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Le nain noir

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—Ou nous promener au clair de lune, dit Westburnflat, sans l'agrément du jeune Earnscliff, ou de quelque juge de paix à l'anglaise. C'était le bon temps, quand nous n'avions ni paix ni juges.

—Souvenons-nous des massacres de Glencoe (Glencoe, fameux par le massacre des partisans de Jacques II), continua Ellieslaw, et prenons les armes pour défendre nos droits, nos biens, notre vie et nos familles.

—Songez à la véritable ordination épiscopale, sans laquelle point de clergé légitime, dit le prêtre de l'assemblée.

—Songez aux pirateries commises sur notre commerce des Indes occidentales par les corsaires anglais, dit William Willicson, propriétaire par, moitié et seul patron d'un petit brick.

—Souvenez-vous de vos privilèges, reprit Mareschal qui semblait prendre un malin plaisir à souffler le feu de l'enthousiasme allumé par lui, comme un écolier espiègle qui, ayant levé l'écluse d'un moulin d'eau, s'amuse du bruit des roues qu'il a mises en mouvement, sans penser au mal qu'il peut produire,—Souvenez-vous de vos privilèges et de vos libertés, s'écriait-il. Maudits soient les taxes, la presse et le presbytérianisme, avec la mémoire du vieux Guillaume qui nous les apporta le premier!

—Au diable le jaugeur de l'excise, dit le vieux Rewcastle; je l'assommerai de ma propre main.

—Au diable le garde des forêts et le constable, s'écria
Westburnflat, j'ai à leur offrir deux balles à chacun d'eux.

—Nous sommes donc tous d'accord que cet état de choses ne peut se supporter plus long-temps? dit Ellieslaw après un moment de calme.,

—Tous…, sans exception…, jusqu'au dernier! s'écria-t-on de toutes parts.

—Pas tout-à-fait, messieurs, dit M. Ratcliffe, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis le commencement du dîner. Je ne puis espérer de calmer les transports violents qui viennent de s'emparer si subitement de la compagnie; mais autant que peut valoir l'opinion d'un seul homme, je dois vous déclarer que je n'adopte pas tout-à-fait les principes que vous venez de manifester;, je proteste donc formellement contre les mesures insensées que vous paraissez disposés à prendre pour faire cesser des sujets de plaintes dont la justice ne me paraît pas encore bien, démontrée. Je suis très porté à attribuer tout ce qui s'est dit à la chaleur du festin, peut-être même à l'envie de faire une plaisanterie; mais il faut songer que certaines plaisanteries peuvent devenir dangereuses quand elles transpirent, et que souvent les murs ont des oreilles.

—Les murs peuvent avoir des oreilles, monsieur Ratcliffe, s'écria Ellieslaw en lançant sur lui un regard de fureur; mais un espion domestique n'en aura bientôt plus, s'il ose rester plus long-temps dans une maison où son arrivée fut une insulte, où sa conduite a toujours été celle d'un homme présomptueux qui se mêle de donner des avis qu'on ne lui demande pas, et d'où il sera chassé comme un misérable, s'il ne se rend justice en en sortant sur-le-champ.

—Je sais parfaitement, monsieur, répondit Ratcliffe avec un sang-froid méprisant, que la démarche inconsidérée que vous allez faire vous rend ma présence, inutile, et qne mon séjour ici serait dorénavant aussi dangereux pour moi que désagréable pour vous; mais vous avez oublié votre prudence en me menaçant; car bien certainement vous ne seriez pas charmé que je fisse à ces messieurs, à des hommes d'honneur, le détail des causes qui ont amené notre liaison. Au surplus, j'en vois-la fin avec plaisir; mais, comme je crois que M. Mareschal et quelques autres personnes de la compagnie voudront bien me garantir pour cette nuit mes oreilles et surtout mon cou, pour lequel j'ai quelques raisons de craindre davantage, je ne quitterai votre château que demain matin.

—Soit, monsieur, répliqua Ellieslaw, vous n'avez rien à redouter, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment, et non parce que j'ai à craindre que vous ne découvriez quelque secret de famille, quoique je doive vous engager, par intérêt pour vous-même, à bien peser vos paroles. Vos soins et votre entremise ne sont plus rien pour un homme qui a tout à perdre ou tout à gagner, suivant le résultat des efforts qu'il va faire pour la cause à laquelle il. s'est dévoué. Adieu.

Ratcliffe jeta sur lui un regard expressif qu'Ellieslaw ne put soutenir sans baisser les yeux, et, saluant la compagnie, il se retira.

Cette conversation avait produit sur une partie de ceux qui l'avaient entendue une impression qu'Ellieslaw se hâta de dissiper, en faisant retomber l'entretien sur les affaires du jour. On convint que l'insurrection serait organisée sur-le-champ. Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en furent nommés les chefs, avec pouvoir de diriger toutes les mesures ultérieures. On fixa, pour le lendemain de bonne heure, un lieu de rendez-vous où chacun se trouverait en armes avec tous les partisans qu'il pourrait rassembler.

Tout ayant été ainsi réglé, Ellieslaw demanda à ceux qui restaient encore à boire avec Westburnflat et le vieux contrebandier, la permission de se retirer avec ses deux collègues; afin de délibérer librement sur les mesures qu'ils avaient à prendre. Cette excuse fut acceptée d'autant plus volontiers qu'Ellieslaw y joignit l'invitation de ne pas épargner sa cave. Le départ des chefs fut salué par de bruyantes acclamations, et les santés d'Ellieslaw, de sir Frédéric, et surtout celle de Mareschal, furent portées plus d'une fois en grand chorus pendant le reste de la soirée.

Lorsque les trois chefs se furent retirés dans un appartement séparé, ils se regardèrent un moment avec une sorte d'embarras qui, sur le front soucieux de sir Frédéric, allait jusqu'au mécontentement.

Mareschal fut le premier à rompre le silence.—Hé bien! messieurs, dit-il avec un éclat de rire, nous voilà embarqués!— Vogue la galère!

—C'est vous que nous devons en remercier, dit Ellieslaw.

—Cela est vrai; mais je ne sais pas si vous me remercierez encore, lorsque vous aurez lu cette lettre. Je l'ai reçue à l'instant de nous mettre à table, et elle a été remise à mon domestique par un homme qu'il ne connaît pas, et qui est parti au grand galop, sans vouloir s'arrêter un instant.—Lisez.

Ellieslaw prit la lettre d'un air d'impatience, et lut ce qui suit:

«Édimbourg…

«MONSIEUR,

«Ayant des obligations à votre famille, et sachant que vous êtes en relation d'affaires avec Jacques et compagnie, autrefois négociants à Londres, maintenant à Dunkerque, je crois devoir me hâter de vous faire part que les vaisseaux que vous attendiez n'ont pu aborder, et ont été obligés de repartir sans avoir pu débarquer aucunes marchandises de leur cargaison. Leurs associés de l'ouest ont résolu de séparer leurs intérêts des leurs, les affaires de cette maison prenant une mauvaise tournure. J'espère que vous profiterez de cet avis pour prendre les précautions nécessaires pour vos intérêts.

«Je suis votre très humble serviteur

«NIHIL NAMELESS (Sans nom. Anonyme.)

«A RALPH-MARESCHAL DE MARESCHAL-WELLS.

«Très pressée.»

Sir Frédéric pâlit, et son front se rembrunit en entendant cette lecture.

—Si la flotte française, ayant le roi à bord, s'écria Ellieslaw, a été battue par celle d'Angleterre, comme ce maudit griffonnage semble le donner à entendre, le principal ressort de notre entreprise se trouve rompu, et nous n'avons pas même de secours à attendre, de l'ouest de l'Écosse. Et où en sommes-nous donc?

—Où nous en étions ce, matin, je crois, dit Mareschal toujours riant.

—Pardonnez-moi, monsieur Mareschal; faites trêve, je vous prie, à des plaisanteries fort déplacées. Ce matin, nous n'étions pas encore compromis; nous ne nous étions pas déclarés publiquement, comme nous venons de le faire, grâce à votre inconséquence. Et dans quel moment? quand vous aviez en poche une lettre qui ajoute aux difficultés de notre entreprise, et rend la réussite presque impossible.

—Oh! je savais bien tout ce que vous alliez me dire; mais d'abord cette lettre de mon ami anonyme peut ne contenir pas un mot de vérité; ensuite sachez que je suis las de me trouver dans une conspiration dont les chefs ne font toute la journée que former des projets qu'ils oublient en dormant. En ce moment le gouvernement est dans la sécurité, il n'a ni troupes ni munitions; et dans quelques semaines il aura pris ses mesures. Le pays est aujourd'hui plein d'ardeur pour une insurrection; donnez-lui le temps de se refroidir, et nous resterons seuls. J'étais donc bien décidé, comme nous l'avons dit, à me jeter dans le fossé, et j'ai pris soin de vous y faire tomber avec moi. Vous voilà dans la fondrière, il faudra bien maintenant que vous preniez le parti de vous évertuer pour en sortir.

—Vous vous êtes trompé, monsieur Mareschal, au moins quant à l'un de nous, dit sir Frédéric en tirant le cordon de la sonnette., car je vais demander mes chevaux à l'instant.

—Vous ne nous quitterez pas, sir Frédéric, dit Ellieslaw; nous avons notre revue demain matin.

—Je pars à l'instant même, dit sir Frédéric, et je vous écrirai mes intentions à mon arrivée chez moi.

—Oui-dà! dit Mareschal, et vous nous les enverrez sans doute par une compagnie de cavalerie de Carlisle, pour nous emmener prisonniers?—Écoutez-moi bien, sir Frédéric Langley: je ne suis pas un de ces hommes qui se laissent abandonner ou trahir. Si vous sortez aujourd'hui du château d'Ellieslaw, ce ne sera qu'en marchant sur mon cadavre.

—N'êtes-vous pas honteux, Mareschal? dit Ellieslaw; comment pouvez-vous interpréter ainsi les intentions de notre ami? il a trop d'honneur pour penser à déserter notre cause. Il ne peut oublier d'ailleurs les preuves que nous avons de son adhésion à tous nos projets, et de l'activité qu'il a mise à en assurer la réussite. Il doit savoir aussi que le premier avis qu'on en donnera au gouvernement sera bien accueilli, et qu'il nous est facile de le gagner de vitesse.

—Dites vous et non pas nous, s'écria Mareschal, quand vous parlez de gagner de vitesse pour se déshonorer par une trahison. Quant à moi, jamais je ne monterai à cheval dans un tel dessein.— Un joli couple d'amis pour leur confier sa tête! ajouta-t-il entre ses dents.

—Ce n'est point par des menaces dit sir Frédéric, qu'on m'empêche d'agir comme je le juge convenable, et je partirai bien certainement. Je ne suis point obligé, ajouta-t-il en regardant Ellieslaw, de garder ma parole à un homme qui a manqué à la sienne.

—En quoi y ai-je manqué? dit Ellieslaw, imposant silence par un geste à son impatient cousin; parlez, sir Frédéric; de quoi avez-vous à vous plaindre?

—D'avoir été joué relativement à l'alliance à laquelle vous aviez consenti, et qui, comme vous ne l'ignorez pas, devait être le gage de notre liaison politique. Cet enlèvement de miss Vere, si admirablement concerté, sa rentrée si miraculeuse, la froideur qu'elle m'a témoignée, les excuses dont vous avez cherché à la couvrir; ce ne sont que des prétextes dont vous êtes bien aise de vous servir pour conserver la jouissance des biens qui lui appartiennent, et auxquels vous devez renoncer en la mariant. Vous avez voulu faire de moi un jouet pour vous en servir dans une entreprise désespérée, et voilà pourquoi vous m'avez donné des espérances sans avoir intention de les réaliser.

—Sir Frédéric, je vous proteste par tout ce qu'il y a de plus sacré…

—Je n'écoute pas vos protestations, elles m'ont abusé trop long-temps.

