Le Livre des Mères et des Enfants, Tome I
II.
LES PETITS NAGEURS.
On arriva ainsi jusqu'en juillet 1830. L'extrême chaleur ralentissait parfois le courage des écoliers. René savait lire et causait souvent tout bas avec ses livres, ses bons amis, qui ne lui faisaient pas la grimace. Il savait écrire et il parlait de cette manière sans bégayer. On trouvait sur toutes ses pages.
—Bon jour, ma mère! comment vous portez-vous?
—J'aime mon père et ma mère.
—Je voudrais bien aller voir ma mère!
—Quand je serai grand, je soignerai ma mère, et je la laisserai dormir! Elle dormira si elle veut jusqu'à huit heures.
—Oh! je voudrais qu'il ne fît jour qu'à huit heures!
Sa parole écrite était correcte et vraie; son écriture presque élégante. Ma mère! était surtout enjolivé de traits tout-à-fait jolis. C'était comme une manière de couronne qu'il avait un sérieux plaisir à composer autour. Il se croyait heureux quand on le laissait là, quand il marchait vite, seul et libre, le nez au vent, jetant ses bras devant lui, sur sa tête, en tous sens, comme un être fort qui veut grandir. Personne dans l'école ne le haïssait, il ne troublait personne, il était même aimé comme une espèce de joujou solide sur lequel on se jetait quand les autres étaient cassés.
On l'appelait souvent bègue-bête pour rire, et plus souvent bonne-bête. Quelques ricaneur peut-être avaient rencontré ses yeux; c'étaient de ces yeux qui lancent une pensée toute chaude, toute claire; son regard ne bégayait pas plus que son âme; vous allez voir! Car je l'aime, moi, ce petit René; je veux vous le raconter des pieds à la tête.
Ce jour-là, en juillet, un jour tout de feu et de vacance, on alla se baigner. Toute l'école avait soif d'eau, de cette belle eau dont le bruit rafraîchit l'oreille, dont le courant plein de perles blanches semble entrer par les yeux dans l'imagination altérée de ceux qui la regardent.
Dernier venu dans l'école, à l'époque de l'année où les bains de rivière sont clos jusqu'à l'autre été, René ne savait pas nager.
—René, lui dit-on, vous veillerez sur les habits et vous regarderez comme font les autres pour vous déniaiser un peu. Le maître de natation vous commencera bientôt.
René avait répondu oui, par un signe de tête; car il avait toujours l'épouvante de dire: ou... ou....oui! c'était plus fort que lui.
«Messieurs, vous m'attendrez! dit le sous-maître qui avait oublié je ne sais quoi et qui les laissa aller en avant. Que pas un de vous ne se déshabille avant mon retour! je connais la rivière; il y a une petite barre dangereuse. Restez tous tranquilles, sur votre parole d'honneur!»
Parole d'honneur! parole d'honneur! répondirent en s'égosillant les écoliers, qui ne demandent jamais mieux que de lancer une exclamation dans l'air. Mais on n'a trop de raison de dire: autant en emporte le vent. Je voudrais qu'on réfléchit longtemps avant de dire parole d'honneur pour une chose à venir.
Achille pouvait conduire ce bataillon civil, car Achille avait treize ans. C'était un grand garçon droit comme une flèche, blond, joli, prompt comme un épervier. Quand il voulait un plaisir, sur l'eau, sous l'eau, n'importe, il s'élançait au but, la tête la première; chacun de ses mouvements avait l'air de crier: Gare que je je passe! «il n'avait pas dit tout-à-fait parole d'honneur, comme les autres, mais seulement eur, eur, eur! ce qui n'engage à rien du tout, ce qui n'est qu'un cri comme un autre.
