Le Peuple de la mer
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat’lots de Groix...
Bernard s’esquiva avec son gars. Un peu nerveux, P’tit Pierre se détourna plusieurs fois vers l’auberge. Il regrettait l’absence de Cul-Cassé et il chercha la voile grise du père Crozon sur la mer tranquille, parmi les roches des Sécé. Derrière lui les refrains roulaient, dolents, et rudes:
Nous étions trois mat’lots de Groix,
Embarqués sur le Saint-François...
—Dire que tout ça c’est pour Florent! fit P’tit Pierre.
Mais Cécile descendait vers lui par la grand’route avec un fichu de laine rose sur ses épaules, en criant aigrement:
—J’allais te chercher, j’ pensais qu’ tu restais à t’ soûler avec les autres!
P’tit Pierre ne répondit pas et rentra, silencieux avec elle, tandis que Bernard les accompagnait de son regard tutélaire.
La nuit, dans le village, on entendit Tonnerre parler à la mer. Le temps était solennellement calme et les maisons toutes bleues de lune. Un peu de brise agitait par intervalle les feuilles dans les jardins, et la mer soupirait le long du rivage.
P’tit Pierre, sorti dans la courette, où frémissaient les deux hortensias, écoutait la voix ruinée du fou de la mer qui braillait au port. Ce n’étaient plus que des cris rauques, inarticulés, comme des aboiements, mais dont P’tit Pierre avait gardé le sens dans sa mémoire: «Ma câline! ma belle douce! ma femelle enjôleuse!...» Et brusquement un hurlement s’étrangla et le doux silence lunaire grandit sur le village.
Le lendemain en attendant le père Crozon pour embarquer, Cul-Cassé découvrit à P’tit Pierre ses tatouages: au poignet, un grand navire sous voiles, et deux ancres sur le bras avec un drapeau tricolore souligné de la devise: Quand même!
—Hein! la marine, si on l’a dans la peau! dit-il.
Les sardiniers s’éloignaient en paquet, très colorés dans la lumière blanche du matin. La mer baissait par petites secousses, en roulant du sable, comme de l’argent, sur le rivage. Un grand thonier, les antennes hautes, échouait le long des cales, tout incliné d’arrière en avant. P’tit Pierre s’exclama:
—Ah! mince! regarde là!
Un pied émergeait au bord de l’eau, là-bas, du côté des roches. P’tit Pierre se mit à courir avec Cul-Cassé qui se déhanchait. Une forme leur apparut dans la mer limpide, animée d’un fourmillement étrange, avec des choses indéfinissables et brillantes.
—Un noyé, dit le boiteux, on va toucher la prime!
Rapidement ils entrèrent dans l’eau. L’armée des crabes grouilla sans lâcher la proie.
—Tonnerre! c’est Tonnerre! cria P’tit Pierre qui reconnut le maillot blindé de médailles du baigneur.
Le second pied avait gardé une galoche. Ils tirèrent le corps au sec, sur la plage, tandis que les crabes, lâchant prise un à un, redescendaient avec l’eau qui s’écoulait. Dans la face violâtre, les yeux mangés faisaient des trous, et il y avait des poux de mer plein la barbe.
Des gens accouraient, prévenus par le douanier de service: Zacharie, Crozon, le père Clémotte, Bernard et des femmes.
—Qui c’est qu’est néyé?
—Le père Tonnerre.
—Le maître nageur! c’est-il possible!
—Et puis qu’il est bien fini!
—Jouait-il point la comédie aussi c’te nuit!
Ils firent cercle autour du cadavre dont la poitrine, constellée de trente-six médailles, éclatait au gai soleil.
—Il était tellement ivre qu’il sera tombé à marée basse, expliqua Bernard, et le flot l’aura recouvert... Il avait mis son maillot de fête... Pauv’ vieux!...
Cette mort le troublait un peu, comme un mauvais présage, parce que Tonnerre s’était enivré hier soir à la santé de Florent. Quelqu’un dit:
—Lui qui nageait que c’était pis qu’un poisson, allez donc voir!
On l’emporta sur une civière où il acheva de s’égoutter. Son vieux chien Tempête arriva, le flaira et se mit à hurler lamentablement.
—Il sent la mort, fit Zacharie.
Des femmes se signèrent.