—Mais songez donc que si nous nous divisions, votre ruine est aussi certaine que la nôtre. C'est de notre union que dépend notre sûreté.

—Laissez-moi le soin de la mienne; mais, quand ce que vous dites serait vrai, j'aimerais mieux mourir que d'être votre dupe plus long-temps.

—Rien ne peut-il vous convaincre de ma sincérité? Ce matin, j'aurais repoussé vos soupçons injustes comme une insulte; mais dans la position où nous, nous trouvons…

—Vous vous trouvez obligé d'être sincère? dit sir Frédéric en ricanant; vous n'avez qu'un moyen de m'en convaincre, c'est de célébrer; dès ce soir, mon mariage avec votre fille.

—Si promptement? impossible! songez à l'alarme qu'elle vient d'éprouver, à l'entreprise qui exige tous nos soins.

—Je n'écoute rien: Vous avez une chapelle au château; le docteur Hobbler se trouve au nombre de vos hôtes: donnez-moi cette preuve de votre bonne foi, mon coeur et mon bras sont à vous. Si vous me la refusez en ce moment, où votre intérêt doit vous porter à consentir à ma demande, comment puis-je espérer que vous me l'accorderez demain, quand j'aurai fait une seconde démarche qui ne me laissera nulle possibilité de revenir sur mes pas?

—Et notre amitié se trouvera-t-elle solidement renouée, si je consens à vous nommer mon gendre ce soir?

—Très certainement, et de la manière la plus inviolable.

—Hé bien, quoique votre demande soit prématurée, peu délicate, injuste à mon égard, donnez-moi la main, sir Frédéric, ma fille; sera votre épouse.

—Ce soir?

—Ce soir, avant que l'horloge ait sonné minuit.

—De son consentement, j'espère, s'écria Mareschal, car je vous previens, messieurs, que je ne resterais pas paisible spectateur d'une violence exercée contre les sentiments de mon aimable cousine.

—Maudit cerveau brûlé! pensa Ellieslaw.—Pour qui me prenez-vous, Mareschal? lui dit-il; croyez-vous que ma fille ait besoin de protection contre son père? que je veuille forcer ses inclinations? Soyez bien sûr qu'elle n'a aucune répugnance pour sir Frédéric.

—Ou plutôt pour être appelée lady Langley, dit Mareschal; bien des femmes pourraient penser de même. Excusez-moi; mais une affaire de cette nature, traitée et conclue si subitement, m'avait alarmé pour elle.

—La seule chose qui m'embarrasse, dit Ellieslaw, c'est le peu de temps qui nous reste, mais, si elle faisait trop d'objections, je me flatte que sir Frédéric lui accorderait…

—Pas une heure, monsieur Ellieslaw. Si je n'obtiens pas la main de votre fille ce soir, je pars, fût-ce à minuit. Voilà mon ultimatum.

—Hé bien, j'y consens, dit Ellieslaw; occupez-vous tous deux de nos dispositions militaires, et je vais préparer ma fille à un événement auquel elle ne s'attend pas. A ces mots, il sortit.

CHAPITRE XIV

«Mais que devins-je, hélas! quand, au lieu de Tancrède,
«Il amène à l'autel, quel changement affreux!
«Le détestable Osmond pour recevoir mes voeux!»
Tancrède et Sigismonde.

Une longue pratique dans l'art de la dissimulation avait donné à M. Vere un empire absolu sur ses traits, ses discours et ses gestes; sa démarche même était calculée pour tromper. En quittant ses deux amis pour se rendre chez sa fille, son pas ferme et alerte annonçait un homme occupé d'une affaire importante, mais dont le succès ne lui semble pas douteux. À peine jugea-t-il que ceux qu'il venait de quitter ne pouvaient plus l'entendre, qu'il ne s'avança plus que d'un pas lent et irrésolu, en harmonie avec ses craintes et son inquiétude. Enfin il s'arrêta dans une anti-chambre pour recueillir ses idées et préparer son plan d'argumentation.

—A quel dilemme plus embarrassant fut jamais réduit un malheureux? se dit-il.—Si nous nous divisions, je ne puis mettre en doute que le gouvernement ne me sacrifie comme le premier moteur de l'insurrection. Supposons même que je parvienne à sauver ma tête par une prompte soumission, je n'en suis pas moins perdu sans ressource. J'ai rompu avec Ratcliffe, et je n'ai à espérer de ce côté que des insultes et des persécutions. Il faudra donc que je vive dans l'indigence et dans le déshonneur, méprisé des deux partis que j'aurai trahis tour-à-tour! Cette idée n'est pas supportable; et cependant je n'ai à choisir qu'entre cette destinée et la honte de l'échafaud, à moins que Mareschal et sir Frédéric ne continuent à faire cause commune avec moi. Pour cela il faut que ma fille épouse l'un ce soir, et j'ai promis à l'autre de ne pas employer la violence. Il faut donc que je la décide à recevoir la main d'un homme qu'elle n'aime pas, dans un délai qu'elle trouverait trop court pour se déterminer à devenir l'épouse de celui qui aurait sa gagner son affection. Mais je dois compter sur sa générosité romanesque, et je n'ai besoin que de la mettre en jeu, en peignant de sombres couleurs les suites probables de sa désobéissance.

Après avoir fait ces réflexions, il entra dans l'appartement de sa fille, bien préparé au rôle qu'il allait jouer. Quoique égoïste et ambitieux, son coeur n'était pas entièrement fermé à la tendresse paternelle, et il sentit quelques remords de la duplicité avec laquelle il allait abuser de l'amour filial d'Isabelle; mais il les apaisa en songeant qu'après tout il procurait à sa fille un mariage avantageux; et l'idée qu'il était perdu s'il n'y pouvait réussir acheva de dissiper ses scrupules.

Il trouva sa fille assise près d'une des fenêtres de sa chambre, la tête appuyée sur une main; elle sommeillait ou était plongée dans de si profondes réflexions, qu'elle ne l'entendit pas entrer. Il donna à sa physionomie, une expression de chagrin et d'attendrissement, s'assit auprès d'elle, et ne l'avertit de son arrivée que par un profond soupir qu'il poussa en lui serrant la main.

—Mon père! s'écria Isabelle en tressaillant, d'un ton qui annonçait en même temps la surprise, la crainte et la tendresse.

—Oui, ma fille, votre malheureux père, qui vient les larmes aux yeux vous demander pardon d'une injure dont son affection l'a rendu coupable envers vous, et vous faire ses adieux pour toujours.

—Une injure, mon père! Vos adieux! Que voulez-vous dire?

—Dites-moi d'abord, Isabelle, si vous n'avez pas quelque soupçon que l'étrange événement qui vous est arrivé hier matin n'ait eu lieu que par mes ordres?

—Par… vos ordres… mon père dit Isabelle en bégayant, car la honte et la crainte l'empêchaient d'avouer que cette idée s'était, présentée plus d'une fois à son esprit; idée humiliante et si peu naturelle de la part d'une fille.

—Vous hésitez à me répondre; et vous me confirmez par là dans l'opinion que j'avais conçue. Il me reste donc la tâche pénible de vous avouer que vous ne vous trompez pas. Mais avant de condamner trop rigoureusement votre père, écoutez les motifs de sa conduite. Dans un jour de malheur, je prêtai l'oreille aux propositions que me fit sir Frédéric Langley, étant bien loin de croire que vous puissiez avoir la moindre objection contre un mariage qui vous était avantageux a tous égards: dans un instant plus fatal encore, je pris, de concert avec lui, des mesures pour rétablir notre monarque banni sur son trône, et rendre à l'Écosse son indépendance; et maintenant ma vie est entre ses mains.

—Votre vie, mon père! dit Isabelle ayant à peine la force de parler.

—Oui, Isabelle, la vie de, celui à qui vous devez la vôtre. Je dois rendre justice à Langley: ses menaces, ses fureurs n'ont d'autre cause que la passion qu'il a conçue pour vous; mais lorsque je vis que vous ne partagiez pas ses sentiments, je ne trouvai d'autre moyen pour me tirer d'embarras, que de vous soustraire à ses yeux pour quelque temps. J'avais donc formé le projet de vous envoyer passer quelques mois dans le couvent de votre tante à Paris; et, pour que sir Frédéric ne pût me soupçonner, j'avais imaginé ce prétendu enlèvement par de soi-disant brigands. Le hasard, et un concours de circonstances malheureuses, ont rompu toutes mes mesures eu vous tirant de l'asile momentané que je vous avais assuré. Ma dernière ressource est de vous faire partir du château avec M. Ratcliffe, qui va le quitter ce soir même; après quoi je saurai subir ma destinée.

—Bon Dieu! est-il possible? Oh! mon père, s'écria douloureusement Isabelle, pourquoi ai-je été délivrée? pourquoi ne m'avoir pas fait connaître vos projets?

—Pourquoi? Réfléchissez un instant, ma, fille. J'avais désiré votre union avec sir Frédéric, parce que je croyais qu'elle devait assurer votre bonheur. J'avais approuvé sa recherche, je lui avais promis de l'appuyer de tout mon pouvoir; devais-je lui nuire dans votre esprit, en vous disant que sa passion, portée au-delà des bornes de la raison, ne me laissait d'autre alternative que de sacrifier le père ou la fille? Mais mon parti est pris. Mareschal et moi nous sommes décidés à périr avec courage, et il ne me reste qu'à vous faire partir sous bonne escorte.

—Juste ciel! et n'y a-t-il donc aucun remède à ces moyens extrêmes?

—Aucun, mon enfant, reprit M. Vere avec douleur; un seul, peut-être; mais vous ne voudriez pas me le voir employer, celui de dénoncer nos amis, d'être le premier à les trahir.

—Non, jamais! s'écria Isabelle avec horreur: mais ne peut-on, à force de larmes, de prières… Je veux me jeter aux pieds de sir Frédéric, implorer sa pitié.

—Ce serait vous dégrader inutilement. Il a pris sa résolution; il n'en changerait qu'à une condition, et cette condition vous ne l'apprendrez jamais de la bouche de votre père.

—Quelle est-elle; mon père? dites-le moi, je vous en conjure. Que peut-il demander que nous ne devions lui accorder pour prévenir les malheurs dont nous sommes menacés?

—Vous ne la connaîtrez, Isabelle, dit Ellieslaw d'un ton solennel, que lorsque la tête de votre père sera tombée sur un échafaud. Alors peut-être vous apprendrez par quel sacrifice il était encore possible de le sauver.

—Et pourquoi ne pas m'en instruire de suite? Croyez-vous que je ne ferais pas avec joie le sacrifice de toute ma fortune pour vous sauver? Voulez-vous dévouer au désespoir et aux remords le reste de ma vie, quand j'apprendrai qu'il existait un moyen d'assurer vos jours, et que je ne l'ai pas employé?

—Hé bien! ma fille, dit Ellieslaw, comme vaincu par ses instances, apprenez donc ce que j'avais résolu de couvrir d'un silence éternel. Sachez que le seul moyen de le désarmer est de consentir à l'épouser ce soir même, avant minuit.

—Ce soir, mon père!… épouser un tel homme!… un homme! c'est un monstre! vouloir obtenir la main d'une fille en menaçant les jours de son père!…. c'est impossible!

—Vous avez raison, mon enfant, c'est impossible: je n'ai ni le droit ni le désir de vous demander un tel sacrifice. Il est d'ailleurs dans le cours de la nature qu'un vieillard meure et soit oublié, que ses enfants lui survivent et soient heureux.

—Moi, je verrais mourir mon père, quand j'aurais pu le sauver!…. Mais, non, non, mon père, c'est une chose impossible. Quelque mauvaise opinion que j'aie de sir Frédéric, je ne puis le croire si scélérat. Vous croyez me rendre heureuse en me donnant à lui, et tout ce que vous venez de me dire n'est qu'une ruse pour obtenir mon consentement.

