Le Pèlerin du silence
VISION
A G.-Albert Aurier.
Elle était dorée sous ses voiles pâlement bleus, tel qu'un stuc florentin. Comme je m'en étonnais:
—C'est que je suis un trésor!
Je répondis:
—Raison bien élémentaire.
Elle dit encore:
—C'est que je suis élémentaire.
—Qui es-tu?
—Je suis celle que tu vois.
—Veux-tu que je t'aime?
—Je le veux bien.
Elle arrêta, par un strident rire, mon geste humble et amoureux de baiser ses pieds dorés.
Je cherchai, inquiet, les yeux de la vierge en or, mais je vis bien de l'or, je ne vis pas les yeux.
Elle dit, souriante:
—Essaie!
—Oui, je frôlerai d'un peu de ma chair cette chair d'ostensoir. Oh! que je le désire! Laisse-moi faire.
Ma tête s'inclina vers les pieds dorés et aussitôt tout disparut.
—Là! mon cher, chuchotait la voix du lointain, te l'avais-je dit? D'or, de marbre, de chair, je m'évanouis à l'épreuve d'un contact. Je suis l'Intouchable, c'est-à-dire la Femme.
PROSE POUR UN POÈTE
A Saint-Pol Roux.
«Pense, disait le poète, pense au pâle abandon…»
Il faut savoir qu'elle n'était pas jeune, jolie plus guère,—et parmi l'artificiel glacis blond des cheveux fins, tel qu'en un ciel enflammé des avant-crépuscules, de blanches stries se couchaient, primevères à l'agonie parmi les soucis incandescents.
Il faut savoir tout ce que savait le poète: encore ceci, que la pas jeune et plus guère jolie femme, un désolant caprice la délaissait: «Il ne l'aimait plus!» Ah! même dans un grand calme de ton et avec gestes à la tant-pis—que-voulez-vous?—ça contenait bien des sanglots, et pas si effarouchés qu'ils ne montassent résolument à l'assaut du pauvre coeur.
Il faut savoir encore qu'elle dit, après un silence: «Me voilà toute seule. Reste à s'organiser, arranger sa vie»; et qu'en disant elle torturait par des poses inaccoutumées ses bras,—oh! eux, très beaux encore et même relativement superbes, relativement à l'inconsistante jeunesse,—ses bras veufs du cou très cher qu'elle aurait eu tant de joie à étrangler pour qu'il ne se pliât pas une fois de plus sous l'étreinte de bras différents—oh! oui, on pouvait le dire—des siens!
Il faut savoir encore qu'elle avait un vrai gros chagrin, en la pantomime des simagrées obligatoires,—car seule ou pas seule, est-ce la même chose, voyons?—et que, si elle avait été seule, toute seule, elle se serait vautrée sur ses tapis, se serait saoulée de larmes amères et de «Ah! mon Dieu!» toutes les deux secondes, et de «Qu'est-ce que je vais devenir?» dans les intervalles et de—car elle avait de la religion—«Sainte Vierge Marie, rendez-les-moi!»
Il ne reste plus rien à savoir, hormis ceci, que le poète avait beaucoup d'esprit et qu'il faisait des vers. «Ah! ma chère! des vers! oh! une grâce! un charme! Enfin, avouez qu'ils sont bien. Des caresses, vraiment oui, inexprimables, des caresses, des caresses…»
«Pense, disait le poète, pense au pâle abandon…» Et la pas jeune et guère plus jolie femme devenait toute gracieusement pâle et finalement,—tel qu'un ciel enflammé des avant-crépuscules qui s'atténue vers les candeurs de l'agonie, toute blanche, toute blanche…
Ah! prends garde aux poètes consolateurs, prends garde aux verbes, à la magie des réalisations, prends garde aux mots qui se dressent et vivent, aux évocations improvisées, aux incantations créatrices, prends garde aux logiques de la parole:—toutes les syllabes ne sont pas vaines.
Le poète disait:
«Pense au pâle abandon des vieux lys solitaires.»
L'OPÉRATEUR DES MORTS
A Rachilde.
J'étais près de celle qui ne remuera plus, jamais,—j'étais à genoux et je pleurais près de celle qui n'aura plus, jamais, de pleurs.
Je pleurais,—intérieurement, car j'avais trop peur pour pleurer des larmes humaines,—je pleurais divinement.
On entra. C'était un personnage vêtu de noir, de tenue probe, et ganté de noir.
J'interrogeais par le simple geste de la tête dressée, tournée un peu du côté de l'intrus.
D'une voix basse, calme et presque vive, pourtant,—oui, d'une voix presque vivante, il répondit:
«Madame, je suis l'Opérateur des morts.»
Et comme je comprenais, trop bien, hélas! ce qu'il fallait laisser faire, je me levai, m'écartant du lit, les doigts encore joints, presque crispés.
Il se pencha vers la morte adorée,—je regardais,—il replia le drap jusqu'au-dessous des seins morts de ma morte, et, appuyant l'index au bord intérieur de la mamelle gauche:
«C'est là,» dit-il.
Il l'avait mise en travers de sa bouche, l'épingle des coeurs morts, la grande épingle, pour l'avoir à portée de la main et frapper vite.