Le groupe monta au village tout lumineux et blanc, au-dessus duquel flottaient les drapeaux des usines et des vols paisibles d’hirondelles. Des visages se montraient aux portes; des vieux s’avancèrent.
Le père Crozon et Cul-Cassé embarquèrent leurs casiers. P’tit Pierre leur donna la main et les regarda partir sur la mer douce où des roches, caparaçonnées de lianes, émergeaient en retenant du soleil. Au large on apercevait des sardiniers en pêche. Il s’attarda à compter les bretons distingués par leurs voilures chargées d’ocre rouge, et à observer des pieds de vent échevelés, dans l’est du ciel.
La mer mouvante lui soufflait à la face un air tonique qu’il engorgeait à pleins poumons. Il pensa à Tonnerre qui l’avait tant battue cette mer, «avec ses bras!» comme il disait; et il revit les plongées tragiques du vieux dompteur de vagues, dans les bourrasques; et il se sentit plus ému à ce souvenir que tout à l’heure, quand il avait pêché le cadavre. Tout de même, Elle avait pris sa revanche, l’hypocrite, sans colère, en câlinant. Et P’tit Pierre sourit en rentrant au village.
Le jour suivant on enterra le maître nageur, qui avait sauvé cent trente vies humaines, dans un coin du cimetière, avec ses médailles. A l’atelier P’tit Pierre lui bâtit une croix, par charité. Le père Bernard et Hourtin portèrent le corps derrière le curé. Clémotte suivit, malgré ses rhumatismes, avec trois femmes et le chien. Les pêcheurs étaient en mer; ils n’ont pas de temps à perdre quand la sardine est là.
Elle donnait si abondamment autour de l’île, que des centaines de barques accouraient de Bretagne. Les usines racolaient au loin des filles pour travailler. Une grosse activité secouait le village et Tonnerre disparut sans laisser d’autre trace qu’une faible crainte dans l’esprit de Bernard, un regret passager au cœur de son gars.
Le dimanche où les barques rentrent au port, les soixante chaloupes du pays se perdaient dans la cohue des bretons coaltarés. Il y en avait tellement que la mer était noire de leur reflet, tassés flancs à flancs contre la jetée, mouillés par groupe dans le chenal et montés haut sur le sable des grèves.
Les belles coques larges, coffrées, dominent l’eau paisible, asservie, de toute la fierté de leur avant en muraille où les marquent des numéros blancs ou bleus, gravés dans le bois en chiffre de deux pieds. Et doucement éculées vers l’arrière, elles se tiennent d’aplomb, complétées de silhouette par l’inclinaison de leurs mâts, énormes pieux nus, avec seulement un palan qui pend, là-haut, comme une tête.
Les filets bleus où le vent grésille, sèchent en ballonnant, sur les vergues, avec leur chapelet de lièges. A bord, des écailles brillent comme du mica et les voilures rouges, amenées pêle-mêle, rutilent dans le soleil.
Mais la misère est comme une maladie dans l’intérieur de ces barques délabrées, sans abri, sans couchettes, où les pêcheurs vivent et dorment entre un plancher poisseux et une voile saumâtre. Une marmite pour la soupe, un baquet pour la teinture, un coffre pour le pain et leur endurance stoïque suffisent aux hommes pour battre l’océan à des centaines de milles de chez eux, dans les hivers mauvais où il n’y a plus de sardines.
Race sauvage, pirate, nombreuse parce que la mer est là, où l’on travaille par famille sur chaque bateau qu’il faut des bras pour mener; race endurcie de cœur et de muscles, pénétrée par le socialisme où elle ne voit qu’une libération de la force; race trop gâtée d’alcool, les bretons sont redoutés sur la côte vendéenne où ils s’abattent en suivant le poisson voyageur.
A terre ils pillent les champs, les bois, les poulaillers, et même les charniers des fermes que les femmes sont impuissantes à défendre. On a vu l’île d’Yeu vendangée dans une nuit. Et les portes closes, les chiens et les gendarmes ne suffisent pas à les tenir en respect.
Le village était envahi par les vareuses brunes. Un bruit continu de galoches roulait sur la jetée où déambulaient les gars silencieux, le béret en pointe sur le front. Dans le port, d’où monte une rude senteur de pourriture et de rogue, de jeunes hommes se baignaient dans des flaques de lumière. D’autres, assis les jambes pendantes au bord des cales, contemplaient indéfiniment la mer devant eux.