—Quoi! dit Ellieslaw d'un ton où l'autorité blessée semblait le disputer à la tendresse d'un père, ma fille me soupçonne d'inventer une fable pour influencer ses sentiments!… Mais je dois encore supporter cette nouvelle épreuve. Je veux bien même descendre jusqu'à me justifier… Vous connaissez l'honneur inflexible de notre cousin Mareschal; faites attention à ce que je vais lui écrire, et vous jugerez par sa réponse si les périls qui nous menacent sont moins grands que je ne vous les ai représentés, et si j'ai à me reprocher d'avoir rien négligé pour les détourner.

Il s'assit, écrivit quelques lignes à la hâte, et remit son billet à Isabelle, qui lut ce qui suit:

MON CHER COUSIN,

«J'ai trouvé ma fille, comme je m'y attendais, désespérée d'avoir à contracter une union avec sir Frédéric d'une manière si subite et si inattendue. Elle ne conçoit pas même le péril dans lequel nous nous trouvons, et jusqu'à quel point nous nous sommes compromis; employez toute votre influence sur sir Frédéric pour l'engager à modifier ses demandes. Je n'ai ni le pouvoir, ni même la volonté d'engager ma fille à une démarche dont la précipitation est contraire à toutes les règles des convenances et de la délicatesse. Vous obligerez votre cousin,

«R. V.»

Dans le trouble qui l'agitait, les yeux obscurcis par les larmes, l'esprit en proie aux alarmes et aux soupçons, Isabelle comprit à peine le sens de ce qu'elle venait de lire, et ne remarqua pas que cette lettre, au lieu d'appuyer sur la répugnance que lui causait ce mariage, ne parlait que du délai trop court qu'on lui accordait pour s'y décider.

Ellieslaw tira le cordon d'une sonnette, et donna son billet à un domestique, avec ordre de lui rapporter sur-le-champ la réponse de M. Mareschal. En attendant, il se promena en silence, d'un air fort agité. Enfin le domestique revint, et lui remit une lettre ainsi conçue:

MON CHER COUSIN,

«Je n'avais pas attendu votre lettre pour faire à sir Frédéric les objections dont vous me parlez. Je viens de renouveler mes instances, et je l'ai trouvé inébranlable comme le mont Chéviot. Je suis fâché qu'on presse ma belle cousine de renoncer d'une manière si subite aux droits de sa virginité. Sir Frédéric consent pourtant à partir du château avec moi, à l'instant où la cérémonie sera terminée; et, comme nous nous mettons demain en campagne, et que nous pouvons y attraper quelques bons horions, il est possible qu'Isabelle se trouve lady Langley à très bon marché.—Du reste, tout ce que, j'ai à vous dire, c'est que, si elle peut se déterminer à ce mariage, ce n'est pas l'instant d'écouter des scrupules de délicatesse. L'affaire est trop sérieuse et trop urgente. Il faut qu'elle saute à pieds joints par-dessus ce qu'on appelle les convenances, et qu'elle se marie à la hâte, ou bien nous nous en repentirons tous à loisir, ou, pour mieux dire, nous n'aurons pas le loisir de nous en repentir. Voilà tout ce que peut vous mander votre affectionné.

«R. M.»

«P. S. N'oubliez pas de dire à Isabelle que, tout bien considéré, je me couperai la gorge avec son chevalier, plutôt que de la voir l'épouser contre son gré.»

Dès qu'Isabelle eut lu cette lettre, le papier s'échappa de ses mains; elle serait tombée elle-même, si son père ne l'eût soutenue et ne l'eût placée sur un fauteuil.

—Grand Dieu, elle mourra! s'écria Ellieslaw, dans le coeur duquel les sentiments de la nature firent taire un instant l'égoïsme. Regardez-moi, Isabelle, regardez-moi, mon enfant; quoi qu'il puisse en arriver, vous ne serez pas sacrifiée. Je mourrai avec la consolation de vous savoir heureuse. Ma fille pourra pleurer sur ma tombe; mais elle ne maudira pas la mémoire de son père.

Il appela un domestique.

—Dites à M. Ratcliffe que je désire le voir ici sur-le-champ.

Pendant cet intervalle, le visage d'Isabelle se couvrit d'une pâleur mortelle; ses lèvres tremblaient comme agitées de convulsions; elle se tordait les mains, comme si la contrainte qu'elle imposait aux sentiments de son coeur s'étendait jusque sur son corps; puis, levant les yeux au ciel et recueillant toutes ses forces:—Mon père, dit-elle, je consens à ce mariage.

—Non, mon enfant, ne parlez pas ainsi: ma chère fille, je vois combien ce consentement vous coûte. Vous ne vous dévouerez point à un malheur certain pour me sauver d'un danger qui n'est peut-être pas inévitable.

Étrange inconséquence de la nature humaine! le coeur d'Ellieslaw était un moment d'accord avec sa bouche en parlant ainsi.

—Mon père, répéta Isabelle, je consens à épouser sir Frédéric.

—Non, ma fille, non! Cependant, si vous pouviez vaincre une répugnance sans motif raisonnable, ce mariage n'offre-t-il pas tous les avantages que nous pouvons désirer? Ne vous assure-t-il pas la richesse, le rang, la considération?

—J'y ai consenti, mon père, répéta encore Isabelle, comme si elle était devenue incapable de prononcer d'autres mots que ceux-là qui lui avaient coûté un si cruel effort pour la première fois.

—Que le ciel te bénisse donc, ma chère enfant! et qu'il te récompense par la richesse, les plaisirs et le bonheur.

Isabelle demanda alors à son père la permission de rester seule dans sa chambre le reste de la soirée.

—Mais ne consentirez-vous pas à voir sir Frédéric? lui demanda son père d'un air inquiet.

—Je le verrai…., quand cela sera nécessaire…, dans la chapelle à minuit. Mais quant à présent, épargnez-moi sa vue.

—Soit, ma chère enfant; vous ne serez pas contrariée. Mais ne concevez pas de sir Frédéric une trop mauvaise opinion, ajouta-t-il en lui prenant la main, c'est l'excès de sa passion qui le fait agir ainsi.

Isabelle retira sa main d'un air d'impatience.

—Pardonnez-moi, ma chère fille; que le ciel vous bénisse et vous récompense! je vous laisse; et, à onze heures, si vous ne me faites pas demander plus tôt, je reviendrai vous voir.

Quand il fut parti, Isabelle se jeta à genoux et demanda au ciel la force dont elle avait besoin pour accomplir la résolution qu'elle avait prise. Pauvre Earnscliff, dit-elle ensuite, qui le consolera? que pensera-t-il quand il apprendra que celle qui écoutait ce matin même ses protestations de tendresse a consenti ce soir à recevoir la main d'un autre? Il me méprisera! mais s'il est moins malheureux en me méprisant, il y aurait dans la perte de son estime une consolation pour moi.

Elle pleura avec amertume, essayant, mais en vain, de temps en temps, de commencer la prière qu'elle avait eu dessein de prononcer en se jetant à genoux; mais elle se sentit incapable de recueillir son âme pour invoquer le ciel. Dans cet état de désespoir, elle entendit ouvrir doucement la porte de sa chambre.

CHAPITRE XV

«……. Le temps et le chagrin
«Ont desséché son coeur, aigri son caractère.
«N'importe, il faut le voir, s'offrir à sa colère;
«Conduisez-nous vers lui……»
Ancienne comédie.

La personne qui entra était M. Ratcliffe; Ellieslaw, dans le trouble qui l'agitait, ayant oublié de révoquer les ordres qu'il avait donnés pour le faire venir.

—Vous désirez me voir, monsieur, dit-il en ouvrant la porte; et ne voyant qu'Isabelle:—Miss Vere est seule! S'écria-t-il; à genoux! en pleurs!

—Laissez-moi, monsieur Ratcliffe, laissez-moi!

—Non! de par le ciel, répondit Ratcliffe: j'ai demandé plusieurs fois la permission de prendre congé de vous; on me l'a refusée; le hasard m'a mieux servi que mes prières. Excusez-moi donc; mais j'ai un devoir important dont je dois m'acquitter envers vous.

—Je ne puis vous écouter, monsieur Ratcliffe, je ne puis vous parler! ma tête n'est plus à moi. Recevez mes adieux, et laissez-moi, pour l'amour du ciel.

—Dites-moi seulement s'il est vrai que ce monstrueux mariage doive avoir lieu…, et cela, ce soir même? J'ai entendu les domestiques en parler. J'ai entendu donner l'ordre de disposer la chapelle.

—Épargnez-moi, de grâce, monsieur Ratcliffe: vous pouvez juger, d'après l'état où vous me voyez, combien une pareille question est cruelle!

—Mariée! à sir Frédéric Langley! cette nuit même…!

—Cela ne se peut…—Cela ne doit pas être…—Cela ne sera pas.

—Il faut que cela soit, monsieur Ratcliffe! la vie de mon père en dépend.

—J'entends!—Vous vous sacrifiez pour sauver celui qui…; mais que les vertus de la fille fassent oublier les fautes du père. En vingt-quatre heures j'aurais plus d'un moyen pour empêcher ce mariage. Mais le temps presse: quelques heures vont décider le malheur de votre vie, et je n'y trouve qu'un seul remède..,—Il faut, miss Vere, que vous imploriez la protection du seul être humain qui a le pouvoir de conjurer les maux qu'on vous prépare.

—Et qui peut être doué d'un tel pouvoir sur la terre? dit miss
Vere respirant à peine.

—Ne tressaillez pas quand je vous l'aurai nommé, dit Ratcliffe en s'approchant d'elle et en baissant la voix c'est celui qu'on nomme Elsender, le solitaire de Mucklestane-Moor.

—Ou vous avez perdu l'esprit, monsieur Ratcliffe, ou vous venez insulter à mon malheur par une plaisanterie hors de saison.

—Je jouis, comme vous, de toute ma raison, miss Vere, et vous devez savoir que je ne suis pas un homme à me permettre de mauvaises plaisanteries, surtout dans un moment de détresse et quand il s'agit du bonheur de votre vie. Je vous atteste que cet être, qui est tout autre que vous ne le supposez, a le moyen de mettre un obstacle invincible à cet odieux mariage.

—Et d'assurer les jours de mon père?

—Oui, dit Ratcliffe, si vous plaidez sa cause auprès de lui…
Mais comment parvenir à lui parler ce soir?

—J'espère y parvenir, dit Isabelle, se rappelant tout-à-coup la rose qu'il lui avait donnée. Je me souviens qu'il m'a dit que je pouvais avoir recours à lui dans l'adversité; que je n'aurais qu'à lui montrer cette fleur, ou seulement une de ses feuilles. J'avais regardé ce discours comme une preuve de l'égarement de son esprit, et j'étais honteuse de l'espèce de sentiment superstitieux qui m'a fait conserver cette rose.

—Heureux événement! dit Ratcliffe: ne craignez plus rien. Mais ne perdons pas de temps. Êtes-vous en liberté? ne veille-t-on pas sur vous?

—Que faut-il donc que je fasse? dit Isabelle.

—Sortir du château à l'instant, et courir vous. Jeter aux pieds de cet être qui, dans une situation en apparence si méprisable, possède une influence presque absolue sur votre destinée. Les convives et les domestiques ne songent qu'à se divertir. Les chefs sont enfermés et s'occupent du plan de leur conjuration. Mon cheval est sellé, je vais en préparer un pour vous. La plaine de Mucklestane n'est pas éloignée d'ici. Nous pourrons être rentrés avant qu'on s'aperçoive de votre absence. Venez me joindre dans deux minutes à la petite porte du jardin… Ne doutez ni de ma prudence ni de ma fidélité. N'hésitez pas à faire la démarche qui peut seule vous préserver du malheur de devenir l'épouse de sir Frédéric Langley.

