux qu'il traversait chaque fois sur un petit pont. Le musicien était donc bien obligé de traverser constamment le ruisseau, et cela ne lui déplaisait pas du reste. Cela lui donnait la sensation d'être accompagné, de n'être plus seul dans la forêt.
Il faisait nuit claire autour de lui. Le soleil ne s'était pas encore levé, mais son absence n'y faisait rien, la clarté étant parfaite quand même.
On sentait cependant qu'on n'était pas en plein jour. La couleur des choses était autre. Le ciel était tout blanc, les arbres et les hautes plantes du sol avaient un ton grisâtre. Mais tout était aussi clairement visible qu'en plein midi. S'étant arrêté sur un des petits ponts pour regarder dans le ruisseau, Lars Larsson pouvait distinguer la moindre bulle d'air sortant du fond de l'eau.
—En regardant un ruisseau sauvage tel que celui-ci, pensa le musicien, je ne peux m'empêcher de revoir ma propre vie. J'ai montré la même obstination à me frayer une route à travers tous les obstacles qui se dressaient devant moi. C'était mon père: il se mettait en travers de ma route, dur comme le roc. C'était ma mère: elle essayait de me retenir en m'enveloppant doucement comme entre des touffes de mousse. Mais j'ai réussi à contourner l'un et l'autre, et je me suis lancé éperdument dans la vie.
Hé oui! Je pense que ma mère reste encore là-bas à pleurer à cause de moi. Mais qu'est-ce que cela me fait? Elle aurait bien dû comprendre qu'il me fallait devenir quelqu'un et qu'elle ne devait pas se mettre en travers de ma route.
D'un geste nerveux, il arracha à un buisson quelques feuilles qu'il jeta dans le ruisseau.
—Voilà de quelle manière je me suis détaché de tout ce qui me retenait là-bas, dit-il en suivant du regard les feuilles parties au fil de l'eau.
—Ma mère sait-elle qu'à présent je suis le joueur de violon le plus habile du Vermland entier? se dit-il en poursuivant son chemin.
Il avança à pas rapides jusqu'au moment où il rencontra de nouveau le ruisseau. Alors il s'arrêta encore pour regarder l'eau.
Ici, le ruisseau arrivait en torrent rapide, faisant un vacarme assourdissant. Comme il faisait nuit, on entendait sortir de l'eau des sons tout différents de ceux qu'on entend dans la journée, et le musicien en fut tout surpris.
Pas de gazouillis dans les arbres, pas le moindre bruissement de feuilles. Pas de grincement de roues sur la route, aucun tintement de clochettes dans la forêt. On n'entendait que la chute d'eau, et c'est pourquoi on l'entendait plus distinctement que dans la journée. On eût dit qu'au fond de l'eau s'agitaient les choses les plus invraisemblables. D'abord on aurait cru entendre moudre du blé entre des meules énormes, parfois un son cristallin montait qui faisait penser à l'entrechoquement des verres dans une fête, d'autres fois il y avait un bourdonnement tel qu'on se serait cru sur la place de l'église, à l'heure de la sortie, quand les gens s'interpellent entre eux et engagent des parlottes animées.
—C'est bien là aussi une espèce de musique, se dit Lars Larsson, bien que je ne puisse trouver que cela vaille grand chose. Du moins je trouve que l'air que j'ai composé l'autre jour était autrement intéressant.
Mais plus il s'attardait à écouter la cascade, mieux il on appréciait la musique.
—Je crois vraiment que tu fais des progrès, lui cria-t-il. Tu as dû comprendre que celui qui t'écoute est le meilleur musicien du Vermland entier.
Au moment même où il prononçait ces paroles, il crut entendre surgir du fond de l'eau des sons métalliques, comme si quelqu'un là-bas était en train d'accorder un instrument.
—Tiens, tiens, voilà le Neck lui-même qui arrive! Je l'entends accorder son violon. Eh bien, voyons maintenant si tu sais mieux jouer que moi! s'écria Lars Larsson on riant. Mais je ne peux pas rester ici toute la nuit à attendre que tu veuilles bien commencer, continua-t-il, tourné vers la cascade. Maintenant il faut que je m'en aille; mais je te promets de m'arrêter sur le prochain pont pour écouter si tu es capable de te mesurer avec moi.
Il continua son chemin, et tandis que le ruisseau poursuivait dans la forêt sa route tortueuse, le musicien se remit à penser aux choses d'autrefois:
—Je me demande ce qu'il en est du petit ruisseau qui longe la cour de notre ferme. Je voudrais bien le revoir encore une fois. Je devrais bien passer chez nous de temps en temps pour voir comment ma mère se tire d'affaire, maintenant que mon père est mort. Mais avec toutes mes occupations, cela devient presque impossible. Avec toutes mes occupations actuelles, dis-je, je n'arrive pas à m'intéresser à autre chose qu'à mon violon; dans toute la semaine, il n'y a guère de soir où je sois libre.
Un moment après il rencontra de nouveau le ruisseau, ce qui changea le cours de ses idées. Cette fois, le ruisseau n'arrivait pas en cascades tapageuses mais en flots calmes et profonds. Sous les feuillages gris dans la nuit, il paraissait d'un noir luisant, charriant encore quelques touffes d'écume blanche, souvenirs des cascades passées.
Le musicien s'étant arrêté au milieu du pont, et n'entendant sortir de l'eau qu'un faible clapotis intermittent, se mit à rire bruyamment.
—Je pensais bien que le Neck ne se soucierait pas d'accepter mon rendez-vous; j'ai bien toujours entendu dire qu'il est un musicien fameux, mais que peut-on attendre d'un être qui reste toujours tranquille dans son ruisseau, sans jamais rien entendre de nouveau. Il doit bien savoir qu'ici se trouve quelqu'un qui s'y connaît mieux que lui, et voilà pourquoi il préfère rester sur la réserve.
Ayant dit, il partit, et, de nouveau, perdit de vue le ruisseau.
Il pénétra dans une partie de la forêt qui lui avait toujours semblé lugubre. Le sol était couvert d'immenses amas de pierres, entre lesquels grimaçaient des racines de sapins dénudées et entortillées. S'il y avait, de par la forêt, des esprits maléfiques et dangereux, c'est bien là qu'ils devaient se trouver embusqués.
En s'aventurant parmi ces blocs de pierre d'aspect sauvage, le musicien eut un frisson de peur et commença à se dire qu'il n'avait pas été très prudent en se vantant devant le Neck.
Il lui sembla que les grosses racines de sapins lui faisaient des gestes de menace.
—Prends garde, toi qui te crois plus fort que le Neck! lui criaient-elles.
Lars Larsson sentit son cœur se contracter d'angoisse. L'oppression fut si violente qu'il ne put presque plus respirer, et ses mains se refroidirent. Il s'arrêta au milieu de la route et essaya de se raisonner.
—Jamais il ne s'est trouvé de musicien dans la cascade, se dit-il. Ce ne sont là que superstitions et racontars. Et alors, peu importe ce que je lui ai dit ou non.
Ayant parlé ainsi, il regarda autour de lui dans la forêt, comme s'il cherchait la confirmation de ses paroles. S'il avait fait jour, il est probable que tout, jusqu'à la moindre feuille, lui eût cligné de l'œil pour lui dire que dans la forêt, il n'y a rien de bien dangereux; mais, comme c'était encore pleine nuit, les arbres se renfrognaient, silencieux, ayant l'air de cacher toutes sortes de dangers mystérieux.
Aussi, Lars Larsson s'alarma de plus en plus. Ce qui l'effraya surtout, c'est qu'il lui fallait traverser le ruisseau encore une fois, celui-ci ne se séparant du chemin qu'un peu plus loin. Il se demanda ce que le Neck allait lui faire, lorsqu'il traverserait le dernier pont. Peut-être verrait-il une grosse main noire sortir de l'eau pour l'attirer au fond.
Il s'était monté la tête au point de se demander s'il ne valait pas mieux rebrousser chemin. Mais alors, il rencontrerait le ruisseau de nouveau. Et s'il quittait le chemin pour s'engouffrer dans la forêt, il ne manquerait certainement pas de le rencontrer encore, tant son cours était tortueux.
Il ressentit une telle angoisse, qu'il ne sut plus que faire. Il était pris, enchevêtré, enchaîné par ce terrible ruisseau, et ne voyait aucun moyen d'en sortir.
Enfin, il aperçut devant lui le dernier pont. En face, de l'autre côté du ruisseau, se trouvait un vieux moulin, abandonné depuis bien des années, à ce qu'il paraissait. La grande meule restait immobile, suspendue sur l'eau, la vanne pourrissait par terre, les rayères se couvraient de mousse, et dans les lucarnes vides, la fougère et le lichen poussaient en abondance.
—Si c'eût été autrefois, j'aurais trouvé des gens par ici, pensa le musicien, et j'aurais été hors de tout danger.
Il fut cependant tranquillisé par la vue d'une construction faite de main d'homme, et en traversant le ruisseau, il n'avait presque plus peur du tout. Aussi ne lui arriva-t-il rien d'extraordinaire. Le Neck sembla ne pas lui garder rancune. Il s'indigna contre lui-même d'avoir pu ainsi se monter la tête pour rien, rien du tout.
Il se sentit très content et tout à fait rassuré, et il fut encore plus content en voyant la porte du moulin s'ouvrir et une jeune fille s'avancer vers lui.
Elle avait l'air d'une jeune paysanne. Le fichu de coton sur la tête, la jupe courte et la blouse large, les pieds nus.
Elle s'approcha du musicien et lui dit simplement:
—Si tu veux jouer pour moi, je danserai pour toi.
—Parfaitement! répondit le musicien qui avait retrouvé sa belle humeur, maintenant qu'il n'y avait plus de danger. Je n'y vois pas d'inconvénient. Jamais de ma vie, je n'ai refusé de jouer pour une belle fille qui veut danser.
Il s'installa sur une pierre au bord de l'écluse, ajusta le violon sous le menton et se mit à jouer.
La jeune fille fit quelques pas, mais s'arrêta presqu'aussitôt.
—Qu'est-ce que tu joues? fit-elle. Ça manque absolument d'entrain.
Le musicien changea d'air. Il en essaya un qui était plus vif. La jeune fille resta toujours mécontente.
—Est-ce que je peux danser sur un air si languissant? dit-elle.
Alors, Lars Larsson aborda l'air le plus alerte qu'il connût.
—Si tu n'es pas contente de celui-là, dit-il, il faudra faire venir un musicien plus habile que moi.
À peine ces paroles prononcées, il eut la sensation d'une main qui lui saisit le bras juste au coude et se mit à manier l'archet, tout en accélérant la cadence.
De l'instrument sortit un air tel qu'on n'en avait jamais entendu de pareil. Il était d'un tel mouvement, que Lars Larsson se disait que même une roue lancée à toute vitesse n'aurait pu le suivre.
—Voilà ce que j'appelle un air de danse, s'écria la jeune fille, qui se mit à tournoyer.
Mais le joueur ne la regarda plus. Il était tellement surpris de l'air qu'il jouait qu'il ferma les yeux pour mieux écouter.
Lorsque, quelques minutes après, il les rouvrit, la jeune fille avait disparu, mais il ne s'en étonna pas outre mesure. Il continua à jouer longtemps, longtemps, uniquement parce que jamais encore il n'avait entendu pareille musique.
—Maintenant, je trouve que c'est le moment de m'arrêter, se dit-il enfin; et il voulut déposer l'archet.
Mais l'archet continua à se démener et ne se laissa pas arrêter. Il dansait de-ci de-là sur les cordes, forçant le bras et la main à suivre le mouvement. Et la main qui tenait le manche du violon et qui maniait les cordes, ne pouvait non plus se détacher.
Alors Lars Larsson sentit son front se couvrir d'une sueur froide et s'abandonna à une peur atroce.
—Comment cela finira-t-il? Dois-je rester ici jusqu'au jour du jugement dernier? se demanda-t-il, désespéré.
L'archet continua sa danse effrénée, évoquant, comme par enchantement, des airs sans fin. À chaque instant surgissait un morceau nouveau, si beau que le pauvre musicien était bien forcé d'admettre combien peu valait sa propre maîtrise. Et c'est cela qui le peina bien plus que la fatigue.
—Celui qui se sert de mon violon s'y connaît, mais moi je n'ai jamais été qu'un gâte-métier. C'est maintenant seulement que j'apprends ce que c'est que de jouer.
Pour quelques instants il put se laisser enthousiasmer par la musique au point d'oublier son triste sort. Mais tout à coup il sentit ses bras endoloris par la fatigue et de nouveau il se laissa envahir par le désespoir.
—Je ne pourrai déposer ce violon avant de m'être tué au jeu. Je comprends que le Neck n'est pas content à moins.
Il se mit à pleurer sur lui-même, tout en continuant à jouer.
—Il aurait bien mieux valu pour moi rester dans la petite cabane auprès de ma mère. À quoi bon toute ma gloire, si je dois finir de cette manière?
Il resta ainsi des heures durant. Le matin parut, le soleil se leva, et les oiseaux commencèrent leurs chants. Mais lui jouait, jouait sans trêve.
Comme le jour naissant était un dimanche, Lars Larsson dut rester seul auprès du vieux moulin. Personne ne prit la route de la forêt. Tout le monde s'en fut vers l'église dans la vallée ou bien vers les villages qui bordaient la grand'route.