Chez Zacharie on buvait à pleine table en mâchant la rude langue de Bretagne. Mais les vareuses brunes, étrangères, ne se mêlaient point aux vareuses bleues du pays. On se toisait, on s’affrontait. Une hostilité de race séparait les hommes, qui ne se joignaient que pour se battre sans merci, parfois au couteau.
Toutes les filles des usines sortaient en atours: mouchoir groseille, pèlerine rose, bleu de ciel, bonnet de linge éclatant au-dessus de leur visage basané. Elles allaient à petits pas, bras dessus, bras dessous, riant aux gars sur leur passage. Il y avait des Sablaises en cotillons courts, en sabots blancs, la grande coiffe ailée posée sur leurs cheveux noirs rangés en dents au haut du front. Il y avait des Bretonnes tout en velours, adornées de tabliers multicolores et de rubans qui flottent sur leur cou libre. L’air était bruyant, plein de rire, d’œillade, de gaieté, de désir, et au seuil des portes, les vieux rajeunissaient en parlant d’autrefois.
P’tit Pierre et Cécile se promenaient ensemble par le village. Il portait une cravate verte sur un plastron empesé et un feutre moucheté. Elle arborait un fichu rouge par-dessus son corsage et un ruban rouge aussi à son bonnet. On les invitait à trinquer de porte en porte:
—Eh ben, à quand la noce?
—J’ pense qu’il espère l’hiver pour se mettre au chaud!
—Ah! sacré Pierre!... A la vôtre, les amoureux!
Cécile repoussait toujours le verre en minaudant, et P’tit Pierre lui mettait le sien aux lèvres pour qu’elle connût sa pensée. Elle riait de toutes ses dents saines, s’étouffait et tout le monde se tordait en lâchant des bêtises.
P’tit Pierre qui n’était pas sans jouir de ces hommages, éprouva une contrainte quand Julien Perchais, passant, la casquette en arrière, le poitrail large sous le maillot, lui dit en riant:
—Regardez-moi çà! c’est mis comme un monsieur!
Et devant Cul-Cassé qu’il rencontra, accroupi sur une borne, en vareuse et en béret, il se sentit une gêne indéfinissable.
Cécile rayonnait naïvement, heureuse des félicitations, de se montrer au bras de son beau Pierre, et de sentir l’envie dans les regards des compagnes. Elle épousait un gars sérieux, fils d’un brigadier des douanes, et qui gagnait bien sa vie. Aussi la mère Zacharie qui ne voulait pas d’un pêcheur pour sa «demoiselle» maigrissait de dépit.
Réchauffé par toute cette joie, Bernard était repris par sa manie de nettoyage. Il lessiva, blanchit ses quatre pièces, repeignit ses volets et ses briques. Les gens du village s’arrêtaient, en passant, devant la petite maison colorée comme un jouet neuf et disaient:
—Mâtin! il fait de la toilette pour marier son gars!
Mais la grosse affaire fut la chambre nuptiale que Pierre occupait à présent. Déjà la mère Bernard y avait déplacé le lit pour introduire l’armoire où s’étageaient les belles piles de draps écrus, et la commode qui portera les photographies de famille et la couronne d’oranger sous un globe. Cécile ornerait le lit de beaux rideaux en cretonne à fleurs; P’tit Pierre ferait la table à l’atelier.
Il s’amusait de tous ces préparatifs sans les hâter. Chaque soir, à la brune, il s’isolait avec Cécile dans les dunes de la Corbière où ils échangeaient maintenant des caresses précises, à la mode du pays. Il ne parlait pas du mariage et si on lui demandait quand il aurait lieu, il répondait en riant:
—Ça viendra bien, soyez tranquille!
Alors ses parents fixèrent la noce au prochain congé de Florent, dans le mois d’octobre.
P’tit Pierre accepta sans objection. L’attitude de Cul-Cassé, qui lui battait froid, le tourmentait. Jaloux de ce mariage avec une de ces jolies filles qu’il couvait inutilement, de loin, comme un chien affamé, le boiteux évitait P’tit Pierre, et s’ingéniait à sortir en canot à son insu pour ne pas l’emmener.