—Un malheureux qui se noie, dit Isabelle, s'attache au plus faible rameau. D'ailleurs, monsieur Ratcliffe, je vous ai toujours regardé comme un homme plein d'honneur et de probité; je m'abandonne donc à vos conseils. Je vais aller vous joindre à la porte du parc.

Dès que M. Ratcliffe fut sorti, elle tira les verrous de sa porte, et, descendant par un escalier dérobé qui donnait dans son cabinet de toilette, dont elle ferma pareillement la porte, et dont elle mit la clé dans sa poche, elle se rendit dans le jardin. Il fallait pour y arriver qu'elle passât près de la chapelle du château: elle entendit les domestiques occupés à la préparer, et elle reconnut la voix d'une servante qui disait:

—Épouser un pareil homme! Oh ma foi! tout, plutôt qu'un pareil sort.

—Elle a raison, pensa Isabelle, elle a raison! tout, plutôt que ce mariage; et elle arriva bientôt à la porte du jardin. M. Ratcliffe l'y attendait avec deux chevaux, et ils se mirent en marche vers la hutte du solitaire.

—Monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, plus je réfléchis sur ma démarche, plus elle me paraît inconséquente. Le trouble et l'agitation de mon esprit ont pu seuls me déterminer à me la permettre. Mais réfléchissez-y bien! ne ferions-nous pas mieux de retourner au château?… Je sais que cet homme est regardé par le peuple comme un être doué d'une puissance surnaturelle, comme ayant commerce avec les habitants d'un autre monde; mais vous devez bien penser que je ne puis partager de telles idées, et que si j'avais la faiblesse d'y croire, la religion m'empêcherait d'avoir recours à de tels moyens.

—J'aurais espéré, miss Vere, dit Ratcliffe, que mon caractère et ma façon de penser vous étaient assez connus pour que vous me crussiez incapable d'ajouter foi à de pareilles absurdités.

—Mais de quelle manière un être en apparence si misérable peut-il avoir le pouvoir de me secourir?

—Miss Vere, répondit Ratcliffe après un moment de réflexion, je suis lié par la promesse d'un secret inviolable. Il faut que, sans exiger de moi d'autre explication, vous vous contentiez de l'assurance solennelle que je vous donne qu'il en a le pouvoir, si vous parvenez à lui en inspirer la volonté; et je ne doute pas que vous n'y réussissiez.

—J'ai en vous une confiance sans bornes, monsieur Ratcliffe; mais ne pouvez-vous pas vous tromper vous-même?

—Vous souvenez-vous, ma chère miss, que lorsque vous me priâtes d'intercéder auprès de votre père en faveur d'Haswell et de sa malheureuse famille, et que j'obtins de lui une chose qu'il n'était pas facile de lui arracher, le pardon d'une injure, j'y mis pour condition que vous ne me feriez aucune question sur les causes de l'influence que j'avais sur son esprit? Vous ne vous êtes pas repentie alors de votre confiance en moi: pourquoi n'en auriez-vous pas autant aujourd'hui?

—Mais la vie extraordinaire de cet homme, sa retraite absolue, sa figure, son ton amer de misanthropie… Mon sieur Ratcliffe, que dois-je penser de lui, s'il a réellement le pouvoir que vous lui attribuez?

—Je puis vous dire qu'il a été élevé dans la religion catholique, et cette secte chrétienne offre mille exemples de personnes qui se sont condamnées à une vie aussi dure et à une retraite aussi absolue.

—Mais il ne met en avant aucun motif religieux.

—Il est vrai. C'est le dégoût du monde qui a fait naître en lui l'amour de la retraite. Je puis encore vous dire qu'il est né avec une grande fortune. Son père voulait l'augmenter encore en l'unissant à une de ses parentes qui était élevée dans sa maison. Vous connaissez sa figure. Jugez de quels yeux la jeune personne dut voir l'époux qu'on lui destinait. Cependant, habituée à lui dès son enfance, elle ne montrait aucune répugnance à l'épouser; et les amis de sir…, de l'homme dont je parle, ne doutèrent pas que le vif attachement qu'il avait conçu pour elle, les excellentes qualités de son coeur, un esprit cultivé, le caractère le plus noble, n'eussent surmonté l'horreur naturelle que son extraordinaire laideur devait naturellement inspirer à une jeune fille.

—Et se trompèrent-ils?

—Vous allez l'apprendre. Il se rendait justice à lui-même, et savait fort bien ce qui lui manquait. «—Je suis, me disait-il…, c'est-à-dire, disait-il à un homme en qui il avait confiance,—je suis, en dépit de tout ce que vous voulez bien me dire, un pauvre misérable proscrit, qu'on eût mieux fait d'étouffer au berceau que de laisser grandir pour être un épouvantail sur cette terre où je rampe.» Celle qu'il aimait s'efforçait en vain de le convaincre de son indifférence pour les formes extérieures, en lui parlant de l'estime qu'elle faisait des qualités de l'âme et de l'esprit.—«Je vous entends, lui disait-il, mais vous parlez le langage du froid stoïcisme, ou du moins celui d'une partiale amitié. Voyez tous les livres que nous avons lus, à l'exception de ceux qui, dictés par une philosophie abstraite, n'ont point d'écho dans notre coeur: un extérieur avantageux, une figure au moins qu'on puisse regarder sans horreur, ne sont-ils pas toujours une des premières qualités exigées dans un amant? Un monstre tel que moi ne semble-t-il pas avoir été exclus par la nature de ses plus douces jouissances? Sans mes richesses, tout le monde, excepté vous peut-être et Létitia, ne me fuirai-il pas? Ne me regarderait-on pas comme un être étranger à votre nature, et plus odieux à cause de mon analogie avec ces êtres que l'homme abhorre comme la caricature insultante de son espèce.

—Ces sentiments sont ceux d'un insensé, dit Isabelle.

—Nullement: à moins qu'on ne donne le nom de folie à une sensibilité excessive. Je ne nierai pourtant pas que ce sentiment ne l'ait entraîné dans des excès qui semblaient le fruit d'une imagination dérangée. Se trouvant à ses propres yeux comme séparé du reste des hommes, il se croyait obligé de chercher à se les attacher par des libéralités excessives et souvent mal placées; il croyait que ce n'était qu'à force de bienfaits qu'il pouvait, malgré sa conformation extérieure, obliger le genre, humain à ne pas le repousser de son sein. Il n'est pas besoin de dire que souvent sa bienveillance fut abusée, sa confiance trahie, sa générosité payée d'ingratitude. Ces événements ne sont que trop ordinaires, mais son imagination les attribuait à la haine et au mépris que faisait naître, selon lui, sa difformité. Je vous fatigue peut-être, miss Vere?

—Je vous écoute, au contraire, avec le plus vif intérêt.

—Je continue donc. Il finit par devenir l'être le plus ingénieux à se tourmenter. Le rire des gens du peuple qu'il rencontrait dans les rues, le tressaillement d'une, jeune fille qui le voyait en compagnie pour la première fois, étaient des blessures mortelles pour son coeur. Il n'existait que deux personnes sur la bonne foi et sur l'amitié desquelles il parût compter: l'une était la jeune fille qu'il devait épouser; l'autre un ami qui paraissait lui être sincèrement attaché, et qu'il avait comblé de bienfaits. Le père et la mère de ce malheureux si disgracié de la nature moururent à peu d'intervalle l'un de l'autre, et leur mort retarda la célébration de son mariage, dont l'époque avait été fixée. La future épouse ne changea pourtant pas de détermination, et ne fit aucune objection lorsque, après les délais convenables, il lui proposa d'arrêter le jour de leur union. Il recevait chez lui presque journellement l'ami dont je vous ai parlé. Sa malheureuse étoile voulut qu'il acceptât l'invitation que lui fit cet ami d'aller passer quelques jours chez lui. Il s'y trouva des hommes qui différaient d'opinions politiques. Un soir, après une longue séance à table, les têtes étant échauffées par le vin, une querelle sérieuse survint, plusieurs épées furent tirées à la fois, le maître de la maison fut renversé et désarmé par un de ses convives; il tomba aux pieds de son ami. Celui-ci, quelque contrefait qu'il soit, est doué par la nature d'une grande force, il a des passions violentes; il crut son ami mort, il tira son épée, et perça le coeur de son antagoniste. Il fut arrêté, jugé, et condamné à un an d'emprisonnement, comme coupable d'homicide sans préméditation. Cet événement l'affecta d'autant plus vivement, que celui qu'il avait tué jouissait de la meilleure réputation, et qu'il n'avait tiré l'épée que pour se défendre et à la dernière extrémité. Depuis ce moment, je remarquai…—je veux dire on remarqua que la teinte de misanthropie qu'il avait toujours eue se rembrunissait encore; que le remords, sentiment qu'il était incapable de supporter, ajoutait à sa susceptibilité naturelle; enfin que toutes les fois que le meurtre qu'il avait commis, dans un premier mouvement de colère, se représentait à son imagination, il tombait dans des accès de frénésie qui faisaient craindre un égarement d'esprit.—Son année d'emprisonnement expira. Il se flattait qu'il allait trouver près d'une tendre épouse et d'un ami chéri l'oubli de ses maux, la consolation de ses peines: il se trompait. Il les trouva mariés ensemble. Il ne put résister à ce dernier coup: c'était le dernier câble qui retient un navire, et qui, en se rompant, le laisse exposé à la fureur de la tempête. Sa raison s'aliéna. Il fallut le placer dans une maison destinée aux infortunés qui sont dans cette funeste position; mais son faux ami, qui, par son mariage, était devenu son plus proche parent, fit durer sa détention long-temps après que la cause n'en existait plus, afin de conserver la jouissance des biens immenses du malheureux. Il yavait un homme qui devait tout à cette victime de l'injustice. Il n'avait ni crédit, ni puissance, ni richesses; mais il ne manquait ni de zèle, ni de persévérance: après de longs efforts, il finit par obtenir justice; l'infortuné fut remis en liberté et rétabli dans la possession de ses biens. Ses richesses s'augmentèrent même de toutes celles de la femme qu'il devait épouser: elle mourut sans enfants mâles, et elles lui appartenaient comme son héritier par substitution; mais la liberté n'avait plus de prix à ses yeux, et sa fortune, qu'il méprisait, ne fut plus pour lui qu'un moyen de se livrer aux bizarres caprices de son imagination. Il avait renoncé à la religion catholique; mais peut être-quelques-unes de ses doctrines continuaient-elles à exercer leur influence sur son âme, qui parut désormais ne plus connaître que les inspirations du remords et de la misanthropie. Depuis lors, il a mené alternativement la vie errante d'un pèlerin et celle d'un ermite, s'imposant les privations les plus sévères, non par un principe de dévotion, mais par haine du genre humain. Tous ses discours annoncent l'aversion la plus invétérée contre les hommes, et toutes ses actions tendent à les soulager: jamais hypocrite n'a été plus ingénieux à donner de louables motifs aux actions les plus condamnables, qu'il l'est à concilier avec les principes de sa misanthropie des actions qui prennent leur source dans sa générosité naturelle et dans la bonté de son coeur.

—Mais encore une fois, dit Isabelle, ce portrait représente un homme dont la raison est dérangée.

—Je ne prétends pas vous dire que toutes ses idées soient parfaitement saines. Il tient quelquefois des propos qui feraient croire à tout autre qu'à… qu'à celui qui seul le connaît parfaitement, que son esprit est égaré; mais non, ce n'est qu'une suite du système qu'il s'est formé, et dont je suis convaincu qu'il ne se départira jamais.

—Mais encore une fois, monsieur Ratcliffe, vous me faites là le portrait d'un homme en démence.

—Nullement, reprit Ratcliffe. Que son imagination soit exaltée, je n'en disconviendrai pas; je vous ai déjà dit qu'il a eu quelquefois comme des paroxysmes d'aliénation mentale; mais je parle de l'état habituel de son esprit: il est irrégulier et non dérangé; les ombres en sont aussi bien graduées que celles qui séparent la lumière du jour des ténèbres de la nuit. Le courtisan qui se ruine pour un vain titre ou un pouvoir dont il ne saurait user en homme sage, l'avare qui accumule ses inutiles trésors, et le prodigue qui dissipe les siens, sont tous un peu marqués au coin de la folie. Les criminels, qui le sont devenus malgré leur propre horreur du forfait et la certitude du supplice qui les attend, rentrent dans mon observation; et toutes les violentes passions, aussi bien que la colère, peuvent être appelées de courtes folies.

—Voilà bien une philosophie excellente, répondit miss Vere; mais pardonnez-moi si elle ne suffit pas pour me rassurer. Je tremble de visiter à une telle heure quelqu'un dont vous ne pouvez vous-même que pallier l'extravagance.

—Recevez donc mon assurance solennelle que vous ne courez pas le moindre danger. Mais je ne vous ai pas encore parlé d'une circonstance qui va peut-être vous alarmer plus que tout le reste; et c'est même pour cela que je ne l'ai pas mentionnée plus tôt… Maintenant que nous voici près de sa retraite,—il ne m'est pas possible de vous accompagner chez lui, vous devez vous y présenter seule.

—Seule? Je n'ose!

—Il le faut. Je vais rester ici et vous y attendre.

—Vous n'en bougerez pas?—Mais si je vous appelais, croyez-vous que vous pourriez m'entendre?

—Bannissez toutes craintes, lui dit son guide, je vous en supplie, et surtout gardez-vous bien de lui en montrer aucune. Il prendrait votre timidité pour l'expression de l'horreur qu'il croit que sa figure ne peut manquer d'inspirer. Adieu pour quelques instants, souvenez-vous des maux dont vous êtes menacée, et que la crainte qu'ils doivent vous inspirer triomphe de vos scrupules et de vos terreurs.

—Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, je me confie en votre honneur, en votre probité. Il est impossible que vous vouliez me tromper.

—Sur mon honneur, sur mon âme, cria Ratcliffe, élevant la voix à mesure qu'elle s'éloignait, vous ne courez aucun risque.

CHAPITRE XVI

«Dans l'antre ténébreux qui lui servait d'asile,
«Ils le trouvent l'air morne et le regard baissé,
«Par d'affreux souvenirs paraissant oppressé.»
Spenser. La Reine des Fées.

Les sons de la voix de Ratcliffe ne parvenaient plus aux oreilles d'Isabelle; elle se retournait fréquemment pour le chercher des yeux: la clarté de la lune lui donna pendant quelques instants la consolation de l'apercevoir, mais elle le perdit entièrement de vue avant d'être arrivée à la cabane du solitaire. Deux fois elle avança la main pour frapper à la porte, et deux fois elle se sentit incapable de cett effort. Enfin elle frappa bien doucement, mais aucune réponse ne se fit entendre. La crainte de ne pas obtenir la protection que Ratcliffe lui avait promise surmontant sa timidité, elle frappa deux fois encore, et toujours de plus fort en plus fort, mais sans être plus heureuse. Alors elle appela le Nain par son nom, le conjurant de lui répondre, et de lui ouvrir la porte.

—Quel est l'être assez misérable, dit la voix aigre du solitaire, pour venir demander ici un asile! Va-t'en! quand l'hirondelle a besoin de refuge, elle ne le cherche pas sous le nid du corbeau.

—Je viens vous trouver dans l'heure de l'adversité, dit Isabelle, comme vous m'avez dit vous-même de le faire. Vous m'avez promis que votre coeur et votre porte s'ouvriraient à ma voix, mais je crains….

—Ah! tu es donc Isabelle Vere! donne-moi une preuve que tu l'es véritablement.

—Je vous rapporte la rose que vous m'avez donnée. Elle n'a pas encore eu le temps de se faner entièrement depuis que vous m'avez en quelque sorte prédit mes malheurs.

—Puisque tu n'as pas oublié ce gage, je me le rappelle aussi: ma porte et mon coeur, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront pour toi.

Isabelle entendit alors tirer les verrous l'un après l'autre. Son coeur battait plus vivement à mesure qu'elle voyait approcher l'instant de paraître devant cet être extraordinaire. La porte s'ouvrit, et le solitaire s'offrit à ses yeux, tenant en main une lampe dont la clarté rejaillissait sur ses traits difformes et repoussants.

—Entre, fille de l'affliction, lui dit-il, entre dans le séjour du malheur.

Elle entra en tremblant et d'un pas timide; le premier soin du solitaire fut de refermer les verrous qui assuraient la porte de sa chaumière. Elle tressaillit à ce bruit, et cette précaution lui parut d'un augure peu favorable; mais, se rappelant les avis de Ratcliffe, elle s'efforça de ne laisser paraître ni crainte ni agitation.

Le Nain lui montra du doigt une escabelle qui était placée près de la cheminée, et lui fit signe de s'asseoir. Ramassant alors quelques morceaux de bois sec, il alluma un feu dont la clarté, plus favorable que celle de la lampe, permit à Isabelle de voir la demeure où elle se trouvait.

Sur deux planches, attachées d'un côté de la cheminée, on voyait quelques livres et différents paquets d'herbes sèches, avec deux verres, un vase et quelques assiettes; de l'autre, se trouvaient divers outils et des instruments de jardinage. En place de lit, une espèce de cadre en bois était à demi rempli de mousse; enfin une table et deux sièges de bois complétaient le mobilier. L'intérieur de cette chambre ne paraissait avoir qu'environ dix pieds de longueur sur six de largeur.

Tel était le lieu où Isabelle se trouvait, enfermée avec un homme dont l'histoire, qu'elle venait d'apprendre, n'offrait rien qui pût la rassurer, et dont la conformation hideuse était bien capable d'inspirer une terreur superstitieuse. Il s'était assis vis-à-vis d'elle, de l'autre côté de la cheminée, et la regardait en silence, d'un air qui annonçait que des sentiments opposés se livraient un combat violent dans son coeur.

Isabelle restait assise, pâle comme la mort; ses longs cheveux avaient perdu dans l'humidité de la nuit les formes gracieuses de leurs boucles, ils tombaient sur ses épaules et sur son sein, semblables aux pavillons d'un navire que la pluie d'orage a pliés autour de leurs mâts.

Le Nain fut le premier à rompre le silence.

—Jeune fille, dit-il, quel mauvais destin t'a amenée dans ma demeure?

—Le danger de mon père et la permission que vous m'avez donnée de m'y présenter, répondit-elle du ton le plus ferme qu'il lui fut possible de prendre.

—Et tu te flattes que je pourrai te secourir?

—Vous me l'avez fait espérer.

—Et comment as-tu pu le croire? Ai-je l'air d'un redresseur de torts? Habité-je un château où la beauté puisse venir en suppliante implorer mes secours? Vieux, pauvre, hideux, que puis-je pour toi? Je t'ai raillée en te faisant une telle promesse.

—Il faut donc que je parte, et que je subisse ma destinée? dit-elle en se levant.

—Non, dit le Nain en se plaçant entre elle et la porte et en lui faisant un signe impératif de se rasseoir; non! nous ne nous séparerons pas ainsi: j'ai encore à te parler. Pourquoi l'homme a-t-il besoin du secours des autres hommes? pourquoi ne sait-il pas se suffire à lui-même? Regarde autour de toi: l'être le plus méprisé de l'espèce humaine n'a demandé à personne ni aide, ni compassion. Cette maison, je l'ai construite; ces meubles, je les ai fabriqués, et avec ceci, tirant en même temps à demi hors du fourreau un long poignard qu'il portait à son côté, et dont la lame brilla à la lueur du feu,—avec ceci, répéta-t-il en le replongeant dans le fourreau, je puis défendre l'étincelle de vie qui anime un misérable comme moi, contre quiconque viendrait m'attaquer.

Rien n'était moins rassurant pour la pauvre Isabelle; elle réussit pourtant à cacher sa frayeur et son agitation.

—Voilà la vie de la nature, continua le solitaire.—Vie indépendante, et se suffisant à elle-même. Le loup n'appelle pas le loup à son aide pour creuser son antre, et le vautour n'attend pas pour saisir sa proie l'assistance du vautour.

—Et quand ils ne peuvent y réussir, dit Isabelle, qui espéra se faire écouter plus favorablement de lui en employant son style métaphorique, que faut-il donc qu'ils deviennent?

—Qu'ils meurent et qu'ils soient oubliés! N'est-ce pas le sort général de tout ce qui respire?

—C'est le sort des êtres dépourvus de raison, dit Isabelle, mais il n'en est pas de même du genre humain. Les hommes disparaîtraient bientôt de la terre, s'ils cessaient de s'entr'aider les uns les autres. Le faible a droit à la protection du plus fort, et celui qui peut secourir l'opprimé est coupable s'il lui refuse son assistance.

—Et c'est dans cet espoir frivole, pauvre fille, que tu viens trouver au fond du désert un être que la race humaine a rejeté de son sein, et dont le seul désir serait de la voir disparaître de la surface du globe, comme tu viens de le dire? N'as-tu pas frémi en te présentant ici?

—Le malheur ne connaît pas la crainte, dit Isabelle avec fermeté.

—N'as-tu donc pas entendu dire que je suis ligué avec des êtres surnaturels aussi difformes que moi, et, comme moi, ennemis du genre humain? Comment as-tu osé venir la nuit dans ma retraite?

—Le Dieu que j'adore me soutient contre de vaines terreurs, dit Isabelle, dont le sein de plus en plus ému démentait la tranquillité qu'elle affectait.

—Oh! oh dit le Nain: tu prétends avoir de la philosophie! mais jeune et belle comme tu l'es, n'aurais-tu pas dû craindre de te livrer au pouvoir d'un être si dépité contre la nature, que la destruction d'un de ses plus beaux ouvrages doit être un plaisir pour lui?

Les alarmes d'Isabelle croissaient à chaque mot qu'il prononçait. Elle lui répondit pourtant avec fermeté:—Quelques injures que vous puissiez avoir éprouvées dans le monde, vous êtes incapable de vouloir vous en venger sur quelqu'un qui ne vous a jamais offensé.

—Tu ignores donc, reprit-il en fixant sur elle des yeux brillants d'un malin plaisir,—tu ignores donc les plaisirs de la vengeance? Crois-tu que l'innocence de l'agneau calme la fureur du loup altéré de sang?

—Monsieur Elsender, dit Isabelle avec dignité, les horribles idées que vous me présentez ne peuvent entrer dans mon esprit. Qui que vous puissiez être, vous ne voudriez pas, vous n'oseriez pas faire insulte à une malheureuse que sa confiance en vous a amenée sous votre toit.

—Tu as raison, jeune fille, reprit-il d'un ton calme; je ne le voudrais ni ne l'oserais. Retourne chez toi. Quels que soient les maux qui te menacent, cesse de les craindre. Tu m'as demandé ma protection, tu en éprouveras les effets.

—Mais c'est cette nuit même que je dois consentir à épouser un homme que je déteste, ou sceller la perte de mon père!

—Cette nuit même?… A quelle heure?

—A minuit.

—Il suffit. Ne crains rien, ce mariage ne s'accomplira point.

—Et mon père? dit Isabelle d'un ton suppliant.

—Ton père! s'écria le Nain en fronçant le sourcil: il a été et il est encore mon plus cruel ennemi. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus doux, les vertus de sa fille le protégeront.—Va-t'en maintenant. Si je te gardais plus long-temps près de moi, je craindrais de retomber dans ces rêves absurdes sur les vertus humaines, après lesquels le réveil est si pénible.—je te le répète, ne crains rien. Présente-toi devant l'autel, c'est à ses pieds que tu verras mes promesses se réaliser.—Adieu; le temps presse, il faut que je me dispose à agir.

Il ouvrit la porte de sa chaumière, et laissa miss Vere remonter à cheval, sans paraître s'inquiéter de ce qu'elle deviendrait. Cependant, comme elle partait, elle l'aperçut à la lucarne qui lui servait de fenêtre, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue.

Isabelle pressa le pas de son cheval, et eut bientôt rejoint M. Ratcliffe, qui l'attendait, non sans inquiétude, à l'endroit où elle l'avait laissé.

—Hé bien! lui dit-il dès qu'il l'aperçut, avez-vous réussi?

—Il m'a fait des promesses, répondit-elle; mais comment pourra-t-il les accomplir?

—Dieu soit loué! s'écria Ratcliffe: ne doutez pas qu'il ne les accomplisse.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre.

—C'est moi qu'il appelle, dit Ratcliffe. Miss Vere, il faut que je vous quitte, et que vous retourniez seule au château; votre intérêt l'exige. Ayez soin de ne pas fermer la porte du jardin par où vous allez rentrer.

Un second coup de sifflet, plus fort et plus prolongé, se fit encore entendre.

—Adieu! dit Ratcliffe;—et, tournant la bride de son cheval, il prit au galop la route de la demeure du solitaire. Miss Vere regagna le château le plus promptement possible, et n'oublia pas de laisser la porte du parc ouverte, comme Ratcliffe le lui avait recommandé.

Elle remonta dans son appartement par l'escalier dérobé, et en ayant tiré les verrous, elle sonna pour avoir de la lumière.

Son père arriva quelques instants après.—Je suis venu plusieurs fois pour vous voir, ma chère enfant, lui dit-il: trouvant votre porte fermée, je craignais que vous ne fussiez indisposée; mais j'ai pensé que vous désiriez être seule, et je n'ai pas voulu vous contrarier.

—Je vous remercie, mon père, lui dit-elle, mais permettez-moi de réclamer l'exécution de la promesse que vous m'avez faite. Souffrez que je jouisse en paix et dans la solitude des derniers moments de liberté qui m'appartiennent.—A minuit, je serai prête à vous suivre.

—Tout ce qui vous plaira, ma chère Isabelle.—Mais ces cheveux en désordre, cette parure négligée…! Mon enfant, pour que le sacrifice soit méritoire, il doit être volontaire: que je ne vous retrouve pas ainsi, je vous prie, quand je reviendrai.

—Le désirez-vous, mon père? je vous obéirai, et vous trouverez la victime parée pour le sacrifice.

CHAPITRE XVII

«Cela ne ressemble guère à une noce.»
Shakespeare. Beaucoup de bruit pour rien.

Le château d'Ellieslaw était fort ancien, mais la chapelle qui en faisait partie, et où devait se célébrer la cérémonie fatale, remontait à une antiquité bien plus reculée. Avant que les guerres entre l'Écosse et l'Angleterre fussent devenues si fréquentes que presque tous les châteaux situés sur les frontières des deux pays se convertirent en forteresses, il y avait à Ellieslaw un petit couvent de moines qui dépendait, à ce que prétendent les antiquaires, de la riche abbaye de Jedburgh. Les ravages des guerres et les révolutions politiques avaient changé la face de ce domaine. Un château fortifié s'était élevé sur les ruines du cloître, mais la chapelle avait été conservée.

Cet édifice avait un aspect sombre et lugubre; la forme demi-circulaire de ses arceaux et la simplicité de ses piliers massifs en faisaient remonter la construction au temps de ce qu'on appelle l'architecture saxonne; il avait servi de sépulture aux moines et aux barons qui en étaient devenus successivement propriétaires. Quelques torches qu'on avait allumées près de l'autel écartaient l'obscurité plutôt qu'elles ne répandaient la lumière, et l'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de cette enceinte. Des ornements, assez mal choisis pour la circonstance, ajoutaient encore à l'aspect déjà si lugubre de ce lieu. De vieux lambeaux de tapisserie, arrachés aux murailles d'autres appartements, avaient été disposés à la hâte autour de la chapelle, et ne cachaient qu'à demi les écussons et les emblèmes funéraires. De chaque côté de l'autel était un monument dont la forme prêtait à un contraste non moins étrange. Sur l'un était la figure en pierre d'un vieil ermite ou moine, mort en odeur de sainteté. Il était représenté incliné, dans une attitude pieuse, avec son froc et son scapulaire, et à ses mains jointes pendait un chapelet; de l'autre côté s'élevait un tombeau, dans le goût italien, du plus beau marbre statuaire, et regardé par tous les connaisseurs comme un véritable chef-d'oeuvre: il avait été élevé à la mémoire de la mère d'Isabelle. Elle y était représentée à l'instant de rendre le dernier soupir, et un chérubin pleurant éteignait une lampe en détournant les yeux, symbole de sa mort prématurée. Bien des gens étaient surpris qu'Ellieslaw, dont la conduite envers son épouse, pendant sa vie, n'avait été rien moins qu'exemplaire, lui eût fait ériger, après sa mort, un monument si dispendieux; mais quelques personnes éloignaient de lui tout soupçon d'hypocrisie, et disaient tout bas qu'il avait été élevé par les ordres et aux dépends de M. Ratcliffe.

C'est en ce lieu que se rassemblèrent, quelques minutes avant minuit, les personnes dont la présence était nécessaire pour la cérémonie qui allait avoir lieu. Ellieslaw, ne désirant pas avoir d'autres témoins de cette scène que ceux qui étaient nécessaires, avait laissé dans la salle du festin ceux de ses hôtes qui n'avaient pas encore quitté le château, et il était monté dans l'appartement de sa fille pour l'aller chercher. Sir Frédéric Langley et Mareschal, suivis de quelques domestiques, étaient descendus dans la chapelle, où ils attendaient l'arrivée d'Ellieslaw et d'Isabelle. Sir Frédéric était sérieux et pensif: l'étourderie et la gaîté imperturbable de Mareschal semblaient faire ressortir encore le sombre nuage qui couvrait ses traits.

—La mariée n'arrive pas, dit tout bas Mareschal à sir Frédéric; j'espère que ma jolie cousine n'aura pas été enlevée deux fois en deux jours, quoique je ne connaisse personne qui mérite mieux cet honneur.

Sir Frédéric ne répondit rien, fredonna quelques notes, et jeta les yeux d'un autre côté.

—Ce délai n'arrange pas le docteur Hobbler, continua Mareschal; mon cousin est venu l'interrompre dans le moment où il débouchait sa troisième bouteille, et il voudrait bien que la cérémonie fût terminée, pour aller la retrouver. J'espère que… Mais j'aperçois Ellieslaw et ma jolie cousine…, plus jolie que jamais, sur ma foi!…. Mais comme elle est pâle! elle peut à peine se soutenir!…. Sir Frédéric, songez bien que si elle ne dit pas un Oui bien ferme, bien prononcé, il n'y a point de mariage.

—Point de mariage! monsieur, répéta sir Frédéric d'un ton qui annonçait qu'il avait peine à contenir sa colère.

—Non, point de mariage! répliqua Mareschal, j'en jure sur mon honneur.

—Mareschal, lui dit à voix basse sir Frédéric en lui serrant la main fortement, vous me rendrez raison de ce propos.

—Très volontiers, répliqua Mareschal: ma bouche n'a jamais prononcé un mot que mon bras ne soit prêt à soutenir… Puis élevant la voix: Ma belle cousine, ajouta-t-il, parlez-moi librement, franchement: est-ce bien volontairement que vous venez accepter sir Frédéric pour époux? Si vous avez la centième partie d'un scrupule, n'allez pas plus loin: il est encore temps de reculer, et fiez-vous à moi pour le reste.

—Êtes-vous fou, monsieur Mareschal? lui dit Ellieslaw, qui, ayant été son tuteur, prenait quelquefois avec lui un ton d'autorité; croyez-vous que j'amènerais ma fille à l'autel contre son gré?

—Allons donc, dit Mareschal, regardez-la; ses yeux sont rouges, ses joues plus blanches que sa robe! J'insiste au nom de l'humanité, pour que la cérémonie soit remise à demain. D'ici là, nous verrons! ajouta-t-il entre ses dents.

—Il faut donc, jeune écervelé, dit Ellieslaw en colère, que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous concerne en rien. Au surplus, elle va nous dire elle-même qu'elle désire que la cérémonie ait lieu sur-le-champ. Parlez, ma chère enfant, le voulez-vous ainsi?

—Oui, dit Isabelle ayant à peine la force de parler, puisque je ne puis attendre de secours ni de Dieu, ni des hommes.

Elle ne prononça distinctement que le premier mot, et personne ne put entendre les autres. Mareschal leva les épaules, et se détourna d'un autre côté en maudissant les caprices des femmes. Ellieslaw conduisit sa fille devant l'autel: sir Frédéric s'avança, et se plaça près d'elle. Le docteur ouvrit son livre, et regarda Ellieslaw comme pour lui dire qu'il attendait ses ordres avant de procéder à la cérémonie.

—Commencez, dit Ellieslaw.

Au même instant, une voix aigre et forte qui semblait sortir du tombeau de la mère d'Isabelle, et qui retentit sous les voûtes de la chapelle, s'écria:—Arrêtez!

Chacun restait muet et immobile, quand un bruit éloigné, qui ressemblait à un cliquetis d'armes, se fit entendre dans les appartements du château. Il ne dura qu'un instant.

—Que veut dire tout ceci? dit sir Frédéric en regardant Mareschal et Ellieslaw d'un air qui annonçait la méfiance et le soupçon.

—Quelque dispute parmi nos convives, dit Ellieslaw, affectant une tranquillité qu'il était loin d'éprouver; nous le saurons après la cérémonie. Continuez, docteur.

Mais, avant que le docteur pût lui obéir, la même voix prononça une seconde fois, et plus fortement encore, le mot:—Arrêtez! Et, au même instant, le Nain, sortant de derrière le monument, se plaça en face de M. Ellieslaw. Cette apparition subite effraya tous les spectateurs, mais elle parut anéantir le père d'Isabelle. Il laissa échapper la main de sa fille, et, s'appuyant contre un pilier, y reposa sa tête sur ses mains, comme pour s'empêcher de tomber.

—Que veut cet homme? dit sir Frédéric; qui est-il?

—Quelqu'un qui vient vous annoncer, dit le Nain avec le ton d'aigreur qui lui était ordinaire, qu'en épousant miss isabelle Vere vous n'épousez pas l'héritière des biens de sa mère, parce que j'en suis seul propriétaire. Elle ne les obtiendra qu'en se mariant avec mon consentement, et ce consentement, jamais il ne sera donné pour vous. A genoux, misérable, à genoux; remercie le ciel, remercie-moi, qui viens te préserver du malheur d'épouser la jeunesse, la beauté, la vertu sans fortune. Et toi, vil ingrat, dit-il à Ellieslaw, quelle excuse me donneras-tu? Tu voulais vendre ta fille pour te sauver d'un danger, comme tu aurais dévoré ses membres dans un temps de famine pour assouvir ta faim. Oui, cache-toi, tu dois rougir de regarder un homme dont la main s'est souillée d'un meurtre pour toi, que tu as chargé de chaînes pour récompense de ses bienfaits, et que tu as condamné au malheur pour toute sa vie. La vertu de celle qui t'appelle son père peut seule obtenir ton pardon. Retire-toi, et puissent les bienfaits que je t'accorderai encore se convertir en charbons ardents sur ta tête! Puisses-tu à la lettre te sentir dévoré par leur feu comme je le sens moi-même!

Ellieslaw sortit de la chapelle avec un geste de désespoir.

