Le nabab, tome I
Il quitta la pose… L'affaire en valait la peine, diable! M. de la Perrière, un secrétaire des commandements, avait été chargé par l'impératrice de visiter l'asile de Bethléem. Jenkins venait chercher le Nabab pour le mener aux Tuileries chez le secrétaire et prendre jour. Cette visite à Bethléem, c'était la croix pour lui.
«Vite, partons; mon cher docteur, je vous suis.»
Il n'en voulait plus à Jenkins d'être venu le déranger, et fébrilement il rattachait sa cravate, oubliant sous l'émotion nouvelle le bouleversement de tout à l'heure, car chez lui l'ambition primait tout.
Pendant que les deux hommes causaient à demi-voix, Félicia, immobile devant eux, les narines frémissantes, le mépris retroussant sa lèvre, les regardait de l'air de dire: «Eh bien! j'attends.»
Jansoulet s'excusa d'être obligé d'interrompre la séance; mais une visite de la plus haute importance… Elle eut un sourire de pitié:
«Faites, faites… Au point où nous en sommes, je puis travailler sans vous.
—Oh! oui, dit le docteur, l'oeuvre est à peu près terminée.»
Il ajouta d'un air connaisseur:
«C'est un beau morceau.»
Et, comptant sur ce compliment pour se faire une sortie, il s'esquivait, les épaules basses; mais Félicia le retint violemment:
«Restez, vous… J'ai à vous parler.»
Il vit bien à son regard qu'il fallait céder, sous peine d'un éclat:
«Vous permettez, cher ami?… Mademoiselle a un mot à me dire… Mon coupé est à la porte… Montez. Je vous rejoins.»
L'atelier refermé sur ce pas lourd qui s'éloignait, ils se regardèrent tous deux bien en face.
«Il faut que vous soyez ivre ou fou pour vous être permis une chose pareille? Comment, vous osez entrer chez moi quand je ne veux pas recevoir?… Pourquoi cette violence? de quel droit?…
—Du droit que donne la passion désespérée et invincible.
—Taisez-vous, Jenkins, vous prononcez des paroles que je ne peux pas entendre… Je vous laisse venir ici par pitié, par habitude, parce que mon père vous aimait… Mais ne me reparlez jamais de votre… amour,—elle dit le mot très bas, comme une honte,—ou vous ne me reverrez plus, oui, dussé-je mourir pour vous échapper une bonne fois.»
Un enfant pris en faute ne courbe pas plus humblement la tête que
Jenkins répondant:
«C'est vrai… J'ai eu tort… Un moment de folie, d'aveuglement. Mais pourquoi vous plaisez-vous à me déchirer le coeur comme vous faites?
—Je pense bien à vous, seulement!
—Que vous pensiez ou non à moi, je suis là, je vois ce qui se passe, et votre coquetterie me fait un mal affreux.»
Un peu de rouge lui vint aux joues devant ce reproche:
«Coquette, moi?… et avec qui?
—Avec ça…» dit l'Irlandais en montrant le buste simiesque et superbe.
Elle essaya de rire:
«Le Nabab… Quelle folie!
—Ne mentez donc pas… Croyez-vous que je sois aveugle, que je ne me rende pas compte de tous vos manèges? Vous restez seule avec lui très longtemps… Tout à l'heure, j'étais là… Je vous voyais…» Il baissait la voix comme si le souffle lui eût manqué… «Que cherchez-vous donc, étrange et cruelle enfant? Je vous ai vu repousser les plus beaux, les plus nobles, les plus grands. Ce petit de Géry vous dévore des yeux, vous n'y prenez pas garde, le duc de Mora lui-même n'a pas pu arriver jusqu'à votre coeur. Et c'est celui-là, qui est affreux, vulgaire, qui ne pensait pas à vous, qui a toute autre chose que l'amour en tête… Vous avez vu comme il est parti! Où voulez-vous donc en venir? Qu'attendez-vous de lui?
—Je veux… Je veux qu'il m'épouse. Voilà.»
Froidement, d'un ton radouci, comme si cet aveu l'avait rapprochée de celui qu'elle méprisait tant, elle exposa ses motifs. La vie qu'elle menait la poussait à une impasse. Elle avait des goûts de luxe, de dépense, des habitudes de désordre que rien ne pouvait vaincre et qui la conduiraient fatalement à la misère, elle et cette bonne Crenmitz, qui se laissait ruiner sans rien dire. Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Et alors les expédients, les dettes, la loque et les savates des petits ménages d'artistes. Ou bien l'amant, l'entreteneur, c'est-à-dire la servitude et l'infamie.
«Allons donc, dit Jenkins… Et moi, est-ce que je ne suis pas là?
—Tout plutôt que vous, fit-elle en se redressant… Non, ce qu'il me faut, ce que je veux, c'est un mari qui me défende des autres et de moi-même, qui me garde d'un tas de choses noires dont j'ai peur quand je m'ennuie, des gouffres où je sens que je puis m'abîmer, quelqu'un qui m'aime pendant que je travaille, et relève de faction ma pauvre vieille fée à bout de forces… Celui-là me convient et j'ai pensé à lui dès que je l'ai vu. Il est laid, mais il a l'air bon; puis il est follement riche et la fortune, à ce degré-là, ce doit être amusant… Oh! je sais bien. Il y a sans doute dans sa vie quelque tare qui lui a porté chance. Tout cet or ne peut pas être fait d'honnêteté… Mais là, vrai, Jenkins, la main sur ce coeur que vous invoquez si souvent, pensez-vous que je sois une épouse bien tentante pour un honnête homme? Voyez: de tous ces jeunes gens qui sollicitent comme une grâce de venir ici, lequel a songé à demander ma main? Jamais un seul. Pas plus de Géry que les autres… Je séduis, mais je fais peur… Cela se comprend… Que peut-on supposer d'une fille élevée comme je l'ai été, sans mère, sans famille, en tas avec les modèles, les maîtresses de mon père?… Quelles maîtresses, mon Dieu!… Et Jenkins pour seul protecteur… Oh! quand je pense… Quand je pense…»
Et de cette mémoire déjà lointaine, des choses lui arrivaient qui montaient d'un ton sa colère: «Eh! oui, parbleu! Je suis une fille d'aventure, et cet aventurier est bien le mari qu'il me faut.
—Vous attendrez au moins qu'il soit veuf, répondit Jenkins tranquillement… Et, dans ce cas, vous risquez d'attendre longtemps encore, car sa Valentine a l'air de se bien porter.»
Félicia Ruys devint blême.
«Il est marié?
—Marié, certes, et père d'une trimballée d'enfants. Toute la smala est débarquée depuis deux jours.»
Elle resta une minute atterrée, regardant le vide, un frisson aux joues.
En face d'elle, le large masque du Nabab, avec son nez épaté, sa bouche sensuelle et bonasse, criait de vie et de vérité dans les luisants de l'argile. Elle le contempla un moment, puis fit un pas, et, d'un geste de dégoût, renversa avec sa haute selle de bois le bloc luisant et gras qui s'écrasa par terre en tas de boue.
VII
JANSOULET CHEZ LUI
Marié, il l'était depuis douze ans, mais n'en avait parlé à personne de son entourage parisien, par une habitude orientale, ce silence que les gens de là-bas gardent sur le gynécée. Subitement on apprit que Madame allait venir, qu'il fallait préparer des appartements pour elle, ses enfants et ses femmes. Le Nabab loua tout le second étage de la maison de la place Vendôme, dont le locutaire fut exproprié à des prix de Nabab. On agrandit aussi les écuries, le personnel fut doublé; puis, un jour, cochers et voitures allèrent chercher à la gare de Lyon madame, qui arrivait emplissant d'une suite de négresses, de gazelles, de négrillons un train chauffé exprès pour elle depuis Marseille.
Elle débarqua dans un état d'affaissement épouvantable, anéantie, ahurie de son long voyage en wagon, le premier de sa vie, car, amenée tout enfant à Tunis, elle ne l'avait jamais quitté. De sa voiture, deux nègres la portèrent dans les appartements, sur un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sous le porche, tout prêt pour ces déplacements difficiles. Madame Jansoulet ne pouvait monter l'escalier, qui l'étourdissait; elle ne voulut pas des ascenseurs que son poids faisait crier; d'ailleurs, elle ne marchait jamais. Énorme, boursouflée au point qu'il était impossible de lui assigner un âge, entre vingt-cinq ans et quarante, la figure assez jolie, mais tous les traits déformés, des yeux morts sous des paupières tombantes et striées comme des coquilles, fagotée dans des toilettes d'exportation, chargée de diamants et de bijoux en manière d'idole hindoue, c'était le plus bel échantillon de ces Européennes transplantées qu'on appelle des Levantines. Race singulière de créoles obèses, que le langage seul et la costume rattachent à notre monde, mais que l'Orient enveloppe de son atmosphère stupéfiante, des poisons subtils de son air opiacé où tout se détend, se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu'aux ceintures des vêtements, jusqu'à l'âme même et la pensée.
Celle-ci était fille d'un Belge immensément riche qui faisait à Tunis le commerce du corail, et chez qui Jansoulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé pendant quelques mois. Mademoiselle Afchin, alors une délicieuse poupée d'une dizaine d'années, éblouissante de teint, de cheveux, de santé, venait souvent chercher son père au comptoir dans le grand carrosse attelé de mules qui les emmenait à leur belle villa de la Marse, aux environs de Tunis. Cette gamine, toujours décolletée, aux épaules éclatantes, entrevue dans un cadre luxueux, avait ébloui l'aventurier; et, des années après, lorsque devenu riche, favori du bey, il songea à s'établir, ce fut à elle qu'il pensa. L'enfant s'était changé en une grosse fille, lourde et blanche. Son intelligence, déjà bien obtuse, s'était encore obscurcie dans l'engourdissement d'une existence de loir, l'incurie d'un père tout aux affaires, l'usage des tabacs saturés d'opium et des confitures de roses, la torpeur de son sang flamand compliquée de paresse orientale; en outre, mal élevée, gourmande, sensuelle, altière, un bijou levantin perfectionné.
Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.
Pour lui elle était, elle fut toujours, jusqu'à son arrivée à Paris, une créature supérieure, une personne du plus grand monde, une demoiselle Afchin; il lui parlait avec respect, gardait vis-à-vis d'elle une attitude un peu courbée et timide, lui donnait l'argent sans compter, satisfaisait ses fantaisies les plus coûteuses, ses caprices les plus fous, toutes les bizarreries d'un cerveau de Levantine détraqué par l'ennui et l'oisiveté. Un seul mot excusait tout: c'était une demoiselle Afchin. Du reste, aucun rapport entre-eux: lui toujours à la Kasbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou bien dans ses comptoirs; elle, passant sa journée au lit, coiffée d'un diadème de trois cent mille francs qu'elle ne quittait jamais, s'abrutissant à fumer, vivant comme dans un harem, se mirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dont la distraction suprême consistait à mesurer avec leurs colliers des bras et des jambes qui rivalisaient d'embonpoint, faisant des enfants dont elle ne s'occupait pas, qu'elle ne voyait jamais, dont elle n'avait pas même souffert, car on l'accouchait au chloroforme. Un paquet de chair blanche, parfumée au musc. Et, comme disait Jansoulet avec fierté: «J'ai épousé une demoiselle Afchin!»
Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, la désillusion commença. Résolu à s'installer, à recevoir, à donner des fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre à la tête de la maison; mais quand il vit débarquer cet étalage d'étoffes criardes, de bijouterie du Palais-Royal, et tout l'attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l'impression d'une reine Pomaré en exil. C'est que maintenant il avait vu de vraies mondaines, et il comparait. Après avoir projeté un grand bal pour l'arrivée, prudemment il s'abstint. D'ailleurs, madame Jansoulet ne voulait voir personne. Ici son indolence naturelle s'augmentait de la nostalgie que lui causèrent, dès en débarquant, le froid d'un brouillard jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieurs jours sans se lever, pleurant tout haut comme un enfant, disant que c'était pour la faire mourir qu'on l'avait amenée à Paris, et ne souffrant pas même le soin de ses femmes. Elle restait là à rugir dans les dentelles de son oreiller, ses cheveux embroussaillés autour de son diadème, les fenêtres de l'appartement fermées, les rideaux joints, les lampes allumées nuit et jour, criant qu'elle voulait s'en aller…er, s'en aller…er; et c'était lamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, les malles à moitié pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarées, ces négresses accroupies autour de la crise de nerfs de leur maîtresse, gémissant elles aussi et l'oeil hagard comme ces chiens des voyageurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir le soleil.
Le docteur irlandais introduit dans cette détresse n'eut aucun succès avec ses manières paternes, ses belles phrases de bouche-en-coeur. La Levantine ne voulut à aucun prix des perles à base d'arsenic pour se donner du ton. Le Nabab était consterné. Que faire? La renvoyer à Tunis avec les enfants? Ce n'était guère possible. Il se trouvait décidément en disgrâce là-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernier affront avait comblé la mesure: au départ de Jansoulet, la bey l'avait chargé de faire frapper à la Monnaie de Paris pour plusieurs millions de pièces d'or d'un nouveau module; puis la commande, retirée tout à coup, avait été donnée à Hemerlingue. Outragé publiquement, Jansoulet riposta par une manifestation publique, mettant en vente tous ses biens, son palais du Bardo donné par l'ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbre blanc, entourées de jardins splendides, ses comptoirs les plus vastes, les plus somptueux de la ville, chargeant enfin l'intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pour bien affirmer un départ définitif. Après un éclat pareil, il ne lui était pas facile de retourner là-bas; c'est ce qu'il essayait de faire comprendre à mademoiselle Afchin, qui ne lui répondait que par de longs gémissements. Il tâcha de la consoler, de l'amuser, mais quelle distraction faire arriver jusqu'à cette nature monstrueusement apathique? Et puis, pouvait-il changer le ciel de Paris, rendre à la malheureuse Levantine son patio dallé de marbre où elle passait de longues heures dans un assoupissement frais, délicieux, à entendre l'eau ruisseler sur la grande fontaine d'albâtre à trois bassins superposés, et sa barque dorée, recouverte d'un tendelet de pourpre, que huit rameurs tripolitains, souples et vigoureux, promenaient, le soleil couché, sur le beau lac d'El-Baheira? Si luxueux que fût l'appartement de la place Vendôme, il ne pouvait compenser la perte de ces merveilles. Et plus que jamais elle s'abîmait dans la désolation. Un familier de la maison parvint pourtant à l'en tirer, Cabassu, celui qui s'intitulait sur ses cartes: «professeur de massage,» un gros homme noir et trapu, sentant l'ail et la pommade, carré d'épaules, poilu jusqu'aux yeux, et qui savait des histoires de sérails parisiens, des raconters à la portée de l'intelligence de Madame. Venu une fois pour la masser, elle voulut le revoir, le retint. Il dut quitter tous ses autres clients, et devenir, à des appointements de sénateur, le masseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son garde du corps. Jansoulet, enchanté de voir sa femme contente, ne sentit pas le ridicule bête qui s'attachait à cette intimité.
On apercevait Cabassu au Bois, dans l'énorme et somptueuse calèche à côté de la gazelle favorite, au fond des loges de théâtre que louait la Levantine, car elle sortait maintenant, désengourdie par le traitement de son masseur et décidée à s'amuser. Le théâtre lui plaisait, surtout les farces ou les mélodrames. L'apathie de son gros corps s'animait à la lumière fausse de la rampe. Mais c'était au théâtre de Cardailhac qu'elle allait le plus volontiers. Là, le Nabab se trouvait chez lui. Du premier contrôleur jusqu'à la dernière des ouvreuses, tout le personnel lui appartenait. Il avait une clef de communication pour passer des couloirs sur la scène; et le salon de sa loge décoré à l'orientale, au plafond creusé en nid d'abeilles, aux divans en poil de chameau, le gaz enfermé dans une petite lanterne mauresque, pouvait servir à une sieste pendant les entr'actes un peu longs: une galanterie du directeur à la femme de son commanditaire. Ce singe de Cardailhac ne s'en était pas tenu là; voyant le goût de la demoiselle Afchin pour le théâtre, il avait fini par lui persuader qu'elle en possédait aussi l'intuition, la science, et par lui demander de jeter à ses moments perdus un coup d'oeil de juge sur les pièces qu'on lui envoyait. Bonne façon d'agrafer plus solidement la commandite.
Pauvres manuscrits à couverture bleue ou jaune, que l'espérance a noués de rubans fragiles, qui vous en allez gonflés d'ambition et de rêves, qui sait quelles mains vous entr'ouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorent votre charme d'inconnu, cette poussière brillante que garde l'idée toute fraîche? Qui vous juge et qui vous condamne? Parfois, avant d'aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans la chambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la tête renversée, des liasses de manuscrits à côté d'elle, et Cabassu, armé d'un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix et ses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubration dramatique qu'il biffait, balafrait sans pitié à la moindre critique de la dame. «Ne vous dérangez pas,» faisait avec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Il écoutait, hochait la tête d'un air admiratif en regardant sa femme: «Elle est étonnante,» car lui n'entendait rien à la littérature, et là, du moins, il retrouvait la supériorité de mademoiselle Afchin.
«Elle avait l'instinct du théâtre,» comme disait Cardailhac; mais, en revanche, l'instinct maternel lui manquait. Jamais elle ne s'occupait de ses enfants, les abandonnant à des mains étrangères, et, quand on les lui amenait, une fois par mois, se contentant de leur tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées de cigarette, sans s'informer de ces détails de soins, de santé qui perpétuent l'attache physique de la maternité, font saigner dans le coeur des vraies mères la moindre souffrance de leurs enfants.
C'étaient trois gros garçons, lourds et apathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant, dans le teint blême et l'enflure précoce de la Levantine, les yeux noirs, veloutés et bons de leur père. Ignorants comme de jeunes seigneurs du moyen âge; à Tunis, M. Bompain dirigeait leurs études, mais à Paris, le Nabab, tenant à leur donner le bénéfice d'une éducation parisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus «chic,» le plus cher, au collège Bourdaloue dirigé par de bons Pères qui cherchaient moins à instruire leurs élèves qu'à en faire des hommes du monde bien tenus et bien pensants, et arrivaient à former de petits monstres gourmés et ridicules, dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de spontané ni d'enfantin, et d'une précocité désespérante. Les petits Jansoulet ne s'amusaient pas beaucoup dans cette serre à primeurs, malgré les immunités dont jouissait leur immense fortune; ils étaient vraiment trop abandonnés. Encore les créoles confiés à l'institution avaient-ils des correspondants et des visites; eux, n'étaient jamais appelés au parloir, on ne connaissait personne de leurs proches, seulement, du temps à autre, ils recevaient des pannerées de friandises, des écroulements de brioches. Le Nabab, en course dans Paris, dévalisait pour eux toute une devanture de confiseur qu'il faisait porter au collège avec cet élan de coeur mêlé d'une ostentation de nègre, qui caractérisait tous ses actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux, pomponnés, inutiles, de ces joujoux qui font la montre et que le Parisien n'achète pas. Mais ce qui attirait surtout aux petits Jansoulet le respect des élèves et des maîtres, c'était leur porte-monnaie gonflé d'or, toujours prêt pour les quêtes, pour les fêtes de professeurs, et les visites de charité, ces fameuses visites organisées par le collège Bourdaloue, une des tentations du programme, l'émerveillement des âmes sensibles.
Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèves faisant partie de la petite société de Saint-Vincent-de-Paul, fondée au collège sur le modèle de la grande, s'en allaient par petites escouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond des faubourgs populeux des secours et des consolations. On voulait leur apprendre ainsi la charité expérimentale, l'art de connaître les besoins, les misères du peuple, et de panser ses plaies, toujours un peu écoeurantes, à l'aide d'un cérat de bonnes paroles et de maximes ecclésiastiques. Consoler, évangéliser les masses par l'enfance, désarmer l'incrédulité religieuse par la jeunesse et la naïveté des apôtres: tel était le but de la petite Société, but entièrement manqué, du reste. Les enfants bien portants, bien vêtus, bien nourris, n'allant qu'à des adresses désignées d'avance, trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, mais très propres, déjà inscrits et secourus par la riche organisation de l'Église. Jamais ils ne tombaient dans un de ces intérieurs nauséabonds, où la faim, le deuil, l'abjection, toutes les tristesses physiques ou morales s'inscrivent en lèpre sur les murs, en rides indélibiles sur les fronts. Leur visite était préparée comme celle du souverain entrant dans un corps de garde pour goûter la soupe du soldat; le corps de garde est prévenu, et la soupe assaisonnée pour les papilles royales… Avez-vous vu ces images des livres édifiants, où un petit communiant, sa ganse au bras, son cierge à la main, et tout frisé, vient assister sur son grabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeux blancs? Les visites de charité avaient le même convenu de mise en scène, d'intonation. Aux gestes compassés des petits prédicateurs aux bras trop courts, répondaient des paroles apprises, fausses à faire loucher. Aux encouragements comiques, aux «consolations prodiguées» en phrases de livres de prix par des voix de jeunes coqs enrhumés, les bénédictions attendries, les momeries geignardes et piteuses d'un porche d'église à la sortie de vêpres. Et sitôt les jeunes visiteurs partis, quelle explosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danse en rond autour de l'offrande apportée, quel bouleversement du fauteuil où l'on avait joué au malade, de la tisane répandue dans le feu, un feu de cendres très artistement préparé!
Quand les petits Jansoulet sortaient, chez leurs parents, on les confiait à l'homme au fez rouge, à l'indispensable Bompain. C'est Bompain qui les menait aux Champs-Elysées, parés de vestons anglais, de melons à la dernière mode,—à sept ans!—de petites cannes au bout de leurs gants en peau de chien. C'est Bompain qui faisait bourrer de victuailles le break de courses où il montait avec les enfants, leur carte au chapeau contourné d'un voile vert, assez semblables à ces personnages de pantomimes lilliputiennes dont tout le comique réside dans la grosseur des têtes, comparée aux petites jambes et aux gestes de nains. On fumait, on buvait à pitié. Quelquefois, l'homme au fez, tenant à peine debout, les ramenait affreusement malades… Et pourtant, Jansoulet les aimait, ses «petits,» le cadet, surtout, qui lui rappelait, avec ses grands cheveux, son air poupin, la petite Afchin passant dans son carrosse. Mais ils avaient encore l'âge où les enfants appartiennent à la mère, où ni le grand tailleur, ni les maîtres parfaits, ni la pension chic, ni les poneys sanglés pour les petits hommes dans l'écurie, rien ne remplace la main attentive et soigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le père ne pouvait pas leur donner cela, lui; et puis il était si occupé!
Mille affaires: la Caisse Territoriale, l'installation de la galerie de tableaux, des courses au Tattersall avec Bois-l'Héry, un bibelot à aller voir, ici ou là, chez des amateurs désignés par Schwalbach, des heures passées avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands de curiosités, l'existence encombrée et multiple d'un bourgeois gentilhomme du Paris moderne. Il gagnait à tous ces frottements de se parisianiser un peu plus chaque jour, reçu au cercle de Monpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de théâtre, et présidant toujours ses fameux déjeuners de garçon, les seules réceptions possibles dans son intérieur. Son existence était réellement très remplie, et encore, de Géry le déchargeait-il de la plus grande corvée, le département si compliqué des demandes et des secours.
Maintenant, le jeune homme assistait à sa place à toutes les inventions audacieuses et burlesques, à toutes les combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de grande ville, organisée comme un ministère, innombrable comme une armée, abonnée aux journaux, et sachant son Bottin par coeur. Il recevait la dame blonde, hardie, jeune et déjà fanée, qui ne demande que cent louis, avec la menace de se jeter à l'eau tout de suite en sortant, si on ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l'air avenant, sans façon, qui dit en entrant: «Monsieur, vous ne me connaissez pas… je n'ai pas l'honneur de vous connaître non plus; mais nous aurons fait vite connaissance… Veuillez vous asseoir et causons.» Le commerçant aux abois, à la veille de la faillite,—c'est quelquefois vrai,—qui vient supplier qu'on lui sauve l'honneur, un pistolet tout prêt pour le suicide, bossuant la poche de son paletot, quelquefois ce n'est que l'étui de sa pipe. Et souvent de vraies détresses, fatigantes et prolixes, de gens qui ne savent même pas raconter combien ils sont malhabiles à gagner leur vie. A côté de ces mendicités découvertes, il y avait celles qui se déguisent: charité, philanthropie, bonnes oeuvres, encouragements artistiques, les quêtes à domicile pour les crèches, les paroisses, les repenties, les sociétés de bienfaisance, les bibliothèques d'arrondissement. Enfin, celles qui se parent d'un masque mondain: les billets de concert, les représentations à bénéfices, les cartes de toutes couleurs, «estrade, premières, places réservées.» Le Nabab exigeait qu'on ne refusât aucune offrande, et c'était encore un progrès qu'il ne s'en chargeât plus lui-même. Assez longtemps, il avait couvert d'or, avec une indifférence généreuse, toute cette exploitation hypocrite, payant cinq cents francs une entrée au concert de quelque cithariste wurtembergeoise ou d'un joueur de galoubet languedocien, qu'aux Tuileries ou chez le duc de Mora on aurait cotée dix francs. A certains jours, le jeune de Géry sortait de ces séances écoeuré jusqu'à la nausée. Toute l'honnêteté de sa jeunesse se révoltait; il essayait auprès du Nabab des tentatives de réforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomie ennuyée des natures faibles, mises en demeure de se prononcer, ou bien il répondait avec un haussement de ses solides épaules: «Mais, c'est Paris, cela, mon cher enfant… ne vous effarouchez pas, laissez-moi faire… je sais où je vais et ce que je veux.»