Voilà donc ce héros des rivières poussé par l'orgueil de l'indépendance, attiré par le bruit frais du large bain qui les attendait tous, le voilà en deux secondes, sans habit, sans bas, sans chemise, dans l'eau! Vous jugez de l'étonnement des autres qui regardaient, la bouche béante, le plongeur hardi, si pressé de déployer ses habiles manoeuvres, que toute prudence l'abandonna. Il but, il tourna, il eut peur et disparut devant l'inexprimable terreur de ses camarades qui poussèrent des plaintes vers le ciel, sans pouvoir détacher leurs pieds du sol où ils semblaient attachés par force.
René fit trois pas en arrière, et d'une voix hurlante de douleur, cria vers le sous-maître dont les cheveux se dressèrent d'effroi:
—Secours! secours!
Alors jetant son habit à la tête des écoliers tremblants qu'il bouscula dans un trouble intelligent, il bondit juste à la place où avait coulé son camarade. Sa chute les couvrit d'eau et leur fit froid.
—Il ne sait pas nager! disaient les enfants pâles en se tordant les mains, et s'embrassant à demi-morts. Deux petits étaient tombés à genoux pour ne pas voir et sanglotaient: Le sous-maître, suffoqué de poussière, accourait de toutes les forces de sa vie; mais que c'était lent devant la mort qui va si vite? si vite qu'Achille, étouffé par la suffocation de l'eau et de la peur, ne pouvait plus seconder René qui le tenait par les cheveux d'une main infatigable, nageait des pieds et de l'autre main avec l'instinct sublime d'un chien qu'on jette à l'eau pour la première fois. Ses yeux ardents, ses mouvements souples et rapides, l'inébranlable idée de sauver son fardeau en le poussant vers le bord, et quelque ange arrêté peut-être devant sa généreuse imprudence, le soutinrent longtemps. Tout-à-coup il s'enfonce..., un silence d'horreur répond seul au précepteur haletant qui atteignait cette scène de désolation.
—Où sont-ils? dit le pauvre maître dont les dents claquent d'impatience, et qui se déshabille en les interrogeant.
—Là! montrent les enfants, où tout s'était englouti: mais ce n'était plus là.
René, comme attiré vers le bord par une puissance divine, y paraît à l'instant, traînant après lui sa proie évanouie, sans qu'il semble trop surpris de ce prodige. Il eût fallu lui couper le bras pour l'en séparer; car ses doigts étaient si prodigieusement serrés dans les cheveux d'Achille, que sa main saignait déchirée de ses propres ongles.
Les acclamations qui le reçurent l'effrayèrent d'abord, et il se remit à crier: secours! secours! pensant que le pauvre Achille n'était pas entièrement sauvé. Mais il était sauvé! ivre et faible encore, étendu sur le gravier que le soleil rendait brûlant. Il regardait René nu comme lui, René, que des souvenirs confus, des fils noués entre eux pour l'avenir tout entier, lui faisaient chercher, contempler comme son sauveur. Bénédiction! il revenait à la vie par la reconnaissance. Leurs yeux ne pouvaient se détacher l'un de l'autre.
Oh! comment t'es-tu jeté ainsi sans savoir nager? lui dit-on en l'accablant de caresses et de questions.
Je ne l'ai pas senti, réplique René avec feu: tout ce que je sais, c'est que j'étais sur les cailloux, et que tout d'un coup, je me suis trouvé dans l'eau: j'ai vu clair, j'ai vu jusqu'au fond, j'y suis descendu comme par un escalier glissant; j'ai trouvé sa tête j'ai dit: bon! A présent, il faut revenir. Et j'ai poussé devant nous. Le chemin s'ouvrait tout seul; je n'ai pas eu de peine; seulement, j'ai cru une fois qu'il s'enfonçait sous moi, et j'ai coulé dessous pour voir. Alors avec deux bons coups de pieds, si fort que je n'en respirais plus, j'ai tout jeté de ce côté, et le voilà! termina-t-il avec un rire plein de larmes. Il ne bégayait plus.
—Tu parles comme tu nages! lui dit le précepteur en secouant sa main, transporté d'admiration, tandis que les autres faisaient cercle pour écouter son récit plein de candeur.
