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Le mystère de la chambre jaune

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—C'est bien improbable! fit M. Stangerson.

—Sans doute, mais ce n'est pas impossible… Aussi je n'affirme rien. Quant à sa sortie, c'est autre chose! Comment a-t-il pu s'enfuir? Le plus naturellement du monde!»

Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. Nous attendions qu'il parlât avec une fièvre bien compréhensible.

«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, mais j'imagine que vous avez acquis la preuve qu'on ne pouvait en sortir que par la porte. C'est par la porte que l'assassin est sorti. Or, puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement, c'est que cela est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment! Au moment où cela lui a été le plus facile, au moment où cela devient le plus explicable, tellement explicable qu'il ne saurait y avoir d'autre explication. Examinons donc les «moments» qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la «Chambre Jaune» envahie. Le moment où la fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un moment où il n'y en a plus qu'une: c'est celui où M. Stangerson reste seul devant la porte. À moins d'admettre la complicité de silence du père Jacques, et je n'y crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s'il avait vu s'ouvrir la porte et sortir l'assassin. La porte ne s'est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l'homme est sorti. Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter l'assassin, puisqu'il l'a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu'il a refermé cette fenêtre derrière lui!… Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer et qu'il fallait qu'il retrouvât les choses en l'état, Mlle Stangerson, horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou avant de s'écrouler, mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a commis le crime; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes; mais il n'y a point de doute qu'ils le savent, eux! Ce secret doit être terrible pour que le père n'ait pas hésité à laisser sa fille agonisante derrière cette porte qu'elle refermait sur elle, terrible pour qu'il ait laissé échapper l'assassin… Mais il n'y a point d'autre façon au monde d'expliquer la fuite de l'assassin de la «Chambre Jaune!»

Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait quelque chose d'affreux. Nous souffrions tous pour l'illustre professeur, acculé ainsi par l'impitoyable logique de Frédéric Larsan à nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la douleur, et étendre la main d'un geste si solennel que nous en courbâmes la tête comme à l'aspect d'une chose sacrée. Il prononça alors ces paroles d'une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:

«Je jure, sur la tête de ma fille à l'agonie, que je n'ai point quitté cette porte, de l'instant où j'ai entendu l'appel désespéré de mon enfant, que cette porte ne s'est point ouverte pendant que j'étais seul dans mon laboratoire, et qu'enfin, quand nous pénétrâmes dans la «Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l'assassin n'y était plus! Je jure que je ne connais pas l'assassin!»

Faut-il que je dise que, malgré la solennité d'un pareil serment, nous ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de nous faire entrevoir la vérité: ce n'était point pour la perdre de si tôt.

Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph Rouletabille, s'approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec le plus grand respect et je l'entendis qui disait:

«Moi, je vous crois, monsieur!»

J'arrête ici la citation que j'ai cru devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n'ai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.

XII
La canne de Frédéric Larsan

Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir, emportant l'article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas domestiques. Néanmoins il voulut m'accompagner jusqu'à la gare d'Épinay. En traversant le parc, il me dit:

«Frédéric Larsan est réellement très fort et n'a pas volé sa réputation. Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père Jacques! Près de l'endroit où nous avons remarqué les traces des «pas élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu'il y avait eu là, récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout de suite qu'elle avait servi à l'assassin à maintenir au fond de l'étang les souliers dont l'homme voulait se débarrasser. Le calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l'a prouvé. Ceci m'avait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit était déjà parti par ailleurs, car, par le trop grand nombre de faux témoignages de son passage laissé par l'assassin et par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père Jacques, que j'ai établie sans qu'il s'en doutât sur le plancher de la «Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, que l'assassin avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C'est ce qui m'a permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque l'on avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points semblable à celui dont je l'avais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes d'accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là, ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur qu'il va me falloir combattre avec rien!»

Je fus surpris de l'accent profondément grave dont mon jeune ami prononça ces dernières paroles.

Il répéta encore:

«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!… Mais est-ce vraiment ne combattre avec rien, que de combattre «avec l'idée»!

À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes jusqu'à ce que nous ayons atteint l'encoignure d'une porte qui se trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d'un mot prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis reprirent un instant. C'étaient des gémissements étouffés… nous ne pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur l'épaule, se pencha à mon oreille:

«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, mon enquête serait vite terminée…»

Il regarda autour de lui; l'ombre du soir nous enveloppait; nous ne voyions guère plus loin que l'étroite pelouse bordée d'arbres qui s'étendait derrière le château. Les gémissements s'étaient tus à nouveau.

«Puisqu'on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins essayer de voir…»

Et il m'entraîna, en me faisant signe d'étouffer le bruit de mes pas, au delà de la pelouse jusqu'au tronc pâle d'un fort bouleau dont on apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s'élevait juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de Rouletabille, car, m'ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les branches, puis il y eut un grand silence.

Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L'arbre, au-dessus de moi, restait silencieux; j'attendais; tout à coup mon oreille perçut, dans l'arbre, ces mots:

«Après vous!…

—Après vous, je vous en prie!»

On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait des politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur la colonne lisse de l'arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»

«Bonjour, monsieur Sainclair!»

C'était Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le poste d'observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Ni l'un ni l'autre, du reste, ne s'occupèrent de mon étonnement. Je crus comprendre qu'ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans l'esprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant que, dans celui de Larsan, elle n'attestait qu'une parfaite hypocrisie servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…

Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:

«Ma canne! s'écria-t-il…

—Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.

—Oui, répondit le policier… Je l'ai laissée là-bas, auprès de l'arbre…»

Et il nous quitta, disant qu'il allait nous rejoindre tout de suite…

«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter quand nous fûmes seuls. C'est une canne toute neuve… que je ne lui ai jamais vue… Il a l'air d'y tenir beaucoup… il ne la quitte pas… On dirait qu'il a peur qu'elle ne soit tombée dans des mains étrangères… Avant ce jour, je n'ai jamais vu de canne à Frédéric Larsan… Où a-t-il trouvé cette canne-là? Ça n'est pas naturel qu'un homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du crime du Glandier… Le jour de notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j'eus peut-être tort de n'attacher aucune importance!»

Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien… Sa pensée, certainement, n'avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan. J'en eus la preuve quand, en descendant la côte d'Épinay, il me dit:

«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas… Où a-t-il trouvé cette canne-là?…

Et il ajouta:

«Il est probable que son soupçon—plus que son soupçon, son raisonnement—qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi par quelque chose de palpable qu'il palpe, «lui», et que je ne palpe pas, moi… Serait-ce cette canne?… Où diable a-t-il pu trouver cette canne-là?…»

À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne…

«Je l'ai retrouvée!» nous fit-il en riant.

Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas des yeux la canne; il était si absorbé qu'il ne vit pas un signe d'intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton s'ornait d'une petite barbiche blonde mal peignée. L'employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit. Je n'aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s'il ne m'était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la réapparition de la barbiche blonde à l'une des minutes les plus tragiques de ce récit. J'appris alors que la barbiche blonde était un agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des voyageurs en gare d'Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce qu'il croyait pouvoir lui être utile.

Je reportai les yeux sur Rouletabille.

«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne?… Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les poches!…

—C'est un cadeau qu'on m'a fait, répondit le policier…

—Il n'y a pas longtemps, insista Rouletabille…

—Non, on me l'a offerte à Londres…

—C'est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut la voir, votre canne?…

—Mais, comment donc?…»

Fred passa la canne à Rouletabille. C'était une grande canne bambou jaune à bec de corbin, ornée d'une bague d'or.

Rouletabille l'examinait minutieusement.

«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à Londres une canne de France!

—C'est possible, fit Fred, imperturbable…

—Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra…»

—On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… les anglais peuvent bien acheter leurs cannes à Paris…»

Rouletabille rendit la canne. Quand il m'eut mis dans mon compartiment, il me dit:

«Vous avez retenu l'adresse?

—Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra…» Comptez sur moi, vous recevrez un mot demain matin.»

Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de cannes et de parapluies, et j'écrivais à mon ami:

«Un homme répondant à s'y méprendre au signalement de M. Robert Darzac, même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous intéresse le soir même du crime, vers huit heures.

M. Cassette n'en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de Fred est neuve. Il s'agit donc bien de celle qu'il a entre les mains. Ce n'est pas lui qui l'a achetée puisqu'il se trouvait alors à Londres. Comme vous, je pense «qu'il l'a trouvée quelque part autour de M. Robert Darzac…» Mais alors, si, comme vous le prétendez, l'assassin était dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le drame n'a eu lieu que vers minuit, l'achat de cette canne procure un alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»

XIII
«Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»

Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le 2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers. Amitiés. Rouletabille.»

Je vous ai déjà dit, je crois, qu'à cette époque, jeune avocat stagiaire et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la veuve et l'orphelin. Je ne pouvais donc m'étonner que Rouletabille disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je m'intéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à l'affaire du Glandier. Je n'avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par quelques notes très brèves, de Rouletabille dans L'Époque. Ces notes avaient divulgué le coup de «l'os de mouton» et nous avaient appris qu'à l'analyse les marques laissées sur l'os de mouton s'étaient révélées «de sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de Mlle Stangerson»; les traces anciennes provenaient d'autres crimes pouvant remonter à plusieurs années…

Vous pensez si l'affaire défrayait la presse du monde entier. Jamais illustre crime n'avait intrigué davantage les esprits. Il me semblait bien cependant que l'instruction n'avançait guère; aussi eussé-je été très heureux de l'invitation que me faisait mon ami de le venir rejoindre au Glandier, si la dépêche n'avait contenu ces mots: «Apportez revolvers.»

Voilà qui m'intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait d'apporter des revolvers, c'est qu'il prévoyait qu'on aurait l'occasion de s'en servir. Or, je l'avoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi! il s'agissait, ce jour-là, d'un ami sûrement dans l'embarras qui m'appelait, sans doute, à son aide; je n'hésitai guère; et, après avoir constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me dirigeai vers la gare d'Orléans. En route, je pensai qu'un revolver ne faisait qu'une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait revolvers au pluriel; j'entrai chez un armurier et achetai une petite arme excellente, que je me faisais une joie d'offrir à mon ami.

J'espérais trouver Rouletabille à la gare d'Épinay, mais il n'y était point. Cependant un cabriolet m'attendait et je fus bientôt au Glandier. Personne à la grille. Ce n'est que sur le seuil même du château que j'aperçus le jeune homme. Il me saluait d'un geste amical et me recevait aussitôt dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de ma santé.

Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j'ai parlé, Rouletabille me fit asseoir et me dit tout de suite:

—Ça va mal!

—Qu'est-ce qui va mal?

—Tout!»

Il se rapprocha de moi, et me confia à l'oreille:

«Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac.»

Ceci n'était point pour m'étonner, depuis que j'avais vu le fiancé de Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.

Cependant, j'observai tout de suite:

«Eh bien! Et la canne?

—La canne! Elle est toujours entre les mains de Frédéric Larsan qui ne la quitte pas…

—Mais… ne fournit-elle pas un alibi à M. Robert Darzac?

—Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi en douceur, nie avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette… Quoi qu'il en soit, fit Rouletabille, «je ne jurerais de rien», car M. Darzac a de si étranges silences qu'on ne sait exactement ce qu'il faut penser de ce qu'il dit!…

—Dans l'esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être une bien précieuse canne, une canne à conviction… Mais de quelle façon? Car, toujours à cause de l'heure de l'achat, elle ne pouvait se trouver entre les mains de l'assassin…

—L'heure ne gênera pas Larsan… Il n'est pas forcé d'adopter mon système qui commence par introduire l'assassin dans la «Chambre Jaune», entre cinq et six; qu'est-ce qui l'empêche, lui, de l'y faire pénétrer entre dix heures et onze heures du soir? À ce moment, justement, M. et Mlle Stangerson, aidés du père Jacques, ont procédé à une intéressante expérience de chimie dans cette partie du laboratoire occupée par les fourneaux. Larsan dira que l'assassin s'est glissé derrière eux, tout invraisemblable que cela paraisse… Il l'a déjà fait entendre au juge d'instruction… Quand on le considère de près, ce raisonnement est absurde, attendu que le familier—si familier il y a—devait savoir que le professeur allait bientôt quitter le pavillon; et il y allait de sa sécurité, à lui familier, de remettre ses opérations après ce départ… Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoire pendant que le professeur s'y trouvait? Et puis, quand le familier se serait-il introduit dans le pavillon?… Autant de points à élucider avant d'admettre l'imagination de Larsan. Je n'y perdrai pas mon temps, quant à moi, car j'ai un système irréfutable qui ne me permet point de me préoccuper de cette imagination-là! Seulement, comme je suis obligé momentanément de me taire et que Larsan, quelquefois, parle… il se pourrait que tout finît par s'expliquer contre M. Darzac… si je n'étais pas là! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce M. Darzac d'autres «signes extérieurs» autrement terribles que cette histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible, d'autant plus incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour se montrer devant M. Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M. Darzac lui-même! Je comprends beaucoup de choses dans le système de Larsan, mais je ne comprends pas encore la canne.

—Frédéric Larsan est toujours au château?

—Oui; il ne l'a guère quitté! Il y couche, comme moi, sur la prière de M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsan de connaître l'assassin et d'avoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu à faciliter à son accusateur tous les moyens d'arriver à la découverte de la vérité. Ainsi M. Robert Darzac agit-il envers moi.

—Mais vous êtes, vous, persuadé de l'innocence de M. Robert Darzac?

—J'ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce fut à l'heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Le moment est venu de vous raconter ce qui s'est passé entre M. Darzac et moi.»

Ici, Rouletabille s'interrompit et me demanda si j'avais apporté les armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: «C'est parfait!» et me les rendit.

«En aurons-nous besoin? demandai-je.

—Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas?

—Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire de Rouletabille.

—Allons! allons! reprit-il, ce n'est pas le moment de rire. Parlons sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a été le: «Sésame, ouvre-toi!» de ce château plein de mystère?

—Oui, fis-je, parfaitement: le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. C'est encore cette phrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un papier dans les charbons du laboratoire.

—Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cette date: «23 octobre.» Souvenez-vous de cette date qui est très importante. Je vais vous dire maintenant ce qu'il en est de cette phrase saugrenue. Je ne sais si vous savez que, l'avant-veille du crime, c'est-à-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont allés à une réception à l'Élysée. Ils ont même assisté au dîner, je crois bien. Toujours est-il qu'ils sont restés à la réception, «puisque je les y ai vus». J'y étais, moi, par devoir professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de l'Académie de Philadelphie que l'on fêtait ce jour-là. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J'étais assis dans le salon qui précède le salon des Ambassadeurs, et, las d'avoir été bousculé par tant de nobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, quand je sentis passer le parfum de la dame en noir. Vous me demanderez: «qu'est-ce que le parfum de la dame en noir?» Qu'il vous suffise de savoir que c'est un parfum que j'ai beaucoup aimé, parce qu'il était celui d'une dame, toujours habillée de noir, qui m'a marqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. La dame qui, ce jour-là, était discrètement imprégnée du «parfum de la dame en noir» était habillée de blanc. Elle était merveilleusement belle. Je ne pus m'empêcher de me lever et de la suivre, elle et son parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté. Chacun se détournait sur leur passage, et j'entendis que l'on murmurait: «C'est le professeur Stangerson et sa fille!» C'est ainsi que j'appris qui je suivais. Ils rencontrèrent M. Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur Stangerson, abordé par l'un des savants américains, Arthur-William Rance, s'assit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert Darzac entraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Il faisait, ce soir-là, un temps très doux; les portes sur le jardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger sur ses épaules et je vis bien que c'était elle qui priait M. Darzac de pénétrer avec elle dans la quasi-solitude du jardin. Je suivis encore, intéressé par l'agitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient maintenant, à pas lents, le long du mur qui longe l'avenue Marigny. Je pris par l'allée centrale. Je marchais parallèlement à mes deux personnages. Et puis, je «coupai» à travers la pelouse pour les croiser. La nuit était obscure, l'herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés dans la clarté vacillante d'un bec de gaz et semblaient, penchés tous les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose qui les intéressait fort. Je m'arrêtai, moi aussi. J'étais entouré d'ombre et de silence. Ils ne m'aperçurent point, et j'entendis distinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier: «le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat!» Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur et si désespéré, et fut suivi d'un éclat de rire si nerveux, que je crois bien que cette phrase me restera toujours dans l'oreille. Mais une autre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac: Me faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime? M. Robert Darzac était dans une agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle Stangerson, la porta longuement à ses lèvres et je pensai, au mouvement de ses épaules, qu'il pleurait. Puis, ils s'éloignèrent.

—Quand j'arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir qu'au Glandier, après le crime, mais j'aperçus Mlle Stangerson, M. Stangerson et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson était près d'Arthur Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de l'Américain, pendant cette conversation, brillaient d'un singulier éclat. Je crois bien que Mlle Stangerson n'écoutait même pas ce que lui disait Arthur Rance, et son visage exprimait une indifférence parfaite. Arthur-William Rance est un homme sanguin, au visage couperosé; il doit aimer le gin. Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet et ne le quitta plus. Je l'y rejoignis et lui rendis quelques services, dans cette cohue. Il me remercia et m'apprit qu'il repartait pour l'Amérique, trois jours plus tard, c'est-à-dire le 26 (le lendemain du crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit qu'il habitait cette ville depuis vingt-cinq ans, et que c'est là qu'il avait connu l'illustre professeur Stangerson et sa fille. Là-dessus, il reprit du champagne et je crus qu'il ne s'arrêterait jamais de boire. Je le quittai quand il fut à peu près ivre.

«Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de précision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne me quitta point de la nuit, et je vous laisse à penser l'effet que me produisit la nouvelle de l'assassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas me souvenir de ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» Ce n'est cependant point cette phrase que je dis à M. Robert Darzac quand nous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question du presbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir lue sur le papier qu'elle tenait à la main, suffit pour nous faire ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à ce moment, que M. Robert Darzac était l'assassin? Non! Je ne pense pas l'avoir tout à fait cru. À ce moment-là, je ne pensais sérieusement «rien». J'étais si peu documenté. «Mais j'avais besoin» qu'il me prouvât tout de suite qu'il n'était pas blessé à la main. Quand nous fûmes seuls, tous les deux, je lui contai ce que le hasard m'avait fait surprendre de sa conversation dans les jardins de l'Élysée avec Mlle Stangerson; et, quand je lui eus dit que j'avais entendu ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» il fut tout à fait troublé, mais beaucoup moins, certainement, qu'il ne l'avait été par la phrase du «presbytère». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, ce fut d'apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait se rencontrer à l'Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée, dans l'après-midi, au bureau de poste 40, chercher une lettre qui était peut-être celle qu'ils avaient lue tous les deux dans les jardins de l'Élysée et qui se terminait par ces mots: «Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat!» cette hypothèse me fut confirmée du reste, depuis, par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les charbons du laboratoire, d'un morceau de cette lettre qui portait la date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée du bureau le même jour. Il ne fait point de doute qu'en rentrant de l'Élysée, la nuit même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papier compromettant. C'est en vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eût un rapport quelconque avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mystérieuse, il n'avait pas le droit de cacher à la justice l'incident de la lettre; que j'étais persuadé, moi, que celle-ci avait une importance considérable; que le ton désespéré avec lequel Mlle Stangerson avait prononcé la phrase fatidique, que ses pleurs, à lui, Robert Darzac, et que cette menace d'un crime qu'il avait proférée à la suite de la lecture de la lettre, ne me permettaient pas d'en douter. Robert Darzac était de plus en plus agité. Je résolus de profiter de mon avantage.

«—Vous deviez vous marier, monsieur», fis-je négligemment, sans plus regarder mon interlocuteur, et tout d'un coup ce mariage devient impossible à cause de l'auteur de cette lettre, puisque, aussitôt la lecture de la lettre, vous parlez d'un crime nécessaire pour avoir Mlle Stangerson. IL Y A DONC QUELQU'UN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON, QUELQU'UN QUI LUI DÉFEND DE SE MARIER, QUELQU'UN QUI LA TUE AVANT QU'ELLE NE SE MARIE!»

«Et je terminai ce petit discours par ces mots:

«—Maintenant, monsieur, vous n'avez plus qu'à me confier le nom de l'assassin!»

«J'avais dû, sans m'en douter, dire des choses formidables. Quand je relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage décomposé, un front en sueur, des yeux d'effroi.

«—Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va peut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi je donnerais ma vie: il ne faut pas parler devant les magistrats de ce que vous avez vu et entendu dans les jardins de l'Élysée,… ni devant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jure que je suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez, mais j'aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçons de la justice s'égarer sur cette phrase: «le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Il faut que la justice ignore cette phrase. Toute cette affaire vous appartient, monsieur, je vous la donne, mais oubliez la soirée de l'Élysée. Il y aura pour vous cent autres chemins que celui-là qui vous conduiront à la découverte du criminel; je vous les ouvrirai, je vous aiderai. Voulez-vous vous installer ici? Parler ici en maître? Manger, dormir ici? Surveiller mes actes et les actes de tous? Vous serez au Glandier comme si vous en étiez le maître, monsieur, mais oubliez la soirée de l'Élysée

Rouletabille, ici, s'arrêta pour souffler un peu. Je comprenais maintenant l'attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis de mon ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s'installer sur les lieux du crime. Tout ce que je venais d'apprendre ne pouvait qu'exciter ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de la satisfaire encore. Que s'était-il passé au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne m'avait-il pas dit qu'il y avait maintenant contre M. Darzac des signes extérieurs autrement terribles que celui de la canne trouvée par Larsan?

«Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et la situation devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble ne point s'en préoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne l'intéresse que la santé de Mlle Stangerson qui allait s'améliorant tous les jours quand est survenu un événement plus mystérieux encore que le mystère de la «Chambre Jaune»!

—Ça n'est pas possible! m'écriai-je, et quel événement peut être plus mystérieux que le mystère de la «Chambre Jaune»?

—Revenons d'abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant. Je vous disais que tout se tourne contre lui. «Les pas élégants» relevés par Frédéric Larsan paraissent bien être «les pas du fiancé de Mlle Stangerson». L'empreinte de la bicyclette peut être l'empreinte de «sa» bicyclette; la chose a été contrôlée. Depuis qu'il avait cette bicyclette, il la laissait toujours au château. Pourquoi l'avoir emportée à Paris justement à ce moment-là? Est-ce qu'il ne devait plus revenir au château? Est-ce que la rupture de son mariage devait entraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des intéressés affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frédéric Larsan, lui, croit que «tout était rompu». Depuis le jour où Robert Darzac a accompagné Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve, jusqu'au lendemain du crime, l'ex-fiancé n'est point revenu au Glandier. Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son réticule et la clef à tête de cuivre quand elle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce jour jusqu'à la soirée de l'Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. Mlle Stangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau 40, lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car Frédéric Larsan, qui ne sait rien naturellement de ce qui s'est passé à l'Élysée, est amené à penser que c'est Robert Darzac lui-même qui a volé le réticule et la clef, dans le dessein de forcer la volonté de Mlle Stangerson en s'appropriant les papiers les plus précieux du père, papiers qu'il aurait restitués sous condition de mariage. Tout cela serait d'une hypothèse bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand Fred lui-même, s'il n'y avait pas encore autre chose, et autre chose de beaucoup plus grave. D'abord, chose bizarre, et que je ne parviens pas à m'expliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait allé demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée la veille par Mlle Stangerson; la description de l'homme qui s'est présenté au guichet répond point par point au signalement de M. Robert Darzac. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre de simple renseignement, par le juge d'instruction, nie qu'il soit allé au bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant même que la lettre ait été écrite par lui—ce que je ne pense pas—il savait que Mlle Stangerson l'avait retirée, puisqu'il la lui avait vue, cette lettre, entre les mains, dans les jardins de l'Élysée. Ce n'est donc pas lui qui s'est présenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour demander une lettre qu'il savait n'être plus là. Pour moi, c'est quelqu'un qui lui ressemblait étrangement, et c'est bien le voleur du réticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose à la propriétaire du réticule, à Mlle Stangerson,—«quelque chose qu'il ne vit pas venir». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si la lettre qu'il avait expédiée avec cette inscription sur l'enveloppe: M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D'où sa démarche au bureau de poste et l'insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis il s'en va, furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu'il demandait ne lui a pas été accordé! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson. Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson avait été quasi assassinée dans la nuit, et que je découvrais, le surlendemain, moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce à cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien que l'homme qui est venu au bureau de poste doive être l'assassin; et tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la démarche de l'homme au bureau de poste, Frédéric Larsan se l'est tenu, mais, en l'appliquant à Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge d'instruction, et que Larsan, et que moi-même nous avons tout fait pour avoir, au bureau de poste, des détails précis sur le singulier personnage du 24 octobre. Mais on n'a pu savoir d'où il venait ni où il s'en est allé! En dehors de cette description qui le fait ressembler à M. Robert Darzac, rien! J'ai fait annoncer dans les plus grands journaux: «Une forte récompense est promise au cocher qui a conduit un client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24 octobre, vers les dix heures. S'adresser à la rédaction de L'Époque, et demander M. R.» Ça n'a rien donné. En somme, cet homme est peut-être venu à pied; mais, puisqu'il était pressé, c'était une chance à courir qu'il fût venu en voiture. Je n'ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description de l'homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette heure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n'en est pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour: «Quel est donc cet homme qui ressemble aussi étrangement à M. Robert Darzac et que je retrouve achetant la canne tombée entre les mains de Frédéric Larsan? Le plus grave de tout est que M. Darzac, qui avait à faire, à la même heure, à l'heure où son sosie se présentait au bureau de poste, un cours à la Sorbonne, ne l'a pas fait. Un de ses amis le remplaçait. Et, quand on l'interroge sur l'emploi de son temps, il répond qu'il est allé se promener au bois de Boulogne. Qu'est-ce que vous pensez de ce professeur qui se fait remplacer à son cours pour aller se promener au bois de Boulogne? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue s'être allé promener au bois de Boulogne dans la matinée du 24, il ne peut plus donner du tout l'emploi de son temps dans la nuit du 24 au 25!… Il a répondu fort paisiblement à Frédéric Larsan qui lui demandait ce renseignement que ce qu'il faisait de son temps, à Paris, ne regardait que lui… Sur quoi, Frédéric Larsan a juré tout haut qu'il découvrirait bien, lui, sans l'aide de personne, l'emploi de ce temps. Tout cela semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred; d'autant plus que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune» pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la façon dont l'assassin se serait enfui: M. Stangerson l'aurait laissé passer pour éviter un effroyable scandale! C'est, du reste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait point pour me déplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause! Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan? Voilà! Voilà! Voilà!

—Eh! Frédéric Larsan a peut-être raison! m'écriai-je, interrompant Rouletabille… Êtes-vous sûr que M. Darzac soit innocent? Il me semble que voilà bien des fâcheuses coïncidences…

—Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemies de la vérité.

—Qu'en pense aujourd'hui le juge d'instruction?