P’tit Pierre rôda autour de lui, bon enfant, un peu déconcerté, s’efforçant de le reconquérir en lui payant à boire. Ce qui le frappait, jusqu’à l’obsession, à chaque rencontre du boiteux, c’était ce bracelet tatoué qui lui cernait le poignet comme une cicatrice. Et l’idée lui vint, pour flatter l’indifférent, et parce qu’il lui plairait de porter dans sa chair, un emblème, de lui demander s’il savait graver des figures sur la peau.
—Oui, répondit Cul-Cassé.
—Alors tu vas m’en faire une sur le bras.
—Deux cœurs enlacés, ricana le boiteux.
Mais P’tit Pierre qui n’y avait point pensé le regarda naïvement et répliqua:
—Non, deux ancres comme toi, avec écrit dessous: Quand même!
Du coup, Cul-Cassé rit plus fort en se moquant. P’tit Pierre sentit la colère le soulever. Il se contint pour ne pas envoyer l’infirme rouler sur le sol, et troussant brusquement sa chemise, il dégagea son bras gauche qu’il claqua en disant.
—Tiens! travaille là-dessus!
Ils firent la chose dans la cabane des Piron. Cul-Cassé grava son dessin avec une aiguille en pointillant jusqu’au sang la peau de P’tit Pierre, puis, sur les piqûres fraîches, il sema une traînée de poudre noire qu’il enflamma. Le boiteux guettait la grimace de P’tit Pierre à la douleur; mais pas un muscle de son visage ne bougea, et quand l’opération finit il demanda simplement:
—Ça y est?
—T’es tout de même un bougre! concéda Piron.
Le lendemain, à la sortie de l’usine, comme Cécile empoignait P’tit Pierre par le bras gauche, il s’écria:
—Tu me fais mal, j’ai une éraflure!
—Montre voir?
—Oh! c’est ben rien, laisse donc ça!
Mais le soir devant la mer tranquille dont on sent la présence vaste et rôdeuse dans la nuit sans lune, elle le pressa, comme si elle doutait.
—Tu m’aimes bien, dis?... Toujours autant?...
—Pourquoi moins! c’est tout pareil, répondit-il en la tranquillisant d’un gros baiser.
Et les jours suivants, pour ne pas être toujours «mis comme un monsieur», il acheta une vareuse de marin et dit à sa mère:
—C’est plus chaud et ça coûte moins cher qu’un paletot et un gilet.
La bonne femme rit beaucoup et colporta l’affaire:
—Hein! s’il est économe le gars pour entrer en ménage!
Et brusquement ce fut la catastrophe: le Pluviôse abordé dans les passes de Calais, coulait à pic avec son équipage.
On attendait Florent dans huit jours pour la noce à P’tit Pierre; et la mère Bernard raccommodait une paire de draps afin de coucher son gars que déjà il était au fond, dans ce fuseau de tôle où l’on boulonne des hommes pour les entraîner à la guerre.
La nouvelle n’arriva au village que deux jours plus tard, avec l’Echo de Paimbœuf; Zacharie la lut le premier dans son arrière boutique et dit:
—Ah mince! en se passant la main sur le crâne.
Il entra vite dans sa buvette où Clémotte, Hourtin, Viel et Izacar le mareyeur étaient attablés. Il leur tendit la feuille en criant le désastre. Viel en fit à haute voix la lecture que les hommes écoutèrent avec gravité, un moment même après qu’il eût fini.
—J’ l’avais ben dit! des navires en fer! clama Hourtin.
—Tout de même, fit Clémotte, les Bernard ont de la guigne!
—Et ils savent point? demanda Viel.
—Sûrement qu’ils savent point!
Ils restèrent pensifs autour du journal. La fille à Zacharie, qui avait entendu, conta la chose à sa mère. Elles allèrent ensemble regarder P’tit Pierre qui travaillait gaîment à l’atelier, et, sans rien dire, partirent bavarder dans le village.
Quand Bernard sortit de chez lui, des têtes le guettaient aux portes. Il ne les remarqua pas et descendit vers le port rejoindre les vieux. Mais il n’y avait que le douanier de service, bâillant sur la cale. Alors il contourna l’abri de sauvetage et monta au XXe Siècle.