C'est, mon Dieu, vrai!» répliqua René en s'écoutant parler avec autant de surprise que de joie.
J'ai dit tout ça couramment. Avez-vous bien entendu? Ajouta-t-il pour s'assurer que ce n'était pas un rêve.
—Oui, mon bon petit garçon, dit le maître, en le couvrant de caresses: oui! aussi couramment que je te proclame une digne créature! Oh! je parlerai donc comme un autre à présent! on ne se moquera plus de moi!
Non! non! Vive René! cria toute l'école en l'emportant dans ses bras.
—Oh! quand ma mère va savoir que je ne suis plus bègue! dit l'enfant.
LE PETIT INCENDIAIRE.
On a vu un enfant sur le banc des accusés.
Je crois que c'était en France, tout près de nous.
Il se ressouvenait d'un feu d'artifice, dont les soleils et les fusées au fond de la nuit sombre avaient laissé une vive impression dans sa mémoire. Ce spectacle le poursuivait surtout quand le jour tombait. Il eût donné tout au monde pour revoir une fois encore éclater ces ardentes lumières qui avaient enflammé l'air et son imagination de cinq ans. Mais il n'avait rien du tout pour acheter un feu d'artifice, et il rêvait sur le bord de la chaumière.
Les yeux fixes et la tête penchée, il cherchait un moyen d'assister encore à cette fête du soir qui l'avait rempli d'émotion et d'étonnement.
Une idée simple, mais fatale traversa son petit cerveau, comme une lueur traverse l'obscurité. Demeuré seul pour garder la maison dont son père et sa mère s'étaient forcément éloignés un moment, il saisit une lampe qui pendait sous l'âtre et porta lui-même sa flamme dans tout ce qu'elle pouvait dévorer. La grange recelait de la paille, du foin sec; le feu se répandit avec une telle rapidité qu'il s'élança comme des langues dévorantes vers le ciel, consumant la grange et la chaumière sans qu'il en restât rien, que les cendres noires et tristes comme l'action terrible de ce jeune insensé.
Il venait de réduire à la mendicité son père, sa pauvre mère, et lui, nuisible à tous par cette action stupide dont il regardait l'effet terrible avec une admiration profonde et muette.
Ah! que ce fut une grande douleur, quand la mère, au milieu des flammes qui sortaient furieuses de la chaumière, s'élança en appelant son vieux père, l'image de Dieu sur la terre, qui porte bonheur à la maison des enfants! ce bon vieillard paralytique n'avait pas poussé un cri. La fumée sans doute l'avait étouffé dans son lit, on le trouva consumé victime du caprice monstrueux de son petit-fils, qu'il aimait qu'il avait béni avant de s'endormir... Ah! oui, cela fut, cela est encore une grande douleur! et l'on ne comprend point comment la mère infortunée ne mourut pas, quand l'enfant, épouvanté des cris et des sanglots de tout ce monde épouvanté, se mit à crier lui-même: J'ai fait le feu! j'ai fait le feu! Horreur et pitié!
Jugez quand il passa le lendemain au travers du village, lié avec des cordes, au milieu d'hommes armés comme pour garder un grand criminel et que tout le monde criait après lui: à l'incendiaire! à l'incendiaire!
Sa mère pâle et ruinée qui le suivait à pied, ne pouvant se résoudre à l'abandonner, joignait les mains comme pour demander à toutes ces voix du silence par pitié pour elle, la mère, la pauvre femme sans chaumière, sans vieux père à servir tous les jours, sans jeune enfant plein d'innocence comme était hier ce coupable garrotté!
Voilà comme il parut, suivi d'un peuple immense au tribunal, qui n'avait jamais vu un si jeune coupable et qui resta longtemps dans un triste silence quand l'enfant interrogé répondit, tout épuisé de larmes:
—Je voulais revoir un feu d'artifice. On le condamna à vivre trois cent soixante-cinq jours dans une obscurité profonde, où sa mère seule l'éclaire et le console....Priez pour lui!