La matinée s'écoula et le soleil monta toujours plus haut dans le ciel. Les oiseaux se turent, mais en échange on entendit le bruissement des longues aiguilles des pins.
Lars Larsson ne se laissa pas arrêter par la chaleur de cette journée d'été. Il jouait, jouait.
Enfin le soir vint, le soleil se coucha mais son archet n'avait pas besoin de repos et son bras continua à se mouvoir fébrilement.
—Il est bien certain que cela ne finira que par ma mort, dit-il, et ce sera là la juste punition de mon orgueil.
Très tard dans la soirée, il vit un être humain s'approcher à travers la forêt. C'était une pauvre vieille au dos courbé, aux cheveux gris et au visage ridé par bien des chagrins.
—Voilà qui est singulier, pensa le musicien. Il me semble reconnaître cette vieille femme. Est-il possible que ce soit ma mère? Est-il possible qu'elle soit devenue si vieille et si grise?
Il l'interpella à haute voix pour l'arrêter.
—Mère, mère, viens ici! cria-t-il.
Elle s'arrêta comme à contre-cœur.
—Je me rends compte maintenant, par mes propres oreilles, que tu es le joueur de violon le plus habile du Vermland entier, dit-elle, et je comprends que tu ne te soucies plus d'une vieille femme comme moi.
—Mère, mère, ne passe pas! cria Lars Larsson. Je ne suis pas un joueur habile, je ne suis qu'un vaurien. Viens ici, pour que je puisse te parler!
Alors, la mère s'approcha de lui et s'aperçut de son état. Son visage avait une pâleur mortelle, ses cheveux ruisselaient de sueur et le sang sortait par la racine de ses ongles.
—Mère, je suis tombé dans le malheur à cause de mon orgueil et maintenant il faut que je me tue à force de jouer. Mais auparavant dis-moi si tu peux me pardonner, à moi, qui t'ai laissée seule et pauvre dans tes vieux jours?
La mère se sentit envahir d'une grande pitié pour le fils, et toute la colère qu'elle avait eue contre lui disparut comme par enchantement.
—Pour sûr que je te pardonne, dit-elle.
Mais voyant son angoisse, et empressée à lui faire comprendre que c'était bien là ses sentiments véritables, elle confirma le pardon en prononçant le nom du Seigneur.
—Au nom du Seigneur Jésus-Christ, je te pardonne, dit-elle.
À ces paroles l'archet s'arrêta, le violon tomba par terre et le joueur se leva, délivré et sauvé. Car l'enchantement était rompu du moment que sa vieille mère avait été émue de pitié devant son malheur, au point de prononcer sur lui le nom du Seigneur.
UNE LÉGENDE DE JÉRUSALEM
Dans la vieille et vénérable mosquée d'El Aksa, à Jérusalem, se trouve, dans le bas-côté qui contourne le bâtiment, une large et profonde baie de croisée. Dans cette baie on voit étendu un vieux tapis usé, et assis sur le tapis, jour et nuit, le vieux Mésullam, devin de son métier, et qui pour une somme modeste se charge de prédire aux visiteurs leur sort futur.
Or, il arriva une belle après-midi d'il y a quelques années que Mésullam, assis comme toujours à sa fenêtre, fut de si mauvaise humeur, qu'il ne rendit même pas leur salut aux passants.
Personne cependant ne se sentit froissé de son impolitesse, car on savait qu'il se désolait d'une humiliation subie au courant de la journée.
Un souverain puissant de l'Occident se trouvait en visite à Jérusalem, et au matin de ce jour-là l'hôte illustre, entouré de sa suite, avait traversé El Aksa. Avant son arrivée, l'intendant de la mosquée avait fait balayer et nettoyer tous les petits recoins de la vieille bâtisse; il avait en plus ordonné que Mésullam fût mis dehors. Il avait trouvé impossible de le laisser là pendant l'auguste visite. Non seulement son tapis était sale et déchiré et les sacs entassés tout autour dans lesquels il fourrait ses biens, d'une malpropreté répugnante; mais lui-même, Mésullam, ne pouvait pas être considéré comme un ornement de la mosquée, loin de là.
À vrai dire, c'était un nègre d'une laideur incroyable. Ses lèvres étaient énormes, la mâchoire inférieure proéminente d'inquiétante façon, le front extrêmement bas et le nez absolument pareil à un groin. Ajoutons que Mésullam avait la peau rude et rugueuse et un corps obèse et difforme à peine couvert d'un châle crasseux, et ne soyons pas trop surpris qu'on lui défendît l'entrée de la mosquée tant que l'hôte illustre s'y trouverait!
Le pauvre Mésullam, qui avait la conscience d'être un homme fort sage malgré sa laideur, éprouva un vif dépit de ne pas être admis à voir l'auguste voyageur. Il avait espéré pouvoir donner à celui-ci quelques preuves des vastes connaissances qu'il possédait en fait de choses secrètes et mystérieuses, pour accroître ainsi sa propre gloire et sa réputation. Cet espoir anéanti, il restait des heures abandonné à sa douleur, dans une attitude singulière, ses longs bras tendus en haut comme s'il implorait du ciel un peu de justice, et la tête fortement penchée en arrière.
À la nuit tombante, Mésullam fut réveillé de cet état de prostration complète par une voix joyeuse qui l'appelait de son nom. C'était un drogman syrien qui, accompagné d'un seul voyageur, s'était arrêté devant le devin. Il lui dit que l'étranger qu'il guidait avait exprimé le désir de voir quelques preuves de la sagesse orientale, et lui, le drogman, n'avait pas manqué d'insister sur la merveilleuse faculté de Mésullam d'interpréter les songes.
Mésullam ne répondit pas un seul mot à tout cela mais resta immobile dans la même position qu'avant. Ce n'est que lorsque le drogman lui demanda une seconde fois s'il voulait bien écouter les songes que l'étranger désirait lui soumettre, qu'il laissa retomber les bras pour les croiser sur la poitrine, et tout en prenant l'attitude humble d'un homme offensé, il répondit que ce soir son âme était si remplie de sa propre douleur qu'il ne saurait guère juger avec justesse de choses qui regardaient un autre.
Mais l'étranger, qui était d'un tempérament très vif et très impératif, ne paraissait pas se soucier de ses objections. Ne trouvant pas de siège, il enleva du pied le tapis de Mésullam et s'assit dans l'embrasure de la fenêtre. Puis, il se mit à raconter, à voix haute et claire, les songes qu'il avait faits, pour que le drogman les traduisît au vieux devin.
—Dites-lui, fit le voyageur, qu'il y a quelques années je me trouvais au Caire, en Égypte. Puisqu'il est un homme savant, il ne doit pas ignorer qu'il y a là une mosquée dite El Azhar, qui est en même temps l'école la plus célèbre de l'Orient entier. Je m'y suis rendu un jour pour la visiter et j'ai trouvé l'énorme bâtiment, les salles aussi bien que les arcades et les couloirs, tout remplis d'étudiants. Il y avait là des vieillards qui avaient consacré leur vie entière aux études, et des enfants en train d'apprendre à écrire leurs premières lettres. Il y avait là des nègres de haute taille venus du cœur de l'Afrique, de beaux et sveltes adolescents des Indes et de l'Arabie, des étrangers venus de la Barbarie, de la Géorgie, de tous les pays dont les habitants embrassent le Coran. Auprès des colonnes—on me dit que dans El Azhar il y a autant de professeurs qu'il y a de colonnes—se tenaient les maîtres accroupis sur leurs peaux de mouton, et les élèves qui faisaient cercle autour d'eux, écoutaient religieusement leurs leçons en se dandinant. Et dites-lui que bien que El Azhar ne réponde en aucune façon aux idées que nous nous faisons en Occident d'une grande école, j'ai été néanmoins stupéfait de ce que j'ai vu. Et je me suis dit:
«Voici la grande forteresse de l'Islam, c'est d'ici que sortent les jeunes combattants de Mahomet. L'école d'El Azhar prépare les breuvages magiques qui conservent aux enseignements du Coran leur fraîcheur et leur puissance de vie».
Tout cela fut dit presque d'une seule haleine. Ici cependant le voyageur fit une pause pour laisser le drogman traduire. Puis il continua:
—Dites-lui encore que El Azhar m'impressionna tant que la nuit suivante je le revis en songe. Je vis le vaste bâtiment en marbre blanc, et le grand nombre des étudiants, tous vêtus de manteaux noirs et de turbans blancs, selon la coutume de El Azhar. Je parcourus les salles et les préaux, et de nouveau je m'émerveillai de voir cette œuvre magnifique de défense de l'Islam. Enfin, j'arrivai, en songe, au pied du minaret dans lequel le muezzin monte annoncer aux fidèles que l'heure de la prière a sonné. Je vis l'escalier qui s'enroule en spirale autour du minaret et je vis un muezzin le monter. Il était vêtu d'un manteau noir et d'un turban blanc, tout comme les autres, et tout d'abord, lorsqu'il s'engagea dans l'escalier, je ne pus voir son visage. Mais après qu'il y eut fait un tour, il vint à tourner le visage vers moi, et alors je m'aperçus que c'était Jésus-Christ.
L'étranger fit une brève pause et de sa poitrine s'échappa un soupir profond.
—Je n'oublierai jamais, dit-il, bien que ce ne fût qu'un rêve, l'impression ressentie en voyant Jésus-Christ monter l'escalier du minaret d'El Azhar. Le fait qu'il était venu là à cette forteresse de l'Islam pour y crier les heures de la prière, m'a semblé si beau, si plein de sens que je me suis réveillé en sursaut.
Ici, le voyageur fit une nouvelle pause pour laisser le drogman traduire. Cela cependant parut être peine perdue. Mésullam persista à se dandiner tout le temps, les mains sur les hanches et les yeux à moitié fermés. Il avait l'air de dire:
—Puisque je ne puis échapper à ces gens importuns, je leur ferai bien voir que je ne me soucie pas d'écouter ce qu'ils me racontent. Je tâcherai de m'endormir en me berçant. Ce serait là le meilleur moyen de leur montrer le peu de cas que je fais d'eux.
Le drogman fit observer au voyageur que tous leurs efforts resteraient vains et qu'ils ne réussiraient pas à extorquer un seul mot raisonnable à Mésullam du moment qu'il était de cette humeur-là. Mais l'Européen parut être épris de l'extraordinaire laideur et des gestes singuliers de Mésullam. Il le regarda avec le même plaisir que prend un enfant à regarder une bête d'une ménagerie et il eut malgré tout envie de continuer l'entretien.
—Dites-lui que je ne lui aurais pas demandé de m'interpréter ce rêve, fit-il, s'il ne m'était pas pour ainsi dire revenu une seconde fois! Faites-lui savoir qu'il y a quelques semaines j'ai visité la mosquée de Sainte-Sophie à Constantinople, et qu'après avoir fait le tour du merveilleux monument je suis monté dans une des galeries supérieures pour mieux voir la magnifique salle du dôme. Dites-lui encore qu'on m'avait laissé entrer dans la mosquée au cours d'un service lorsqu'elle était remplie de fidèles. Sur chacun des tapis innombrables qui jonchaient le carreau de la nef du milieu, se trouvait un homme debout faisant sa prière. Tous ceux qui prenaient part au service faisaient simultanément les mêmes gestes. Tous se mettaient à genoux, se prosternaient, se relevaient en même temps. Tous murmuraient tout bas leurs prières, mais de ces mouvements presque imperceptibles de lèvres innombrables naissait un bruissement mystérieux, qui montait vers les voûtes pour mourir et reprendre à des intervalles réguliers, répercuté en chuchotement mélodieux par des couloirs et des galeries éloignées. Tout cela était si étrange qu'on en était à se demander si ce n'était pas l'esprit de Dieu qui soufflait à travers le sanctuaire.
Le voyageur s'arrêta de nouveau. Il observa Mésullam pendant que le drogman traduisait ses paroles. On eut l'impression qu'il s'était réellement efforcé d'attirer l'attention du nègre par son éloquence. Il parut du reste y avoir réussi, car les yeux de Mésullam se prirent tout d'un coup à briller comme des charbons qui commencent à prendre feu. Mais, têtu comme un enfant qui ne veut pas qu'on l'amuse, le devin laissa retomber sa tête sur sa poitrine et se remit à se dandiner encore plus impatiemment qu'avant.
—Dites-lui, reprit l'étranger, dites-lui que jamais je ne vis prier dans un tel recueillement. Il me sembla que c'était la sainte beauté de ce monument merveilleux qui faisait naître cette sensation d'extase. En vérité, me dis-je, voici encore une des forteresses de l'Islam. Voici le foyer du recueillement et de la ferveur; c'est de cette mosquée puissante qu'émanent la foi et l'enthousiasme qui font la puissance de l'Islam.
Il s'arrêta de nouveau pour suivre attentivement le jeu de la physionomie de Mésullam pendant la traduction. Il n'y découvrit aucun signe d'intérêt. Mais l'étranger était évidemment un homme qui aimait s'écouter parler. Il se grisait de ses propres paroles. Il aurait été bien fâché de ne pouvoir continuer.