—M. de Marquet, le juge d'instruction, hésite à découvrir M. Robert Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui toute l'opinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M. Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu qu'elle ait vu l'assassin, on ferait croire difficilement au public qu'elle n'eût point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait été l'agresseur. La «Chambre Jaune» était obscure, sans doute, mais une petite veilleuse tout de même l'éclairait, ne l'oubliez pas. Voici, mon ami, où en étaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois nuits, survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l'heure.»

XIV
«J'attends l'assassin, ce soir»

«Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé qu'il est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé ce que tout le monde cherche encore: la façon dont l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune»… sans complicité d'aucune sorte et sans que M. Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de la personnalité de l'assassin, je ne saurais dire quelle est mon hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas, elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à ce qui s'est passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela m'a semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté d'imagination. Et encore l'hypothèse qui, maintenant, s'élève du fond de mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les ténèbres de l'inexplicable.

Sur quoi, le jeune reporter m'invita à sortir; il me fit faire le tour du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; c'est le seul bruit que j'entendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été, le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste endroit, hanté par un mystère farouche, l'aspect le plus funèbre. Comme nous contournions le donjon, nous rencontrâmes «l'homme vert», le garde, qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous n'existions pas. Il était tel que je l'avais vu pour la première fois, à travers les vitres de l'auberge du père Mathieu; il avait toujours son fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.

«Drôle d'oiseau! me dit tout bas Rouletabille.

—Lui avez-vous parlé? demandai-je.

—Oui, mais il n'y a rien à en tirer… il répond par grognements, hausse les épaules et s'en va. Il habite à l'ordinaire au premier étage du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d'oratoire. Il vit là en ours, ne sort qu'avec son fusil. Il n'est aimable qu'avec les filles. Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la nuit; mais je le soupçonne d'avoir des rendez-vous galants. La femme de chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il est très amoureux de la femme du père Mathieu, l'aubergiste; mais le père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que c'est la presque impossibilité où «l'homme vert» se trouve d'approcher Mme Mathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C'est un beau gars, bien soigné de sa personne, presque élégant… les femmes, à quatre lieues à la ronde, en raffolent.»

Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l'extrémité de l'aile gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être l'une de celles qui donnent sur les appartements de Mlle Stangerson.

«Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin, vous auriez vu votre serviteur au haut d'une échelle s'apprêtant à pénétrer dans le château, par cette fenêtre!»

Comme j'exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne, il me pria de montrer beaucoup d'attention à la disposition extérieure du château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.

«Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier étage, aile droite. C'est là que j'habite.

Pour bien faire comprendre l'économie des lieux, je mets sous les yeux du lecteurs un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné par Rouletabille au lendemain de l'extraordinaire phénomène que vous allez connaître dans tous ses détails:

1. Endroit où Rouletabille plaça Frédéric Larsan.

2. Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques.

3. Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson.

4. Fenêtre par laquelle entra Rouletabille.

5. Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont fermées.

6. Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au rez-de-chaussée.

Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l'escalier monumental double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier on se rendait directement dans l'aile droite ou dans l'aile gauche du château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et large, s'étendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le professeur Stangerson habitait l'aile gauche du château. Mlle Stangerson avait son appartement dans l'aile droite. Nous entrâmes dans la galerie, aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la chambre de Mlle Stangerson. Il m'expliqua que l'appartement de Mlle Stangerson se composait de sa chambre, d'une antichambre, d'une petite salle de bain, d'un boudoir et d'un salon. On pouvait, naturellement, passer de l'une de ces pièces dans l'autre sans qu'il fût nécessaire de passer par la galerie. Le salon et l'antichambre étaient les seules pièces de l'appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie se continuait, toute droite, jusqu'à l'extrémité est du bâtiment où elle avait jour sur l'extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle droit avec une autre galerie qui tournait avec l'aile droite du château.

Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de l'escalier jusqu'à la fenêtre à l'est, «la galerie droite» et le bout de galerie qui tourne avec l'aile droite et qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, «la galerie tournante». C'est au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante, tandis que les portes de l'appartement de Mlle Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan).

Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la porte sur nous, poussant le verrou. Je n'avais pas encore eu le temps de jeter un coup d'œil sur son installation qu'il poussait un cri de surprise en me montrant, sur un guéridon, un binocle.

«Qu'est-ce que c'est que cela? se demandait-il; qu'est-ce que ce binocle est venu faire sur mon guéridon?»

J'aurais été bien en peine de lui répondre.

«À moins que, fit-il, à moins que… à moins que… à moins que ce binocle ne soit «ce que je cherche»… et que… et que… et que ce soit un binocle de presbyte!…»

Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la convexité des verres… et alors il me regarda d'une façon effrayante.

«Oh!… oh!»

Et il répétait: Oh!… oh! comme si sa pensée l'avait tout à coup rendu fou…

Il se leva, me mit la main sur l'épaule, ricana comme un insensé et me dit:

«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous, «mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est impossible… ou alors… ou alors… ou alors…»

On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que j'avais vue passer devant moi quand on l'avait amenée au pavillon pour l'interrogatoire et j'en fus étonné, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:

«Dans la rainure du parquet!»

Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure s'en alla. Il se retourna vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard.

«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la serait-elle pas «humainement!… Mais si la chose est «humainement» possible, l'affaire est formidable!»

J'interrompis Rouletabille dans son soliloque:

«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.

—Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté. J'ai besoin de gens sûrs. La femme m'est tout à fait dévouée et le concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque le binocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se feraient tuer pour moi!

—Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Et quand faudra-t-il se faire tuer?

—Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, j'attends l'assassin ce soir!

—Oh! oh! oh! oh!… Vous attendez l'assassin ce soir… Vraiment, vraiment, vous attendez l'assassin ce soir… mais vous connaissez donc l'assassin?

—Oh! oh! oh! Maintenant, il se peut que je le connaisse. Je serais un fou d'affirmer catégoriquement que je le connais, car l'idée mathématique que j'ai de l'assassin donne des résultats si effrayants, si monstrueux, que j'espère qu'il est encore possible que je me trompe! Oh! Je l'espère de toutes mes forces…

—Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, l'assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l'assassin ce soir?

Parce que je sais qu'il doit venir.»

Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et l'alluma.

Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu'un marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta. Les pas s'éloignèrent.

«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la cloison.

—Non, me répondit mon ami, il n'est pas là; il a dû partir ce matin pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac!… M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal… Je prévois l'arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses, les gens… Il n'est pas une heure qui s'écoule qui n'apporte contre M. Darzac une accusation nouvelle… Le juge d'instruction en est accablé et aveuglé… Du reste, je comprends que l'on soit aveuglé!… On le serait à moins…

—Frédéric Larsan n'est pourtant pas un novice.

—J'ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment, ce n'est pas le premier venu… J'ai même eu beaucoup d'admiration pour lui quand je ne connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable… Il doit sa réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la mathématique de ses conceptions est bien pauvre…»

Je regardai Rouletabille et ne pus m'empêcher de sourire en entendant ce gamin de dix-huit ans traiter d'enfant un garçon d'une cinquantaine d'années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la police d'Europe…

«Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort!… Je vous jure que je le roulerai… et d'une façon retentissante… mais il faut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce soir… Songez donc: chaque fois que l'assassin vient au château, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, s'absente et se refuse à donner l'emploi de son temps!

—Chaque fois que l'assassin vient au château! m'écriai-je… Il y est donc revenu…

—Oui, pendant cette fameuse nuit où s'est produit le phénomène…»

J'allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait allusion depuis une demi-heure sans me l'expliquer. Mais j'avais appris à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations… Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé complet pour lui-même d'un événement capital qui l'intéressait.

Enfin, par petites phrases rapides, il m'apprit des choses qui me plongèrent dans un état voisin de l'abrutissement, car, en vérité, les phénomènes de cette science encore inconnue qu'est l'hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que cette disparition de la matière de l'assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher. Je parle de l'hypnotisme comme je parlerais de l'électricité dont nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment, l'affaire me parut ne pouvoir s'expliquer que par de l'inexplicable, c'est-à-dire par un événement en dehors des lois naturelles connues. Et cependant, si j'avais eu la cervelle de Rouletabille, j'aurais eu, comme lui, «le pressentiment de l'explication naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a bien été «la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua». Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d'avoir la cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce n'est—mais bien moins apparentes—sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient—si j'ose me servir de cette expression un peu forte—sautaient aux yeux.

J'ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après l'affaire, un carnet où j'ai trouvé un compte rendu complet du «phénomène de la disparition de la matière de l'assassin», et des réflexions qu'il inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de vous soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma conversation avec Rouletabille, car j'aurais peur, dans une pareille histoire, d'ajouter un mot qui ne fût point l'expression de la plus stricte vérité.

XV
Traquenard

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.

La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille, je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le cri de la «Bête du Bon Dieu» retentit avec une résonance sinistre, au fond du parc. Je me lève; j'ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie; ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore déchirée par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un veston. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette nuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mère Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et, sans faire aucun bruit, j'ouvre ma porte.

Me voici dans la galerie; une lampe à réflecteur l'éclaire parfaitement; la flamme de cette lampe vacille comme sous l'action d'un courant d'air. Je sens le courant d'air. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est ouverte, celle qui se trouve à l'extrémité de ce bout de galerie sur laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que j'appellerai «galerie tournante» pour la distinguer de la «galerie droite», sur laquelle donne l'appartement de Mlle Stangerson. Ces deux galeries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtre ouverte, ou qui vient de l'ouvrir? Je vais à la fenêtre; je me penche au dehors. À un mètre environ sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui sert de toit à une petite pièce en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussée. On peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la terrasse, et de là, se laisser glisser dans la cour d'honneur du château. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m'imaginer cette scène de gymnastique nocturne? À cause d'une fenêtre ouverte? Il n'y a peut-être là que la négligence d'un domestique. Je referme la fenêtre en souriant de la facilité avec laquelle je bâtis des drames avec une fenêtre ouverte. Nouveau cri de la «Bête du Bon Dieu» dans la nuit. Et puis, le silence; la pluie a cessé de frapper les vitres. Tout dort dans le château. Je marche avec des précautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrivé au coin de la galerie droite, j'avance la tête et y jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe à réflecteur donne une lumière éclairant parfaitement les quelques objets qui s'y trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Qu'est-ce que je fais là? Jamais le château n'a été aussi calme. Tout y repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle Stangerson? Qu'est-ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: «Va jusqu'à la chambre de Mlle Stangerson!» Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et «je vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sont déjà allés». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporté la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont «les pas élégants» que je reconnais, «les pas de l'assassin!» Il est venu du dehors, par cette nuit abominable. Si l'on peut descendre de la galerie par la fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.

L'assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas revenus. Il s'est introduit dans le château par cette fenêtre ouverte à l'extrémité de la galerie tournante; il est passé devant la chambre de Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné à droite, dans la galerie droite, et est entré dans la chambre de Mlle Stangerson. Je suis devant la porte de l'appartement de Mlle Stangerson, devant la porte de l'antichambre: elle est entrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Je me trouve dans l'antichambre et là, sous la porte de la chambre même, je vois une barre de lumière. J'écoute. Rien! Aucun bruit, pas même celui d'une respiration. Ah! savoir ce qui se passe dans le silence qui est derrière cette porte! Mes yeux sur la serrure m'apprennent que cette serrure est fermée à clef, et la clef est en dedans. Et dire que l'assassin est peut-être là! Qu'il doit être là! S'échappera-t-il encore, cette fois? Tout dépend de moi! Du sang-froid et, surtout, pas une fausse manœuvre! «Il faut voir dans cette chambre.» Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait ensuite traverser le boudoir, et l'assassin se sauverait alors par la porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en ce moment.

«Pour moi, ce soir, il n'y a pas encore eu crime», car rien n'expliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux gardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu'à la complète guérison de Mlle Stangerson.

Puisque je suis à peu près sûr que l'assassin est là, pourquoi ne pas donner l'éveil tout de suite? L'assassin se sauvera peut-être, mais peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson? Et si, par hasard, l'assassin, ce soir, n'était pas un assassin?» La porte a été ouverte pour lui livrer passage: par qui?—et a été refermée: par qui? Il est entré, cette nuit, dans cette chambre dont la porte était certainement fermée à clef à l'intérieur, «car Mlle Stangerson, tous les soirs, s'enferme avec ses gardes dans son appartement». Qui a tourné cette clef de la chambre pour laisser entrer l'assassin? Les gardes? Deux domestiques fidèles, la vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? C'est bien improbable. Du reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, très inquiète, très prudente, m'a dit Robert Darzac, veille elle-même à sa sûreté depuis qu'elle est assez bien portante pour faire quelques pas dans son appartement—dont je ne l'ai pas encore vue sortir. Cette inquiétude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappé M. Darzac, m'avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse attendait l'assassin. L'attendait-elle encore ce soir? Mais qui donc a tourné cette clef pour ouvrir «à l'assassin qui est là»? Si c'était Mlle Stangerson «elle-même»? Car enfin elle peut redouter, elle doit redouter la venue de l'assassin et avoir des raisons pour lui ouvrir la porte, «pour être forcée de lui ouvrir la porte!» Quel terrible rendez-vous est donc celui-ci? Rendez-vous de crime? À coup sûr, pas rendez-vous d'amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le sais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui n'illuminerait que des ténèbres. Ah! Savoir…

S'il y a tant de silence, derrière cette porte, c'est sans doute qu'on y a besoin de silence! Mon intervention peut être la cause de plus de mal que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne déterminerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans troubler le silence!

Je sors de l'antichambre. Je vais à l'escalier central, je le descends; me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible vers la petite chambre au rez-de-chaussée, où couche, depuis l'attentat du pavillon, le père Jacques.