Il voulait alors deux choses, la députation et la croix. Pour lui, c'étaient les deux premiers étages de la grande montée, où son ambition le poussait. Député, il le serait certainement par la Caisse Territoriale, à la tête de laquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio le lui disait souvent:
—Quand le jour sera venu, l'île se lèvera et votera pour vous, comme un seul homme.
Seulement, ce n'est pas tout d'avoir des électeurs; il faut encore qu'un siège soit vacant à la Chambre, et la Corse y comptait tous ses représentants au complet. L'un d'eux, pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d'état d'accomplir sa tâche, aurait peut-être, à de certaines clauses, donné volontiers sa démission. C'était une affaire délicate à traiter, mais très faisable, le bonhomme ayant une famille nombreuse, des terres qui ne rapportaient pas le deux, un palais en ruine à Bastia, où ses enfants se nourrissaient de polenta, et un logement à Paris, dans un garni de dix-huitième ordre. En ne regardant pas à cent ou deux cent mille francs, on devait venir à bout de cet honorable affamé qui, tâté par Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit par la grosse somme, retenu par la gloriole de sa situation. L'affaire en était là, pouvait se décider un jour ou l'autre.
Pour la croix, tout allait encore mieux. L'oeuvre du Béthléem avait décidément fait aux Tuileries un bruit du diable. On n'attendait plus que la visite de M. de La Perrière et son rapport qui ne pouvait manquer d'être favorable, pour inscrire sur la liste du 16 mars, à la date d'un anniversaire impérial, le glorieux nom de Jansoulet… Le 16 mars, c'est-à-dire avant un mois… Que dirait le gros Hemerlingue de cette insigne faveur, lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter du Nisham. Et le bey, à qui l'on avait fait croire que Jansoulet était au ban de la société parisienne, et la vieille mère, là-bas, à Saint-Romans, toujours si heureuse des succès de son fils!… Est-ce que cela ne valait pas quelques millions habilement gaspillés et laissés aux oiseaux sur cette route de la gloire où le Nabab marchait en enfant, sans souci d'être dévoré tout au bout? Et n'y avait-il pas dans ces joies extérieures, ces honneurs, cette considération chèrement achetés, une compensation à tous les déboires de cet oriental reconquis à la vie européenne, qui voulait un foyer et n'avait qu'un caravansérail, cherchait une femme et ne trouvait qu'une Levantine.
VIII
L'OEUVRE DE BETHLÉEM.
Bethléem! Pourquoi ce nom légendaire et doux, chaud comme la paille de l'étable miraculeuse, vous faisait-il si froid à voir écrit en lettres dorées tout en haut de cette grille de fer? Cela tenait peut-être à la mélancolie du paysage, cette immense plaine triste qui vu de Nanterre à Saint-Cloud, coupée seulement par quelques bouquets d'arbres ou la fumée des cheminées d'usine. Peut-être aussi à la disproportion existant entre l'humble bourgade invoquée, et l'établissement grandiose, cette villa genre Louis XIII en béton aggloméré, toute rose entre les branches de son parc défeuillé, où s'étalaient de grandes pièces d'eau épaissies de mousses vertes. Ce qui est sûr, c'est qu'en passant là, le coeur se serrait. Quand on entrait, c'était bien autre chose. Un silence lourd, inexplicable, pesait sur la maison, où les figures apparues aux fenêtres avaient un aspect lugubre derrière les petits carreaux verdâtres à l'ancienne mode. Les chèvres nourricières promenées dans les allées mordillaient languissamment les premières pousses, avec des «bêêê» vers leur gardienne ennuyée aussi et suivant les visiteurs d'un oeil morne. Un deuil planait, le désert et l'effroi d'une contagion. Ç'avait été pourtant une propriété joyeuse, et où naguère encore on ripaillait largement. Aménagée pour la chanteuse célèbre qui l'avait vendue à Jenkins, elle révélait bien l'imagination particulière aux théâtres de chant, par un pont jeté sur sa pièce d'eau où la nacelle défoncée s'emplissait de feuilles moisies, et son pavillon tout en rocailles, enguirlandé de lierres grimpants. Il en avait vu de drôles, ce pavillon du temps de la chanteuse, maintenant il en voyait de tristes, car l'infirmerie était installée là.
A vrai dire, tout l'établissement n'était qu'une vaste infirmerie. Les enfants, à peine arrivés, tombaient malades, languissaient et finissaient par mourir, si les parents ne les remettaient vite sous la sauvegarde du foyer. Le curé de Nanterre s'en allait si souvent à Bethléem avec ses vêtements noirs et sa croix d'argent, le menuisier avait tant de commandes pour la maison, qu'on le savait dans le pays et que les mères indignées montraient le poing à la nourricerie modèle, de très loin, seulement, pour peu qu'elles eussent sur les bras un poupon blanc et rose à soustraire à toutes les contagions de l'endroit. C'est ce qui donnait à cette pauvre demeure un aspect si navrant. Une maison où les enfants meurent ne peut pas être gaie; impossible d'y voir les arbres fleurir, les oiseaux nicher, l'eau couler en risette d'écume.
La chose paraissait désormais acquise. Excellente en soi, l'oeuvre de Jenkins était d'une application extrêmement difficile, presque impraticable. Dieu sait pourtant qu'on avait monté l'affaire avec un excès de zèle dans tous les moindres détails, autant d'argent et de monde qu'il en fallait. A la tête, un praticien des plus habiles, M. Pondevèz, élève des hôpitaux de Paris; et près de lui, pour les soins plus intimes, une femme de confiance, madame Polge. Puis des bonnes, des lingères, des infirmières. Et que de perfectionnements et d'entretien, depuis l'eau distribuée dans cinquante robinets à système, jusqu'à l'omnibus, avec son cocher à la livrée de Bethléem, s'en allant vers la gare de Rueil à tous les trains de la journée, en secouant ses grelots de poste. Enfin des chèvres magnifiques, des chèvres du Thibet, soyeuses, gonflées de lait. Tout était admirable comme organisation; mais il y avait un point où tout choppait. Cet allaitement artificiel, tant prôné par la réclame, n'agréait pas aux enfants. C'était une obstination singulière, un mot d'ordre qu'ils se donnaient entre eux, d'un seul coup d'oeil, pauvres petits chats, car ils ne parlaient pas encore, la plupart même ne devaient jamais parler: «Si vous voulez, nous ne téterons pas les chèvres.» Et ils ne tétaient pas, ils aimaient mieux mourir l'un après l'autre que de les téter. Est-ce que le Jésus de Bethléem, dans son étable, était nourri par une chèvre? Est-ce qu'il ne pressait pas au contraire un sein de femme, doux et plein, sur lequel il s'endormait quand il n'avait plus soif? Qui donc a jamais vu de chèvre entre le boeuf et l'âne légendaires, dans cette nuit où les bêtes parlaient? Alors, pourquoi mentir, pourquoi s'appeler Bethléem?…
Le directeur s'était ému d'abord de tant de victimes. Épave de la vie du «quartier,» ce Pondevèz, étudiant de vingtième année, bien connu dans tous les débits de prunes du boulevard Saint-Michel sous le nom de Pompon, n'était pas un méchant homme. Quand il vit le peu de succès de l'alimentation artificielle, il prit tout bonnement quatre ou cinq vigoureuses nourrices dans le pays, et il n'en fallut pas plus pour rendre l'appétit aux enfants. Ce mouvement d'humanité faillit lui coûter sa place.
«Des nourrices à Bethléem! dit Jenkins furieux lorsqu'il vint faire sa visite hebdomadaire… Êtes vous fou? Eh bien! alors, pourquoi les chèvres, et les pelouses pour les nourrir, et mon idée, et les brochures sur mon idée?… Qu'est-ce que tout cela devient?… Mais vous allez contre mon système, vous volez l'argent du fondateur…
—Cependant, mon cher maître, essayait de répondre l'étudiant passant les mains dans les poils de sa longue barbe rousse, cependant… puisqu'ils ne veulent pas de cette nourriture…
Eh bien! qu'ils jeûnent, mais que le principe de l'allaitement artificiel soit respecté… Tout est là… Je ne veux plus avoir à vous le répéter. Renvoyez-moi ces affreuses nourrices… Nous avons pour élever nos enfants le lait de vache, à l'extrême rigueur; mais je ne saurais leur accorder davantage.»
Il ajouta, en prenant son air d'apôtre:
«Nous sommes ici pour la démonstration d'une grande idée philanthropique. Il faut qu'elle triomphe, même au prix de quelques sacrifices. Veillez-y.»
Pondevèz n'insista pas. Après tout, la place était bonne, assez près de Paris pour permettre, le dimanche, des descentes du Quartier à Nanterre, ou la visite du directeur à ses anciennes brasseries. Madame Polge—que Jenkins appelait toujours, «notre intelligente surveillante» et qu'il avait mise là, en effet, pour surveiller, principalement le directeur—n'était pas aussi sévère que ses attributions l'auraient fait croire et cédait volontiers à quelques petits verres de «fine» ou à une partie de bézigue en quinze cents. Il renvoya donc les nourrices et essaya de se blaser sur tout ce qui pouvait arriver. Ce qui arriva? Un vrai Massacre des Innocents. Aussi, les quelques parents un peu aisés, ouvriers ou commerçants de faubourg, qui, tentés par les annonces, s'étaient séparés de leurs enfants, les reprenaient bien vite, et il ne resta plus dans l'établissement que les petits malheureux ramassés sous les porches ou dans les terrains vagues, expédiés par les hospices, voués à tous les maux dès leur naissance. La mortalité augmentant toujours, même ceux-là vinrent à manquer, et l'omnibus parti en poste au chemin de fer s'en revenait bondissant et léger comme un corbillard vide. Combien cela durerait-il? Combien de temps mettraient-ils à mourir, les vingt-cinq ou trente petits qui restaient? C'est ce que se demandait un matin M. le directeur ou plutôt, comme il s'était surnommé lui-même, M. le préposé aux décès de Pondevèz, assis en face des coques vénérables de madame Polge et faisant, après le déjeuner, la partie favorite de cette personne.
«Oui, ma bonne madame Polge, qu'allons-nous devenir?… Ça ne peut pas durer longtemps comme cela… Jenkins ne veut pas en démordre, les gamins sont entêtés comme des chevaux… Il n'y a pas à dire, ils nous passent tous entre les mains… Voilà le petit Valaque—quatre-vingts de rois, madame Polge—qui va mourir d'un moment à l'autre. Vous pensez, ce pauvre petit gosse, depuis trois jours qu'il ne s'est rien collé dans l'oesophage… Jenkins a beau dire; on ne bonifie pas les enfants comme les escargots, en les faisant jeûner… C'est désolant tout de même de n'en pas pouvoir sauver un… L'infirmerie est bondée… Vrai de vrai, ça prend une fichue tournure… Quarante de bezigue…»
Deux coups sonnés à la grille de l'entrée interrompirent son monologue. L'omnibus revenait du chemin de fer et ses roues grinçaient sur le sable d'une façon inaccoutumée.
«C'est étonnant, dit Pondevèz… la voiture n'est pas vide.»
Elle vint effectivement se ranger au bas du perron avec une certaine fierté, et l'homme qui en descendit franchit l'escalier d'un bond. C'était une estafette de Jenkins apportant une grande nouvelle: le docteur arriverait dans deux heures pour visiter l'asile, avec le Nabab et un monsieur des Tuileries. Il recommandait bien que tout fût prêt pour les recevoir. La chose s'était décidée si brusquement qu'il n'avait pas eu le temps d'écrire; mais il comptait que M. Pondevèz ferait le nécessaire.
«Il est bon, là, avec son nécessaire!» murmura Pondevèz tout effaré… La situation était critique. Cette visite importante tombait au plus mauvais moment, en pleine débâcle du système. Le pauvre Pompon, très perplexe, tiraillait sa barbe, en en mâchant des brins.
—Allons, dit-il tout à coup à madame Polge, dont la longue figure s'allongeait encore entre ses coques. Nous n'avons qu'un parti à prendre. Il nous faut déménager l'infirmerie, transporter tous les malades dans le dortoir. Ils n'en iront ni mieux ni plus mal pour être réinstallés là une demi-journée. Quant aux gourmeux, nous les serrerons dans un coin. Ils sont trop laids, on ne les montrera pas… Allons-y, ho! tout le monde sur le pont.»
La cloche du dîner mise en branle, aussitôt des pas se précipitent. Lingères, infirmières, servantes, gardeuses, sortent de partout, courent, se heurtent dans les escaliers, à travers les cours. Des ordres se croisent, des cris, des appels; mais ce qui domine, c'est le bruit d'un grand lavage, d'un ruissellement d'eau comme si Bethléem venait d'être surpris par les flammes. Et ces plaintes d'enfants malades, arrachés à la tiédeur de leurs lits, tous ces petits paquets beuglants, transportés à travers le parc humide, avec des flottements de couvertures entre les branches, complètent bien cette impression d'incendie. Au bout de deux heures, grâce à une activité prodigieuse, la maison, du haut en bas, est prête à la visite qu'elle va recevoir, tout le personnel à son poste, le calorifère allumé, les chèvres pittoresquement disséminées dans le parc. Madame Polge a revêtu sa robe de soie verte, le directeur, une tenue un peu moins négligée qu'à l'ordinaire, mais dont la simplicité exclut toute idée de préméditation. Le secrétaire des commandements peut venir.
Et le voilà.
Il descend avec Jenkins et Jansoulet d'un carosse superbe, à la livrée rouge et or du Nabab. Feignant le plus grand étonnement, Pondevèz s'est élancé au devant de ses visiteurs:
«Ah! M. Jenkins quel honneur!… Quelle surprise!»
Il y a des saluts échangés sur le perron, des révérences, des poignées de main, des présentations. Jenkins, son paletot flottant, large ouvert sur sa loyale poitrine, épanouit son meilleur et plus cordial sourire; pourtant un pli significatif traverse son front. Il est inquiet des surprises que leur ménage l'établissement dont il connaît mieux que personne la détresse. Pourvu que Pondevèz ait pris ses précautions… Cela commence bien, du reste. Le coup d'oeil un peu théâtral de l'entrée, ces toisons blanches bondissant à travers les taillis ont ravi M. de la Perrière, qui ressemble lui-même avec ses yeux naïfs, sa barbiche blanche, le hochement continuel de sa tête, à une chèvre échappée à son pieu.
«D'abord, Messieurs, la pièce importante de la maison, la Nursery,» dit le directeur en ouvrant une porte massive au fond de l'antichambre. Ces messieurs le suivent, descendent quelques marches, et se trouvent dans une immense salle basse, carrelée, l'ancienne cuisine du château. Ce qui frappe en entrant, c'est une haute et vaste cheminée sur le modèle d'autrefois, en briques rouges, deux bancs de pierre se faisant face sous le manteau, avec les armes de la chanteuse—une lyre énorme barrée d'un rouleau de musique—sculptées au fronton monumental. L'effet est saisissant; mais il vient de là un vent terrible qui, joint au froid du carrelage, à la lumière blafarde tombant des soupiraux au ras de terre, effraie pour le bien-être des enfants. Que voulez-vous? On a été obligé d'installer la Nursery dans cet endroit insalubre à cause des nourrices champêtres et capricieuses, habituées au sans-gêne de l'étable; il n'y a qu'à voir les mares de lait, les grandes flaques rougeâtres séchant sur le carreau, qu'à respirer l'odeur âcre qui vous saisit en entrant, mêlée de petit-lait, de poil mouillé et de bien d'autres choses, pour se convaincre de cette absolue nécessité.
La pièce est si haute dans ses parois obscures que les visiteurs, tout d'abord, ont cru la nourricerie déserte. On distingue pourtant dans le fond un groupe bêlant, geignant et remuant… Deux femmes de campagne, l'air dur, abruti, la face terreuse, deux «nourrices sèches» qui méritent bien leur nom, sont assises sur des nattes, leur nourrisson sur les bras, chacune ayant devant elle une grande chèvre qui tend son pis, les pattes écartées. Le directeur paraît joyeusement surpris:
«Ma foi, Messieurs, voici qui se trouve bien… Deux de nos enfants sont en train de faire un petit lunch… Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s'entendent.
—Qu'est-ce qu'il a?… Il est fou,» se dit Jenkins terrifié.
Mais le directeur est très lucide au contraire, et lui-même a savamment organisé la mise en scène, en choisissant deux bêtes patientes et douces, et deux sujets exceptionnels, deux petits enragés qui veulent vivre à tout prix et ouvrent le bec à n'importe quelle nourriture comme des oiseaux encore au nid.
«Approchez-vous, Messieurs, et rendez-vous compte.»
C'est qu'ils tétent véritablement, ces chérubins. L'un, blotti, ramassé derrière le ventre de la chèvre, y va de si bon coeur qu'on entend les glouglous du lait chaud descendre jusque dans les petites jambes agitées par le contentement du repas. L'autre, plus calme, étendu paresseusement, a besoin de quelques petits encouragements de sa gardienne auvergnate:
«Tète, mais tète donc, bougrri!…»
Puis, à la fin, comme s'il avait pris une résolution subite, il se met à boire avec tant d'ardeur que la femme se penche vers lui, surprise de cet appétit extraordinaire, et s'écrie en riant:
«Ah! le bandit, en a-t-il de la malice… c'est son pouce qu'il tète à la place de la cabre.»
Il a trouvé cela, cet ange, pour qu'on le laisse tranquille… L'incident ne fait pas mauvais effet; au contraire, M. de la Perrière s'amuse beaucoup de cette idée de nourrice, que l'enfant a voulu leur faire une niche. Il sort de la Nursery enchanté. «Positivement en… en… enchanté,» répète-t-il la tête branlante, en montant le grand escalier aux murs sonores, décorés de bois de cerf, qui conduit au dortoir.
Très claire, très aérée, cette vaste salle occupant toute une façade a de nombreuses fenêtres, des berceaux espacés, tendus de rideaux floconneux et blancs comme des nuées. Des femmes vont et viennent dans la large travée du milieu, des piles de linge sur les bras, des clefs à la main, surveillantes ou «remueuses.» Ici l'on a voulu trop bien faire, et la première impression des visiteurs est mauvaise. Toutes ces blancheurs de mousseline, ce parquet ciré où la lumière s'étale sans se fondre, la netteté des vitres reflétant le ciel tout triste de voir ces choses, font mieux ressortir la maigreur, la pâleur malsaine de ces petits moribonds couleur de suaire… Hélas! les plus âgés n'ont que six mois, les plus jeunes quinze jours à peine, et, déjà, il y a sur tous ces visages, ces embryons de visages, une expression chagrine, des airs renfrognés et vieillots, une précocité souffrante, visible dans les plis nombreux de ces petits fronts chauves, engoncés de béguins festonnés de maigres dentelles d'hospice. De quoi souffrent-ils? Qu'est-ce qu'ils ont? Ils ont tout, tout ce qu'on peut avoir: maladies d'enfant et maladies d'homme. Fruits du vice et de la misère, ils apportent en naissant de hideux phénomènes d'hérédité. Celui-là a le palais perforé, un autre de grandes plaques cuivrées sur le front, tous le muguet. Puis ils meurent de faim. En dépit des cuillerées de lait, d'eau sucrée qu'on leur introduit de force dans la bouche, d'un peu de biberon employé malgré la défense, ils s'en vont d'inanition. Il faudrait à ces épuisés avant de naître la nourriture la plus jeune, la plus fortifiante: les chèvres pourraient peut-être la leur donner, mais ils ont juré de ne pas téter les chèvres. Et voilà ce qui rend le dortoir lugubre et silencieux, sans une de ces petites colères à poings fermés, un de ces cris montrant les gencives roses et droites, où l'enfant essaie son souffle et ses forces; à peine un vagissement plaintif, comme l'inquiétude d'une âme qui se retourne en tous sens dans un petit corps malade, sans pouvoir trouver la place pour y rester.
Jenkins et le directeur qui se sont aperçus du mauvais effet que la visite du dortoir produit sur leurs hôtes, essaient d'animer la situation, parlant très fort, d'un air bon enfant, tout rond et satisfait. Jenkins donne une grande poignée de main à la surveillante:
«Eh bien! madame Polge, ça va, nos petits élèves?
—Comme vous voyez, monsieur le docteur,» répond-elle en montrant les lits.
Elle est funèbre dans sa robe verte, cette grande Madame Polge, idéal des nourrices sèches; elle complète le tableau.
Mais où donc est passé M. le secrétaire des commandements? Il s'est arrêté devant un berceau, qu'il examine tristement, debout, et la tête branlante.
«Bigre de bigre!» dit Pompon tout bas à Madame Polge… C'est le
Valaque.»
La petite pancarte bleue accrochée en haut du berceau, comme dans les hospices, constate en effet la nationalité de l'enfant: «Moldo-Valaque.» Quel guiguon que l'attention de M. le secrétaire se soit portée justement sur celui-là!… Oh! la pauvre petite tête couchée sur l'oreiller, son béguin de travers, les narines pincées, la bouche entr'ouverte par un souffle court, haletant, le souffle de ceux qui viennent de naître, aussi de ceux qui vont mourir…
«Est-ce qu-il est malade? demande doucement M. le secrétaire au directeur qui s'est rapproché.
—Mais pas le moins du monde…» a répondu l'effronté Pompon, et s'avançant vers le berceau, il fait une risette au petit avec son doigt, redresse l'oreiller, dit d'une voix mâle un peu bourrue de tendresse: «Eh! ben, mon vieux bonhomme?…» Secoué de sa torpeur, sortant de l'ombre qui l'enveloppe déjà, le petit ouvre les yeux sur ces visages penchés vers lui, les regarde avec une morne indifférence, puis, retournant à son rêve qu'il trouve plus beau, crispe ses petites mains ridées et pousse un soupir insaisissable. Mystère! Qui dira ce qu'il était venu faire dans la vie, celui-là? Souffrir deux mois, et s'en aller sans avoir rien vu, rien compris, sans qu'on connaisse seulement le son de sa voix.
«Comme il est pâle!…» murmure M. de la Perrière, très pâle lui-même. Le Nabab est livide aussi. Un souffle froid vient de passer. Le directeur prend un air dégagé:
«C'est le reflet… nous sommes tous verts ici.
—Mais oui… mais oui… fait Jenkins, c'est le reflet de la pièce d'eau… Venez donc voir, monsieur le secrétaire.» Et il l'attire vers la croisée pour lui montrer la grande pièce d'eau où trempent les saules, pendant que madame Polge se dépêche de tirer sur le rêve éternel du petit Valaque les rideaux détendus de sa bercelonnette.
Il faut continuer bien vite la visite de l'établissement, pour détruire cette fâcheuse impression.
D'abord on montre à M. de la Perrière une buanderie splendide, avec étuves, séchoirs, thermomètres, immenses armoires de noyer ciré, pleines de béguins, de brassières, étiquetés, noués par douzaines. Une fois le linge chauffé, la lingère le passe par un petit guichet en échange du numéro que laisse la nourrice. On le voit, c'est un ordre parfait, et tout, jusqu'à sa bonne odeur de lessive, donne à cette pièce un aspect sain et campagnard. Il y a ici de quoi vêtir cinq cents enfants. C'est ce que Bethléem peut contenir, et tout a été établi sur ces proportions: la pharmacie immense, étincelante de verreries et d'inscriptions latines, des pilons de marbre dans tous les coins, l'hydrothérapie aux larges piscines de pierre, aux baignoires luisantes, au gigantesque appareil traversé de tuyaux de toutes tailles pour la douche ascendante et descendante, en pluie, en jet, en coups de fouet, et les cuisines ornées de superbes chaudrons de cuivre gradués, de fourneaux économiques à charbon et à gaz. Jenkins a voulu faire un établissement modèle; et la chose lui a été facile, car on a travaillé dans le grand, comme quand les fonds ne manquent pas. On sent aussi sur tout cela l'expérience et la main de fer de «notre intelligente surveillante,» à qui le directeur ne peut s'empêcher de rendre un hommage public. C'est le signal d'une congratulation générale; M. de la Perrière, ravi de la façon dont l'établissement est monté, félicite le docteur Jenkins de sa belle création, Jenkins complimente son ami Pondevèz, qui remercie à son tour le secrétaire des commandements d'avoir bien voulu honorer Bethléem de sa visite. Le bon Nabab mêle sa voix à ce concert d'éloges, trouve un mot aimable pour chacun, mais s'étonne un peu tout de même qu'on ne l'ait pas félicité lui aussi, puisqu'on y était. Il est vrai que la meilleure des félicitations l'attend au 16 mars en tête du Moniteur, dans un décret qui flamboie d'avance à ses yeux et le fait loucher du côté de sa boutonnière.