—Eh bien, dit-il, lorsqu'il put de nouveau parler, je ne puis expliquer au juste ce qui m'arriva. Il est possible que la vague odeur des innombrables lampes à l'huile unie aux murmures et aux gestes monotones des fidèles, me mît dans un état de somnolence, d'assoupissement. Je ne fis que fermer les yeux là où je me trouvai adossé contre une colonne. Immédiatement une sorte de sommeil ou plutôt de léthargie s'empara de moi. Cela ne dura probablement qu'une minute, mais pendant cette minute-là j'étais complètement ravi à la réalité ambiante. Dans mon état léthargique je vis toujours devant moi la mosquée de Sainte-Sophie et la foule des gens en prière, mais maintenant j'aperçus ce que je n'avais pas vu auparavant: là-haut sous la coupole il y avait des échafaudages sur lesquels se trouvaient des ouvriers munis de brosses et de pots de couleurs.
—Dites-lui encore, poursuivit le conteur, s'il ne le sait pas déjà, que la mosquée de Sophie fut autrefois une église chrétienne, et que ses voûtes et sa coupole sont couvertes de mosaïques sacrées, bien que les Turcs aient caché toutes ces images sous une couche de couleur jaune! Or, dans mon songe, il me sembla que la couleur jaune s'était détachée à divers endroits et que les peintres étaient grimpés sur les échafaudages pour réparer la peinture. Mais au moment même où l'un d'eux leva sa brosse pour étaler sa peinture, un autre grand morceau de couleur s'écailla, faisant apparaître à mes yeux une belle image du Christ. De nouveau le peintre tendit son bras pour couvrir l'image, mais le bras retomba comme paralysé, sans force devant le visage majestueux. Du même coup, la couleur se détacha partout des parois de la coupole et des voûtes, et le Christ apparut dans toute sa splendeur, entouré des anges et des chœurs célestes. À cette vue, le peintre jeta un cri qui fit lever la tête aux fidèles en prière sur le carreau de la mosquée. En apercevant les chœurs célestes qui entouraient le Rédempteur, ils poussèrent un cri d'extase et tous tendirent les mains en haut. Mais devant cet enthousiasme je fus saisi moi aussi d'une telle émotion, que brusquement je me réveillai. Alors tout était comme auparavant, les mosaïques du plafond restaient cachées sous la couleur jaune, et les fidèles continuaient à invoquer Allah.
Lorsque le drogman eut traduit cela, Mésullam ouvrit un œil et regarda l'étranger. Il vit un homme qu'il trouva pareil à tous les autres Occidentaux qui passaient par sa mosquée. «Je ne crois pas que ce pale étranger ait pu avoir des visions, se dit-il. Il n'a pas les yeux sombres qu'il faut pour regarder derrière le rideau du mystère. Je crois plutôt qu'il est venu pour se moquer de moi. Il faut que je prenne garde qu'en ce jour damné je ne sois frappé d'une nouvelle humiliation.»
L'étranger poursuivit son exposé.
—Tu sais, ô devin, dit-il s'adressant cette fois directement à Mésullam comme s'il avait la sensation d'être compris malgré sa langue étrangère, tu sais qu'un hôte célèbre visite actuellement Jérusalem. Les autorités de la ville font leur possible pour lui plaire; il a même été question d'ouvrir à son intention la porte murée de l'enceinte de Jérusalem, celle qu'on appelle la Porte Dorée et qu'on croit être celle par où Jésus-Christ fit son entrée le dimanche des Rameaux. On avait vraiment conçu l'idée de faire à l'auguste voyageur l'insigne honneur de le faire entrer à Jérusalem par une porte murée depuis des siècles, mais on fut retenu par une vieille prédiction qui proclame que si l'on ouvre cette porte, les occidentaux passeront par là pour s'emparer de Jérusalem.
Mais maintenant, tu vas entendre ce qui m'est arrivé la nuit passée. Il faisait un clair de lune merveilleux, le temps était superbe et j'étais sorti tout seul pour faire une promenade tranquille à travers la ville sainte. Je me trouvais en dehors de l'enceinte sur le sentier étroit qui contourne les murs, et au cours de la promenade mes pensées s'en furent vers des temps si reculés que je ne me rappelais plus guère où j'étais. Tout d'un coup je me sentis fatigué, et je me demandais si je n'allais pas bientôt arriver à une porte de l'enceinte par où rentrer dans la ville et regagner ainsi mon auberge par le plus court. Au moment même que je rumine cela, j'aperçois un homme en train d'ouvrir une grande porte dans l'enceinte tout près de moi. Il l'ouvrit toute grande devant moi, me faisant signe de passer. J'étais tout à ma rêverie et ne me rendais pas compte jusqu'où j'avais poussé ma promenade. J'étais bien un peu surpris de trouver une porte à cet endroit précis, mais je n'y pensais déjà plus au moment de passer. À peine eus-je traversé l'arche profonde, que les deux battants se refermèrent avec un bruit formidable. Je me retournai vivement mais derrière moi il n'y avait plus qu'une porte murée, celle-là précisément que vous appelez la Porte Dorée. Devant moi était la place du Temple, le vaste plateau du Haram, au milieu duquel se dresse la mosquée d'Omar. Et tu sais bien qu'aucune porte de l'enceinte n'y mène, excepté la Porte Dorée qui n'est pas seulement fermée, mais murée.
Tu dois comprendre que j'ai cru devenir fou, que j'ai cru rêver, et qu'en vain j'ai cherché une explication du mystère. Je cherchai des yeux l'homme qui m'avait fait passer par là. Il avait disparu et je ne pus le retrouver. Mais alors je l'ai revu d'autant plus distinctement dans mon esprit: la haute stature un peu voûtée, les beaux cheveux bouclés, le doux visage, la barbe fendue. C'était Jésus-Christ, devin, encore Jésus-Christ!
Et dis-moi maintenant, toi qui peux soulever le rideau du mystère, que signifient mes songes et mes visions, que signifie surtout le fait indéniable que j'ai passé par la Porte Dorée? Encore à cette heure je ne comprends pas comment cela s'est fait, mais je l'ai fait. Dis-moi maintenant ce que signifient ces trois choses?
Le drogman traduisit encore cela à Mésullam, mais le devin persista dans son attitude de méfiance et de méchante humeur. «Il est sûr et certain que cet étranger veut se moquer de moi, se dit-il. Peut-être pense-t-il provoquer ma colère en parlant du Christ avec une telle insistance!»
Il aurait préféré ne pas répondre du tout, mais le drogman insistant, il prononça quelques mots.
Le drogman hésita à les traduire.
—Que dit-il? demanda le voyageur avec empressement.
—Il dit qu'il n'a pas autre chose à vous dire que cela: les songes sont des mensonges.
—Dites-lui alors de ma part, reprit le voyageur un peu irrité, que cela n'est pas toujours vrai. Le tout est de savoir qui a fait les songes!
À peine ces paroles étaient-elles prononcées et traduites que déjà l'Européen se levait, pour s'engager sans retard à pas légers et élastiques dans le long couloir mystérieux.
Mais Mésullam resta immobile à ruminer cette réponse, cinq longues minutes. Puis, il se jeta sur le visage, anéanti.
—Allah, Allah! Deux fois dans la même journée, le bonheur a passé devant moi sans que j'aie su le saisir. Qu'a fait ton serviteur pour te déplaire à ce point?
POURQUOI LE PAPE DEVINT SI VIEUX
C'était à Rome, vers 1890. Léon XIII était au faîte de la gloire et du prestige. Tous les vrais croyants applaudissaient à ses succès et à ses victoires, qui du reste étaient éclatantes.
Il était évident, même pour ceux qui ne comprenaient pas les grands événements politiques, que la puissance de l'Église allait croissant. N'importe qui pouvait constater que partout se fondaient de nouveaux couvents, et que des foules de pèlerins commençaient à affluer en Italie tout comme au temps jadis. En bien des endroits on vit restaurer les vieilles églises délabrées, des mosaïques dégradées furent remises en état et les trésors des églises se remplirent de châsses dorées et d'ostensoirs incrustés de diamants.
Au beau milieu de cette période de prospérité, le peuple romain fut alarmé par la nouvelle que le pape était tombé malade. On prétendait que sa maladie était fort inquiétante. Un bruit allait jusqu'à affirmer qu'il était mourant.
À vrai dire, son état était tout à fait critique. Les médecins du pape publiaient des bulletins qui ne donnaient presque plus d'espoir. On faisait remarquer que le grand âge du malade—il avait déjà quatre-vingts ans—rendait bien improbable qu'il survécût.
Cette maladie du pape jeta naturellement la consternation dans toutes les églises de Rome; on se mit à faire des prières pour son rétablissement. Les journaux étaient remplis de communications sur le cours de la maladie. Les cardinaux commençaient à prendre des mesures en vue de préparer l'élection d'un nouveau pape.
Tout le monde déplorait la disparition imminente de l'illustre souverain. On craignait que la fortune qui avait accompagné la bannière de l'Église sous Léon XIII, ne lui fût pas fidèle sous un successeur. Beaucoup avaient espéré que ce pape réussirait à reprendre Rome et les États pontificaux. D'autres avaient rêvé qu'il ramènerait quelque grand pays protestant dans le giron de l'Église catholique.
À mesure que les heures passaient, l'inquiétude, la désolation augmentaient. Il y en eut même qui, à l'arrivée de la nuit, ne purent se résoudre à aller se coucher. Les églises restaient ouvertes jusqu'à minuit passé pour permettre aux gens affligés d'y entrer pour prier.
Parmi cette foule en prière il y eut certainement plus d'un pauvre diable qui s'écria: «Seigneur, prenez ma vie au lieu de la sienne! Laissez-le vivre, lui qui pourra encore tant faire pour votre gloire, et éteignez en échange la flamme de ma vie qui brûle sans profit pour personne!»
Mais si l'ange de la mort avait pris au mot un de ceux qui priaient ainsi, se présentant subitement devant lui, la faux levée pour exaucer son vœu, on peut se demander comment il se serait comporté. Probablement il aurait au plus vite rétracté une offre si inconsidérée et demandé la grâce d'accomplir toutes les années de vie qui lui étaient primitivement destinées.
À cette époque-là, une vieille femme habitait dans un des taudis noirs qui se trouvent sur la rive du Tibre. Elle était de ceux qui chaque jour rendent grâce à Dieu de leur existence. Le matin, elle vendait des légumes au marché et c'était là un métier qui lui convenait admirablement. Elle trouvait que rien ne saurait être plus gai qu'un marché au matin. Toutes les langues étaient en mouvement pour crier les marchandises, les clients se bousculaient devant les tables, en choisissant et en marchandant, et plus d'une bonne plaisanterie s'échangeait entre eux et les vendeurs. Parfois, elle faisait de bonnes affaires, écoulant tout son stock, mais même si elle ne vendait pas un radis, elle se trouvait à l'aise parmi les fleurs et la verdure dans l'air frais du matin.
Le soir, elle s'offrait une autre joie, plus grande encore celle-là. Alors son fils venait la voir. Il était prêtre, attaché à une petite église des quartiers indigents. Les pauvres prêtres qui y officiaient n'avaient guère de quoi vivre, et la mère craignait que son fils ne souffrît de la faim. Cette crainte même lui procurait un plaisir infini: elle lui servait de prétexte à le gaver de friandises quand il venait la voir. Il regimbait, ayant des dispositions pour une vie de discipline sévère et de renoncement, mais la mère se désespérait tellement devant son refus qu'il devait toujours finir par céder. Pendant qu'il mangeait, elle tournait dans la pièce en bavardant de tout ce qu'elle avait observé le matin pendant les heures de marché. C'étaient des choses fort profanes, tout cela, et parfois il lui venait à l'idée que son fils pourrait s'en offusquer. Alors elle s'interrompait au beau milieu d'une phrase et se mettait à parler de choses élevées et sérieuses, mais le prêtre ne pouvait s'empêcher de rire.
—Non, non, mère Concenza, disait-il, continue comme tu en as l'habitude! Les saints te connaissent déjà. Ils savent ce que tu vaux.
Alors elle aussi se mettait à rire, en disant:
—Tu as raison, en effet. Ça ne vaut pas la peine de faire des simagrées devant le bon Dieu!
Dès le début de la maladie du pape la signora Concenza eut à prendre sa part de la désolation générale. D'elle-même elle n'aurait certainement pas eu l'idée de s'inquiéter d'un tel événement, mais quand son fils vint la voir, elle n'arriva ni à le faire goûter le moindre morceau ni à lui arracher le plus faible sourire, bien qu'elle débordât de saillies et d'histoires amusantes. Elle s'effraya naturellement et demanda ce qui se passait.
—Le Saint-Père est tombé malade, répondit le fils.
Pour commencer, elle ne voulut pas croire que ce fût là le seul motif de sa tristesse. Évidemment, c'était malheureux, mais elle savait bien que si un pape mourait, on en aurait immédiatement un autre. Elle rappela à son fils qu'ils avaient regretté également le bon Pio Nono. Et voilà que celui qui lui avait succédé avait été un pape bien plus grand encore. Probablement les cardinaux réussiraient à leur trouver un nouveau souverain tout aussi saint et tout aussi sage que l'autre.
Le prêtre se mit alors à lui parler du pape. Il ne se souciait pas de la mettre au courant de ses actes de souverain, mais il lui raconta de petites histoires sur ses années d'enfance et de jeunesse. Même sur des années de simple prêtrise il y avait des choses à raconter qu'elle pouvait comprendre et apprécier, par exemple comment il avait fait la chasse aux brigands dans l'Italie du Sud et comment il avait su se faire aimer par les humbles et les miséreux au temps où il était encore évêque de Pérouse.
Ses yeux se remplirent de larmes et elle s'écria:
—Ah, s'il n'était pas si vieux, s'il avait encore bien des années à vivre, puisque c'est un si grand saint homme!
—Oui, si seulement il n'était pas si vieux! dit le fils en soupirant.
Mais signora Concenza avait déjà essuyé les larmes de ses yeux.
—Il faut cependant que tu supportes tout cela avec calme, dit-elle. Dis-toi bien que le cours de sa vie doit être accompli! Il est impossible d'empêcher la mort de le saisir.
Mais le prêtre était un exalté. Il aimait l'Église et il avait rêvé que le grand pape devait la conduire à des victoires importantes et décisives.
—Je donnerais volontiers ma vie, si elle pouvait racheter la sienne, dit-il.
—Qu'est-ce que tu racontes? s'écria la mère. Tu l'aimes vraiment à ce point? Mais tu ne dois pourtant pas faire des vœux si dangereux. Tu dois au contraire voir à vivre bien longtemps. Qui sait ce qui peut arriver? Pourquoi ne serais-tu pas pape à ton tour?
Une nuit et un jour passèrent, sans que l'état du pape s'améliorât. Lorsque, le lendemain, signora Concenza rencontra son fils, celui-ci avait l'air tout bouleversé. Elle comprit qu'il avait passé la journée entière en jeûne et en prières, et elle commença à prendre humeur.
—Je crois vraiment que tu vas te tuer pour ce vieux malade, dit-elle.
Le fils fut peiné de la retrouver sans compassion et essaya de lui faire partager sa douleur.
—Tu devrais vraiment plus qu'aucun autre souhaiter que le pape survive, dit-il. Si Dieu lui permet de continuer son règne, il va nommer mon curé évêque avant qu'un an soit passé, et dans ce cas-là ma fortune est faite. Il me donnera alors une bonne charge auprès d'une cathédrale. Tu ne me verras plus me promener dans une soutane usée. J'aurai de l'argent en abondance et je pourrai t'aider ainsi que tes pauvres voisins.
—Mais si le pape meurt? demanda signora Concenza angoissée.
—Si le pape meurt, on ne peut plus savoir. Si par hasard mon curé ne se trouve pas en faveur auprès du successeur, nous resterons tous les deux ce que nous sommes, pour bien des années encore.
Signora Concenza se mit à regarder son fils, la mine soucieuse. Elle vit son front plein de rides, ses cheveux qui grisonnaient déjà. Il avait l'air fatigué, miné par les soucis. Il était vraiment indispensable qu'il eût ce poste près de la cathédrale aussitôt que possible.
—Cette nuit j'irai à l'église prier pour le pape, se dit-elle. Il ne faut pas qu'il meure.
Après dîner elle surmonta courageusement sa fatigue et descendit dans la rue. La foule des passants était énorme. Beaucoup ne s'y trouvaient que par curiosité, voulant être des premiers à apprendre la nouvelle du décès, mais beaucoup d'autres étaient vraiment désolés et allaient d'église en église pour prier.
Aussitôt que signora Concenza se trouva dans la rue, elle rencontra une de ses filles, mariée à un lithographe.
—Ah! que tu fais bien d'aller prier pour lui! s'écria la fille. Tu ne peux t'imaginer quel malheur ce serait s'il mourait. Mon Fabiano était sur le point de se suicider en apprenant que le pape était tombé malade.
Elle raconta que son mari, le lithographe, venait de faire exécuter une centaine de milliers d'images du pape. Si maintenant celui-ci mourait, il n'en vendrait pas la moitié, pas même le quart. Il serait ruiné. Toute leur fortune était en jeu.
Elle continua sa course dans l'espoir de recueillir quelque nouvelle capable de consoler son pauvre mari qui, n'osant plus sortir, s'enfermait chez lui à ruminer sur le désastre. Mais sa mère resta là immobile, se murmurant tout bas: «Il ne faut pas qu'il meure. Il ne faut vraiment pas qu'il meure.»
Elle entra dans la première église qu'elle vit. Une fois entrée, elle s'agenouilla afin de prier pour la vie du pape.
En se levant pour partir, elle vint à fixer son regard sur un petit ex-voto suspendu au mur juste au-dessus de sa tête. Il représentait la Mort, soulevant une horrible épée à deux tranchants pour abattre une jeune fille, tandis que la vieille mère de celle-ci essayait en vain de s'interposer pour recevoir le coup à la place de l'enfant. Elle resta longtemps en contemplation devant le tableau. «Madame la Mort est une comptable scrupuleuse, dit-elle. On n'a jamais entendu dire qu'elle acceptât d'échanger une jeune personne contre une vieille. Peut-être serait-elle moins intraitable si l'on lui proposait d'échanger une vieille contre une jeune.»
Elle se rappela les paroles de son fils, disant qu'il voudrait mourir à la place du pape, et un frisson la fit tressaillir. Pensez, si la Mort le prenait au mot!
—Non, non, madame la Mort, chuchota-t-elle. Il ne faut pas le croire. Vous comprenez bien qu'il n'était pas sérieux. Il aime bien vivre. Il ne voudrait pas quitter sa vieille mère qui l'adore.
Pour la première fois, l'idée lui traversa l'esprit que si quelqu'un devait se sacrifier pour le pape, il valait bien mieux que ce fût elle qui était déjà vieille et qui avait vécu sa vie.
En quittant l'église, elle lia conversation avec quelques bonnes sœurs d'aspect très vénérable, qui se disaient originaires de la partie nord du pays. Elles étaient venues à Rome pour obtenir un petit secours de la caisse pontificale.
—Nous sommes vraiment dans le plus grand besoin, disaient-elles à la vieille Concenza. Figurez-vous que notre couvent était si vieux et si décrépit, que la tempête violente de l'hiver passé l'a renversé complètement! Quel malheur que le pape soit malade! Nous ne pouvons pas lui apprendre nos peines. S'il venait à mourir, nous serions obligées de rentrer sans avoir rien obtenu. Qui saurait dire si son successeur sera homme à s'occuper de quelques pauvres sœurs?
On aurait dit que tout le monde avait les mêmes préoccupations. Il était très facile de lier conversation avec n'importe qui. Chacun était heureux de pouvoir donner libre cours à ses appréhensions. Tous ceux dont signora Concenza s'approchait, lui firent savoir que la mort du pape serait pour eux un vrai désastre.
Et la vieille femme se répéta à elle-même:
—Oui, c'est vrai. Mon fils a raison. Il ne faut pas que le pape meure.
Au milieu d'un groupe de gens, une infirmière parlait très haut. Elle était tellement émue que les larmes lui coulaient sur les joues. Elle raconta qu'il y a cinq ans, elle avait reçu l'ordre d'aller servir dans un hôpital de lépreux, établi sur une île perdue, à l'autre bout du monde. Elle avait, naturellement, dû obéir, quoique bien à contre-cœur. Elle avait ressenti une peur atroce de cette mission. Mais, avant de partir, elle avait été reçue par le pape qui lui avait donné une bénédiction spéciale, et il lui avait promis formellement de la recevoir une seconde fois, si elle revenait vivante. Et c'était cela qui l'avait fait vivre les cinq années qu'elle avait été absente, rien que l'espoir de revoir le Saint-Père encore une fois dans sa vie. Cela l'avait aidée à traverser toutes les atrocités de là-bas. Et à présent qu'enfin elle avait pu rentrer, elle avait été accueillie par la nouvelle disant que le pape était mourant. Elle n'était même pas admise à le voir de loin.
Elle était tout à fait désespérée, et la vieille Concenza fut tout émue.
—Ce serait vraiment un trop grand malheur pour tout le monde, si le pape mourait, pensa-t-elle en continuant sa route.
En voyant que beaucoup des passants avaient l'air éploré, elle se faisait un vrai plaisir en imaginant le bonheur qu'il y aurait à voir la joie de tout ce monde-là, si le pape était rétabli. Et, comme à l'instar de bien des gens qui ont l'humeur légère, elle n'éprouvait pas plus de crainte à l'idée de mourir qu'à celle de vivre, elle se dit à elle-même:
—Si seulement je savais comment m'y prendre, je donnerais volontiers au Saint-Père les années qui me restent encore à vivre!
Elle parlait ainsi un peu en plaisantant, mais il y avait bien aussi du sérieux dans ses paroles. Elle souhaitait vraiment de pouvoir faire quelque chose de ce genre.
—Une vieille femme ne saurait souhaiter une plus belle mort, se dit-elle. Je rendrais service et à mon fils, et à ma fille, et je ferais le bonheur d'une foule de gens par-dessus le marché.
Tout en retournant ces idées dans sa tête, elle souleva le tapis bourré, suspendu devant l'entrée d'une petite église obscure. C'était une église des plus anciennes, une de celles qui ont l'air de s'enfoncer petit à petit dans la terre, parce que le sol de la ville, au cours des années, s'est soulevé de plusieurs mètres tout autour d'elles. Cette église avait gardé, à l'intérieur, quelque chose de lugubre, à force de vétusté, venant sans doute des temps sombres qui l'avaient vu construire. Un frisson involontaire faisait tressaillir celui qui entrait sous ces voûtes basses, soutenues par des colonnes de largeur extraordinaire, et qui voyait les images des saints, d'un style barbare, qui vous regardaient du haut des murs et des autels.
En entrant dans cette vieille église, toute remplie de gens en prières, signora Concenza fut prise d'une sensation de peur mystérieuse mélangée de respect. Elle sentit nettement que dans cet endroit demeurait, sans conteste, une divinité. Sous les voûtes lourdes planait quelque chose d'infiniment puissant et mystérieux, quelque chose qui donnait une telle impression de force surnaturelle, qu'elle se sentit trembler à l'idée d'y rester.
—Voici une église où l'on ne va pas pour écouter la messe ou pour se confesser, se dit signora Concenza. On y va lorsqu'on est en grande détresse et qu'on ne peut être aidé que par un miracle.
Elle resta hésitante, près de la porte, à respirer cet air étrange d'angoisse et de mystère.
—Je ne sais même pas à qui cette église est consacrée, murmura-t-elle, mais je sens qu'il y a vraiment ici quelqu'un qui peut nous donner ce que nous demandons.
Elle se laissa tomber à genoux parmi les fidèles, si nombreux qu'ils couvraient le parvis, depuis l'autel jusqu'à la sortie. Tout en priant elle-même, elle entendit soupirer et sangloter ceux qui l'entouraient. Toute cette douleur pénétra dans son cœur et le remplit d'une compassion toujours grandissante.
—Ah! mon Dieu, laissez-moi faire quelque chose pour sauver ce vieux malade, pria-t-elle. Je viendrai par là en aide, d'abord à mes enfants, et puis à tant d'autres!
De temps à autre, un petit moine décharné se glissait parmi les fidèles et leur chuchotait quelques mots à l'oreille. Celui à qui il avait parlé se levait aussitôt pour le suivre dans la sacristie.
Signora Concenza comprit bientôt de quoi il s'agissait.
—Ce sont là des gens qui font des vœux pour le rétablissement du pape, pensa-t-elle.
La prochaine fois que le petit moine vint faire son tour, elle se leva pour le suivre.
Ce fut là un acte complètement involontaire. Il lui sembla qu'elle y était poussée par la puissance occulte qui régnait dans la vieille église.
Une fois entrée dans la sacristie qui avait l'air encore plus mystérieuse que l'église même, elle se repentit:
—Qu'est-ce que je viens faire ici? se demanda-t-elle. Qu'est-ce que j'ai à donner, moi? Je ne possède rien que deux charretées de légumes. Je ne peux pourtant pas donner aux saints quelques paniers d'artichauts!
Le long d'un des murs était un comptoir derrière lequel se tenait un prêtre qui notait sur un registre tout ce qu'on promettait aux saints. Concenza entendit l'un promettre de donner à la vieille église une somme d'argent, un autre sacrifier sa montre d'or, un troisième ses boucles de perles.
Concenza restait toujours immobile à la porte. Ses derniers pauvres sous, elle les avait dépensés pour procurer quelques bons morceaux à son fils. Elle entendit encore que des gens qui n'avaient pas l'air d'être plus riches qu'elle, achetaient des cierges et des cœurs d'argent. Elle retourna la poche de sa jupe. Elle n'arriva même pas à réunir la somme qu'il fallait pour cela.
Elle demeura dans l'expectative si longtemps qu'enfin elle était la seule personne étrangère dans la sacristie. Les prêtres qui s'y trouvaient commencèrent à la regarder d'un œil étonné. Alors elle fit quelques pas en avant. Pour commencer elle eut l'air peu sûre d'elle et même un peu gênée, mais les premiers pas franchis, elle s'en fut d'un pied léger et prompt devant le comptoir.
—Mon père, dit-elle au prêtre, écrivez que Concenza Zamponi qui a eu soixante ans l'année passée à la Saint-Jean, donne les années qui lui restent à vivre, au Saint-Père, pour allonger le fil de ses jours.