«Je le trouve habillé», les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne semble point étonné de me voir; il me dit qu'il s'est levé parce qu'il a entendu le cri de «la Bête du Bon Dieu», et qu'il a entendu des pas, dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a regardé à la fenêtre «et il a vu passer, tout à l'heure, un fantôme noir». Je lui demande s'il a une arme. Non, il n'a plus d'arme, depuis que le juge d'instruction lui a pris son revolver. Je l'entraîne. Nous sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons le long du château jusqu'au point qui est juste au-dessous de la chambre de Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le mur, lui défends de bouger, et moi, profitant d'un nuage qui recouvre en ce moment la lune, je m'avance en face de la fenêtre, mais en dehors du carré de lumière qui en vient; «car la fenêtre est entrouverte». Par précaution? Pour pouvoir sortir plus vite par la fenêtre, si quelqu'un venait à entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenêtre aurait bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que l'assassin n'a pas une corde? Il a dû tout prévoir… Ah! savoir ce qui se passe dans cette chambre!… connaître le silence de cette chambre!… Je retourne au père Jacques et je prononce un mot, à son oreille: «Échelle». Dès l'abord, j'ai bien pensé à l'arbre qui, huit jours auparavant m'a déjà servi d'observatoire, mais j'ai aussitôt constaté que la fenêtre est entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en montant dans l'arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et… agir…

Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui: «Venez!» me souffle-t-il.

Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:

«J'étais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était ouverte et l'échelle n'y était plus. En sortant, sous le clair de lune, voilà où je l'ai aperçue!»

Et il me montrait, à l'autre extrémité du château, une échelle appuyée contre les «corbeaux» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la fenêtre que j'avais trouvée ouverte. La terrasse m'avait empêché de voir l'échelle… grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai plus que ce fût là le chemin pris par l'inconnu.

Nous courons à l'échelle; mais, au moment de nous en emparer, le père Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à l'extrémité de cette aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j'ai parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l'intérieur, et me dit, dans un souffle.

«Il n'est pas là!—Qui?—le garde!»

La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde couche dans cette pièce, depuis qu'on fait des réparations au donjon!…» et, du même geste significatif, il me montre la porte entrouverte, l'échelle, la terrasse et la fenêtre, que j'ai tout à l'heure refermée, de la galerie tournante.

Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps d'avoir des pensées? Je «sentais», plus que je ne pensais…

Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je dis: «si», car je n'ai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de soupçonner le garde), s'il y est, il a été obligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître d'hôtel et de la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de l'escalier, à l'intérieur du château… «si c'est le garde qui a passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, d'aller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit simplement poussée à l'intérieur, les panneaux joints, de telle sorte qu'il n'ait plus, de l'extérieur, qu'à appuyer dessus pour que la fenêtre s'ouvre et qu'il puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité de la fenêtre non fermée à l'intérieur restreint singulièrement le champ des recherches sur la personnalité de l'assassin. Il faut que l'assassin «soit de la maison»; à moins qu'il n'ait un complice, auquel je ne crois pas…; à moins… à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à ce que cette fenêtre ne soit point fermée de l'intérieur…

«Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la séparent de son assassin?»

J'empoigne l'échelle et nous voici repartis sur les derrières du château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand rai de lumière, qui vient s'allonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre j'applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de n'avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied de l'échelle», je gravis l'échelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon Dieu» m'arrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient d'être poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un signal! Si quelque complice de l'homme m'avait vu, sur mon échelle. Ce cri appelle peut-être l'homme à la fenêtre! Peut-être!… Malheur, «l'homme est à la fenêtre! Je sens sa tête au-dessus de moi; j'entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête? Non!… il s'en va… il n'a rien vu… je le sens, plus que je ne l'entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre d'appui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre les rideaux, voient.

L'homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, et il écrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu'un dos monstrueux, courbé.

Chose stupéfiante: Mlle Stangerson n'est pas là! Son lit n'est pas défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver l'homme seul. Tranquillité d'esprit pour préparer le traquenard.

Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce bureau comme s'il était chez lui? S'il n'y avait point «les pas de l'assassin» sur le tapis de la galerie, s'il n'y avait pas eu la fenêtre ouverte, s'il n'y avait pas eu, sous cette fenêtre, l'échelle, je pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d'être là et qu'il s'y trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux est l'homme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa figure! Le surprendre! Le prendre!

Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» s'enfuit ou par l'antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l'avais dans une cage… Qu'est-ce qu'il fait là, solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson? Qu'écrit-il? À qui écrit-il?… Descente. L'échelle par terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J'envoie le père Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m'attendre chez M. Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J'aurais voulu travailler seul et avoir toute l'aubaine de l'affaire, au nez de Larsan endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être de force… Larsan, lui, a l'habitude de l'homme que l'on terrasse, que l'on jette par terre, que l'on relève, menottes aux poignets. Larsan m'ouvre, ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à m'envoyer promener, ne croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je lui affirme que «l'homme est là!»

«C'est bizarre, dit-il, je croyais l'avoir quitté cet après-midi, à Paris!»

Il se vêt hâtivement et s'arme d'un revolver. Nous nous glissons dans la galerie.

Larsan me demande:

«Où est-il?

—Dans la chambre de Mlle Stangerson.

—Et Mlle Stangerson?

—Elle n'est pas dans sa chambre!

—Allons-y!

—N'y allez pas! L'homme, à la première alerte, se sauvera… il a trois chemins pour cela… la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les femmes…

—Je tirerai dessus…

—Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il s'échappera encore… Sans compter que, lui aussi, est certainement armé… Non, laissez-moi diriger l'expérience, et je réponds de tout…

—Comme vous voudrez», me dit-il avec assez de bonne grâce.

Alors, après m'être assuré que toutes les fenêtres des deux galeries sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan à l'extrémité de la galerie tournante, devant cette fenêtre que j'ai trouvée ouverte et que j'ai refermée. Je dis à Fred:

«Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu'au moment où je vous appellerai… Il y a cent chances sur cent pour que l'homme revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera poursuivi, car c'est par là qu'il est venu et par là qu'il a préparé sa fuite. Vous avez un poste dangereux…

—Quel sera le vôtre? demanda Fred.

—Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai l'homme!

—Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.

—Merci, fis-je, vous êtes un brave homme»

Et j'ai pris le revolver de Fred. J'allais être seul avec l'homme, là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait plaisir.

Je quittai donc Fred, l'ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan, et je me dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, vers l'appartement de M. Stangerson, dans l'aile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson avec le père Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à son maître qu'il lui fallait s'habiller au plus vite. Je mis alors M. Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il s'arma, lui aussi, d'un revolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que j'avais vu l'assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix minutes. M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur l'assassin et le tuer: c'était bien simple. Je lui fis entendre qu'avant tout il ne fallait pas risquer, «en voulant le tuer, de le manquer vivant».

Quand je lui eus juré que sa fille n'était pas dans la chambre et qu'elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et me laisser la direction de l'événement. Je dis encore au père Jacques et à M. Stangerson qu'ils ne devaient venir à moi que lorsque je les appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver «et j'envoyai le père Jacques se placer» devant la fenêtre située à l'extrémité de la galerie droite. (La fenêtre est marquée du chiffre 2 sur mon plan.) J'avais choisi ce poste pour le père Jacques parce que j'imaginais que l'assassin, traqué à sa sortie de la chambre, se sauvant à travers la galerie pour rejoindre la fenêtre qu'il avait laissée ouverte, et voyant, tout à coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette dernière fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père Jacques, qui l'empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre qui ouvrait à l'extrémité de la galerie droite. C'est ainsi, certainement, qu'en une telle occurrence devait agir l'assassin s'il connaissait les lieux (et cette hypothèse ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenêtre, en effet, se trouvait extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenêtres des galeries donnaient à une telle hauteur sur des fossés qu'il était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre le cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris la porte de la chambre de débarras, à l'extrémité de la galerie droite: Je m'en étais rapidement assuré.

Donc, après avoir indiqué comme je l'ai dit, son poste au père Jacques «et l'y avoir vu», je plaçai M. Stangerson devant le palier de l'escalier, non loin de la porte de l'antichambre de sa fille. Tout faisait prévoir que, dès lors que je traquais l'assassin dans la chambre, celui-ci se sauverait par l'antichambre plutôt que par le boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte avait dû être fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je le pensais, elle s'était réfugiée dans ce boudoir «pour ne pas voir l'assassin qui allait venir chez elle!» Quoi qu'il en fût, il retombait toujours dans la galerie «où mon monde l'attendait à toutes les issues possibles».

Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se sauve alors à droite, vers la galerie tournante, «ce qui est le chemin, du reste, de sa fuite préparée». À l'intersection des deux galeries il aperçoit à la fois, comme je l'explique plus haut, à sa gauche, Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père Jacques, au bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par derrière. Il est à nous! Il ne peut plus nous échapper!… Ce plan me paraissait le plus sage, le plus sûr «et le plus simple». Si nous avions pu directement placer quelqu'un de nous derrière la porte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre à coucher, peut-être eût-il paru plus simple «à certains qui ne réfléchissent pas» d'assiéger directement les deux portes de la pièce où se trouvait l'homme, celle du boudoir et celle de l'antichambre; mais nous ne pouvions pénétrer dans le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à l'intérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce plan, qui serait venu à l'intellect d'un sergent de ville quelconque, se trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai que, même si j'avais eu la libre disposition du boudoir, j'aurais maintenu mon plan tel que je viens de l'exposer; car tout autre plan d'attaque direct par chacune des portes de la chambre «nous séparait les uns des autres au moment de la lutte avec l'homme», tandis que mon plan «réunissait tout le monde pour l'attaque», à un endroit que j'avais déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet endroit était l'intersection des deux galeries.

Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus à mon échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je grimpai.

Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les preuves que nous avions de la fantastique astuce de l'assassin; et aussi, que si quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes observations dans un moment où l'on doit être entièrement pris par la rapidité du mouvement, de la décision et de l'action, je leur répliquerai que j'ai voulu longuement et complètement rapporter ici toutes les dispositions d'un plan d'attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu'il est lent à se dérouler sous ma plume. J'ai voulu cette lenteur et cette précision pour être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se produisit l'étrange phénomène qui, jusqu'à nouvel ordre et naturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les théories du professeur Stangerson, «la dissociation de la matière», je dirai même la dissociation «instantanée» de la matière.

XVI
Étrange phénomène de dissociation de la matière

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).

Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continue Rouletabille, et de nouveau ma tête dépasse cette pierre; entre les rideaux dont la disposition n'a pas bougé, je m'apprête à regarder, anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouver l'assassin. S'il pouvait me tourner le dos! S'il pouvait être encore à cette table, en train d'écrire… Mais peut-être… peut-être n'est-il plus là!… Et comment se serait-il enfui?… Est-ce que je n'ai pas son échelle»?… Je fais appel à tout mon sang-froid. J'avance encore la tête. Je regarde: il est là; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombres projetées par la bougie. Seulement, «il» n'écrit plus et la bougie n'est plus sur le petit bureau. La bougie est sur le parquet devant l'homme courbé au-dessus d'elle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers échelons; ma main gauche saisit l'appui de la fenêtre; au moment de réussir je sens mon cœur battre à coups précipités. Je mets mon revolver entre mes dents. Ma main droite maintenant tient aussi l'appui de la fenêtre. Un mouvement nécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les poignets et je vais être sur la fenêtre… Pourvu que l'échelle!… C'est ce qui arrive… je suis dans la nécessité de prendre un point d'appui un peu fort sur l'échelle et mon pied n'a point plutôt quitté celle-ci que je sens qu'elle bascule. Elle racle le mur et s'abat… Mais déjà mes genoux touchent la pierre… Avec une rapidité que je crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre… Mais plus rapide que moi a été l'assassin… Il a entendu le raclement de l'échelle contre le mur et j'ai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever, l'homme se dresser, se retourner… J'ai vu sa tête… ai-je bien vu sa tête?… La bougie était sur le parquet et n'éclairait suffisamment que ses jambes. À partir de la hauteur de la table, il n'y avait guère dans la chambre que des ombres, que de la nuit… J'ai vu une tête chevelue, barbue… Des yeux de fou; une face pâle qu'encadraient deux larges favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer, la couleur… en était rousse… à ce qu'il m'est apparu… à ce que j'ai pensé… Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en somme, la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans des ténèbres vacillantes… Je ne connaissais pas cette figure «ou, tout au moins, je ne la reconnaissais pas»!

Ah! Maintenant, il fallait faire vite!… il fallait être le vent! la tempête!… la foudre! Mais hélas… hélas! «il y avait des mouvements nécessaires…» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur la pierre… l'homme qui m'avait aperçu à la fenêtre avait bondi, s'était précipité comme je l'avais prévu sur la porte de l'antichambre, avait eu le temps de l'ouvrir et fuyait. Mais déjà j'étais derrière lui revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»

Comme une flèche j'avais traversé la chambre et cependant j'avais pu voir qu'«il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque l'homme dans l'antichambre, car le temps qu'il lui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l'antichambre sur la galerie… Mais j'avais des ailes, je fus dans la galerie à trois mètres de lui… M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même hauteur. L'homme avait pris, toujours comme je l'avais prévu, la galerie à sa droite, c'est-à-dire le chemin préparé de sa fuite… «À moi, Jacques! À moi, Larsan!» m'écriai-je. Il ne pouvait plus nous échapper! Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage… L'homme parvint à l'intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la rencontre que j'avais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M. Stangerson et moi venant d'un bout de la galerie droite, le père Jacques venant de l'autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu'à tomber…

«Mais l'homme n'était pas là!»

Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d'épouvante, devant cet «irréel»: «l'homme n'était pas là!»

Où est-il? Où est-il? Où est-il?… Tout notre être demandait: «Où est-il?»

«Il est impossible qu'il se soit enfui! m'écriai-je dans une colère plus grande que mon épouvante!

—Je le touchais, s'exclama Frédéric Larsan.

—Il était là, j'ai senti son souffle dans la figure! faisait le père Jacques.

—Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.

Où est-il? Où est-il? Où est-il?…

Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes… On n'avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées… Et puis, est-ce que cette ouverture d'une porte ou d'une fenêtre par cet homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n'eût pas été plus inexplicable encore que la disparition de l'homme lui-même?

Où est-il? Où est-il?… Il n'a pu passer par une porte, ni par une fenêtre, ni par rien. Il n'a pu passer à travers nos corps!…

J'avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il n'y avait ni trappe, ni porte secrète dans les murs, ni rien où l'on pût se cacher. Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous aurions regardé dans une potiche, s'il y avait eu une potiche!

XVII
La galerie inexplicable

Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa porte, dans cette galerie où venait de se passer l'incroyable phénomène. Il y a des moments où l'on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation, qui m'épuisait, «qui me vidait», du déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée d'homme! La ruine morale d'un édifice rationnel, doublé de la ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!

Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos… Je la respirai… «je respirai son parfum de la dame en noir… Chère dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore!… et encore!… que le parfum, à peu près le parfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma jeunesse!… c'est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»! Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l'étoile rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire, j'imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle Stangerson portait les cheveux en bandeaux… «Mais, avant mon entrée dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure aux bandeaux»?

Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la «galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant l'apparition de Mlle Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d'un peignoir d'une blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père la prend dans ses bras, l'embrasse avec passion, semble la reconquérir une fois de plus, puisqu'une fois de plus elle eût pu, pour lui, être perdue! Il n'ose l'interroger… Il l'entraîne dans sa chambre où nous les suivons… car, enfin, il faut savoir!… La porte du boudoir est ouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés vers nous… «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.» «Voilà, dit-elle, c'est bien simple!…»—Comme c'est simple! comme c'est simple!—… Elle a eu l'idée de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans le boudoir… Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir… Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines fort compréhensibles, n'est-ce pas?… Qui comprendra pourquoi, cette nuit justement «où il devait revenir», elle s'est enfermée par un «hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui était tout à l'heure sur la table de la chambre, «n'y est plus»!… Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l'assassin devait revenir… elle ne pouvait l'empêcher de revenir… elle n'a prévenu personne parce qu'il faut que l'assassin reste inconnu… inconnu de son père, inconnu de tous… excepté de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaître maintenant… Il le connaissait peut-être avant! Se rappeler la phrase du jardin de l'Élysée: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon «contre l'obstacle», contre l'assassin? Se rappeler encore cette phrase de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point que je découvre l'assassin?—Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je lui ai répliqué: «Vous n'avez pas répondu à ma question!» Ce qui était vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l'assassin qu'il a peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il n'a facilité mon enquête que pour deux raisons: d'abord parce que je l'y ai forcé; ensuite, pour mieux veiller sur elle…

Je suis dans la chambre… dans sa chambre… je la regarde, elle… et je regarde aussi la place où était la lettre tout à l'heure… Mlle Stangerson s'est emparée de la lettre; cette lettre était pour elle, évidemment… évidemment… Ah! comme la malheureuse tremble… Elle tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de l'assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l'objet… Mais il est visible… il est visible qu'elle n'est tout à fait rassurée que lorsqu'on lui affirme que l'assassin, par un sortilège inouï, a pu nous échapper.

Et puis il y a un silence… Quel silence!… Nous sommes tous là, à «la» regarder… Son père, Larsan, le père Jacques et moi… Quelles pensées roulent dans ce silence autour d'elle?… Après l'événement de ce soir, après le mystère de la «galerie inexplicable», après cette réalité prodigieuse de l'installation de l'assassin dans sa chambre, à elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se traînent sous le crâne du père Jacques, jusqu'à celles qui «naissent» sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces mots qu'on lui adresserait, à elle: «Oh! toi qui connais le mystère, explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être!» Ah! comme je voudrais la sauver… d'elle-même, et de l'autre!… J'en pleure… Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si horriblement cachée.

Elle est là, celle qui a le parfum de «la dame en noir»… je la vois enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle n'a pas voulu me recevoir… dans cette chambre «où elle se tait», où elle continue de se taire. Depuis l'heure fatale de la «Chambre Jaune», nous tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce qu'elle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un supplice de plus. Qui nous dit que, si «nous apprenons», la connaissance de «son» mystère ne sera pas le signal d'un drame plus épouvantable que ceux qui se sont déjà déroulés ici? Qui nous dit qu'elle n'en mourra pas? Et cependant, elle a failli mourir… et nous ne savons rien… Ou plutôt il y en a qui ne savent rien… mais moi… si je savais «qui», je saurais tout… Qui? qui? qui?… et ne sachant pas qui, je dois me taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute qu'elle sait, elle, comment «il» s'est enfui, lui, de la «Chambre Jaune», et cependant elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, «je lui parlerai, à lui!»

Elle nous regarde maintenant… mais de loin… comme si nous n'étions pas dans sa chambre… M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson déclare que, désormais, il ne quittera plus l'appartement de sa fille. C'est en vain que celle-ci veut s'opposer à cette volonté formelle, M. Stangerson tient bon. Il s'y installera dès cette nuit même, dit-il. Sur quoi, uniquement occupé de la santé de sa fille, il lui reproche de s'être levée… puis il lui tient soudain de petits discours enfantins… Il lui sourit… il ne sait plus beaucoup ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait… L'illustre professeur perd la tête… Il répète des mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit… celui du nôtre n'est guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si douloureuse, ces simples mots: «Mon père! mon père!» que celui-ci éclate en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je n'en peux plus… je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du végétal. Je me dégoûte.

C'est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face de Mlle Stangerson, depuis l'attentat de la «Chambre Jaune». Comme moi, il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus que moi, il n'avait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait la même réponse: Mlle Stangerson était trop faible pour nous recevoir, les interrogatoires du juge d'instruction la fatiguaient suffisamment, etc… Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos recherches qui, «moi», ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une conception du crime tout à fait différente…

… Ils pleurent… Et je me surprends encore à répéter au fond de moi: La sauver!… la sauver malgré elle! la sauver sans la compromettre! La sauver sans qu'«il» parle! Qui: «il?»—«Il», l'assassin… Le prendre et lui fermer la bouche!… Mais M. Darzac l'a fait entendre: «pour lui fermer la bouche, il faut le tuer!» Conclusion logique des phrases échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l'assassin de Mlle Stangerson? Non!… Mais qu'il m'en donne seulement l'occasion. Histoire de voir s'il est bien, réellement, en chair et en os! Histoire de voir son cadavre, puisqu'on ne peut saisir son corps vivant!

Ah! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis capable de tout pour la sauver… Oui… oui… je recommencerai à prendre ma raison par le bon bout et j'accomplirai des prodiges…

Je m'avance vers elle… je veux parler, je veux la supplier d'avoir confiance en moi… je voudrais lui faire entendre par quelques mots, compris d'elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est sorti de la «Chambre Jaune», que j'ai deviné la moitié de son secret… et que je la plains, elle, de tout mon cœur… Mais déjà son geste nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos immédiat… M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous remercie, nous renvoie… Frédéric Larsan et moi saluons, et, suivis du père Jacques, nous regagnons la galerie. J'entends Frédéric Larsan qui murmure: «Bizarre! bizarre!…» Il me fait signe d'entrer dans sa chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui demande:

«Vous l'avez bien vu, vous?

—Qui?

—L'homme!

—Si je l'ai vu!… Il avait une large barbe rousse, des cheveux roux…

—C'est ainsi qu'il m'est apparu, à moi, fis-je.

—Et à moi aussi», dit Frédéric Larsan.

Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant l'affaire dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu'il me pose, aux explications qu'il me donne, est persuadé—malgré ses yeux, malgré mes yeux, malgré tous les yeux—que l'homme a disparu par quelque passage secret de ce château qu'il connaissait.

«Car il connaît le château, me dit-il; il le connaît bien…

—C'est un homme de taille plutôt grande, bien découplé…

—Il a la taille qu'il faut… murmure Fred…

—Je vous comprends, dis-je… mais comment expliquez-vous la barbe rousse, les cheveux roux?

—Trop de barbe, trop de cheveux… Des postiches, indique Frédéric Larsan.

—C'est bientôt dit… Vous êtes toujours occupé par la pensée de Robert Darzac… Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais?… Je suis sûr, moi, qu'il est innocent…

—Tant mieux! Je le souhaite… mais vraiment tout le condamne… Vous avez remarqué les pas sur le tapis?… Venez les voir…

—Je les ai vus… Ce sont «les pas élégants» du bord de l'étang.

—Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous?

—Évidemment, on peut s'y méprendre…

—Avez-vous remarqué que la trace de ces pas «ne revient pas»? Quand l'homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n'ont point laissé de traces…

—L'homme était peut-être dans la chambre «depuis des heures». La boue de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la pointe de ses bottines… On le voyait fuir, l'homme… on ne l'entendait pas…»

Soudain, j'interromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de nous. Je fais signe à Larsan d'écouter:

«Là, en bas… on ferme une porte…»

Je me lève; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussée du château; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout à l'heure, sous laquelle filtre de la lumière.

«Le garde! dit Fred.

—Allons-y!» lui soufflai-je…

Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je? décidé à croire que le garde est le coupable? l'affirmerais-je? je m'avance contre la porte, et je frappe un coup brusque.

Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif… et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que l'assassin nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout ailleurs, autour du château, dans le parc… Partout…

Si l'on nous fait une telle objection, nous n'avons pour y répondre que ceci: c'est que l'assassin était disparu de telle sorte de la galerie «que nous avons réellement pensé qu'il n'était plus nulle part»! Il nous avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le touchions presque… nous n'avions plus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m'avait choqué le crâne!

… Aussitôt que j'eus frappé, la porte s'ouvrit; le garde nous demanda d'une voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise «et il allait se mettre au lit»; le lit n'était pas encore défait…

Nous entrâmes; je m'étonnai.

«Tiens! vous n'êtes pas encore couché?…

—Non! répondit-il d'une voix rude… J'ai été faire une tournée dans le parc et dans les bois… J'en reviens… Maintenant, j'ai sommeil… bonsoir!…

—Écoutez, fis-je… Il y avait tout à l'heure, auprès de votre fenêtre, une échelle…

—Quelle échelle? Je n'ai pas vu d'échelle!… Bonsoir!»

Et il nous mit à la porte tout simplement.

Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.

«Eh bien? fis-je…

—Eh bien? répéta Larsan…

—Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?»

Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je l'entendis qui bougonnait:

«Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé à ce point!…»

Et, cette phrase, il me semblait qu'il l'avait plutôt prononcée à mon adresse qu'il ne se la disait à lui-même.

Il ajouta:

«Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés… Ce matin il fera jour.»

XVIII
Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front

Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).

Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique poignée de mains. J'étais heureux d'avoir fait naître quelque soupçon de son erreur dans cette cervelle originale, extrêmement intelligente, mais antiméthodique. Je ne me couchai point. J'attendis le petit jour et je descendis devant le château. J'en fis le tour en examinant toutes les traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à faire remarquer que je n'ai point coutume d'attacher une importance exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage d'un crime. Cette méthode, qui consiste à conclure au criminel d'après les traces de pas, est tout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont identiques, et c'est tout juste s'il faut leur demander une première indication qu'on ne saurait, en aucun cas, considérer comme une preuve.

Quoi qu'il en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, je m'en étais donc allé dans la cour d'honneur et m'étais penché sur les traces, sur toutes les traces qui étaient là, leur demandant cette première indication dont j'avais tant besoin pour m'accrocher à quelque chose de «raisonnable», à quelque chose qui me permît de «raisonner» sur les événements de la «galerie inexplicable». Comment raisonner?… Comment raisonner?

… Ah! raisonner par le bon bout! Je m'assieds, désespéré, sur une pierre de la cour d'honneur déserte… Qu'est-ce que je fais, depuis plus d'une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier… Je vais quérir l'erreur comme le premier inspecteur venu, sur la trace de quelques pas «qui me feront dire ce qu'ils voudront»!

Je me trouve plus abject, plus bas dans l'échelle des intelligences que ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d'Edgar Poe ou de Conan Doyle. Ah! Agents littéraires… qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin d'une main sur le mur! «À toi, Frédéric Larsan, à toi, l'agent littéraire!… Tu as trop lu Conan Doyle, mon vieux!… Sherlock Holmes te fera faire des bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu'on lit dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec ta méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d'instruction, le chef de la Sûreté… tout le monde… Tu attends une dernière preuve… une dernière!… Dis donc une première, malheureux!… «Tout ce que vous offrent les sens ne saurait être une preuve…» Moi aussi, je me suis penché sur «les traces sensibles», mais pour leur demander uniquement d'entrer dans le cercle qu'avait dessiné ma raison. Ah! bien des fois, le cercle fut si étroit, si étroit… Mais si étroit était-il, il était immense, «puisqu'il ne contenait que de la vérité»!… Oui, oui, je le jure, les traces sensibles n'ont jamais été que mes servantes… elles n'ont point été mes maîtresses… Elles n'ont point fait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible qu'un homme sans yeux: un homme qui voit mal! Et voilà pourquoi je triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, ô Frédéric Larsan!»

Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la première fois, cette nuit, dans la galerie inexplicable, il s'est produit un événement qui «semble» ne point rentrer dans le cercle tracé par ma raison, voilà que je divague, voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche, au hasard, dans la fange, l'ordure qui le nourrira… Allons! Rouletabille, mon ami, relève la tête… il est impossible que l'événement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta raison… Tu le sais! Tu le sais! Alors, relève la tête… presse de tes deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on trace sur le papier une figure géométrique, tu as pris ta raison par le bon bout!

Eh bien, marche maintenant… et remonte dans la «galerie inexplicable en t'appuyant sur le bon bout de ta raison» comme Frédéric Larsan s'appuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé que le grand Fred n'est qu'un sot.

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, midi.

Ainsi ai-je pensé… ainsi ai-je agi… la tête en feu, je suis remonté dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé de plus que ce que j'y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m'a montré une chose si formidable que j'ai besoin de «me retenir à lui» pour ne pas tomber.

Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large que j'ai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!

Joseph ROULETABILLE

30 octobre, minuit.

XIX
Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon»

Ce n'est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où l'histoire du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris l'emploi de son temps pendant les quelques heures qu'il était allé passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien apprendre qui le servît.

L'événement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du 29 au 30 octobre, c'est-à-dire trois jours avant mon retour au château, puisque nous étions le 2 novembre. «C'est donc le 2 novembre» que je reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les revolvers.

Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.

Pendant qu'il parlait, il n'avait point cessé de caresser la convexité des verres du binocle qu'il avait trouvé sur le guéridon et je comprenais, à la joie qu'il prenait à manipuler ces verres de presbyte, que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon bizarre, unique, qu'il avait de s'exprimer en usant de termes merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce n'était point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus curieuses que j'avais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait dans la vie avec cette pensée sans se douter de l'étonnement—disons le mot—de l'ahurissement qu'il rencontrait sur son chemin. Les gens tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, s'éloigner, comme on s'arrête pour considérer plus longtemps une silhouette originale que l'on a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «D'où vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «D'où vient la pensée de Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» J'ai avoué qu'il ne se doutait point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même, un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à fait à son aise, quel que soit le milieu qu'il traverse. C'est donc avec une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique raccourcie», tellement raccourcie que nous n'en pouvions, nous autres, comprendre la forme qu'autant qu'à nos yeux émerveillés il voulait bien la détendre et la présenter de face dans sa position normale.

Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu'il venait de me faire. Je lui répondis que sa question m'embarrassait fort, à quoi il me répliqua d'essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon bout.

«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que l'assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite dans la galerie.»

Et je m'arrêtai…

«En partant si bien, s'exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté si tôt. Voyons, un petit effort.

—Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a disparu, alors qu'il n'a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre, il faut qu'il se soit échappé par une autre ouverture.»

Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et n'hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours «comme une savate».

«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»

Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives d'admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s'écriait: «Il est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que—et je l'avais bien remarqué—selon que les découvertes de Frédéric Larsan venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu'elles le contredisaient. C'était un des petits côtés du noble caractère de cet enfant étrange.

Nous nous étions levés et il m'entraîna dans le parc. Comme nous nous trouvions dans la cour d'honneur, nous dirigeant vers la sortie, un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous vîmes au premier étage de l'aile gauche du château, à la fenêtre, une figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.

«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»

Il baissa la tête, hâta sa marche et je l'entendis qui disait entre ses dents:

«Il était donc cette nuit au château?… Qu'est-il venu y faire?»

Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était cet Arthur Rance et comment il l'avait connu. Alors il me rappela son récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué à la réception de l'Élysée.

«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement? demandai-je.

—Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n'est point arrivé ce matin; il n'est point arrivé cette nuit; il sera donc arrivé avant dîner et je ne l'ai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne m'aient point averti?»

Je fis remarquer à mon ami qu'à propos des concierges, il ne m'avait point encore dit comment il s'y était pris pour les faire remettre en liberté.

Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils semblaient n'avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé Arthur Rance. Ils lui répondirent qu'ils ignoraient que M. Arthur Rance fût au château. Il avait dû s'y présenter dans la soirée de la veille, mais ils n'avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point qu'on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s'acheminait à travers la forêt jusqu'au château. Il arrivait au parc par la grotte de Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc.

À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de Rouletabille s'assombrir, manifester un certain mécontentement et, à n'en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût encore à apprendre «qu'Arthur Rance avait coutume de venir au château».

Morose, il demanda des explications.

«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château… Mais, quand y est-il donc venu pour la dernière fois?

—Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier—c'était le nom du concierge—attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu'on nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient au château, ne passe pas par notre grille, il n'y passe pas non plus quand il le quitte…

—Enfin, savez-vous quand il y est venu pour la première fois?

—Oh! oui, monsieur… il y a neuf ans!…

—Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille; et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au Glandier?

—Trois fois.

—Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre connaissance», avant aujourd'hui.

—Une huitaine de jours avant l'attentat de la «Chambre Jaune».

Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:

«Dans la rainure du parquet?

—Dans la rainure du parquet, répondit-elle.

—Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»

Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour recommander le silence et la discrétion.

Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l'auberge du «Donjon».

«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?

—Quelquefois.

—Mais vous prenez aussi vos repas au château?

—Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l'une de nos chambres, tantôt dans l'autre.

—M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?

—Jamais.

—Votre présence chez lui ne le lasse pas?

—Je n'en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le gênions pas.

—Il ne vous interroge jamais?

—Jamais! Il est resté dans cet état d'esprit du monsieur qui était derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu'on assassinait sa fille, qui a défoncé la porte et qui n'a point trouvé l'assassin. Il est persuadé que, du moment qu'il n'a pu, «sur le fait», rien découvrir, nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous autres… Mais il s'est fait un devoir, «depuis l'hypothèse de Larsan», de ne point contrarier nos illusions.»

Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour m'apprendre comment il avait libéré les deux concierges.

«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de papier. Je lui ai dit d'écrire sur cette feuille ces mots: «Je m'engage, quoi qu'ils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai qu'avec cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai que j'étais sûr qu'ils n'étaient pour rien dans le crime. Ce fut, d'ailleurs, toujours mon opinion. Le juge d'instruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors, parlèrent. Ils dirent ce que j'étais certain qu'ils diraient, dès qu'on leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu'ils braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c'était par un soir de braconnage qu'ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment du drame. Les quelques lapins qu'ils acquéraient ainsi, au détriment de M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de l'auberge du «Donjon» qui s'en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris. C'était la vérité, je l'avais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous de cette phrase avec laquelle j'entrai dans l'auberge du «Donjon»: «Il va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je l'avais entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc, et vous l'aviez entendue, vous aussi, mais vous n'y aviez point attaché d'importance. Vous savez qu'au moment où nous allions atteindre cette grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui, devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque instant, sa montre. Cet homme, c'était Frédéric Larsan qui, déjà, travaillait. Or, derrière nous, le patron de l'auberge sur son seuil disait à quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'auberge: «Maintenant, il va falloir manger du saignant!»

«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que l'on voit, ni de ce que l'on entend. Il faut, à toutes choses, trouver un sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d'être bouleversé par un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée comme pouvant se rapporter à l'événement du jour. «Maintenant», pour moi, signifiait: «Depuis l'attentat.» Dès le début de mon enquête, je cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame. Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je vis, à la surprise et à l'ennui du père Mathieu, que je n'avais pas, quant à lui, exagéré l'importance de cette phrase. J'avais appris, à ce moment, l'arrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vrais amis… Que l'on regrette… Liaison fatale des idées… je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier! Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine, prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à l'idée de braconnage… Or, comme, de toute évidence, les concierges ne pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient-ils dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je n'étais point disposé à le croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, que l'assassin n'avait pas de complice et que tout ce drame cachait un mystère entre Mlle Stangerson et l'assassin, mystère dans lequel les concierges n'avaient que faire. L'histoire du braconnage expliquait tout, relativement aux concierges. Je l'admis en principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je pénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous leur lit des lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu! voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne m'étonnai point qu'ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d'une aussi grave accusation que celle d'une complicité dans le crime, ils n'aient point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le braconnage les sauvait de la cour d'assisses, mais les faisait mettre à la porte du château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait vite découverte et que l'on continuerait à ignorer le fait braconnage. Il leur serait toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait hâter leur confession par l'engagement signé de M. Stangerson, que je leur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je n'étais point sûr alors qu'il n'y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus certaine, à mesure que les jours s'écoulaient. Au lendemain de la «galerie inexplicable», comme j'avais besoin de gens dévoués ici, je résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur captivité. Et voilà!»

Ainsi s'exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m'étonner encore de la simplicité de raisonnement qui l'avait conduit à la vérité dans cette affaire de la complicité des concierges. Certes, l'affaire était minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours, ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie inexplicable».

Nous étions arrivés à l'auberge du «Donjon». Nous entrâmes.

Cette fois, nous ne vîmes point l'hôte, mais ce fut l'hôtesse qui nous accueillit avec un bon sourire heureux. J'ai déjà décrit la salle où nous nous trouvions, et j'ai donné un aperçu de la charmante femme blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour le déjeuner.

«Comment va le père Mathieu? demanda Rouletabille.

—Guère mieux, monsieur, guère mieux; il est toujours au lit.

—Ses rhumatismes ne le quittent donc pas?

—Eh non! J'ai encore été obligée, la nuit dernière, de lui faire une piqûre de morphine. Il n'y a que cette drogue-là qui calme ses douleurs.»

Elle parlait d'une voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur. C'était vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux cernés, des yeux d'amoureuse. Le père Mathieu, quand il n'avait pas de rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Mais elle, était-elle heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scène à laquelle nous avions précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y avait, dans toute l'attitude de cette femme, quelque chose qui ne dénotait point le désespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour préparer notre repas, nous laissant sur la table une bouteille d'excellent cidre. Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, l'alluma, et, tranquillement, m'expliqua enfin la raison qui l'avait déterminé à me faire venir au Glandier avec des revolvers.

«Oui, dit-il, en suivant d'un œil contemplatif les volutes de la fumée qu'il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, j'attends, ce soir, l'assassin.»

Il y eut un petit silence que je n'eus garde d'interrompre, et il reprit:

«Hier soir, au moment où j'allais me mettre au lit, M. Robert Darzac frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia qu'il était dans la nécessité de se rendre, le lendemain matin, c'est-à-dire ce matin même, à Paris. La raison qui le déterminait à ce voyage était à la fois péremptoire et mystérieuse, péremptoire puisqu'il lui était impossible de ne pas faire ce voyage, et mystérieuse puisqu'il lui était aussi impossible de m'en dévoiler le but. «Je pars, et cependant, ajouta-t-il, je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce moment Mlle Stangerson.» Il ne me cacha point qu'il la croyait encore une fois en danger. «Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que je ne m'en étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que je m'absente. Je ne pourrai être de retour au Glandier qu'après-demain matin.»

«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu'il m'expliqua. Cette idée d'un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson était l'objet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il n'aurait pu être au Glandier et, de fait, nous savons qu'il n'y était pas. Du moins nous le savons officiellement, d'après ses déclarations. Pour que, chargé d'une idée pareille, il s'absentât à nouveau aujourd'hui, il fallait qu'il obéît à une volonté plus forte que la sienne. C'est ce que je pensais et c'est ce que je lui dis. Il me répondit: «Peut-être!» Je demandai si cette volonté plus forte que la sienne était celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la décision de son départ avait été prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me répéta qu'il ne croyait à la possibilité d'un nouvel attentat qu'à cause de cette extraordinaire coïncidence qu'il avait remarquée «et que le juge d'instruction, du reste, lui avait fait remarquer». «S'il arrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en cas d'attaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire où j'ai passé la nuit. Or, je me rends parfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi. Le juge d'instruction et M. Frédéric Larsan—ce dernier m'a suivi à la piste, la dernière fois que je me suis rendu à Paris, et j'ai eu toutes les peines du monde à m'en débarrasser—ne sont pas loin de me croire coupable.—Que ne dites-vous, m'écriai-je tout à coup, le nom de l'assassin, puisque vous le connaissez?» M. Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation. Il me répliqua, d'une voix hésitante: «Moi! Je connais le nom de l'assassin? Qui me l'aurait appris?» Je repartis aussitôt: «Mlle Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus qu'il allait se trouver mal, et je vis que j'avais frappé juste: Mlle Stangerson et lui savent le nom de l'assassin! Quand il fut un peu remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que vous êtes ici, j'ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et votre ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous. Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais, comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat impossible… Prenez toutes dispositions qu'il faudra pour isoler, pour garder Mlle Stangerson. Faites qu'on ne puisse entrer dans la chambre de Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos. L'homme que nous redoutons est d'une astuce prodigieuse, qui n'a peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même la sauvera si vous veillez; car il est impossible qu'il ne sache point que vous veillez, à cause de cette astuce même; et, s'il sait que vous veillez, il ne tentera rien.—Avez-vous parlé de ces choses à M. Stangerson?—Non!—Pourquoi?—Parce que je ne veux point, monsieur, que M. Stangerson me dise ce que vous m'avez dit tout à l'heure: Vous connaissez le nom de l'assassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que je viens vous dire: «L'assassin va peut-être venir demain!», quel serait l'étonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il n'admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que sur des coïncidences qu'il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver étranges… Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j'ai une grande… une grande confiance en vous… Je sais que, vous, vous ne me soupçonnez pas!…»

«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait, à hue et à dia. Il souffrait. J'eus pitié de lui, d'autant plus que je me rendais parfaitement compte qu'il se ferait tuer plutôt que de me dire qui était l'assassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt assassiner que de dénoncer l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable». L'homme doit la tenir, ou doit les tenir tous deux, d'une manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac qu'il s'était suffisamment expliqué et qu'il pouvait se taire puisqu'il ne pouvait plus rien m'apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la nuit. Il insista pour que j'organisasse une véritable barrière infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait, depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout l'appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M. Darzac me demandait de rendre impossible l'arrivée à la chambre de Mlle Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement» impossible, que l'homme fût rebuté tout de suite et disparût sans laisser de trace. C'est ainsi que j'expliquai, à part moi, la phrase finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de «vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusqu'à mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul l'idée.»

«Il s'en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce qu'il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que j'avais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête cette idée terrible de la «coïncidence…»

«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu'il fallait être plus astucieux que l'astuce même, de telle sorte que l'homme, s'il devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se doutât point une seconde qu'on pouvait soupçonner sa venue. Certes! l'empêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer suffisamment pour que, mort ou vivant, on pût voir nettement sa figure! Car il fallait en finir, il fallait libérer Mlle Stangerson de cet assassinat latent!

«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la table et vidé son verre, il faut que je voie, d'une façon bien distincte, sa figure, histoire d'être sûr qu'elle entre dans le cercle que j'ai tracé avec le bon bout de ma raison

À ce moment, apportant l'omelette au lard traditionnelle, l'hôtesse fit sa réapparition. Rouletabille lutina un peu Mme Mathieu et celle-ci se montra de l'humeur la plus charmante.

«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»

Mais je n'étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de l'hôtesse; j'étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et à l'étrange démarche de M. Robert Darzac.

Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau, Rouletabille reprit le cours de ses confidences:

«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, j'en étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «L'assassin viendra «peut-être» la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire qu'il viendra «sûrement». Oui, je l'attends.

—Et qu'est-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par hasard…

—Taisez-vous, m'interrompit en souriant Rouletabille, taisez-vous, vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que l'assassin viendra depuis ce matin, dix heures et demie, c'est-à-dire avant votre arrivée, et par conséquent avant que nous n'ayons aperçu Arthur Rance à la fenêtre de la cour d'honneur…

—Ah! ah! fis-je… vraiment… mais encore, pourquoi en étiez-vous sûr dès dix heures et demie?

—Parce que, à dix heures et demie, j'ai eu la preuve que Mlle Stangerson faisait autant d'efforts pour permettre à l'assassin de pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris, en s'adressant à moi, de précautions pour qu'il n'y entrât pas…

—Oh! oh! m'écriai-je, est-ce bien possible!…»

Et plus bas:

«Ne m'avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac?

—Je vous l'ai dit parce que c'est la vérité!

—Alors, vous ne trouvez pas bizarre…

—Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le bizarre que vous, vous connaissez n'est rien à côté du bizarre qui vous attend!…

—Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?

—Admettez-le! mon ami, admettez-le!… Vous ne risquez rien!… Je vous ai rapporté l'histoire de la lettre sur la table de Mlle Stangerson, lettre laissée par l'assassin la nuit de la «galerie inexplicable», lettre disparue… dans la poche de Mlle Stangerson… Qui pourrait prétendre que, «dans cette lettre, l'assassin ne sommait pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et enfin qu'il n'a pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt qu'il a été sûr du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit qui vient?»

Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me demandais s'il ne se payait point ma tête.

La porte de l'auberge s'ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement, qu'on eût pu croire qu'il venait de subir sur son siège une décharge électrique.

«Mr Arthur Rance!» s'écria-t-il.

M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.

XX
Un geste de Mlle Stangerson

«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.

—Parfaitement, répondit Arthur Rance. J'ai reconnu en vous le petit garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»

Main tendue de l'américain; Rouletabille se déride, serre la main en riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l'invite à partager notre repas.

«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»

Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.

«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la réception à l'Élysée?»

Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de l'Américain.

La face rose violacée de l'homme, ses paupières lourdes, certains tics nerveux, tout démontre, tout prouve l'alcoolique. Comment ce triste individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être intime avec l'illustre professeur?

Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric Larsan—lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la présence de l'Américain au château, et s'était documenté—que M. Rance n'était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d'années, c'est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa fille. À l'époque où les Stangerson habitaient l'Amérique, ils avaient connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l'actif d'Arthur Rance et pour l'explication de cette intimité avec laquelle il était reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux emballés de sa voiture. Il était même probable qu'à la suite de cet événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la moindre histoire d'amour.

Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit point; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu'il avançait.

Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l'auberge du «Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence au château nous eût moins intrigués, mais ils n'auraient fait, en tout cas, «qu'augmenter l'intérêt» que nous portions à ce nouveau personnage. L'américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d'une façon très naturelle à la question de Rouletabille:

«Quand j'ai appris l'attentat, j'ai retardé mon retour en Amérique; je voulais m'assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n'était point mortellement atteinte, et je ne m'en irai que lorsqu'elle sera tout à fait rétablie.»

Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans que nous l'y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées qui n'étaient point éloignées, à ce que j'ai pu comprendre, des idées de Frédéric Larsan lui-même, c'est-à-dire que l'Américain pensait, lui aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans l'affaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit qu'il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour arriver à démêler l'écheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune». Il nous rapporta que M. Stangerson l'avait mis au courant des événements qui s'étaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en écoutant Arthur Rance, qu'il expliquait tout par Robert Darzac. À plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du château» quand il s'y passait d'aussi mystérieux drames, et nous sûmes ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point—un jour ou l'autre—de découvrir l'assassin. Il prononça cette dernière phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.

Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s'éloigner et dit:

«Drôle de corps!»

Je lui demandai:

«Croyez-vous qu'il passera la nuit au Glandier?»

À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit «que cela lui était tout à fait indifférent».

Je passerai sur l'emploi de notre après-midi. Qu'il vous suffise de savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait. Ainsi le soir arriva. J'étais tout étonné de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositions auxquelles je m'attendais. Je lui en fis la remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que l'assassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme j'émettais quelque doute, lui rappelant la disparition de l'homme dans la galerie, et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il répliqua: «Qu'il l'espérait bien, et que c'est tout ce qu'il désirait cette nuit-là.» Je n'insistai point, sachant par expérience combien mon insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans qu'il en fût averti; et que, dans le cas où personne ne viendrait du dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner «ceux du dedans».

Il était alors six heures et demie, à la montre qu'il tira de son gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune précaution, sans essayer même d'atténuer le bruit de ses pas, sans me recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie; nous atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusqu'au palier de l'escalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche dans la galerie, «aile gauche», passant devant l'appartement du professeur Stangerson. À l'extrémité de cette galerie, avant d'arriver au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l'Américain à la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d'honneur. La porte de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette chambre était juste en face de la fenêtre «est» qui se trouvait à l'extrémité de l'autre galerie droite, aile droite, là où, précédemment, Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à cette porte, c'est-à-dire quand on sortait de cette chambre, «on voyait toute la galerie» en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il n'y avait, naturellement, que la galerie tournante de l'aile droite que l'on ne voyait point.

«Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve. Vous, quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»

Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre d'Arthur Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la galerie aussi facilement que si j'avais été devant la porte d'Arthur Rance et je pouvais également surveiller la porte même de l'Américain. La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu d'observation, était garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où toutes les lampes étaient allumées; il faisait noir dans le cabinet. C'était là un poste de choix pour un espion.

Car que faisais-je, là, sinon un métier d'espion? de bas policier? J'y répugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, n'y avait-il pas la dignité de ma profession qui s'opposait à un pareil avatar? En vérité, si mon bâtonnier me voyait! si l'on apprenait ma conduite, au Palais, que dirait le Conseil de l'Ordre? Rouletabille, lui, ne soupçonnait même pas qu'il pouvait me venir à l'idée de lui refuser le service qu'il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point: d'abord parce que j'eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche; ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu'il m'était loisible de chercher partout la vérité en amateur; enfin, parce qu'il était trop tard pour me tirer de là. Que n'avais-je eu ces scrupules plus tôt? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que j'allais contribuer à sauver la vie d'une femme; et il n'est point de règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux dessein.

Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de l'appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s'ouvrit, poussée par le maître d'hôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois jours), et, comme la porte était restée entrouverte, nous vîmes parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l'absence du domestique et de ce que son père était baissé, ramassant un objet qu'elle venait de faire tomber, «versait hâtivement le contenu d'une fiole dans le verre de M. Stangerson».

XXI
À l'affût

Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmement Rouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne me parlant même point de la scène que nous venions de surprendre, il me donna ses dernières instructions pour la nuit. Nous allions d'abord dîner. Après dîner, je devais entrer dans le cabinet noir et, là, j'attendrais tout le temps qu'il faudrait «pour voir quelque chose».

«Si vous «voyez» avant moi, m'expliqua mon ami, il faudra m'avertir. Vous verrez avant moi si l'homme arrive dans la galerie droite par tout autre chemin que la galerie tournante, puisque vous découvrez toute la galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour m'avertir, vous n'aurez qu'à dénouer l'embrasse du rideau de la fenêtre de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le rideau tombera de lui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement un carré d'ombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la galerie est éclairée. Pour faire ce geste, vous n'avez qu'à allonger la main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle droit avec la galerie droite, j'aperçois, par les fenêtres de la galerie tournante, tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la galerie droite. Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra obscur, je saurai ce que cela veut dire.

—Et alors?

—Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante.

—Et qu'est-ce que je ferai?

—Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière l'homme, mais je serai déjà sur l'homme et j'aurai vu si sa figure entre dans mon cercle…

—Celui qui est «tracé par le bon bout de la raison», terminai-je en esquissant un sourire.

—Pourquoi souriez-vous? C'est bien inutile… Enfin, profitez, pour vous réjouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure que tout à l'heure vous n'en aurez plus l'occasion.

—Et si l'homme échappe?

Tant mieux! fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas à le prendre; il pourra s'échapper en dégringolant l'escalier et par le vestibule du rez-de-chaussée… et cela avant que vous n'ayez atteint le palier, puisque vous êtes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai partir après avoir vu sa figure. C'est tout ce qu'il me faut: voir sa figure. Je saurai bien m'arranger ensuite pour qu'il soit mort pour Mlle Stangerson, même s'il reste vivant. Si je le prends vivant, Mlle Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront peut-être jamais! Et je tiens à leur estime; ce sont de braves gens. Quand je vois Mlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son père, pour que son père, cette nuit, ne soit pas réveillé par la conversation qu'elle doit avoir avec son assassin, vous devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si j'amenais à son père, les poings liés et la bouche ouverte, l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable»! C'est peut-être un grand bonheur que, la nuit de la «galerie inexplicable», l'homme se soit évanoui comme par enchantement! Je l'ai compris cette nuit-là à la physionomie soudain rayonnante de Mlle Stangerson quand elle eut appris qu'il avait échappé. Et j'ai compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre l'homme que le rendre muet, de quelque façon que ce fut. Mais tuer un homme! tuer un homme! ce n'est pas une petite affaire. Et puis, ça ne me regarde pas… à moins qu'il ne m'en donne l'occasion!… D'un autre côté, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences… c'est une besogne qui consiste d'abord à deviner tout avec rien!… Heureusement, mon ami, j'ai deviné… ou plutôt non, j'ai raisonné… et je ne demande à l'homme de ce soir de ne m'apporter que la figure sensible qui doit entrer…

—Dans le cercle…

—Parfaitement, et sa figure ne me surprendra pas!…

—Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir où vous avez sauté dans la chambre…

—Mal… la bougie était par terre… et puis, toute cette barbe…

—Ce soir, il n'en aura donc plus?

—Je crois pouvoir affirmer qu'il en aura… Mais la galerie est claire, et puis, maintenant, je sais… ou du moins mon cerveau sait… alors mes yeux verront…

—S'il ne s'agit que de le voir et de le laisser échapper… pourquoi nous être armés?

—Parce que, mon cher, si l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable de tout! Alors, il faudra nous défendre.

—Et vous êtes sûr qu'il viendra ce soir?…

—Aussi sûr que vous êtes là!… Mlle Stangerson, à dix heures et demie, ce matin, le plus habilement du monde, s'est arrangée pour être sans gardes-malades cette nuit; elle leur a donné congé pour vingt-quatre heures, sous des prétextes plausibles, et n'a voulu, pour veiller auprès d'elle, pendant leur absence, que son cher père, qui couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joie reconnaissante. La coïncidence du départ de M. Darzac (après les paroles qu'il m'a dites) et des précautions exceptionnelles de Mlle Stangerson, pour faire autour d'elle de la solitude, ne permet aucun doute. La venue de l'assassin, que Darzac redoute, Mlle Stangerson la prépare!

—C'est effroyable!

—Oui.

—Et le geste que nous lui avons vu faire, c'est le geste qui va endormir son père?

—Oui.

—En somme, pour l'affaire de cette nuit, nous ne sommes que deux?

—Quatre; le concierge et sa femme veillent à tout hasard… Je crois leur veille inutile, «avant»… Mais le concierge pourra m'être utile «après, si on tue»!

—Vous croyez donc qu'on va tuer?

On tuera s'il le veut!

—Pourquoi n'avoir pas averti le père Jacques? Vous ne vous servez plus de lui, aujourd'hui?

—Non», me répondit Rouletabille d'un ton brusque.

Je gardai quelque temps le silence; puis, désireux de connaître le fond de la pensée de Rouletabille, je lui demandai à brûle-pourpoint:

«Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous être d'un grand secours…

—Ah ça! fit Rouletabille avec méchante humeur… Vous voulez donc mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson!… Allons dîner… c'est l'heure… Ce soir nous dînons chez Frédéric Larsan… à moins qu'il ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac… Il ne le lâche pas d'une semelle. Mais, bah! s'il n'est pas là en ce moment, je suis bien sûr qu'il sera là cette nuit!… En voilà un que je vais rouler!»

À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté.