A son entrée dans la salle les hommes se taisent, lui rendent à mi-voix son salut. Leurs poignées de main sont indécises et prolongées à la fois, et leurs yeux se dérobent. Bernard éprouve, à tous ces signes, une impression pénible, mais s’efforce de plaisanter.
—Ben quoi, on complote dans les coins?
Personne ne rit et Clémotte, ramassant le journal sur la table, dit au brigadier:
—Mon pauv’ vieux! t’as point de chance!
Alors tous parlent à la fois:
—Pour sûr... C’est un malheur... Qui qu’aurait cru...
—Et pis t’as qu’à lire, reprend Clémotte.
Bernard a repoussé le béret de son front en sueur. Il saisit la feuille et la tient loin de ses yeux qui faiblissent. Sa chemise lui colle au dos, toute froide. Et soudain la feuille tremble au bout de ses bras en clapotant, retombe, et il dit:
—Misère!
Les autres n’osent point le regarder, craignent de remuer, sont émus. On entend des coups de marteau résonner à l’atelier et la voix de Clovis qui chante.
—Et le gars? interroge Bernard.
C’est un vrai soulagement. Tout le monde parle de P’tit Pierre qu’on n’a pas voulu inquiéter, qui ne sait rien, qui travaille à côté. Mais déjà Bernard pousse la porte et l’appelle:
—Pierre! Pierre!
Il paraît, en bras de chemise, la poitrine à l’air, éclatant de vie, avec du soleil derrière lui qui entre par la cour.
—Ton frère est mort, dit Bernard, voilà!
Le gars s’arrête au choc, fronce les sourcils et demeure stupide. Le brigadier s’écroule sur une chaise en murmurant:
—Et la mère! la mère!
Des larmes roulent dans sa barbe, des larmes rares de vieux. P’tit Pierre lit le journal, les yeux écarquillés. La mère Zacharie et sa fille, revenues, font la demi-tête derrière une porte vitrée. Louchon entre:
—Est-il là le père Bernard?... Parce qu’on le demande à la Marine encore, j’ai idée qu’y a du malheur...
Il s’interrompt brusquement en voyant le vieux qui pleure, la face contractée. Mais Bernard crie:
—La Marine! Quoi la Marine! l’gars est foutu! il est foutu!
Puis plus doucement, résigné, avec obéissance, il ajoute:
—Faudra y aller, puisqu’on demande, t’ira, Pierre.
Et il sort avec son fils en se cramponnant à son bras.
Les hommes respirent, encore troublés par leur propre silence. Enfin Clémotte risque:
—C’est un coup pour lui!
—Le quatrième gars, tout de même!
—Bon Dieu! j’ai les sangs tournés, me faut une goutte, dit Hourtin.
—Donnes-en donc six, fait Viel à Zacharie, une pour chacun!
Bernard était allé s’asseoir sur la plage, derrière une grosse bouée qui le dissimulait au village. Devant lui il n’y avait que quelques casiers secs et tout de suite la mer qui, vue de bas ainsi, semblait monter vers l’horizon.
Elle remplissait l’espace jusqu’au ciel et pénétrait dans la terre. Les reflets de ses vagues étaient comme des yeux troubles, attirants, et tout le long du bord son petit chant roulait dans les galets ainsi qu’une vieille romance. Bernard la regarda sans haine et abandonna sa douleur dans la chanson. La mer était nue, souveraine, câline.
Bernard était résigné, sans révolte. Il pliait sous le coup, sans phrase contre la gueuse. N’est-elle pas là pour l’éternité, et ne lui faudra-t-il pas toujours des hommes, comme à la vie? Il incriminait plutôt la chance et Dieu, et il avait peur quand il songeait à sa femme ignorante encore.
A la Marine P’tit Pierre reçut des renseignements. Comme on avait espéré renflouer immédiatement le sous-marin et sauver l’équipage, on n’avait pas prévenu plutôt les familles des victimes. Mais tous les efforts demeuraient vains. L’état de la mer ne permettait pas de mailler toutes les chaînes de relevage. Peut-être les hommes vivaient-ils encore? Peut-être avaient-ils été noyés par le remplissage du navire? On ne savait pas.