Le prêtre avait déjà commencé à écrire. Il était certainement très fatigué d'avoir tenu ce registre toute la nuit et il ne faisait pas attention à ce qu'il notait. Mais maintenant il s'arrêta net au milieu de la phrase et jeta un regard plein d'interrogation sur signora Concenza. Elle rencontra son regard avec un calme parfait.
—Je suis forte et en bonne santé, fit-elle. J'aurais bien atteint les soixante-dix. C'est au moins dix années que je donne au Saint-Père.
Le prêtre, voyant son zèle et sa ferveur, ne fit pas d'objections:
—C'est une pauvre femme, se dit-il. Elle n'a pas autre chose à donner.
—C'est écrit, ma fille, dit-il.
À l'heure tardive où enfin la vieille Concenza quitta l'église, toute circulation avait cessé et la rue était complètement déserte. Elle se trouvait dans une partie reculée de la ville où les becs de gaz étaient si clairsemés qu'ils n'arrivaient que bien imparfaitement à dissiper l'obscurité. Elle se mit à marcher rapidement. Elle sentit son âme en fête, toute convaincue qu'elle était d'avoir accompli une action qui ferait bien des heureux.
En avançant dans la rue, elle eut tout d'un coup l'impression qu'un être vivant planait au-dessus de sa tête.
Elle s'arrêta et regarda en haut. Dans l'obscurité qui régnait entre les hautes maisons, il lui sembla discerner une paire d'ailes énormes et même elle crut entendre le bruissement des plumes.
—Qu'est cela? dit-elle. Ce ne peut pourtant pas être un oiseau. C'est beaucoup trop grand.
Immédiatement après elle crut distinguer un visage dont la blancheur était telle qu'elle perçait l'obscurité. Alors un effroi indicible s'empara d'elle. «C'est l'ange de la mort qui plane sur moi, pensa-t-elle. Ah qu'est-ce que j'ai fait? Je me suis livrée aux mains du Terrible.»
Elle se mit à courir, mais elle continua à entendre le bruit sourd des ailes puissantes, et elle était convaincue que la mort la poursuivait.
Elle fuyait par les rues avec une rapidité exaspérée. Néanmoins il lui sembla que la mort s'approchait de plus en plus. Déjà elle sentait les ailes effleurer son épaule.
Soudain elle entendit un sifflement dans l'air. Un objet lourd et aigu la frappa à la tête. L'épée de la mort l'avait atteinte. Elle tomba à genoux. Elle comprit qu'il lui fallait mourir...
Quelques heures plus tard la vieille Concenza fut trouvée dans la rue par quelques ouvriers. Elle était là inanimée, frappée d'une congestion. La pauvre femme fut transportée à l'hôpital où l'on réussit à la faire recouvrer ses sens, mais il était évident qu'il ne lui restait pas beaucoup d'heures à vivre.
On eut cependant le temps de faire venir ses enfants. Lorsque, remplis de douleur, ceux-ci arrivèrent à son lit, ils la trouvèrent très calme et très heureuse. Elle ne pouvait guère parler, mais elle restait là à caresser leurs mains.
—Il faut être heureux, disait-elle, heureux, heureux.
Elle n'était pas contente de les voir pleurer, cela était évident. Elle demanda même aux infirmières de sourire et de manifester leur joie.
—Gais et heureux, répéta-t-elle, maintenant il faut que tout le monde soit heureux et content.
Elle demeurait là, les yeux affamés de voir un peu de joie autour d'elle.
Elle s'impatientait de plus en plus devant les larmes des enfants et les mines graves des infirmières. Elle commençait à prononcer des paroles que personne ne comprenait. Elle disait que s'ils n'étaient pas contents, elle aurait pu aussi bien continuer à vivre. Ceux qui l'entendaient croyaient qu'elle divaguait.
Tout à coup la porte s'ouvrit et un jeune médecin entra dans la salle. Il tenait à la main un journal qu'il brandit en criant à haute voix:
—Le pape va mieux. Il guérira. Il y a eu un revirement cette nuit.
Les infirmières lui firent signe de se taire pour ne pas troubler la paix de le mourante; mais signora Concenza l'avait déjà entendu.
Elle avait remarqué aussi qu'un frémissement de joie, tel un éclair de bonheur, avait effleuré ceux qui entouraient son lit.
Alors l'inquiétude disparut de son visage. Elle sourit, contente. Elle fit signe qu'on la redressât dans son lit.
Là elle restait à regarder autour d'elle avec des yeux de visionnaire. C'était comme si elle embrassait Rome entière de son regard, Rome dont à cette heure les habitants envahissaient les rues, en se transmettant entre eux la nouvelle heureuse.
Elle releva la tête aussi haut que possible.
—C'est moi, dit-elle. Je suis très contente. Dieu m'a laissée mourir pour qu'il puisse vivre. Ça ne fait rien de mourir, puisque j'ai rendu heureux tout le monde.
*
* *
Mais à Rome on raconte qu'une fois rétabli, le Saint-Père s'amusait un jour à relever sur les registres des églises tous les vœux pieux faits pour sa guérison.
Il lut en souriant la longue liste de petits cadeaux jusqu'à ce qu'il vint à l'annotation portant que Concenza Zamponi lui avait donné les années qu'il lui restait à vivre. Alors tout d'un coup il devint grave et pensif.
Il fit rechercher Concenza Zamponi et il apprit qu'elle était morte la nuit même où il guérit. Il fit mander aussi son fils Domenico et le questionna sur les derniers moments de sa mère.
—Mon fils, lui dit le pape, lorsqu'il eut enfin fini, ta mère ne m'a pas sauvé la vie comme elle le croyait à son heure dernière, mais je suis très touché de son amour et de son esprit de sacrifice.
Il donna sa main à baiser à Domenico, et le congédia.
Mais les Romains assurent que bien que ne voulant pas avouer ouvertement que sa vie avait été prolongée grâce au sacrifice de la vieille femme, il en était cependant convaincu. «Pourquoi, sans cela, Père Zamponi aurait-il fait une carrière si rapide? demandent les Romains. Il est déjà évêque et l'on chuchote qu'à la prochaine occasion il va être promu cardinal.»
Et à Rome on ne craignait plus la mort du pape, même quand celui-ci était très sérieusement malade. On prévoyait qu'il allait vivre plus longtemps que les autres humains, car sa vie avait été prolongée de toutes les années dont lui avait fait cadeau la pauvre Concenza.
LE BALLON
Père et les petits se trouvent par un triste soir d'octobre dans un wagon de troisième en route pour Stockholm. Père est seul sur sa banquette. En face de lui, les deux garçons, blottis l'un contre l'autre, lisent un roman de Jules Verne: Cinq semaines en ballon. Le livre est très fatigué. Les petits le savent presque par cœur, l'ayant discuté et retourné de toutes les façons, mais ils continuent à le lire avec le même plaisir. Ils ont tout oublié pour suivre les hardis aéronautes à travers l'Afrique, et ce n'est que très rarement qu'ils lèvent les yeux pour regarder les pays de Suède qu'on traverse.
Les deux garçons se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Ils sont de même taille, portent le même costume, même béret bleu, même paletot gris; ils ont tous les deux de grands yeux rêveurs et un petit nez retroussé. Ils sont toujours grands amis, inséparables, se souciant peu des autres; ils parlent toujours d'inventions, de découvertes, d'explorations. Pour ce qui est des aptitudes, ils se ressemblent moins. Léonard, l'aîné, qui a treize ans, se tire péniblement d'affaire à l'école, où il est dépassé par ses camarades dans presque toutes les matières. En retour, il est très entreprenant et très débrouillard. Il sera inventeur et s'occupe sans discontinuer à la construction d'un aéroplane. Hugues a un an de moins que Léonard, mais, apprenant plus facilement, il est déjà dans la même classe que son frère. Lui non plus cependant ne se sent pas trop porté aux études; en revanche il est très sportif: grand skieur, cycliste consommé, patineur émérite. Il se propose de partir comme explorateur, aussitôt qu'il sera grand. L'aéroplane de Léonard une fois bien au point, Hugues s'en servira pour aller à la découverte de ce qui reste encore à découvrir de ce monde.
Père est un homme élancé, à la poitrine creuse, au visage terreux, aux mains fines et allongées. Il est habillé très négligemment. Le plastron est fripé, l'attache du paletot émerge à la nuque, le gilet est boutonné de travers, les chaussettes retombent. Il porte les cheveux longs, si longs qu'ils couvrent le col; cela cependant n'est pas par négligence, mais par goût et par habitude.
Père descend d'une de ces vieilles familles de joueurs de violon qui existent encore dans les provinces lointaines; et il a apporté dans la vie, comme héritage particulier, deux penchants naturels très accentués. D'abord le talent musical, et ce fut celui-là qui apparut le premier. On le fit donc passer par le Conservatoire de Stockholm pour achever ensuite ses études à l'étranger, et ses années d'études lui valurent tant de succès que lui-même aussi bien que ses maîtres s'attendaient à le voir devenir un jour un violoniste de réputation mondiale. Ce n'est pas le talent qui fît défaut pour arriver à ce résultat, c'est l'énergie et la persévérance. Il n'eut pas la force de caractère nécessaire pour conquérir de haute lutte une situation dans le monde. Bientôt il fut de retour dans son pays et accepta le poste d'organiste dans une petite ville de province. Pour commencer, il avait honte de n'avoir pas répondu à l'attente générale, mais d'autre part il se sentait heureux d'avoir le pain assuré et de ne plus dépendre de la charité des autres.
Aussitôt entré en charge, il se maria et pendant quelques années il fut certainement très content de son sort. Il avait un petit chez-soi très gentil, une femme heureuse et enjouée, deux garçons, et il était le favori de la ville entière, fêté et recherché par tout le monde. Puis, des jours étaient venus, où tout cela ne paraissait plus le satisfaire. Il se prit à désirer de s'en aller encore chercher au loin le succès, mais il se sentit moralement tenu à rester, à cause de sa femme et des petits.
C'était surtout sa femme qui lui avait persuadé de renoncer à ce voyage tant désiré. Elle n'avait pas voulu croire qu'il réussirait mieux cette fois-ci que l'autre. Elle trouvait du reste que leur bonheur était si parfait qu'il ne lui restait rien à désirer. Sans doute, elle commit en cela une grave erreur qu'elle eut à expier plus tard, car à dater de ce jour, l'autre disposition héréditaire du mari commençait à se faire jour. Du moment qu'il ne put satisfaire la soif de gloire et de succès, il chercha sa consolation dans la bouteille.
Il lui advint ce qui advenait généralement dans sa famille: il but sans prudence ni modération et fut bientôt près de la déchéance complète. Peu à peu, il avait changé de caractère du tout au tout. Il n'était plus l'homme aimable et séduisant d'autrefois mais un être dur et méchant. Et pour comble de malheur, il avait conçu une haine terrible contre sa femme et s'obstinait à la tourmenter, qu'il fût ivre ou non, de toutes les façons imaginables.
Les petits n'ont donc pas eu un foyer des plus joyeux. Même, leur enfance aurait été tout à fait malheureuse, s'ils n'avaient pas su se créer un petit monde à part, plein de machines, de projets d'explorations, de livres d'aventures. Le seul être qui a pu parfois jeter un regard discret dans ce monde particulier, c'est la maman. Père n'en soupçonne même pas l'existence et il ne sait du reste pas parler aux enfants des choses qui les intéressent. Aujourd'hui il les dérange coup sur coup en leur demandant s'ils ne trouvent pas qu'il sera amusant de voir Stockholm, s'ils ne sont pas heureux d'être en voyage avec leur père, et autres choses semblables, à quoi ils font des réponses très courtes, pour se replonger immédiatement dans leur lecture. Père continue néanmoins de leur parler. Il croit que les petits sont enchantés de son amabilité mais qu'ils sont trop timides pour le montrer.
—Ils ont été trop longtemps dans les jupes de leur mère, se dit-il. Ils sont devenus peureux et pleurnichards. Ça sera autre chose maintenant que je m'en charge.
Mais père se trompe. Si les petits lui font des réponses brèves, ce n'est pas qu'ils sont timides, cela tient uniquement à ce qu'ils sont bien élevés et ne veulent pas le blesser. Si cela n'était pas, ils répondraient bien autrement.
—Pourquoi trouverions-nous que c'est amusant de voyager avec père, diraient-ils. Père doit croire qu'il est quelqu'un d'extraordinaire, mais nous voyons trop bien qu'il n'est qu'un pauvre déchu. Et pourquoi nous réjouirions-nous de voir Stockholm? Nous comprenons trop bien que ce n'est pas pour nous amuser que Père nous a emmenés, mais uniquement pour faire de la peine à Mère.
Père ferait évidemment mieux de laisser lire les petits sans les déranger. Ils sont malheureux et apeurés, et cela les agace de le voir en bonne humeur.
—C'est uniquement parce qu'il sait que Mère reste là-bas, seule, à pleurer, qu'il est si gai aujourd'hui, se murmurent-ils tout bas.
Les questions de Père ont enfin pour résultat d'interrompre la lecture des petits qui continuent cependant à rester courbés sur leur livre. Bien malgré eux, leurs pensées commencent à tourner avec amertume autour des souffrances sans nombre qu'ils ont eu à supporter, à cause de Père.
Ils se rappellent le jour, où Père s'étant grisé dès le matin fut aperçu titubant dans la rue suivi d'une foule de gamins qui se gaussaient de lui. Ils se rappellent combien leurs camarades les ont bafoués, leur donnant des sobriquets, à cause de leur poivrot de père.
Ils ont dû avoir honte de lui, ils ont vécu dans une angoisse permanente à cause de lui, et aussitôt qu'ils ont eu un plaisir quelconque, il est venu le gâter. C'est toute une liste de torts qu'ils dressent contre lui. Les petits sont très doux, très patients, mais ils sentent une colère croissante monter en eux.
Il devrait tout de même comprendre qu'ils ne lui ont pas encore pardonné la grande déception qu'il leur a causée la veille. Ce fut même le pire de tout ce qu'il leur a fait jusqu'ici.
C'est que la maman des petits, au printemps de l'année passée, s'est enfin décidée à divorcer. Des années durant, son mari n'a fait que la persécuter, la tourmenter de toutes les manières, mais elle n'a pas voulu le quitter de peur de le voir se perdre complètement. Mais, en fin de compte, elle s'y est résolue à cause des enfants. Elle avait remarqué que leur père les rendait malheureux, et elle comprit qu'il fallait les enlever à cette misère et les rendre à un foyer plus digne et plus réconfortant.
À la fin de l'année scolaire elle avait envoyé les garçons à la campagne auprès de ses parents, tandis qu'elle-même prenait le chemin de l'étranger, manière la plus commode d'obtenir le divorce.
Il ne lui plaisait guère qu'ainsi ce fût elle qui eût l'air de rompre le mariage, mais à cela il n'y avait pas de remède, elle avait dû s'y résigner. Ce qui la choquait encore davantage, c'est que le tribunal confia au père la garde des enfants pour la raison que la mère avait déserté le domicile conjugal. Elle se consolait en se disant qu'il n'y avait pas à craindre que son mari voulût garder les enfants, mais néanmoins elle ne s'était pas sentie tout à fait tranquille.
Aussitôt le divorce obtenu, elle était rentrée pour trouver un logement où s'installer avec les enfants. Il y avait tout juste deux jours que tout était arrangé pour recevoir les petits.
Ç'avait été là le plus beau jour de leur vie. Le logement était composé, en tout, d'une grande pièce et d'une cuisine plus grande encore, mais tout avait l'air si reluisant et si propre et Mère avait su tout arranger de façon si gentille. La pièce devait leur servir à tous de cabinet de travail durant le jour, et, la nuit, les petits devaient y dormir. La cuisine était propre et bien éclairée, on y prendrait les repas. Dans un petit réduit à côté, Mère avait trouvé moyen d'installer son lit à elle.
Mère leur avait dit qu'ils seraient très pauvres. Elle avait obtenu le poste de professeur de chant au collège de jeunes filles, et ils étaient réduits à vivre de ce que cela rapportait. Ils n'avaient donc pas les moyens d'avoir une bonne et devaient se tirer d'affaire tout seuls. Les petits s'enthousiasmaient de tout, surtout de la perspective de pouvoir se rendre utiles. Ils offraient de chercher de l'eau et du bois. Ils cireraient eux-mêmes leurs chaussures et feraient eux-mêmes leurs lits. Quel plaisir, rien qu'à y penser!
Il y avait encore un cabinet, où Léonard pourrait s'installer avec ses machines. Il garderait lui-même la clef et, sauf lui et Hugues, personne n'y serait admis.
Mais le bonheur des petits, aux côtés de leur mère, n'avait duré qu'un jour. Après, Père était venu gâter leur joie, comme il avait fait toujours, de plus loin qu'ils se souvinssent. Père venait de faire un héritage de quelques milliers de couronnes, leur avait dit Mère; il avait démissionné de son poste et devait partir pour la capitale. Les petits s'étaient réjouis avec leur mère à l'idée de n'avoir plus à le rencontrer dans la rue. À ce moment, un des amis du père était venu de sa part les informer de son intention d'emmener avec lui les enfants.
Mère avait pleuré et supplié qu'on lui laissât les petits, mais l'envoyé du père avait répondu que celui-ci était fermement résolu à prendre les enfants sous sa garde. S'ils ne venaient pas de leur plein gré, il les ferait chercher par la police. Il recommanda à la mère de relire l'acte de divorce. Elle y verrait expressément dit que les enfants devaient être confiés au père. Et cela, mère le savait déjà. Ce n'était pas à nier.
L'ami du père avait débité un tas de belles choses: c'était parce que Père aimait tendrement ses enfants qu'il les voulait auprès de lui, mais les petits savaient bien que Père les emmenait dans l'unique but de faire de la peine à leur maman. Il avait trouvé cela pour lui gâter le plaisir de se savoir séparée de lui. Elle serait réduite à vivre dans une anxiété perpétuelle à leur sujet. Ce n'était que vengeance et méchanceté, tout cela!
Mais Père a fait sa volonté et les voici en route pour Stockholm. Et en face d'eux. Père est là qui se réjouit du bon tour qu'il a joué à Mère. D'instant en instant, l'idée d'accompagner leur père et surtout de vivre avec lui leur devient plus répugnante. Sont-ils donc complètement à sa merci? N'y a-t-il donc pas de remède à cela?
Père s'est installé à son aise dans son coin et bientôt il s'endort. Immédiatement les petits commencent à se parler tout bas avec ardeur. Il ne leur est pas difficile d'arriver à une décision. Toute la journée ils ont, chacun de son côté, ruminé l'idée de s'enfuir. Ils se mettent d'accord pour gagner la plate-forme et de là sauter du train aussitôt qu'il traversera quelque grande forêt. Puis ils se construiront une hutte dans un endroit caché au fond des bois et là ils vivront seuls, sans se montrer à qui que ce soit.
Au beau milieu de ces projets le train s'arrête à une station et une paysanne, menant par la main un petit bébé, fait son entrée dans le compartiment. Elle est habillée de noir, un fichu sur la tête, et a l'air douce et aimable. Elle ôte le paletot du bébé, tout trempé par la pluie, et l'enveloppe d'un châle bien chaud. Puis elle lui enlève ses chaussures, essuie ses petits pieds froids, tire de son sac des bas et des souliers secs qu'elle lui met. Pour finir, elle lui donne un bonbon et le couche sur la banquette, la tête sur les genoux, pour le faire dormir.
Tantôt l'un, tantôt l'autre des garçons jette un regard furtif sur la paysanne qui soigne son bébé. Ces coups d'œil deviennent de plus en plus fréquents et on voit simultanément des larmes briller aux yeux des deux garçons. Ils ne lèvent plus les yeux mais les tiennent obstinément fixés sur le plancher.
On dirait qu'en même temps que la paysanne, une autre personne, invisible à tous excepté au deux garçons, est entrée dans le compartiment. Et cette autre personne, c'est Mère. Les petits ont l'impression qu'elle est venue s'asseoir entre eux, qu'elle leur a pris la main comme elle l'avait fait la veille au soir, lorsqu'il fut décidé qu'ils partiraient, et qu'elle leur parle encore comme elle l'a fait alors.
—Il faut me promettre de ne pas garder rancune à Père à cause de moi. Il n'a jamais pu me pardonner de l'avoir empêché de partir pour l'étranger. Il trouve que c'est de ma faute, s'il n'a pas réussi et s'il s'est mis à boire. Il ne m'en punira jamais assez, à son avis. Mais il ne faut pas lui en vouloir pour cela.
—À présent que vous vivrez avec Père, il faut me promettre d'être gentils pour lui. Vous ne devez pas l'exciter contre vous, il faut vous arranger avec lui aussi bien que possible. Cela, il faut absolument me le promettre, sans cela je ne n'aurai pas la force de vous voir partir.
Et les petits avaient promis.
—Il ne faut pas vous enfuir de chez votre père. Promettez encore cela, avait-elle dit.
Ils avaient encore promis cela.
Les petits n'ont qu'une parole, et du moment qu'ils se rappellent les promesses faites à mère, ils abandonnent toute idée d'évasion. Père continue à dormir mais ils restent patiemment à leurs places. Ils reprennent leur lecture avec une ardeur redoublée et leur fidèle ami Jules Verne les transporte bientôt loin de toutes leurs peines dans les parages bienheureux de l'Afrique aux mille merveilles.
*
* *
Dans le faubourg du Sud, loin du centre, Père a loué deux chambres et une cuisine, au rez-de-chaussée, sur une cour étroite et sombre. Le logement a longtemps servi, passant de locataire à locataire, sans être réparé. Le papier est déchiré et taché, les plafonds sont noircis, des carreaux sont cassés, le plancher de la cuisine est tellement usé qu'on y voit des creux. Des commissionnaires ont été chercher les bagages à la gare, et ils les ont abandonnés un peu partout, au hasard, dans les pièces. Père et les petits sont en train de déballer. Père manie une hache en donnant des coups désespérés pour ouvrir une caisse. Les petits retirent d'une autre caisse des verres et des porcelaines qu'ils rangent ensuivent dans un placard. Ils sont adroits et travaillent avec ardeur, mais à chaque instant Père les engage à plus de prudence et leur défend de porter plus d'une assiette ou plus d'un verre à la fois. Entre temps, le travail du père n'avance guère. Ses mains sont engourdies et sans force, il se met en sueur sans pour cela réussir à enlever le couvercle de la caisse. Il dépose la hache, fait le tour de la caisse, se demandant si ce n'est pas par hasard le fond qui est en haut. Un des petits s'empare alors de la hache et se met en devoir de faire sauter le couvercle en appuyant de toutes ses forces, mais Père le repousse. Cette caisse-là est trop bien clouée. Léonard ne peut pourtant pas croire qu'il réussira là où père lui-même a échoué? Pour ouvrir cette caisse-là, il faudra un homme du métier, conclut-il, en mettant son chapeau et son par-dessus pour sortir chercher le concierge. À peine sorti, une idée lui traverse la tête. Il comprend subitement pourquoi il n'a plus de force dans les mains. C'est tôt dans la matinée, il n'a encore rien absorbé qui puisse activer la circulation du sang. S'il entrait un moment dans un café prendre un petit verre, les forces lui reviendraient et il se tirerait d'affaire sans aide. «Cela vaut mieux que de chercher le concierge.» Sur cette réflexion, Père s'en va à la recherche d'un café. Et lorsqu'il regagne le petit logement sur la cour, il est huit heures du soir.
Dans sa jeunesse, lorsqu'il suivait les cours du Conservatoire, il logeait dans le même quartier. Il avait fait partie d'une société de quatuors, composée surtout de commis et de petits commerçants qui se réunissaient d'ordinaire dans un caveau près de Mosebacke. L'envie lui prit d'aller voir si le petit caveau existait encore. En effet, il était toujours là, et Père a eu même la chance inespérée d'y trouver quelques-uns des amis de jadis en train de déjeuner.
Ils l'avaient reçu à bras ouverts, l'avaient convié à leur table et avaient fêté son arrivée à Stockholm de la façon la plus aimable du monde. Le déjeuner enfin terminé, Père avait voulu rentrer déballer les meubles, mais les amis lui avaient persuadé de rester dîner avec eux. Tant et si bien qu'il était huit heures passées lorsque enfin Père se décida à rentrer. Et il lui en coûtait beaucoup de quitter la joyeuse compagnie de si bonne heure.
Lorsque Père rentre, il trouve les petits dans l'obscurité, faute d'allumettes. Heureusement Père en a une boîte dans ses poches et après avoir allumé un petit bout de chandelle qui, par un hasard heureux, s'était glissé parmi les effets emballés, il peut constater que les petits sont poudreux et échauffés, mais que malgré tout ils ont l'air frais et dispos, et même très contents de leur journée.
Dans les pièces, les meubles sont rangés le long des murs, les caisses sont transportées dehors, et la paille et les papiers d'emballage ont été balayés. Hugues est en train de faire les lits des petits dans la pièce extérieure. L'autre pièce servira de chambre à coucher au père, et là il trouve son lit fait avec tout le soin qu'il pourrait souhaiter.
Maintenant, un brusque revirement se fait dans l'esprit de Père. En rentrant, il était mécontent de lui-même pour avoir déserté le travail en laissant les petits sans manger, mais du moment qu'il voit qu'ils sont de bonne humeur et n'ont l'air de manquer de rien, il est pris de regrets d'avoir quitté ses amis à cause d'eux, et devient irritable et querelleur.
Il voit bien que les petits sont fiers de tout le travail abattu et qu'ils s'attendent à en être loués, mais de cela il n'a aucune envie. Il leur demande au contraire qui les a aidés et leur fait remarquer qu'à Stockholm tout se paie et que par conséquent il faudra dédommager le concierge pour la peine qu'il a eue. Les petits répondent qu'ils n'ont eu l'assistance de personne, qu'ils se sont tirés d'affaire tout seuls; mais lui, il continue à grommeler. C'était mal à eux d'ouvrir la grande caisse. Ils auraient pu s'y blesser. Il leur avait défendu de toucher à cette caisse. Il faudra lui obéir à présent. C'est lui qui est responsable d'eux.