—Je n'entends rien à tout cela, dit sir Frédéric Langley; mais nous sommes ici un corps de gentilshommes qui avons pris les armes au nom et sous l'autorité du roi Jacques; ainsi, monsieur, que vous soyez réellement ce sir Edouard Mauley qu'on a cru mort depuis si long-temps, ou peut-être un imposteur qui voulez vous emparer de son nom et de ses biens, nous prendrons la liberté de vous retenir en prison, jusqu'à ce que vous ayez donné des preuves bien claires de ce que vous pouvez être. Saisissez-le, mes amis.

Mais les domestiques reculèrent d'un air de doute et d'alarme.

Sir Frédéric, voyant qu'il n'était pas obéi, s'avança vers le Nain pour le saisir lui-même; mais il n'eut pas fait trois pas qu'il fut arrêté par le canon d'une pertuisane qu'il vit briller sur sa poitrine. C'était le robuste Hobby Elliot qui la lui présentait.

—Un instant, lui dit-il: avant que vous le touchiez, je verrai le jour à travers votre corps. Personne ne mettra la main sur Elsy, tant que je vivrai: il faut secourir ceux qui nous ont secourus. Ce n'est pas qu'il en ait besoin; s'il vous serrait le bras, il vous ferait sortir le sang des ongles. C'est un rude joûteur, j'en sais quelque chose: son poing vaut les meilleures tenailles.

—Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, Hobby? lui demanda
Mareschal.

—En conscience, monsieur Mareschal Wells, je suis venu ici avec une trentaine de bons compagnons du roi, ou de la reine, comme on l'appelle, pour maintenir la paix; pour secourir Elsy au besoin, et pour payer mes dettes à M. Ellieslaw. On m'a donné un fameux déjeuner, il y a quelques jours, et je sais qu'il y était pour quelque chose: hé bien! je suis venu lui servir à souper. Vous n'avez pas besoin de mettre la main sur vos épées: le château est à nous à bon marché. Les portes étaient ouvertes; vos gens avaient bu du punch; nous leur avons ôté leurs armes des mains aussi aisément que nous aurions écossé des pois.

Mareschal sortit précipitamment de la chapelle, et y rentra à l'instant même.

—De par le ciel, sir Frédéric, cela n'est que trop vrai! le château est rempli de gens armés; nos ivrognes sont tous désarmés, nous n'avons d'autre ressource que de nous faire jour l'épée à la main.

—Là, là, dit Hobby, pas de violence! Écoutez-moi un instant: nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes en armes pour le roi Jacques, dites-vous? eh bien! quoique nous les portions pour la reine Anne, si vous voulez vous retirer paisiblement, nous ne vous ôterons pas un cheveu de la tête. C'est ce que vous pouvez faire de mieux, car je veux bien vous dire qu'il est arrivé des nouvelles de Londres. L'amiral Bang…Bing…, je ne sais comment on l'appelle…., a empêché la descente des Français: ils ont remmené leur jeune roi, et vous ferez bien de vous contenter de notre vieille Anne, à défaut d'une meilleure.

Ratcliffe, qui rentrait en ce moment dans la chapelle, confirma cette nouvelle si peu favorable aux Jacobites, et sir Frédéric, sans prendre congé de personne, sortit à l'instant du château.

—Et quelles sont vos intentions maintenant, monsieur Mareschal? dit Ratcliffe.

—Ma foi, dit-il en souriant, je n'en sais rien. J'ai le coeur trop fier et une fortune trop médiocre pour suivre notre brave fiancé, ce n'est pas mon caractère; je ne me donnerai pas la peine d'y penser.

—Croyez-moi, dit Ratcliffe, dispersez promptement tous vos gens, calmez l'esprit des mécontents, restez tranquillement chez vous, et, comme il n'y a pas eu d'acte public de rébellion, vous ne serez pas inquiété.

M. Mareschal suivit son avis, et n'eut pas lieu de s'en repentir.

—Eh oui! dit Hobby: que ce qui est passé soit passé, et soyons tous amis. Le diable m'emporte si j'en veux à personne qu'à Westburnflat; mais il vient de l'échapper belle. Je n'avais échangé avec lui que deux ou trois coups de claymore, qu'il a sauté dans le fossé du château par une fenêtre, et s'est échappé en nageant comme un canard. C'est un fier gaillard, vraiment! enlever une jeune fille le matin et une autre le soir, cela lui suffit à peine; mais, s'il ne s'absente pas du pays, je lui en ferai voir de cruelles; notre rendez-vous de Castleton est manqué; ses amis ne l'y accompagneront plus.

Pendant cette scène de confusion, Isabelle s'était jetée aux pieds de son parent, sir Edouard Mauley, car c'est ainsi que nous appellerons désormais le solitaire. Elle lui avait témoigné sa reconnaissance, et avait imploré le pardon de son père. Elle était à genoux devant la tombe de sa mère, avec les traits de laquelle les siens avaient beaucoup de ressemblance. Elle tenait la main de sir Edouard, la baisait et la baignait de larmes. Celui-ci, debout et immobile, portait alternativement ses yeux sur Isabelle et sur la statue. Enfin de grosses larmes, sortant de ses yeux, l'obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.

—Je croyais, dit-il, que je ne pouvais plus connaître les larmes; mais nous en versons à l'heure de notre naissance, et il paraît que la source ne s'en tarit que dans la tombe. Cet attendrissement n'ébranlera pourtant pas ma résolution. Je fais en ce moment mes derniers adieux aux objets dont le souvenir, dit-il en jetant un coup-d'oeil sur le monument, et dont la présence, ajouta-t-il en serrant la main d'Isabelle, me sont encore bien chers.—Ne me parlez pas! n'essayez pas de changer ma détermination! elle est invariable. Cette figure hideuse ne se présentera plus à vos yeux. Je veux être mort pour vous, comme si j'étais dans le tombeau, et je veux que vous ne pensiez à moi que comme à un ami débarrassé du fardeau de l'existence et du spectacle des crimes qui l'accompagnent.

Il embrassa Isabelle sur le front, en fit autant à la statue de sa mère, aux pieds de laquelle miss Vere était agenouillée, puis il sortit de la chapelle, suivi par Ratcliffe.

Isabelle, épuisée par toutes les émotions qu'elle avait éprouvées dans le cours de cette journée si fertile en événements, se retira dans son appartement, appuyée sur le bras d'une femme de chambre, pour essayer d'y goûter quelque repos.

Quelques-uns des hôtes qu'Ellieslaw avait rassemblés dans le château s'y trouvaient encore; mais ils se retirèrent tous, après avoir exprimé à ceux qui voulurent les écouter, combien ils étaient éloignés de vouloir prendre part à aucune conspiration contre le gouvernement.

Hobby Elliot prit le commandement du château pour la nuit, et y établit une garde régulière. Il se fit gloire de la promptitude avec laquelle il s'était rendu; ainsi que ses amis, à l'avis qu'Elsy lui avait fait donner par le fidèle Ratcliffe. Le hasard y avait contribué pour beaucoup; car, ayant appris que Westburnflat n'avait pas dessein de se trouver au rendez-vous qu'il lui avait donné à Castleton, il avait réuni ses amis ce soir même à Heugh-Foot dans le dessein d'aller faire, pendant la nuit, une visite à la tour du bandit. Ils s'étaient donc trouvés prêts à partir à l'instant où l'avis lui était parvenu.

CHAPITRE XVIII

«Tel est le dénoûment de cette étrange histoire.»
Shakespeare. (Comme il vous plaira.)

Le lendemain matin, M. Ratcliffe remit à Isabelle une lettre de son père; elle contenait ce qui suit:

«Ma chère fille,

«L'iniquité d'un gouvernement persécuteur me force à passer en pays étranger pour sauver mes jours. Il est vraisemblable que j'y resterai quelque temps. Je ne vous engage pas à m'y suivre: il convient mieux à mes intérêts et aux vôtres que vous restiez en Écosse.

«Il me parait inutile d'entrer dans un détail circonstancié des causes des événements étranges qui sont arrivés hier. Je crois avoir à me plaindre de la conduite à mon égard de sir Edouard Mauley, votre plus proche parent du côté de votre mère; mais, comme il vous fait son héritière, et qu'il va vous mettre en possession immédiate d'une partie de son immense fortune, je me contente de cette réparation. Je sais qu'il ne m'a, jamais pardonné la préférence que votre mère m'a donnée sur lui, au lieu d'exécuter je ne sais quelle convention de famille qui avait tyranniquement voulu décider de son sort. Cela suffit pour déranger son esprit, et à la vérité il n'avait jamais été en parfait équilibre. Comme mari de sa plus proche parente et de son héritière, le soin de sa personne et de ses biens me fut dévolu. Enfin des juges, croyant lui rendre justice, le réintégrèrent dans l'administration de ses biens: si pourtant on veut examiner avec impartialité la conduite qu'il a tenue depuis cette époque, on conviendra que, pour son propre avantage, il eût mieux valu qu'il restât soumis à une contrainte salutaire.

«Je dois pourtant reconnaître qu'il montra quelque égard pour les liens du sang, et qu'il sembla convaincu lui-même qu'il n'était pas en état de gérer ses biens. Il se séquestra entièrement du monde, changea de nom, prit divers déguisements, exigea qu'on répandît le bruit de sa mort, ce à quoi je consentis par complaisance pour lui; et il laissa à ma disposition le revenu de tous les domaines qui avaient appartenu à ma femme, et qui lui appartenaient à lui, comme son seul héritier dans la ligne masculine. Il crut sans doute faire un acte de grande générosité; mais tout homme équitable jugera qu'il ne fit qu'accomplir un devoir véritable, puisque, d'après le voeu de la nature, en dépit des lois ridicules faites par les hommes, vous étiez l'héritière de votre mère, et que j'étais l'administrateur légal de vos biens. Je suis donc bien éloigné de croire que j'aie contracté une obligation à cet égard envers sir Edouard Mauley. J'ai à me plaindre, au contraire, qu'il ait chargé M. Ratcliffe de la gestion de sa fortune; qu'il ait voulu que je ne pusse en toucher les revenus que par ses mains, et qu'il m'ait par là soumis aux caprices d'un subordonné. Il en est résulté que toutes les fois que j'avais besoin d'une somme excédant ces revenus, M. Ratcliffe, en me la donnant, exigeait de moi une sûreté sur mon domaine d'Ellieslaw, de manière qu'on peut dire qu'il s'insinua malgré moi, par ce moyen, dans l'administration de tous mes biens. Tous les prétendus services de sir Edouard n'avaient donc pour but que de se rendre maître de mes affaires, et de pouvoir me ruiner quand il le jugerait convenable. Un tel projet me dispense, je crois, de toute reconnaissance envers lui.

«Dans le cours de l'automne dernier, M. Ratcliffe me fit l'honneur de prendre ma maison pour la sienne, sans m'en donner d'autre motif, sinon que telle était la volonté de sir Édouard. Je n'en ai appris qu'aujourd'hui la véritable cause. L'imagination déréglée de notre parent lui avait inspiré le désir de voir le monument qu'il avait fait élever à votre mère: il fallait pour cela que M. Ratcliffe fût au château. Il eut la complaisance de l'introduire dans la chapelle pendant une de mes absences; et il en résulta une attaque de frénésie qui dura plusieurs heures. Il s'enfuit dans les montagnes voisines, et finit par se fixer dans l'endroit le plus désert, le plus sauvage, le plus affreux de nos environs. M. Ratcliffe aurait dû m'informer de cette circonstance, et j'aurais fait donner au parent de mon épouse les soins qu'exigeait le malheureux état de sa raison. Au contraire, il entra dans tous ses plans, et eut la faiblesse de lui promettre le secret, et de tenir sa promesse. Il allait voir sir Edouard presque tous les jours. Il l'aida dans le ridicule projet qu'il exécuta de se construire lui-même un ermitage. Un souterrain, qu'ils creusèrent derrière un pilier, servait à cacher Ratcliffe lorsque quelqu'un paraissait tandis qu'il était avec son maître: enfin, tous deux semblaient craindre une découverte plus que toute chose au monde.

«Vous penserez sans doute comme moi, ma chère enfant, qu'un pareil mystère devait avoir quelque puissant motif. Il est à remarquer encore que je croyais mon malheureux ami chez les moines de la Trappe, tandis qu'il était à cinq milles de chez moi, instruit de tous mes mouvements, de tous mes projets, soit par Ratcliffe, soit par Westburnflat et d'autres qu'il soudoyait comme ses agents.

«Il me fait un crime d'avoir voulu vous marier à sir Frédéric; mais ce mariage vous était avantageux. S'il pensait autrement, pourquoi ne m'a-t-il pas fait connaître franchement son opinion? pourquoi ne m'a-t-il pas déclaré son intention de vous faire son héritière? pourquoi n'a-t-il pas pris ouvertement à vous l'intérêt que sa qualité de proche parent lui donnait le droit de prendre?

«Et cependant, quoiqu'il ait tardé si long-temps à me faire connaître ses désirs, je n'ai pas le dessein d'y opposer mon autorité. Il souhaite que vous preniez pour époux le dernier homme sur lequel j'aurais cru qu'il pût jeter les yeux, le jeune Earnscliff: j'y donne mon consentement, pourvu que vous n'y refusiez pas le vôtre, et qu'on fasse à votre profit des stipulations qui ne vous laissent pas dans l'état de dépendance que j'ai éprouvé si long-temps, et dont j'ai tant de raisons de me plaindre. Je vous confie donc, ma chère Isabelle, à la Providence et à votre propre prudence. Je vous engage seulement à ne pas perdre de temps pour vous assurer les avantages d'ont l'esprit versatile de votre parent me prive en votre faveur.

M. Ratcliffe m'a annoncé que l'intention de sir Edouard était aussi de me faire le paiement annuel d'une somme considérable pour assurer mon existence en pays étranger; mais je suis trop fier pour rien accepter de lui. Je lui ai dit que j'avais une fille affectionnée, et que j'étais sûr qu'elle ne souffrirait jamais que son père vécût dans la pauvreté, tandis qu'elle serait elle-même dans l'opulence. J'ai cru cependant devoir lui insinuer que sir Edouard, en vous dotant, devait faire attention à cette charge naturelle et indispensable. Pour vous prouver ma tendresse paternelle, et mon désir de contribuer à votre établissement, j'ai laissé un pouvoir pour vous constituer en dot le château et le domaine d'Ellieslaw. Il est bien vrai que l'intérêt annuel des dettes dont il est grevé en excède le revenu de quelque chose; mais, comme sir Édouard est le seul créancier, je ne crois pas qu'il vous inquiète beaucoup à cet égard.

«Je dois maintenant vous prévenir que, quoique j'aie beaucoup à me plaindre personnellement de M. Ratcliffe, je le regarde cependant comme un homme aussi intègre qu'éclairé; je crois donc que vous ferez bien de lui confier le soin de vos affaires; ce sera d'ailleurs un moyen de vous conserver la bienveillance de sir Édouard.

«Rappelez-moi au souvenir de Mareschal. J'espère qu'il ne sera pas inquiété par suite de nos dernières affaires. Je vous écrirai plus au long quand je serai sur le continent. En attendant, je suis votre affectionné père.

«RICHARD VERE.»

Cette lettre contient toutes les lumières que nous ayons pu nous procurer sur les évènements antérieurs à l'époque où a commencé notre narration. L'opinion d'Hobby, et c'est peut-être celle de la plupart de nos lecteurs, était que le solitaire de Mucklestane-Moor n'avait l'esprit éclairé que de cette espèce de clarté douteuse qui suit la nuit et qui précède le jour, et que les ténèbres de son imagination n'étaient interrompues que par des éclairs aussi fugitifs que brillants; qu'il ne savait pas trop lui-même quel but il désirait atteindre, et qu'il n'y marchait point par le chemin le plus court et le plus direct; enfin, que vouloir expliquer sa conduite c'était chercher une route dans un marais où l'on voit des pas tracés dans toutes les directions, sans qu'un sentier battu s'offre à vos yeux.

Lorsque Isabelle eut lu la lettre de son père, elle demanda à le voir; mais elle apprit qu'il avait déjà quitté le château. Il en était parti de très bonne heure, après une longue conférence avec M. Ratcliffe, pour se rendre dans un port voisin, et passer de là sur le continent.

Où était sir Edouard Mauley? Personne n'avait vu le Nain depuis l'instant où il était sorti de la chapelle, la veille au soir.

—Est-ce qu'il serait arrivé quelque malheur au pauvre Elsy? s'écria Hobby: je m'en consolerai moins vite que de l'incendie de ma ferme.

Il monta à cheval à l'instant même, et courut à la demeure du solitaire. La porte en était ouverte, le feu du foyer était éteint; tout y était dans l'état où Isabelle l'avait trouvé la veille, et il paraissait évident que le Nain n'y était pas rentré. Hobby revint consterné au château.

—Je crains que nous n'ayons perdu le bon Elsy! dit-il à
M. Ratcliffe.

—Vous ne vous trompez pas, lui répondit celui-ci en lui remettant un papier mais vous n'aurez pas à regretter de l'avoir connu.

C'était un acte par lequel sir Edouard Mauley, autrement dit
Elsender le Reclus, faisait donation à Hobby Elliot et à Grâce
Armstrong de la somme qu'il avait prêtée au jeune fermier.

—C'est une chose singulière, dit Hobby en pleurant de joie et de reconnaissance; mais je ne puis jouir de mon bonheur, sans savoir si le pauvre homme qui me le procure est heureux lui-même.

—Quand nous ne pouvons nous-mêmes être heureux, dit Ratcliffe, le bonheur que nous procurons aux autres en devient un pour nous. Telle sera la jouissance de celui que vous nommez Elsy. S'il avait placé tous ses bienfaits sur des êtres qui le méritassent comme vous, sa situation serait probablement toute différente. Mais la profusion qui fournit des aliments à la cupidité et à la dissipation ne produit aucun bien, et n'est pas récompensée par la reconnaissance. C'est semer le vent pour recueillir la tempête.

—Pauvre récolte! dit Hobby.—Mais si la jeune dame voulait le permettre, je mettrais les essaims d'Elsy dans le parterre de Grâce, et je vous promets bien qu'on ne les tuerait pas pour en prendre le miel; je mettrais aussi sa chèvre dans notre verger, nos chiens feraient connaissance avec elle et ne lui feraient point de mal, et Grâce aurait soin de la traire elle-même pour l'amour d'ELsy; car, quoiqu'il fût un peu bourru, je sais qu'il aimait toutes ces pauvres créatures.

On accorda sans difficulté toutes les demandes d'Hobby, qui lui étaient inspirées par le désir qu'il avait de prouver sa reconnaissance. Il fut enchanté quand Ratcliffe lui dit que son bienfaiteur n'ignorerait pas les soins qu'il voulait prendre des compagnons de sa solitude.

—Et dites-lui surtout que ma mère, mes soeurs, Grâce et moi, nous sommes heureux, bien portants, et que c'est son ouvrage. Je suis sûr que cela lui fera plaisir.

Hobby se retira à Heugh-Foot, épousa Grâce, fit rebâtir sa ferme, et fut aussi heureux qu'il méritait de l'être par sa probité, son bon coeur et sa bravoure.

Il n'existait plus d'obstacle au mariage d'Earnscliff avec Isabelle. Sir Edouard Mauley, représenté par M. Ratcliffe, assura à sa parente une fortune qui aurait pu satisfaire la cupidité d'Ellieslaw lui-même. Mais Isabelle et Ratcliffe crurent devoir cacher à Earnscliff qu'un des motifs de la générosité de sir Edouard était de réparer, autant qu'il le pouvait, le crime dont il s'était rendu coupable en versant le sang du père de ce jeune homme, bien des années auparavant. S'il est vrai, comme l'assura Ratcliffe, que sa misanthropie devint un peu moins farouche, la connaissance qu'il eut d'un bonheur dont il était la cause y contribua sans doute; mais le souvenir du meurtre presque involontaire qu'il avait commis fut probablement le motif pour lequel il ne voulut jamais jouir de la vue de leur félicité.

Mareschal chassa, but du bordeaux, s'ennuya du pays, partit pour l'étranger, fit trois campagnes, revint, et épousa Lucy Ilderton.

Les années, en s'accumulant sur la tête d'Earnscliff et de son épouse, ne diminuèrent rien ni à leur tendresse ni à leur bonheur.

Sir Frédéric Langley, toujours ambitieux, s'engagea dans la malheureuse insurrection de 1715. Il fut fait prisonnier à Preston dans le comté de Lancastre avec le comte de Derwentwater; sa défense et son discours avant de mourir sont dans le recueil des procès d'état (State trials).

M. Vere fixa sa résidence à Paris, et y vécut dans l'opulence, grâce à la libéralité de sa fille. Il y fit une fortune brillante dans le temps du système de Law sous la régence du duc d'Orléans; mais cette fortune s'écroula aussi rapidement que celle de tant d'autres, et le chagrin qu'il en conçut détermina une attaque de paralysie qui mit fin à ses jours.

Willie de Westburnflat échappa au ressentiment d'Hobby Elliot, comme ses chefs à la poursuite des lois. Son patriotisme l'engageait fortement à aller servir son pays dans les guerres étrangères, tandis que, d'une autre part, sa répugnance à quitter la terre natale lui inspirait la ressource d'y vivre en faisant métier de réunir une collection de bourses de montres et de bijoux sur les grandes routes. Heureusement pour lui, la première impulsion l'emporta. Il fut joindre l'armée de Marlborough, obtint un grade par les services qu'il rendit à la commission des vivres par son talent de trouver le bétail en campagne, revint en Écosse au bout de plusieurs années, avec une fortune acquise Dieu sait comme, démolit sa tour de Westburnflat, et y bâtit à la place une maisonnette de trois étages avec deux cheminées. Il but le brandevin avec ceux qu'il avait pillés dans sa jeunesse, mourut dans son lit; et son épitaphe, qu'on lit encore dans l'église de Kirkwhistle, atteste qu'il a toujours vécu en brave soldat, en bon voisin et en chrétien.

M. Ratcliffe continua de demeurer à Ellieslaw-Castle avec Earnscliff et son épouse. Cependant il faisait régulièrement une absence d'un mois au commencement du printemps et de l'automne. Il garda toujours le silence sur le motif et le but de ce voyage périodique; mais on jugeait avec raison qu'il allait voir sir Edouard. Après une de ces absences, on le vit revenir l'air triste et en habit de deuil. Ce fut ainsi qu'Earnscliff et Isabelle apprirent que leur bienfaiteur n'existait plus; mais ils ne surent jamais ni quelle avait été la résidence de sir Edouard, ni en quel lieu reposaient ses cendres. Il avait, avant de mourir, fait promettre le secret à son unique confident.

La disparition subite d'Elsy servit à confirmer les bruits qui avaient couru sur son compte. Les uns crurent qu'ayant osé entrer dans un lieu consacré, malgré le pacte qu'il avait fait avec le diable, le malin esprit, pour l'en punir, l'avait emporté comme il retournait vers sa chaumière. Mais la plupart pensent qu'il ne disparut que pour un temps, et qu'on le revoit encore parfois dans les montagnes. Le souvenir des expressions exaltées de son désespoir a survécu, selon l'usage, à celui de ses bienfaits; ce qui fait qu'on le confond ordinairement avec ce mauvais démon appelé l'Homme des marécages, dont voulait parler mistress Elliot à son-petit-fils.

Aussi le représente-t-on comme jetant un charme sur les troupeaux, faisant avorter les brebis, ou détachant les avalanches de la montagne pour les précipiter sur ceux qui se réfugient pendant l'orage près du torrent ou sous un rocher dans la ravine. En un mot, tous les malheurs éprouvés par les habitants de cette contrée sont attribués au Nain noir.

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