Emu quand il songeait à Florent, P’tit Pierre s’intéressait à la catastrophe. La navigation sous-marine, l’abordage, les manœuvres de sauvetage sollicitaient son imagination. Il marcha vite au retour en construisant des hypothèses.
En haut du village il rencontra son père qui montait au-devant de lui, et sa pensée revint brusquement à son frère.
—Et ben?
—On essaie de renflouer le bateau, en le soulageant avec des chaînes. Il se paraît que les hommes vivraient s’il n’a pas rempli...
—Ah!
Les Bernard descendirent sans plus parler, dépassèrent l’église, la maison d’école, gagnèrent l’usine, et les volets verts de leur maisonnette apparurent. Le père soupira bruyamment, s’arrêta et dit:
—J’vas causer à la mère, moi.
La bonne femme rapetassait toujours les draps dans l’embrasure de la fenêtre. Elle s’étonna de voir rentrer le gars en même temps que le père avant midi.
—Qu’est-ce que n’y a encore, on est venu te demander de la Marine, mon Bernard?
—Oui, oh! pas grand’chose... un accident sur le Pluviôse... des hommes blessés...
—Not’ Florent!
Bernard s’accrocha au buffet à ce cri qui rompait son courage.
—Florent... Oui...
—L’ bon Dieu n’a donc pas pitié de nous!
Elle demanda des détails et Bernard dut inventer toute une histoire de brûlure, d’hôpital où il s’embrouilla lui-même, honteux de son mensonge, et de plus en plus saisi par le désir de tomber au cou de sa vieille en lui disant: «il est mort, mort, notre Florent!» pour pouvoir souffrir à l’aise, souffrir à deux.
Tout de même il tint son personnage les jours suivants et fut se renseigner quotidiennement à la Marine. Le renflouage n’avançait pas. On n’avait aucun moyen réel de sauvetage: des chaînes insuffisantes qui rompaient, des chalands de fortune qui remplissaient; on était réduit aux marées qui soulageaient l’épave, pour l’approcher de la côte.
Le soir sous la lampe, la mère Bernard fit écrire à Florent par P’tit Pierre une longue lettre pleine de recommandations touchant l’obéissance au docteur, les soins, les imprudences: on l’attendrait pour la noce de son frère, mais qu’il guérit d’abord. Le brigadier n’eut pas la force de l’entendre jusqu’au bout, jusqu’aux demandes instantes de nouvelles, jusqu’aux gros baisers qu’elle envoyait de tout son cœur, et il sortit errer dans le village obscur.
La lettre fut brûlée en cachette. Surprise de ne pas avoir de réponse, avec le temps, la bonne femme s’inquiéta et proposa d’envoyer P’tit Pierre là-bas.
—S’il ’tait très mal tout de même! Il peut déjà point écrire! P’tit Pierre le ramènerait peut-être..
—Oui, dit Bernard, faut que le gars parte, il le ramènera...
Du moins, pensait-il, on aurait son corps à celui-là; on le mettrait au cimetière, là-haut, tout près de nous, avec une belle inscription et des fleurs sur sa tombe.
P’tit Pierre boucla son paquet sur le champ, en dissimulant mal la joie levée en lui, et dont il se sentait tout honteux. Les départs lui donnaient de l’émotion, non à cause de ceux qu’il laissait, de la rupture de quelques attaches de la vie, de l’incertitude des voyages, mais parce qu’ils étaient la porte de l’inconnu, de l’aventure. Il s’en allait, les yeux de sa jeunesse vers l’avenir, sans se retourner.
Et voici son premier grand voyage, jusque dans le nord, à Calais, dans les mers dont parlait Hourtin, différentes de la sienne. Bien sûr, c’était triste d’aller chercher le cadavre de son frère, Florent au col bleu, au pompon rouge, avec qui il faisait beau se montrer, mort maintenant, bêtement et sans gloire. Mais tout de même, il verrait du pays, des ports, des navires, des escadres... Et il ne pouvait refouler la joie qui montait par intervalle du fond de son cœur comme des bulles.
Il mit sa vareuse dans son ballot, ses économies dans sa poche, s’arrangea avec Perchais pour traverser à Pornic et s’en fut causer avec Cul-Cassé afin de jouir de sa tournée à l’avance.
—Ah! fit le boiteux, tu pars pour Calais.... moi j’ai été jusqu’à Cherbourg.