Ces bonnes paroles s'échangent le long d'un grand corridor où les voix sonnent dans leurs intonations prud'hommesques; mais, tout à coup, un bruit épouvantable interrompit la conversation et la marche des visiteurs. Ce sont des miaulements de chats en délire, des beuglements, des hurlements de sauvages au poteau de guerre, une effroyable tempête de cris humains, répercutée, grossie et prolongée par la sonorité des hautes voûtes. Cela monte et descend, s'arrête soudain, puis reprend avec un ensemble extraordinaire. M. le directeur s'inquiète, interroge. Jenkins roule des yeux furibonds.
«Continuons, dit le directeur, un peu troublé cette fois… Je sais ce que c'est.»
Il sait ce que c'est; mais M. de la Perrière veut le savoir aussi, et avant que Pondevèz ait pu l'ouvrir, il pousse la porte massive d'où vient cet horrible concert.
Dans un chenil sordide qu'a épargné le grand lessivage, car on ne comptait certes pas le montrer, sur des matelas rangés à terre, une dizaine de petits monstres sont étendus, gardés par une chaise vide où se prélasse un tricot commencé, et par un petit pot égueulé, plein de vin chaud, bouillant sur un feu de bois qui fume. Ce sont les teigneux, les gourmeux, les disgraciés de Bethléem que l'on a cachés au fond de ce coin retiré,—avec recommandation à leur nourrice sèche de les bercer, de les apaiser, de s'asseoir dessus au besoin pour les empêcher de crier;—mais que cette femme de campagne, inepte et curieuse, a laissés là pour aller voir le beau carrosse stationnant dans la cour. Derrière elle, les maillots se sont vite fatigués de leur position horizontale; et rouges, couverts de boutons, tous ces petits «croûte-levés» ont poussé leur concert robuste, car ceux-là, par miracle, sont bien portants, leur mal les sauve et les nourrit. Éperdus et remuants comme des hannetons renversés, s'aidant des reins, des coudes, les uns, tombés sur le côté, ne pouvant plus reprendre d'équilibre, les autres, dressant en l'air, toutes gourdes, leurs petites jambes emmaillotées, ils arrêtent spontanément leurs gesticulations et leurs cris en voyant la porte s'ouvrir; mais la barbiche branlante de M. de la Perrière les rassure, les encourage de plus belle et, dans le vacarme recrudescent, c'est à peine si l'on distingue l'explication donnée par le directeur: «Enfants mis à part… Contagion… maladies de peau.» M. le secrétaire des commandements n'en demande pas davantage; moins héroïque que Bonaparte en sa visite aux pestiférés de Jaffa, il se précipite vers la porte et, dans son trouble craintif, voulant dire quelque chose, ne trouvant rien, il murmure avec un sourire ineffable: «Ils sont cha…armants.»
A présent, l'inspection finie, les voici tous installés dans le rez-de-chaussée, où madame Polge a fait préparer une petite collation. La cave de Bethléem est bien garnie. L'air vif du plateau, ces montées, ces descentes ont donné au vieux monsieur des Tuileries un appétit qu'il ne se connaît plus depuis longtemps, si bien qu'il cause et rit avec une familiarité toute campagnarde, et qu'au moment du départ, tous debout, il lève son verre en remuant la tête pour boire: «A Bé… Bé… Béthléem!» On s'émeut, les verres se choquent, puis, au grand trot, le carrosse emporte la compagnie par la longue avenue de tilleuls, où se couche un soleil rouge et froid, sans rayons. Derrière eux, le parc reprend son silence morne. De grandes masses sombres s'accumulent au fond des taillis, envahissent la maison, gagnent peu à peu les allées et les ronds-points. Bientôt, il ne reste plus d'éclairées que les lettres ironiques qui s'incrustent sur la grille d'entrée et, là-bas, à une fenêtre du premier étage, une tache rouge et tremblottante, la lueur d'un cierge allumé au chevet du petit mort.
«Par décret du 12 mars 1866, rendu sur la proposition du ministre de l'Intérieur, M. le docteur Jenkins, président-fondateur de Bethléem, est nommé chevalier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur. Grand dévouement à la cause de l'humanité.»
En lisant ces lignes à la première page du Moniteur, le matin du 16, le pauvre Nabab eut un éblouissement.
Était-ce possible?
Jenkins décoré, et pas lui.
Il relut la note deux fois, croyant à une erreur de sa vision. Ses oreilles bourdonnaient. Les lettres dansaient, doubles, devant ses yeux avec ces cercles rouges qu'elles prennent au grand soleil. Il s'attendait si bien à voir son nom à cette place; Jenkins—la veille encore—lui avait dit avec tant d'assurance: «C'est fait! qu'il lui semblait toujours s'être trompé. Mais non, c'était bien Jenkins… Le coup fut profond, intime, prophétique, comme un premier avertissement du destin, et ressenti d'autant plus vivement que, depuis des années, cet homme n'était plus habitué aux déconvenues, vivait au-dessus de l'humanité. Tout ce qu'il y avait de bon en lui apprit en même temps la méfiance.
«Eh bien, dit-il à Géry entrant comme chaque matin dans sa chambre et qui le surprit tout ému le journal à la main, vous avez vu?… je ne suis pas au Moniteur.»
Il essayait de sourire, les traits gonflés comme un enfant qui retient des larmes. Puis, tout à coup, avec cette franchise qui plaisait tant chez lui: «Cela me fait beaucoup de peine… je m'y attendais trop.»
La porte s'ouvrit sur ces mots, et Jenkins se précipita, essoufflé, balbutiant, extraordinairement agité:
«C'est une infamie… Une infamie épouvantable… Cela ne peut pas être, cela ne sera pas.»
Les paroles se pressaient en tumulte sur ses lèvres, voulant toutes sortir à la fois; puis il parut renoncer à exprimer sa pensée, et jeta sur la table une petite boîte en chagrin, et une grande enveloppe, toutes deux au timbre de la chancellerie.
«Voilà ma croix et mon brevet… Ils sont à vous, ami… Je ne saurais les conserver.»
Au fond, cela ne signifiait pas grand'chose, Jansoulet se parant du ruban de Jenkins se serait fait très bien condamner pour port illégal de décoration. Mais un coup de théâtre n'est pas forcé d'être logique; celui-ci amena entre les deux hommes une effusion, des étreintes, un combat généreux, à la suite duquel Jenkins remit les objets dans sa poche, en parlant de réclamations, de lettres aux journaux… Le Nabab fut encore obligé de l'arrêter:
«Gardez-vous en bien, malheureux… D'abord, ce serait me nuire pour une autre fois… Qui sait? peut-être qu'au 15 août prochain…
—Oh! ça, par exemple…» dit Jenkins sautant sur cette idée; et le bras tendu, comme dans le Serment de David: «J'en prends l'engagement sacré.»
L'affaire en resta là. Au déjeuner, le Nabab ne parla de rien, fut aussi gai que de coutume. Cette bonne humeur ne se démentit pas de la journée; et de Géry pour qui cette scène avait été une révocation sur le vrai Jenkins, l'explication des ironies, des colères contenues de Félicia de Ruys en parlant du docteur, se demandait en vain comment il pourrait éclairer son cher patron sur tant d'hypocrisie. Il aurait dû savoir pourtant que chez les Méridionaux, en dehors, et tout effusion, il n'y a jamais d'aveuglement complet, «d'emballement» qui résiste aux sagesses de la réflexion. Dans la soirée, le Nabab avait ouvert un petit portefeuille misérable, énorme aux angles, où depuis dix ans il faisait battre des millions, écrivant dessus en hiéroglyphes connus de lui seul, ses bénéfices et ses dépenses. Il s'absorbait dans ses comptes depuis un moment, quand se tournant vers de Géry:
«Savez-vous ce que je fais, mon cher Paul? demanda-t-il.
—Non, Monsieur.
—Je suis en train—et son regard farceur, bien de son pays, raillait la bonhomie de son sourire—je suis en train de calculer que j'ai déboursé quatre cent trente mille francs pour faire décorer Jenkins.»
Quatre cent trente mille francs! Et ce n'était pas fini…
IX
BONNE MAMAN
Trois fois par semaine, Paul de Géry, le soir venu, allait prendre sa leçon de comptabilité dans la salle à manger des Joyeuse, non loin de ce petit salon où la famille lui était apparue le premier jour; aussi, pendant que, les yeux fixés sur son professeur en cravate blanche, il s'initiait à tous les mystères du «doit et avoir,» il écoutait malgré lui derrière la porte le bruit léger de la veillée laborieuse, en regrettant la vision de tous ces jolis fronts abaissés sous la lampe. M. Joyeuse ne disait jamais un mot de ses filles. Jaloux de leurs grâces comme un dragon gardant de belles princesses dans une tour, excité par les imaginations fantastiques de sa tendresse excessive, il répondait assez sèchement aux questions de son élève s'informant de ces «demoiselles,» si bien que le jeune homme ne lui en parla plus. Il s'étonnait seulement de ne pas voir une fois cette Bonne Maman dont le nom revenait à propos de tout dans les discours de M. Joyeuse, les moindres détails de son existence, planant sur la maison comme l'emblème de sa parfaite ordonnance et de son calme.
Tant de réserve, de la part d'une vénérable dame qui devait pourtant avoir passé l'âge où les entreprises des jeunes gens sont à craindre, lui semblait exagérée. Mais, en somme les leçons étaient bonnes, données d'une façon très claire, le professeur avait une méthode excellente de démonstration, un seul défaut, celui de s'absorber dans des silences coupés de soubresauts, d'interjections qui partaient comme des fusées. En dehors de cela, le meilleur des maîtres, intelligent, patient et droit. Paul apprenait à se retrouver dans le labyrinthe compliqué des livres de commerce et se résignait à n'en pas demander davantage.
Un soir, vers neuf heures, au moment où le jeune homme se levait pour partir, M. Joyeuse lui demanda s'il voulait bien lui faire l'honneur de prendre une tasse de thé en famille, une habitude du temps de la pauvre madame Joyeuse, née de Saint-Amand, qui recevait autrefois ses amis le jeudi. Depuis qu'elle était morte et que leur position de fortune avait changé, les amis s'étaient dispersés; mais on avait maintenu ce petit «extra hebdomadaire.» Paul ayant accepté, le bonhomme entr'ouvrit la porte et appela:
«Bonne Maman…»
Un pas alerte dans le couloir, et, tout de suite, un visage de vingt ans, nimbé de cheveux bruns, abondants et légers, fit son apparition. De Géry, stupéfait, regarda M. Joyeuse:
«Bonne Maman?
—Oui, c'est un nom que nous lui avons donné quand elle était petite fille. Avec son bonnet à ruches, son autorité d'aînée, elle avait une drôle de petite figure, si raisonnable… Nous trouvions qu'elle ressemblait à sa grand'-mère. Le nom lui en est resté.»
Au ton du brave homme en parlant ainsi, on sentait que pour lui c'était la chose la plus naturelle que cette appellation de grand parent décernée à tant de jeunesse attrayante. Chacun pensait comme lui dans l'entourage; et les autres demoiselles Joyeuse accourues, auprès de leur père, groupées un peu comme à la vitrine du rez-de-chaussée, et la vieille servante apportant sur la table du salon, où l'on venait de passer, un magnifique service à thé, débris des anciennes splendeurs du ménage, tout le monde appelait la jeune fille «Bonne Maman…» sans qu'elle s'en fatiguât une seule fois, l'influence de ce nom béni mettant dans leur tendresse à tous une déférence qui la flattait et donnait à son autorité idéale une singulière douceur de protection.
Est-ce à cause de ce titre d'aïeule que tout enfant il avait appris à chérir, mais de Géry trouva à cette jeune fille une séduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coup subit qu'il avait reçu d'une autre en plein coeur, à ce trouble où se mêlaient l'envie de fuir, d'échapper à une possession, et la mélancolie persistante que laisse un lendemain de fête, lustres éteints, refrains perdus, parfums envolés dans la nuit. Non, devant cette jeune fille debout, surveillant la table de famille, regardant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, ses petits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait la tentation de la connaître, d'être de ses amis depuis longtemps, de lui confier des choses qu'il ne s'avouait qu'à lui-même, et quand elle lui offrit sa tasse sans mièvrerie mondaine ni gentillesse de salon, il aurait voulu dire comme les autres un «merci, Bonne Maman» où il aurait mis tout son coeur.
Soudain, un coup joyeux, vigoureusement frappé, fit tressauter tout le monde.
«Ah! voilà M. André… Élise, vite une tasse… Yaia, les petits gâteaux…» Pendant ce temps mademoiselle Henriette, la troisième des demoiselles Joyeuse, qui avait hérité de sa mère, née de Saint-Amand, un certain côté mondain, voyant cette affluence, ce soir-là, dans les salons, se précipitait pour allumer les deux bougies du piano.
«Mon cinquième acte est fini…» s'écria le nouveau venu dès en entrant, puis il s'arrêta net. «Ah! pardon.» et sa figure prit une expression un peu déconfite en face de l'étranger. M. Joyeuse les présenta l'un à l'autre: M. Paul de Géry—M. André Maranne, non sans une certaine solennité. Il se rappelait les anciennes réceptions de sa femme; et les vases de la cheminée, les deux grosses lampes, le bonheur-du-jour, les fauteuils groupés en rond avaient l'air de partager cette illusion, plus brillants et rajeunis par cette presse inaccoutumée.
«Alors, votre pièce est finie?
—Finie, M. Joyeuse, et je compte bien vous la lire un de ces soirs.
—Oh! oui, M. André… Oh! oui… dirent en choeur toutes les jeunes filles.»
Le voisin travaillait pour le théâtre et personne ici ne doutait de son succès. Par exemple, la photographie promettait moins de bénéfices. Les clients étaient très rares, les passants mal disposés. Pour s'entretenir la main et dérouiller son appareil neuf, M. André recommençait tous les dimanches la famille de ses amis, qui se prêtait aux expériences avec une longanimité sans égale, la prospérité de cette photographie suburbaine et commençante étant pour tous une affaire d'amour-propre, éveillant, même chez les jeunes filles, cette confraternité touchante qui serre l'une contre l'autre les destinées infimes comme des passereaux au bord d'un toit. Du reste, André Maranne, avec les ressources inépuisables de son grand front plein d'illusion, expliquait sans amertume l'indifférence du public. Tantôt la saison était défavorable ou bien l'on se plaignait du mauvais état des affaires, et il finissait par un même refrain consolant: «Quand j'aurai fait jouer Révolte!» C'était le titre de sa pièce.
«C'est étonnant tout de même, dit la quatrième demoiselle Joyeuse, douze ans, les cheveux à la chinoise, c'est étonnant qu'on fasse si peu d'affaires avec un si beau balcon!…
—Et puis le quartier est très passant, ajoute Élise avec assurance.» Bonne Maman lui fait remarquer en souriant que le boulevard des Italiens l'est encore davantage.
«Ah! s'il était boulevard des Italiens…» fait M. Joyeuse tout songeur, et le voilà parti sur sa chimère arrêtée tout à coup par un geste et ces mots qu'il prononce d'une manière lamentable «fermé pour cause de faillite.» En une minute, le terrible imaginaire vient d'installer son ami dans un splendide appartement du boulevard où il gagne un argent énorme, tout en augmentant ses dépenses d'une façon si disproportionnée qu'un «pouf» formidable engloutit en peu de mois photographe et photographie. On rit beaucoup quand il donne cette explication; mais en somme chacun est d'accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique moins brillante, est bien plus sûre que le boulevard des Italiens. En outre, elle se trouve tout près du bois de Boulogne, et si une fois le grand monde se mettait à passer par ici… Cette belle société que sa mère recherchait tant est l'idée fixe de mademoiselle Henriette; et elle s'étonne que la pensée de recevoir le high-life à son petit cinquième, étroit comme une cloche à melon, fasse rire leur voisin. L'autre semaine pourtant, il lui est venu une voiture avec livrée. Tantôt il a eu aussi une visite «très-cossue.»
«Oh! tout à fait une grande dame, interrompt Bonne Maman… Nous étions à la fenêtre à attendre le père… Nous l'avons vue descendre de voiture et regarder le cadre; nous pensions bien que c'était pour vous.
—C'était pour moi, dit André, un peu gêné.
—Un moment, nous avons eu peur qu'elle passe comme tant d'autres, à cause de vos cinq étages. Alors nous étions là toutes les quatre à la fixer, à l'aimanter sans qu'elle s'en doute avec nos quatre paires d'yeux ouverts. Nous la tirions tout doucement par les plumes de son chapeau et les dentelles de sa pelisse. «Mais montez donc, Madame, montez donc!» A la fin, elle est entrée… Il y a tant d'aimant dans les yeux qui veulent bien!»
De l'aimant, certes, elle en avait la chère créature, non seulement dans ses regards de couleur indécise, voilés ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans sa voix, dans les draperies de sa robe. Jusqu'à la longue boucle, ombrageant son cou de statuette droit et fin, qui vous attirait par sa pointe un peu blondie, joliment tournée sur un doigt souple.
Le thé servi, pendant que ces messieurs finissaient de causer et de boire—le père Joyeuse était toujours très long à tout ce qu'il faisait, à cause de ses subites échappées dans la lune,—les jeunes filles rapprochèrent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeilles d'osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de leurs tons éclatants les fleurs passées du vieux tapis, et le groupe de l'autre soir se reforma dans le cercle lumineux de l'abat-jour, au grand contentement de Paul de Géry. C'était la première soirée de ce genre qu'il passait dans Paris; elle lui en rappelait d'autres bien lointaines, bercées par les mêmes rires innocents, le bruit doux des ciseaux reposés sur la table, de l'aiguille piquant du linge, ou ce froissement du feuillet qu'on tourne, et de chers visages, à jamais disparus, serrés eux aussi autour de la lampe de famille, hélas! si brusquement éteinte…
Entré dans cette intimité charmante, désormais il n'en sortit plus, prit ses leçons parmi les jeunes filles, et s'enhardit à causer avec elles, quand le bonhomme refermait son grand livre. Ici tout le reposait de cette vie tourbillonnante où le jetait la luxueuse mondanité du Nabab; il se retrempait à cette atmosphère d'honnêteté, de simplicité, essayait aussi d'y guérir les blessures dont une main plus indifférente que cruelle lui criblait le coeur sans merci.
«Des femmes m'ont haï, d'autres femmes m'ont aimé. Celle qui m'a fait le plus de mal n'a jamais eu pour moi ni amour ni haine.» C'est cette femme dont parle Henri Heine, que Paul avait rencontrée. Félicia était pleine d'accueil et de cordialité pour lui. Il n'y avait personne à qui elle fît meilleur visage. Elle lui réservait un sourire particulier où l'on sentait la bienveillance d'un oeil d'artiste s'arrêtant sur un type qui lui plaît, et la satisfaction d'un esprit blasé que le nouveau amuse, si simple qu'il paraisse. Elle aimait cette réserve, piquante chez un méridional, la droiture de ce jugement dépourvu de toute formule artistique ou mondaine et ragaillardi d'une pointe d'accent local. Cela la changeait du coup de pouce en zigzag dessinant l'éloge par un geste de rapin, des compliments de camarades sur la manière dont elle campait un bonhomme, ou bien de ces admirations poupines, des «chaamant… très gentil» dont la gratifiaient les jeunes gandins mâchonnant le bout de leur canne. Celui-là au moins ne lui disait rien de semblable. Elle l'avait surnommé Minerve, à cause de sa tranquillité apparente, de la régularité de son profil; et de plus loin qu'elle le voyait:
«Ah! voilà Minerve… Salut, belle Minerve. Posez votre casque et causons.»
Mais ce ton familier, presque fraternel, convainquait le jeune homme de l'inutilité de son amour. Il sentait bien qu'il n'entrerait pas plus avant dans cette camaraderie féminine où manquait la tendresse, et qu'il perdait chaque jour son charme d'imprévu aux yeux de cette ennuyée de naissance qui semblait avoir déjà vécu sa vie et trouvait à tout ce qu'elle entendait ou voyait la fadeur d'un recommencement. Félicia s'ennuyait. Son art seul pouvait la distraire, l'enlever, la transporter dans une féerie éblouissante, d'où elle retombait toute meurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil qui ressemblait à une chute. Elle se comparait elle-même à ces méduses dont l'éclat transparent, si vif dans la fraîcheur et le mouvement des vagues, s'en vient mourir sur le rivage en petites flaques gélatineuses. Pendant ces chômages artistiques où la pensée absente laisse la main lourde sur l'outil, Félicia, privée du seul nerf moral de son esprit, devenait farouche, inabordable, d'une taquinerie harcelante, revanche des mesquineries humaines contre les grands cerveaux lassés. Après qu'elle avait mis des larmes dans les yeux de tout ce qui l'aimait, cherché les souvenirs pénibles ou les inquiétudes énervantes, touché le fond brutal et meurtrissant de sa fatigue, comme il fallait toujours que quelque drôlerie se mêlât en elle aux choses les plus tristes, elle évaporait ce qui lui restait d'ennui dans une espèce de cri de fauve embêté, un bâillement rugi qu'elle appelait «le cri du chacal au désert» et qui faisait pâlir la bonne Crenmitz surprise dans l'inertie de sa quiétude.
Pauvre Félicia! C'était bien un affreux désert que sa vie quand l'art ne l'égayait pas de ses mirages, un désert morne et plat où tout se perdait, se nivelait sous la même intensité monotone, amour naïf d'un enfant de vingt ans, caprice d'un duc passionné, où tout se recouvrait d'un sable aride soufflé par les destins brûlants. Paul sentait ce néant, voulait s'y soustraire; mais quelque chose le retenait, comme un poids qui déroule une chaîne, et, malgré les calomnies entendues, les bizarreries de l'étrange créature, il s'attardait délicieusement auprès d'elle, quitte à n'emporter de cette longue contemplation amoureuse que le désespoir d'un croyant réduit à n'adorer que des images.
L'asile, c'était là-bas, dans ce quartier perdu où le vent soufflait si fort sans empêcher la flamme de monter blanche et droite, c'était le cercle de famille présidé par Bonne Maman. Oh! celle-là ne s'ennuyait pas, elle ne poussait jamais le cri du «chacal au désert.» Sa vie était trop bien remplie: le père à encourager, à soutenir, les enfants à instruire, tous les soins matériels du logis auquel la mère manque, ces préoccupations éveillées avec l'aube et que le soir endort, à moins qu'il les ramène en rêve, un de ces dévouements infatigables, mais sans effort apparent, très commodes pour le pauvre égoïsme humain, parce qu'ils dispensent de toute reconnaissance et se font à peine sentir tellement ils ont la main légère. Ce n'était pas la fille courageuse, qui travaille pour nourrir ses parents, court le cachet du matin au soir, oublie dans l'agitation d'un métier tous les embarras de la maison. Non, elle avait compris la tâche autrement, abeille sédentaire restreignant ses soins au rucher, sans un bourdonnement au dehors parmi le grand air et les fleurs. Mille fonctions: tailleuse, modiste, racommodeuse, comptable aussi, car M. Joyeuse, incapable de toute responsabilité, lui laissait la libre disposition des ressources, maîtresse de piano, institutrice.
Comme il arrive dans les familles qui ont commencé par l'aisance, Aline, en sa qualité d'aînée, avait été élevée dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Élise y était restée deux ans avec elle; mais les deux dernières, venues trop tard, envoyées dans de petits externats de quartier, avaient toutes leurs études à compléter, et ce n'était pas chose commode, la plus jeune riant à tout propos d'un rire de santé, d'épanouissement, de jeunesse, gazouillis d'alouette ivre de blé vert et s'envolant à perte de vue loin du pupitre et des méthodes, tandis que mademoiselle Henriette, toujours hantée par ses idées de grandeur, son amour du «cossu,» ne mordait pas non plus très volontiers au travail. Cette jeune personne de quinze ans à qui son père avait légué un peu de ses facultés imaginatives, arrangeait déjà sa vie d'avance et déclarait formellement qu'elle épouserait quelqu'un de la noblesse et n'aurait jamais plus de trois enfants: «Un garçon pour le nom, et deux petites filles… pour les habiller pareil…
—Oui, c'est cela, disait Bonne Maman, tu les habilleras pareil. En attendant, voyons un peu nos participes.»