LE TUEUR DE MOUCHES.
Tuer une mouche, c'est affliger Dieu. C'est détruire un de ses chers ouvrages.
Un homme bien malheureux qui avait tout perdu sur la terre, hors le souvenir et la résignation, rêvait des heures entières, occupé à regarder ces charmantes promeneuses des vitres, où elles glissent en tous sens comme sur un chemin droit. Un jour, il vit Paul que j'ai bien connu, en saisir au vol, quatre qu'il dépouilla de leurs ailes, pour en faire disait-il des chiens, et les atteler ensuite à quelque chariot fait de papier, ou d'une noisette creuse.
L'homme se retint de parler, mais il soupira une douce croyance s'attachait pour lui au vol imprévu de leurs ailes, sur sa tête ou sur ces mains; il se persuadait que l'ame de quelque ami, d'un de ses enfants pleurés, venait baiser sa tristesse, et l'action de Paul lui serra le coeur.
Mais Paul, bientôt las de faire courir ses chiens fatigués, leur rendit la liberté et trancha du généreux. Les petites invalides se traînèrent ainsi défigurées sur la terre et moururent.
—En voilà de bien belles! cria Paul, avec un rire avide de victimes: qu'en ferai-je?
Une, deux, trois, quatre, cinq, six vestales! condamnées à être enterrées vives, comme j'ai lu dans mon histoire de Rome. Allons! pas de grâces mesdemoiselles, votre feu s'est éteint; plus de lumière pour vous. Dans la terre! dans la terre!
Il creusa en effet un trou au bord du jardin où il jouait; puis pour être plus sûr que pas une n'échapperait à sa condamnation, il les plongea d'abord dans un cornet de papier, comme dans un cachot préalable, et les ensevelit après dans l'éternelle nuit. Il parcourut ensuite le jardin, à cloche-pied, tout joyeux et tout fier d'avoir imité les Romains.
A peine fut-il loin, que le témoin de cette mauvaise action se pencha en toute hâte vers la sépulture des mouches et qu'il les délivra. Ce fut, avoua-t-il lui même depuis, un moment de profonde joie pour lui, quand il vit ces six petits souffles du ciel y remonter légères quoiqu'un peu étonnées de leur captivité. Sans que le regard fixe de cet homme affligé eut suspendu l'acte barbare de Paul, ce regard le poursuivait. Il le perçait d'un reproche, au milieu de son triomphe et des fleurs du jardin. On eût dit sa conscience! Il revint donc sur ses pas, pour flatter et assoupir cette conscience rigide qui l'empêchait de jouer, et il tourna autour de l'homme immobile.
—Bonjour, monsieur! bonjour, bon monsieur! répéta-t-il d'une voix caressante et obstinée. Veux-tu causer avec moi comme hier?
Je ne cause pas avec le bourreau, répliqua le témoin, qui s'éloigna lentement de Paul anéanti.
Après quelques tours de promenade, il sentit Paul haletant, qui l'accrochait par ses habits et l'étreignait de ses deux bras, au milieu du chemin.
—Monsieur, dit-il, hors d'haleine, je voulait déterrer mes vestales; car je ne suis pas le bourreau, monsieur, je suis Paul qui demeure là. Mais si tu savais... les vestales n'y sont plus.» Elles sont sauvées! dit son juge en se penchant vers lui! sauvées par moi toutes les six...—Merci! oh! merci, bon monsieur! s'écria l'enfant en larmes se jetant à son cou. Paul, appelle-moi Paul, dit-il en le serrant avec passion un jour je serai bon comme toi.»
—Au revoir, Paul! tu te ressouviendras de moi comme d'un courageux ami, répondit l'homme en passant sa main sur les traits consolés de Paul.
—Tu verras! dit l'enfant.
Depuis, Paul ne tua pas une mouche.
Il n'y a de créature si petite ni si abjecte qui ne représente la bonté du Créateur.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE
DES
Matières contenues dans le tome premier
FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER