Le nabab, tome II
XIX
LES FUNÉRAILLES
Ne pleure pas, ma fée, tu m'enlèves tout mon courage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tu n'auras plus ton affreux démon… Tu vas retourner à Fontainebleau soigner tes poules… Les dix mille francs de Brahim serviront à t'installer… Et puis, n'aie pas peur, une fois là-bas, je t'enverrai de l'argent. Puisque ce bey veut avoir de ma sculpture, on va lui faire payer la façon, tu penses… Je reviendrai riche, riche… Qui sait? Peut-être sultane…
—Oui, tu seras sultane… mais moi, je serai morte, et je ne te verrai plus.»
Et la bonne Crenmitz désespérée se serrait dans un coin du fiacre pour qu'on ne la vît pas pleurer.
Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuir l'horrible tristesse, l'écoeurement sinistre où la mort de Mora venait de la plonger. Quel coup terrible pour l'orgueilleuse fille! L'ennui, le dépit, l'avaient jetée dans les bras de cet homme; fierté, pudeur, elle lui avait tout donné, et voilà qu'il emportait tout, la laissant fanée pour la vie, veuve sans larmes, sans deuil, sans dignité. Deux ou trois visites à Saint-James, quelques soirées au fond d'une baignoire de petit théâtre derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu et honteux, c'étaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison de deux semaines, cette faute sans amour où son orgueil même n'avait pu se satisfaire par l'éclat d'un beau scandale. La souillure inutile et ineffaçable, la chute bête en plein ruisseau d'une femme qui ne sait pas marcher, et que gêne pour se relever l'ironique pitié des passants.
Un instant elle pensa au suicide, puis l'idée qu'on l'attribuerait à un désespoir de coeur l'arrêta. Elle vit d'avance l'attendrissement sentimental des salons, la sotte figure que ferait sa prétendue passion au milieu des innombrables bonnes fortunes du duc, et les violettes de Parme effeuillées par les jolis Moëssard du journalisme sur sa tombe creusée si proche de l'autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellement lointains qu'ils dépaysent jusqu'aux pensées. Malheureusement l'argent manquait. Alors elle se souvint qu'au lendemain de son grand succès à l'Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu la voir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiques pour de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à ce moment-là, sans se laisser tenter par des prix orientaux, une hospitalité splendide, la plus belle cour du Bardo comme atelier avec son pourtour d'arcades en dentelle. Mais à présent elle voulait bien. Elle n'eut qu'un signe à faire, le marché fut tout de suite conclu, et après un échange de dépêches, un emballage hâtif et la maison fermée, elle prit le chemin de la gare comme pour une absence de huit jours, étonnée elle-même de sa prompte décision, flattée dans tous les côtés aventureux et artistiques de sa nature par l'espoir d'une vie nouvelle sous un climat inconnu.
Le yacht de plaisance du bey devait l'attendre à Gênes; et d'avance, fermant les yeux dans le fiacre qui l'emmenait, elle voyait les pierres blanches d'un port italien enserrant une mer irisée où le soleil avait déjà des lueurs d'Orient, où tout chantait, jusqu'au gonflement des voiles sur le bleu. Justement ce jour-là Paris était boueux, uniformément gris, inondé d'une de ces pluies continues qui semblent faites pour lui seul, être montées en nuages de son fleuve, de ses fumées, de son haleine de monstre, et redescendues en ruissellement de ses toits, de ses gouttières, des innombrables fenêtres de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce triste Paris, et son impatience fiévreuse s'en prenait au cocher qui ne marchait pas, aux chevaux, deux vraies rosses de fiacre, à un encombrement inexplicable de voitures, d'omnibus refoulés aux abords du pont de la Concorde.
«Mais allez donc, cocher, allez donc…
—Je ne peux pas, Madame…, c'est l'enterrement.»
Elle mit la tête à la portière et la retira tout de suite épouvantée. Une haie de soldats marchant le fusil renversé, une confusion de casques, de coiffures soulevées au dessus des fronts sur le passage d'un interminable cortège. C'était l'enterrement de Mora qui défilait…
«Ne restez pas là… faites le tour…, cria-t-elle au cocher…»
La voiture vira péniblement, s'arrachant à regret à ce spectacle superbe que Paris attendait depuis quatre jours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petit trot rechigné et lambin, déboucha à la Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici, l'encombrement était plus fort, plus compact. Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l'église illuminés, le retentissement sourd des chants funèbres sous les tentures noires prodiguées où disparaissait même la forme du temple grec, remplissaient toute la place de l'office en célébration, tandis que la plus grande partie de l'immense convoi se pressait encore dans la rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant le défunt à cette grille du Corps législatif qu'il avait si souvent franchie. Au delà de la Madeleine, la chaussée des boulevards s'ouvrait toute vide, élargie, entre deux haies de soldats, l'arme au pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins fermés, et les balcons, malgré la pluie, débordant de corps penchés en avant dans la direction de l'église, comme pour un passage de boeuf gras ou une rentrée de troupes victorieuses. Paris, affamé de spectacles, s'en fait indifféremment avec tout, aussi bien la guerre civile que l'enterrement d'un homme d'État…
Il fallut que le fiacre revînt encore sur ses pas, fît un nouveau détour, et l'on se figure la mauvaise humeur du cocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans l'âme et furieux de se priver d'une si belle représentation. Alors commença par les rues désertes et silencieuses, toute la vie de Paris s'étant portée dans la grande artère du boulevard, une course capricieuse et désordonnée, un trimballement insensé de fiacre à l'heure, touchant aux points extrêmes du faubourg Saint-Martin, du faubourg Saint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant toujours à bout de circuits et de ruses le même obstacle embusqué, le même attroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dans l'écartement d'une rue, se déroulant lentement sous la pluie au son des tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terre s'éboulant dans un trou.
Quel supplice pour Félicia! C'étaient sa faute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompe solennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu'aux nuages; et l'orgueilleuse fille se révoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que la vieille Crenmitz, croyant à son chagrin, la voyant si nerveuse, s'efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation, et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grand sloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes despotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, après mille détours interminables, le fiacre s'arrêta tout à coup, s'ébranla encore péniblement au milieu de cris et d'injures, puis ballotté, soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre, il finit par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l'ancre.
«Bon Dieu! que de monde!… murmura la Crenmitz, terrifiée.»
Félicia sortit de sa torpeur:
«Où sommes-nous donc?»
Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d'une pluie à fins réseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, une place s'étendait, un carrefour immense, comblé par un océan humain s'écoulant de toutes les voix aboutissantes, immobilisé là autour d'une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mât gigantesque d'un navire sombré. Des cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries s'espaçaient au bord d'une travée libre, tout un appareil farouche attendant celui qui devait passer tout à l'heure, peut-être pour essayer de le reprendre, l'enlever de vive force à l'ennemi formidable qui l'emmenait. Hélas! Toutes les charges de cavalerie, toutes les canonnades n'y pouvaient plus rien. Le prisonnier s'en allait solidement garotté, défendu par une triple muraille de bois dur, de métal et de velours inaccessible, et ce n'était pas de ces soldats qu'il pouvait espérer sa délivrance.
«Allez-vous-en… je ne veux pas rester là,» dit Félicia furieuse, attrapant le carrick mouillé du cocher, prise d'une terreur folle à l'idée du cauchemar qui la poursuivait, de ce qu'elle entendait venir dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minute en minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huées recommencèrent. Pensant qu'on le laisserait franchir la place, le cocher avait pénétré à grand'peine jusqu'aux premiers rangs de la foule maintenant refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage. Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester là, supporter ces haleines de peuple et d'alcool, ces regards curieux allumés d'avance pour un spectacle exceptionnel, et dévisageant la belle voyageuse qui décampait avec «que ça de malles!» et un toutou de cette taille pour défenseur. La Crenmitz avait une peur horrible; Félicia, elle, ne songeait qu'à une chose, c'est qu'il allait passer devant elle, qu'elle serait au premier rang pour le voir.
Tout à coup un grand cri: «Le voilà!» Puis le silence se fit sur toute la place débarrassée de trois lourdes heures d'attente.
Il arrivait.
Le premier mouvement de Félicia fut de baisser le store de son côté, du côté où le défilé allait avoir lieu. Mais, au roulement tout proche des tambours, prise d'une rage nerveuse de ne pouvoir échapper à cette obsession, peut-être aussi gagnée par la malsaine curiosité environnante, elle fit sauter le store brusquement, et sa petite tête ardente et pâle se campa sur ses deux poings à la portière:
«Tiens! tu veux… Je te regarde…»
C'était ce qu'on peut voir de plus beau comme funérailles, les honneurs suprêmes rendus dans tout leur vain apparat aussi sonore, aussi creux que l'accompagnement rhytmé des peaux d'âne tendues de crêpe. D'abord les surplis blancs du clergé entrevus dans le deuil des cinq premiers carrosses; ensuite, traîné par six chevaux noirs, vrais chevaux de l'Érèbe, aussi noirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s'avançait le char funèbre, tout empanaché, frangé, brodé d'argent, de larmes lourdes, de couronnes héraldiques surmontant des M gigantesques, initiales fatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-même, la Mort duchesse, décorée des huit fleurons.
Tant de baldaquins et de massives tentures dissimulaient la vulgaire carcasse du corbillard, qu'il frémissait, se balançait à chaque pas, de la base au faîte comme écrasé par la majesté de son mort. Sur le cercueil, l'épée, l'habit, le chapeau brodé, défroque de parade qui n'avait jamais servi, reluisaient d'or et de nacre dans la chapelle sombre des tentures parmi l'éclat des fleurs nouvelles qui disaient la date printanière malgré la maussaderie du ciel. A dix pas de distance, les gens de la maison du duc; puis derrière, dans un isolement majestueux, l'officier en manteau portant les pièces d'honneur, véritable étalage de tous les ordres du monde entier, croix, rubans multicolores, qui débordaient du coussin de velours noir à crépines d'argent.
Le maître des cérémonies venait ensuite devant le bureau du Corps législatif, une douzaine de députés désignés par le sort, ayant au milieu d'eux la grande taille du Nabab dans l'étrenne du costume officiel, comme si l'ironique fortune avait voulu donner au représentant à l'essai un avant-goût de toutes les joies parlementaires. Les amis du défunt, qui suivaient, formaient un groupe assez restreint, singulièrement bien choisi pour mettre à nu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnage réduite à l'intimité d'un directeur de théâtre trois fois failli, d'un marchand de tableaux enrichi par l'usure, d'un gentilhomme taré et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jusque-là tout le monde allait à pied et tête nue; à peine dans le bureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu'on avait mises timidement en approchant des quartiers populeux. Après, commençaient les voitures.
A la mort d'un grand homme de guerre, il est d'usage de faire suivre le convoi par le cheval favori du héros, son cheval de bataille, obligé de régler au pas ralenti du cortège cette allure fringante qui dégage des odeurs de poudre et des flamboiements d'étendards. Ici le grand coupé de Mora, ce «huit-ressorts» qui le portait aux assemblées mondaines ou politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, ses panneaux tendus de noir, ses lanternes enveloppées de longs crêpes légers flottant jusqu'à terre avec je ne sais quelle grâce féminine ondulante. C'était une nouvelle mode funéraire, ces lanternes voilées, le suprême «chic» du deuil; et il seyait bien à ce dandy de donner une dernière leçon d'élégance aux Parisiens accourus à ses obsèques comme à un Longchamps de la mort.
Encore trois maîtres de cérémonie, puis venait l'impassible pompe officielle, toujours la même pour les mariages, les décès, les baptêmes, l'ouverture des Parlements ou les réceptions de souverains, l'interminable cortège des carrosses de gala, étincelants, larges glaces, livrées voyantes chamarrées de dorures, qui passaient au milieu du peuple ébloui auquel ils rappelaient les contes de fées, les attelages de Cendrillon, en soulevant de ces «Oh!» d'admiration qui montent et s'épanouissent avec les fusées, les soirs des feux d'artifice. Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de ville complaisant, un petit bourgeois érudit et flâneur, à l'affût des cérémonies publiques, pour nommer à haute voix tous les gens des voitures à mesure qu'elles défilaient avec leurs escortes réglementaires de dragons, cuirassiers ou gardes de Paris.
D'abord les représentants de l'empereur, de l'impératrice, de toute la famille impériale; après, dans un ordre hiérarchique savamment élaboré et auquel la moindre infraction aurait pu causer de graves conflits entre les différents corps de l'État, les membres du conseil privé, les maréchaux, les amiraux, le grand chancelier de la Légion d'honneur, ensuite le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, toute l'organisation justicière et universitaire dont les costumes, les hermines, les coiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris quelque chose de pompeux et de suranné, dépaysé dans l'époque sceptique de la blouse et de l'habit noir.
Félicia, pour ne pas penser, attachait volontairement ses yeux à ce défilé monotone d'une longueur exaspérante; et peu à peu une torpeur lui venait, comme si par un jour de pluie sur le guéridon d'un salon ennuyeux elle eût feuilleté un album colorié, une histoire du costume officiel depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Tous ces gens, vus de profil, immobiles et droits derrière les larges panneaux de glace avaient bien la physionomie de personnages d'enluminures avancés au bord des banquettes pour qu'on ne perdît rien de leurs broderies d'or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches, mannequins voués à la curiosité de la foule et s'y exposant d'un air indifférent et détaché.
L'indifférence!… C'était là le caractère très particulier de ces funérailles. On la sentait partout, sur les visages et dans les coeurs, aussi bien parmi tous ces fonctionnaires dont la plupart avaient connu le duc de vue seulement, que dans les rangs à pied entre son corbillard et son coupé, l'intimité étroite ou le service de tous les jours. Indifférent et même joyeux, le gros ministre vice-président du conseil, qui, de sa poigne robuste habituée à fendre le bois des tribunes, tenait solidement les cordons du poêle, avait l'air de le tirer en avant, plus pressé que les chevaux et le corbillard de mener à ses six pieds de terre l'ennemi de vingt ans, l'éternel rival, l'obstacle à toutes les ambitions. Les trois autres dignitaires n'avançaient pas avec cette même vigueur de cheval de remonte, mais les longues laisses flottaient dans leurs mains excédées ou distraites, d'une mollesse significative. Indifférents les prêtres, par profession. Indifférents les gens de service, qu'il n'appelait jamais que «chose», et qu'il traitait, en effet, comme des choses. Indifférent M. Louis, dont c'était le dernier jour de servitude, esclave devenu affranchi, assez riche pour payer sa rançon. Même chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré. Pourtant quelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhac surveillait trop l'ordre et la marche de la cérémonie pour se livrer au moindre attendrissement, d'ailleurs en dehors de sa nature. Le vieux Monpavon, frappé au coeur, aurait trouvé d'une tenue déplorable tout à fait indigne de son illustre ami la moindre flexion de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompes funèbres fournissent les larmes des grands deuils, brodées d'argent sur drap noir. Quelqu'un pleurait cependant, là-bas, parmi les membres du bureau; mais celui-là s'attendrissait bien naïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette pompe, il lui semblait qu'il enterrait toute sa fortune, toutes ses ambitions de gloire et de dignité. Et c'était encore une variété d'indifférence.
Dans le public le contentement d'un beau spectacle, cette joie de faire d'un jour de semaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards, les spectateurs des balcons auraient presque applaudi; ici, dans les quartiers populeux, l'irrévérence se manifestait encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et ses frasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par les grands chapeaux des rabbins, la «touche» du conseil des prud'hommes, se croisaient dans l'air entre deux roulements de tambour. Les pieds dans l'eau, en blouse, en bourgeron, la casquette levée par habitude, la misère, le travail forcé, le chômage et la grève, regardaient passer en ricanant cet habitant d'une autre sphère, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs, et qui jamais peut-être de son vivant n'avait abordé cette extrémité de ville. Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout le monde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourg Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu'à cette grande porte d'octroi si largement ouverte sur l'infini. Et dame! cela semble bon de voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent tous le même chemin pour la même destination. Cette égalité dans la mort console de bien des injustices de la vie. Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l'outil moins lourd, quand on pourra se dire en se levant: «Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme les autres!…»
Le défilé continuait toujours, plus fatigant encore que lugubre. A présent c'étaient des sociétés chorales, les députations de l'armée, de la marine, officiers de toutes armes, se pressant en troupeau devant une longue file de véhicules vides, voitures de deuil, voitures de maîtres alignées là pour l'étiquette; puis les troupes suivaient à leur tour, et dans le faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjà fourmillante à perte de vue, s'engouffrait toute une armée, fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueule en l'air, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, mais ne parvenant pas à couvrir le ronflement des tambours, ronflement sinistre et sauvage qui rappelait l'imagination de Félicia vers ces funérailles de Négous africains où des milliers de victimes immolées accompagnent l'âme d'un prince pour qu'elle ne s'en aille pas seule au royaume des esprits, et lui faisait penser que peut-être cette pompeuse et interminable suite allait descendre et disparaître dans la fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute.
«… Maintenant et à l'heure de notre mort. Ainsi soit-il,» murmura la Crenmitz pendant que le fiacre s'ébranlait sur la place éclaircie où la Liberté toute en or semblait prendre là-haut dans l'espace une magique envolée; et cette prière de la vieille danseuse fut peut-être la seule note émue et sincère soulevée sur l'immense parcours des funérailles.
* * * * *
Tous les discours sont finis, trois longs discours aussi glacials que le caveau où le mort vient de descendre, trois déclamations officielles qui ont surtout fourni aux orateurs l'occasion de faire parler bien haut leur dévouement aux intérêts de la Dynastie. Quinze fois les canons ont frappé les échos nombreux du cimetière, agité les couronnes de jais et d'immortelles, les ex-votos légers pendus aux angles des entourages, et tandis qu'une buée rougeâtre flotte et roule dans une odeur de poudre à travers la ville des morts, monte et se mêle lentement aux fumées d'usine du quartier plébéien, l'innombrable assemblée se disperse aussi, disséminée par les rues en pente, les hauts escaliers tout blancs dans la verdure, avec un murmure confus, un ruissellement de flots sur les roches. Robes pourpres, robes noires, habits bleus et verts, aiguillettes d'or, fines épées qu'on assure de la main en marchant, se hâtent de rejoindre les voitures. On échange de grands saluts, des sourires discrets, pendant que les carrosses de deuil dégringolent les allées au galop, montrent des alignements de cochers noirs, le dos arrondi, le chapeau en bataille, le carrick flottant au vent de la course.
L'impression générale, c'est le débarras d'une longue et fatigante figuration, un empressement légitime à aller quitter le harnais administratif, les costumes de cérémonie, à déboucler les ceinturons, les hausse-cols et les rabats, à détendre les physionomies qui, elles aussi, portaient des entraves.
Lourd et court, traînant péniblement ses jambes enflées, Hemerlingue se dépêchait vers la sortie, résistant aux offres qu'on lui faisait de monter dans les voitures, sachant bien que la sienne seule était à la mesure de son éléphantiasis.
«Baron, baron, par ici… Il y a une place pour vous.
—Non, merci. Je marche pour me dégourdir.»
Et, afin d'éviter ces propositions qui à la longue le gênaient, il prit une allée transversale presque déserte, trop déserte même, car à peine y fut-il engagé que le baron le regretta. Depuis son entrée dans le cimetière, il n'avait qu'une préoccupation, la peur de se trouver face à face avec Jansoulet dont il connaissait la violence, et qui pourrait bien oublier la majesté du lieu, renouveler en plein Père-Lachaise le scandale de la rue Royale. Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il avait vu la grosse tête de l'ancien copain émerger de cette quantité de types incolores dont l'assistance était pleine et se diriger vers lui, le chercher avec le désir d'une rencontre. Encore là-bas, dans la grande allée, on aurait eu du monde en cas de malheur, tandis qu'ici… Brr… C'est cette inquiétude qui lui faisait forcer son pas court; son haleine soufflante; mais en vain. Comme il se retournait dans sa peur d'être suivi, les hautes et robustes épaules du Nabab apparurent à l'entrée de l'allée. Impossible au poussah de se faufiler dans l'étroit écart des tombes si serrées que la place y manque aux agenouillements. Le sol gras et détrempé glissait, s'enfonçait sous ses pieds. Il prit le parti de marcher d'un air indifférent, comptant que l'autre ne le reconnaîtrait peut-être pas. Mais une voix éraillée et puissante cria derrière lui:
«Lazare!»
Il s'appelait Lazare, ce richard. Il ne répondit pas, essaya de rejoindre un groupe d'officiers qui marchait devant lui, très loin.
«Lazare! Oh! Lazare!»
Comme autrefois sur le quai de Marseille… Il fut tenté de s'arrêter sous le coup d'une ancienne habitude, puis le souvenir de ses infamies, de tout le mal qu'il avait fait au Nabab, qu'il était en train de lui faire encore, lui revint tout à coup avec une peur horrible poussée au paroxysme, lorsqu'une main de fer brusquement le harponna. Une sueur de lâcheté courut par tous ses membres avachis, son visage jaunit encore, ses yeux clignotèrent au vent de la formidable claque qu'il attendait venir, tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer le coup.
«Oh! n'aie pas peur… Je ne te veux pas de mal, dit Jansoulet tristement… Seulement je viens te demander de ne plus m'en faire.»
Il s'arrêta pour respirer. Le banquier, stupide, effaré, ouvrait ses yeux ronds de chouette devant cette émotion suffocante.
«Écoute, Lazare, c'est toi qui es le plus fort à cette guerre que nous nous faisons depuis si longtemps… Je suis à terre, j'y suis, là… Les épaules ont touché… Maintenant, sois généreux, épargne ton vieux copain. Fais-moi grâce, voyons, fais-moi grâce…»
Tout tremblait en ce Méridional effondré, amolli par les démonstrations de la cérémonie funèbre. Hemerlingue, en face de lui, n'était guère plus vaillant. Cette musique noire, cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette haute philosophie de la mort inévitable, tout cela lui avait remué les entrailles, à ce gros baron. La voix de son ancien camarade acheva de réveiller ce qui restait d'humain dans ce paquet de gélatine.
Son vieux copain! C'était la première fois depuis dix ans, depuis la brouille, qu'il le revoyait de si près. Que de choses lui rappelaient ces traits basanés, ces fortes épaules si mal taillées pour l'habit brodé! La couverture de laine mince et trouée, dans laquelle ils se roulaient tous deux pour dormir sur le pont du Sinaï, la ration partagée fraternellement, les courses dans la campagne brûlée de Marseille où l'on volait de gros oignons qu'on mangeait crus au revers d'un fossé, les rêves, les projets, les sous mis en commun, et quand la fortune commença à leur sourire, les farces qu'ils avaient faites ensemble, les bons petits soupers fins où l'on se disait tout, les coudes sur la table.
Comment peut-on en arriver à se brouiller quand on se connaît si bien, quand on a vécu comme deux jumeaux pendus à une maigre et forte nourrice, la misère, partagé son lait aigri et ses rudes caresses! Ces pensées, longues à analyser, traversaient comme un éclair l'esprit d'Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourde dans celle que lui tendait le Nabab. Quelque chose d'animal s'émut en eux, plus fort que leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans, essayaient de se ruiner, de se déshonorer, se mirent à causer à coeur ouvert.
Généralement, entre amis qui se retrouvent, les premières effusions passées, on reste muet, comme si l'on n'avait plus rien à se conter, tandis qu'au contraire c'est l'abondance des choses, leur afflux précipité qui les empêche de sortir. Les deux copains en étaient là; mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voir s'échapper, résister au bon mouvement qu'il venait de provoquer en lui:
«Tu n'es pas pressé, n'est-ce pas?… Nous pouvons nous promener un moment, si tu veux… Il ne pleut plus, il fait bon… on a vingt ans de moins.
—Oui, ça fait plaisir, dit Hemerlingue…; seulement je ne peux pas marcher longtemps…, mes jambes sont lourdes…
—C'est vrai, tes pauvres jambes… Tiens, voilà un banc, là-bas. Allons nous asseoir. Appuie-toi sur moi, mon vieux.»
Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le conduisait jusqu'à un de ces bancs espacés contre les tombes, où se reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetière leur promenade et leur séjour habituels. Il l'installait, le couvait du regard, le plaignait de son infirmité, et, par un courant tout naturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient à causer de leurs santés, de l'âge qui venait. L'un était hydropique, l'autre sujet aux coups de sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins, un remède dangereux, à preuve Mora si vite enlevé.
«Mon pauvre duc! dit Jansoulet.
—Une grande perte pour le pays, fit le banquier d'un air pénétré.»
Et le Nabab naïvement:
«Pour moi surtout, pour moi, car s'il avait vécu… Ah! tu as de la chance, tu as de la chance.»
Craignant de l'avoir blessé, il ajouta bien vite:
«Et puis voilà, tu es fort, très fort.»
Le baron le regarda en clignant de l'oeil, et si drôlement, que ses petits cils noirs disparurent dans sa graisse jaune.
«Non, dit-il, ce n'est pas moi qui suis fort… C'est Marie.
—Marie?
—Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle a quitté son nom de Yamina pour celui de Marie. C'est ça, une vraie femme. Elle connaît la banque mieux que moi, et Paris et les affaires. C'est elle qui mène tout à la maison.
«Tu es bien heureux, soupira Jansoulet.»
Sa tristesse en disait long sur ce qui manquait à mademoiselle Afchin.
Puis, après un silence, le baron reprit:
«Elle t'en veut beaucoup Marie, tu sais… Elle ne sera pas contente d'apprendre que nous nous sommes parlé.»
Il fronçait son gros sourcil, comme s'il regrettait leur réconciliation, à la pensée de la scène conjugale qu'elle lui vaudrait. Jansoulet bégaya:
«Je ne lui ai rien fait pourtant…
—Allons, allons, vous n'avez pas été bien gentils pour elle… Pense à l'affront qu'elle a subi lors de notre visite de noces… Ta femme nous faisant dire qu'elle ne recevait pas les anciennes esclaves… Comme si notre amitié ne devait pas être plus forte qu'un préjugé… Les femmes n'oublient pas ces choses-là.
—Mais je n'y suis pour rien, moi, mon vieux. Tu sais comme tous ces
Afchin sont fiers.»
Il n'était pas fier, lui, le pauvre homme. Il avait une mine si piteuse, si suppliante devant le sourcil froncé de son ami, que celui-ci en eut pitié. Décidément, le cimetière l'attendrissait, ce baron.
«Écoute, Bernard, il n'y a qu'une chose qui compte… Si tu veux que nous soyons camarades comme autrefois, que ces poignées de mains que nous avons échangées ne soient pas perdues, il faut obtenir de ma femme qu'elle se réconcilie avec vous… Sans cela rien de fait… Lorsque mademoiselle Afchin nous a refusé sa porte, tu l'as laissée faire, n'est-ce pas?… Moi de même, si Marie me disait en rentrant: «Je ne veux pas que vous soyez amis…» toutes mes protestations ne m'empêcheraient pas de te flanquer par-dessus bord. Car il n'y a pas d'amitié qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c'est d'avoir la paix chez soi.
—Mais alors, comment faire? demanda le Nabab épouvanté.
—Je m'en vais te le dire… La baronne est chez elle tous les samedis. Viens avec ta femme lui faire une visite après-demain. Vous trouverez à la maison la meilleure société de Paris. On ne parlera pas du passé. Ces dames causeront chiffons et toilettes, se diront ce que les femmes se disent. Et puis ce sera une affaire finie. Nous redeviendrons amis comme autrefois; et puisque tu es dans la nasse, eh bien! on t'en tirera.
—Tu crois? C'est que j'y suis terriblement, dit l'autre avec un hochement de tête.»
De nouveau les prunelles narquoises d'Hemerlingue disparurent entre ses joues comme deux mouches dans du beurre:
«Dame, oui… J'ai joué serré. Toi tu ne manques pas d'adresse… Le coup des quinze millions prêtés au bey, c'était trouvé, ça… Ah! tu as du toupet; seulement tu tiens mal tes cartes. On voit ton jeu.»
Ils avaient jusqu'ici parlé à demi-voix, impressionnés par le silence de la grande nécropole; mais peu à peu les intérêts humains haussaient le ton au milieu même de leur néant étalé sur toutes ces pierres plates chargées de dates et de chiffres, comme si la mort n'était qu'une affaire de temps et de calcul, le résultat voulu d'un problème.
Hemerlingue jouissait de voir son ami si humble, lui donnait des conseils sur ses affaires qu'il avait l'air de connaître à fond. Selon lui le Nabab pouvait encore très bien s'en tirer. Tout dépendait de la validation, d'une carte à retourner. Il s'agissait de la retourner bonne. Mais Jansoulet n'avait plus confiance. En perdant Mora, il avait tout perdu.
«Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Ça se vaut, dit le banquier tranquillement.
—Non, vois-tu, c'est impossible… Il est trop tard… Le Merquier a fini son rapport. Il est effroyable, paraît-il.
—Eh bien! s'il a fini son rapport, il faut qu'il en fasse un autre moins méchant.
—Comment cela?
Le baron le regarda stupéfait:
«Ah ça! mais tu baisses, voyons… En donnant cent, deux cent, trois cent mille francs, s'il le faut…
—Y songes-tu?… Le Merquier, cet homme intègre… «Ma conscience,» comme on l'appelle…»
Cette fois le rire d'Hemerlingue éclata avec une expansion extraordinaire, roula jusqu'au fond des mausolées voisins peu habitués à tant d'irrespect.
«Ma conscience,» un homme intègre… Ah! tu m'amuses… Tu ne sais donc pas qu'elle est à moi, cette conscience, et que…»
Il s'arrêta, regarda derrière lui, un peu troublé d'un bruit qu'il entendait:
«Écoute…»
C'était l'écho de son rire renvoyé du fond d'un caveau, comme si cette idée de la conscience de Le Merquier égayait même les morts.
«Si nous marchions un peu, dit-il, il commence à faire frais sur ce banc.»
Alors, tout en marchant entre les tombes, il lui expliqua avec une certaine fatuité pédante qu'en France les pots-de-vin jouaient un rôle aussi important qu'en Orient. Seulement on y mettait plus de façon que là-bas. On se servait de cache-pots… «Ainsi voilà Le Merquier, n'est-ce pas?… Au lieu de lui donner ton argent tout à trac dans une grande bourse comme à un séraskier, on s'arrange. Il aime les tableaux, cet homme. Il est toujours en trafic avec Schwalbach, qui se sert de lui pour amorcer la clientèle catholique… Eh bien! on lui offre une toile, un souvenir à accrocher sur un panneau de son cabinet. Le tout est d'y mettre le prix… Du reste, tu verras. Je te conduirai chez lui, moi. Je te montrerai comme ça se pratique.»
Et tout heureux de l'émerveillement du Nabab, qui pour le flatter exagérait encore sa stupeur, écarquillait ses yeux d'un air admiratif, le banquier élargissait sa leçon, en faisait un vrai cours de philosophie parisienne et mondaine.
«Vois-tu, copain, ce dont il faut surtout t'occuper à Paris, c'est de garder les apparences… Il n'y a que cela qui compte… les apparences!… Toi tu ne t'en inquiètes pas assez. Tu t'en vas là-dedans, le gilet déboutonné, bon enfant, racontant tes affaires, tel que tu es… Tu te promènes comme à Tunis dans les bazars, dans les souks. C'est pour cela que tu t'es fait rouler, mon brave Bernard.»
Il s'arrêta pour souffler, n'en pouvant plus. C'était en une heure beaucoup plus de pas et de paroles qu'il n'en dépensait pendant toute une année. Ils s'aperçurent alors que le hasard de leur marche et de leur conversation les avait ramenés vers la sépulture des Mora, en haut d'un terre-plein découvert d'où l'on voyait au-dessus d'un millier de toits serrés, Montmartre, les buttes Chaumont moutonner dans le lointain en hautes vagues. Avec la colline du Père-Lachaise cela figurait bien ces trois ondulations se suivant à égale distance, dont se compose chaque élan de la mer à l'heure du flux. Dans les plis de ces abîmes, des lumières clignotaient déjà, comme des falots de barque, à travers les buées violettes qui montaient; des cheminées s'élançaient ainsi que des mâts ou des tuyaux de steamers soufflant leur fumée; et roulant tout cela dans son mouvement ondulé, l'océan parisien, en trois bonds chaque fois diminués, semblait l'apporter au noir rivage. Le ciel s'était largement éclairci comme il arrive souvent à la fin des jours de pluie, un ciel immense, nuancé de teintes d'aurore, sur lequel le tombeau familial des Mora dressait quatre figures allégoriques, implorantes, recueillies, pensives, dont le jour mourant grandissait les attitudes. Rien n'était resté là des discours, des condoléances officielles. Le sol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le seuil maculé de plâtre rappelaient seulement l'inhumation récente.
Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur métallique. Désormais, l'ancien ministre d'État restait seul, bien seul, dans l'ombre de sa nuit, plus épaisse que celle qui montait alors du bas du jardin, envahissant les allées tournantes, les escaliers, la base des colonnes, pyramides, cryptes de tout genre, dont le faîte était plus lent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheur crayeuse des os desséchés, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des deuils furtifs, s'arrachant à regret aux larmes et à la prière, glissaient le long des massifs et les frôlaient d'un vol silencieux d'oiseaux de nuit, tandis qu'aux extrémités du Père-Lachaise des voix s'élevaient, appels mélancoliques annonçant fermeture. La journée du cimetière était finie. La ville des morts, rendue à la nature, devenait un bois immense aux carrefours marqués de croix. Au fond d'un vallon, une maison de garde allumait ses vitres. Un frémissement courait, se perdait en chuchotements au bout des allées confuses.
«Allons-nous-en…» se dirent les deux copains impressionnés peu à peu de ce crépuscule plus froid qu'ailleurs; mais avant de s'éloigner, Hemerlingue, poursuivant sa pensée, montra le monument ailé des quatre coins par les draperies, les mains tendues de ses sculptures:
—Tiens! C'est celui-là qui s'y entendait à garder les apparences.»
Jansoulet lui prit le bras pour l'aider à la descente:
«Ah! oui, il était fort… Mais toi, tu es encore plus fort que tous,… disait-il avec sa terrible intonation gasconne.»
Hemerlingue ne protesta pas.
«C'est à ma femme que je le dois… Aussi je t'engage à faire ta paix avec elle, parce que sans ça…
—Oh! n'aie pas peur… nous viendrons samedi… mais tu me conduiras chez Le Merquier.»
Et pendant que les deux silhouettes, l'une haute, carrée, l'autre massive et courte disparaissaient dans les détours du grand labyrinthe, pendant que la voix de Jansoulet guidant son ami: «par ici, mon vieux… appuie-toi bien,» se perdait insensiblement, un rayon égaré du couchant éclairait derrière eux, sur le terre-plein, le buste expressif et colossal, au large front sous les cheveux longs et relevés, à la lèvre puissante et ironique, de Balzac qui les regardait…
XX
LA BARONNE HEMERLINGUE
Tout au bout de la longue voûte sous laquelle se trouvaient les bureaux d'Hemerlingue et fils, noir tunnel que le père Joyeuse avait pendant dix ans pavoisé et illuminé de ses rêves, un escalier monumental à rampe de fer ouvragé, un escalier du vieux Paris, montait vers la gauche aux salons de réception de la baronne prenant jour sur la cour juste au-dessus de la caisse, si bien que, pendant la belle saison, lorsque tout reste ouvert, le tintement des pièces d'or, le fracas des piles d'écus écroulées sur les comptoirs, un peu adouci par les hautes et moelleuses tentures des fenêtres, faisait un accompagnement mercantile aux conversations susurrées par le catholicisme mondain.
Cela donnait tout de suite la physionomie de ce salon non moins étrange que celle qui en faisait les honneurs, mêlant un vague bouquet de sacristie aux agitations de la Bourse et à la mondanité la plus raffinée, éléments hétérogènes qui se croisaient, se rencontraient là sans cesse, mais restaient séparés, comme la Seine sépare le noble faubourg catholique sous le patronage duquel s'était opérée l'éclatante conversion de la musulmane et les quartiers financiers où Hemerlingue avait sa vie et ses relations. La société levantine, assez nombreuse à Paris, composée en grande partie de Juifs allemands, banquiers ou commissionnaires, qui, après avoir fait en Orient des fortunes colossales, trafiquent encore ici pour n'en pas perdre l'habitude, se montrait assidue aux jours de la baronne. Les Tunisiens de passage ne manquaient jamais de venir voir la femme du grand banquier en faveur, et le vieux colonel Brahim, le chargé d'affaires du bey, avec sa bouche flasque et ses yeux éraillés, faisait son somme, tous les samedis, au coin du même divan.
«Votre salon sent le roussi, ma petite fille, disait en riant la vieille princesse de Dions à la nouvelle Marie que maître Le Merquier et elle avaient tenue sur les fonts baptismaux; mais la présence de ces nombreux hérétiques, Juifs musulmans et même renégats, de ces grosses femmes couperosées, fagotées, chargées d'or, de pendeloques, des «vrais paquets,» n'empêchait pas le faubourg Saint-Germain de visiter, d'entourer, de surveiller la jeune catéchumène, le joujou de ces nobles dames, une poupée bien souple, bien docile que l'on montrait, que l'on promenait, dont on citait les naïvetés évangéliques, piquantes surtout par le contraste du passé. Peut-être se glissait-il au fond du coeur de ces aimables patronnesses l'espoir de rencontrer dans ce monde retour d'Orient quelque nouvelle conversion à faire, l'occasion de remplir encore l'aristocratique chapelle des Missions du spectacle si émouvant d'un de ces baptêmes d'adultes qui vous transportent aux premiers temps de la foi, là-bas, vers les rives du Jourdain, et sont bientôt suivis de la première communion, du renouvellement, de la confirmation, tous prétextes pour la marraine d'accompagner sa filleule, de guider cette jeune âme, d'assister aux transports naïfs d'une croyance neuve, et aussi d'arborer des toilettes variées, nuancées à l'éclat ou au sentiment de la cérémonie. Mais il n'arrive pas communément qu'un haut baron financier amène à Paris une esclave arménienne dont il a fait sa légitime épouse.
Esclave! C'était cela la tare dans ce passé de femme d'Orient, jadis achetée au bazar d'Andrinople pour le compte de l'empereur du Maroc, puis, à la mort de l'empereur et à la dispersion de son harem, vendue au jeune bey Ahmed. Hemerlingue l'avait épousée à sa sortie de ce nouveau sérail, mais sans pouvoir la faire accepter à Tunis, où aucune femme, Mauresque, Turque, Européenne, ne consentit à traiter une ancienne esclave d'égale à égale, par un préjugé assez semblable à celui qui sépare la créole de la quarteronne la mieux déguisée. Il y a là une répugnance invincible que le ménage Hemerlingue retrouva jusque dans Paris, où les colonies étrangères se constituent en petits cercles remplis de susceptibilités et de traditions locales. Yamina passa ainsi deux ou trois ans dans une solitude complète dont elle sut bien utiliser tous les rancoeurs et les loisirs, car c'était une femme ambitieuse, d'une volonté, d'un entêtement extraordinaires. Elle apprit à fond la langue française, dit adieu pour toujours à ses vestes brodées et à ses pantalons de soie rose, sut assouplir sa taille et sa démarche aux toilettes européennes, à l'embarras des longues jupes; puis, un soir d'Opéra, montra aux Parisiens émerveillés la silhouette encore un peu sauvage, mais fine, élégante, et si originale d'une musulmane décolletée par Léonard.
Le sacrifice de la religion suivit de près celui du costume. Depuis longtemps, madame Hemerlingue avait renoncé à toute pratique mahométane, quand maître Le Merquier, l'intime du ménage et son cicérone à Paris, leur démontra qu'une conversion solennelle de la baronne lui ouvrirait les portes de cette partie du monde parisien dont l'accès semble être devenu de plus en plus difficile, à mesure que la société s'est démocratisée tout autour. Le faubourg Saint-Germain une fois conquis, tout le reste suivrait. Et, en effet, lorsqu'après le retentissement du baptême, on sut que les plus grands noms de France ne dédaignaient pas de se rencontrer aux samedis de la baronne Hemerlingue, les dames Gügenheim, Fuernberg, Caraïscaki, Maurice Trott, toutes épouses de fez millionnaires et célèbres sur les marchés de Tunis, renonçant à leurs préventions, sollicitèrent d'être admises chez l'ancienne esclave. Seule, madame Jansoulet, nouvellement débarquée avec un stock d'idées orientales encombrantes dans son esprit, comme son narghilé, ses oeufs d'autruche, tout le bibelot tunisien l'était dans son intérieur, protesta contre ce qu'elle appelait une inconvenance, une lâcheté, et déclara qu'elle ne mettrait jamais les pieds chez «ça». Il se fit aussitôt chez les dames Gügenheim, Caraïscaki, et autres paquets, un petit mouvement rétrograde, comme il arrive à Paris chaque fois qu'autour d'une position irrégulière en train de se régulariser quelque résistance tenace entraîne des regrets et des défections. On s'était trop avancé pour se retirer, mais on tint à faire mieux sentir le prix de sa bienveillance, le sacrifice de ses préjugés; et la baronne Marie comprit très bien la nuance rien que dans le ton protecteur des Levantines la traitant de «ma chère enfant… ma bonne petite», avec une hauteur un peu méprisante. Dès lors, sa haine contre les Jansoulet ne connut plus de bornes, une haine de sérail compliquée et féroce, avec l'étranglement au bout et la noyade silencieuse, un peu plus difficile à pratiquer à Paris que sur les rives du lac d'El-Baheira, mais dont elle préparait déjà le sac solide terminé en garrot.
Cet acharnement expliqué et connu, on se figure quelle surprise, quelle agitation dans ce coin de société exotique, quand la nouvelle se répandit que, non seulement la grosse Afchin—comme l'appelaient ces dames—consentait à voir la baronne, mais qu'elle devait lui faire la première visite à son prochain samedi. Pensez que ni les Fuernberg, ni les Trott ne voulurent manquer une pareille fête. La baronne, de son côté, fit tout pour donner le plus d'éclat possible à cette réparation solennelle, écrivit, visita, se remua si bien que, malgré la saison déjà très avancée, madame Jansoulet, en arrivant vers quatre heures à l'hôtel du faubourg Saint-Honoré, aurait pu voir devant la haute porte cintrée, à côté de la discrète livrée feuille morte de la princesse de Dions et de beaucoup de blasons authentiques, les armes parlantes, prétentieuses, les roues multicolores d'une foule d'équipages financiers et les grands laquais poudrés des Caraïscaki.
En haut, dans les salons de réception, même assemblage bizarre et glorieux. C'était un va-et-vient sur les tapis des deux premières pièces désertes, un passage de froissements soyeux, jusqu'au boudoir où la baronne se tenait, partageant ses attentions, ses cajoleries entre les deux camps bien distincts; d'un côté, des toilettes sombres, d'apparence modeste, d'une recherche appréciable seulement aux yeux exercés; de l'autre, un printemps tapageur à couleurs vives, corsages opulents, diamants prodigués, écharpes flottantes, modes d'exportation où l'on sentait comme un regret de climat plus chaud et de vie luxueuse étalée. De grands coups d'éventails par ici, des chuchotements discrets par là. Très peu d'hommes, quelques jeunes gens bien pensants, muets, immobiles, suçant la pomme de leurs cannes, deux ou trois figures de schumaker, debout derrière le large dos de leurs épouses, parlant la tête basse comme s'ils proposaient des objets de contrebande; dans un coin, la belle barbe patriarcale et le camail violet d'un évêque orthodoxe d'Arménie.
La baronne, pour essayer de rallier ces diversités mondaines, pour garder son salon plein jusqu'à la fameuse entrevue, se déplaçait continuellement, tenait tête à dix conversations différentes, élevant sa voix harmonieuse et veloutée au diapason gazouillant qui distingue les Orientales, enlaçante et câline, l'esprit souple comme la taille, abordant tous les sujets, et mêlant ainsi qu'il convient la mode et les sermons de charité, les théâtres et les ventes, la faiseuse et le confesseur. Un grand charme personnel se joignait à cette science acquise de la maîtresse de maison, science visible jusque dans sa mise toute noire et très simple qui faisait ressortir sa pâleur de cloître, ses yeux de houri, ses cheveux brillants et nattés, séparés sur un front étroit et pur; un front, dont la bouche trop mince accentuait le mystère, fermant aux curieux tout le passé varié et déjà si rempli de cette ancienne cadine, qui n'avait pas d'âge, ignorait elle-même la date de sa naissance, ne se souvenait pas d'avoir été enfant.
Évidemment si la puissance absolue du mal, très rare chez les femmes que leur nature physique impressionnable livre à tant de courants divers, pouvait tenir dans une âme, c'était bien dans celle de cette esclave faite aux concessions et aux bassesses, révoltée, mais patiente, et maîtresse d'elle-même comme toutes celles que l'habitude d'un voile abaissé sur les yeux a accoutumées à mentir sans danger ni scrupule.
En ce moment, personne n'aurait pu se douter de l'angoisse qui l'agitait, à la voir agenouillée devant la princesse, vieille bonne femme sans façon, de qui la Fuernberg disait tout le temps: «Si c'est une princesse, ça!»
«Oh! je vous en prie, ma marraine, ne vous en allez pas encore.»
Elle l'enveloppait de toutes sortes de câlineries, de grâces, de petites mines, sans lui avouer, bien entendu, qu'elle tenait à la garder jusqu'à l'arrivée de Jansoulet pour la faire servir à son triomphe.
«C'est que, disait la bonne dame en montrant le majestueux Arménien, silencieux et grave, son chapeau à glands sur les genoux, j'ai à conduire ce pauvre monseigneur au Grand Saint-Christophe pour acheter des médailles. Il ne s'en tirerait pas sans moi.
—Si, si, je veux… Il faut… Encore quelques minutes.»
Et la baronne jetait un regard furtif vers l'antique et somptueux cartel accroché dans un angle du salon.
Déjà cinq heures, et la grosse Afchin n'arrivait pas. Les Levantines commençaient à rire derrière leurs éventails. Heureusement, on venait de servir du thé, des vins d'Espagne, une foule de pâtisseries turques délicieuses qu'on ne trouvait que là et dont les recettes rapportées par la cadine se conservent dans les harems comme certains secrets de confiserie raffinée dans nos couvents. Cela fit une diversion. Le gros Hemerlingue qui, le samedi, sortait de temps en temps de son bureau pour venir saluer ces dames, buvait un verre de madère près de la petite table de service, en causant avec Maurice Trott, l'ancien baigneur de Saïd-Pacha, quand sa femme s'approcha de lui, toujours douce et paisible. Il savait quelle colère devait recouvrir ce calme impénétrable, et lui demanda tout bas, timidement:
«Personne?
—Personne… Vous voyez à quel affront vous m'exposez.»
Elle souriait, les yeux à demi-baissés, en lui enlevant du bout de l'ongle une miette de gâteau restée dans ses longs favoris noirs; mais ses petites narines transparentes frémissaient avec une éloquence terrible.
«Oh! elle viendrai… disait le banquier, la bouche pleine. Je suis sûr qu'elle viendra…»
Un frôlement d'étoffes, de traîne déployée dans la pièce à côté, fit se retourner vivement la baronne. A la grande joie du coin des «paquets» qui surveillait tout, ce n'était pas celle qu'on attendait.
Elle ne ressemblait guère à mademoiselle Afchin, cette grande blonde élégante, aux traits fatigués, à la toilette irréprochable, digne en tout de porter un nom aussi célèbre que celui du docteur Jenkins. Depuis deux ou trois mois, la belle madame Jenkins avait beaucoup changé, beaucoup vieilli. Il y a comme cela dans la vie de la femme restée longtemps jeune une période où les années, qui ont passé par-dessus sa tête sans l'effleurer d'uns ride, s'inscrivent brutalement toutes ensemble en marques ineffaçables. On ne dit plus en la voyant: «Qu'elle est belle!» mais: «Elle a dû être bien belle.» Et cette cruelle façon de parler au passé, de rejeter dans le lointain ce qui hier était un fait visible, constitue un commencement de vieillesse et de retraite, un déplacement de tous les triomphes en souvenirs. Était-ce la déception de voir arriver la femme du docteur à la place de madame Jansoulet, ou le discrédit que la mort du duc de Mora avait jeté sur le médecin à la mode devait-il rejaillir sur celle qui portait son nom? Il y avait un peu de ces deux causes, et peut-être d'une autre, dans le froid accueil que la baronne fit à madame Jenkins. Un bonjour léger du bout des lèvres, quelques paroles à la hâte, et elle retourna vers le noble bataillon qui grignotait à belles dents. Le salon s'était animé sous l'action des vins d'Espagne. On ne chuchotait plus, on causait. Les lampes apportées donnaient un nouvel éclat à la réunion, mais annonçaient qu'elle était bien près de finir, quelques personnes désintéressées du grand événement s'étant déjà dirigées vers la porte. Et les Jansoulet n'arrivaient pas.
Tout à coup, une marche robuste, pressée. Le Nabab parut, tout seul, sanglé dans sa redingote noire, correctement cravaté et ganté, mais la figure bouleversée, l'oeil hagard, frémissant encore de la scène terrible dont il sortait.
Elle n'avait pas voulu venir.