Il dit: «C'est là,»—et du coup il piqua, d'un seul coup.
Le visage de ma morte était toujours pareil: elle n'était pas plus morte maintenant qu'on l'avait tuée deux fois,—mais peut-être que son coeur immortel subissait, dans les au-delà, la transfixion.
Ah! lance métaphorique du soldat romain qui tous les jours transperces
Jésus, et toi, épée mortuaire, n'êtes-vous pas du même fer?
Alors avec un sourire de complaisance consolatrice, il dit:
«Elle ne sera pas enterrée vivante.»
Il parlait de ma bien-aimée, et me tendait un papier.
Je lui fis signe: Sur la cheminée. Ayant déféré à ma douleur avec l'assentiment poli qui signifie: Je suis sûr de vous,—il sortit.
Je me penchai vers la morte adorée: c'était une longue épingle d'acier à pommeau d'argent bruni, en forme de croix, une épée de croisé… Ah! le symbole, amie, se réalisait donc,—puisque tu l'avais, réelle et sanglante en ton sanglant coeur, la Croix!
L'ENFER
A Louis Dumur.
Dans son humble cellule, traversée d'étranges lueurs qui ne provenaient ni de l'aube naissante, ni de la lampe moribonde, l'illustre Hérétique écrivait.
Au début de son léger monitoire, il avait posé cet indéniable aphorisme, base de toute morale vraiment sérieuse:
IL Y A UN ENFER
Maintenant, en de rougeoyantes cornues, il distillait les immondes sulfures, activait dans les marmites du diable les soupes à la poix, cuisinait les sauces, au bitume, dosait les rations d'huile bouillante, trempait dans la résine, pour des illuminations anniversaires, les cheveux blonds des bien-aimées et la barbe des amants; il élargissait de vastes étangs d'alcool où, comme des ronds de citrons dans un punch, des énergumènes flottaient, sommés de flammes vertes; il arrosait de plomb fondu les crânes rebelles au Verbe éternel, et la chair dévorée renaissait magiquement pour grésiller encore sous l'immortelle pluie de feu; ici, un terrible hachoir hachait les mains menteuses; là, un racloir, d'un mécanisme surhumain, raclait sur leurs os gémissants la chair stérile des vierges folles;—et des coeurs tombaient sous la meule infernale aussi pressés que des grains de blé.
L'illustre Hérétique n'oubliait pas les âmes, fourbissait, avec le plus grand soin, les fourches de la peur, les flèches du remords, les colliers de l'angoisse, les marteaux de l'effroi, les chaînes de la honte, les tenailles de la désolation.
Ensuite, il passa aux preuves.
Il évoquait de sinistres damnés, de lamentables cadavres surgissant et disant avec des yeux pleins d'une épouvante infinie: «Je suis en enfer!» Ratbod, roi des Frisons, émergea ainsi du fond des abîmes, vint secouer devant ses officiers surpris des menottes de fer rouge. De même, le comte Orloff, quittant pour un instant les géhennes, manifesta, grâce à sa présence insolite en pantoufles et en robe de chambre, la vérité de l'enfer niée par un incrédule général. Et d'autres, et combien d'autres, rejetés momentanément par le gouffre, marquèrent sur les vivants, sur les meubles, sur les tentures, les traces carbonisées de leurs doigts en feu, on bien, avec une jovialité véritablement démoniaque, s'amusèrent, comme ce damné fameux, dont parle Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, à revenir asperger d'innocentes créatures avec un liquide plus corrosif que l'eau seconde, en criant d'une voix non dénuée d'une certaine ironie: Voici l'eau froide dont on se rafraîchit en enfer.
Des nuages couvraient le ciel, l'humble cellule était traversée de lueurs qui ne provenaient ni du soleil voilé, ni de la lampe morte.
L'illustre Hérétique avait incliné vers la table sa tête médiatrice, il la releva soudain et, pris d'un douloureux ricanement, il proféra ces quelques syllabes:
ET MOI AUSSI, J'IRAI EN ENFER
… Et des coeurs tombaient sous la meule infernale aussi pressés que des grains de blé.
UNE MAISON DANS LES DUNES
A Paul Blier.
Jadis, au temps des Antoine et des Paphnuce, la Thébaïde l'eût tenté, avec ses cavernes et ses arènes muettes. Presque seul, vraiment seul, dans le désarroi des deuils récents et la survivance illogique des vieilles habitudes,—mort à ce qui n'était pas très loin, très haut ou très absurde,—il habitait une grande maison carrée, couvent égyptien, lourde blancheur écrasée dans l'or pâle des sables.
Terres conquises sur la mer, le sol en avait gardé la nostalgie; les herbes qu'il nourrissait avaient des formes marines; il cédait sous les pieds comme le flot cède au poitrail des barques;—et les pins, ceinture sacrée qui enserrait la maison, s'étaient courbés sous l'éternel vent de l'Océan, ainsi que de fuyantes voilures.
Il crut, rentrant chez lui, qu'il allait visiter ses frères en monastère; il attendait sur le seuil la coule noire du père Hilarion…
Là bas, le phare d'Alexandrie dardait une flamme vive dans le couchant assombri.
End of Project Gutenberg's Le Pèlerin du silence, by Remy de Gourmont