Mais la plus occupante était Elise avec son examen subi trois fois sans succès, toujours refusée à l'histoire et se préparant à nouveau, prise d'un grand effroi et d'une méfiance d'elle-même qui lui faisaient promener partout, ouvrir à chaque instant ce malheureux traité d'histoire de France, en omnibus, dans la rue, jusque sur la table du déjeuner; mais, jeune fille déjà et fort jolie, elle n'avait plus cette petite mémoire mécanique de l'enfance où dates et événements s'incrustent pour toute la vie. Parmi d'autres préoccupations, la leçon s'envolait en une minute malgré l'apparente application de l'écolière, ses longs cils en fermant ses yeux, ses boucles balayant les pages, et sa bouche rose animée d'un petit tremblement attentif répétant dix fois à la file: «Louis dit le Hutin 1314-1316.—Philippe V dit le Long 1316-1322… 1322… Ah! Bonne Maman, je suis perdue… Jamais je ne saurai…» Alors Bonne Maman s'en mêlait, l'aidait à fixer son esprit, à emmagasiner quelques-unes de ces dates du moyen âge barbares et pointues comme les casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles de ces travaux multiples, de cette surveillance générale et constante, elle trouvait encore moyen de chiffonner de jolies choses, de tirer de sa corbeille à ouvrage quelque menue dentelle au crochet ou la tapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la jeune Élise son histoire de France. Même en causant, ses doigts ne restaient pas inoccupés une minute.
—Vous ne vous reposez donc jamais? lui disait de Géry, pendant qu'elle comptait à demi-voix les points de sa tapisserie, «trois, quatre, cinq,» pour en varier les nuances.
«Mais c'est du repos ce travail-là, répondait-elle… Vous ne pouvez, vous autres hommes, savoir combien un travail à l'aiguille est utile à l'esprit des femmes. Il régularise la pensée, fixe sur un point la minute qui passe et ce qu'elle emporterait avec elle… Et que de chagrins calmés, d'inquiétudes oubliées grâce à cette attention toute physique, à cette répétition d'un mouvement égal, où l'on retrouve—de force et bien vite—l'équilibre de tout son être… Cela ne m'empêche pas d'être à ce qu'on dit autour de moi, de vous écouter encore mieux que je ne le ferais dans l'inaction… trois, quatre, cinq…»
Oh! oui, elle écoutait. C'était visible à l'animation de son visage, à la façon dont elle se redressait tout à coup, l'aiguille en l'air, le fil tendu sur son petit doigt relevé. Puis elle repartait bien vite à l'ouvrage, quelquefois en jetant un mot juste et profond, qui s'accordait en général avec ce que pensait l'ami Paul. Une similitude de natures, des responsabilités et des devoirs pareils rapprochaient ces deux jeunes gens, les faisaient s'intéresser à leurs préoccupations réciproques. Elle savait le nom de ses deux frères, Pierre et Louis, ses projets pour leur avenir quand ils sortiraient du collège… Pierre voulait être marin… «Oh! non, pas marin, disait Bonne Maman, il vaut bien mieux qu'il vienne à Paris avec vous.» Et comme il avouait que Paris l'effrayait pour eux, elle se moquait de ses terreurs, l'appelait provincial, remplie d'affection pour la ville où elle était née, où elle avait grandi chastement, et qui lui donnait en retour ces vivacités, ces raffinements de nature, cette bonne humeur railleuse qui feraient penser que Paris avec ses pluies, ses brouillards, son ciel qui n'en est pas un, est la véritable patrie des femmes, dont il ménage les nerfs et développe les qualités intelligentes et patientes.
Chaque jour Paul de Géry appréciait mieux mademoiselle Aline,—il était seul à la nommer ainsi dans la maison,—et, chose étrange! ce fut Félicia qui acheva de resserrer leur intimité. Quels rapports pouvaient-ils y avoir entre cette fille d'artiste, lancée dans les sphères les plus hautes, et cette petite bourgeoise perdue au fond d'un bourg? Des rapports d'enfance et d'amitié, des souvenirs communs, la grande cour de l'institution Belin, où elles avaient joué trois ans ensemble. Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononcé au hasard de la conversation éveille tout à coup cette question stupéfaite:
«Vous la connaissez donc?
—Si je connais Félicia… Mais nous étions voisines de pupitre en première classe. Nous avions le même jardin. Quelle bonne fille, belle, intelligente…»
Et, voyant le plaisir qu'on prenait à l'écouter, Aline rappelait les temps si proches qui déjà lui faisaient un passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés. Elle était bien seule dans la vie, la petite Félicia. Le jeudi, quand on criait les noms au parloir, personne pour elle; excepté de temps en temps une bonne dame un peu ridicule, une ancienne danseuse, disait-on, que Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsi des surnoms pour tous ceux qu'elle affectionnait et qu'elle transformait dans son imagination. Pendant les vacances on se voyait. Madame Joyeuse, tout en refusant d'envoyer Aline dans l'atelier de M. Ruys, invitait Félicia pour des journées entières, journées bien courtes, entremêlées de travail, de musique, de rêves à deux, de jeunes causeries en liberté. «Oh! quand elle me parlait de son art, avec cette ardeur qu'elle mettait à tout, comme j'étais heureuse de l'entendre… Que de choses j'ai comprises par elle, dont je n'aurais jamais eu aucune idée! Encore maintenant, quand nous allons au Louvre avec papa, ou à l'exposition du 1er mai, cette émotion particulière que vous cause une belle sculpture, un beau tableau, me reporte tout de suite à Félicia. Dans ma jeunesse elle a représenté l'art, et cela allait bien à sa beauté, à sa nature un peu décousue mais si bonne, où je sentais quelque chose de supérieur à moi, qui m'enlevait très haut sans m'intimider… Elle a cessé de me voir tout à coup… Je lui ai écrit, pas de réponse… Ensuite la gloire est venue pour elle, pour moi les grands chagrins, les devoirs absorbants… Et de toute cette amitié, bien profonde pourtant, puisque je n'en puis parler sans… «trois, quatre, cinq…» il ne reste plus rien que de vieux souvenirs à remuer comme une cendre éteinte…»
Penchée sur son travail, la vaillante fille se dépêchait de compter ses points, d'enfermer son chagrin dans les dessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de Géry, ému d'entendre le témoignage de cette bouche pure en face des calomnies de quelques gandins évincés ou de camarades jaloux, se sentait relevé, rendu à la fierté de son amour. Cette sensation lui parut si douce qu'il revint la chercher très souvent, non seulement les soirs de leçon, mais d'autres soirs encore, et qu'il oubliait presque d'aller voir Félicia, pour le plaisir d'entendre Aline parler d'elle.
Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse, Paul trouva sur le palier le voisin, M. André, qui l'attendait et prit son bras fébrilement:
«M. de Géry, lui dit-il d'une voix tremblante, avec des yeux flamboyants derrière leurs lunettes, la seule chose qu'on pût voir de son visage dans la nuit, j'ai une explication à vous demander. Voulez-vous monter chez moi un instant?…»
Il n'y avait entre ce jeune homme et lui que des relations banales de deux habitués de la même maison, qu'aucun autre lien ne rattache, qui semblent même séparés par une certaine antipathie de nature, de manière d'être. Quelle explication pouvaient-ils donc avoir ensemble? Il le suivit fort intrigué.
L'aspect du petit atelier transi sous son vitrage, la cheminée vide, le vent soufflant comme au dehors et faisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillée de pauvre et de solitaire reflétée sur des feuillets épars tout griffonnés, enfin cette atmosphère des endroits habités où l'âme des habitants se respire, fit comprendre à de Géry l'abord exalté d'André Maranne, ses longs cheveux rejetés et flottants, cette apparence un peu excentrique, bien excusable quand on la paye d'une vie de souffrances et de privations, et sa sympathie alla tout de suite vers ce courageux garçon dont il devinait d'un coup d'oeil toutes les fiertés énergiques. Mais l'autre était bien trop ému pour s'apercevoir de cette évolution. Sitôt la porte refermée, avec l'accent d'un héros de théâtre s'adressant au traître séducteur:
«Monsieur de Géry, lui dit-il, je ne suis pas encore un Cassandre…»
Et devant la stupéfaction de son interlocuteur:
«Oui, oui, nous nous entendons… J'ai très bien compris ce qui vous attire chez M. Joyeuse, et l'accueil empressé qu'on vous y fait ne m'a pas échappé non plus… Vous êtes riche, vous êtes noble, on ne peut hésiter entre vous et le pauvre poète qui fait un métier ridicule pour laisser tout le temps d'arriver au succès, lequel ne viendra peut-être jamais… Mais je ne me laisserai pas voler mon bonheur… Nous nous battrons, Monsieur, nous nous battrons, répétait-il excité par le calme pacifique de son rival… J'aime depuis longtemps mademoiselle Joyeuse… Cet amour est le but, la gaieté et la force d'une existence très dure, douloureuse par bien des côtés. Je n'ai que cela au monde, et je préférerais mourir que d'y renoncer.»
Bizarrerie de l'âme humaine! Paul n'aimait pas cette charmante Aline. Tout son coeur était à une autre. Il y pensait, seulement, comme à une amie, la plus adorable des amies. Eh bien! l'idée que Maranne s'en occupait, qu'elle répondait sans doute à cette attention amoureuse, lui procura le frisson jaloux d'un dépit, et ce fut assez vivement qu'il demanda si mademoiselle Joyeuse connaissait ce sentiment d'André et l'avait autorisé de quelque façon à proclamer ainsi ses droits.
«Oui, Monsieur, mademoiselle Élise sait que je l'aime, et avant vos fréquentés visites…
—Élise… c'est d'Élise que vous parlez?
—Et de qui voulez-vous donc que ce soit?… Les deux autres sont trop jeunes…»
Il entrait bien dans les traditions de la famille, celui-là. Pour lui, les vingt ans de Bonne Maman, sa grâce triomphante étaient dissimulés par un surnom plein de respect et ses attributions providentielles.
Une très courte explication ayant calmé l'esprit d'André Maranne, il présenta ses excuses à de Géry, le fit asseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à la pose, et leur causerie prit vite un caractère intime et sympathique, amené par l'aveu si vif du début. Paul confessa qu'il était amoureux, lui aussi, et qu'il ne venait si souvent chez M. Joyeuse que pour parler de celle qu'il aimait avec Bonne Maman qui l'avait connue autrefois.
«C'est comme moi, dit André. Bonne Maman a toutes mes confidences; mais nous n'avons encore rien osé dire au père. Ma situation est trop médiocre… Ah! quand j'aurai fait jouer Révolte!»
Alors ils parlèrent de ce fameux drame Révolte! auquel il travaillait depuis six mois, le jour, la nuit, qui lui avait tenu chaud pendant tout l'hiver, un hiver bien rude, mais dont la magie de la composition corrigeait les rigueurs dans le petit atelier qu'elle transformait. C'est là, dans cet étroit espace, que tous les héros de sa pièce étaient apparus au poète comme des kobolds familiers tombés du toit ou chevauchant des rayons de lune, et avec eux les tapisseries de haute lisse, les lustres étincelants, les fonds de parc aux perrons lumineux, tout le luxe attendu des décors, ainsi que le tumulte glorieux de sa première représentation dont la pluie criblant le vitrage, les écriteaux qui claquaient sur la porte figuraient pour lui les applaudissements, tandis que le vent, passant en bas dans le triste chantier de démolitions avec un bruit de voix flottantes apportées de loin et loin remportées, ressemblait à la rumeur des loges ouvertes sur le couloir et laissant circuler le succès parmi les caquetages et l'étourdissement de la foule. Ce n'était pas seulement la gloire et l'argent qu'elle devait lui procurer, cette bienheureuse pièce, mais quelque chose de plus précieux encore. Aussi avec quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq gros cahiers tout de bleu recouverts, de ces cahiers comme la Levantine en étalait sur le divan de ses siestes et qu'elle marquait de son crayon directorial.
Paul s'étant, à son tour, rapproché de la table, afin d'examiner le chef-d'oeuvre, son regard fut attiré par un portrait de femme richement encadré, et qui, si près du travail de l'artiste, semblait être là pour y présider… Élise, sans doute?… Oh! non, André n'avait pas encore le droit de sortir de son entourage protecteur le portrait de sa petite amie… C'était une femme d'une quarantaine d'années, l'air doux, blonde, et d'une grande élégance. En là voyant, de Géry ne put retenir une exclamation.
«Vous la connaissez? fit André Maranne.
—Mais oui… madame Jenkins, la femme du docteur Irlandais. J'ai soupé chez eux cet hiver.
—C'est ma mère…» Et le jeune homme ajouta sur un ton plus bas:
«Madame Maranne a épousé en secondes noces le docteur Jenkins… Vous êtes surpris, n'est-ce pas, de me voir dans cette détresse quand mes parents vivent au milieu du luxe?… Mais, vous savez, les hasards de la famille groupent parfois ensemble des natures si différentes… Mon beau-père et moi nous n'avons pu nous entendre… Il voulait faire de moi un médecin, tandis que je n'avais de goût que pour écrire. Alors, afin d'éviter des débats continuels dont ma mère souffrait, j'ai préféré quitter la maison et tracer mon sillon tout seul, sans le secours de personne… Rude affaire! les fonds manquaient… Toute la fortune est à ce… à M. Jenkins… Il s'agirait de gagner sa vie, et vous n'ignorez pas comme c'est une chose difficile pour des gens tels que nous, soi-disant bien élevés… Dire que, dans tout l'acquis de ce qu'on est convenu d'appeler une éducation complète, je n'ai trouvé que ce jeu d'enfant à l'aide duquel je pouvais espérer gagner mon pain. Quelques économies, ma bourse de jeune homme, m'ont servi à acheter mes premiers outils, et je me suis installé bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas gêner mes parents. Entre nous, je crois que je ne ferai jamais fortune dans la photographie. Les premiers temps surtout ont été d'un dur… Il ne venait personne, ou, si par hasard quelque malheureux montait, je le manquais, je le répandais sur ma plaque en un mélange blafard et vague comme une apparition. Un jour, dans tout le commencement, il m'est arrivé une noce, la mariée tout en blanc, le marié avec un gilet… comme ça!… Et tous les invités dans des gants blancs qu'ils tenaient à conserver sur leur portrait pour la rareté du fait… Non, j'ai cru que je deviendrais fou… Ces figures noires, les grandes taches blanches de la robe, des gants, des fleurs d'oranger, la malheureuse mariée en reine des Niams-Niams sous sa couronne qui fondait dans ses cheveux… Et tous si pleins de bonne volonté, d'encouragements pour l'artiste… Je les ai recommencées au moins vingt fois, tenus jusqu'à cinq heures du soir. Ils ne m'ont quitté qu'à la nuit pour aller dîner. Voyez-vous cette journée de noces passée dans une photographie…»
Pendant qu'André lui racontait avec cette bonne humeur les tristesses de sa vie, Paul se rappelait la sortie de Félicia à propos des bohèmes et tout ce qu'elle disait à Jenkins sur ces courages exaltés, avides de privations et d'épreuves. Il songeait aussi à la passion d'Aline pour son cher Paris dont il ne connaissait, lui, que les excentricités malsaines, tandis que la grande ville cachait dans ses replis tant d'héroïsmes inconnus et de nobles illusions. Cette impression déjà ressentie à l'abri de la grosse lampe des Joyeuse, il l'avait peut-être plus vive dans ce milieu moins tiède, moins tranquille, où l'art mettait en plus son incertitude désespérée ou glorieuse; et c'est le coeur touché qu'il écoutait André Maranne lui parler d'Élise, de l'examen si long à passer, de la photographié difficile, de tout cet imprévu de sa vie, qui cesserait certainement «quand il aurait fait jouer Révolte,» un adorable sourire accompagnant sur les lèvres du poète cet espoir si souvent formulé et qu'il se dépêchait de railler lui-même comme pour ôter aux autres le droit de le faire.
X
MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.—LES DOMESTIQUES
Vraiment la fortune à Paris a des tours de roue vertigineux!
Avoir vu la Caisse territoriale comme je l'ai vue, des pièces sans feu, jamais balayées, le désert avec sa poussière, haut de ça de protêts sur les bureaux, tous les huit jours une affiche de vente à la porte, mon fricot répandant là-dessus l'odeur d'une cuisine pauvre; puis assister maintenant à la reconstitution de notre Société dans ses salons meublés à neuf, où je suis chargé d'allumer des feux de ministère, au milieu d'une foule affairée, des coups de sifflet, des sonnettes électriques, des piles d'écus qui s'écroulent, cela tient du prodige. Il faut que je me regarde moi-même pour y croire, que j'aperçoive dans une glace mon habit gris de fer, rehaussé d'argent, ma cravate blanche, ma chaîne d'huissier comme j'en avais une à la Faculté les jours de séance… Et dire que pour opérer cette transformation, pour ramener sur nos fronts la gaieté mère de la concorde, rendre à notre papier sa valeur décuplée, à notre cher gouverneur l'estime et la confiance dont il était si injustement privé, il a suffi d'un homme, de ce richard surnaturel que les cent voix de la renommée désignent sous le nom de Nabab.
Oh! la première fois qu'il est venu dans les bureaux, avec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnée peut-être, mais si distinguée, ses manières d'un habitué des cours, à tu et à toi avec tous les princes d'Orient, enfin ce je ne sais pas quoi d'assuré et de grand que donne l'immense fortune, j'ai senti mon coeur se fondre dans mon gilet à deux rangs de boutons. Ils auront beau dire avec leurs grands mots d'égalité, de fraternité, il y a des hommes qui sont tellement au-dessus des autres qu'on voudrait s'aplatir devant eux, trouver des formules d'adoration nouvelles pour les forcer à s'occuper de vous. Hâtons-nous d'ajouter que je n'ai eu besoin de rien de semblable pour attirer l'attention du Nabab. Comme je m'étais levé sur son passage,—ému, mais toujours digne, on peut se fier à Passajon,—il m'a regardé en souriant et il a dit à demi-voix au jeune homme qui l'accompagnait: «Quelle bonne tête de…» puis un mot après que je n'ai pas bien entendu, un mot en art, comme léopard. Pourtant non, ça ne doit pas être cela, je ne me sache pas une tête de léopard. Peut-être Jean Bart, quoique cependant je ne vois pas le rapport… Enfin, il a toujours dit: «Quelle bonne tête de…» et cette bienveillance m'a rendu fier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d'une bonté, d'une politesse. Il paraît qu'il y a eu une discussion à mon sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou si l'on me renverrait comme notre caissier, cette espèce de grincheux qui parlait toujours de «faire fiche» le monde aux galères et qu'on a prié d'aller fabriquer ailleurs ses devants de chemises économiques. Bien fait! Ça lui apprendra à être grossier avec les gens.
Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mes paroles un peu vives en souvenir de mes états de services à la territoriale et ailleurs; et à la sortie du conseil, il m'a dit avec son accent musical: «Passajon, vous nous restez.» On se figure si j'ai été heureux, si je me suis confondu en marques de reconnaissance. Songez donc! Je serais parti avec mes quatre sous sans espoir d'en gagner jamais d'autres, obligé d'aller cultiver ma vigne dans ce petit pays de Montbars, bien étroit pour un homme qui a vécu au milieu de toute l'aristocratie financière de Paris et des coups de banque qui font les fortunes. Au lieu de cela, me voilà établi à nouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelée, et mes économies, que j'ai palpées tout un jour, confiées aux bons soins du gouverneur qui s'est chargé de les faire fructifier. Je crois qu'il s'y entend à la manoeuvre celui-là. Et pas la moindre inquiétude à avoir. Toutes les craintes s'évanouissent devant le mot à la mode en ce moment dans tous les conseils d'administration, dans toutes ses réunions d'actionnaires, à la Bourse, sur les boulevards, et partout: «le Nabab est dans l'affaire…» C'est-à-dire l'or déborde, les pires combinazione sont excellents.
Il est si riche cet homme-là!
Riche à un point qu'on ne peut pas croire. Est-ce qu'il ne vient pas de prêter de la main à la main quinze millions au bey de Tunis… Je dis bien, quinze millions. Histoire de faire une niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui couper l'herbe sous le pied dans ces beaux pays d'Orient où elle pousse dorée, haute et drue… C'est un vieux turc que je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils à la Territoriale, qui a arrangé cette affaire. Naturellement, le bey qui se trouvait, paraît-il, à court d'argent de poche, a été très touché de l'empressement du Nabab à l'obliger, et il vient de lui envoyer par Brahim une lettre de remercîment dans laquelle il lui annonce qu'à son prochain voyage à Vichy il passera deux jours chez lui, à ce beau château de Saint-Romans, que l'ancien bey, le frère de celui-ci, a déjà honoré de sa visite. Vous pensez, quel honneur! Recevoir un prince régnant. Les Hemerlingue sont dans une rage. Eux qui avaient si bien manoeuvré, le fils à Tunis, le père à Paris, pour mettre le Nabab en défaveur… C'est vrai aussi que quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas: «Passajou nous en compte.» La personne qui m'a mis au courant de l'histoire a tenu entre ses mains le papier envoyé par le bey dans une enveloppe de soie verte timbrée du sceau royal. Si elle ne l'a pas lu, c'est que le papier était écrit en lettres arabes, sans quoi il en aurait pris connaissance comme de toute la correspondance du Nabab. Cette personne, c'est son valet de chambre, M. Noël, auquel j'ai eu l'honneur d'être présenté vendredi dernier à une petite soirée de gens en condition qu'il offrait à tout son entourage. Je consigne le récit de cette fête dans mes mémoires, comme une des choses les plus curieuses que j'ai vues pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.
J'avais cru d'abord quand M. Francis, le valet de chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu'il s'agissait d'une de ces petites boustifailles clandestines comme on en fait quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec les restes montés par mademoiselle Séraphine et les autres cuisinières de la maison, où l'on boit du vin volé, où l'on s'empiffre, assis su des malles avec le tremblement de la peur et deux bougies qu'on éteint au moindre craquement dans les couloirs. Ces cachotteries répugnent à mon caractère… Mais quand je reçus, comme pour le bal des gens de maison, une invitation sur papier rose écrite d'une très belle main:
_M. Noël pri M… de se rendre à sa soire du 25 couran.
On soupra._
Je vis bien, malgré l'orthographe défectueuse, qu'il s'agissait de quelque chose de sérieux et d'autorisé; je m'habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon linge le plus fin, et me rendis place Vendôme, à l'adresse indiquée par l'invitation.
M. Noël avait profité pour donner sa fête d'une première représentation à l'Opéra où la belle société se rendait en masse, ce qui mettait jusqu'à minuit la bride sur le cou à tout le service et la baraque entière à notre disposition. Nonobstant, l'amphitryon avait préféré nous recevoir en haut dans sa chambre, et je l'approuvai fort, étant en cela de l'avis du bonhomme:
Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre!
Mais parlez-moi des combles de la place Vendôme. Un tapis-feutre sur le carreau, le lit caché dans une alcove, des rideaux d'algérienne à raies rouges, une pendule à sujet en marbre vert, le tout éclairé par des lampes modérateurs. Notre doyen, M. Chalmette n'est pas mieux logé que cela à Dijon. J'arrivai sur les neuf heures avec le vieux Francis à Monpavon, et je dois avouer que mon entrée fit sensation, précédé que j'étais par mon passé académique, ma réputation de civilité et de grand savoir. Ma belle mine fit le reste, car il faut bien dire qu'on sait se présenter. M. Noël, en habit noir, très brun de peau, favoris en côtelette, vint au devant de nous:
—Soyez le bienvenu, monsieur Passajou, me dit-il; et prenant ma casquette à galons d'argent que j'avais gardée, pour entrer, à la main droite, selon l'usage, il la donna à un nègre gigantesque en livrée rouge et or.
—Tiens, Lakdar, accroche ça… et ça…, ajouta-t-il par manière de risée en lui allongeant un coup de pied en un certain endroit du dos.
On rit beaucoup de cette saillie, et nous nous mîmes à causer d'amitié. Un excellent garçon, ce M. Noël, avec son accent du Midi, sa tournure décidée, la rondeur et la simplicité de ses manières. Il m'a fait penser au Nabab, moins la distinction toutefois. J'ai remarqué d'ailleurs ce soir-là que ces ressemblances sont fréquentes chez les valets de chambre qui, vivant en commun avec leurs maîtres, dont ils sont toujours un peu éblouis, finissent par prendre de leur genre et de leurs façons. Ainsi M. Francis a un certain redressement du corps en étalant son plastron de linge, une manie de lever les bras pour tirer ses manchettes, c'est le Monpavon tout craché. Quelqu'un, par exemple, qui ne ressemble pas à son maître, c'est Joë, le cocher du docteur Jenkins. Je l'appelle Joë, mais à la soirée tout le monde l'appelait Jenkins; car dans ce monde-là, les gens d'écurie se donnent entre eux le nom de leurs patrons, se traitent de Bois-l'Héry, de Monpavon et du Jenkins tout court. Est-ce pour avilir les supérieurs, relever la domesticité? Chaque pays a ses usages; il n'y a qu'un sot qui doive s'en étonner. Pour en revenir à Joë Jenkins, comment le docteur si affable, si parfait de tout point, peut-il garder à son service cette brute gonflée de porter et de gin qui reste silencieuse pendant des heures, puis, au premier coup de boisson dans la tête, se met à hurler, à vouloir boxer tout le monde, à preuve la scène scandaleuse qui venait d'avoir lieu quand nous sommes entrés.
Le petit groom du marquis, Tom Bois-l'Héry comme on l'appelle ici, avait voulu rire avec ce malotru d'Irlandais qui—sur une raillerie de gamin Parisien—lui avait riposté par un terrible coup de poing de Belfast au milieu de la figure.
—Saucisson à pattes, moâ!… Saucisson à à pattes, moâ!…» répétait le cocher en suffoquant, tandis qu'on emportait son innocente victime dans la pièce à côté, où ces dames et demoiselles étaient en train du lui bassiner le nez. L'agitation s'apaisa bientôt grâce à notre arrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau, un homme d'âge, posé et majestueux, dans mon genre. C'est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du café Anglais que Cardailhac, le directeur des Nouveautés, a procuré à son ami. A le voir en habit, cravate blanche, sa figure pleine et rasée, vous l'auriez pris pour un des grands fonctionnaires de l'Empire. Il est vrai qu'un cuisinier dans une maison ou l'on a tous les matins la table mise pour trente personnes, plus le couvert de Madame, tout cela se nourrissant de fin et de surfin, n'est pas un fricoteur ordinaire. Il touche des appointements de colonel, logé, nourri, et puis la gratte! On ne s'imagine pas ce que c'est que la gratte dans une boîte comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-il respectueusement, avec les égards dus à un homme de son importance: «Monsieur Barreau» par-ci, «Mon cher monsieur Barreau» par là. C'est qu'il ne faut pas s'imaginer que les gens de maison entre eux soient tous compères et compagnons. Nulle part plus que chez eux on n'observe la hiérarchie. Ainsi j'ai bien vu à la soirée de M. Noël que les cochers ne frayaient pas avec leurs palefreniers, ni les valets de chambre avec les valets de pied et les chasseurs, pas plus que l'argentier, le maître d'hôtel ne se mêlaient au bas office; et lorsque M. Barreau faisait une petite plaisanterie quelconque, c'était plaisir de voir comme ses sous-ordres avaient l'air de s'amuser. Je ne suis pas contre ces choses-là. Bien au contraire. Comme disait notre doyen: «Une société sans hiérarchie, c'est une maison sans escalier.» Seulement le fait m'a paru bon à relater dans mes mémoires.
La soirée, je n'ai pas besoin de le dire, ne jouit de tout son éclat qu'au retour de son plus bel ornement, les dames et demoiselles qui étaient allées soigner le petit Tom, femmes de chambre aux cheveux luisants et pommadés, femmes de charge en bonnets garnis de rubans, négresses, gouvernantes, brillante assemblée où j'eus tout de suite beaucoup de prestige grâce à ma tenue respectable et au surnom de «mon oncle» que les plus jeunes parmi ces aimables personnes voulurent bien me donner. Je pense qu'il y avait là pas mal de friperie, de la soie, de la dentelle, même du velours assez fané, des gants à huit boutons nettoyés plusieurs fois et de la parfumerie ramassée sur la table de toilette de madame, mais les visages étaient contents, les esprits tout à la gaieté, et je sus me faire un petit coin très animé, toujours à la convenance—cela va sans dire—et comme il sied à un individu dans ma position. Ce fut du reste le ton général de la soirée. Jusque vers la fin du repas je n'entendis aucun de ces propos malséants, aucune de ces histoires scandaleuses qui amusent si fort ces messieurs du conseil; et je me plais à constater que Bois-l'Héry le cocher, pour ne citer que celui-là, est autrement bien élevé que Bois-l'Héry le maître.
M. Noël, seul, tranchait par son ton familier et la vivacité de ses reparties. En voilà un qui ne se gêne pas pour appeler les choses par leur nom. C'est ainsi qu'il disait tout haut à M. Francis, d'un bout à l'autre du salon: «Dis donc, Francis, ton vieux filou nous a encore tiré une carotte cette semaine…» Et comme l'autre se rengorgeait d'un air digne, M. Noël s'est mis à rire: «T'offusque pas, ma vieille… Le coffre est solide… Vous n'en viendrez jamais à bout.» Et c'est alors qu'il nous a raconté le prêt des quinze millions dont j'ai parlé plus haut.
Cependant je m'étonnais de ne voir faire aucun préparatif pour ce souper que mentionnaient les cartes d'invitation, et je manifestais tout bas mon inquiétude à une de mes charmantes nièces qui me répondit:
«On attend M. Louis.
—M. Louis?…
—Comment! Vous ne connaissez pas M. Louis, le valet de chambre du duc de Mora?»
On m'apprit alors ce qu'était cet influent personnage dont les préfets, les sénateurs, même les ministres recherchent la protection, et qui doit la leur faire payer salé, puisqu'avec ses douze cents francs d'appointements chez le duc, il a économisé vingt-cinq mille livres de rente, qu'il a ses demoiselles en pension au Sacré-Coeur, son garçon au collège Bourdaloue, et un chalet en Suisse où toute la famille va s'installer aux vacances.
Le personnage arriva par là-dessus; mais rien dans son physique n'aurait fait deviner cette position unique à Paris. Pas de majesté dans la tournure, un gilet boutonné jusqu'au col, l'air chafouin et insolent, et une façon de parler sans remuer les lèvres, bien malhonnête pour ceux qui vous écoutent.
Il salua l'assemblée d'un léger mouvement de tête, tendit un doigt à M. Noël, et nous étions là à nous regarder, glacés par ses grandes manières, quand une porte s'ouvrit au fond et le souper nous apparut avec toutes sortes de viandes froides, des pyramides de fruits, des bouteilles de toutes les formes, sous les feux de deux candélabres.
«Allons, messieurs, la main aux dames…»
En une minute nous voici installés, ces dames assises avec les plus âgés ou les plus conséquents de nous tous, les autres debout, servant, bavardant, buvant dans tous les verres, piquant un morceau dans toutes les assiettes. J'avais M. Francis pour voisin, et je dus entendre ses rancunes contre M. Louis, dont il jalousait la place si belle en comparaison de celle qu'il occupait chez son décavé de la noblesse.
«C'est un parvenu, me disait-il tout bas… Il doit sa fortune à sa femme, à Madame Paul.»
Il paraît que cette Madame Paul est une femme de charge, depuis vingt ans chez le duc, et qui s'entend comme personne à lui fabriquer une certaine pommade pour des incommodités qu'il a. Mora ne peut pas s'en passer. Voyant cela, M. Louis a fait la cour à cette vieille dame, l'a épousée quoique bien plus jeune qu'elle; et afin de ne pas perdre sa garde-malade aux pommades, l'Excellence a pris le mari pour valet de chambre. Au fond, malgré ce que je disais à M. Francis, moi je trouvais ça très bien et conforme à la plus saine morale puisque le maire et le curé y ont passé. D'ailleurs, cet excellent repas, composé de nourritures fines et très chères que je ne connaissais pas même de nom, m'avait bien disposé l'esprit à l'indulgence et à la bonne humeur. Mais tout le monde n'était pas dans les mêmes dispositions, car j'entendais de l'autre côté de la table la voix de basse-taille de M. Barreau qui grondait:
«De quoi se mêle-t-il? Est-ce que je mets le nez dans son service? D'abord c'est Bompain que ça regarde et pas lui… Et puis, quoi! Qu'est-ce qu'on me reproche? Le boucher m'envoie cinq paniers de viande tous les matins. Je n'en use que deux, je lui revends les trois autres. Quel est le chef qui ne fait pas ça? Comme si, au lieu de venir espionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller au grand coutage de là-haut. Quand je pense qu'en trois mois la clique du premier a fumé pour vingt-huit mille francs de cigares… Vingt-huit mille francs! Demandez à Noël si je mens. Et au second, chez madame, c'est là qu'il y en a un beau gâchis de linge, de robes jetées au bout d'une fois, des bijoux à poignées, des perles qu'on écrase en marchant. Oh! mais, attends un peu, je te le repincerai ce petit monsieur-là.»
Je compris qu'il s'agissait de M. de Géry, ce jeune secrétaire du Nabab qui vient souvent à la Territoriale, où il est toujours à farfouiller dans les livres. Très poli certainement, mais un garçon très fier qui ne sait pas se faire valoir. Ça n'a été autour de la table qu'un concert de malédictions contre lui. M. Louis lui-même a pris la parole à ce sujet avec son grand air:
«Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisinier a eu tout récemment une histoire dans le genre de la vôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s'était permis de lui faire quelques observations sur la dépense. Le cuisinier est monté chez le duc dare-dare en tenue d'office, et la main sur le cordon de son tablier: «Que votre Excellence choisisse entre monsieur et moi…» Le duc n'a pas hésité. Des chefs de cabinet on en trouve tant qu'on en veut; tandis que les bons cuisiniers, on les connaît. Il y en a quatre en tout dans Paris… Je vous compte, mon cher Barreau… Nous avons congédié notre chef de cabinet en lui donnant une préfecture de première classe comme consolation; mais nous avons gardé notre chef de cuisine.
—Ah! voilà… dit M. Barreau, qui jubilait d'entendre cette histoire… Voilà ce que c'est de servir chez un grand seigneur… Mais les parvenus sont les parvenus, qu'est-ce que vous voulez?
—Et Jansoulet n'est que ça, ajouta M. Francis en tirant ses manchettes… Un homme qui a été portefaix à Marseille.»
La-dessus, M. Noël prit la mouche.
«Hé! là-bas, vieux Francis, vous êtes tout de même bien content de l'avoir pour payer vos cuites de bouillotte, le portefaix de la Cannebière… On t'en collera des parvenus comme nous, qui prêtent des millions aux rois et que les grands seigneurs comme Mora ne rougissent pas d'admettre à leur table…
—Oh! à la campagne,» ricana M. Francis en faisant voir sa vieille dent.
L'autre se leva, tout rouge, il allait se fâcher, mais M. Louis fit signe avec la main qu'il avait quelque chose à dire et M. Noël s'assit tout de suite, mettant comme nous tous son oreille en cornet pour ne rien perdre des augustes paroles.
«C'est vrai, disait le personnage, parlant du bout des lèvres et sirotant son vin à petits coups, c'est vrai que nous avons reçu le Nabab à Grandbois l'autre semaine. Il s'est même passé quelque chose de très amusant… Nous avons beaucoup de champignons dans le second parc, et Son Excellence s'amuse quelquefois à en ramasser. Voilà qu'à dîner on sert un grand plat d'oranges. Il y avait là, chose… machin… comment donc… Marigny, le ministre de l'intérieur, Monpavon, et votre maître, mon cher Noël. Les champignons font le tour de la table, ils avaient bonne mine, ces messieurs, en remplissent leurs assiettes, excepté M. le duc qui ne les digère pas et croit par politesse devoir dire à ses invités: «Oh! vous savez, ce n'est pas que je me méfie. Ils sont très sûrs… C'est moi-même qui les ai cueillis.
—Sapristi! dit Monpavon en riant, alors, mon cher Auguste, permettez que je n'y goûte pas.» Marigny, moins familier, regardait son assiette de travers.
«Mais si, Monpavon, je vous assure… ils ont l'air très sains ces champignons. Je regrette vraiment de n'avoir plus faim.»
Le duc restait très sérieux.
«Ah ça! monsieur Jansoulet, j'espère bien que vous n'allez pas me faire cet affront, vous aussi. Des champignons choisis par moi.
—Oh! Excellence, comment donc!… Mais les yeux fermés.»
Vous pensez s'il avait de la veine, ce pauvre Nabab, pour la première fois qu'il mangeait chez nous. Duperron, qui servait en face de lui, nous à raconté ça à l'office. Il paraît qu'il n'y avait rien de plus comique que de voir le Jansoulet se bourrer de champignons en roulant des yeux épouvantés, pendant que les autres le regardaient curieusement sans toucher à leurs assiettes. Il en suait, le malheureux! Et ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'il en a repris, il a eu le courage d'en reprendre. Seulement il se fourrait des verrées de vin comme un maçon, entre chaque bouchée… Eh bien! voulez-vous que je vous dise? C'est très malin ce qu'il a fait là; et ça ne m'étonne plus maintenant que ce gros bouvier soit devenu le favori des souverains. Il sait où les flatter, dans les petites prétentions qu'on n'avoue pas… Bref, le duc est toqué de lui depuis ce jour.»
Cette historiette fit beaucoup rire, et dissipa les nuages assemblés par quelques paroles imprudentes. Et alors, comme le vin avait délié les langues, que chacun se connaissait mieux, on posa les coudes sur la table et l'on se mit à parler des maîtres, des places où l'on avait servi, de ce qu'on y avait vu de drôle. Ah! j'en ai entendu de ces aventures, j'en ai vu défiler de ces intérieurs. Naturellement j'ai fait aussi mon petit effet avec l'histoire de mon garde-manger à la Territoriale, l'époque où je mettais mon fricot dans la caisse vide, ce qui n'empêchait pas notre vieux caissier, très formaliste, de changer le mot de la serrure tous les deux jours, comme s'il y avait eu dedans tous les trésors de la Banque de France. M. Louis a paru prendre plaisir à mon anecdote. Mais le plus étonnant, ça été ce que le petit Bois-l'Héry, avec son accent de voyou parisien, nous a raconté du ménage de ses maîtres…
Marquis et marquise de Bois-l'Héry, deuxième étage, boulevard Haussmann. Un mobilier comme aux Tuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoiseries, des tableaux, des curiosités, un vrai musée, quoi! débordant jusque sur le palier. Service très calé: six domestiques, l'hiver livrée marron, l'été livrée nankin. On voit ces gens-là partout, aux petits lundis, aux courses, aux premières représentations, aux bals d'ambassade, et toujours leur nom dans les journaux avec une remarque sur les belles toilettes de madame et le chic épatant de monsieur… Eh bien! tout ça n'est rien du tout que du fla-fla, du plaqué, de l'apparence, et quand il manque cent sous au marquis, personne ne les lui prêterait sur ses possessions… Le mobilier est loué à la quinzaine chez Fitily, le tapissier des cocottes. Les curiosités, les tableaux appartiennent au vieux Schwalbach, qui adresse là ses clients et leur fait payer doublement cher parce qu'on ne marchande pas quand on croit acheter à un marquis, à un amateur. Pour les toilettes de la marquise, la modiste et la couturière les lui fournissent à l'oeil chaque saison, lui font porter les modes nouvelles, un peu cocasses parfois, mais que la société adopte ensuite parce que madame est très belle femme encore et réputée pour l'élégance; c'est ce qu'on appelle une lanceuse. Enfin, les domestiques! Provisoires comme le reste, changés tous les huit jours au gré du bureau de placement qui les envoie là faire un stage pour les places sérieuses. Si l'on n'a ni répondants, ni certificats, qu'on tombe de prison ou d'ailleurs, Glanand, le grand placier de la rue de la Paix, vous expédie boulevard Haussmann. On sert une, deux semaines, le temps d'acheter les bons renseignements du marquis, qui, bien entendu, ne vous paye pas et vous nourrit à peine; car dans cette maison-là les fourneaux de la cuisine restent froids la plupart du temps, Monsieur et Madame s'en allant dîner en ville presque tous les soirs ou dans des bals où l'on soupe. C'est positif qu'il y a des gens à Paris qui prennent le buffet au sérieux et font le premier repas de leur journée passé minuit. Aussi les Bois-l'Héry sont renseignés sur les maisons à buffet. Ils vous diront qu'on soupe très bien à l'ambassade d'Autriche, que l'ambassade d'Espagne néglige un peu les vins, et que c'est encore aux Affaires étrangères qu'on trouve les meilleurs chaud-froid de volailles. Et voilà la vie de ce drôle de ménage. Rien de ce qu'ils ont ne tient sur eux, tout est faufilé, attaché par des épingles. Un coup de vent, et tout s'envole. Mais au moins ils sont sûrs de ne rien perdre. C'est ça qui donne au marquis cet air blagueur de père Tranquille qu'il a en vous regardant, les deux mains dans ses poches, comme pour vous dire: «Eh ben, après? qu'est-ce qu'on peut me faire?»
Et le petit groom, dans l'attitude susdite, avec sa tête d'enfant vieillot et vicieux, imitait si bien son patron qu'il me semblait le voir lui-même au milieu de notre conseil d'administration, planté devant le gouverneur et l'accablant de ses plaisanteries cyniques. C'est égal, il faut avouer que Paris est une fièrement grande ville pour qu'on puisse y vivre ainsi quinze ans, vingt ans d'artifices, de ficelles, de poudre aux yeux, sans que tout le monde vous connaisse, et faire encore une entrée triomphante dans un salon derrière son nom crié à toute volée: «Monsieur le marquis de Bois-l'Héry.»
Non, voyez-vous, ce qu'on apprend de choses dans une soirée de domestiques; ce que la société parisienne est curieuse à regarder ainsi par le bas, par les sous-sols, il faut y être allé pour le croire. Ainsi, me trouvant entre M. Francis et M. Louis, voici un petit bout de conversation confidentielle que j'ai saisi sur le sire de Monpavon. M. Louis disait:
«Vous avez tort, Francis, vous êtes en fends en ce moment. Vous devriez en profiter pour rendre cet argent au Trésor.
—Qu'est-ce que vous voulez? répondait M. Francis d'un air malheureux…
Le jeu nous dévore.
—Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne serons pas toujours là. Nous pouvons mourir, descendre du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-bas. Et ce sera terrible…»
J'avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire d'un emprunt forcé de deux cent mille francs que le marquis aurait fait à l'État, du temps qu'il était receveur général; mais le témoignage de son valet de chambre était pire que tout… Ah! si les maîtres se doutaient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu'on raconte à l'office, s'ils pouvaient voir leur nom traîner au milieu des balayures d'appartement et des détritus de cuisine, jamais ils n'oseraient plus seulement dire: «Fermez la porte» ou «attelez.» Voilà, par exemple, le docteur Jenkins, la plus riche clientèle de Paris, dix ans de ménage avec une femme magnifique, recherchée partout; il a eu beau tout faire pour dissimuler sa situation, annoncer à l'anglaise son mariage dans les journaux, n'admettre chez lui que des domestiques étrangers sachant à peine trois mots de français. Avec ces trois mots, assaisonnés de jurons du faubourg et de coups de poing sur la table, son cocher Joë, qui le déteste, nous a raconté toute son histoire pendant le souper.
«Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie… Savoir maintenant s'il épousera l'autre. Quarante-cinq ans, mistress Maranne, et pas un schelling… Faut voir comme elle a peur d'être lâchée… L'épousera, l'épousera pas… kss… kss… nous allons rire.» Et plus on le faisait boire, plus il en racontait, traitant sa malheureuse maîtresse comme la dernière des dernières… Moi j'avoue qu'elle m'intéressait, cette fausse madame Jenkins, qui pleure dans tous les coins, supplie son amant comme le bourreau et court le risque d'être plantée là, quand toute la société la croit mariée, respectable, établie. Les autres ne faisaient qu'en rire, les femmes surtout. Dame! c'est amusant quand on est en condition de voir que ces dames de la haute ont leurs affronts aussi et des tourments qui les empêchent de dormir.
Notre tablée présentait à ce moment le coup d'oeil le plus animé, un cercle de figures joyeuses tendues vers cet Irlandais qui avait le pompon pour son anecdote. Cela excitait des envies; on cherchait, on ramassait dans sa mémoire ce qu'il pouvait y traîner de vieux scandales, d'aventures de maris trompés, de ces faits intimes vidés a la table de cuisine avec les fonds de plats et les fonds de bouteilles. C'est que le champagne commençait à faire des siennes parmi les convives. Joë voulait danser une gigue sur la nappe. Les dames, au moindre mot un peu gai, se renversaient avec des rires aigus de personnes qu'on chatouille, laissant traîner leurs jupons brodés sous la table pleine de débris de victuailles et de graisses répandues. M. Louis s'était retiré discrètement. On remplissait les verres sans les vider; une femme de charge trempait dans le sien rempli d'eau un mouchoir dont elle se baignait le front, parce que la tête lui tournait, disait-elle. Il était temps que cela finît; et de fait une sonnette électrique, carillonnant dans le couloir, nous avertissait que le valet de pied, de service au théâtre, venait appeler les cochers. Là-dessus Monpavon porta un toast au maître de la maison en le remerciant de sa petite soirée. M. Noël annonça qu'il la recommencerait à Saint-Romans, pour les fêtes du bey, où la plupart des assistants seraient probablement invités. Et j'allais me lever à mon tour, assez habitué aux repas de corps pour savoir qu'en pareille occasion le plus vieux de l'assemblée est tenu de porter une santé aux dames, quand la porte s'ouvrit brusquement, et un grand valet de pied tout crotté, un parapluie ruisselant à la main, suant, essoufflé, nous cria, sans respect pour la compagnie:
«Mais arrivez donc, tas de «mufes…» qu'est-ce que vous fichez là?…
Quand on vous dit que c'est fini.»
XI
LES FÊTES DU BEY
Dans les régions du Midi, de civilisation lointaine, les châteaux historiques encore debout sont rares. A peine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle au flanc des collines sa façade tremblante et démembrée, percée de trous qui ont été des fenêtres et dont l'ouverture ne regarde plus que le ciel, monument de poussière calciné de soleil, datant de l'époque des croisades ou des cours d'amour, sans un vestige de l'homme parmi ses pierres où le lierre ne grimpe même plus, ni l'acanthe, mais qu'embaument les lavandes sèches et les férigoules. Au milieu de toutes ces ruines, le château du Saint-Romans fait une illustre exception. Si vous avez voyagé dans le Midi, vous l'avez vu et vous allez le revoir tout de suite. C'est entre Valence et Montélimart, dans un site où la voie ferrée court à pic tout le long du Rhône, au bas des riches coteaux de Beaume, de Raucoule, de Mercurol, tout le cru brûlant de l'Ermitage répandu sur cinq lieues de ceps serrés, alignés, dont les plantations moutonnent aux yeux, dégringolent jusque dans le fleuve, vert et plein d'îles à cet endroit comme le Rhin du côté de Bâle, mais avec un coup de soleil que le Rhin n'a jamais eu. Saint-Romans est en face sur l'autre rive; et, malgré la rapidité de la vision, la lancée à toute vapeur des wagons qui semblent vouloir à chaque tournant se précipiter rageusement dans le Rhône, le château est si vaste, se développe si bien sur la côte voisine qu'en apparence il suit la course affolée du train et fixe à jamais dans vos yeux le souvenir de ses rampes, de ses balustres, de son architecture italienne, deux étages assez bas surmontés d'une terrasse à colonnettes, flanqués de deux pavillons coiffés d'ardoise et dominant les grands talus où l'eau des cascades rebondit, le lacis des allées sablées et remontantes, la perspective des immenses charmilles terminées par quelque statue blanche qui se découpe dans le bleu comme sur le fond lumineux d'un vitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses dont la verdure éclate ironiquement sous l'ardent climat, un cèdre gigantesque étage ses verdures crêtées aux ombres flottantes et noires, silhouette exotique qui fait songer, debout devant cette ancienne demeure d'un fermier général du temps de Louis XIV, à quelque grand nègre portant le parasol d'un gentilhomme de la cour.
De Valence à Marseille, dans toute la vallée du Rhône, Saint-Romans de Bellaigue est célèbre comme un palais de fées; et c'est bien une vraie féerie dans ces pays brûlés de mistral que cette oasis de verdure et de belle eau jaillissante.
«Quand je serai riche, maman, disait Jansoulet tout gamin à sa mère qu'il adorait, je te donnerai Saint-Romans de Bellaigue.»
Et comme la vie de cet homme semblait l'accomplissement d'un conte des Mille et une Nuits, que tous ses souhaits se réalisaient, même les plus disproportionnés, que ses chimères les plus folles venaient s'allonger devant lui, lécher ses mains ainsi que des barbets familiers et soumis, il avait acheté Saint-Romans, pour l'offrir à sa mère, meublé à neuf et grandiosement restauré. Quoiqu'il y eut dix ans de cela, la brave femme ne s'était pas encore faite à cette installation splendide. «C'est le palais de la reine Jeanne que tu m'as donné, mon pauvre Bernard, écrivait-elle à son fils; jamais je n'oserai habiter là.» Elle n'y habita jamais, en effet, s'étant logée dans la maison du régisseur, un pavillon de construction moderne placé tout au bout de la propriété d'agrément pour surveiller les communs et la ferme, les bergeries et les moulins d'huile, avec leur horizon champêtre de blés en meules, d'oliviers et de vignes s'étendant sur le plateau à perte de vue. Au grand château elle se serait crue prisonnière dans une de ces demeures enchantées où le sommeil vous prend en plein bonheur et ne vous quitte plus de cent ans. Ici du moins, la paysanne qui n'avait jamais pu s'habituer à cette fortune colossale, venue trop tard, de trop loin et en coup de foudre, se sentait rattachée à la réalité par le va-et-vient des travailleurs, la sortie et la rentrée des bestiaux, leurs promenades vers l'abreuvoir, toute cette vie pastorale qui l'éveillait au chant accoutumé des coqs, aux cris aigus des paons, et lui faisait descendre avant l'aube l'escalier en vrille du pavillon. Elle ne se considérait que comme dépositaire de ce bien magnifique, qu'elle gardait pour le compte de son fils et voulait lui rendre en bon état, le jour où, se trouvant assez riche, fatigué de vivre chez les Turs, il viendrait, selon sa promesse, demeurer avec elle sous les ombrages de Saint-Romans.
Aussi quelle surveillance universelle et infatigable.
Dans les brumes du petit jour, les valets de ferme entendaient sa voix rauque et voilée: «Olivier… Peyrol… Audibert… Allons!… C'est quatre heures.» Puis un saut dans l'immense cuisine, où les servantes, lourdes de sommeil, faisaient chauffer la soupe sur le feu clair et pétillant des souches. On lui donnait son petit plat en terre rouge de Marseille tout rempli de châtaignes bouillies, frugal déjeuner d'autrefois que rien ne lui aurait fait changer. Aussitôt la voilà courant à grandes enjambées, son large clavier d'argent à la ceinture où tintaient toutes ses clefs, son assiette à la main mal équilibrée par la quenouille qu'elle tenait en bataille sous le bras, car elle filait tout le long du jour et ne s'interrompait même pas pour manger ses châtaignes. En passant, un coup d'oeil à l'écurie encore noire où les bêtes se remuaient pesamment, à la crèche étouffante garnie vers sa porte de mufles impatients et tendus; et les premières lueurs, glissant sur les assises de pierre qui soutenaient les remblais du parc, éclairaient la vieille femme courant dans la rosée avec la légèreté d'une jeune fille, malgré ses soixante-dix ans, vérifiant exactement chaque matin toutes les richesses du domaine, inquiète de constater si la nuit n'avait pas enlevé les statues et les vases, déraciné les quinconces centenaires, tari les sources qui s'égrenaient dans leurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil de midi, bourdonnant et vibrant, découpait encore sur le sable d'une allée, contre le mur blanc d'une terrasse, cette longue taille de vieille, fine et droite comme son fuseau, ramassant des morceaux de bois mort, cassant une branche d'arbuste mal alignée, sans souci de l'ardente réverbération qui glissait sur sa peau dure comme sur la pierre d'un vieux banc. Vers cette heure là aussi, un autre promeneur se montrait dans le parc, moins actif, moins bruyant, se traînant plutôt qu'il ne marchait, s'appuyant aux murs, aux balustrades, un pauvre être voûté, branlant, ankylosé, figure éteinte et sans âge, ne parlant jamais, et lorsqu'il était las, poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours près de lui qui l'aidait à s'asseoir, à s'accroupir sur quelque marche, où il restait pendant des heures, immobile et muet, la bouche détendue, les yeux clignotants, bercé par la monotonie stridente des cigales, souillure d'humanité devant le splendide horizon.
Celui-là, c'était l'aîné, le frère de Bernard, l'enfant chéri du père et de la mère Jansoulet, la beauté, l'intelligence, l'espoir glorieux de la famille du cloutier, qui, fidèle comme tant d'autres dans le Midi à la superstition du droit d'aînesse, avait fait tous les sacrifices pour envoyer à Paris ce garçon ambitieux, parti avec quatre ou cinq bâtons de maréchal dans sa malle, l'admiration de toutes les filles du bourg, et que Paris,—après avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré dans sa grande cuve ce brillant chiffon méridional, l'avoir brûlé dans tous ses vitriols, roulé dans toutes ses fanges,—finit par renvoyer à cet état de loque et d'épave, abruti, paralysé, ayant tué son père de chagrin, et obligé sa mère à tout vendre chez elle, à vivre d'une domesticité passagère dans les maisons aisées du pays. Heureusement qu'à ce moment-là, lorsque ce débris des hospices parisiens, rapatrié par l'assistance publique, tomba au Bourg-Saint-Andéol, Bernard,—celui qu'on appelait Cadet, comme dans les familles méridionales à demi-arabes, où l'aîné prend toujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet,—Bernard était déjà à Tunis, en train de faire fortune, envoyant régulièrement de l'argent au foyer. Mais, quels remords pour la pauvre maman, de tout devoir, même la vie, le bien-être du triste malade, au robuste et courageux garçon, que le père et elle avaient toujours aimé, sans tendresse, que, depuis l'âge de cinq ans, ils s'étaient habitués à traiter comme un manoeuvre, parce qu'il était très fort, crépu et laid, et s'entendait déjà mieux que personne à la maison à trafiquer sur les vieux clous. Ah! comme elle aurait voulu l'avoir près d'elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout le bien qu'il lui faisait, payer en une fois cet arriéré de tendresse de câlineries maternelles qu'elle lui devait.
Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont les charges, les tristesses des existences royales. Cette pauvre mère Jansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme une vraie reine, connaissant les longs exils, les séparations cruelles et les épreuves qui compensent la grandeur; un de ses fils, éternellement stupéfait, l'autre, au lointain, écrivant peu, absorbé par ses grandes affaires, disant toujours: «Je viendrai,» et ne venant pas. En douze ans, elle ne l'avait vu qu'une fois, dans le tourbillon d'une visite du bey à Saint-Romans: un train de chevaux, de carrosses, de pétards, de fêtes. Puis, il était reparti derrière son monarque, ayant à peine le temps d'embrasser sa vieille mère, qui n'avait gardé de cette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images de journaux, où l'on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au château avec Ahmed et lui présentant sa vieille mère,—n'est-ce pas ainsi que les rois et les reines ont leurs effusions de famille illustrées dans les feuilles,—plus un cèdre du Liban, amené du bout du monde, un grand «caramantran» de gros arbre, d'un transport aussi coûteux, aussi encombrant que l'obélisque, hissé, mis en place à force d'hommes, d'argent, d'attelages, et qui pendant longtemps avait bouleversé tous les massifs pour l'installation d'un souvenir commémoratif de la visite royale. Au moins, à ce voyage-ci, le sachant en France pour plusieurs mois, peut-être pour toujours, elle espérait avoir son Bernard tout à elle. Et voici qu'il lui arrivait un beau soir, enveloppé de la même gloire triomphante, du même appareil officiel, entouré d'une foule de comtes, de marquis, de beaux messieurs de Paris, remplissant, eux et leurs domestiques, les deux grands breacks qu'elle avait envoyés les attendre à la petite gare de Giffas, de l'autre côté du Rhône.
«Mais, embrassez-moi donc, ma chère maman. Il n'y a pas de honte à serrer bien fort contre son coeur son garçon, qu'on n'a pas vu depuis des années… D'ailleurs, tous ces messieurs sont nos amis… Voici M. le marquis de Monpavon, M. le marquis de Bois-l'Héry… Ah! ce n'est plus le temps où je vous amenais pour manger la soupe de fèves avec nous, le petit Cabassu et Bompain Jean-Baptiste… Vous connaissez M. de Géry?… Avec mon vieux Cardailhac, que je vous présente, voilà la première fournée… Mais il va en arriver d'autres… Préparez-vous à un branle-bas terrible… Nous recevons le bey dans quatre jours.
—Encore le bey!… dit la bonne femme épouvanté. Je croyais qu'il était mort.»
Jansoulet et ses invités ne purent s'empêcher de rire devant cet effarement comique, accentué par l'intonation méridionale.
«Mais c'est un autre, maman… Il y en a toujours des beys… Heureusement, sapristi!… Seulement, n'ayez pas peur. Vous n'aurez pas, cette fois, autant de tracas… L'ami Cardailhac s'est chargé de l'organisation. Nous allons avoir des fêtes superbes… En attendant, vite le dîner et des chambres. Nos Parisiens sont éreintés.
—Tout est prêt, mon fils,» dit simplement la vieille, raide et droite sous sa cambrésine, la coiffe aux barbes jaunies, qu'elle ne quittait pas même pour les grandes fêtes. La fortune ne l'avait pas changée, celle-là. C'était la paysanne de la vallée du Rhône, indépendante et fière, sans aucune des humilités sournoises des ruraux peints par Balzac, trop simple aussi pour avoir l'enflure de sa richesse. Une seule fierté, montrer à son fils avec quels soins méticuleux elle s'était acquittée de ses fonctions de gardienne. Pas un atome de poussière, pas une moisissure aux murs. Tout ce splendide rez-de-chaussée, les salons, aux chatoyantes soieries au dernier moment tirées des housses, les longues galeries d'été, pavées en mosaïque, fraîches et sonores, que leurs canapés Louis XV, cannés et fleuris, meublaient à l'ancien temps avec une coquetterie estivale, l'immense salle à manger, décorée de rameaux et de fleurs, et jusqu'à la salle de billard, avec ses rangées d'ivoires brillants, ses lustres et ses panoplies, toute la longueur du château, par ses portes-fenêtres, larges ouvertes sur le vaste perron seigneurial, s'étalait à l'admiration des arrivants, renvoyait à ce merveilleux horizon de nature et de soleil couchant sa richesse, paisible et sereine, reflétée dans les panneaux des glaces, les boiseries cirées ou vernies, avec la même pureté qui doublait sur le miroir des pièces d'eau les peupliers penchés l'un vers l'autre et les cygnes nageant au repos. Le cadre était si beau, l'aspect général si grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait, disparaissait aux yeux les plus subtils.
«Il y a de quoi faire…» dit le directeur Cardailhac, le lorgnon sur l'oeil, le chapeau incliné, combinant déjà sa mise en scène.
Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffe de la vieille femme les recevant sur le perron avait choqué d'abord, fit place à un sourire condescendant. Il y avait de quoi faire certainement et, guidé par des gens de goût, leur ami Jansoulet pouvait donner à l'altesse maugrabine une réception fort convenable. Toute la soirée il ne fut question que de cela entre eux. Les coudes sur la table, dans la salle à manger somptueuse, enflammés et repus, ils combinaient, discutaient. Cardailhac, qui voyait grand, avait déjà tout son plan fait.
«D'abord, carte blanche, n'est-ce pas, Nabab?
—Carte blanche, mon vieux. Et que le gros Hemerlingue en crève de male rage.»
Alors le directeur racontait ses projets, la fête divisée en journées comme à Vaux quand Fouquet reçut Louis XIV; un jour la comédie, un autre jour les fêtes provençales, farandoles, taureaux, musiques locales; le troisième jour… Et déjà avec sa manie directoriale il esquissait des programmes, des affiches, pendant que Bois-l'Héry, les deux mains dans ses poches, renversé sur sa chaise, dormait, le cigare calé dans un coin de sa bouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon toujours à la tenue redressait son plastron à chaque instant pour se tenir éveillé.
De bonne heure, Géry les avait quittés. Il était allé se réfugier près de la vieille maman qui l'avait connu tout jeune, lui et ses frères,—dans l'humble parloir du pavillon aux rideaux blancs, aux tentures claires chargées d'images où la mère du Nabab essayait de faire revivre son passé d'artisane à l'aide de quelques reliques sauvées du naufrage.
Paul causait doucement en face de la belle vieille aux traits réguliers et sévères, aux cheveux blancs et massés comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit sur sa chaise son buste plat serré dans un petit châle vert, n'ayant de sa vie appuyé son dos à un dossier de siège, ne s'étant jamais assise dans un fauteuil. Il l'appelait Françoise, elle l'appelait M. Paul. C'étaient de vieux amis… Et devinez de quoi ils parlaient. De ses petits-enfants, pardi! des trois garçons de Bernard qu'elle ne connaissait pas, qu'elle aurait tant voulu connaître.
«Ah! monsieur Paul, si vous saviez comme il m'en tarde… J'aurais été si heureuse s'il me les avait amenés, mes trois petits, au lieu de tous ces beaux hommes… Pensez que je ne les ai jamais vus, excepté sur les portraits qui sont là… Leur mère me fait un peu peur, c'est une grande dame tout à fait, une demoiselle Afchin… Mais eux, les enfants, je suis sûre qu'ils ne sont pas farauds et qu'ils aimeraient bien leur vieille grand… Moi, il me semblerait que c'est leur père tout petit, et je leur rendrais ce que je n'ai pas donné au père… car, voyez-vous, monsieur Paul, les parents ne sont pas toujours justes. On a des préférences. Mais Dieu est juste, lui. Les figures qu'on a le mieux fardées et bichonnées au détriment des autres, il faut voir comme il vous les arrange… Et les préférences des vieux portent souvent malheur aux jeunes.»
Elle soupira en regardant du côté de la grande alcôve dont les hauts lambrequins, les rideaux tombants laissaient passer par intervalles un long souffle grelottant, comme la plainte endormie d'un enfant qu'on a battu et qui a beaucoup pleuré…
Un pas lourd dans l'escalier, une grosse voix douce disant tout bas: «C'est moi… ne bougez pas.» Et Jansoulet parut. Tout le monde couché au château, comme il savait les habitudes de la mère et que sa lampe veillait toujours la dernière allumée dans la maison, il venait la voir, causer un peu avec elle, lui donner ce vrai bonjour du coeur qu'ils n'avaient pu échanger devant les autres. «Oh! restez, mon cher Paul; devant vous, nous ne nous gênons pas.» Et, redevenu enfant en présence de sa mère, il jeta par terre à ses pieds tout son grand corps, avec une câlinerie de gestes et de paroles vraiment touchante. Elle aussi était bien heureuse de l'avoir là tout près, mais elle s'en trouvait quand même un peu gênée, le considérant comme un être tout-puissant, extraordinaire, l'élevant dans sa naïveté à la hauteur d'un Olympien entouré d'éclairs et de foudres, possédant la toute-puissance. Elle lui parlait, s'informait s'il était toujours content de ses amis, de ses affaires, sans toutefois oser lui adresser la question qu'elle avait faite à de Géry: «Pourquoi ne m'a-t-on pas amené mes petits-enfants?» Mais c'est lui le premier qui en parla:
«Ils sont en pension, maman… sitôt les vacances, on vous les enverra avec Bompain… Vous vous rappelez bien, Bompain Jean-Baptiste?… Et vous les garderez deux grands mois. Ils viendront près de vous se faire raconter de belles histoires, ils s'endormiront la tête sur votre tablier, là, comme ça…»
Et lui-même, mettant sa tête crépue, lourde comme un lingot, sur les genoux de la vieille, se rappelant les bonnes soirées de son enfance où il s'endormait ainsi quand on voulait bien le lui permettre, quand la tête de l'aîné ne tenait pas toute la place; il goûtait, pour la première fois depuis son retour en France, quelques minutes d'un repos délicieux en dehors de sa vie bruyante et factice, serré contre ce vieux coeur maternel qu'il entendait battre à coups réguliers comme le balancier de l'horloge centenaire adossée à un coin de la chambre, dans ce grand silence de la nuit et de la campagne que l'on sent planer sur tant d'espace illimité… Tout à coup le même long soupir d'enfant endormi dans un sanglot se fit entendre au fond de la chambre. Jansoulet releva la tête, regarda sa mère, et tout bas:
«Est-ce que c'est?…
—Oui, dit-elle, je le fais coucher là… Il pourrait avoir besoin de moi, la nuit.
—Je voudrais bien le voir, l'embrasser.
—Viens!»
La vieille se leva, grave, prit sa lampe, marcha à l'alcôve dont elle tira le grand rideau doucement, et fit signe à son fils d'approcher, sans bruit.
Il dormait… Et nul doute que dans le sommeil quelque chose revécût en lui qui n'y était pas pendant la veille, car au lieu de l'immobilité molle où il restait figé tout le jour, il avait à cette heure de grands sursauts qui le secouaient, et sur sa figure inexpressive et morte un pli de vie douloureuse, une contraction souffrante. Jansoulet, très ému, regarde ces traits maigris, flétris, terreux, où la barbe, ayant pris toute la vitalité du corps, poussait avec une vigueur surprenante, puis il se pencha, posa ses lèvres sur le front moite de sueur et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement, respectueusement, comme on parle au chef de famille:
«Bonjour, l'Aîné.»
Peut-être l'âme captive l'avait-elle entendu au fond de ses limbes ténébreuses et abjectes. Mais les lèvres s'agitèrent, et un long gémissement lui répondit, plainte lointaine, appel désespéré qui remplit de larmes impuissantes le regard échangé entre Françoise et son fils et leur arracha à tous les deux un même cri où leur douleur se rencontrait: «Pécaïré!» le mot local du toutes les pitiés, de toutes les tendresses.
Le lendemain, dès la première heure, le branle-bas commença par l'arrivée des comédiennes et des comédiens, une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes, de jupes courtes, de cris étudiés, de voiles flottant sur la fraîcheur du maquillage; les femmes en grande majorité, Cardailhac ayant pensé que pour un bey le spectacle importait peu, qu'il s'agissait seulement de faire résonner des voix fausses dans de jolies bouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien tournées dans le facile déshabillage de l'opérette. Toutes les célébrités plastiques de son théâtre étaient donc là, Amy Férat en tête, une gaillarde qui avait déjà essayé ses quenottes dans l'or de plusieurs couronnes; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont les faces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces les mêmes taches crayeuses et spectrales que le plâtre des statues. Tout ce monde-là, émoustillé par le voyage, la surprise du grand air, une hospitalité plantureuse, aussi l'espoir de pêcher quelque chose dans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, ne demandait qu'à s'ébaudir, rigoler et chanter avec l'entrain canaille d'une flotte de canotiers de la Seine descendus des planches en terre ferme. Mais Cardailhac ne l'entendait pas ainsi. Sitôt débarqués, débarbouillés, le premier déjeuner pris, vite les brochures et répétons! On n'avait pas de temps à perdre. Les études se faisaient dans le petit salon près de la galerie d'été, où l'on commençait déjà à construire le théâtre; et le bruit des marteaux, les ariettes des couplets de revue, les voix grêles soutenues par le crin-crin du chef d'orchestre se mêlaient aux grands coups de trompette des paons sur leurs perchoirs, s'éparpillaient dans le mistral qui, ne reconnaissant pas la crécelle enragée de ses cigales, vous secouait tout cela avec mépris sur la pointe traînante de ses ailes.
Assis au milieu du perron, comme à l'avant-scène de son théâtre, Cardailhac, en surveillant les répétitions, commandait à un peuple d'ouvriers, de jardiniers, faisait abattre les arbres qui gênaient le point de vue, dessinait la coupe des arcs triomphants, envoyait des dépêches, des estafettes aux maires, aux sous-préfets, à Arles pour avoir une députation des filles du pays en costume national, à Barbantane, où sont les plus beaux farandoleurs, à Faraman, renommé pour ses manades de taureaux sauvages et de chevaux camarguais; et comme le nom de Jansoulet flamboyait au bas de toutes les missives, que celui du bey de Tunis s'y ajoutait, de partout on acquiesçait avec empressement, les fils télégraphiques n'arrêtaient pas, les messagers crevaient des chevaux sur les routes, et cette espèce du petit Sardanapale de Porte-Saint-Martin qu'on appelait Cardailhac répétait toujours: «Il y a de quoi faire,» heureux de jeter l'or à la volée comme des poignées de semailles, d'avoir à brasser une mise en scène de cinquante lieues, toute cette Provence, dont ce Parisien forcené était originaire et connaissait à fond les ressources en pittoresque.
Dépossédée de ses fonctions, la vieille maman ne se montrait plus guère, s'occupait seulement de la ferme et de son malade, effarée par cette foule de visiteurs, ces domestiques insolents qu'on ne distinguait pas de leurs maîtres, ces femmes à l'air effronté et coquet, ces vieux rasés qui ressemblent à de mauvais prêtres, tous ces fous se poursuivant la nuit dans les couloirs à coups d'oreillers, d'éponges mouillées, de glands de rideaux, qu'ils arrachaient pour en faire des projectiles. Le soir, elle n'avait plus son fils, il était obligé de rester avec ses invités dont le nombre augmentait à mesure qu'approchaient les fêtes; pas même la ressource de causer de ses petits-enfants avec «Monsieur Paul» que Jansoulet, toujours bonhomme, un peu gêné par le sérieux de son ami, avait envoyé passer ces quelques jours près de ses frères. Et la soigneuse ménagère à qui l'on venait à chaque instant arracher ses clefs pour du linge, pour une chambre, de l'argenterie de renfort à donner, pensant à ses belles piles de surtouts ouvrés, au saccagement du ses dressoirs, de ses crédences, se rappelant l'état où le passage de l'ancien bey avait laissé le château, dévasté comme par un cyclone, disait dans son patois en mouillant fiévreusement le lin de sa quenouille:
«Que le feu de Dieu les brûle les beys et puis les beys!»
Enfin il arriva le jour, ce jour fameux dont on parle encore aujourd'hui dans tout le pays de là-bas. Oh! vers trois heures de l'après-midi, après un déjeuner somptueux présidé cette fois par la vieille mère avec une cambrésine neuve à sa coiffe, et où s'étaient assis, à côté de célébrités parisiennes, des préfets, des députés, tous en tenue, l'épée au flanc, des maires en écharpes, de bons curés rasés de frais, lorsque Jansoulet, en habit noir et cravate blanche, entouré de ses convives, sortit sur le perron et qu'il vit dans ce cadre splendide de nature pompeuse, au milieu des drapeaux, des arcs, des trophées, ce fourmillement de têtes, ce flamboiement de costumes s'étageant sur les pentes, au tournant des allées; ici, groupées en corbeilles sur une pelouse, les plus jolies filles d'Arles, dont les petites têtes mates sortaient délicatement des fichus de dentelles; au-dessous, la farandole de Barbantane, ses huit tambourins en queue, prête à partir, les mains enlacées, rubans au vent, chapeau sur l'oreille, la raillole rouge autour des reins; plus bas, dans la succession des terrasses, les orphéons alignés tout noirs sous leurs casquettes éclatantes, le porte-bannière en avant, grave, convaincu, les dents serrées, tenant haut sa hampe ouvragée; plus bas encore, sur un vaste rond-point transformé en cirque de combat, des taureaux noirs entravés et les gauchos camarguais sur leurs petits chevaux à longue crinière blanche, les houzeaux par-dessus les genoux, au poing le trident levé; après, encore des drapeaux, des casques, des baïonnettes, comme cela jusqu'à l'arc triomphal de l'entrée; puis, à perte de vue, de l'autre côté du Rhône, sur lequel deux compagnies du train venaient de jeter un pont de bateaux pour arriver de la gare en droite ligne à Saint-Romans, une foule immense, des villages entiers dévalant par toutes les côtes, s'entassant sur la route de Giffas dans une montée de cris et de poussière, assis au bord des fossés, grimpés sur les ormes, empilés sur les charrettes, formidable haie vivante du cortège; par là-dessus un large soleil blanc épandu dont un vent capricieux envoyait les flèches dans toutes les directions, au cuivre d'un tambourin, à la pointe d'un trident, à la frange d'une bannière, et le grand Rhône fougueux et libre emportant à la mer le tableau mouvant de cette fête royale. En face de ces merveilles, ou tout l'or de ses coffres resplendissait, le Nabab eut un mouvement d'admiration et d'orgueil.
«C'est beau…» dit-il en pâlissant, et derrière lui sa mère, pâle, elle aussi, mais d'une indicible épouvante, murmura:
«C'est trop beau pour un homme… On dirait que c'est Dieu qui vient.»
Le sentiment de la vieille paysanne catholique était bien celui qu'éprouvait vaguement tout ce peuple amassé sur les routes comme pour le passage d'une Fête-Dieu gigantesque, et à qui ce prince d'Orient venant voir un enfant du pays rappelait des légendes de rois Mages, l'arrivée de Gaspard le Maure apportant au fils du charpentier la myrrhe et la couronne en tiare.
Au milieu des félicitations émues dont Jansoulet était entouré, Cardailhac, triomphant et suant, qu'on n'avait pas vu depuis le matin, apparut tout à coup:
«Quand je vous disais qu'il y avait de quoi faire!… Hein?… Est-ce chic?… En voilà une figuration… Je crois que nos Parisiens payeraient cher pour assister à une première comme celle-là.»
Et baissant la voix à cause de la mère qui était tout près:
«Vous avez vu nos Arlésiennes?… Non, regardez-les mieux… la première, celle qui est en avant pour offrir le bouquet.
—Mais c'est Amy Férat.
—Parbleu! vous sentez bien, mon cher, que si le bey jette son mouchoir dans ce tas de belles filles, il faut qu'il y en ait une au moins pour le ramasser… Elles n'y comprendraient rien, ces innocentes?… Oh! j'ai pensé à tout, vous verrez… C'est monté, réglé comme à la scène. Côté ferme, côté jardin.»
Ici, pour donner une idée de son organisation parfaite, le directeur leva sa canne; aussitôt son geste répété courut du haut en bas du parc, faisant éclater à la fois tous les orphéons, toutes les fanfares, tous les tambourins unis dans le rhythme majestueux du chant populaire méridional: Grand Soleil de la Provence. Les voix, les cuivres montaient dans la lumière, gonflant les oriflammes, agitant la farandole qui commençait à onduler, à battre ses premiers entrechats sur place, tandis qu'à l'autre bord du fleuve une rumeur courait comme une brise, sans doute la crainte que le bey fût arrivé subitement d'un autre côté. Nouveau geste du directeur, et l'immense orchestre s'apaisa, plus lentement cette fois, avec des retards, des fusées de notes égarées dans le feuillage; mais on ne pouvait exiger davantage d'une figuration de trois mille personnes.
A ce moment les voitures s'avançaient, les carrosses de gala qui avaient servi aux fêtes de l'ancien bey, deux grands chars rose et or à la mode de Tunis, que la mère Jansoulet avait soignés comme des reliques et qui portaient de la remise avec leurs panneaux peints, leurs tentures et leurs crépines d'or, aussi brillants, aussi neufs qu'au premier jour. Là encore l'ingéniosité de Cardailhac s'était exercée librement, attelant aux guides blanches au lieu des chevaux un peu lourds pour ces fragilités d'aspect et de peintures, huit mules coiffées de noeds, de pompons, de sonnailles d'argent et caparaçonnées de la tête aux pieds de ces merveilleuses sparteries dont la Provence semble avoir emprunté aux Maures et perfectionné l'art délicat. Si le bey n'était pas content, alors!
Le Nabab, Monpavon, le préfet, un des généraux montèrent pour l'aller dans le premier carrosse, les autres prirent place dans le second, dans des voitures à la suite. Les cures, les maires, tout enflammés de la bombance, coururent se mettre à la tête des orphéons de leur paroisse qui devaient aller au devant du cortège; et tout s'ébranla sur la route de Giffas.
Il faisait un temps superbe, mais chaud et lourd, en avance du trois mois sur la saison, comme il arrive souvent en ce pays impétueux où tout se hâte, où tout arrive avant l'heure. Quoiqu'il n'y eût pas un orage visible, l'immobilité de l'atmosphère, où le vent venait de tomber subitement comme une voile qu'on abat, l'espace ébloui, chauffé à blanc, une solennité silencieuse, planant sur la nature, tout annonçait un orage en train de se former dans quelque coin de l'horizon. L'immense torpeur des choses gagnait peu à peu les êtres. On n'entendait que les sonnailles des mulets allant d'un amble assez lent, la marche rhythmée et lourde sur la poussière craquante des bandes de chanteurs que Cardailhac disposait de distance en distance, et du temps à autre, dans la double haie grouillante qui bordait le chemin au loin déroulé, un appel, des voix d'enfants, le cri d'un revendeur d'eau fraîche, accompagnement obligé de toutes les fêtes du Midi en plein air.
«Ouvrez donc votre côté, général, on étouffe,» disait Monpavon, cramoisi, craignant pour sa peinture; et les glaces abaissées laissaient voir au bon populaire ces hauts fonctionnaires épongeant leurs faces augustes, congestionnées, angoissées par une même expression d'attente, attente du bey, de l'orage, attente de quelque chose enfin.
Encore un arc de triomphe. C'était Giffas et sa longue rue caillouteuse jonchée de palmes vertes, ses vieilles maisons sordides tapissées de fleurs et de tentures. En dehors de village, la gare, blanche et carrée, posée comme un dé au bord de la voie, vrai type de la petite gare de campagne perdue en pleines vignes, n'ayant jamais personne dans son unique salle, quelquefois une vieille à paquets, attendant dans un coin, venue trois heures d'avance.
En l'honneur du bey, la légère bâtisse avait été chamarrée de drapeaux, de trophées, ornée de tapis, de divans, et d'un splendide buffet dressé avec un en-cas et des sorbets tout prêts pour l'Altesse. Une fois là, le Nabab descendu de carrosse sentit se dissiper cette espèce de malaise inquiet que lui aussi, sans qu'il sût pourquoi, éprouvait depuis un moment. Préfets, généraux, députés, habits noirs et fracs brodés se tenaient sur le large trottoir intérieur, formant des groupes imposants, solennels, avec ces bouches en rond, ces balancés sur place, ces haut le-corps prudhommesques d'un fonctionnaire public qui se sent regardé. Et vous pensez si l'on s'écrasait le nez dehors contre les vitres pour voir toutes ces broderies hiérarchiques, le plastron de Monpavon qui s'élargissait, montait comme un soufflé d'oeufs à la neige, Cardailhac haletant, donnant ses derniers ordres, et la bonne face de Jansoulet, de leur Jansoulet, dont les yeux étincelants entre les joues bouffies et tannées semblaient deux gros clous d'or dans la gaufrure d'un cuir du Cordoue. Tout à coup des sonneries électriques. Le chef de gare tout flambant accourut sur la voie: «Messieurs, le train est signalé. Dans huit minutes, il sera ici…» Tout le monde tressaillit. Puis un même mouvement instinctif fit tirer du gousset toutes les montres… Plus que six minutes… Alors, dans le grand silence, quelqu'un dit: «Regardez donc par là.» Sur la droite, du côté par où le train allait venir, deux grands coteaux chargés de vignes formaient un entonnoir dans lequel la voie s'enfonçait, disparaissait comme engloutie. En ce moment tout ce fond était noir d'encre, obscurci par un énorme nuage, barre sombre coupant le bleu du ciel à pic, dressant des escarpements, des hauteurs de falaises en basalte sur lesquelles la lumière déferlait toute blanche avec des pâlissements de lune. Dans la solennité de la voie déserte, sur cette ligne de rails silencieuse où l'on sentait que tout, à perte vue, se rangeait pour le passage de l'Altesse, c'était effrayant cette falaise aérienne qui s'avançait, projetant son ombre devant elle avec ce jeu de la perspective que donnait au nuage une marche lente, majestueuse, et à son ombre la rapidité d'un cheval au galop. «Quel orage tout à l'heure!…» Ce fut la pensée qui leur vint à tous; mais ils n'eurent pas le temps de l'exprimer, car un sifflet strident retentit, et le train apparut au fond du sombre entonnoir. Vrai train royal, rapide et court, chargé de drapeaux français et tunisiens, et dont la locomotive, mugissante et fumante, un énorme bouquet de roses sur le poitrail, semblait la demoiselle d'honneur d'une noce de Léviathans.
Lancée à toute volée, elle ralentissait sa marche en approchant. Les fonctionnaires se groupèrent, se redressant, assurant les épées, ajustant les faux-cols, tandis que Jansoulet allait au devant du train, le long de la voie, le sourire obséquieux aux lèvres et le dos arrondi déjà pour le: «Salem alek.» Le convoi continuait très lentement. Jansoulet crut qu'il s'arrêtait et mit la main sur la portière du wagon royal étincelant d'or sous le noir du ciel; mais l'élan était trop fort sans doute, le train avançait toujours, le Nabab marchant à côté, essayant d'ouvrir cette maudite portière qui tenait ferme, et de l'autre faisant un signe de commandement à la machine. La machine n'obéissait pas. «Arrêtez donc!» Elle n'arrêtait pas. Impatienté, il sauta sur le marchepied garni de velours et avec sa fougue un peu impudente qui plaisait tant à l'ancien bey, il cria, sa grosse tête crépue à la portière:
«Station de Saint-Romans, Altesse.»
Vous savez, cette sorte de lumière vague qu'il y a dans le rêve, cette atmosphère décolorée et vide, où tout prend un aspect de fantôme, Jansoulet en fut brusquement enveloppé, saisi, paralysé. Il voulut parler, les mots ne venaient pas; ses mains molles tenaient leur point d'appui si faiblement qu'il manqua tomber à la renverse. Qu'avait-il donc vu? A demi couché sur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sa belle tête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse et noire, le bey, boutonné haut dans sa redingote orientale, sans autres ornements que le large cordon de la Légion d'honneur en travers sur sa poitrine et l'aigrette en diamant de son bonnet, s'éventait, impassible, avec un petit drapeau de sparterie brodée d'or. Deux aides de camp se tenaient debout près de lui ainsi qu'un ingénieur de la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attitude respectueuse, mais favorisée, puisqu'ils étaient les seuls assis devant le bey, jaunes tous deux, leurs grands favoris tombant sur la cravate blanche, deux hiboux, l'un gras et l'autre maigre… C'était Hemerlingue père et fils, ayant reconquis l'Altesse et l'emmenant en triomphe à Paris… L'horrible rêve! Tous ces gens-là, qui connaissaient bien Jansoulet pourtant, le regardaient froidement comme si son visage ne leur rappelait rien… Blême à faire pitié, la sueur au front, il bégaya: «Mais, Altesse, vous ne descendez…» Un éclair livide en coup de sabre suivi d'un éclat de tonnerre épouvantable lui coupa la parole. Mais l'éclair qui brilla dans les yeux du souverain lui parut autrement terrible. Dressé, le bras tendu, d'une voix un peu gutturale habituée à rouler les dures syllabes arabes, mais dans un français très pur, le bey le foudroya de ces paroles lentes et préparées:
«Rentre chez toi, Mercanti. Le pied va où le coeur le mène, le mien n'ira jamais chez l'homme qui a volé mon pays.»
Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit un signe: «Allez!» Et l'ingénieur ayant poussé un timbre électrique auquel un coup de sifflet répondit, le train, qui n'avait cessé de se mouvoir très lentement, tendit et fit craquer ses muscles de fer, et prit l'élan à toute vapeur, agitant ses drapeaux au vent d'orage dans des tourbillons de fumée noire et d'éclairs sinistres.
Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre, perdu, regardait fuir et disparaître sa fortune, insensible aux larges gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur sa tête nue. Puis, quand les autres s'élançant vers lui l'entourèrent, le pressèrent de questions: «Le bey ne s'arrête donc pas?» Il balbutia quelques paroles sans suite: «Intrigues de cour… Machination infâme…» Et tout à coup, montrant le poing au train disparu, du sang plein les yeux, une écume de colère aux lèvres, il cria dans un rugissement de bête fauve:
«Canailles!…
—De la tenue, Jansoulet, de la tenue…»
Vous devinez qui avait dit cela, et qui,—son bras passé sous celui du Nabab—tâchait de le redresser, de lui cambrer la poitrine à l'égal de la sienne, le conduirait aux carrosses au milieu de la stupeur des habits brodés, et l'y faisait monter, anéanti, stupéfié, comme un parent de défunt qu'on hisse dans une voiture de deuil après la lugubre cérémonie. La pluie commençait à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. On s'entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin du retour. Alors il se passa une chose navrante et comique, une de ces farces cruelles du lâche destin accablant ses victimes à terre. Dans le jour qui tombait, l'obscurité croissante de la trombe, la foule pressée aux abords de la gare crut distinguer une Altesse parmi tant de chamarrures et, sitôt que les roues s'ébranlèrent, une clameur immense, une épouvantable braillée qui couvait depuis une heure dans toutes ces poitrines éclata, monta, roula, rebondit de côte en côte, se prolongea dans la vallée: «Vive le bey!» Averties par ce signal, les premières fanfares attaquèrent, les orphéons partirent à leur tour, et le bruit gagnant de proche en proche, de Giffas à Saint-Romans la route ne fut plus qu'une houle, un hurlement interrompu. Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-même avaient beau se pencher aux portières faire des signes désespérés: «Assez!… assez!» leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dans la nuit; ce qu'on en voyait semblait un excitant à crier davantage. Et je vous jure qu'il n'en était nul besoin. Tous ces Méridionaux, dont on chauffait l'enthousiasme depuis le matin, exaltés encore par l'énervement de la longue attente et de l'orage, donnaient tout ce qu'ils avaient de voix, d'haleine, de brillant enthousiasme, mêlant à l'hymne de la Provence ce cri toujours répété qui le coupait comme un refrain: «Vive le bey!…» La plupart ne savaient pas du tout ce que c'était qu'un bey, ne se le figuraient même pas, accentuant d'une façon extraordinaire cette appellation étrange comme si elle avait eu trois b et dix y. Mais c'est égal, ils se montaient avec cela, levaient les mains, agitaient leurs chapeaux, s'émotionnaient de leur propre mimique. Des femmes attendries s'essuyaient les yeux; subitement, du haut d'un orme, des cris suraigus d'enfant partaient: «Mama, mama, lou vésé… Maman, maman, je le vois.» Il le voyait!… Tous le voyaient, du reste: à l'heure qu'il est, tous vous jureraient qu'ils l'ont vu.
Devant un pareil délire, dans l'impossibilité d'imposer le silence et le calme à cette foule, les gens des carrosses n'avalent qu'un parti à prendre: laisser faire, lever les glaces et brûler le pavé pour abréger ce dur martyre. Alors ce fut terrible. En voyant le cortège courir, toute la route se mit à galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins, les farandoleurs de Barbantane, la main dans la main, bondissaient, allant, venant—guirlande humaine—autour des portières. Les orphéons, essoufflés de chanter au pas de course, mais hurlant tout de même, entraînaient leurs porte-bannières, la bannière jetée sur l'épaule; et les bons gros curés rougeauds, anhélants, poussant devant eux leurs vastes bedaines surmenées, trouvaient encore la force de crier dans l'oreille des mules, d'une voix sympathique et pleine d'effusion: «Vive notre bon bey!…» La pluie sur tout cela, la pluie tombant par écuelles, en paquets, déteignant les carrosses roses, précipitant encore la bousculade, achevant de donner à ce retour triomphal l'aspect d'une déroute, mais d'une déroute comique, mêlée de chants, de rires, de blasphèmes, d'embrassades furieuses et de jurements infernaux, quelque chose comme une rentrée de procession sous l'orage, les soutanes retroussées, les surplis sur la tête, le bon Dieu remisé à la hâte sous un porche.
Un roulement sourd et mou annonça au pauvre Nabab immobile et silencieux dans un coin de son carrosse qu'on passait le pont de bateaux. On arrivait.
«Enfin!» dit-il, regardant par les vitres brouillées les flots écumeux du Rhône dont la tempête lui semblait un repos après celle qu'il venait de traverser. Mais au bout du pont, quand la première voiture atteignit l'arc de triomphe, des pétards éclatèrent, les tambours battirent aux champs, saluant l'entrée du monarque sur les terres de son féal, et pour comble d'ironie, dans le crépuscule, tout en haut du château, une flambée de gaz gigantesque illumina soudain le toit de lettres de feu sur lesquelles la pluie, le vent faisaient courir de grandes ombres mais qui montraient encore très lisiblement: «Viv" L" B"Y M""HMED.»
«Ça, c'est le bouquet,» fit le malheureux Nabab qui ne put s'empêcher de rire, d'un rire bien piteux, bien amer. Mais non, il se trompait, le bouquet l'attendait à la porte du château; et c'est Amy Férat qui vint le lui présenter, sortie du groupe des Arlésiennes qui abritaient sous la marquise la soie changeante de leurs jupes et les velours ouvrés des coiffes, en attendant le premier carrosse. Son paquet de fleurs à la main, modeste, les yeux baissés et le mollet fripon, la jolie comédienne s'élance à la portière dans une pose saluante, presque agenouillée, qu'elle répétait depuis huit jours. Au lieu du bey, Jansoulet descendit, raide, ému, passa sans seulement la voir. Et comme elle restait là, son bouquet à la main, avec l'air bête d'une féerie râtée:
«Remporte ton fleurs, ma petite, ton affaire est manquée, lui dit Cardailhac avec sa blague de Parisien qui prend vite son parti des choses… Le bey ne vient pas… il avait oublié son mouchoir, et comme c'est de ça qu'il se sert pour parler aux dames, tu comprends…»
* * * * *
Maintenant, c'est la nuit. Tout dort dans Saint-Romans, après l'immense brouhaha de la journée. Une pluie torrentielle continue à tomber, et dans le grand parc où les arcs de triomphe, les trophées dressent vaguement leurs carcasses détrempées, on entend rouler des torrents le long des rampes de pierre transformées en cascades. Tout ruisselle et s'égoutte. Un bruit d'eau, un immense bruit d'eau. Seul dans sa chambre somptueuse au lit seigneurial tendu de lampes à bandes pourpres, le Nabab veille encore, marche à grands pas, remuant des pensées sinistres. Ce n'est plus son affront de tantôt qui le préoccupe, cet outrage public à la face de trente mille personnes; ce n'est pas non plus l'injure sanglante que le bey lui a adressée en présence de ses mortels ennemis. Non, ce Méridional aux sensations toutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles armes, a déjà rejeté loin de lui tout le venin de sa rancune. Et puis, les favoris des cours, par des exemples fameux, sont toujours préparés à ces éclatantes disgrâces. Ce qui épouvante c'est ce qu'il devine derrière cet affront. Il pense que tous ses biens sont là-bas, maisons, comptoirs, navires, à la merci du bey, dans cet Orient sans lois, pays du bon plaisir. Et, collant son front brûlant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos, les mains froides, il reste à regarder vaguement dans la nuit aussi obscure, aussi fermée que son propre destin.
Soudain un bruit de pas, des coups précipités à la porte.
«Qui est là?
—Monsieur, dit Noël entrant à demi-vêtu, une dépêche très urgente qu'on envoie du télégraphe par estafette.
—Une dépêche!… Qu'y a-t-il encore?…»
Il prend le pli bleu et l'ouvre en tremblant. Le dieu, atteint déjà deux fois, recommence à se sentir vulnérable, à perdre son assurance; il connaît les peurs, les faiblesses nerveuses des autres hommes… Vite à la signature… Mora… Est-ce possible?… Le duc, le duc, à lui!… Oui, c'est bien cela… M..o..r..a…
Et au-dessus:
Popolasca est mort. Élections prochaines en Corse. Vous êtes candidat officiel.
Député!… C'était le salut. Avec cela rien à craindre. On ne traite pas un représentant de la grande nation française comme un simple mercanti… Enfoncés les Hemerlingue…
«O mon duc, mon noble duc!»
Il était si ému qu'il ne pouvait signer. Et tout à coup:
«Où est l'homme qui a porté cette dépêche?
—Ici, monsieur Jansoulet,» répondit dans le corridor une bonne voix méridionale et familière.
Il avait de la chance, le piéton.
«Entre, dit le Nabab.»
Et, lui rendant son reçu, il prit à tas, dans ses poches toujours pleines, autant de pièces d'or que ses deux mains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du pauvre diable bégayant, éperdu, ébloui de la fortune qui lui tombait en surprise dans la nuit de ce palais féerique.
XII
UNE ÉLECTION CORSE
Pozzonegro, par Sarténe.
Je puis enfin vous donner de mes nouvelles, mon cher monsieur Joyeuse. Depuis cinq jours que nous sommes en Corse, nous avons tant couru, tant parlé, si souvent changé du voitures, de montures, tantôt à mulet, tantôt à âne, ou même à dos d'homme pour traverser les torrents, tout écrit de lettres, apostillé de demandes, visité d'écoles, donné de chasubles, de nappes d'autel, relevé de clochers branlants et fondé de salles d'asiles, tant inauguré, porté de toasts, absorbé de harangues, de vin de Talano et de fromage blanc, que je n'ai pas trouvé le temps d'envoyer un bonjour affecteux au petit cercle de famille autour de la grande table où je manque voilà deux semaines. Heureusement que mon absence ne sera plus bien longue, car nous comptons partir après-demain et rentrer à Paris d'un trait. Au point du vue de l'élection, je crois que notre voyage a réussi. La Corse est un admirable pays, indolent et pauvre, mélangé de misères et de fiertés qui font conserver aux familles nobles ou bourgeoises une certaine apparence aisée au prix même des plus douloureuses privations. On parle ici très sérieusement de la fortune de Popolasca, ce député besoigneux à qui la mort a volé les cent mille francs que devait lui rapporter sa démission un faveur du Nabab. Tous ces gens-là ont, en outre, une rage de places, une fureur administrative, le besoin de porter un uniforme quelconque et une casquette plate sur laquelle on puisse écrire: «employé du gouvernement.» Vous donneriez à choisir à un paysan Corse entre la plus riche ferme en Beauce et le plus humble baudrier de garde champêtre, il n'hésiterait pas et prendrait le baudrier. Dans ces conditions-là, vous pensez, si un candidat disposant d'une fortune personnelle et des faveurs du gouvernement a des chances pour être élu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il, surtout s'il réussit dans la démarche qu'il fait en ce moment et qui nous a amenés ici à l'unique auberge d'un petit pays appelé Pozzonegro (puits noir), un vrai puits tout noir de verdure, cinquante maisonnettes en pierre rouge serrées autour d'un long clocher à l'italienne, au fond d'un ravin entouré de côtes rigides, de rochers de grès coloré qu'escaladent d'immenses forêts de mélèzes et de genévriers. Par ma fenêtre ouverte, devant laquelle j'écris, je vois là-haut un morceau de bleu, l'orifice du puits noir; en bas, sur la petite place qu'ombrage un vaste noyer, comme si l'ombre n'était pas déjà assez épaisse, deux bergers vêtus de peaux de bêtes en train de jouer aux cartes, accoudés à la pierre d'une fontaine. Le jeu, c'est la maladie de ce pays de paresse, où l'on fait faire la moisson par les Lucquois. Les deux pauvres diables que j'ai là devant moi ne trouveraient pas un liard au fond de leur poche; l'un joue son couteau, l'autre un fromage enveloppé de feuilles de vigne, les deux enjeux posés à côté d'eux sur le banc. Un petit curé fume son cigare en les regardant et semble prendre le plus vif intérêt à leur partie.
«Et c'est tout, pas un bruit alentour, excepté les gouttes d'eau s'espaçant sur la pierre, l'exclamation d'un des joueurs qui jure par le sango de seminario, et au-dessous de ma chambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude du notre ami, mêlée aux bredouillements de l'illustre Paganetti, qui lui sert d'interprète dans sa conversation avec le non moins illustre Piedigriggio.
«M. Piedigriggio (Pied gris) est une célébrité locale. C'est un grand vieux de soixante et quinze ans, encore très droit dans son petit caban où tombe sa longue barbe blanche, un bonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancs aussi, à la ceinture une paire de ciseaux, dont il se sert pour couper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de sa main; l'air vénérable, en somme, et quand il a traversé la place, serrant la main au curé, avec un sourire de protection aux deux joueurs, je n'aurais jamais cru voir ce fameux bandit Piedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le maquis dans le Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne et la gendarmerie, et qui, aujourd'hui, grâce à la prescription dont il bénéficie, après sept ou huit meurtres à coups de fusil et de couteau, circule tranquillement dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d'une importance considérable. Voici pourquoi: Piedigriggio a deux fils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont joué de l'escopette et tiennent le maquis à leur tour, introuvables, insaisissables comme leur père l'a été pendant vingt ans, prévenus par les bergers des mouvements de la gendarmerie, dès que celle-ci quitte un village, les bandits y font leur apparition. L'aîné, Scipion, est venu dimanche dernier entendre la messe à Pozzonegro. Dire qu'on les aime, et que la poignée de main sanglante de ces misérables est agréable à tous ceux qui la reçoivent, ce serait calomnier les pacifiques habitants de cette commune; mais on les craint et leur volonté fait loi.
«Or, voilà que les Piedigriggio se sont mis dans l'idée de protéger notre concurrent aux élections, protection redoutable, qui peut faire voter deux cantons entiers contre nous, car les coquins ont les jambes aussi longues, à proportion, que la portée de leurs fusils. Nous avons naturellement les gendarmes pour nous, mais les bandits sont bien plus puissants. Comme nous disait notre aubergiste, ce matin: «Les gendarmes, ils s'en vont, ma les banditti, ils restent.» Devant ce raisonnement si logique, nous avons compris qu'il n'y avait qu'une chose à faire, traiter avec les Pieds-Gris, passer un forfait. Le maire en a dit deux mots au vieux, qui a consulté ses fils, et ce sont les conditions du traité que l'on discute en bas. D'ici, j'entends la voix du gouverneur: «Allons, mon cher camarade, tu sais, je suis un vieux Corse, moi…» Et puis les réponses tranquilles de l'autre, hachées en moine temps que son tabac par le bruit agaçant des grands ciseaux. Le cher camarade ne m'a pas l'air d'avoir confiance; et, tant que les écus n'auront pas sonné sur la table, je crois bien que l'affaire n'avancera pas.
«C'est que le Paganetti est connu dans son pays natal. Ce que vaut sa parole est écrit sur la place de Corte, qui attend toujours le monument de Paoli, dans les vastes champs de carottes qu'il a trouvé moyen de planter sur cette île d'Ithaque, au sol dur, dans les portemonnaie flasques et vides de tous ces malheureux curés de village, petits bourgeois, petits nobles, dont il a croqué les maigres épargnes en faisant luire à leurs yeux de chimériques combinazione. Vraiment, pour qu'il ait osé reparaître, ici, il faut son aplomb phénoménal et aussi les ressources dont il dispose maintenant pour couper court aux réclamations.
«En définitive, qu'y a-t-il de vrai dans ces fabuleux travaux, entrepris par la Caisse territoriale?
«Rien.
«Des mines qui n'affleurent pas, qui n'affleureront jamais, puisqu'elles n'existent que sur le papier; des carrières, qui ne connaissent encore ni le pic ni la poudre, des landes incultes et sablonneuses, qu'on arpente d'un geste en vous disant: «Nous commençons là… et nous allons jusque là-bas, au diable.» De même pour les forêts, tout un côté boisé du Monte-Rotondo, qui nous appartient, paraît-il, mais où les coupes sont impraticables, à moins que des aéronautes y fassent l'office de bûcherons. De même pour les stations balnéaires, parmi lesquelles ce misérable hameau de Pozzonegro est une des plus importantes, avec sa fontaine dont Paganetti célèbre les étonnantes propriétés ferrugineuses. De paquebots, pas l'ombre. Si, une vieille tour génoise, à demi ruinée, au bord du golfe d'Ajaccio, portant au-dessus de l'entrée hermétiquement close cette inscription sur un panonceau dédoré: «Agence Paganetti. Compagnie maritime. Bureau de renseignements.» Ce sont de gros lézards gris qui tiennent le bureau, en compagnie d'une chouette. Quant aux chemins de fer, je voyais tous ces braves Corses auxquels j'en parlais sourire d'un air malin, répondre par des clignements d'yeux, des demi-mots, pleins de mystère; et c'est seulement ce matin que j'ai eu l'explication excessivement bouffonne de toutes ces réticences.
«J'avais lu dans les paperasses que le gouverneur agite de temps en temps sous nos yeux, comme un éventail à gonfler ses blagues, l'acte de vente d'une carrière de marbre au lieu dit «de Taverna» à deux heures de Pozzonegro. Profitant de notre passage ici, ce matin, sans rien dire à personne, j'enfourchai une mule, et guidé par un grand drôle, aux jambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse, sa grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandoulière, je me rendis à Taverna. Après une marche épouvantable à travers des roches crevassées, des fondrières, des abîmes d'une profondeur insondable, dont ma mule s'amusait malicieusement à suivre le bord, comme si elle le découpait avec ses sabots, nous sommes arrivés par une descente presque à pic au but de notre voyage, un vaste désert de rochers, absolument nus, tout blancs de fientes de goëlands et de mouettes; car la mer est au bas, très proche, et le silence du lieu rompu seulement par l'afflux des vagues et les cris suraigus de bandes d'oiseaux volant en rond. Mon guide, qui a la sainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur la falaise, à cause d'un petit poste de douane en guetteur au bord du rivage; et moi je me dirigeai vers une grande bâtisse rouge qui dressait dans cette solitude brûlante ses trois étages aux vitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense écriteau sur la porte vermoulue: «Caisse territoriale Carr… bre… 54.» La tramontane, le soleil, la pluie, ont mangé le reste.
«Il y a eu là certainement un commencement d'exploitation, puisqu'un large trou carré, béant, taillé à l'emporte-pièce, s'ouvre dans le sol, montrant, comme des taches de lèpre le long de ses murailles effritées, des plaques rouges veinées de brun, et tout au fond, dans les ronces, d'énormes blocs de ce marbre qu'on appelle dans le commerce de la griotte, blocs condamnés, dont on n'a pu tirer parti, faute d'une grande route aboutissant à la carrière ou d'un port qui rendît la côte abordable à des bateaux de chargement, faute surtout de subsides assez considérables pour l'un et l'autre de ces deux projets. Aussi la carrière reste-t-elle abandonnée, à quelques encablures du rivage, encombrante et inutile comme le canot de Robinson avec les mêmes vices d'installation. Ces détails sur l'histoire navrante de notre unique richesse territoriale m'ont été fournis par un malheureux surveillant, tout grelottant de fièvre, que j'ai trouvé dans la salle basse de la maison jaune essayant de faire rôtir un morceau de chevreau sur l'âcre fumée d'un buisson de lentisques.
«Cet homme, qui compose à lui seul le personnel de la Caisse territoriale en Corse, est le père nourricier de Paganetti, un ancien gardien de phare à qui la solitude ne pèse pas. Le gouverneur le laisse un peu par charité et aussi parce que de temps à autre des lettres datées de la carrière de Taverna font bon effet aux réunions d'actionnaires. J'ai eu beaucoup de mal à arracher quelques renseignements de cet être aux trois quarts sauvage qui me regardait avec méfiance, embusqué derrière les poils du chèvre du son pelone; il m'a pourtant appris sans le vouloir ce que les Corses entendent par ce mot chemin de fer et pourquoi ils prennent ces airs mystérieux pour en parler. Comme j'essayais de savoir s'il avait connaissance d'un projet de route ferrée dans le pays, le vieux, lui, n'a pas eu le sourire malicieux de ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouillée et gourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert pas souvent, il m'a dit en assez bon français:
«—Oh! moussiou, pas besoin de chemin de ferré ici…
«—C'est pourtant bien précieux, bien utile pour faciliter les communications…
«—Je ne vous dis pas au contraire; mais avec les gendarmes, ça souffit chez nous…
«—Les gendarmes?…
«—Mais sans doute.
«Le quiproquo dura bien cinq minutes, au bout desquelles je finis par comprendre que le service de la police secrète s'appelle ici: «les chemins de fer.» Comme il y a beaucoup de Corses policiers sur le continent, c'est un euphémisme honnête dont on se sert, dans leurs familles, pour désigner l'ignoble métier qu'ils font. Vous demandez aux parents: «Où est votre frère Ambrosini? Que fait votre oncle Barbicaglia?» Ils vous répondent avec un petit clignement d'oeil: «Il a un emploi dans les chemins de ferré…» et tout le monde sait ce que cela veut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n'ont jamais vu de chemin de fer et ne se doutent pas de ce que c'est, on croit très sérieusement que la grande administration occulte de la police impériale n'as pas d'autre appellation que celle-là. Notre agent principal dans le pays partage cette naïveté touchante; c'est vous dire l'état de la «Ligne d'Ajaccio à Bastia, en passant par Bonifacio, Porto Vecchio, etc.,» ainsi qu'il est écrit sur les grands livres à dos vert de la maison Paganetti. En définitive, tout l'avoir de la banque territoriale se résume en quelques écriteaux, deux antiques masures, le tout à peine bon pour figurer dans le chantier de démolition de la rue Saint-Ferdinand, dont j'entends tous les soirs en m'endormant les girouettes grincer, les vieilles portes battre sur le vide…
«Mais alors où sont allées, où s'en vont encore les sommes énormes que M. Jansoulet a versées depuis cinq mois, sans compter ce qui est venu du dehors attiré par ce nom magique? Je pensais bien comme vous que tous ces sondages, forages, achats de terrain, que portent les livres en belle ronde, étaient démesurément grossis. Mais comment soupçonner une pareille impudence? Voilà pourquoi M. le gouverneur répugnait tant à l'idée de m'emmener dans ce voyage électoral… Je n'ai pas voulu avoir d'explication immédiate. Mon pauvre Nabab a bien assez de son élection. Seulement, sitôt rentrés, je lui mettrai sous les yeux tous les détails de ma longue enquête, et, de gré ou de force, je le tirerai de ce repaire. Ils ont fini au-dessous. Le vieux Piedigriggio traverse la place en faisant glisser le coulant de sa longue bourse de paysan qui m'a l'air d'être bien remplie. Marché conclu, je suppose. Adieu vite, mon cher monsieur Joyeuse; rappelez-moi à ces demoiselles, et qu'on me garde une toute petite place autour de la table à ouvrage.
«PAUL DE GÉRY.»
Le tourbillon électoral dont ils avaient été enveloppés en Corse passa la mer derrière eux comme un coup de sirocco, les suivit à Paris, fit courir son vent de folie dans l'appartement de la place Vendôme envahi du matin au soir par l'élément habituel augmenté d'un arrivage constant de petits hommes bruns comme des caroubes, aux têtes régulières et barbues, les uns turbulents, bredouillants et bavards dans le genre de Paganetti, les autres, silencieux, contenus et dogmatiques; les deux types de la race où le climat pareil produit des effets différents. Tous ces insulaires affamés, du fond de leur patrie sauvage se donnaient rendez-vous à la table du Nabab, dont la maison était devenue une auberge, un restaurant, un marché.
Dans la salle à manger, où le couvert restait mis à demeure, il y avait toujours un Corse frais débarqué en train de casser une croûte, avec la physionomie égarée et goulue d'un parent de campagne.
La race hâbleuse et bruyante des agents électoraux est la même partout; ceux-là pourtant se distinguaient par quelque chose de plus ardent, un zèle plus passionné, une vanité dindonnière, chauffée à blanc, le plus petit greffier, vérificateur, secrétaire de mairie, instituteur de village, parlait comme s'il eût eu derrière lui tout un canton, des bulletins de vote plein les poches de sa redingote râpée. Et le fait est que dans les communes corses, Jansoulet avait pu s'en rendre compte, les familles sont si anciennes, parties de si peu, avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui casse des cailloux sur les routes trouve moyen de raccrocher sa parenté aux plus grands personnages de l'île et dispose par là d'une sérieuse influence. Le tempérament national, orgueilleux, sournois, intrigant, vindicatif, venant encore aggraver ces complications, il s'ensuit qu'il faut bien prendre garde où l'on pose le pied dans ces traquenards de fils tendus de l'extrémité d'un peuple à l'autre…
Le terrible, c'est que tous ces gens-là se jalousaient, se détestaient, se querellaient en pleine table à propos de l'élection, croisant des regards noirs, serrant le manche de leurs couteaux à la moindre contestation, parlant très fort tous à la fois, les uns dans le patois génois sonore et dur, les autres dans le français le plus comique, s'étranglant avec des injures rentrées, se jetant à la tête des noms de bourgades inconnues, des dates d'histoires locales qui mettaient tout à coup entre deux couverts deux siècles de haines familiales. Le Nabab avait peur de voir ses déjeuners se terminer tragiquement et tâchait d'apaiser toutes ces violences avec la conciliation de son bon sourire. Mais Paganetti le rassurait. Selon lui, la vendetta, toujours vivante en Corse, n'emploie plus que très rarement et dans les basses classes le stylet et l'escopette. C'est la lettre anonyme qui les remplace. Tous les jours, en effet, on recevait place Vendôme des lettres sans signature dans le genre de celle-ci:
«Monsieur Jansoulet, vous êtes si généreux que je ne peux pas faire à moins de vous signaler le sieur Bornalinco (Ange-Marie), comme un traître gagné aux ennemis de vous; j'en dirai tout différentement de son cousin Bornalinco (Louis-Thomas), dévoué à la bonne cause, etc.»
Ou encore:
«Monsieur Jansoulet, je crains que votre élections n'aboutirait à rien et serait mal fondée pour réussir, si vous continueriez d'employer le nommé Castirla (Josué), du canton d'Omessa, tandis que son parent Luciani, c'est l'homme qu'il vous faut…»
Quoiqu'il eût fini par ne plus lire aucune de ces missives, le pauvre candidat subissait l'ébranlement de tous ces doutes, de toutes ces passions, pris dans un engrenage d'intrigues menues, plein de terreurs, de méfiances, anxieux, fiévreux, les nerfs malades, sentant bien la vérité du proverbe corse: «Si tu veux grand mal à ton ennemi, souhaite-lui une élection dans sa famille.»
On se figure que le livre des chèques et les trois grands tiroirs de la commode en acajou n'étaient pas épargnés par cette trombe de sauterelles dévorantes abattues sur les salons de «Moussiou Jansoulet.» Rien de plus comique que la façon hautaine dont ces braves insulaires opéraient leurs emprunts, brusquement et d'un air de défi. Pourtant ce n'étaient pas eux les plus terribles, excepté pour les boîtes de cigares, qui s'engloutissaient dans leurs poches, à croire qu'ils voulaient tous ouvrir quelque «Civette» en rentrant au pays. Mais de même qu'aux époques de grande chaleur les pluies rougissent et s'enveniment, l'élection avait donne une recrudescence étonnante à la pillerie installée dans la maison. C'étaient des frais de publicité considérables, les articles de Moëssard expédiés en Corse par ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires, avec des portraits, des biographies, des brochures, tout le bruit imprimé qu'il est possible de faire autour d'un nom… Et puis toujours le train habituel des pompes aspirantes établies devant le grand réservoir à millions. Ici l'Oeuvre du Bethléem, machine puissante, procédant par coups espacés, pleins d'élans… La Caisse territoriale, aspirateur merveilleux, infatigable, à triple et quadruple corps de pompe, de la force de plusieurs milliers de chevaux; et la pompe Schwalbach, et la pompe Bois-l'Héry, et combien d'autres encore, celles-là énormes, bruyantes, les pistons effrontés, ou bien sourdes, discrètes, aux clapets savamment huilés, aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi ténues que ces trompes d'insectes dont la soif fait des piqûres et qui déposent du venin à l'endroit où elles puisent leur vie, mais toutes fonctionnant avec un même ensemble, et devant fatalement amener, sinon une sécheresse complète, du moins une baisse sérieuse de niveau.
Déjà de mauvais bruits encore vagues, avaient circulé à la Bourse? Était-ce une manoeuvre de l'ennemi, de cet Hemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d'argent acharnée, essayant de contrecarrer toutes ses opérations financières, et perdant à ce jeu de très fortes sommes, parce qu'il avait contre lui sa propre fureur, le sang-froid de son adversaire et les maladresses de Paganetti qui lui servait d'homme de paille? En tout cas, l'étoile d'or avait pâli. Paul de Géry savait cela par le père Joyeuse entré comme comptable chez un agent de change et très au fait des choses de la Bourse; mais ce qui l'effrayait surtout, c'était l'agitation singulière du Nabab, ce besoin de s'étourdir succédant à son beau calme de force, de sérénité, et la perte de sa sobriété méridionale, la façon dont il s'excitait avant le repas à grands coups de raki, parlant haut, riant fort, comme un gros matelot en bordée. On sentait l'homme qui se surmène pour échapper à une préoccupation visible cependant dans la contraction subite de tous les muscles de son visage au passage de la pensée importune, ou quand il feuilletait fiévreusement son petit carnet dédoré. Ce sérieux entretien, cette explication décisive que Paul désirait tant avoir avec lui, Jansoulet n'en voulait à aucun prix. Il passait ses nuits au cercle, ses matinées au lit, et dès son réveil avait sa chambre remplie de monde, des gens qui lui parlaient pendant qu'il s'habillait, auxquels il répondait le nez dans sa cuvette. Quand per miracle du Géry le saisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la parole par une «Pas maintenant, je vous en prie…» A la fin le jeune homme eut recours aux moyens héroïques.
Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, en revenant du cercle, trouva sur sa table, près de son lit, une petite lettre qu'il prit d'abord pour une de ces dénonciations anonymes qu'il recevait à la journée. C'était bien une dénonciation, en effet, mais signée, à visage ouvert, respirant la loyauté et la jeunesse sérieuse de celui qui l'avait écrite. De Géry lui signalait très nettement toutes les infamies, toutes les exploitations dont il était entouré. Sans détour, il désignait les coquins par leur nom. Pas un qui ne lui fut suspect parmi les commensaux ordinaires, pas un qui vînt pour autre chose que pour voler ou mentir. Du haut en bas de la maison, pillage et gaspillage. Les chevaux du Bois-l'Héry étaient tarés, la galerie Schwalbach, une duperie, les articles de Moëssard, un chantage reconnu. De ces abus effrontés, Géry avait fait un mémoire détaillé, avec preuves à l'appui; mais c'était le dossier de la Caisse territoriale qu'il recommandait spécialement à Jansoulet, comme le vrai danger de la situation. Dans les autres affaires, l'argent seul courait des risques; ici, l'honneur était en jeu. Attirés par le nom du Nabab, son titre du président du conseil, dans cet infâme guet-apens, des centaines d'actionnaires étaient venus, chercheurs d'or à la suite de ce mineur heureux. Cela lui crédit une responsabilité effroyable, dont il se rendrait compte en lisant le dossier de l'affaire, qui n'était que mensonge et flouerie d'un bout à l'autre.
«Vous trouverez le mémoire dont je vous parle, disait Paul de Géry en terminant sa lettre, dans le premier tiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont jointes. Je n'ai pas mis cela dans votre chambre, parce que je me méfie de Noël comme des autres. Ce soir, en partant, je vous remettrai la clef. Car, je m'en vais, mon cher bienfaiteur et ami, je m'en vais, plein de reconnaissance pour le bien que vous m'avez fait, et désolé que votre confiance aveugle m'ait empêché de vous le rendre en partie. A l'heure qu'il est, ma conscience d'honnête homme me reprocherait de rester plus longtemps inutile à mon poste. J'assiste à un désastre, au sac d'un Palais d'Été contre lesquels je ne puis rien; mais mon coeur se soulève à tout ce que je vois. Je donne des poignées de main qui me déshonorent. Je suis votre ami et je parais leur complice. Et qui sait si, à force de vivre dans une pareille atmosphère, je ne le serais pas devenu?»
Cette lettre, qu'il lut lentement, profondément, jusque dans le blanc des lignes et l'écart des mots, fit au Nabab une impression si vive, qu'au lieu de se coucher, il se rendit tout de suite auprès de son jeune secrétaire. Celui-ci occupait tout au bout des salons un cabinet de travail dans lequel on lui faisait son lit sur un divan, installation provisoire qu'il n'avait jamais voulu changer. Toute la maison dormait encore. En traversant les grands salons en enfilade, qui, ne servant pas à des réceptions du soir, gardaient constamment leurs rideaux ouverts, et s'éclairaient à cette heure des lueurs vagues d'une aube parisienne, le Nabab s'arrêta, frappé par l'aspect de souillure triste que son luxe lui présentait. Dans l'odeur lourde de tabac et de liqueurs diverses qui flottait, les meubles, les plafonds, les boiseries apparaissaient, déjà fanés et encore neufs. Des taches sur les satins fripés, des cendres ternissant les beaux marbres, des bottes marquées sur les tapis faisaient songer à un immense wagon de première classe, où s'incrustent toutes les paresses, les impatiences et l'ennui d'un long voyage, avec le dédain gâcheur du public pour un luxe qu'il a payé. Au milieu de ce décor tout posé, encore chaud de l'atroce comédie qui se jouait là chaque jour, sa propre image reflétée dans vingt glaces, froides et blâmes, se dressait devant lui, sinistre et comique à la fois, dépaysée dans son vêtement d'élégance, les yeux bouffis, la face enflammée et boueuse.
Quel lendemain visible et désenchantant à l'existence folle qu'il menait!
Il s'abîma un moment dans de sombres pensées; puis il eut ce coup d'épaules vigoureux qui lui était familier, ce mouvement de porte-balles par lequel il se débarrassait des préoccupations trop cruelles, remettait en place ce fardeau que tout homme emporte avec lui, qui lui courbe le dos, plus ou moins, selon son courage ou sa force, et entra chez de Géry, déjà levé, debout en face de son bureau ouvert, où il classait des paperasses.
«Avant tout, mon ami, dit Jansoulet en refermant doucement la porte sur leur entretien, répondez-moi franchement à ceci. Est-ce bien pour les motifs exprimés dans votre lettre que vous êtes résolu à me quitter? N'y a-t-il pas là-dessous quelqu'une de ces infamies, comme je sais qu'il en circule contre moi dans Paris? Vous seriez, j'en suis sûr, assez loyal pour me prévenir et me mettre à même de me… de me disculper devant vous.»
Paul l'assura qu'il n'avait pas d'autres raisons pour partir, mais que celles-là suffisaient certes, puisqu'il s'agissait d'une affaire de conscience.
«Alors, mon enfant, écoutez-moi, et je suis sûr de vous retenir… Votre lettre, si éloquente d'honnêteté, de sincérité, ne m'a rien appris, rien dont je ne sois convaincu depuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c'est vous qui aviez raison; Paris est plus compliqué que je ne pensais. Il m'a manqué en arrivant un cicerone honnête et désintéressé, qui me mît en garde contre les gens et les choses. Moi, je n'ai trouvé que des exploiteurs. Tout ce qu'il y a de coquins tarés par la ville a déposé la boue de ses bottes sur mes tapis… Je les regardais tout à l'heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoin d'un fier coup de balai; et je vous réponds qu'il sera donné, jour de Dieu! et d'une rude poigne… Seulement, j'attends pour cela d'être député. Tous ces gredins me servent pour mon élection; et cette élection m'est trop nécessaire pour que je m'expose à perdre la moindre chance… En deux mots, voici la situation. Non-seulement, le bey entend ne pas me rendre l'argent que je lui ai prêté, il y a un mois; mais à mon assignation, il a répondu par une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions, chiffre auquel il estime l'argent que j'ai soutiré à son frère… Cela, c'est un vol épouvantable, une audacieuse calomnie… Ma fortune est à moi, bien à moi… Je l'ai gagnée dans mes trafics de commissionnaire. J'avais la faveur d'Ahmed; lui-même m'a fourni l'occasion de m'enrichir… Que j'aie serré la vis quelquefois un peu fort, bien possible. Mais il ne faut pas juger la chose avec des yeux d'Européen… Là-bas, c'est connu et reçu, ces gains énormes que font les Levantins; c'est la rançon des sauvages qui nous initions au bien-être occidental… Ce misérable Hemerlingue, qui suggère au bey toute cette persécution contre moi, en a bien fait d'autres… Mais à quoi bon discuter? Je suis dans le gueule du loup. En attendant que j'aille m'expliquer devant ses tribunaux,—je la connais, la justice d'Orient,—le bey a commencé par mettre l'embargo sur tous mes biens, navires, palais et ce qu'ils contiennent… L'affaire a été conduite très régulièrement, sur un décret du Conseil-Suprême. On sent la patte d'Hemerlingue fils là-dessous… Si je suis député, ce n'est qu'une plaisanterie. Le Conseil rapporte son décret, et l'on me rend mes trésors avec toutes sortes d'excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout, soixante, quatre-vingts millions, même la possibilité de refaire ma fortune; c'est la ruine, le déshonneur, le gouffre… Voyons, mon fils, est-ce que vous allez m'abandonner dans une crise pareille?… Songez que je n'ai que vous au monde… Ma femme? vous l'avez vue, vous savez quel soutien, quel conseil, elle est pour son mari… Mes enfants? C'est comme si je n'en avais pas. Je ne les vois jamais, à peine s'ils me reconnaîtraient dans la rue… Mon horrible luxe a fait le vide des affections autour de moi, les a remplacées par des intérêts effrontés… Je n'ai pour m'aimer que ma mère, qui est loin, et vous, qui me venez de ma mère… Non, vous ne me laisserez pas seul parmi toutes les calomnies qui rampent autour de moi… C'est terrible, et vous saviez… Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j'aperçois la petite tête de vipere de la baronne Hemerlingue, j'entends l'écho de ses sifflements, je sens le venin de sa rage. Partout, des regards railleurs, des conversations interrompues quand j'arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances dans lesquelles se glisse un peu de pitié. Et puis des défections, des gens qui s'écartent comme à l'approche d'un malheur. Ainsi, voilà Félicia Ruys, au moment d'achever mon buste, qui prétexte de je ne sais quel accident pour ne pas l'envoyer au Salon. Je n'ai rien dit, j'ai eu l'air de croire. Mais j'ai compris qu'il y avait de ce côté encore quelque infamie… Et c'est une grande déception pour moi. Dans des crises aussi graves que celles que je traverse, tout a son importance. Mon buste à l'Exposition, signé de ce nom célèbre, m'aurait servi beaucoup dans Paris… Mais non, tout craque, tout me manque… Vous voyez bien que vous ne pouvez pas me manquer…