Le matin, il avait prévenu les femmes de chambre d'apprêter madame pour trois heures, ainsi qu'il faisait chaque fois qu'il emmenait la Levantine avec lui, qu'il trouvait nécessaire de déplacer cette indolente personne qui, ne pouvant même accepter une responsabilité quelconque, laissait les autres penser, décider, agir pour elle; du reste allant volontiers où l'on voulait, une fois partie. Et c'est sur cette facilité qu'il comptait pour l'entraîner chez Hemerlingue. Mais lorsqu'après le déjeuner, Jansoulet habillé, superbe, suant pour entrer dans ses gants, fit demander si madame serait bientôt prête, on lui répondit que madame ne sortait pas. Le cas était grave, si grave que, laissant là tous les intermédiaires de valets et de servantes, qu'ils se dépêchaient dans leurs entretiens conjugaux, il monta l'escalier quatre à quatre et entra comme un coup de mistral dans les appartements capitonnés de la Levantine.
Elle était encore au lit, revêtue de cette grande tunique ouverte en soie de deux couleurs que les Mauresques appellent une djebba, et de leur petit bonnet brodé d'or d'où s'échappait sa belle crinière noire et lourde, tout emmêlée autour de sa face lunaire enflammée par le repas qu'elle venait de finir. Les manches de la djebba relevées laissaient voir deux bras énormes, déformés, chargés de bracelets, de longues chaînettes errant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets rouges, de boîtes de senteurs, de pipes microscopiques, d'étuis à cigarettes, l'étalage puéril et bimbelotier d'une couchette de Mauresque à son lever.
La chambre, où flottait la fumée opiacée et capiteuse du tabac turc, présentait le même désordre. Des négresses allaient, venaient, desservant lentement le café de leur maîtresse, la gazelle favorite lappait le fond d'une tasse que son museau fin renversait sur le tapis, tandis qu'assis au pied du lit avec une familiarité touchante, le sombre Cabassu lisait à haute voix à madame un drame en vers qu'on allait jouer prochainement chez Cardailhac. La Levantine était stupéfiée par cette lecture, absolument ahurie:
«Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans son épais accent de Flamande, je ne sais pas à quoi songe notre directeur… Je suis en train de lire cette pièce de Révolte dont il s'est toqué… Mais c'est crevant. Ça n'a jamais été du théâtre.
—Je me moque bien du théâtre, fit Jansoulet furieux malgré tout son respect pour la fille des Afchin. Comment! vous n'êtes pas encore habillée?… On ne vous a donc pas dit que nous sortions?»
On le lui avait dit, mais elle s'était mise à lire cette bête de pièce.
Et de son air endormi:
«Nous sortirons demain.
—Demain! C'est impossible… On nous attend aujourd'hui même… Une visite très importante.
—Où donc cela?»
Il hésita une seconde, puis:
«Chez Hemerlingue.»
Elle leva sur lui ses gros yeux, persuadée qu'il voulait rire. Alors il lui raconta sa rencontre avec le baron aux funérailles de Mora et la convention qu'ils avaient faite ensemble.
«Allez-y si vous voulez, dit-elle froidement; mais vous me connaissez bien peu si vous croyez que moi, une demoiselle Afchin, je mettrai jamais les pieds chez cette esclave.»
Prudemment, Cabassu, voyant la tournure du débat, avait disparu dans une pièce voisine, les cinq cahiers de Révolte empilés sous son bras.
«Allons, dit le Nabab à sa femme, je vois bien que vous ne connaissez pas la terrible position où je me trouve… Écoutez alors…»
Sans se soucier des filles de chambre ni des négresses, avec cette souveraine indifférence de l'Oriental pour la domesticité, il se mit à faire le tableau de sa grande détresse, la fortune saisie là-bas; ici, le crédit perdu, toute sa vie en suspens devant l'arrêt de la Chambre, l'influence des Hemerlingue sur l'avocat rapporteur, et le sacrifice obligatoire en ce moment de tout amour-propre à des intérêts si puissants. Il parlait avec chaleur, pressé de la convaincre, de l'entraîner. Mais elle lui répondit simplement: «Je n'irai pas», comme s'il se fût agi d'une course sans importance, un peu trop longue pour sa fatigue.
Lui, tout frémissant:
«Voyons, ce n'est pas possible que vous disiez une chose pareille. Songez qu'il y va de ma fortune, de l'avenir de nos enfants, du nom que vous portez… Tout est en jeu pour cette démarche que vous ne pouvez refuser de faire.»
Il aurait pu parler ainsi pendant des heures, il se serait toujours buté à la même obstination fermée, inébranlable. Une demoiselle Afchin ne devait pas visiter une esclave.
«Eh! madame, dit-il violemment, cette esclave vaut mieux que vous. Par son intelligence, elle a décuplé la fortune de son mari, tandis que vous, au contraire…»
Depuis douze ans qu'ils étaient mariés, Jansoulet osait pour la première fois lever la tête en face de sa femme. Eut-il honte de ce crime de lèse-majesté, ou comprit-il qu'une phrase pareille allait creuser un abîme infranchissable? Mais il changea de ton aussitôt, s'agenouilla devant le lit très bas, avec cette tendresse rieuse que l'on emploie pour faire entendre raison aux enfants:
«Ma petite Martha, je t'en prie… lève-toi, habille-toi… C'est pour toi-même que je te le demande, pour ton luxe, pour ton bien-être… Que deviendrais-tu si, par un caprice, un méchant coup de tête, nous allions nous trouver réduits à la misère?»
Ce mot de misère ne représentait absolument rien à la Levantine. On pouvait en parler devant elle comme de la mort devant les tout petits. Elle ne s'en émouvait pas, ne sachant pas ce que c'était. Parfaitement entêtée d'ailleurs à rester au lit dans sa djebba; car, pour bien affirmer sa décision, elle alluma une nouvelle cigarette à celle qui venait de finir, et pendant que le pauvre Nabab entourait sa «petite femme chérie» d'excuses, de prières, de supplications, lui promettant un diadème de perles cent fois plus beau que le sien si elle voulait venir, elle regardait monter au plafond peint la fumée assoupissante, s'en enveloppait comme d'un imperturbable calme. A la fin, devant ce refus, ce mutisme, ce front où il sentait la barre d'un entêtement obstiné, Jansoulet débrida sa colère, se redressa de toute sa hauteur:
«Allons, dit-il, je le veux…»
Il se tourna vers les négresses:
«Habillez votre maîtresse, tout de suite…»
Et le rustre qu'il était au fond, le fils du cloutier méridional se retrouvant dans cette crise qui le remuait tout entier, il rejeta les courtines d'un geste brutal et méprisant, envoyant à terre les innombrables fanfreluches qu'elles portaient, et forçant la Levantine demi-nue à bondir sur ses pieds avec une promptitude étonnante chez cette massive personne. Elle rugit sous l'outrage, serra les plis de sa dalmatique contre son buste de nabote, envoya son petit bonnet de travers dans ses cheveux écroulés, et se mit à invectiver son mari.
«Jamais, tu m'entends bien, jamais… tu m'y traînerais plutôt chez cette…»
L'ordure sortait à flot de ses lèvres lourdes, comme d'une bouche d'égout. Jansoulet pouvait se croire dans un des affreux bouges du port de Marseille, assistant à une querelle de fille et de nervi, ou encore à quelque dispute en plein air entre Génoises, Maltaises et Provençales glanant sur le quai autour des sacs de blé qu'on décharge et s'injuriant à quatre pattes dans des tourbillons de poussière d'or. C'était bien la Levantine de port de mer, l'enfant gâtée, abandonnée, qui le soir, de sa terrasse, ou du fond de sa gondole, a entendu les matelots s'injurier dans toutes les langues des mers latines et qui a tout retenu. Le malheureux la regardait, effaré, atterré de ce qu'elle le forçait d'entendre, de sa grotesque personne écumant et râlant:
«Non, je n'irai pas… non, je n'irai pas.»
Et c'était la mère de ses enfants, une demoiselle Afchin!
Soudain, à la pensée que son sort était entre les mains de cette femme, qu'il ne lui en coûterait qu'une robe à mettre pour le sauver, et que l'heure fuyait, que bientôt il ne serait plus temps, une bouffée de crime lui monta au cerveau, décomposa tous ses traits. Il marcha droit sur elle, les mains ouvertes et crispées d'un air si terrible que la fille Afchin, épouvantée, se précipita en appelant vers la porte par où le masseur venait de sortir:
«Aristide!…»
Ce cri, cette voix, cette intimité de sa femme avec le subalterne… Jansoulet s'arrêta, dégrisé de sa colère, puis avec un geste de dégoût s'élança dehors, en jetant les portes, plus pressé encore de fuir le malheur et l'horreur qu'il devinait dans sa maison que d'aller chercher là-bas le secours qu'on lui avait promis.
Un quart d'heure après, il faisait son entrée chez Hemerlingue, envoyait en entrant un geste désolé au banquier, et s'approchait de la baronne en balbutiant la phrase toute faite qu'il avait entendu répéter si souvent, le soir de son bal… «Sa femme très souffrante… désespérée de n'avoir pu…» Elle ne lui laissa pas le temps d'achever, se leva lentement, se déroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisées de sa robe étroite, dit sans le regarder avec son accent corrigé: «Oh! je savais… je savais…» puis changea de place et ne s'occupa plus de lui. Il essaya de s'approcher d'Hemerlingue, mais celui-ci semblait très absorbé dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s'asseoir près de madame Jenkins dont l'isolement tint compagnie au sien. Mais, tout en causant avec la pauvre femme, aussi languissante qu'il était lui-même préoccupé, il regardait la baronne faire les honneurs de ce salon, si confortable auprès de ses grandes halles dorées.
On partait. Madame Hemerlingue reconduisait quelques-unes de ces dames, tendait son front à la vieille princesse, s'inclinait sous la bénédiction de l'évêque Arménien, saluait d'un sourire les jeunes gandins à cannes, trouvait pour chacun l'adieu qu'il fallait avec une aisance parfaite; et le malheureux ne pouvait s'empêcher de comparer cette esclave orientale si Parisienne, si distinguée au milieu de la société la plus exquise du monde, avec l'autre là-bas, l'Européenne avachie par l'Orient, abrutie de tabac turc et bouffie d'oisiveté. Ses ambitions, son orgueil de mari étaient déçus, humiliés dans cette union dont il voyait maintenant le danger et le vide, dernière cruauté du destin qui lui enlevait même le refuge du bonheur intime contre toutes ses déconvenues publiques.
Peu à peu le salon se dégarnissait. Les Levantines disparaissaient l'une après l'autre, laissant chaque fois un vide immense à leur place. Madame Jenkins était partie, il ne restait plus que deux ou trois dames inconnues de Jansoulet, entre lesquelles la maîtresse de la maison semblait s'abriter de lui. Mais Hemerlingue était libre, et le Nabab le rejoignit au moment où il s'esquivait furtivement du côté de ses bureaux situés au même étage, en face les appartements. Jansoulet sortit avec lui, oubliant dans son trouble de saluer la baronne; et une fois sur le palier décoré en antichambre, le gros Hemerlingue, très froid, très réservé tant qu'il s'était senti sous l'oeil de sa femme, reprit une figure un peu plus ouverte.
«C'est très fâcheux, dit-il à voix basse comme s'il craignait d'être entendu, que madame Jansoulet n'ait pas voulu venir.»
Jansoulet lui répondit par un mouvement de désespoir et de farouche impuissance.
«Fâcheux… fâcheux… répétait l'autre en soufflant et cherchant sa clef dans sa poche.
—Voyons, vieux, dit le Nabab en lui prenant la main, ce n'est pas une raison parce que nos femmes ne s'entendent pas… Ça n'empêche pas de rester camarades… Quelle bonne causette, hein? l'autre jour…
—Sans doute… disait le baron, se dégageant pour ouvrir la porte qui glissa sans bruit, montrant le haut cabinet de travail dont la lampe brûlait solitaire devant l'énorme fauteuil vide… Allons, adieu, je te quitte… J'ai mon courrier à fermer.
—Ya didou, Mouci…[1] fit le pauvre Nabab essayant de plaisanter, et se servant du patois sabir pour rappeler au vieux copain tous les bons souvenirs remués l'avant-veille… Ça tient toujours notre visite à Le Merquier… Le tableau que nous devons lui offrir, tu sais bien… Quel jour veux-tu?
[Note 1: Hé, dis donc, monsieur… ]
—Ah! oui, Le Merquier… C'est vrai… Eh bien! mais prochainement…
Je t'écrirai…
—Bien sûr?… Tu sais que c'est pressé…
—Oui, oui, je t'écrirai… Adieu.»
Et le gros homme referma sa porte vivement comme s'il avait peur que sa femme arrivât.
Deux jours après, le Nabab recevait un mot d'Hemerlingue, presque indéchiffrable sous ses petites pattes de mouches compliquées d'abréviations plus ou moins commerciales derrière lesquelles l'ex-cantinier dissimulait son manque absolu d'orthographe:
_Mon ch/ anc/ cam/
Je ne puis décid/ t'accom/ chez Le Merq/. Trop d'aff/ en ce mom/.
D'aill/ v/ ser/ mieux seuls pour caus/. Vas-y carrem/. On t'att/. R/
Cassette, tous les mat/ de 8 à 10.
A toi cor/_
HEM/.
Au dessous, en post-scriptum, une écriture très fine aussi, mais plus nette, avait écrit très lisiblement:
«Un tableau religieux, autant que possible!…»
Que penser de cette lettre? Y avait-il bonne volonté réelle ou défaite polie? En tout cas l'hésitation n'était plus permise. Le temps brûlait. Jansoulet fit donc un effort courageux, car Le Merquier l'intimidait beaucoup, et se rendit chez lui un matin.
Notre étrange Paris, dans sa population et ses aspects, semble une carte d'échantillon du monde entier. On trouve dans le Marais des rues étroites à vieilles portes brodées, vermiculées, à pignons avançants, à balcons en moucharabies qui vous font penser à l'antique Heidelberg. Le faubourg Saint-Honoré dans sa partie large autour de l'église russe aux minarets blancs, aux boules d'or, évoque un quartier de Moscou. Sur Montmartre je sais un coin pittoresque et encombré qui est de l'Alger pur. Des petits hôtels bas et nets, derrière leur entrée à plaque de cuivre et leur jardin particulier, s'alignent en rues anglaises entre Neuilly et les Champs-Élysées; tandis que tout le chevet de Saint-Sulpice, la rue Férou, la rue Cassette, paisibles dans l'ombre des grosses tours, inégalement pavées, aux portes à marteau, semblent détachées d'une ville provinciale et religieuse: Tours ou Orléans par exemple, dans le quartier de la cathédrale et de l'évêché, où de grands arbres dépassant les murs se bercent au bruit des cloches et des répons.
C'est là, dans le voisinage du cercle catholique dont il venait d'être nommé président honoraire, qu'habitait Me Le Merquier, avocat, député de Lyon, homme d'affaires de toutes les grandes communautés de France, et que Hemerlingue, par une pensée bien profonde chez ce gros homme, avait chargé des intérêts de sa maison.
En arrivant vers neuf heures devant un ancien hôtel dont le rez-de-chaussée se trouvait occupé par une librairie religieuse endormie dans son odeur de sacristie et de papier grossier à imprimer des miracles, en montant ce large escalier blanchi à la chaux comme celui d'un couvent, Jansoulet se sentit pénétré par cette atmosphère provinciale et catholique où revivaient pour lui les souvenirs d'un passé méridional, des impressions d'enfance encore intactes et fraîches grâce à son long dépaysement, et que le fils de Françoise n'avait eu, depuis son arrivée à Paris, ni le temps ni l'occasion de renier. L'hypocrisie mondaine devant lui avait revêtu toutes ses formes, essayé tous ses masques, excepté celui de l'intégrité religieuse. Aussi se refusait-il à croire à la vénalité d'un homme vivant en un pareil milieu. Introduit dans l'antichambre de l'avocat, vaste parloir aux rideaux de mousseline empesés fin comme des surplis, ayant pour seul ornement, au-dessus de la porte, une grande et belle copie du Christ mort, du Tintoret, son incertitude et son trouble se changèrent en conviction indignée. Ce n'était pas possible. On l'avait trompé sur Le Merquier. Il y avait là sûrement une médisance audacieuse, comme Paris est si léger à en répandre; ou peut-être lui tendait-on un de ces pièges féroces contre lesquels il ne faisait que trébucher depuis six mois. Non, cette conscience farouche renommée au Palais et à la Chambre, ce personnage austère et froid ne pouvait être traité comme ces gros pachas ventrus, à la ceinture lâche, aux manches flottantes si commodes pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s'exposer à un refus scandaleux, à la révolte légitime de l'honneur méconnu, que d'essayer de tels moyens de corruption.
Le Nabab se disait cela, assis sur le banc de chêne qui courait autour de la salle, lustré par les robes de serge et le drap rugueux des soutanes. Malgré l'heure matinale, plusieurs personnes attendaient ainsi que lui. Un dominicain se promenant à grands pas, figure ascétique et sereine, deux bonnes soeurs enfoncées sous la cornette égrenant de longs chapelets qui leur mesuraient l'attente, des prêtres du diocèse lyonnais reconnaissables à la forme de leurs chapeaux, puis d'autres gens de mine recueillie et sévère installés devant la grande table en bois noir qui tenait le milieu de la pièce et feuilletant quelques-uns de ces journaux édifiants qui s'impriment sur la colline de Fourvières, l'Écho du Purgatoire, le Rosier de Marie, et donnent en prime aux abonnés d'un an des indulgences pontificales, des rémissions de peines futures. Quelques mots à voix basse, une toux étouffée, le léger susurrement de la prière des bonnes soeurs rappelaient à Jansoulet la sensation confuse et lointaine d'heures d'attente dans un coin de l'église de son village, autour du confessionnal, aux approches des grandes fêtes.
Enfin, son tour vint de passer, et s'il avait pu lui rester encore un doute sur Me Le Merquier, il ne douta plus en voyant ce grand cabinet simple et sévère,—un peu plus orné cependant que l'antichambre,—dans lequel l'avocat encadrait l'austérité de ses principes et de sa maigre personne, longue, voûtée, étroite aux épaules, serrée par un éternel habit noir trop court de manches et d'où sortaient deux poignets noirs, carrés et plats, deux bâtons d'encre de Chine hiéroglyphes de grosses veines. Le député clérical avait, dans le teint blafard du Lyonnais moisi entre ses deux rivières, une certaine vie d'expression qu'il devait à son regard double, tantôt étincelant mais impénétrable derrière le verre de ses lunettes, le plus souvent vif, méfiant et noir pardessus ces mêmes lunettes, et cerné de l'ombre rentrante que donne à l'arcade sourcilière l'oeil levé, la tête basse.
Après un accueil presque cordial en comparaison du froid salut que les deux collègues échangeaient à la Chambre, un «je vous attendais,» où se glissait peut-être une intention, l'avocat montra au Nabab le fauteuil près de son bureau, signifia au domestique béat et tout de noir vêtu, non point «de serrer la haire avec la discipline,» mais de ne plus venir que quand on le sonnerait, rangea quelques papiers épars, après quoi, ses jambes croisées l'une sur l'autre, s'enfonçant dans son fauteuil avec le ramassement de l'homme qui se dispose à écouter, qui devient tout oreilles, il mit son menton dans sa main et resta là, les yeux fixés sur un grand rideau de reps vert tombant jusqu'à terre en face de lui.
L'instant était décisif, la situation embarrassante. Mais Jansoulet n'hésita pas. C'était une de ses prétentions, à ce pauvre Nabab, que de se connaître en hommes aussi bien que Mora. Et ce flair, qui, disait-il, ne l'avait jamais trompé, l'avertissait qu'il se trouvait en ce moment devant une honnêteté rigide et inébranlable, une conscience en pierre dure à l'épreuve du pic et de la poudre. «Ma conscience!» Il changea donc subitement son programme, jeta les ruses, les sous-entendus où s'empêtrait sa franche et vaillante nature, et la tête haute, le coeur découvert, tint à cet honnête homme un langage qu'il était fait pour comprendre.
«Ne vous étonnez pas, mon cher collègue,—sa voix tremblait, mais elle s'assura bientôt dans la conviction de sa défense,—ne vous étonnez pas si je suis venu vous trouver ici au lieu de demander simplement à être entendu par le troisième bureau. Les explications que j'ai à vous fournir sont d'une nature tellement délicate et confidentielle qu'il m'eût été impossible de les donner dans un lieu public, devant mes collègues assemblés.»
Me Le Merquier, par-dessus ses lunettes, regarda le rideau d'un air effaré. Évidemment la conversation prenait un tour imprévu.
«Le fond de la question je ne l'aborde pas, reprit le Nabab… Votre rapport, j'en suis sûr, est impartial et loyal, tel que votre conscience a dû vous le dicter. Seulement il a couru sur mon compte d'écoeurantes calomnies auxquelles je n'ai pas répondu et qui ont peut-être influencé l'opinion du bureau. C'est à ce sujet que je veux vous parler. Je sais la confiance dont vos collègues vous honorent, M. Le Merquier, et que, lorsque je vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que j'aie besoin d'étaler ma tristesse devant tous… Vous connaissez l'accusation. Je parle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y en a tant qu'on pourrait s'y tromper… Mes ennemis ont donné des noms, des dates, des adresses… Eh bien! je vous apporte les preuves de mon innocence. Je les découvre devant vous, devant vous seul; car j'ai de graves raisons pour tenir toute cette affaire secrète.»
Il montra alors à l'avocat une attestation du consulat de Tunis, que pendant vingt ans il n'avait quitté la principauté que deux fois, la première pour aller retrouver son père mourant au Bourg-Saint-Andéol, la seconde pour faire avec le bey une visite de trois jours à son château de Saint-Romans.
«Comment se fait-il qu'avec un document aussi positif entre les mains je n'aie pas cité mes insulteurs devant les tribunaux pour les démentir et les confondre?… Hélas! Monsieur, il y a dans les familles des solidarités cruelles… J'ai eu un frère, un pauvre être, faible et gâté, qui a roulé longtemps dans la boue de Paris, y a laissé son intelligence et son honneur… Est-il descendu à ce degré d'abjection où l'on m'a mis en son nom?… Je n'ai pas osé m'en convaincre… Ce que j'affirme, c'est que mon pauvre père, qui en savait plus que personne à la maison là-dessus, m'a dit tout bas en mourant: «Bernard, c'est l'aîné qui me tue… Je meurs de honte, mon enfant.»
Il fit une pause nécessaire à son émotion suffoquée, puis:
«Mon père est mort, Me Le Merquier, mais ma mère vit toujours, et c'est pour elle, pour son repos, que j'ai reculé, que je recule encore devant le retentissement de ma justification. En somme, jusqu'à présent, les souillures qui m'ont atteint n'ont pu rejaillir jusqu'à elle. Cela ne sort pas d'un certain monde, d'une presse spéciale, dont la bonne femme est à mille lieues… Mais les tribunaux, un procès, c'est notre malheur promené d'un bout de la France à l'autre, les articles du Messager reproduits par tous les journaux, même ceux du petit pays qu'habite ma mère. La calomnie, ma défense, ses deux enfants couverts de honte du même coup, le nom—seule fierté de la vieille paysanne—à tout jamais sali… Ce serait trop pour elle. Il y aurait de quoi la tuer. Et vrai, je trouve que c'est assez d'un… Voilà pourquoi j'ai eu le courage de me taire, de lasser, si je le pouvais, mes ennemis par le silence. Mais j'ai besoin d'un répondant vis-à-vis de la Chambre. Je veux lui ôter le droit de me repousser pour des motifs déshonorants, et puisqu'elle vous a choisi pour rapporteur, je suis venu tout vous dire comme à un confesseur, à un prêtre, en vous priant de ne rien divulguer de cette conversation, même dans l'intérêt de ma cause… Je ne vous demande que cela, mon cher collègue, une discrétion absolue; pour le reste, je m'en rapporte à votre justice et à votre loyauté.»
Il se levait, allait partir, et Le Merquier ne bougeait pas, interrogeant toujours la tenture verte devant lui, comme s'il y cherchait l'inspiration de sa réponse… Enfin:
«Il sera fait comme vous le désirez, mon cher collègue. Cette confidence restera entre nous… Vous ne m'avez rien dit, je n'ai rien entendu.»
Le Nabab encore tout enflammé de son élan qui appelait—semblait-il—une réponse cordiale, une poignée de main frémissante, se sentit saisi d'un étrange malaise. Cette froideur, ce regard absent le gênaient tellement qu'il gagnait déjà la porte avec le gauche salut des importuns. Mais l'autre le retint:
«Attendez donc, mon cher collègue… Comme vous êtes pressé de me quitter… Encore quelques instants, je vous en prie… Je suis trop heureux de m'entretenir avec un homme tel que vous… D'autant que nous avons plus d'un lien commun… Notre ami Hemerlingue m'a dit que vous vous occupiez beaucoup de tableaux, vous aussi.»
Jansoulet tressaillit. Ces deux mots: «Hemerlingue… tableaux.» se rencontrant dans la même phrase et si inopinément, lui rendaient tous ses doutes, toutes ses perplexités. Il ne se livra pas encore cependant et laissa Le Merquier poser les mots l'un devant l'autre en tâtant le terrain pour ses avances trébuchantes… On lui avait beaucoup parlé de la galerie de son honorable collègue… «Serait-ce indiscret de solliciter la faveur d'être admis à…?
—Comment donc! mais je serais trop honoré,» dit le Nabab chatouillé dans le point le plus sensible—parce qu'il avait été le plus coûteux—de sa vanité; et, regardant autour de lui les murs du cabinet, il ajouta d'un ton connaisseur: «Vous aussi, vous possédez quelques beaux morceaux…
—Oh! fit l'autre modestement, à peine quelques toiles… C'est si cher aujourd'hui, la peinture… c'est un goût si onéreux à satisfaire, une vraie passion de luxe… Une passion de nabab, dit-il en souriant, avec un coup d'oeil furtif par-dessus ses lunettes.»
C'étaient deux joueurs prudents face à face; Jansoulet seulement un peu dérouté dans cette situation nouvelle, où il lui fallait se garer, lui qui ne savait que les coups d'audace.
«Quand je pense, murmura l'avocat, que j'ai mis dix ans à meubler ces murs, et qu'il me reste encore tout ce panneau à remplir…»
En effet, à l'endroit le plus apparent de la haute cloison s'étalait une place vide, évacuée plutôt, car un gros clou doré près du plafond montrait la trace visible, presque grossière, du piège tendu au pauvre naïf, qui s'y laissa prendre sottement.
«Mon cher monsieur le Merquier, dit-il d'une voix engageante et bon enfant, j'ai justement une vierge du Tintoret à la mesure de votre panneau…»
Impossible de rien lire dans les yeux de l'avocat réfugiés cette fois sous leur abri miroitant.
«Permettez-moi de l'accrocher là, en face de votre table… Cela vous donnera l'occasion de penser quelquefois à moi…
—Et d'atténuer les sévérités de mon rapport, n'est-ce pas, Monsieur? s'écria Le Merquier, formidable et debout, la main sur la sonnette… J'ai vu bien des impudeurs dans ma vie, jamais rien de pareil à celle-là… Des offres semblables à moi, chez moi!…
—Mais, mon cher collègue, je vous jure…
—Reconduisez…» dit l'avocat au domestique patibulaire qui venait d'entrer; et du milieu de son cabinet dont la porte restait ouverte, devant tout le parloir où les patenôtres se taisaient, il poursuivit Jansoulet—qui tendait le dos et se hâtait en balbutiant vers la sortie—de ces paroles foudroyantes:
«C'est l'honneur de toute la Chambre que vous venez d'outrager dans ma personne, Monsieur… Nos collègues en seront informés aujourd'hui même; et, ce grief de plus se joignant à d'autres, vous apprendrez à vos dépens que Paris n'est pas l'Orient et qu'on n'y pratique pas, comme là-bas, le marchandage et le trafic honteux de la conscience humaine.»
Puis, après avoir chassé le vendeur du temple, l'homme juste referma sa porte, et s'approchant du mystérieux rideau vert, dit d'un ton qui sortait doucereux de sa feinte colère:
«Est-ce bien cela, baronne Marie?»
XXI
LA SÉANCE
Ce matin-là, par exception, il n'y avait pas eu de grand déjeuner au n° 32 de la place Vendôme. Aussi vous auriez vu vers une heure la panse majestueuse de M. Barreau s'épanouir en blancheur à l'entrée du porche parmi quatre ou cinq marmitons coiffés de leurs barrettes, tout autant de palefreniers en béret écossais, groupe imposant qui donnait à la maison somptueuse l'aspect d'un hôtel de voyageurs, dont le personnel aurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui complétait la ressemblance, c'était le fiacre arrêté devant la porte et le cocher en train de descendre une malle en cuir de forme antique, pendant qu'une grande vieille, embéguinée de jaune, la taille droite dans un petit châle vert, sautait légèrement sur le trottoir, un panier au bras, regardait le numéro avec beaucoup d'attention, puis s'approchait de la valetaille pour demander si c'était bien là que demeurait M. Bernard Jansoulet.
«C'est ici, lui répondit-on… Mais il n'y est pas.
—Ça ne fait rien, dit la vieille très naturellement.»
Elle revint vers le cocher, fit poser sa malle sous le porche, et paya, non sans renfoncer ensuite son porte-monnaie dans sa poche, d'un geste qui en disait long sur les méfiances de la province.
Depuis que Jansoulet était député de la Corse, on avait tant vu débarquer chez lui de ces types exotiques et étranges, que les domestiques ne s'étonnèrent pas trop devant cette femme au teint brûlé, aux yeux charbonnés et ardents, ressemblant bien sous sa coiffe sévère à une vraie Corse, à quelque vieille vocératrice arrivée tout droit du maquis, mais se distinguant des insulaires fraîchement débarqués par l'aisance et la tranquillité de ses manières.
«Comme çà, le maître n'est pas là?… dit-elle avec une intonation qui s'adressait bien plus aux gens d'une ferme, d'un mas de son pays, qu'à la valetaille insolente d'une grande maison parisienne.
—Non… le maître n'est pas là.
—Et les enfants?
—Ils prennent leur leçon… Vous ne pouvez pas les voir.
—Et madame?
—Elle dort… On n'entre pas dans sa chambre avant trois heures.»
Cela parut l'étonner un peu, la brave femme, qu'on pût rester au lit si tard; mais le sûr instinct, qui à défaut d'éducation guide les natures distinguées, l'empêcha de rien dire devant les domestiques, et, tout de suite, elle demanda à parler à Paul de Géry.
«Il est en voyage…
—Bompain Jean-Baptiste, alors?
—A la séance, avec monsieur…»
Son gros sourcil gris se fronça:
«C'est égal… montez ma malle tout de même.»
Et, avec un petit frisement d'oeil malicieux, une fierté, une revanche des regards insolents posés sur elle, elle ajouta:
«Je suis la maman.»
Marmitons et palefreniers s'écartèrent respectueusement. M. Barreau souleva son bonnet:
«Je me disais bien que j'avais vu madame quelque part.
—C'est ce que je me disais aussi, mon garçon, répondit la mère Jansoulet à qui le souvenir des tristes fêtes du bey venait de donner un frisson au coeur.»
Mon garçon!… à M. Barreau, à un homme de cette importance… Voilà qui la mettait tout de suite très haut dans l'estime de tout ce monde-là.
Ah! les grandeurs et les splendeurs ne l'éblouissaient guère, la courageuse vieille. Ce n'était pas une mère Boby d'opéra-comique s'extasiant sur les dorures et les beaux affiquets; et, dans le grand escalier qu'elle montait derrière sa malle, les corbeilles de fleurs à tous les étages, les lampadaires soutenus par des statues de bronze ne l'empêchèrent pas de remarquer qu'il y avait un doigt de poussière sur la rampe et des déchirures au tapis. On la conduisit aux appartements du second, réservés à la Levantine et aux enfants, et là, dans une salle servant de lingerie, qui devait être voisine du cabinet d'études, car on entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit toute seule, son panier sur les genoux, le retour de son Bernard, peut-être le réveil de sa bru, ou la grande joie d'embrasser ses petits-fils. Rien mieux que ce qu'elle voyait autour d'elle ne pouvait lui donner une idée du désordre d'un intérieur livré aux domestiques, où manquent la surveillance de la femme et son activité prévoyante. Dans de vastes armoires, toutes ouvertes, le linge s'amoncelait pêle-mêle en piles éventrées, irrégulières, dégringolantes, les draps de batiste, les services de Saxe tamponnés, chiffonnés, et les serrures empêchées de fonctionner par quelque broderie en déroute, que personne ne se donnait la peine de relever. Pourtant il passait bien des servantes dans cette lingerie, des négresses en madras jaune qui tiraient de là en hâte une serviette, un tablier, marchaient à même ces richesses domestiques répandues, traînaient jusqu'au bout de la pièce sur leurs pieds plats des ruches de dentelles décousues d'un grand jupon qu'une fille de chambre avait jeté, le dé d'un côté, les ciseaux de l'autre, comme un ouvrage prêt à reprendre.
L'artisane demi-rustique qu'était restée la mère du millionnaire Jansoulet se trouvait choquée ici dans le respect, la tendresse, les douces manies qu'inspire à la provinciale l'armoire au linge remplie pièce à pièce jusqu'au faîte, pleine des reliques du passé pauvre, et dont le contenu s'augmente et s'affine peu à peu, premier effort de l'aisance, de la richesse apparente d'un logis. Encore celle-là tenait la quenouille du matin au soir, et si la ménagère s'indignait, la fileuse aurait pleuré comme devant une profanation. A la fin, n'y tenant plus, elle se leva, quitta sa pose observatrice et patiente; et courbée, active, son petit châle vert déplacé à chaque mouvement, se mit à ramasser, détirer, plier soigneusement ce linge magnifique, comme elle faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu'elle se donnait la fête d'une grande lessive, occupant vingt journalières, les mannes débordant de blancheurs flottantes et les draps claquant au vent du matin sur les longues cordes à sécher. Elle était au plus fort de cette occupation qui lui aurait fait oublier le voyage, Paris, jusqu'à l'endroit ou elle se trouvait, quand un homme replet, trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette de velours dessinant une encolure de taureau, fit son entrée dans la lingerie.
«Té!… Cabassu…
—Vous ici, madame Françoise… En voilà une surprise, dit le masseur, écarquillant ses gros yeux de giaour de pendule.
—Mais oui, mon brave Cabassu, c'est moi… Je viens d'arriver… Et, comme tu vois, je suis déjà à l'ouvrage. Ça me saignait l'âme de voir tout ce gâchis.
—Vous êtes donc venue pour la séance?
—Quelle séance?
—Mais la grande séance du Corps législatif… C'est aujourd'hui…
—Ma foi, non. Qu'est-ce que tu veux que cela puisse me faire?… Je n'y comprendrais rien à cette chose-là… Non, je suis venue parce que j'avais envie de connaître mes petits Jansoulet, et puis que je commençais à être inquiète. Voilà plusieurs fois que j'écrivais sans recevoir de réponse. J'ai eu peur qu'il y eût un enfant malade, que Bernard fût mal dans ses affaires, toutes sortes de mauvaises idées. Il m'a pris un gros chagrin noir, et je suis partie… Ils vont tous bien ici, à ce qu'on m'a dit?…
—Mais oui, madame Françoise… Grâce à Dieu, tout le monde se porte à merveille.
—Et Bernard?… Son commerce… Ça marche comme il veut?…
—Oh! vous savez, on a toujours ses petits tracas dans la vie de ce monde…; finalement, je crois qu'il n'a pas à se plaindre… Mais j'y songe, vous devez avoir faim… Je vas vous faire servir quelque chose.»
Il allait sonner, à l'aise et chez lui bien plus que la vieille mère.
Elle le retint:
«Non, non, je n'ai besoin de rien. Il me reste encore des provisions du voyage.»
Sur le bord de la table elle posait deux figues, une croûte de pain, tirées de son panier, puis, tout en mangeant:
«Et toi, petit, tes affaires?… Tu m'as l'air joliment requinqué depuis la dernière fois que tu es venu au Bourg… Quel linge, quels effets!… Dans quelle partie es-tu donc?
—Professeur de massage… répondit Aristide gravement.
—Professeur, toi?… dit-elle avec un étonnement respectueux; mais elle n'osa lui demander ce qu'il enseignait, et Cabassu, que ces questions embarrassaient un peu, se hâta de passer à un autre sujet:
—Si j'allais chercher les enfants… On ne leur a donc pas dit que leur grand'mère était là?…
—C'est moi qui n'ai pas voulu les déranger de leur travail… Mais je crois que la classe est finie maintenant. Écoute…»
On entendait derrière la porte cette impatience piétinante des écoliers qui vont sortir, avides d'espace et d'air; et la vieille savourait ce joli train qui doublait son désir maternel, mais l'empêchait de rien faire pour en hâter le contentement… Enfin, la porte s'ouvrit… Le précepteur parut d'abord, un abbé au nez pointu, aux fortes pommettes, que nous avons vu figurer aux déjeuners d'apparat d'autrefois. Brouillé avec son évêque, l'ambitieux desservant avait quitté le diocèse où il exerçait, et, dans sa position précaire d'irrégulier du clergé,—car le clergé a sa bohème, lui aussi—se trouvait heureux d'instruire les petits Jansoulet, récemment expulsés de Bourdaloue. De cet air solennel, arrogant, accablé de responsabilités, que devaient avoir les grands prélats chargés de l'éducation des Dauphins de France, il précédait trois petits bonshommes frisés, gantés, à chapeaux oblongs, en vestons courts, avec des sacs de cuir en sautoir et de grands bas rouges montant jusqu'au milieu de leurs petites jambes maigriotes d'enfants grandissants, la tenue du parfait vélocipédiste au moment de monter en selle.
«Mes enfants, dit Cabassu, le familier de la maison, voilà madame Jansoulet, votre grand'mère, qui est venue à Paris exprès pour vous voir.»
Ils s'arrêtèrent très étonnés, en rang de taille, examinant ce vieux visage crevassé entre les barbes jaunes de sa coiffe, cette mise étrange, d'une simplicité inconnue; et l'étonnement de leur grand'mère répondait au leur, doublée d'une déconvenue navrante et de la gêne ressentie en face de ces petits messieurs gourmés et dédaigneux autant que les marquis, les comtes, les préfets en tournée que son fils lui amenait à Saint-Romans. Sur l'injonction de leur précepteur «de saluer leur vénérable aïeule,» ils vinrent à tour de rôle lui donner ces petites poignées de mains à bras trop courts, dont ils avaient tant distribué dans les mansardes; et le fait est que cette bonne femme à la figure terreuse, aux hardes propres mais bien simples, leur rappelait les visites de charité du collège Bourdaloue. Ils sentaient d'eux à elle le même inconnu, la même distance, qu'aucun souvenir, que nulle parole de leurs parents n'était jamais venue combler. L'abbé comprit cette gêne et se lança, pour la dissiper, dans une allocution débitée de cette voix de gorge, avec ces gestes virulents, familiers à ceux qui croient toujours avoir au-dessous d'eux les dix marches de hauteur d'une chaire:
«Eh bien! madame, le voilà venu, le jour, le grand jour où M. Jansoulet va confondre ses ennemis. Confundantur hostes mei, quia injuste iniquitatem fecerunt in me, parce qu'ils m'ont injustement persécuté.»
La vieille s'inclina religieusement devant le latin de l'Église qui passait; mais sa figure prit une expression vague d'inquiétude à cette idée d'ennemis et de persécutions.
«Ces ennemis sont puissants et nombreux, ma noble dame, mais ne nous alarmons pas outre mesure. Ayons confiance aux décrets du ciel et à la justice de notre cause. Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera pas ébranlée. In medio ejus non commovebitur.»
Un nègre gigantesque, tout galonné d'or neuf, l'interrompit, en annonçant que les vélocipèdes étaient prêts, pour la leçon quotidienne sur la terrasse des Tuileries. Avant de partir, les enfants secouèrent encore solennellement la main ridée et caillouteuse de leur aïeule qui les regardait partir, stupéfaite et le coeur serré, quand tout à coup, par un adorable mouvement spontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se retourna vivement, bouscula le grand nègre, et vint se jeter, la tête en avant, comme un petit buffle, dans les jupes de la mère Jansoulet qu'il serra à bras le corps en lui tendant son front lisse éclaboussé de boucles brunes, avec la bonne grâce de l'enfant qui offre sa caresse comme une fleur. Peut-être celui-là, plus près du nid et de ses tiédeurs, des girons qui bercent et des nourrices aux chansons patoises, avait-il senti venir vers son petit coeur les effluves maternelles dont le privait la Levantine. La vieille «Grand» frissonna toute, à la surprise de cette étreinte instinctive:
«Oh! mon petit… mon petit… dit-elle en saisissant la grosse petite tête soyeuse et frisée qui lui en rappelait une autre, et elle l'embrassa éperdument. Puis, l'enfant se dégagea, se sauva sans rien dire, les cheveux mouillés de larmes chaudes.
Restée seule avec Cabassu, la mère, que ce baiser avait réconfortée, demanda quelques explications sur les paroles du prêtre. Son fils avait donc beaucoup d'ennemis?
«Oh! disait Cabassu, ce n'est pas étonnant, dans sa position…
—Mais enfin qu'est-ce que c'est que ce grand jour, cette séance dont vous me parlez tous?
—Eh bé! oui… C'est aujourd'hui qu'on va savoir si Bernard sera ou non député.
—Comment?… il ne l'est donc pas encore?… Et moi qui l'ai dit partout dans le pays, moi qui ai tout illuminé Saint-Romans, il y a un mois… C'est donc un mensonge qu'on m'a fait faire.»
Le masseur eut beaucoup de peine à lui expliquer les formalités parlementaires de la validation des pouvoirs. Elle n'écoutait que d'une oreille, arpentant la lingerie avec fièvre.
«C'est là qu'il est, mon Bernard, en ce moment?
—Oui, Madame.
—Et les femmes, est-ce qu'elles peuvent y entrer, à cette Chambre?… Alors pourquoi donc que la sienne n'y est pas?… Car, enfin, je comprends bien que c'est une grande affaire pour lui… Il aurait besoin, un jour comme aujourd'hui, de sentir tous ceux qu'il aime à son côté… Tiens, sais-tu, mon garçon, tu vas m'y conduire, à sa séance… Est-ce que c'est loin?
—Non, tout près d'ici… Seulement, ce doit être déjà commencé. Et puis, ajouta le Giaour un peu gêné, c'est l'heure où madame a besoin de moi.
—Ah!… Est-ce que tu lui enseignes cette chose dont tu es professeur?
Comment dis-tu ça?…
—Le massage… Ça nous vient des anciens… Justement, la voilà qui sonne. On va venir me chercher. Voulez-vous que je l'avertisse que vous êtes ici?
—Non, non, j'aime bien mieux aller là-bas tout de suite.
—Mais vous n'avez pas de carte pour entrer?
—Bah! je dirai que je suis la mère de Jansoulet, et que je viens pour entendre juger mon fils.»
Pauvre mère! elle ne croyait pas si bien dire.
«Attendez donc, madame Françoise. Je vais vous donner quelqu'un pour vous conduire, au moins.
—Oh! tu sais, moi, la domestiquaille, je n'ai jamais pu m'y faire. J'ai une langue. Il y a du monde par les rues. Je trouverai bien mon chemin.»
Il tenta un dernier effort, sans laisser voir toute sa pensée:
«Prenez garde. Ses ennemis vont parler contre lui à la Chambre. Vous allez entendre des choses qui vous feront de la peine.»
Oh! le beau sourire de croyance et de fierté maternelles avec lesquelles elle répondit:
«Est-ce que je ne sais pas mieux qu'eux tous ce que vaut mon enfant? Est-ce que rien pourrait me le faire méconnaître? Il faudrait que je sois une fière ingrate alors. Allons, zou!»
Et secouant terriblement ses coiffes, elle partit.
Le buste droit, la tête haute, la vieille s'en allait à brusques enjambées, sous les grandes arcades qu'on lui avait dit de suivre, un peu troublée par le roulement incessant des voitures et par l'oisiveté de sa marche que n'accompagnait plus le mouvement de cette fidèle quenouille, qui ne l'avait jamais quittée depuis cinquante ans. Toutes ces idées d'inimitiés, de persécutions, les paroles mystérieuses du prêtre, les restrictions de Cabassu l'agitaient, l'effrayaient. Elle y trouvait l'explication des pressentiments qui s'étaient emparés d'elle au point de l'arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à la surveillance du château et de son malade. Du reste, chose singulière, depuis que la fortune avait jeté sur son fils et sur elle cette chape d'or aux plis lourds, la mère Jansoulet ne s'y était pas encore faite et s'attendait toujours à la subite disparition de ces splendeurs… Qui sait si la débâcle n'allait pas commencer cette fois?… Et subitement, au travers de ces sombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout à l'heure, du tout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenait sur ses lèvres ridées le gonflement d'un sourire tendre; et ravie, elle murmurait dans son patois:
«Oh! de ce petit, pourtant…»
Une place magnifique, immense, éblouissante, deux gerbes d'eau envolées en poussière d'argent, puis un grand pont de pierre et, tout au bout, une maison carrée avec des statues devant, une grille où stationnaient des voitures, du monde qui entrait, des sergents de ville attroupés. C'était là… Elle écarta la foule bravement et marcha jusqu'à une haute porte vitrée.
«Votre carte, ma bonne femme?»
La bonne femme n'avait pas de carte, mais elle dit simplement à un de ces huissiers à revers rouges qui gardaient l'entrée:
«Je suis la mère de Bernard Jansoulet… Je viens pour la séance de mon garçon.»
C'était bien la séance de son garçon en effet; car, dans cette foule assiégeant les portes, dans celle qui remplissait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais, le même nom se chuchotait accompagné de sourires et de racontars. On s'attendait à un grand scandale, à des révélations terribles du rapporteur qui amèneraient sans doute quelque violence du barbare acculé; et l'on se pressait là comme pour une première représentation ou les plaidoiries d'une cause célèbre. La vieille mère n'aurait pu certainement se faire entendre au milieu de cette affluence, si la traînée d'or, laissée par le Nabab partout où il passait, et marquant sa trace royale, ne lui avait facilité tous les chemins. Elle allait donc derrière un huissier de service dans cet enchevêtrement de couloirs, de portes battantes, de salles nues et sonores, emplies d'un bourdonnement qui circulait avec l'air du bâtiment, sortait de ses murailles, comme si les pierres elles-mêmes imprégnées de «parlotage» joignaient des échos anciens à ceux de toutes ces voix. En traversant un corridor, elle vit un petit homme brun, qui gesticulait et criait aux gens de service:
«Vous direz à moussiou Jansoulet que c'est moi que ze souis le maire de Sarlazaccio, que z'ai été condamné à cinq mois de prison pour loui… Ça méritait bien oune carte pour la séance, corps de Dieu!»
Cinq mois de prison à cause de son fils… Pourquoi cela?… Très inquiète, elle arrivait enfin, les oreilles sifflantes, en haut d'un palier ou des inscriptions différentes «tribune du Sénat, du corps diplomatique, des députés» surmontaient des petites portes d'hôtel garni ou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir d'abord que quatre ou cinq rangs de banquettes chargées de monde, puis, en face, bien loin, séparées d'elle par un vaste espace clair, d'autres tribunes pareillement remplies, elle s'accotait tout debout au pourtour, étonnée d'être là, éblouie, abasourdie. Une bouffée d'air chaud qui lui venait dans la figure, un brouhaha de voix montantes l'attiraient dans la pente de l'estrade, vers l'espèce de gouffre ouvert au milieu du grand vaisseau, et où son fils devait être. Oh! qu'elle aurait voulu le voir… Alors en s'amincissant encore, en jouant de ses coudes pointus et durs comme son fuseau, elle se glissa, se faufila entre le mur et les banquettes, sans prendre garde aux petits courroux qu'elle éveillait, au dédain des femmes en toilette dont elle chiffonnait les dentelles, les parures printanières. Car l'assemblée était toute élégante, mondaine. La mère Jansoulet reconnaissait même, à son plastron inflexible, à son nez aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, qui portait si bien son nom d'oiseau de luxe; mais lui, ne la regardait pas. Avancée ainsi de quelques rangs, elle fut arrêtée par un dos d'homme assis, un dos énorme qui barrait tout, l'empêchait d'aller plus loin. Heureusement que de là, en se penchant un peu, elle apercevait presque toute la salle; et ces gradins en demi-cercle où se pressaient les députés, la tenture verte des murailles, cette chaire dans le fond occupée par un homme chauve, à l'air sévère, lui faisaient l'effet, sous le jour studieux et gris tombant de haut, d'une classe qui va commencer et que précèdent le bavardage, le déplacement d'écoliers dissipés.
Une chose la frappa, l'insistance des regards à ne se tourner que d'un côté, à chercher le même point attirant; et comme elle suivait ce courant de curiosité qui entraînait l'assemblée tout entière, aussi bien la salle que les tribunes, elle vit que ce qu'on regardait ainsi, c'était son fils.
Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dans quelques anciennes églises, au fond du choeur, à mi-hauteur dans la crypte, une logette en pierre, où le lépreux était admis à écouter l'office, montrant à la foule curieuse et craintive sa sombre silhouette de fauve accroupie contre les meurtrières pratiquées au mur. Françoise se souvenait très bien d'avoir vu, au village où elle avait été nourrie, le «ladre», effroi de son enfance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre, perdu dans l'ombre et la réprobation… En voyant son fils assis, la tête dans ses mains, seul, tout en haut, à part des autres, ce souvenir lui revint à l'esprit. «On dirait le ladre», murmura la paysanne. Et c'était bien un lépreux, en effet, ce pauvre Nabab, à qui ses millions rapportés d'Orient infligeaient en ce moment comme une terrible et mystérieuse maladie exotique. Par hasard, le banc où il avait choisi sa place s'éclaircissait de plusieurs vides causés par des congés ou des morts récentes; et tandis que les autres députés communiquaient entre eux, riaient, se faisaient des signes, lui se tenait silencieux, isolé, signalé à l'attention de toute la Chambre, attention que la mère Jansoulet devinait malveillante, ironique, et qui la brûlait au passage. Comment lui faire savoir qu'elle était là, près de lui, qu'un coeur fidèle battait non loin du sien? Il évitait de se tourner vers cette tribune. On eût dit qu'il la sentait hostile, qu'il craignait d'y voir des choses attristantes… Soudain, à un coup de sonnette venu de l'estrade présidentielle, un tressaillement courut par l'assemblée, toutes les têtes se penchèrent dans cet élancement attentif qui immobilise les traits de la face, et un homme maigre à lunettes, subitement dressé parmi tant de gens assis, ce qui lui donnait déjà l'autorité de l'attitude, dit en ouvrant le cahier qu'il tenait à la main:
«Messieurs, je viens au nom de votre troisième bureau, vous proposer d'annuler l'élection de la deuxième circonscription du département de la Corse.»
Dans le grand silence qui suivit cette phrase que la mère Jansoulet ne comprit pas, le gros poussah assis devant elle se mit à souffler violemment, et tout à coup, au premier rang de la tribune, un délicieux visage de femme se retourna vers lui, pour lui adresser un signe rapide d'intelligence et de contentement. Front pâle, lèvres minces, sourcils trop noirs dans le blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux de la bonne vieille, sans qu'elle sût pourquoi, l'effet douloureux du premier éclair quand l'orage commence et que l'appréhension de la foudre suit le vif échange des fluides.
Le Merquier lisait son rapport. La voix lente, blafarde, monotone, l'accent lyonnais, traînard et mou, où la longue taille de l'avocat se berçait par un mouvement de tête et d'épaules presque animal, faisaient un singulier contraste à la netteté féroce du réquisitoire. D'abord un rapide exposé des irrégularités électorales. Jamais le suffrage universel n'avait été traité avec ce sans-façon primitif et barbare. A Sarlazaccio, où le concurrent de Jansoulet paraissait devoir l'emporter, l'urne est détruite pendant la nuit précédant le dépouillement. Même aventure ou à peu près à Lévie, à Saint-André, à Avabessa. Et ce sont les maires eux-mêmes qui commettent ces attentats, emportent les urnes à leurs domiciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins de vote sous le couvert de leur autorité municipale. Nul respect de la loi. Partout la fraude, l'intrigue, même la violence. A Calcatoggio, un homme armé s'est tenu tout le temps de l'élection à la fenêtre d'une auberge, l'escopette au poing, juste en face de la mairie; et chaque fois qu'un partisan de Sébastiani, l'adversaire de Jansoulet, se montrait sur la place, l'homme le mettait en joue: «Si tu entres, je te brûle!» D'ailleurs, quand on voit des commissaires de police, des juges de paix, des vérificateurs de poids et mesures ne pas craindre de s'improviser agents électoraux, d'effrayer, d'entraîner la population soumise à toutes ces petites influences locales si tyranniques, n'est-ce pas la preuve d'une licence effrénée? Jusqu'à des prêtres, de saints pasteurs égarés par leur zèle pour le tronc des pauvres et l'entretien de leur église indigente, qui ont prêché une mission véritable en faveur de l'élection Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante, quoique moins respectable, a été mise en jeu pour la bonne cause, l'influence des bandits. «Oui, des bandits, Messieurs, je ne ris pas.» Et là-dessus une esquisse à grands traits du banditisme corse en général et de la famille Piedigriggio en particulier…
La Chambre, très attentive, écoutait avec une certaine inquiétude. En somme, c'était un candidat officiel dont on signalait ainsi les agissements, et ces étranges moeurs électorales appartenaient à ce pays privilégié, berceau de la famille impériale, si étroitement lié aux destinées de la dynastie, qu'une attaque à la Corse semblait remonter jusqu'au souverain. Mais quand on vit, au banc du gouvernement, le nouveau ministre d'État, successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de l'échec arrivé à une créature du défunt, sourire complaisamment au cruel persiflage de Le Merquier, aussitôt toute gêne disparut, et le sourire ministériel, répété sur trois cents bouches, s'agrandit bientôt en un rire à peine contenu, ce rire des foules dominées par une férule quelconque et que la moindre approbation du maître fait éclater. Dans les tribunes peu gâtées d'ordinaire sur le pittoresque, et que ces histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c'était une joie générale, une animation radieuse de tous ces visages de femmes, heureux de pouvoir paraître jolis sans manquer à la solennité de l'endroit. De petits chapeaux clairs frémissaient de toute leur aigrette fleurie, des bras ronds cerclés d'or s'accoudaient pour mieux écouter. Le grave Le Merquier avait apporté à la séance la distraction d'un spectacle, la petite note comique permise aux concerts de charité pour amadouer les profanes.
Impassible et très froid au milieu de son succès, il continuait à lire de sa voix morne et pénétrante comme une pluie lyonnaise:
«Maintenant, Messieurs, on se demande comment un étranger, un Provençal retour d'Orient, ignorant des intérêts et des besoins de cette île où on ne l'avait jamais vu avant les élections, le vrai type de ce que les Corses appellent dédaigneusement un continental, comment cet homme a pu susciter un pareil enthousiasme, un dévouement poussé jusqu'au crime, jusqu'à la profanation. C'est sa richesse qui nous répondra, son or funeste jeté à la face des électeurs, fourré de force dans leurs poches avec un cynisme effronté dont nous avons mille preuves.» Alors l'interminable série des dénonciations: «Je soussigné Croce (Antoine), atteste dans l'intérêt de la vérité que le commissaire de police Nardi venu chez nous un soir, m'a dit:—Écoute, Croce (Antoine)… je te jure sur le feu de cette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquante francs demain matin.» Et cet autre: «Je soussigné Lavezzi (Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris, dix-sept francs que m'offrait le maire de Pozzo-Negro pour voter contre mon cousin Sebastiani…» Il est probable que, pour trois francs de plus (Lavezzi Jacques-Alphonse) aurait dévoré son mépris en silence. Mais la Chambre n'y regardait pas de si près.
L'indignation la soulevait, cette chambre incorruptible. Elle grondait, elle s'agitait sur ses moelleuses banquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C'étaient des «oh!» de stupéfaction, des yeux en accent circonflexe, de brusques révoltes en arrière, ou des affaissements consternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de la dégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députés s'étaient servis des mêmes manoeuvres électorales, qu'il y avait là les héros de ces fameux «rastels,» de ces ripailles en plein vent promenant en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés, comme à des kermesses de Gargantua. Ceux-là justement criaient plus fort que les autres, se tournaient, furieux, vers le banc solitaire et élevé où le pauvre lépreux écoutait, immobile, la tête dans ses mains. Pourtant, au milieu du haro général, une voix s'élevait en sa faveur, mais sourde, inexercée, moins une parole qu'un bredouillement sympathique à travers lequel on distinguait vaguement: Grands services rendus à la population corse… Travaux considérables… Caisse territoriale.»
Celui qui bégayait ainsi était un tout petit homme en guêtres blanches, tête d'albinos, aux poils rares, hérissés par touffes. Mais l'interruption de ce maladroit ami ne put que fournir à Le Merquier une transition rapide et toute naturelle. Un sourire hideux écarta ses lèvres molles: «L'honorable M. Sarigue nous parle de la Caisse territoriale, nous allons pouvoir lui répondre.» L'antre Paganetti semblait lui être, en effet, très familier. En quelques phrases nettes et vives, il projeta la lumière jusqu'au fond du sombre repaire, en montra tous les pièges, tous les gouffres, les détours, les chausses-trappes, comme un guide secouant sa torche au dessus des oubliettes de quelque sinistre in pace. Il parla des fausses carrières, des chemins de fer en tracé, des paquebots chimériques disparus dans leur propre fumée. L'affreux désert de Taverna ne fut pas oublié, ni la vieille torre génoise, servant de bureau à l'agence maritime. Mais ce qui réjouit surtout la Chambre, ce fut le récit d'une cérémonie picaresque organisée par le gouverneur pour la percée d'un tunnel à travers le Monte-Rotondo, travail gigantesque toujours en projet, remis d'année en année, demandant des millions d'argent, des milliers de bras, et qu'on avait commencé en grande pompe huit jours avant l'élection. Le rapport relatait drôlement la chose, le premier coup de pioche donné par le candidat dans l'énorme montagne couverte de forêts séculaires, le discours du préfet, la bénédiction des oriflammes aux cris de «vive Bernard Jansoulet,» et deux cents ouvriers se mettant à l'oeuvre immédiatement, travaillant jour et nuit pendant une semaine, puis—sitôt l'élection faite—abandonnant sur place les débris du roc entamé autour d'une excavation dérisoire, un asile de plus pour les redoutables rôdeurs du maquis. Le tour était joué. Après avoir si longtemps extorqué l'argent des actionnaires, la Caisse territoriale venait de servir cette fois à subtiliser les votes des électeurs. «Du reste, Messieurs, voici un dernier détail, par lequel j'aurais pu commencer pour vous épargner le navrant récit de cette pasquinade électorale. J'apprends qu'une instruction judiciaire est ouverte aujourd'hui même contre le comptoir Corse, et qu'une sérieuse expertise de ses livres va très vraisemblablement amener un de ces scandales financiers trop fréquents, hélas! de nos jours, et auquel vous ne voudrez pas, pour l'honorabilité de cette Chambre, qu'aucun de vos membres se trouve mêlé.»
Sur cette révélation subite, le rapporteur s'arrêta un moment, prit un temps comme un comédien soulignant son effet; et dans le silence dramatique pesant tout à coup sur l'Assemblée, on entendit le bruit d'une porte qui se fermait. C'était le gouverneur Paganetti quittant lestement sa tribune, le visage blême, les yeux ronds, la bouche en sifflet d'un maître Pierrot qui vient de flairer dans l'air quelque formidable coup de batte. Monpavon, immobile, élargissait son plastron. Le gros homme soufflait violemment dans les guirlandes du petit chapeau blanc de sa femme.
La mère Jansoulet regardait son fils.
«J'ai parlé de l'honorabilité de la Chambre, Messieurs… je veux en parler encore…»
Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Après le rapporteur, l'orateur entrait en scène, le justicier plutôt. La face éteinte, le regard abrité, rien ne vivait, rien ne bougeait de son grand corps que le bras droit, ce bras long, anguleux, aux manches courtes, qui s'abaissait automatiquement comme un glaive de justice, mettait à chaque fin de phrase le geste cruel et inexorable d'une décollation. Et c'était certes une exécution véritable à laquelle on assistait. L'orateur voulait bien laisser de côté les légendes scandaleuses, le mystère qui planait sur cette fortune colossale acquise aux pays lointains, loin de tout contrôle. Mais il y avait dans la vie du candidat certains points difficiles à éclaircir, certains détails… Il hésitait, semblait chercher, épurer ses mots, puis devant l'impossibilité de formuler l'accusation directe: «Ne rabaissons point le débat, Messieurs… Vous m'avez compris, vous savez à quels bruits infâmes je fais allusion, à quelles calomnies, voudrais-je pouvoir dire; mais la vérité me force à déclarer que lorsque M. Jansoulet, appelé devant votre troisième bureau, a été mis en demeure de confondre les accusations dirigées contre lui, ses explications ont été si vagues, que tout en restant persuadés de son innocence, un soin scrupuleux de votre honneur nous a fait rejeter une candidature entachée d'un soupçon de ce genre. Non, cet homme ne doit pas siéger au milieu de vous. Qu'y ferait-il d'ailleurs?… Établi depuis si longtemps en Orient, il a désappris les lois, les moeurs, les usages de son pays. Il croit aux justices expéditives, aux bastonnades en pleine rue, il se fie aux abus de pouvoir, et, ce qui est pis encore, à la vénalité, à la bassesse accroupie de tous les hommes. C'est le traitant qui se figure que tout s'achète, quand on y met le prix, même les votes des électeurs, même la conscience de ses collègues…»
Il fallait voir avec quelle admiration naïve ces bons gros députés, engourdis de bien-être, écoutaient cet ascète, cet homme d'un autre âge, pareil à quelque saint Jérôme sorti du fond de sa thébaïde pour venir, en pleine assemblée du Bas-Empire, foudroyer de son éloquence indignée le luxe effronté des prévaricateurs et des concussionnaires. Comme on comprenait bien maintenant ce beau surnom de «Ma conscience» que lui décernait le Palais, et où il tenait tout entier avec sa grande taille et ses gestes inflexibles. Dans les tribunes, l'enthousiasme s'exaltait encore. De jolies têtes se penchaient pour le voir, pour boire sa parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquets de toutes nuances comme le vent dans la floraison d'un champ de blé. Une voix de femme criait d'un petit accent étranger: «Bravo… bravo…»
Et la mère?
Debout, immobile, recueillie dans son désir de comprendre quelque chose à cette phraséologie de prétoire, à ces allusions mystérieuses, elle était là comme ces sourds-muets qui ne devinent ce qu'on dit devant eux qu'au mouvement des lèvres, à l'accent des physionomies. Or il lui suffisait de regarder son fils et Le Merquier pour comprendre quel mal l'un faisait à l'autre, quelles intentions perfides, empoisonnées, tombaient de ce long discours sur le malheureux qu'on aurait pu croire endormi, sans le tremblement de ses fortes épaules et les crispations de ses mains dans ses cheveux qu'elles fourrageaient furieusement tout en lui cachant le visage. Oh! si de sa place elle avait pu lui crier: «N'aie pas peur, mon fils. S'ils te méprisent tous, ta mère t'aime. Viens-nous-en ensemble… Qu'est-ce que nous avons besoin d'eux?» Et un moment elle put croire que ce qu'elle lui disait ainsi dans le fond de son coeur arrivait jusqu'à lui par une intuition mystérieuse. Il venait de se lever, de secouer sa tête crépue, congestionnée, où la lippe enfantine de ses lèvres grelottait sous une nervosité de larmes. Mais, au lieu de quitter son banc, il s'y cramponnait au contraire, ses grosses mains pétrissant le bois du pupitre. L'autre avait fini, maintenant c'était son tour de répondre:
«Messieurs, dit-il…»
Il s'arrêta aussitôt, effrayé par le son rauque, affreusement sourd et vulgaire de sa voix, qu'il entendait pour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette halte tourmentée de mouvements de la face, d'intonations cherchées et qui ne sortaient pas, reprendre la force de sa défense. Et si l'angoisse de ce pauvre homme était saisissante, la vieille mère, là-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les lèvres comme pour l'aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique de sa torture. Quoiqu'il ne pût la voir, tourné comme il l'était par rapport à cette tribune qu'il évitait intentionnellement, ce souffle maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui rendre la vie, et subitement sa parole et son geste se trouvèrent déliés:
«Avant tout, Messieurs, je déclare que je ne viens pas défendre mon élection… Si vous croyez que les moeurs électorales n'ont pas été toujours les mêmes en Corse, qu'on doive imputer toutes les irrégularités commises à l'influence corruptrice de mon or et non au tempérament inculte et passionné d'un peuple, repoussez-moi, ce sera justice et je n'en murmurerai pas. Mais il y a dans tout ceci autre chose que mon élection, des accusations qui attaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c'est à cela seul que je veux répondre.» Sa voix s'assurait peu à peu, toujours cassée, voilée, mais avec des notes attendrissantes comme il s'en trouve dans ces organes dont la dureté primitive a subi quelques éraillures. Très vite il raconta sa vie, ses débuts, son départ pour l'Orient. On eût dit un de ces vieux récits du dix-huitième siècle où il est question de corsaires barbaresques courant les mers latines, de beys et de hardis Provençaux bruns comme des grillons, qui finissent toujours par épouser quelque sultane et «prendre le turban» selon l'ancienne expression des Marseillais. «Moi, disait le Nabab de son sourire bon enfant, je n'ai pas eu besoin de prendre le turban pour m'enrichir, je me suis contenté d'apporter en ces pays d'indolence et de lâchez-tout l'activité, la souplesse d'un Français du Midi, et je suis arrivé à faire en quelques années une de ces fortunes qu'on ne fait que là-bas dans ces diables de pays chauds où tout est gigantesque, hâtif, disproportionné, où les fleurs poussent en une nuit, où un arbre produit une forêt. L'excuse de fortunes pareilles est dans la façon dont on les emploie, et j'ai la prétention de croire que jamais favori du sort n'a plus que moi essayé de se faire pardonner sa richesse. Je n'y ai pas réussi.» Oh! non, il n'y avait pas réussi… Pour tant d'or follement semé, il n'avait rencontré que du mépris ou de la haine… De la haine! Qui pouvait se vanter d'en avoir remué autant que lui, comme un gros bateau de la vase lorsque sa quille touche le fond… Il était trop riche, cela lui tenait lieu de tous les vices, de tous les crimes, le désignait à des vengeances anonymes, à des inimitiés cruelles et incessantes.
«Ah! Messieurs, criait le pauvre Nabab en levant ses poings crispés, j'ai connu la misère, je me suis pris corps à corps avec elle, et c'est une atroce lutte, je vous jure. Mais lutter contre la richesse, défendre son bonheur, son honneur, son repos, mal abrités derrière des piles d'écus qui vous croulent dessus et vous écrasent, c'est quelque chose de plus hideux, de plus écoeurant encore. Jamais, aux plus sombres jours de ma détresse, je n'ai eu les peines, les angoisses, les insomnies dont la fortune m'a accablé, cette horrible fortune que je hais et qui m'étouffe… On m'appelle le Nabab, dans Paris… Ce n'est pas le Nabab qu'il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendant les bras, tout grands, à une société qui ne veut pas de lui…»
Figées en récit, ces paroles peuvent paraître froides; mais là, devant l'Assemblée, la défense de cet homme paraissait empreinte d'une sincérité éloquente et grandiose qui étonna d'abord, venant de ce rustique, de ce parvenu, sans lecture, sans éducation, avec sa voix de marinier du Rhône et ses allures de portefaix, et qui émut ensuite singulièrement les auditeurs par ce qu'elle avait d'inculte, de sauvage, d'étranger à toute notion parlementaire. Déjà des marques de faveur avaient agité les gradins habitués à recevoir l'averse monotone et grise du langage administratif. Mais à ce cri de rage et de désespoir poussé contre la richesse par l'infortuné qu'elle enlaçait, roulait, noyait dans ses flots d'or et qui se débattait, appelant au secours du fond de son Pactole, toute la Chambre se dressa avec des applaudissements chaleureux, des mains tendues, comme pour donner au malheureux Nabab ces témoignages d'estime dont il se montrait si avide, et le sauver en même temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et, réchauffé par cette sympathie, il reprit, la tête haute, le regard assuré:
«On est venu vous dire, Messieurs, que je n'étais pas digne de m'asseoir au milieu de vous. Et celui qui l'a dit était bien le dernier de qui j'aurais attendu cette parole, car lui seul connaît le secret douloureux de ma vie; lui seul pouvait parler pour moi, me justifier et vous convaincre. Il n'a pas voulu le faire. Eh bien! moi, je l'essaierai, quoiqu'il m'en coûte. Outrageusement calomnié devant tout le pays, je dois à moi-même, je dois à mes enfants cette justification publique et je me décide à la faire.»
Par un mouvement brusque, il se tourna alors vers la tribune où il savait que l'ennemi le guettait, et, tout à coup, s'arrêta plein d'épouvante. Là, juste en face de lui, derrière la petite tête haineuse et pâle de la baronne, sa mère, sa mère qu'il croyait à deux cents lieues du redoutable orage, le regardait, appuyée au mur, tendant vers lui son visage divin inondé de larmes, mais fier et rayonnant tout de même du grand succès de son Bernard. Car c'était un vrai succès d'émotion sincère, bien humaine, et que quelques mots de plus pouvaient changer en triomphe. «Parlez… parlez…» lui criait-on de tous les côtés de la Chambre, pour le rassurer, l'encourager. Mais Jansoulet ne parlait pas. Il avait bien peu à dire cependant pour sa défense: «La calomnie a confondu volontairement deux noms. Je m'appelle Bernard Jansoulet. L'autre s'appelait Jansoulet Louis.» Pas un mot de plus.
C'était trop en présence de sa mère ignorant toujours le déshonneur de l'aîné. C'était trop pour le respect, la solidarité familiale.
Il crut entendre la voix du vieux: «Je meurs de honte, mon enfant.»
Est-ce qu'elle n'allait pas mourir de honte elle aussi, s'il parlait?…
Il eut vers le sourire maternel un regard sublime de renoncement, puis
d'une voix sourde, d'un geste découragé:
«Excusez-moi, Messieurs, cette explication est décidément au-dessus de mes forces… Ordonnez une enquête sur ma vie, ouverte à tous et bien en lumière, hélas! puisque chacun peut en interpréter tous les actes… Je vous jure que vous n'y trouverez rien qui m'empêche de siéger au milieu des représentants de mon pays.»
La stupeur, la désillusion furent immenses devant cette défaite qui semblait à tous l'effondrement subit d'une grande effronterie acculée. Il y eut un moment d'agitation sur les bancs, le tumulte d'un vote par assis et levé, que le Nabab sous le jour douteux du vitrage regarda vaguement, comme le condamné du haut de l'échafaud regarde la foule houleuse; puis, après cette attente longue d'un siècle qui précède une minute suprême, le président prononça dans le grand silence et le plus simplement du monde:
«L'élection de M. Bernard Jansoulet est annulée.»
Jamais vie d'homme ne fut tranchée avec moins de solennité ni de fracas.
Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansoulet n'y comprit rien, sinon que des vides se faisaient tout autour sur les bancs, que des gens se levaient, s'en allaient. Bientôt il ne resta plus avec elle que le gros homme et la dame en chapeau blanc, penchés tout au bord de la rampe, regardant curieusement du côté de Bernard, qui semblait s'apprêter à partir lui aussi, car il serrait d'un air très calme d'épaisses liasses dans un grand portefeuille. Ses papiers rangés, il se leva, quitta sa place… Ah! ces existences d'estradiers ont parfois des passes bien cruelles. Gravement, lourdement, sous les regards de toute l'Assemblée, il lui fallut redescendre ces gradins qu'il avait escaladés au prix de tant de peines et d'argent, mais au bas desquels le précipitait une fatalité inexorable.
C'était cela que les Hemerlingue attendaient, suivant de l'oeil jusqu'à sa dernière étape cette sortie navrante, humiliante, qui met au dos de l'invalidé un peu de la honte et de l'effarement d'un renvoi; puis sitôt le Nabab disparu, ils se regardèrent avec un rire silencieux et quittèrent la tribune, sans que la vieille femme eût osé leur demander quelque renseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilité de ces deux êtres. Restée seule, elle prêta toute son attention à une nouvelle lecture qu'on faisait, persuadée qu'il s'agissait encore de son fils. On parlait d'élection, de scrutin, et la pauvre mère tendant sa coiffe rousse, fronçant son gros sourcil, aurait religieusement écouté jusqu'au bout le rapport de l'élection Sarigue, si l'huissier de service qui l'avait introduite, ne fût venu l'avertir que c'était fini, qu'elle ferait mieux de s'en aller. Elle parut très surprise.
«Vraiment?… c'est fini?… disait-elle, en se levant comme à regret.»
Et tout bas, timidement:
«Est-ce que… Est-ce qu'il a gagné?»
C'était si naïf, si touchant, que l'huissier n'eut pas même envie de rire.
«Malheureusement non, madame. M. Jansoulet n'a pas gagné… Mais aussi pourquoi s'est-il arrêté en si beau chemin… Si c'est vrai qu'il n'était jamais venu à Paris et qu'un autre Jansoulet a fait tout ce dont on l'accuse, pourquoi ne l'a-t-il pas dit?»
La vieille mère, devenue très pâle, s'appuya à la rampe de l'escalier.
Elle avait compris…
La brusque interruption de Bernard en la voyant, le sacrifice qu'il lui avait offert si simplement dans son beau regard de bête égorgée lui revenaient à l'esprit; du même coup la honte de l'Aîné, de l'enfant de prédilection, se confondait avec le désastre de celui-ci, douleur maternelle à double tranchant, dont elle se sentait déchirée de quelque côté qu'elle se retournât. Oui, oui, c'était à cause d'elle qu'il n'avait pas voulu parler. Mais elle n'accepterait pas un sacrifice pareil. Il fallait qu'il revînt tout de suite s'expliquer devant les députés.
«Mon fils? où est mon fils?
—En bas, madame, dans sa voiture. C'est lui qui m'a envoyé vous chercher.»
Elle s'élança devant l'huissier, marchant vite, parlant tout haut, bousculant sur son passage des petits hommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les couloirs. Après la salle des Pas-Perdus, elle traversa une grande antichambre en rotonde où des laquais respectueusement rangés faisaient un soubassement vivant et chamarré à la haute muraille nue. De là on voyait, à travers les portes vitrées, la grille du dehors, la foule attroupée et parmi d'autres voitures le carrosse du Nabab qui attendait. La paysanne en passant reconnut dans un groupe son énorme voisin de tribune avec l'homme blême à lunettes qui avait tonné contre son fils et recevait pour son discours toutes sortes de félicitations et de poignées de mains. Au nom de Jansoulet, prononcé au milieu de ricanements moqueurs et satisfaits, elle ralentit ses grandes enjambées.
«Enfin, disait un joli garçon à la figure de mauvaise femme, il n'a toujours pas prouvé en quoi nos accusations étaient fausses.»
La vieille en entendant cela fit une trouée terrible dans le tas et, se posant en face de Moëssard:
«Ce qu'il n'a pas dit, moi je vais vous le dire. Je suis sa mère et c'est mon devoir de parler.»
Elle s'interrompit pour saisir à la manche Le Merquier qui s'esquivait:
«Vous d'abord, méchant homme, vous allez m'écouter… Qu'est-ce que vous avez contre mon enfant! Vous ne savez donc pas qui il est? Attendez un peu, que je vous l'apprenne.»
Et, se retournant vers le journaliste:
«J'avais deux fils, monsieur…»
Moëssard n'était plus là. Elle revint à Le Merquier:
«Deux fils, monsieur…»
Le Merquier avait disparu.
«Oh! écoutez-moi, quelqu'un, je vous en prie, disait la pauvre mère, jetant autour d'elle ses mains et ses paroles pour rassembler, retenir ses auditeurs; mais tous fuyaient, fondaient, se dispersaient, députés, reporters, visages inconnus et railleurs auxquels elle voulait raconter son histoire à toute force, sans souci de l'indifférence où tombaient ses douleurs et ses joies, ses fiertés et ses tendresses maternelles exprimées dans un charabias de génie. Et tandis qu'elle s'agitait, se débattait ainsi, éperdue, la coiffe en désordre, à la fois grotesque et sublime comme tous les êtres de nature en plein drame civilisé, prenant à témoin de l'honnêteté de son fils et de l'injustice des hommes jusqu'aux gens de livrée dont l'impassibilité dédaigneuse était plus cruelle que tout, Jansoulet, qui venait à sa rencontre, inquiet de ne pas la voir, apparut tout à coup à côté d'elle.
«Prenez mon bras, ma mère… Il ne faut pas rester là.»
Il dit cela très haut, d'un ton si calme et si ferme que tous les rires cessèrent, et que la vieille femme, subitement apaisée, soutenue par cette étreinte solide où s'appuyaient les derniers tremblements de sa colère, put sortir du palais entre deux haies respectueuses. Couple grandiose et rustique, les millions du fils illuminant la paysannerie de la mère comme ces haillons de sainte qu'entoure une châsse d'or, ils disparurent dans le beau soleil qu'il faisait dehors, dans la splendeur de leur carrosse étincelant, ironie féroce en présence de cette grande détresse, symbole frappant de l'épouvantable misère des riches.
Tous deux assis au fond, car ils craignaient d'être vus, ils ne se parlèrent pas d'abord. Mais dès que la voiture se fut mise en route, qu'il eut vu fuir derrière lui le triste calvaire où son honneur restait au gibet, Jansoulet, à bout de forces, posa sa tête contre l'épaule maternelle, la cacha dans un croisement du vieux châle vert, et là, laissant ruisseler des larmes brûlantes, tout son grand corps secoué par les sanglots, il retrouvait le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand il était tout petit: «Mama… Mama…»
XXII
DRAMES PARISIENS
Que l'heure est donc brève
Qu'on passe en aimant!
C'est moins qu'un moment,
Un peu plus qu'un rêve…
Dans le demi-jour du grand salon en tenue d'été, rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de housses blanches, lustres voilés, stores baissés, fenêtres ouvertes, madame Jenkins assise au piano déchiffre la mélodie nouvelle du musicien à la mode; quelques phrases sonores accompagnant des vers exquis, un lied mélancolique, inégalement coupé, qui semble écrit pour les tendres gravités de sa voix et l'état inquiet de son âme.
Le temps nous enlève Notre enchantement
soupire la pauvre femme, s'émouvant au son de sa plainte; et, tandis que les notes s'envolent dans la cour de l'hôtel, calme à l'ordinaire, où la fontaine s'égoutte au milieu d'un massif de rhododendrons, la chanteuse s'interrompt, les mains tenant d'accord, ses yeux fixés sur la musique, mais son regard bien au delà… Le docteur est absent. Le soin de ses affaires, de sa santé l'a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il arrive dans la solitude, les pensées de la belle madame Jenkins ont pris ce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois les séparations momentanées fatales aux ménages les plus unis… Unis, depuis longtemps ils ne l'étaient plus. Ils ne se voyaient qu'aux heures des repas, devant les domestiques, se parlaient à peine, à moins que lui, l'homme des manières onctueuses, ne se laissât aller à quelque remarque brutale, désobligeante, à propos de son fils, de l'âge qui la touchait enfin, ou d'une toilette qui ne lui allait pas. Toujours sereine et douce, elle étouffait ses larmes, acceptait tout, feignait de ne pas comprendre; non pas qu'elle l'aimât encore, après tant de cruautés et de mépris, mais c'était bien l'histoire, telle que la racontait leur cocher Joë, «d'un vieux crampon qui tenait à se faire épouser.» Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime, avait prolongé une situation déshonorante. Maintenant que l'obstacle n'existait plus, elle voulait finir cette comédie, à cause d'André qui d'un jour à l'autre pourrait être forcé de mépriser sa mère, à cause du monde qu'ils trompaient depuis dix ans, et où elle n'entrait jamais qu'avec des battements de coeur, appréhendant l'accueil qu'on lui ferait le lendemain d'une découverte. A ses allusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d'abord par des phrases, de grands gestes: «Douteriez-vous de moi?… Est-ce que notre engagement n'est pas sacré?»
Il alléguait aussi la difficulté de tenir secret un acte de cette importance. Ensuite il s'était renfermé dans un silence haineux, gros de colères froides et de violentes déterminations. La mort du duc, l'échec d'une vanité folle, avaient porté le dernier coup au ménage; car le désastre, qui rapproche souvent les coeurs prêts à s'entendre, achève et complète les désunions. Et c'était un vrai désastre. La vogue des perles Jenkins subitement arrêtée, la situation du médecin étranger et charlatan très bien définie par le vieux Bouchereau dans le journal de l'Académie, les mondains se regardaient effarés, plus pâles encore de terreur que d'absorptions arsenicales, et déjà l'Irlandais avait pu sentir l'effet de ces sautes de vent foudroyantes qui rendent les engouements parisiens si dangereux.
C'est pour cela sans doute que Jenkins avait jugé à propos de disparaître pendant quelque temps, laissant madame continuer à fréquenter les salons encore ouverts, afin de tâter et tenir en respect l'opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, qui trouvait un peu partout l'accueil refroidi, à distance, qu'on lui avait fait chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas, comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, en dernier recours, le lien douloureux de la pitié, des épreuves supportées en commun. Et comme elle savait que le monde la recherchait surtout à cause de son talent, de la distraction artistique qu'elle apportait aux réunions intimes, toujours prête à poser sur le piano ses gants longs, son éventail, pour préluder à quelque fragment de son riche répertoire, elle travaillait constamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés, s'attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, à cette musique moderne qui ne se contente plus d'être un art, devient une science, répond bien plus à nos nervosités, à nos inquiétudes qu'au sentiment.
C'est moins qu'un moment,
Un peu plus qu'un rêve.
Le temps nous enlève
Notre enchantement…
… Un flot de lumière crue entra brusquement dans le salon avec la femme de chambre, qui apportait une carte à sa maîtresse: «Heurteux, homme d'affaires.»
Ce monsieur était là. Il insistait pour voir madame.
—Vous lui avez dit que le docteur est en voyage?
On le lui avait dit; mais c'est à madame qu'il voulait parler.
—A moi?…
Inquiète, elle examinait ce carton grossier, rugueux, ce nom inconnu et dur: «Heurteux.» Qu'est-ce que cela pouvait être?
—C'est bien, faites entrer.
Heurteux, homme d'affaires, arrivant du grand jour dans la demi-obscurité du salon, clignotait, l'air incertain, cherchait à voir. Elle, au contraire, distinguait très bien une figure en bois dur, favoris grisonnants, mâchoire avançante, un de ces maraudeurs de la Loi qu'on rencontre aux abords du Palais de Justice et qui semblent nés à cinquante ans, la bouche amère, l'air envieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il s'assit au bord de la chaise qu'elle lui montrait, tourna la tête afin de s'assurer que la domestique était sortie, puis ouvrit méthodiquement sa serviette comme pour y chercher un papier. Voyant qu'il ne parlait pas, elle commença sur un ton d'impatience:
—Je dois vous prévenir, Monsieur, que mon mari est absent et que je ne suis au courant d'aucune de ses affaires.
Sans s'émouvoir, la main dans ses paperasses, l'homme répondit:
—Je sais d'autant mieux que M. Jenkins est absent, Madame,—il souligna très particulièrement ces deux mots: «monsieur Jenkins»—que je viens de sa part.
Elle le regarda épouvantée:
—De sa part?…
—Hélas! oui, Madame… La situation du docteur—vous le savez sans doute—est très embarrassée pour l'instant. De mauvaises opérations à la Bourse, le désarroi d'une grande entreprise financière dans laquelle il avait engagé des fonds, l'Oeuvre de Béthléem si lourde pour lui seul, tous ces échecs réunis l'ont obligé à prendre une résolution héroïque. Il vend son hôtel, ses chevaux, tout ce qu'il possède, et m'a donné procuration pour cela…»
Il avait trouvé enfin ce qu'il cherchait, un de ces plis timbrés, criblé de renvois, de lignes en surcharges, où la loi impassible endosse parfois tant de lâchetés et de mensonges.
Madame Jenkins allait dire: «Mais j'étais là, moi. J'aurais accompli, servi toutes ses volontés, tous ses ordres…» quand elle comprit subitement au sans-gêne du visiteur, à son attitude assurée, presque insolente, qu'on l'enveloppait elle aussi dans ce désarroi d'existence, dans ce débarras de l'hôtel coûteux, des richesses inutiles, et que son départ serait le signal de la vente.
Elle se leva brusquement. L'homme, toujours assis, continuait:
«Ce qu'il me reste à dire, Madame,—Oh! elle le savait, elle l'aurait dicté ce qu'il lui restait à dire—est si pénible, si délicat… M. Jenkins quitte Paris pour longtemps, et dans la crainte de vous exposer aux hasards, aux aventures de la vie nouvelle qu'il entreprend, de vous éloigner d'un fils que vous chérissez, et dans l'intérêt duquel il vaut peut-être mieux…»
Elle ne l'entendait plus, ne le voyait plus, et pendant qu'il débitait ses phrases filandreuses, livrée au désespoir, peut-être à la folie, écoutait chanter en elle-même l'air obstiné qui la poursuivait dans cet écroulement effroyable, comme reste dans les yeux de l'homme qui se noie la dernière image entrevue:
Le temps nous enlève Notre enchantement…
Tout d'un coup le sentiment de sa fierté lui revint.
«Finissons, monsieur. Tous vos détours et vos phrases ne sont qu'une injure de plus. La vérité c'est qu'on me chasse, qu'on me met dans la rue comme une servante.
—Oh! Madame, madame… la situation est assez cruelle, ne l'envenimons pas encore par des mots. Dans l'évolution de son modus vivendi, M. Jenkins se sépare de vous, mais il le fait la mort dans l'âme, et les propositions que je suis chargé de vous transmettre sont une preuve de ses sentiments pour vous… D'abord, en fait de mobilier et d'effets de toilette, je suis autorisé à vous laisser prendre…
—Assez, dit-elle.»
Elle se précipita vers la sonnette:
«Je sors… Vite mon chapeau, mon mantelet, n'importe quoi… je suis pressée.»
Et pendant qu'on allait lui chercher ce qu'elle demandait:
«Tout ce qui est ici appartient à M. Jenkins. Qu'il en dispose librement. Je ne veux rien de lui… n'insistez pas… c'est inutile.»
L'homme n'insista pas. Sa mission se trouvant remplie, le reste lui importait peu.
Posément, froidement, elle mit son chapeau avec soin devant la glace, la servante attachant le voile, ajustant aux épaules les plis du mantelet; ensuite elle regarda tout autour, chercha une seconde si elle n'oubliait rien de précieux. Non, rien, les lettres de son fils étaient dans sa poche; elle ne s'en séparait jamais.
«Madame ne veut pas qu'on attelle?
—Non.»
Et elle partit.
Il était environ cinq heures. A ce moment, Bernard Jansoulet passait la grille du Corps législatif, sa mère au bras; mais, si poignant que fût le drame qui se jouait là-bas, celui-ci le surpassait encore, plus subit, plus imprévu; sans la moindre solennité, le drame intime entre cuir et chair, comme Paris en improvise à toute heure du jour; et c'est peut-être ce qui donne à l'air qu'on y respire cette vibration, ce frémissement où s'activent les nerfs de tous. Le temps était magnifique. Les rues de ces riches quartiers, larges et droites comme des avenues, resplendissaient dans la lumière déjà un peu tombante, égayées de fenêtres ouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues vers les boulevards, si légères, si frémissantes, entre les horizons droits et durs de la pierre. C'est de ce côté que descendait la marche pressée de madame Jenkins, se hâtant au hasard dans un étourdissement douloureux. Quelle chute horrible! Riche il y a cinq minutes, entourée de tout le respect et le confort d'une grande existence. Maintenant plus rien. Pas même un toit pour dormir, pas même de nom. La rue.
Où aller? Que devenir?
Elle avait d'abord pensé à son fils. Mais avouer sa faute, rougir en présence de l'enfant respectueux, pleurer devant lui en s'enlevant le droit d'être consolée, c'était au-dessus de ses forces… Non, il n'y avait plus pour elle que la mort… Mourir le plus tôt possible, échapper à la honte par une disparition complète, le dénoûment fatal des situations inextricables… Mais où mourir?… Comment?… Tant de façons de s'en aller ainsi!… Et mentalement elle les évoquait toutes en marchant. Autour d'elle la vie débordait, ce qui manque à Paris l'hiver, l'épanouissement en plein air de son luxe, de ses élégances visibles à cette heure du jour, à cette saison de l'année, autour de la Madeleine et de son marché aux fleurs, dans un espace délimité par le parfum des oeillets et des roses. Sur le large trottoir où les toilettes s'étalaient, mêlaient leurs frôlements au frisson des arbres rafraîchis, il y avait un peu du plaisir de rencontre d'un salon, un air de connaissance entre les promeneurs, des sourires, de discrets bonjours en passant. Et tout à coup, madame Jenkins, s'inquiétant de l'altération de ses traits, de ce qu'on pourrait penser en la voyant courir ainsi aveugle et préoccupée, ralentissait sa marche à la flânerie d'une simple promenade, s'arrêtait à petits pas aux devantures. Les étalages colorés, vaporeux, parlaient tous de voyages, de campagne; traîne légère pour le sable fin des parcs, chapeaux enroulés de gaze contre le soleil des plages, éventails, ombrelles, aumônières. Ses yeux fixes s'attachaient à ces fanfreluches sans les voir; mais un reflet vague et pâli aux vitres claires lui montrait son image couchée, immobile sur un lit d'hôtel garni, le sommeil de plomb d'un soporifique dans la tête, ou là-bas, hors des murs, déplaçant la vase de quelque bateau amarré. Lequel valait mieux?
Elle hésitait, cherchait, comparait; puis, sa décision prise, partait enfin rapidement avec ce mouvement résolu de la femme qui s'arrache à regret aux tentations savantes de l'étalage. Comme elle s'élançait, le marquis de Monpavon, fringant et superbe, une fleur à la boutonnière, la saluait à distance de ce grand coup de chapeau si cher à la vanité des femmes, le chic suprême du salut dans la rue, la coiffure haut levée au-dessus de la tête très droite. Elle lui répondait par son gentil bonjour de Parisienne à peine exprimé dans une imperceptible inclinaison de la taille et du sourire des yeux; et jamais, à voir cet échange de politesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne se serait douté qu'une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurs croisés par le hasard sur la route qu'ils poursuivaient en sens inverse, tout en allant au même but.
La prédiction du valet de chambre de Mora s'était réalisée pour le marquis: «Nous pouvons mourir, perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comptes, et ce sera terrible.» C'était terrible. A grand'peine, l'ancien receveur général avait obtenu un délai extrême de quinze jours pour rembourser le Trésor, comptant comme dernière chance que Jansoulet validé, rentré dans ses millions, lui viendrait encore une fois en aide. La décision de l'Assemblée venait de lui enlever ce suprême espoir. Dès qu'il la connut, il revint au cercle très calme, monta dans sa chambre où Francis l'attendait dans une grande impatience pour lui remettre un papier important arrivé dans la journée. C'était une notification au sieur Louis-Marie-Agénor de Monpavon d'avoir à comparaître le lendemain dans le cabinet du juge d'instruction. Cela s'adressait-il au censeur de la Caisse territoriale ou à l'ancien receveur général en déficit? En tout cas, la formule brutale de l'assignation judiciaire employée dès l'abord, au lieu d'une convocation discrète, disait assez la gravité de l'affaire et les fermes résolutions de la justice.
Devant une pareille extrémité attendue et prévue depuis longtemps, le parti du vieux beau était pris d'avance. Un Monpavon à la correctionnelle, un Monpavon, bibliothécaire à Mazas!… Jamais… Il mit en ordre toutes ses affaires, déchira des papiers, vida minutieusement ses poches dans lesquelles il glissa seulement quelques ingrédients pris sur sa table de toilette, tout cela avec tant de calme et de naturel que, lorsqu'en s'en allant, il dit à Francis: «M'en vas au bain… Diablesse de Chambre… Poussière infecte…» Le domestique le crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cette émouvante et longue station debout là-haut dans la poussière de la tribune lui avait rompu les membres autant que deux nuits en vagon; et sa décision de mourir s'associant à l'envie de prendre un bon bain, le vieux sybarite songeait à s'endormir dans une baignoire comme chose… machin… ps… ps… ps… et autres fameux personnages de l'antiquité. C'est une justice à lui rendre, que pas un de ces stoïques n'alla au-devant de la mort avec plus de tranquillité que lui.
Fleuri par-dessus sa rosette d'officier d'un camélia blanc dont le décorait en passant la jolie bouquetière du Cercle, il remontait d'un pas léger le boulevard des Capucines, quand la vue de madame Jenkins troubla pendant une minute sa sérénité. Il lui avait trouvé un air de jeunesse, une flamme aux yeux, quelque chose de si piquant, qu'il s'arrêta pour la regarder. Grande et belle, sa longue robe de gaze noire, déroulée, les épaules serrées dans une mantille de dentelle où le bouquet de son chapeau jetait une guirlande de feuillage d'automne, elle s'éloignait, disparaissait au milieu d'autres femmes non moins élégantes, dans une atmosphère embaumée; et la pensée que ses yeux allaient se fermer pour toujours à ce joli spectacle qu'il savourait en connaisseur, assombrit un peu l'ancien beau, ralentit l'élan de sa marche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d'un autre genre lui rendit tout son courage.
Quelqu'un de râpé, de honteux, d'ébloui par la lumière, traversait le boulevard; c'était le vieux Marestang, ancien sénateur, ancien ministre si gravement compromis dans l'affaire des Tourteaux de Malte, que, malgré son âge, ses services, le grand scandale d'un procès pareil, il avait été condamné à deux ans de prison, rayé des registres de la Légion d'honneur, où il comptait parmi les grands dignitaires. L'affaire déjà ancienne, le pauvre diable, gracié d'une partie de son temps, venait de sortir de prison, éperdu, dérouté, n'ayant pas même de quoi dorer sa détresse morale, car il avait fallu rendre gorge. Debout au bord du trottoir, il attendait la tête basse que la chaussée encombrée de voitures lui laissât un passage libre, embarrassé de cet arrêt au coin le plus hanté des boulevards, pris entre les piétons et ce flot d'équipages découverts, remplis de figures connues. Monpavon, passant près de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorant un salut et s'y dérobant à la fois. L'idée qu'il pourrait un jour s'humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de révolte. «Allons donc!… Est-ce que c'est possible?…» Et, redressant sa taille, le plastron élargi, il continua sa route, plus ferme et résolu qu'avant.
M. de Monpavon marche à la mort. Il y va par cette longue ligne des boulevards tout en feu du côté de la Madeleine, et dont il foule encore une fois l'asphalte élastique, en museur, le nez levé, les mains au dos. Il a le temps, rien ne le presse, il est maître du rendez-vous. A chaque instant il sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur du bout des doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout à l'heure. Tout le ravit, le charme, le bruit des tonneaux d'arrosage, des stores relevés aux portes des cafés débordant jusqu'au milieu des trottoirs. La mort prochaine lui fait des sens de convalescent, accessibles à toutes les finesses, à toutes les poésies cachées d'une belle heure d'été sonnant en pleine vie parisienne, d'une belle heure qui sera sa dernière et qu'il voudrait prolonger jusqu'à la nuit. C'est pour cela sans doute qu'il dépasse le somptueux établissement où il prend son bain d'habitude; il ne s'arrête pas non plus aux Bains Chinois. On le connaît trop par ici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ce serait dans les cercles, dans les salons un scandale de mauvais goût, beaucoup de bruit vilain autour de sa mort; et le vieux raffiné, l'homme de la tenue, voudrait s'épargner cette honte, plonger, s'engloutir dans le vague et l'anonymat d'un suicide, comme ces soldats qu'au lendemain des grandes batailles ni blessés, ni vivants, ni morts, on porte simplement disparus. Voilà pourquoi il a eu soin de ne rien garder sur lui de ce qui aurait pu le faire reconnaître, fournir un renseignement précis aux constatations policières, pourquoi il cherche dans cet immense Paris la zone éloignée et perdue où commencera pour lui la terrible mais rassurante confusion de la fosse commune. Déjà depuis que Monpavon est en route, l'aspect des boulevards a bien changé. La foule est devenue compacte, plus active et préoccupée, les maisons moins larges, sillonnées d'enseignes de commerce. Les portes Saint-Denis et Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde à toute heure le trop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale de la ville s'accentue. Le vieux beau n'y connaît plus personne et peut se vanter d'être inconnu de tous.
Les boutiquiers, qui le regardent curieusement, avec son linge étalé, sa redingote fine, la cambrure de sa taille, le prennent pour quelque fameux comédien exécutant avant le spectacle une petite promenade hygiénique sur l'ancien boulevard, témoin de ses premiers triomphes… Le vent fraîchit, le crépuscule estompe les lointains, et tandis que la longue voie continue à flamboyer dans ses détours déjà parcourus, elle s'assombrit maintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand son rayonnement arrive à celui qui regarde en arrière et regrette… Il semble à Monpavon qu'il entre dans la nuit. Il frissonne un peu, mais ne faiblit pas, et continue à marcher la tête droite et le jabot tendu.
M. de Monpavon marche à la mort. A présent, il pénètre dans le dédale compliqué des rues bruyantes où le fracas des omnibus se mêle aux mille métiers ronflants de la cité ouvrière, où se confond la chaleur des fumées d'usine avec la fièvre de tout un peuple se débattant contre la faim. L'air frémit, les ruisseaux fument, les maisons tremblent au passage des camions, des lourds baquets se heurtant au détour des chaussées étroites. Soudain le marquis s'arrête; il a trouvé ce qu'il voulait. Entre la boutique noire d'un charbonnier et l'établissement d'un emballeur dont les planches de sapin adossées aux murailles lui causent un petit frisson, s'ouvre une porte cochère surmontée de son enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre, traverse un petit jardin moisi où pleure un jet d'eau dans la rocaille. Voilà bien le coin sinistre qu'il cherchait. Qui s'avisera jamais de croire que le marquis de Monpavon est venu se couper la gorge là?… La maison est au bout, basse, des volets verts, une porte vitrée, ce faux air de villa qu'elles ont toutes… Il demande un bain, un fond de bain, enfile l'étroit couloir, et pendant qu'on prépare cela, le fracas de l'eau derrière lui, il fume son cigare à la fenêtre, regarde le parterre aux maigres lilas et le mur élevé qui le ferme.
A côté c'est une grande cour, la cour d'une caserne de pompiers avec un gymnase dont les montants, mâts et portiques, vaguement entrevus par le haut, ont des apparences de gibets. Un clairon sonne au sergent dans la cour. Et voilà que cette sonnerie ramène le marquis à trente ans en arrière, lui rappelle ses campagnes d'Algérie, les hauts remparts de Constantine, l'arrivée de Mora au régiment, et des duels, et des parties fines… Ah! comme la vie commençait bien. Quel dommage que ces sacrées cartes… Ps… ps… ps… Enfin, c'est déjà beau d'avoir sauvé la tenue.
«Monsieur, dit le garçon, votre bain est prêt.»
* * * * *
A ce moment, haletante et pâle, madame Jenkins entrait dans l'atelier d'André où l'amenait un instinct plus fort que sa volonté, le besoin d'embrasser son enfant avant de mourir. La porte ouverte,—il lui avait donné une double clef,—elle eut pourtant un soulagement de voir qu'il n'était pas rentré, qu'elle aurait le temps de calmer son émotion augmentée d'une longue marche inusitée à ses nonchalances de femme riche. Personne. Mais sur la table ce petit mot qu'il laissait toujours en sortant, pour que sa mère, dont les visites devenaient de plus en plus rares et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pût savoir où il était, l'attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux êtres n'avaient cessé de s'aimer tendrement, profondément, malgré les cruautés de la vie qui les obligeaient à introduire dans leurs rapports de mère à fils les précautions, le mystère clandestin d'un autre amour.
«Je suis à ma répétition, disait aujourd'hui le petit mot, je rentrerai vers sept heures.»
Cette attention de son enfant qu'elle n'était pas venue voir depuis trois semaines, et qui persistait quand même à l'attendre, fit monter aux yeux de la mère le flot de larmes qui l'étouffait. On eût dit qu'elle venait d'entrer dans un monde nouveau. C'était si clair, si calme, si élevé, cette petite pièce qui gardait la dernière lueur du jour sur son vitrage, flambait des rayons du soleil déjà sombré, semblait comme toutes les mansardes taillée dans un pan de ciel avec ses murs nus, ornés seulement d'un grand portrait, le sien, rien que le sien souriant à la place d'honneur, et encore là-bas sur la table dans un cadre doré. Oui, véritablement, l'humble petit logis, qui retenait tant de clarté quand tout Paris devenait noir, lui faisait une impression surnaturelle, malgré la pauvreté de ses meubles restreints, éparpillés dans deux pièces, sa perse commune, et sa cheminée garnie de deux gros bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu'on traîne le matin dans les rues, à pleines charrettes. La belle vie vaillante et digne qu'elle aurait pu mener là près de son André! Et en une minute, avec la rapidité du rêve, elle installait son lit dans un coin, son piano dans l'autre, se voyait donnant des leçons, soignant l'intérieur où elle apportait sa part d'aisance et de gaieté courageuse. Comment n'avait-elle pas compris que là eût été son devoir, la fierté de son veuvage? Par quel aveuglement, quelle faiblesse indigne?…
Grande faute sans doute, mais qui aurait pu trouver bien des atténuations dans sa nature facile et tendre, et l'adresse, la fourberie de son complice parlant tout le temps de mariage, lui laissant ignorer que lui-même n'était plus libre, et lorsqu'enfin il fut obligé d'avouer, faisant un tel tableau de sa vie sans lumière, de son désespoir, de son amour, que la pauvre créature engagée déjà si gravement aux yeux du monde, incapable d'un de ces efforts héroïques qui vous mettent au-dessus des situations fausses, avait fini par céder, par accepter cette double existence, si brillante et si misérable, reposant toute sur un mensonge qui avait duré dix ans. Dix ans d'enivrants succès et d'inquiétudes indicibles, dix ans où elle avait chanté avec chaque fois la peur d'être trahie entre deux couplets, où le moindre mot sur les ménages irréguliers la blessait comme une allusion, où l'expression de sa figure s'était amollie jusqu'à cet air d'humilité douce, de coupable demandant grâce. Ensuite la certitude d'être abandonnée lui avait gâté même ces joies d'emprunt, fané son luxe; et que d'angoisses, que de souffrances silencieusement subies, d'humiliations incessantes jusqu'à la dernière, la plus épouvantable de toutes!
Tandis qu'elle repasse ainsi douloureusement sa vie dans la fraîcheur du soir et le calme de la maison déserte, des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montent de l'étage au-dessous; et se rappelant les confidences d'André, sa dernière lettre où il lui annonçait la grande nouvelle, elle cherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides et neuves celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu'elle ne connaît pas, qu'elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, qui achève de déshériter la mère, ajoute au désastre de ses derniers instants, les comble de tant de remords et de regrets que, malgré son vouloir d'être courageuse, elle pleure, elle pleure.
La nuit vient peu à peu. De larges taches d'ombre plaquent les vitres inclinées où le ciel immense en profondeur se décolore, semble fuir dans de l'obscur. Les toits se massent pour la nuit comme les soldats pour l'attaque. Gravement, les clochers se renvoient l'heure, pendant que les hirondelles tournoient aux environs d'un nid caché et que le vent fait son invasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir, il souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, il souffle de la rivière, comme pour rappeler à la malheureuse femme que c'est là-bas qu'il va falloir aller… Sous sa mantille de dentelle, oh! elle en grelotte d'avance… Pourquoi est-elle venue ici reprendre goût à la vie impossible après l'aveu qu'elle serait forcée de faire?… Des pas rapides ébranlent l'escalier, la porte s'ouvre précipitamment, c'est André. Il chante, il est content, très pressé surtout, car on l'attend pour dîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que l'amoureux se fasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devine quelqu'un dans l'atelier, une ombre remuante parmi les ombres immobiles.
«Qui est là?»
Quelque chose lui répond, comme un rire étouffé ou un sanglot. Il croit que ce sont ses petites voisines, une invention des «enfants» pour s'amuser. Il s'approche. Deux mains, deux bras le serrent, l'enlacent.
«C'est moi…»
Et d'une voix fiévreuse, qui se hâte pour s'assurer, elle lui raconte qu'elle part pour un voyage assez long, et, qu'avant de partir…
«Un voyage… Et où donc vas-tu?
—Oh! je ne sais pas… Nous allons là-bas, très loin pour des affaires qu'il a dans son pays.
—Comment! tu ne seras pas là pour ma pièce? C'est dans trois jours… Et puis, tout de suite après, le mariage… Voyons, il ne peut pas t'empêcher d'assister à mon mariage.»
Elle s'excuse, imagine des raisons, mais ses mains brûlantes dans celles de son fils, sa voix toute changée, font comprendre à André qu'elle ne dit pas la vérité. Il veut allumer, elle l'en empêche:
«Non, non, c'est inutile. On est mieux ainsi… D'ailleurs, j'ai tant de préparatifs encore; il faut que je m'en aille.»
Ils sont debout tous deux, prêts pour la séparation; mais André ne la laissera pas partir sans lui faire avouer ce qu'elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage où les yeux,—est-ce un effet du crépuscule?—reluisent d'un éclat farouche.
«Rien… non, rien; je t'assure… Seulement l'idée de ne pouvoir prendre ma part de tes bonheurs, de tes triomphes… Enfin, tu sais que je t'aime, tu ne doutes pas de ta mère, n'est-ce pas? Je ne suis jamais restée un jour sans penser à toi… Fais-en autant, garde-moi ton coeur… Et maintenant embrasse-moi que je m'en aille vite… J'ai trop tardé.»
Une minute encore, elle n'aurait plus la force de ce qui lui reste à accomplir. Elle s'élance.
«Eh bien, non, tu ne sortiras pas… Je sens qu'il se passe dans ta vie quelque chose d'extraordinaire que tu ne veux pas dire… Tu as un grand chagrin, je suis sûr. Cet homme t'aura fait quelque infamie…
—Non, non… laisse-moi aller… laisse-moi aller.»
Mais il la retient au contraire, il la retient fortement.
«Voyons, qu'est-ce qu'il y a?… Dis… dis…»
Puis tout bas, à l'oreille, la parole tendre, appuyée et sourde comme un baiser:
«Il t'a quittée, n'est-ce pas?»
La malheureuse tressaille, se débat.
«Ne me demande rien… je ne veux rien dire… adieu.»
Et lui, la pressant contre son coeur:
«Que pourrais-tu me dire que je ne sache déjà, pauvre mère?… Tu n'as donc pas compris pourquoi je suis parti, il y a six mois…
—Tu sais?…
—Tout… Et ce qui t'arrive aujourd'hui, voilà longtemps que je le pressens, que je le souhaite…
—Oh! malheureuse, malheureuse, pourquoi suis-je venue?
—Parce que c'est ta place, parce que tu me dois dix ans de ma mère…
Tu vois bien qu'il faut que je te garde.»
Il lui dit cela à genoux devant le divan où elle s'est laissée tomber dans un débordement de larmes et les derniers cris douloureux de son orgueil blessé. Longtemps elle pleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et voici que les Joyeuse, inquiets de ne pas voir André descendre, montent le chercher en troupe. C'est une invasion de visages ingénus, de gaietés limpides, boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe rayonne la grosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, que M. Joyeuse porte solennellement, aussi haut, aussi droit qu'il peut avec un geste de canéphore. Ils s'arrêtent interdits devant cette dame pâle et triste qui regarde, très émue, toute cette grâce souriante, surtout Élise un peu en arrière des autres et que son attitude gênée dans cette indiscrète visite désigne comme la fiancée.
«Élise, embrassez notre mère et remerciez-la. Elle vient demeurer avec ses enfants.»
La voilà serrée dans tous ces bras caressants, contre quatre petits coeurs féminins à qui manque depuis longtemps l'appui de la mère, la voilà introduite et si doucement sous le cercle lumineux de la lampe familiale, un peu élargi pour qu'elle puisse y prendre sa place, sécher ses yeux, réchauffer, éclairer son esprit à cette flamme robuste qui monte dans un vacillement, même dans ce petit atelier d'artiste près des toits, où soufflaient si fort tout à l'heure des tempêtes sinistres qu'il faut oublier.
* * * * *
Celui qui râle là-bas, effondré dans sa baignoire sanglante, ne l'a jamais connue, cette flamme sacrée. Égoïste et dur, il a jusqu'à la fin vécu pour la montre, gonflant son plastron tout en surface d'une enflure de vanité. Encore cette vanité était ce qu'il y avait de meilleur en lui. C'est elle qui l'a tenu crâne et debout si longtemps, elle qui lui serre les dents sur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d'eau tristement s'égoutte. Le clairon des pompiers sonne le couvre-feu… «Allez donc voir au 7, dit la maîtresse, il n'en finit plus avec son bain.» Le garçon monte et pousse un cri d'effroi, de stupeur: «Oh! madame, il est mort… mais ce n'est plus le même…» On accourt, et personne, en effet, ne veut reconnaître le beau gentilhomme qui est entré tout à l'heure, dans cette espèce de poupée macabre, la tête pendant au bord de la baignoire, un teint où le fard étalé se mêle au sang qui le délaie, tous les membres jetés dans une lassitude suprême du rôle joué jusqu'au bout, jusqu'à tuer le comédien. Deux coups de rasoir en travers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majesté factice s'est dégonflée, s'est résolue dans cette horreur sans nom, ce tas de boue, de sang, de chairs maquillées et cadavériques où gît méconnaissable l'homme de la tenue, le marquis Louis-Marie-Agénor de Monpavon.
XXIII
MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.—DERNIERS FEUILLETS
Je consigne ici, à la hâte et d'une plume bien agitée, les événements effroyables dont je suis le jouet depuis quelques jours. Cette fois, c'en est fait de la Territoriale et de tous mes songes ambitieux… Protêts, saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juge d'instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l'Héry à Mazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tête s'égare au milieu de ces catastrophes… Et dire que, si j'avais suivi les avertissements de la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille à Montbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que de voir les grappes s'arrondir et se dorer au bon soleil bourguignon, et de ramasser sur les ceps, après l'ondée, ces petits escargots gris excellents en fricassée. Avec le fruit de mes économies, je me serais fait bâtir au bout du clos, sur la hauteur, à un endroit que je vois d'ici, un belvédère en pierres sèches comme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestes d'après-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans le vignoble. Mais non. Sans cesse égaré par des illusions décevantes, j'ai voulu m'enrichir, spéculer, tenter les grands coups de banque, enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour; et maintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire, garçon de bureau d'un comptoir en déroute, chargé de répondre à une horde de créanciers, d'actionnaires ivres de fureur, qui accablent mes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendre responsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n'étais pas moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ans d'arriéré que je perds encore une fois, et mes sept mille francs d'avances, tout ce que j'avais confié à ce scélérat de Paganetti de Porto-Vecchio.
Mais il était écrit que je viderais la coupe des humiliations et des déboires jusqu'à la lie. Ne m'ont-ils pas fait comparoir devant le juge d'instruction, moi, Passajon, ancien appariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruban d'officier d'Académie… Oh! quand je me suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pour se retenir, j'ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s'en aller sous moi. C'est là que j'ai pu réfléchir, en traversant ces salles noires d'avocats et de juges, coupées de grandes portes vertes derrière lesquelles s'entend le tapage imposant des audiences; et là-haut, dans le corridor des juges d'instruction, pendant mon attente d'une heure sur un banc où j'avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandis que j'écoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourd des voitures cellulaires. J'ai compris alors le danger des combinazione, et qu'il ne faisait pas toujours bon de se moquer de M. Gogo.
Ce qui me rassurait pourtant, c'est que, n'ayant jamais pris part aux délibérations de la Territoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait de l'autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je me suis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu'au fin fond des fonds, que, malgré mon innocence, eh bien! j'avais envie d'avouer. Avouer, quoi? je n'en sais rien. Mais c'est l'effet que cause la justice. Ce diable d'homme resta bien cinq minutes entières à me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahier surchargé d'une grosse écriture qui ne m'était pas inconnue, et brusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois et sévère:
«Eh bien! monsieur Passajon… Y a-t-il longtemps que nous n'avons pas fait le coup du camionneur?»
Le souvenir de certain petit méfait, dont j'avais pris ma part en des jours de détresse, était déjà si loin de moi, que je ne comprenais pas d'abord; mais quelques mots du juge me prouvèrent combien il était au courant de l'histoire de notre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu'aux moindres détails, jusqu'aux choses les plus secrètes.
Qui donc avait pu si bien l'informer?
Avec cela, très bref, très sec, et quand je voulais essayer d'éclairer la justice de quelques observations sagaces, une certaine façon insolente de me dire: «Ne faites pas de phrases,» d'autant plus blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n'étions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis prés de moi écrivait ma déposition, et derrière, j'entendais le bruit de gros feuillets qu'on retournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l'époque à laquelle il avait fait ses versements, l'endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s'adressant à la personne que je ne voyais pas:
«Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert.»
Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table. C'était M. Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils. Mais je n'eus pas le temps de lui présenter mon hommage.
«Qui a fait ça? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre à l'endroit d'une page arrachée… Ne mentez pas, voyons.»
Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des écritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout seul pendant des heures à la comptabilité. Là-dessus, le petit père Joyeuse s'est fâché tout rouge:
«On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d'instruction… M. de Géry est le jeune homme dont je vous ai parlé… Il venait à la Territoriale en simple surveillant et portait trop d'intérêt à ce pauvre M. Jansoulet pour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté… Du reste, M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explications nécessaires.»
Je sentis que mon zèle allait me compromettre.
«Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement… Vous n'êtes ici que comme témoin; mais si vous essayez d'égarer l'instruction, vous pourriez bien y revenir en prévenu… (Il avait vraiment l'air de le désirer, ce monstre d'homme!…) Allons, cherchez, qui a déchiré cette page?»
Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restés jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma déclaration, après quoi le juge me congédia d'un signe, en m'avertissant d'avoir à me tenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il me rappela:
«Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n'en ai plus besoin.»
Il me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m'interrogeant; et qu'on juge de ma confusion, quand j'aperçus sur la couverture le mot «Mémoires» écrit de ma plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même des armes à la justice, des renseignements précieux que la précipitation de notre catastrophe m'avait empêché de soustraire à la rafle policière exécutée dans nos bureaux.
Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses; puis, réflexion faite, après m'être assuré qu'il n'y avait dans ces Mémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de les détruire, je me suis décidé à les continuer, avec la certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre. Il ne manque pas à Paris de faiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des histoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés de m'acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma façon de me venger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlé pour ma honte et pour mon malheur.
Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs. Rien à faire au bureau, complètement désert depuis les investigations de la justice, que d'empiler des assignations de toutes couleurs. J'ai repris les écritures de la cuisinière du second, mademoiselle Séraphine, dont j'accepte en retour quelques petites provisions que je conserve dans le coffre-fort, revenu à l'emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi très bonne pour moi et bourre mes poches à chaque fois que je vais la voir dans son grand appartement de la Chaussée d'Antin. De ce côté, rien n'est changé. Même luxe, même confort; en plus un petit bébé de trois mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il faut croire qu'une fois lancés sur les rails de la fortune, les gens ont besoin d'un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s'arrêter tout à fait. D'ailleurs, ce bandit de Paganetti, en prévision d'un accident, avait tout mis au nom de sa femme. C'est peut-être pourquoi cette charabias d'Italienne lui a voué une admiration que rien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache; mais elle reste convaincue que son mari est un petit saint Jean d'innocence, victime de sa bonté, de sa crédulité. Il faut l'entendre: «Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s'il est escroupouleux… Ma, aussi vrai qu'il y a oun Dieu, si mon mari avait commis des malhonnêtetés comme on l'accuse, moi-même, vous m'entendez, moi-même, j'y aurais mis oune scopette dans les mains et j'y aurais dit: «Té! Tcheccofais-toi peter la tête!…» Et à la façon dont elle ouvre son petit nez retroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, on sent bien que cette petite Corse de l'Ile-Rousse l'aurait fait ainsi qu'elle le dit. Faut-il qu'il soit adroit tout de même, ce damné gouverneur, pour duper jusqu'à sa femme, jouer la comédie chez lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu'ils sont!
En attendant, tout ce monde-là fricote de bons dîners, Bois-l'Héry à Mazas se fait porter à manger du café Anglais, et l'oncle Passajon en est réduit à vivre de ratas ramassés dans les cuisines. Enfin ne nous plaignons pas trop. Il y en a encore de plus malheureux que nous, à preuve M. Francis que j'ai vu entrer ce matin à la Territoriale, maigre, pâli, du linge déshonorant, des manchettes fripées qu'il étire encore par habitude.
J'étais justement en train de faire griller un bon morceau de lard devant la cheminée de la salle du conseil, mon couvert mis sur un coin de table en marqueterie, avec un journal étendu pour ne pas salir. J'invitai le valet de chambre de Monpavon à partager ma frugale collation; mais, pour avoir servi un marquis, celui-là se figure faire partie de la noblesse, et il m'a remercié d'un air digne qui donnait à rire en voyant ses joues creusées. Il commença par me dire qu'il était toujours sans nouvelles de son maître, qu'on l'avait renvoyé du cercle de la rue Royale, tous les papiers sous scellés et des tas de créanciers en pluie de sauterelles sur la mince défroque du marquis. «De sorte que je me trouve un peu à court,» ajoutait M. Francis. C'est-à-dire qu'il n'avait plus un radis en poche, qu'il couchait depuis deux jours sur les bancs du boulevard, réveillé à chaque instant par les sergents de ville, obligé de se lever, de faire l'homme en ribote, pour regagner un autre abri. Quant à ce qui est de manger, je crois bien que cela ne lui était pas arrivé de longtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux affamés qui faisaient peine, et lorsque j'eus mis de force devant lui une grillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup. Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorant il se mit à bavarder, à bavarder…
—Vous savez, père Passajon, me dit-il entre deux bouchées, je sais où il est… je l'ai vu…
Il clignait de l'oeil malignement. Moi, je le regardais, très étonné.
—Qui donc ça avez-vous vu, monsieur Francis?
—Le marquis, mon maître… là-bas, dans la petite maison blanche, derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas la Morgue, parce que c'est un trop vilain mot). J'étais bien sûr que je le trouverais là. J'y suis allé tout droit, le lendemain. Il y était. Oh! mais bien caché, je vous réponds. Il fallait son valet de chambre pour le reconnaître. Les cheveux tout gris, les dents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu'il arrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet qui dégoulinait dessus, j'ai cru le voir devant sa table de toilette.
—Et vous n'avez rien dit?
—Non. Je savais ses intentions à ce sujet, depuis longtemps… Je l'ai laissé s'en aller discrètement, à l'anglaise, comme il voulait. C'est égal! il aurait bien dû me donner un morceau de pain avant de partir, moi qui l'ai servi pendant vingt ans.
Et tout à coup, frappant de son poing sur la table, avec rage:
—Quand je pense que, si j'avais voulu, j'aurais pu, au lieu d'aller chez Monpavon, entrer chez Mora, avoir la place de Louis… Est-il veinard, celui-là! En a-t-il rousti des rouleaux de mille à la mort de son duc!… Et la défroque, des chemises par centaines, une robe de chambre en renard bleu qui valait plus de vingt mille francs… C'est comme ce Noël, c'est lui qui a dû faire un sac! En se pressant, parbleu, car il savait que ça finirait tôt. Maintenant, plus moyen de gratter, place Vendôme. Un vieux gendarme de mère qui mène tout. On vend Saint-Romans, on vend les tableaux. La moitié de l'hôtel en location. C'est la débâcle.»
J'avoue que je ne pus m'empêcher de montrer ma satisfaction; car enfin ce misérable Jansoulet est cause de tous nos malheurs. Un homme qui se vantait d'être si riche, qui le disait partout. Le public s'amorçait là-dessus, comme le poisson qui voit luire des écailles dans une nasse… Il a perdu des millions, je veux bien; mais pourquoi laissait-il croire qu'il en avait d'autres?… Ils ont arrêté Bois-l'Héry; c'est lui qu'il fallait arrêter plutôt… Ah! si nous avions eu un autre expert, je suis sûr que ce serait déjà fait… Du reste, comme je le disais à Francis, il n'y a qu'à voir ce parvenu de Jansoulet pour se rendre compte de ce qu'il vaut. Quelle tête de bandit orgueilleux!
—Et si commun, ajouta l'ancien valet de chambre.
—Pas la moindre moralité.
—Un manque absolu de tenue… Enfin, le voilà à la mer, et puis Jenkins aussi, et bien d'autres avec eux.
—Comment! le docteur aussi?… Ah! tant pis… Un homme si poli, si aimable…
—Oui, encore un qu'on déménage… Chevaux, voitures, mobilier… C'est plein d'affiches dans la cour de l'hôtel, qui sonne le vide comme si la mort y avait passé… Le château de Nanterre est mis en vente. Il restait une demi-douzaine de «petits Bethléem» qu'on a emballés dans un fiacre… C'est la débâcle, je vous dis, père Passajon, une débâcle dont nous ne verrons peut-être pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes, mais qui sera complète… Tout est pourri; il faut que tout crève!»
Il était sinistre à voir ce vieux larbin de l'Empire, maigre, échiné, couvert de boue, et criant comme Jérémie: «C'est la débâcle!» avec une bouche sans dents, toute noire et large ouverte. J'avais peur et honte devant lui, grand désir de le voir dehors; et dans moi-même je pensais: «O M. Chalmette… ô ma petite vigne de Montbars…»
* * * * *
Même date.—Grande nouvelle. Madame Paganetti est venue cette après-midi m'apporter mystérieusement une lettre du gouverneur. Il est à Londres, en train d'installer une magnifique affaire. Bureaux splendides dans le plus beau quartier de la ville; commandite superbe. Il m'offre de venir le rejoindre, «heureux, dit-il, de réparer ainsi le dommage qui m'a été fait.» J'aurai le double de mes appointements à la Territoriale, logé, chauffé, cinq actions du nouveau comptoir, et remboursement intégral de mon arriéré. Une petite avance à faire seulement, pour l'argent du voyage et quelques dettes criardes dans le quartier. Vive la joie! ma fortune est assurée. J'écris au notaire de Montbars de prendre hypothèque sur ma vigne…
XXIV
A BORDIGHERA
Comme l'avait dit M. Joyeuse chez le juge d'instruction, Paul de Géry revenait de Tunis après trois semaines d'absence. Trois interminables semaines passées à se débattre au milieu d'intrigues, de trames ourdies sournoisement par la haine puissante des Hemerlingue, à errer de salle en salle, de ministère en ministère, à travers cette immense résidence du Bardo qui réunit dans la même enceinte farouche hérissée de couleuvrines tous les services de l'État, placés sous la surveillance du maître comme ses écuries et son harem. Dès son arrivée là-bas, Paul avait appris que la chambre de justice commençait à instruire secrètement le procès de Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance; et les comptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine, les scellés apposés sur ses coffres, ses navires solidement amarrés à la Goulette, une garde de chaouchs autour de ses palais annonçaient déjà une sorte de mort civile, de succession ouverte dont il ne resterait plus bientôt qu'à se partager les dépouilles.
Pas un défenseur, pas un ami dans cette meute vorace; la colonie franque elle-même paraissait satisfaite de la chute d'un courtisan qui avait si longtemps obstrué en les occupant tous les chemins de la faveur. Essayer d'arracher au bey cette proie, à moins d'un triomphe éclatant devant l'Assemblée, il n'y fallait pas songer. Tout ce que de Géry pouvait espérer, c'était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car il s'attendait un jour ou l'autre à apprendre l'échec complet de son ami.