«Ce doit être lui, dit Rouletabille.

—J'oubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le policier, pas une allusion à l'expédition de cette nuit, n'est-ce pas?

—Évidemment; nous opérons seuls, pour notre compte personnel.

—Et toute la gloire sera pour nous?»

Rouletabille, ricanant, ajouta:

«Tu l'as dit, bouffi!»

Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvâmes chez lui… Il nous dit qu'il venait d'arriver et nous invita à nous mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde, et je n'eus point de peine à comprendre qu'il fallait l'attribuer à la quasi-certitude où Rouletabille et Frédéric Larsan, l'un et l'autre, et chacun de son côté, étaient de tenir enfin la vérité. Rouletabille confia au grand Fred que j'étais venu le voir de mon propre mouvement et qu'il m'avait retenu pour que je l'aidasse dans un grand travail qu'il devait livrer, cette nuit même, à L'Époque. Je devais repartir, dit-il, pour Paris, par le train d'onze heures, emportant sa «copie», qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les principaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cette explication comme un homme qui n'en est point dupe, mais qui se garde, par politesse, d'émettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le regardent pas. Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les intonations, Larsan et Rouletabille s'entretinrent assez longtemps de la présence au château de M. Arthur-W. Rance, de son passé en Amérique qu'ils eussent voulu connaître mieux, du moins quant aux relations qu'il avait eues avec les Stangerson. À un moment, Larsan, qui me parut soudain souffrant, dit avec effort:

«Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n'avons plus grand'chose à faire au Glandier, et m'est avis que nous n'y coucherons plus de nombreux soirs.

—C'est aussi mon avis, monsieur Fred.

—Vous croyez donc, mon ami, que l'affaire est finie?

—Je crois, en effet, qu'elle est finie et qu'elle n'a plus rien à nous apprendre, répliqua Rouletabille.

—Avez-vous un coupable? demanda Larsan.

—Et vous?

—Oui.

—Moi aussi, dit Rouletabille.

—Serait-ce le même?

—Je ne crois pas, si vous n'avez pas changé d'idée», dit le jeune reporter.

Et il ajouta avec force:

«M. Darzac est un honnête homme!

—Vous en êtes sûr? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sûr du contraire… C'est donc la bataille?

—Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frédéric Larsan.

—La jeunesse ne doute de rien», termina le grand Fred en riant et en me serrant la main.

Rouletabille répondit comme un écho:

«De rien!»

Mais soudain, Larsan, qui s'était levé pour nous souhaiter le bonsoir, porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il dut s'appuyer à Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenu extrêmement pâle.

«Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que j'ai là? Est-ce que je serais empoisonné?»

Et il nous regardait d'un œil hagard… En vain, nous l'interrogions, il ne nous répondait plus… Il s'était affaissé dans un fauteuil et nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étions extrêmement inquiets, et pour lui, et pour nous, car nous avions mangé de tous les plats auxquels avait touché Frédéric Larsan. Nous nous empressions autour de lui. Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tête lourde avait roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son cœur…

Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui avais vue tout à l'heure bouleversée. Il me dit:

«Il dort!»

Et il m'entraîna dans sa chambre, après avoir refermé la porte de la chambre de Larsan.

«Le narcotique? demandai-je… Mlle Stangerson veut donc endormir tout le monde, ce soir?…

—Peut-être… me répondit Rouletabille en songeant à autre chose.

—Mais nous!… nous! exclamai-je. Qui me dit que nous n'avons pas avalé un pareil narcotique?

—Vous sentez-vous indisposé? me demanda Rouletabille avec sang-froid.

—Non, aucunement!

—Avez-vous envie de dormir?

—En aucune façon…

—Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare.»

Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait offert; quant à lui, il alluma sa bouffarde, son éternelle bouffarde.

Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu'à dix heures, sans qu'un mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. À dix heures, il se déchaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui, retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur nos chaussettes, Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le mot que je ne l'entendis:

«Revolver!»

Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.

«Armez! fit-il encore.

J'armai.

Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l'ouvrit avec des précautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fûmes dans la galerie tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je m'éloignais déjà de lui, Rouletabille me rejoignit «et m'embrassa», et puis je vis qu'avec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre. Étonné de ce baiser et un peu inquiet, j'arrivai dans la galerie droite que je longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin dans la galerie, aile gauche, jusqu'au cabinet noir. Avant d'entrer dans le cabinet noir, je regardai de près l'embrasse du rideau de la fenêtre… Je n'avais, en effet, qu'à la toucher du doigt pour que le lourd rideau retombât d'un seul coup, «cachant à Rouletabille le carré de lumière»: signal convenu. Le bruit d'un pas m'arrêta devant la porte d'Arthur Rance. «Il n'était donc pas encore couché!» Mais comment était-il encore au château, n'ayant pas dîné avec M. Stangerson et sa fille? Du moins, je ne l'avais pas vu à table, dans le moment que nous avions saisi le geste de Mlle Stangerson.

Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m'y trouvais parfaitement. Je voyais toute la galerie en enfilade, galerie éclairée comme en plein jour. Évidemment, rien de ce qui allait s'y passer ne pouvait m'échapper. Mais qu'est-ce qui allait s'y passer? Peut-être quelque chose de très grave. Nouveau souvenir inquiétant du baiser de Rouletabille. On n'embrasse ainsi ses amis que dans les grandes occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger?

Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et j'attendis. Je ne suis pas un héros, mais je ne suis pas un lâche.

J'attendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien d'anormal. Dehors, la pluie, qui s'était mise à tomber violemment vers neuf heures du soir, avait cessé.

Mon ami m'avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit ou une heure du matin. Cependant il n'était pas plus d'onze heures et demie quand la porte de la chambre d'Arthur Rance s'ouvrit. J'en entendis le faible grincement sur ses gonds. On eût dit qu'elle était poussée de l'intérieur avec la plus grande précaution. La porte resta ouverte un instant qui me parut très long. Comme cette porte était ouverte, dans la galerie, c'est-à-dire poussée hors la chambre, je ne pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait derrière la porte. À ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se répétait pour la troisième fois, qui venait du parc, et auquel je n'avais pas attaché plus d'importance qu'on n'a coutume d'en attacher au miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais, cette troisième fois, le miaulement était si pur et si «spécial» que je me rappelai ce que j'avais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon Dieu». Comme ce cri avait accompagné, jusqu'à ce jour, tous les drames qui s'étaient déroulés au Glandier, je ne pus m'empêcher, à cette réflexion, d'avoir un frisson. Aussitôt je vis apparaître, au delà de la porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus d'abord le reconnaître, car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot assez volumineux. L'homme, ayant refermé la porte, et portant le ballot, se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il était. Celui qui sortait, à cette heure, de la chambre d'Arthur Rance «était le garde». C'était «l'homme vert». Il avait ce costume que je lui avais vu sur la route, en face de l'auberge du «Donjon», le premier jour où j'étais venu au Glandier, et qu'il portait encore le matin même quand, sortant du château, nous l'avions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun doute, c'était le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une figure qui me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la «Bête du Bon Dieu» retentissait au dehors pour la quatrième fois, il déposa son ballot dans la galerie et s'approcha de la seconde fenêtre, en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun mouvement, car je craignais de trahir ma présence.

Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre les vitraux dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là une demi-minute. La nuit était claire, par intermittences, illuminée par une lune éclatante qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. «L'homme vert» leva le bras à deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis, s'éloignant de la fenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la galerie, vers le palier.

Rouletabille m'avait dit: «Quand vous verrez quelque chose, dénouez l'embrasse.» Je voyais quelque chose. Était-ce cette chose que Rouletabille attendait? Ceci n'était point mon affaire et je n'avais qu'à exécuter la consigne qui m'avait été donnée. Je dénouai l'embrasse. Mon cœur battait à se rompre. L'homme atteignit le palier, mais à ma grande stupéfaction, comme je m'attendais à le voir continuer son chemin dans la galerie, aile droite, je l'aperçus qui descendait l'escalier conduisant au vestibule.

Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui était retombé sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je ne voyais pas apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint; personne n'apparut. J'étais perplexe. Une demi-heure s'écoula qui me parut un siècle. «Que faire maintenant, même si je voyais autre chose?» Le signal avait été donné, je ne pouvais le donner une seconde fois… D'un autre côté, m'aventurer dans la galerie en ce moment pouvait déranger tous les plans de Rouletabille. Après tout, je n'avais rien à me reprocher, et, s'il s'était passé quelque chose que n'attendait point mon ami, celui-ci n'avait qu'à s'en prendre à lui-même. Ne pouvant plus être d'aucun réel secours d'avertissement pour lui, je risquai le tout pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes, mesurant mes pas et écoutant le silence, je m'en fus vers la galerie tournante.

Personne dans la galerie tournante. J'allai à la porte de la chambre de Rouletabille. J'écoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je tournai le bouton, la porte s'ouvrit. J'étais dans la chambre. Rouletabille était étendu, tout de son long, sur le parquet.

XXII
Le cadavre incroyable

Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter, et j'eus la joie de constater qu'il dormait! Il dormait de ce sommeil profond et maladif dont j'avais vu s'endormir Frédéric Larsan. Lui aussi était victime du narcotique que l'on avait versé dans nos aliments. Comment, moi-même, n'avais-je point subi le même sort! Je réfléchis alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre eau, car ainsi tout s'expliquait: «je ne bois pas en mangeant.» Doué par la nature d'une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n'en point douter, le fait de Mlle Stangerson.

Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui savait tout! Je me rappelai que le maître d'hôtel nous avait recommandé, en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur la table du professeur et de sa fille.

Plus d'un quart d'heure s'écoula ainsi. Je me résolus, en ces circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin d'être éveillés, à des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc d'eau. Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni regard. Mais n'était-ce pas là une première victoire? Je voulus la compléter; j'administrai une paire de gifles sur les joues de Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis qu'il se raidissait entre mes bras, et je l'entendis qui murmurait: «Continuez, mais ne faites pas tant de bruit!…» Continuer à lui donner des gifles sans faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions sauvés!…

«On m'a endormi, fit-il… Ah! J'ai passé un quart d'heure abominable avant de céder au sommeil… Mais maintenant, c'est passé! Ne me quittez pas!…»

Il n'avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un véritable cri de la mort…

«Malheur! hurla Rouletabille… nous arrivons trop tard!…»

Et il voulut se précipiter vers la porte; mais il était tout étourdi et roula contre la muraille. Moi, j'étais déjà dans la galerie, le revolver au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson. Au moment même où j'arrivais à l'intersection de la galerie tournante et de la galerie droite, je vis un individu qui s'échappait de l'appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le palier.

Je ne fus pas maître de mon geste: je tirai… le coup de revolver retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais l'homme, continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà l'escalier. Je courus derrière lui, en criant: «Arrête! arrête! ou je te tue!…» Comme je me précipitais à mon tour dans l'escalier, je vis en face de moi, arrivant du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait: «Qu'y a-t-il?… Qu'y a-t-il?…» Nous arrivâmes presque en même temps au bas de l'escalier, Arthur Rance et moi; la fenêtre du vestibule était ouverte; nous vîmes distinctement la forme de l'homme qui fuyait; instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction; l'homme n'était pas à plus de dix mètres devant nous; il trébucha et nous crûmes qu'il allait tomber; déjà nous sautions par la fenêtre; mais l'homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle; j'étais en chaussettes, l'Américain était pieds nus; nous ne pouvions espérer l'atteindre «si nos revolvers ne l'atteignaient pas»! Nous tirâmes nos dernières cartouches sur lui; il fuyait toujours… Mais il fuyait du côté droit de la cour d'honneur vers l'extrémité de l'aile droite du château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d'où il allait lui être impossible de s'échapper, dans ce coin qui n'avait d'autre issue, «devant nous», que la porte de la petite chambre en encorbellement occupée maintenant par le garde.

L'homme, bien qu'il fût inévitablement blessé par nos balles, avait maintenant une vingtaine de mètres d'avance. Soudain, derrière nous, au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie s'ouvrit et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée:

«Tirez, Bernier! Tirez!»

Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée d'un éclair.

À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son fusil, à la porte du donjon.

Il avait bien visé. «L'ombre tomba.» Mais, comme elle était arrivée à l'extrémité de l'aile droite du château, elle tomba de l'autre côté de l'angle de la bâtisse; c'est-à-dire que nous vîmes qu'elle tombait, mais elle ne s'allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. «L'ombre était morte à nos pieds.»

Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les détonations, Larsan venait d'ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous criait, comme avait crié Arthur Rance: «Qu'y a-t-il?… Qu'y a-t-il?…»

Et nous, nous étions penchés sur l'ombre, sur la mystérieuse ombre morte de l'assassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous rejoignit dans le moment, et je lui criai:

«Il est mort! Il est mort!…

—Tant mieux, fit-il… Apportez-le dans le vestibule du château…

Mais il se reprit:

«Non! non! Déposons-le dans la chambre du garde!…»

Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde… Personne ne répondit de l'intérieur… ce qui ne m'étonna point, naturellement.

«Évidemment, il n'est pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà sorti!… Portons donc ce corps dans le vestibule…»

Depuis que nous étions arrivés sur «l'ombre morte», la nuit s'était faite si noire, par suite du passage d'un gros nuage sur la lune, que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes. Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir! Le père Jacques, qui arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de l'escalier. J'avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui coulait des blessures…

Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il se pencha sur le visage de «l'ombre morte», et nous reconnûmes le garde, celui que le patron de l'auberge du «Donjon» appelait «l'homme vert» et que, une heure auparavant, j'avais vu sortir de la chambre d'Arthur Rance, chargé d'un ballot. Mais, ce que j'avais vu, je ne pouvais le rapporter qu'à Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques instants plus tard.

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