La bougie à la main, il sort dans la cuisine et se met à inspecter les placards. Le petit assortiment de verres et de porcelaines se trouve rangé sur les rayons dans un ordre parfait. Il examine tout avec un soin minutieux pour trouver un motif de continuer ses plaintes.
Tout d'un coup, il aperçoit quelques restes du dîner des petits et se met de suite à les gronder pour avoir mangé du poulet. Où l'ont-ils eu? Est-ce son argent qu'ils osent gaspiller en mangeant du poulet?
Soudain il se rappelle qu'il ne leur a pas donné un sou vaillant. Il se demande s'ils ont volé le poulet et il est violemment ému à cette idée.
Il parle et pérore, il gronde et tempête, mais n'arrive pas à avoir une réponse des petits. Ils ne se soucient pas de lui dire comment ils ont eu le poulet, ils le laissent pérorer. Et lui, il fait de longs discours, des sermons qui épuisent le restant de ses forces. À la fin, il supplie, il implore...
—Je vous adjure de me dire la vérité. Je vous pardonnerai ce que vous avez pu commettre, pourvu que vous me disiez la vérité.
À ce moment les petits ne peuvent pas se contenir plus longtemps. Père entend une espèce d'ébrouement. Ils se redressent dans leurs lits en rejetant les couvertures et il s'aperçoit qu'ils sont tout rouges d'un rire retenu. Et au milieu d'éclats de rire qu'ils ne s'efforcent plus de maîtriser, Léonard réussit à proférer ces mots:
—Mère avait placé un poulet dans le sac à provisions qu'elle nous a donné à notre départ.
Père se redresse de toute sa hauteur et les foudroie d'un regard terrible, il veut parler mais ne trouve pas le mot juste. Il se redresse encore plus majestueusement, et avec un regard plein de mépris, il rentre dans sa chambre.
*
* *
S'étant aperçu combien les petits sont débrouillards, Père en profite pour se passer de domestique. Le matin, il envoie Léonard à la cuisine préparer le café pendant que Hugues met la table et va chercher le pain chez le boulanger. Après le petit déjeuner, il s'installe dans un fauteuil à surveiller les petits qui font les lits, frottent les parquets, arrangent les poêles sous ses yeux. Il donne sans cesse des ordres et les envoie d'une tâche à une autre uniquement pour montrer son autorité. Le nettoyage du matin fini, il sort et reste absent toute la matinée. Il fait venir le déjeuner tout fait d'une école de cuisinières du voisinage. Puis, il quitte les petits pour le restant de la journée et n'exige d'eux qu'une chose: trouver son lit tout fait lorsqu'il rentre.
Les petits sont donc seuls presque toute la journée et peuvent s'occuper selon leur bon plaisir.
Une de leurs occupations principales est d'écrire à leur mère. Tous les jours ils reçoivent des lettres d'elle et elle leur envoie du papier et des timbres pour la réponse.
Les lettres de Mère contiennent surtout des recommandations d'être gentils envers Père. Elle ne se lasse pas de leur dire combien il était aimable à l'époque où elle fit sa connaissance et elle leur raconte combien il était travailleur au début de sa carrière. Il faut qu'ils soient bons et affectueux pour lui. Ils ne doivent jamais oublier combien il est malheureux.
«Si vous êtes tout à fait gentils avec Père, il vous prendra peut-être en pitié et vous laissera rentrer auprès de moi», écrit-elle.
Mère raconte encore qu'elle a été et chez le curé et chez le maire demander s'il n'y avait pas un moyen de rentrer en possession des petits. Tous les deux lui ont répondu qu'il n'y en avait pas. Il faut laisser les petits à leur père. Mère aurait désiré quitter la ville pour vivre à Stockholm dans l'espoir d'entrevoir ses fils de temps en temps, mais tous lui conseillent de patienter. Ils croient que père va bientôt se lasser des petits et qu'il les renverra chez leur mère. Maintenant, elle ne sait pas au juste ce qu'il faut faire. D'un côté, elle trouve affreux que les petits vivent à Stockholm sans avoir personne pour les soigner, d'autre part, elle sait que si elle quitte sa situation actuelle, elle ne pourra plus prendre soin d'eux, si, par hasard, ils redevenaient libres. Mais à Noël, en tout cas, Mère viendra les voir à Stockholm.
Les petits écrivent ce qu'ils font le long de la journée, heure par heure. Ils apprennent à Mère qu'ils vont chercher les repas pour leur père et qu'ils font son lit. Elle comprend qu'ils tâchent d'être gentils avec lui à cause de leur mère, mais elle s'aperçoit bien qu'ils ne l'aiment pas plus qu'auparavant.
Elle a l'impression que ses deux petits sont tout le temps seuls. Ils habitent une grande ville qui fourmille de gens, mais personne ne se soucie d'eux, personne ne fait attention à eux. Et cela vaut peut-être mieux. Qui sait ce qui pourrait leur arriver s'ils venaient à faire des connaissances.
Ils lui demandent toujours de ne pas s'inquiéter à leur sujet. Ils sauront bien se tirer d'affaire, allons! Ils racontent qu'ils raccommodent eux-mêmes leurs chaussettes et recousent des boutons. Ils laissent aussi échapper que Léonard a poussé déjà son invention très loin et ils ajoutent qu'aussitôt qu'elle sera prête, tout s'arrangera.
Mais Mère vit dans une angoisse perpétuelle. Nuit et jour, ses pensées sont auprès des petits. Nuit et jour elle prie Dieu de veiller sur ses fils qui vivent seuls dans une grande ville sans personne qui défende leurs yeux des tentations périlleuses et leurs jeunes cœurs de l'envie du mal.
*
* *
Père et les petits se trouvent un jour à l'Opéra. Un des anciens camarades du père qui fait partie de l'orchestre royal l'a invité à écouter la répétition d'un concert symphonique, et Père a amené les petits.
Lorsque l'orchestre entame le morceau, remplissant la salle d'harmonie. Père en est si ému qu'il ne peut plus retenir ses larmes. Il sanglote, se mouche bruyamment et pousse des gémissements continuels. Il ne cherche même pas à se contraindre, mais fait un bruit tel que les musiciens en sont dérangés. Un huissier vient le prier de sortir. Père prend les petits par la main et se retire doucement sans un mot de protestation. Et durant tout le retour, ses larmes continuent à couler.
Père a gardé les mains des petits entre les siennes et avance par les rues flanqué d'un garçon de chaque côté. Tout d'un coup, les petits aussi se mettent à pleurer. Pour la première fois, ils comprennent jusqu'à quel point père a aimé son art. C'était affreux pour lui de rester là, alcoolique déchu, à écouter d'autres jouer. Quelle misère de n'être pas devenu ce qu'il aurait dû devenir. Il en était de Père comme il en serait de Léonard s'il n'arrivait pas à finir son aéroplane, ou de Hugues s'il ne devait jamais faire de voyage d'exploration. Pensez donc, si un beau jour ils étaient réduits, vieillards usés, à regarder passer au-dessus de leurs têtes de beaux aéronefs qu'ils n'auraient pas inventées et qu'ils ne sauraient même pas manœuvrer.
*
* *
Les petits sont un jour assis au bureau, chacun de son côté. Père est sorti, un porte-musique sous le bras. Il a murmuré quelques mots d'une leçon à donner, mais les petits n'ont pas cru un seul instant que c'était là la vérité.
Père est de méchante humeur, en se trimballant dans la rue il a remarqué le regard qu'ont échangé les petits lorsqu'il a dit qu'il s'en allait donner une leçon de musique. «Ils s'érigent en juge de leur père, pense-t-il. J'ai été trop indulgent pour eux. J'aurais dû leur donner une bonne paire de gifles. C'est sans doute leur mère qui les excite contre moi.
«Si je retournais voir un peu ce que font ces messieurs? continue-t-il. Il ne serait peut-être pas déplacé de s'assurer de leur assiduité aux études.»
Il retourne, traverse doucement la cour et apparaît soudain au milieu des petits sans que ceux-ci aient pu l'entendre venir. Et parfaitement! Les petits sursautent rougissants, et Léonard tire fébrilement à lui une liasse de papiers qu'il jette dans le tiroir.
Quelques jours après leur arrivée à Stockholm, les petits avaient demandé quelle école ils allaient fréquenter, et père leur avait répondu qu'il ne fallait plus y penser. Il essaierait de leur trouver un patron qui voulût les prendre comme apprentis. L'affaire en était restée là et les petits n'avaient plus parlé d'école. Mais une semaine à peine écoulée, on vit un tableau de cours attaché au mur de la chambre des petits. Les livres scolaires avaient été sortis et chaque matin, les deux garçons s'installaient chacun de son côté au vieux bureau pour lire leurs leçons à haute voix. Il était évident qu'ils avaient reçu une lettre de leur mère leur recommandant de tacher de continuer leurs études tout seuls pour ne pas oublier tout ce qu'ils avaient appris.
Entré de façon si inattendue, Père s'approche tout d'abord de l'horaire des cours qu'il se met à étudier. Il tire sa montre et compare:
—Mercredi: de 10 heures à 11 heures, géographie. Puis il retourne vers le bureau.
—Vous deviez faire de la géographie, cette heure-ci, n'est-ce pas? dit-il.
—Oui, père, répondent les petits, tout rouges aux visages.
—Mais où avez-vous votre géographie et votre atlas?
Les petits jettent un long regard sur la bibliothèque tout en ayant l'air mortellement confus.
—Nous n'avons pas encore commencé, dit Léonard.
—Alors, dit père, vous vous amusez à autre chose.
Il se redresse très satisfait. Il a pris un avantage sur les petits qu'il ne lâchera pas avant de les avoir humiliés à fond.
Les petits se taisent tous les deux. Depuis le jour qu'ils ont accompagné leur père à l'Opéra, ils ont eu pitié de lui et il ne leur en a pas tant coûté qu'auparavant d'être gentils avec lui. Mais, évidemment, ils n'ont pas pensé un seul instant à admettre Père dans leur confidence. Ce n'est pas qu'il soit monté dans leur estime; ils ne l'ont qu'en pitié.
—Vous faisiez votre correspondance, demande Père sur son ton le plus sévère.
—Non, répondent d'une seule voix les deux petits.
—Que faisiez-vous?
—Nous ne faisions que causer.
—Ce n'est pas vrai. J'ai vu que Léonard a caché quelque chose dans le tiroir.
Sur cela, les petits se taisent de nouveau.
—Faites voir, crie Père, rouge de colère.
Il croit que les petits ont écrit à leur mère et puisqu'ils ne veulent pas montrer leur lettre, il doit s'y trouver des appréciations fâcheuses sur lui. Les petits ne bougent plus. Père lève la main pour frapper Léonard qui est devant le tiroir.
—Ne le touche pas, crie alors Hugues. Nous ne faisions que parler d'une invention de Léonard.
Hugues repousse Léonard, sort vivement le tiroir et en retire un papier tout couvert d'aéronefs aux formes les plus extravagantes.
—Cette nuit, Léonard a imaginé une nouvelle voile pour son dirigeable. C'est de cela que nous étions en train de causer.
Père ne veut pas le croire. Il se penche sur le tiroir qu'il fouille minutieusement, mais il n'y trouve que des feuilles de papier couvertes de dessins qui représentent des ballons, des parachutes, des aéroplanes et tout ce qui se rapporte à la navigation aérienne.
À la grande surprise des petits, père ne jette pas tout cela au loin, il ne rit même pas de leurs essais, mais se met à les regarder attentivement, feuille après feuille. La vérité est que père aussi a eu des dispositions pour la mécanique, il s'intéressait beaucoup à ces choses-là à l'époque où son cerveau gardait encore quelque vigueur. Bientôt il se met à leur demander le sens de ceci et de cela, et, comme ses paroles trahissent qu'il est vivement intéressé et qu'il comprend ce qu'il voit, Léonard, maîtrisant sa timidité, lui répond, d'abord avec hésitation, puis peu à peu avec une bonne volonté croissante.
Bientôt, Père et les petits ont engagé une discussion approfondie sur les dirigeables et la navigation aérienne en général. Une fois lancés, les petits parlent sans aucune retenue, faisant part à leur père de tous leurs projets, de tous leurs rêves magnifiques. Et tout en comprenant que les petits n'iront pas très loin avec les aéronefs qu'ils construisent actuellement. Père en est néanmoins très impressionné. Ses deux fils parlent de moteurs d'aluminium, d'aéroplanes, d'équilibre comme de choses tout à fait familières. Lui qui avait cru que c'étaient deux vrais imbéciles, uniquement parce qu'à l'école ils n'étaient pas très brillants! Maintenant, il trouve tout d'un coup qu'ils sont deux vrais petits savants.
Et les idées et les espoirs ambitieux, père les comprend mieux que toute autre chose. Il les reconnaît pour avoir rêvé lui-même de façon identique et il n'a aucune envie de rire de ces rêves-là.
Père ne sort plus de toute la matinée; il reste là à causer avec les deux petits jusqu'à ce qu'il soit temps d'aller chercher le déjeuner et de dresser la table. Et à ce moment-là, Père et les petits sont de très grands amis, à leur étonnement réciproque.
*
* *
Il est onze heures du soir. Dans la rue Père s'avance en titubant et les deux petits sont à ses côtés. Ils ont été le chercher dans un de ses cafés préférés, où à peine entrés ils se sont placés près de la porte sans rien dire. Père était seul à une table, un grog copieux et foncé devant lui, écoutant un orchestre de dames qui jouait à l'autre bout de la salle. Après un moment, il s'était levé à contre-cœur et s'approchant des petits:
—Qu'y a-t-il? demanda-t-il. Pourquoi êtes-vous venus?
—Père devait rentrer, répondent-ils. C'est le 5 décembre. Père avait promis...
Alors il s'est rappelé que Léonard lui avait confié que, ce jour-là, c'était la fête de Hugues, et qu'en effet, il avait promis de rentrer de bonne heure. Mais tout cela, il l'avait complètement oublié. Hugues s'attendait sans doute à quelque cadeau de son père, mais celui-ci avait tout simplement oublié d'en acheter.
Néanmoins, il s'est laissé emmener par les petits et se rend à la maison, mécontent et d'eux et de lui-même. En rentrant, il trouve la table dressée avec un grand apparat. Les deux garçons ont voulu arranger un petit festin. Léonard a fait des crêpes, qui maintenant sont vieilles de plusieurs heures, et ont l'air de morceaux de cuir. Ils ont reçu un peu d'argent de leur mère et ils l'ont employé à l'achat de noix, d'amandes, et d'une bouteille de limonade.
Toute cette splendeur, ils n'en ont pas voulu jouir tout seuls; ils sont restés là à attendre que Père veuille bien rentrer pour la partager avec eux. Du moment qu'ils sont devenus amis avec Père, ils ne peuvent pas célébrer une pareille fête sans lui. Père comprend tout cela. Ça le flatte d'être désiré, et d'humeur assez réjouie, il prend place à la table. Seulement, étant à moitié ivre, il trébuche au moment de s'asseoir, empoigne la nappe, tombe et fait dégringoler tout ce qui était si gentiment rangé sur la table. En se relevant, il voit la limonade couler à flots sur le tapis, tandis que les crêpes et les confitures s'entremêlent aux morceaux de porcelaine et aux éclats de verre.
Père jette un regard rapide sur les visages allongés des petits, et lançant un juron terrible, il regagne la porte pour ne rentrer que vers le matin.
*
* *
Un matin de février, les petits s'en vont par la rue, les patins suspendus aux épaules. Ils ne sont plus les mêmes. Ils sont devenus maigres et pâles et ont l'air mal soignés et négligemment vêtus. Leurs cheveux ne sont pas coupés, ils ne sont guère lavés, et leurs bas ont des trous tout comme leurs chaussures. En causant entre eux, ils se servent d'expressions ordurières, ramassées dans le ruisseau, et il leur arrive même de proférer des jurons.
Un vrai revirement s'est fait dans l'existence des petits à dater du soir où Père avait oublié de rentrer pour la fête de Hugues. C'était comme si, jusqu'à ce jour-là, ils avaient été soutenus par l'espoir d'un prompt changement dans leur sort. Les premiers temps, ils avaient escompté que bientôt le père se lasserait d'eux et les renverrait à leur mère. Puis, ils s'étaient imaginé que Père se prendrait d'amour pour eux au point de cesser de boire. Ils s'étaient même figuré que Mère et lui se réconcilieraient et que tous redeviendraient heureux. Mais ce soir-là, ils comprirent que Père était irrémédiablement perdu. Il était incapable d'aimer autre chose que la boisson. Quand même pour un moment il serait gentil avec eux, il ne s'intéresserait jamais à eux pour de bon.
Un morne désespoir s'empara des petits. Rien ne serait changé pour eux. Père ne les lâcherait jamais. Ils avaient l'impression d'être condamnés à l'encellulement à perpétuité.
Même leurs grands et beaux projets ne les consolaient plus. Gênés par tant d'entraves, ils ne pourraient jamais les mettre à exécution. Pensez donc! ils n'apprenaient plus rien! Ils connaissaient suffisamment l'histoire des grands hommes pour savoir que celui qui se propose de faire des choses extraordinaires a besoin avant tout d'apprendre.
Le coup le plus dur avait été, cependant, que Mère n'était pas venue les voir à Noël comme c'était prévu. Au commencement de décembre, elle avait fait une chute dans un escalier, se cassant une jambe, de sorte qu'elle avait dû passer les vacances de Noël à l'hôpital au lieu d'aller à Stockholm. À présent, elle était rétablie, mais les cours avaient commencé. Avec cela, elle n'avait plus d'argent. Tout ce qu'elle avait économisé, elle avait dû le dépenser pendant sa maladie.
Les petits se sentaient abandonnés par tout le monde. Il était évident que, quelques efforts qu'ils fissent, leur situation resterait la même; donc, ils avaient cessé de se déranger pour ce qui ne les amusait guère. Autant faire ce qui leur plaisait!
Souvent, ils ne faisaient leurs lits qu'à plusieurs jours d'intervalle, et ils cessaient complètement de nettoyer le petit logement. Cela n'avait pas d'importance. Jamais il ne venait personne voir comment les choses se passaient chez eux.
Père tomba de plus en plus bas. De temps en temps il essaya bien de se donner une contenance en recommandant aux petits d'avoir un peu d'ordre, mais c'étaient là de vains efforts. Il oublia ses recommandations plus vite qu'il ne les avait données.
Les petits ont commencé à négliger leur cours du matin. Personne n'étant là pour les examiner, à quoi bon apprendre des leçons? Depuis quelques jours on avait de la glace excellente pour patiner et alors il valait bien mieux se donner des vacances pour patiner tant qu'il faisait encore jour. Sur la glace on trouvait toujours bon nombre de gamins; ils avaient fait la connaissance de pas mal d'entre eux et tous trouvaient comme eux-mêmes qu'il valait bien mieux patiner que de rester enfermés à lire...
Aujourd'hui, il fait un temps si splendide que vraiment l'idée de rester à la maison leur est insupportable. Il ne fait que quelques degrés au-dessous de zéro, le soleil brille, l'air est calme et limpide. Il fait si beau que même les écoles ont obtenu un jour de congé pour patiner. La rue est pleine d'écoliers qui, après avoir été chez eux chercher leurs patins, sont maintenant en route pour la glace. Là où ils s'avancent parmi les autres garçons, les petits ont l'air tristes et mélancoliques. Jamais un sourire n'éclaire leurs visages. Leur malheur est trop grand pour qu'ils l'oublient un seul instant.
En arrivant sur la glace ils la trouvent pleine de vie et d'animation. Tout le long de la côte, le golfe glacé est bordé de noir par la foule dense des spectateurs; plus loin les patineurs décrivent leurs cercles, pareils à des fourmis dont on vient d'endommager la fourmilière; encore plus loin on aperçoit de petits points noirs qui se déplacent avec une rapidité vertigineuse.
Les petits mettent leurs patins et se mêlent aux patineurs. Ils patinent fort bien, et en s'élançant à toute vitesse sur la glace, ils recouvrent de la couleur aux joues et du brillant aux yeux, mais cela ne leur donne cependant pas pour une seule minute l'air joyeux et insouciant des autres enfants.
Tout d'un coup, en retournant vers la terre ferme, ils aperçoivent quelque chose de très beau. Un grand ballon leur arrive du côté de Stockholm en poussant vers la mer. Il est rayé rouge et jaune et brille au soleil comme une boule de feu. La nacelle est ornée d'une quantité de pavillons bariolés, et, comme le ballon n'est pas très haut, le jeu des couleurs s'aperçoit fort bien.
En apercevant le ballon, les petits jettent un cri de joie. C'est la première fois de leur vie qu'ils voient un grand ballon planer dans les airs. Il est bien plus beau qu'ils ne l'avaient imaginé. Tous les rêves, tous les projets qui ont été leur consolation et leur joie durant les mauvais jours, leur reviennent à l'esprit à cette vue. Ils s'arrêtent pour mieux observer comment sont attachées les cordes, les guide-ropes, et ils se désignent l'ancre et les sacs de sable sur le bord de la nacelle.
Le ballon passe à toute vitesse sur le golfe glacé. Tous les patineurs, petits et grands, pêle-mêle, se jettent en riant et en criant à sa rencontre au moment où il fait son apparition et se mettent ensuite à le pourchasser. Ils le suivent dans sa course vers la mer, en une longue file oscillante comme un énorme guide-rope. Les aéronautes s'amusent à jeter des feuilles multicolores qui lentement s'envolent par l'atmosphère bleue.
Les petits sont les premiers de la longue file qui poursuit le ballon. Ils avancent rapidement, la tête en arrière et les regards obstinément fixés en haut. Leurs yeux brillent de bonheur pour la première fois depuis leur départ de chez leur mère. Ils sont hors d'eux-mêmes d'enthousiasme, ils ne pensent qu'à une chose: poursuivre le ballon aussi longtemps que possible.
Mais le ballon va vite et il faut être un bon patineur pour rie pas être laissé en arrière. Là troupe qui le fourchasse s'éclaircit, mais à la tête de ceux qui continuent la poursuite, apparaissent toujours les deux petits. Ils sont si pleins d'ardeur qu'ils attirent l'attention. Après, on dira même qu'ils avaient à ce moment quelque chose de mystérieux. Ils ne faisaient ni rire ni crier, mais il planait sur leurs visages tournés en haut une expression d'extase comme s'ils regardaient une apparition.
Aussi, le ballon se présente-t-il à l'esprit des petits presque comme un guide surnaturel venu pour les ramener sur le bon chemin et pour leur apprendre à suivre ce chemin avec un courage nouveau. À sa vue, leurs cœurs se gonflent d'un désir immense de se remettre au travail pour réaliser la grande invention.
De nouveau, ils se sentent certains de la réussite. Pourvu qu'ils soient tenaces, ils arriveront bien jusqu'à la victoire définitive. Un jour viendra où ils monteront leur propre aéronef à la conquête des airs. Un jour, ce sont eux qui planeront là-haut au-dessus de la tête des gens. Et leur aéronef à eux sera bien plus perfectionnée que celle qu'ils ont en ce moment devant les yeux. Elle se laissera diriger, virer, monter et descendre, aller contre le vent et sans vent. Elle les portera nuit et jour-là où ils voudront. Ils la feront descendre sur les plus hauts sommets des montagnes, ils passeront par-dessus les déserts les plus terribles, ils exploreront les contrées les plus inabordables. Ils verront toute la splendeur de l'univers.
—C'est pas la peine de perdre courage, Hugues, dit Léonard. Ce sera chic quand nous serons prêts!
Père et son malheur, voilà des choses qui ne les regardent plus. Celui qui a un but magnifique à atteindre, ne peut évidemment pas se laisser arrêter par des considérations si mesquines.
Le ballon augmente sa vitesse au fur et à mesure qu'il s'éloigne de la terre. Les patineurs ont cessé de le poursuivre. Seuls, les deux petits continuent la poursuite. Ils avancent rapides, aussi légers que s'ils avaient des ailes aux pieds.
Soudain, les gens qui se trouvent sur le bord et dont par conséquent les regards dominent le golfe, jettent un cri d'effroi et d'angoisse. On s'est aperçu que le ballon, toujours suivi de près par les deux enfants, est poussé vers le chenal ouvert dans la glace en vue de la navigation et où l'eau est libre...
—L'eau est libre là-bas! crient les gens. L'eau est libre! Les patineurs disséminés sur la glace, en entendant ces cris, tournent leurs regards vers l'embouchure du golfe. En effet, ils aperçoivent une bande d'eau libre qui brille au soleil, loin, très loin. Ils voient aussi deux petits garçons s'approcher de cette bande d'eau qu'ils ne voient pas, eux, parce qu'ils tiennent leurs yeux fixés sur le ballon, sans les en détourner un seul instant.
On crie à tous poumons, on frappe des coups désespérés dans la glace, les coureurs les plus rapides s'élancent pour les arrêter. Les petits ne s'aperçoivent de rien, dans leur poursuite acharnée. Ils ne savent pas qu'ils sont seuls à persister. Ils n'écoutent pas les cris derrière eux. Ils n'entendent pas le bruissement des vagues devant eux. Ils ne voient que le ballon qui pour ainsi dire les emporte avec lui. Léonard sent déjà son aéronef à lui le soulever, et Hugues plane au-dessus des lieux mystérieux du pôle Nord.
Les gens qui se trouvent sur la glace et sur la côte voient diminuer la distance qui les sépare de l'eau libre. Pendant quelques instants, ils sont saisis d'une telle angoisse qu'ils ne peuvent ni crier ni remuer. Il y a comme un charme sur les deux enfants qui ne se rendent compte de rien dans leur course effrénée, qui se ruent vers la mort, pourchassant la plus belle des apparitions célestes.
Les aéronautes aussi ont remarqué les deux petits. Ils se rendent compte du danger, ils leur crient en faisant des gestes désespérés, mais les petits ne comprennent pas. En voyant que les aéronautes leur font signe, ils croient que ceux-ci désirent les faire monter dans la nacelle. Ils lèvent leurs bras vers le ballon, ivres de joie à ridée d'être emmenés à travers l'espace limpide.
À ce moment, les petits ont atteint le chenal: les visages illuminés et les bras levés vers le ciel, ils glissent dans l'eau et disparaissent sans un cri. Des patineurs accourus au secours arrivent un instant après, mais le courant a déjà emporté les corps sous la glace où nul secours humain ne peut les atteindre.