Il se mit donc en campagne, précipita ses démarches avec une activité que rien ne découragea, ni le patelinage oriental, cette politesse raffinée et doucereuse sous laquelle se dissimulent la férocité, la dissolution des moeurs, ni les sourires béatement indifférents, ni ces airs penchés, ces bras en croix invoquant le fatalisme divin quand le mensonge humain fait défaut. Le sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui se condensaient toutes les exubérances de ses compatriotes, le servit au moins autant que sa connaissance parfaite de la loi française dont le Code de Tunis n'est que la copie défigurée.
A force de souplesse, de circonspection, et malgré les intrigues d'Hemerlingue fils, très influent au Bardo, il parvint à faire distraire de la confiscation l'argent prêté par le Nabab quelques mois auparavant et à arracher dix millions sur quinze à la rapacité de Mohammed. Le matin même du jour où cette somme devait lui être comptée, il recevait de Paris une dépêche lui annonçant l'invalidation. Il courut tout de suite au palais, pressé d'y arriver avant la nouvelle; et au retour, ses dix millions de traites sur Marseille bien serrés dans son portefeuille, il croisa sur la route de la résidence le carrosse d'Hemerlingue fils avec ses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigre rayonnait. De Géry comprenant que, s'il restait seulement quelques heures de plus à Tunis, ses traites couraient grand risque d'être confisquées, alla retenir sa place sur un paquebot italien qui partait le lendemain pour Gênes, passa la nuit à bord, et ne fut tranquille que lorsqu'il vit fuir derrière lui la blanche Tunis étagée au fond de son golfe et les rochers du cap Carthage. En entrant dans le port de Gênes, le vapeur, en train de se ranger au quai, passa prés d'un grand yacht où flottait le pavillon tunisien parmi des petits étendards de parade. De Géry ressentit une vive émotion, crut un instant qu'on envoyait à sa poursuite, et qu'il allait peut-être en débarquant avoir des démêlés avec la police italienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non, le yacht se balançait tranquille à l'ancre, ses matelots occupés à nettoyer le pont et à repeindre la sirène rouge de l'avant, comme si l'on attendait quelque personnage d'importance. Paul n'eut pas la curiosité de savoir quel était ce personnage, ne fit que traverser la ville de marbre et revint par la voie ferrée qui va de Gênes à Marseille en suivant la côte, route merveilleuse où l'on passe du noir des tunnels à l'éblouissement de la mer bleue, mais que son étroitesse expose à bien des accidents.
A Savone, le train arrêté, on annonça aux voyageurs qu'ils ne pouvaient aller plus loin, un de ces petits ponts jetés sur les torrents qui descendent de la montagne dans la mer s'étant rompu pendant la nuit. Il fallait attendre l'ingénieur, les ouvriers avertis par le télégraphe, rester là peut-être une demi-journée. C'était le matin. La ville italienne s'éveillait dans une de ces aubes voilées qui annoncent la grande chaleur du jour. Pendant que les voyageurs dispersés se réfugiaient dans les hôtels, s'installaient dans des cafés, que d'autres couraient la ville, de Géry, désolé du retard, cherchait un moyen de ne pas perdre encore cette dizaine d'heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, à qui l'argent qu'il apportait allait peut-être sauver l'honneur et la vie, à sa chère Aline, à celle dont le souvenir ne l'avait pas quitté un seul jour pendant son voyage, pas plus que le portrait qu'elle lui avait donné. Il eut alors l'idée de louer un de ces calesino attelés à quatre, qui font le trajet de Gênes à Nice, tout le long de la Corniche italienne, voyage adorable que se payent souvent les étrangers, les amoureux ou les joueurs heureux de Monaco. Le cocher garantissait d'être à Nice de bonne heure; mais n'arrivât-on guère plus vite qu'en attendant le train, l'impatience du voyageur éprouvait le soulagement de ne pas piétiner sur place, de sentir à chaque tour de roue décroître l'espace qui le séparait de son désir.
Oh! par un beau matin de juin, à l'âge de notre ami Paul, le coeur plein d'amour comme il l'avait, brûler à quatre chevaux la route blanche de la Corniche, c'est une ivresse de voyage incomparable. A gauche, à cent pieds d'abîme, la mer mouchetée d'écume des anses rondes du rivage à ces lointains de vapeur, où se confondent le bleu des vagues et celui du ciel; voiles rouges ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques et déployées, fines silhouettes de steamers avec un peu de fumée à l'arrière comme un adieu, et sur des plages aperçues au détour, des pêcheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leur barque amarrée, qui semble un nid. Puis la route s'abaisse, suit une pente rapide, tout le long de rochers, de promontoires presque à pic. Le vent frais des vagues arrive là, se mêle aux mille grelots de l'attelage, tandis qu'à droite, sur le flanc de la montagne, les pins s'étagent, les chênes verts, aux capricieuses racines, sortant du sol aride, et des oliviers en culture sur leurs terrasses, jusqu'à un large ravin blanc et caillouteux, bordé de verdures qui rappellent le passage des eaux, un torrent desséché que remontent des mulets chargés, le sabot solide parmi les pierres en galets où se penche une laveuse près d'une mare microscopique, quelques gouttes restées de la grande inondation d'hiver. De temps en temps, on traverse la rue d'un village ou plutôt d'une petite ville rouillée par trop de soleil, d'une ancienneté historique, les maisons étroitement serrées et rejointes par des arcades sombres, un lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec des échappées de jour supérieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir des nichées d'enfants frisés en auréole, des corbeilles de fruits éclatants, une femme descendant le pavé raboteux, sa cruche sur la tête ou la quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, le papillotement bleu des vagues, et l'immensité retrouvée…
Mais, à mesure que la journée s'avançait, le soleil, montant dans le ciel, éparpillait sur la mer, sortie de ses brumes, lourde, stupéfaite, immobile avec des transparences de quartz, des milliers de rayons tombant dans l'eau, comme des piqûres de flèches, une réverbération éblouissante, doublée par la blancheur des roches et du sol, par un véritable sirocco d'Afrique qui soulevait la poussière en spirale sur le passage de la voiture. On arrivait aux sites les plus chauds, les plus abrités de la Corniche, véritable température exotique, plantant en pleine terre les dattiers, les cactus, l'aloès et ses hauts candélabres. En voyant ces troncs élancés, cette végétation fantastique, découper l'air chauffé à blanc, en sentant la poussière aveuglante craquer sous les roues comme une neige, de Géry, les yeux à demi-clos, halluciné par ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cette fatigante route de Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulier pêle-mêle de carrosses levantins, à livrées éclatantes, de meahris au long cou, à la babine pendante, de mulets caparaçonnés, de bourriquets, d'Arabes en guenilles, de nègres à moitié nus, de fonctionnaires en grand costume, avec leur escorte d'honneur. Allait-il donc retrouver là-bas, où la route côtoie des jardins de palmiers, l'architecture bizarre et colossale du palais du bey, ses grillages de fenêtres aux mailles serrées, ses portes de marbre, ses moucharabies en bois découpé, peints de couleurs vives?… Ce n'était pas le Bardo, mais le joli pays de Bordighera, divisé comme tous ceux du littoral en deux parties, la Marine s'étalant en rivage, et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt de palmes immobiles, élancées de tige et la cime retombante, véritables fusées de verdure, rayant le bleu de leurs mille fentes régulières.
La chaleur insoutenable, les chevaux à bout de forces, contraignirent le voyageur à s'arrêter pour une couple d'heures dans un de ces grands hôtels qui bordent la route et mettent dès novembre, dans ce petit bourg merveilleusement abrité, la vie luxueuse, l'animation cosmopolite d'une aristocratique station hivernale. Mais, à cette époque de l'année, il n'y avait à la Marine de Bordighera que des pêcheurs invisibles à cette heure. Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leurs stores et leurs jalousies étendus. On fit traverser à l'arrivant de longs couloirs frais et silencieux, jusqu'à un grand salon tourné au nord qui devait faire partie d'un de ces appartements complets qu'on loue pour la saison et dont les portes légères communiquent avec d'autres chambres. Des rideaux blancs, un tapis, ce demi-confortable exigé par les Anglais, même en voyage, et en face des fenêtres que l'hôtelier ouvrit toutes grandes pour amorcer ce passant, l'engager à une halte plus sérieuse, la vue splendide de la montagne. Un calme étonnant régnait dans cette grande auberge déserte, sans maître d'hôtel, ni cuisiniers, ni chasseurs,—tout le service n'arrivant qu'aux premiers froids,—et livrée pour les soins domestiques à un gâte-sauce du pays, expert aux stoffato, aux risotto, et à deux valets d'écurie mettant pour l'heure des repas l'habit, la cravate blanche et les escarpins de l'office. Heureusement de Géry ne devait rester là que le temps de respirer une heure ou deux, d'enlever de ses yeux cette réverbération d'argent mat, de sa tête alourdie le casque à jugulaire douloureuse que le soleil y avait mis.
Du divan où il s'étendit, le paysage admirable, terrasses d'oliviers légers et frissonnants, bois d'orangers plus sombres aux feuilles mouillées de luisants mobiles, semblait descendre jusqu'à sa fenêtre par étages de verdures diverses où des villas dispersées éclataient en blancheur, parmi lesquelles celle de Maurice Trott, le banquier, reconnaissable aux riches caprices de son architecture et à la hauteur de ses palmiers. L'habitation du Levantin, dont les jardins venaient jusque sous les croisées de l'hôtel, abritait depuis quelques mois une célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mourait de la poitrine et devait à cette hospitalité princière un prolongement d'existence. Ce voisinage d'un agonisant célèbre, dont l'hôtelier était très fier, et qu'il aurait mis volontiers sur sa note, ce nom de Bréhat que de Géry avait entendu si souvent prononcer avec admiration dans l'atelier de Félicia Ruys, ramenèrent sa pensée vers le beau visage aux lignes pures entrevu pour la dernière fois au Bois de Boulogne, penché sur l'épaule de Mora. Qu'était-elle devenue, la malheureuse fille, quand cet appui lui avait manqué? Cette leçon lui servirait-elle dans l'avenir? Et par une étrange coïncidence, pendant qu'il songeait ainsi à Félicia, en face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grand lévrier blanc traversait en gambadant une allée d'arbres verts. On eût dit tout à fait Kadour; mêmes poils ras, même gueule rose, féroce et fine. Paul, devant sa fenêtre ouverte, fut asssailli en un moment par toutes sortes de visions tristes ou charmantes. Peut-être, la nature splendide qu'il avait sous les yeux, cette haute montagne où courait une ombre bleue attardée dans tous les plis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa pensée. Sous les orangers, les citronniers, alignés pour la culture, chargés de fruits d'or, s'étendaient d'immenses champs de violettes, en plants réguliers et serrés, traversés de petits canaux d'irrigation, dont la pierre blanche coupait les verdures exubérantes.
Une odeur exquise montait, de violettes pétries dans du soleil, chaude essence de boudoir, énervante, affaiblissante, qui évoquait pour de Géry des visions féminines, Aline, Félicia, glissant à travers la féerie du paysage, dans cette atmosphère bleutée, ce jour élyséen qu'on eût dit le parfum devenu visible de tant de fleurs épanouies… Un bruit de portes lui fit rouvrir les yeux… Quelqu'un venait d'entrer dans la pièce à côté. Il entendit le frôlement d'une robe sur la mince cloison, un feuillet retourné dans un livre qu'on devait lire sans grand intérêt; car un long soupir modulé en bâillement le fit tressaillir. Dormait-il, rêvait-il encore? Ne venait-il pas d'entendre le cri du «chacal dans le désert,» si bien en harmonie avec la température brûlante et lourde du dehors… Non. Plus rien… Il s'endormit de nouveau; et cette fois, toutes les images confuses qui le poursuivaient se fixèrent en un rêve, un bien beau rêve…
Il faisait avec Aline son voyage de noces. Une mariée délicieuse. Prunelles claires, pleines d'amour et de foi, qui ne connaissaient que lui, ne regardaient que lui. Dans ce même salon d'hôtel, de l'autre côté du guéridon, la jolie fille était assise en blanc déshabillé du matin qui sentait bon la violette et les dentelles fines de la corbeille. Ils déjeunaient. Un de ces déjeuners de voyage de noces, servis au saut du lit en face de la mer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où l'on boit, les yeux que l'on regarde, l'avenir, la vie, l'espace clair. Oh! qu'il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunissante, comme ils étaient bien!
Et tout à coup, en pleins baisers, en pleine ivresse, Aline devenait triste. Ses beaux yeux se voilaient de larmes. Elle lui disait: «Félicia est là… vous n'allez plus m'aimer…» Et lui riait: «Félicia, ici?… Quelle idée.—Si, si… Elle est là…» Tremblante, elle montrait la chambre voisine, d'où partaient pêle-mêle des aboiements enragés et la voix de Félicia: «Ici, Kadour… Ici, Kadour…» la voix basse, concentrée, furieuse de quelqu'un qui se cachait et se voit brusquement découvert.
Réveillé en sursaut, l'amoureux, désenchanté, se retrouva dans sa chambre déserte, devant un guéridon vide, son beau rêve envolé par la fenêtre sur le grand coteau qui la remplissait toute, et semblait se pencher vers elle. Mais on entendait bien réellement dans la pièce contiguë les aboiements d'un chien et des coups précipités ébranlant la porte…
—Ouvrez. C'est moi… c'est Jenkins.»
Paul se redressa sur son divan, stupéfait. Jenkins ici?… Comment cela?… A qui s'adressait-il?… Quelle voix allait lui répondre?… On ne répondit point… Un pas léger alla vers la porte, et le pêne grinça nerveusement.
«Enfin, je vous trouve, dit l'Irlandais en entrant…»
Et vraiment, s'il n'avait pris soin de s'annoncer lui-même, à travers la cloison Paul n'aurait jamais placé sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du docteur aux façons doucereuses…
«Enfin, je vous trouve après huit jours de recherches, de courses folles, de Gênes à Nice, de Nice à Gênes… Je savais que vous n'étiez pas partie, le yacht étant toujours en rade… Et j'allais inspecter toutes les auberges du littoral, quand je me suis souvenu de Bréhat… J'ai pensé que vous aviez voulu le voir en passant. J'en viens… C'est lui qui m'a dit que vous étiez ici.»
Mais à qui parlait-il? Quelle obstination singulière mettait-on à ne pas lui répondre? Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit vibrer à son tour l'air alourdi et sonore de la chaude après-midi.
«Eh bien! oui, Jenkins, me voilà… Qu'est-ce qu'il y a donc?»
A travers la muraille, Paul voyait la bouche dédaigneuse, abaissée, avec un pli de dégoût.
«Je viens vous empêcher de partir, de faire cette folie…
—Quelle folie? J'ai des travaux à Tunis… Il faut bien que j'y aille.
—Mais vous n'y songez pas, ma chère enfant…
—Oh! assez de paternité comme cela, Jenkins… On sait ce qui se cache là-dessous… Parlez-moi donc comme tout à l'heure… J'aime encore mieux chez vous le dogue que le chien couchant… J'en ai moins peur.
—Eh bien! je vous dis, moi, qu'il faut être folle pour s'en aller là-bas toute seule, jeune et belle comme vous êtes…
—Et ne suis-je pas toujours seule?… Vouliez-vous que j'emmène
Constance, à son âge?
—Et moi?
—Vous?…» Elle modula le mot sur un rire plein d'ironie… «Et
Paris?… Et vos clients?… Priver la société de son Cagliostro!…
Jamais, par exemple.
—Je suis pourtant bien décidé à vous suivre partout où vous irez… fit
Jenkins résolument.»
Il y eut un instant de silence. Paul se demandait s'il était bien digne de lui d'écouter ce débat qu'il sentait gros de révélations terribles. Mais, en plus de la fatigue, une curiosité invincible le clouait à sa place… Il lui semblait que l'énigme attirante dont il avait été si longtemps intrigué et troublé, qui tenait encore à son esprit par le bout de son voile de mystère, allait enfin parler, se découvrir, montrer la femme douloureuse ou perverse que cachait l'artiste mondaine. Il restait donc immobile, retenant son souffle, n'ayant pas d'ailleurs besoin d'espionner; car les autres, se croyant seuls dans l'hôtel, laissaient monter leurs passions et leurs voix sans contrainte.
«En fin de compte, que voulez-vous de moi?…
—Je vous veux…
—Jenkins!
—Oui, oui, je sais bien; vous m'aviez défendu de prononcer jamais de telles paroles devant vous; mais d'autres que moi vous les ont dites, et de plus près encore…»
Deux pas nerveux la rapprochaient de l'apôtre, mettaient devant cette large face sensuelle le mépris haletant de sa réponse.
«Et quand cela serait, misérable! Si je n'ai su me garder contre le dégoût et l'ennui, si j'ai perdu ma fierté, est-ce à vous d'en parler seulement?… Comme si vous n'en étiez pas cause, comme si vous ne m'aviez pas à tout jamais fané, attristé la vie…»
Et trois mots brûlants et rapides firent passer devant Paul de Géry terrifié l'horrible scène de cet attentat enveloppé d'affectueuse tutelle, contre lequel l'esprit, la pensée, les rêves de la jeune fille avaient eu si longtemps à se débattre et qui lui avait laissé l'incurable tristesse des chagrins précoces, l'écoeurement de la vie à peine commencée, ce pli au coin de la lèvre comme la chute visible du sourire.
«Je vous aimais… Je vous aime… La passion emporte tout… répondit
Jenkins sourdement.
—Eh bien! aimez-moi donc, si cela vous amuse… Moi je vous hais non seulement pour le mal que vous m'avez fait, tout ce que vous avez tué en moi de croyances, de belles énergies, mais parce que vous me représentez ce qu'il y a de plus exécrable, de plus hideux sous le soleil, l'hypocrisie et le mensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, ce tas de faussetés, de grimaces, de conventions lâches et malpropres qui m'ont écoeurée au point que je me sauve, que je m'exile pour ne plus les voir, que je leur préférerais le bagne, l'égoût, le trottoir comme une fille, votre masque à vous, ô sublime Jenkins, est encore celui qui m'a le plus fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française, toute en sourires et en politesse, de vos larges poignées de main à l'anglaise, de votre loyauté cordiale et démonstrative. Tous s'y sont laissé prendre. On dit «le bon Jenkins, le brave, l'honnête Jenkins.» Mais moi je vous connais, bonhomme, et malgré votre belle devise si effrontément arborée sur les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votre voiture, je vois toujours le fourbe que vous êtes et qui dépasse son déguisement de toutes parts.»
Sa voix sifflait entre ses dents serrées par une incroyable férocité d'expression; et Paul s'attendait à quelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous tant d'outrages. Mais non. Cette haine, ce mépris venant de la femme aimée devaient lui causer plus de douleur que de colère; car il répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée:
«Oh! vous êtes cruelle… Si vous saviez le mal que vous me faites… Hypocrite, oui, c'est vrai; mais on ne naît pas comme cela… On le devient par force, devant les duretés de la vie. Quand on a le vent contre et qu'on veut avancer, on louvoie. J'ai louvoyé… Accusez mes débuts misérables, une entrée manquée dans l'existence, et convenez du moins qu'une chose en moi n'a jamais menti: ma passion!… Rien n'a pu la rebuter, ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeux qui, depuis tant d'années, ne m'ont pas souri une fois… C'est encore ma passion qui me donne la force, même après ce que je viens d'entendre, de vous dire pourquoi je suis ici… Écoutez. Vous m'avez déclaré un jour qu'il vous fallait un mari, quelqu'un qui veille sur vous pendant votre travail, qui relève de faction la pauvre Crenmitz excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui me déchiraient alors parce que je n'étais pas libre. Maintenant tout est changé. Voulez-vous m'épouser, Félicia?
—Et votre femme? s'écria la jeune fille pendant que Paul s'adressait la même question.
—Ma femme est morte.
—Morte?… Madame Jenkins?… Est-ce vrai?
—Vous n'avez pas connu celle dont je parle. L'autre n'était pas ma femme. Quand je l'ai rencontrée, j'étais déjà marié en Irlande… Depuis des années… Un mariage horrible, contracté la corde au cou… Ma chère, à vingt-cinq ans, je me suis trouvé devant cette alternative; la prison pour dettes ou mademoiselle Strang, une vieille fille couperosée et goutteuse, la soeur d'un usurier qui m'avait avancé cinq cents livres pour payer mes études médicales… J'avais préféré la prison; mais des semaines et des mois vinrent à bout de mon courage, et j'épousai mademoiselle Strang qui m'apporta en dot… mon billet. Vous voyez ma vie entre ces deux monstres qui s'adoraient. Une femme jalouse, impotente. Le frère m'espionnant, me suivant partout. J'aurais pu fuir. Mais une chose me retenait… On disait l'usurier immensément riche. Je voulais toucher au moins le bénéfice de ma lâcheté… Ah! je vous dis tout, vous voyez… Du reste j'ai été bien puni, allez. Le vieux Strang est mort insolvable; il jouait, s'était ruiné, sans le dire… Alors j'ai mis les rhumatismes de ma femme dans une maison de santé et je suis venu en France… C'était une existence à recommencer, de la lutte et de la misère encore. Mais j'avais pour moi une expérience, la haine et le mépris des hommes, et la liberté reconquise, car je ne me doutais pas que l'horrible boulet de cette union maudite allait gêner encore ma marche, à distance… Heureusement, c'est fini, me voilà délivré…
—Oui, Jenkins, délivré… Mais pourquoi ne songez-vous pas à faire votre femme de la pauvre créature qui a partagé votre vie si longtemps, humble et dévouée comme nous l'avons tous vue?
—Oh! dit-il avec une explosion sincère, entre mes deux bagnes je crois que je préférais l'autre, où je pouvais être franchement indifférent ou haineux… Mais l'atroce comédie de l'amour conjugal, d'un bonheur sans lassitude, alors que depuis si longtemps je n'aimais que vous, je ne pensais qu'à vous… Il n'y a pas sur terre de pareil supplice… Si j'en juge par moi, la malheureuse a dû pousser à l'instant de la séparation un cri de soulagement et d'allégresse. C'est le seul adieu que j'en espérais…
—Mais qui vous forçait à tant de contrainte?
—Paris, la société, le monde… Mariés devant l'opinion, nous étions tenus par elle…
—Et maintenant, vous ne l'êtes donc plus?
—Maintenant quelque chose domine tout, c'est l'idée de vous perdre, de ne plus vous voir… Oh! quand j'ai appris votre fuite, quand j'ai vu cet écriteau sur votre porte: «A LOUER», j'ai senti que c'en était fait des poses et des grimaces, que je n'avais plus qu'à partir, à courir bien vite après mon bonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je l'ai quitté. On vendait tout chez vous; chez moi, on va tout vendre.
—Et elle?… reprit Félicia frémissante… Elle, la compagne irréprochable, l'honnête femme que personne n'a jamais soupçonnée, où ira-t-elle? que fera-t-elle?… Et c'est sa place que vous venez me proposer… Une place volée, dans quel enfer!… Eh bien! et cette devise, bon Jenkins, vertueux Jenkins, qu'est-ce que nous en faisons? Le bien sans espérance, mon vieux!…»
A ce rire cinglant comme un coup de cravache qui devait lui marquer la figure en rouge, le misérable répondit en haletant:
«Assez…, assez…, ne raillez pas ainsi… c'est trop horrible à la fin… Cela ne vous touche donc pas d'être aimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur, considération? Voyons, regardez-moi… Si bien attaché que fût mon masque, je l'ai arraché pour vous, je l'ai arraché devant tous… Et maintenant, tenez! le voilà l'hypocrite…»
On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le parquet. Et bégayant, éperdu d'amour, affaissé devant elle, il la suppliait de consentir à ce mariage, de lui donner le droit de la suivre partout, de la défendre: puis les mots lui manquaient, s'étouffaient dans un sanglot passionné, si profond, si déchirant qu'il aurait touché n'importe quel coeur, surtout devant la splendide nature impassible dans cette chaleur parfumée et amollissante… Mais Félicia ne s'attendrit pas, et toujours hautaine: «Finissons-en, Jenkins, dit-elle brusquement, ce que vous me demandez est impossible… Nous n'avons rien à nous cacher; et après vos confidences de tout à l'heure, je veux vous en faire une qui coûte à mon orgueil, mais dont votre acharnement me paraît digne… J'étais la maîtresse de Mora.»
Paul n'ignorait pas cela. Et pourtant c'était si triste cette belle voix pure chargée d'un tel aveu, au milieu de cet air enivrant de bleu et d'arômes, qu'il en eut un grand serrement de coeur et dans la bouche ce goût de larmes que laisse un regret inavoué.
«Je le savais, reprit Jenkins d'une voix sourde… J'ai là les lettres que vous lui écriviez…