—C’est beau par là?
—Oui, les ports. A Cherbourg la jetée fait ben une lieue!
—Ah! mince!
Ils suivirent chacun leurs pensées, sans parler, les regards fixes.
—Je faisais la côte, reprit Cul-Cassé, en travaillant à la chaussure; j’espérais un embarquement...
—T’as pas trouvé?
—Pus d’ cent fois, mais on voulait point de moi, à cause de ma patte folle... Ah! si j’avais été charpentier comme toi! mais cordonnier, bon Dieu!...
Le boiteux eut une grimace amère. P’tit Pierre demanda:
—C’est bon, charpentier à bord?
—J’ te crois! pas foulé, bonne paye...
Ils demeurèrent encore quelques instants silencieux; puis à son tour Cul-Cassé interrogea:
—Ça va ton bras?
—Oui, j’ai pus mal... Tiens, regarde un peu...
P’tit Pierre troussa la manche et découvrit un tatouage d’un beau bleu, l’inflammation disparue. La devise Quand même! se détachait nettement sous l’ancre, les drapeaux s’éployaient sur le gras du bras. Cul-Cassé le palpait d’un doigt connaisseur quand la mère Bernard surgit en appelant son gars.
—Tu penses seulement point à Cécile! elle est à pleurer chez nous!
P’tit Pierre protesta en rougissant et rentra derrière sa mère. A la maison Cécile frottait ses yeux humides à pleins poings devant la table où s’alignaient une miche, du beurre et du fromage. Elle sourit en voyant P’tit Pierre, lui sauta au cou et devint bavarde.
—Mon p’tit gars, dit la mère, faut casser la croûte, car tu sais point quand tu mangeras après?
Le ballot de P’tit Pierre, enveloppé d’un mouchoir à carreaux, attendait là sur une chaise. Lui avait ses souliers neufs et sa casquette propre. Il mangea silencieusement sous les regards des femmes attentives à le soigner. Le brigadier demeurait pensif, les bras croisés. A la fin, ils trinquèrent tous, sans dire leurs souhaits, ce qui les rendit plus unanimes et plus profonds.
Perchais poussa la porte, emplissant la baie de sa vaste carrure.
—Allons le gars, il est temps, dit-il?
La mère glissa le reste du fromage et du pain dans la poche de P’tit Pierre. Cécile l’attira dans un coin et lui tendit un foulard qu’elle tira de son corsage.
—C’est pour que tu m’oublies point, dit-elle.
—T’es bête, pour huit jours!
—Sait-on jamais! soupira-t-elle.
On s’embrassa, Perchais, gêné, sortit sur la route, et tout le monde le suivit.
Personne sur la jetée; pas de barques au port. Seul, le ravitailleur du Pilier qui démarre. Le temps était gris, et la mer, lourde, plus lumineuse que le ciel Izacar visitait ses viviers et jetait les crabes morts qui grossissaient à mesure de leur chute dans l’eau claire.
A bord du Laissez-les dire, P’tit Pierre se retrouva soudain. Il empoigna la gaffe, déborda le sloop et envoya le foc, tandis que la mère criait de la cale:
—Et pis ramène Florent!
—Sois tranquille, fit Bernard, il le ramènera...
La barque s’engagea dans le chenal de terre, entre les roches du Martroger. P’tit Pierre établit la trinquette, étarqua la grand’voile avec le matelot et para le flèche. La mer s’étalait comme un tapis, transparente. Des mouettes planaient, puis se laissaient tomber à l’eau, comme des balles pour pêcher. Au bout de la jetée, Cécile agitait son mouchoir sans discontinuer.
Les vieux attendaient depuis huit jours dans leur maisonnette aux peintures claires et guettaient le facteur du coin des fenêtres.
La Cécile avait porté chez eux les rideaux de «leur lit», comme elle disait du lit nuptial, sitôt leur achèvement. En cretonne jaune semée de fleurs rouges, ils fleuraient la cotonnade. Elle espérait que le brigadier les mettrait en place pour juger de l’effet. Mais il n’y prit pas plus garde que sa femme, et ils les abandonnèrent pliés sur une chaise.
Elle n’osa plus demander de nouvelles, parce qu’elle sentait combien il leur était douloureux de répondre qu’ils n’en avaient pas. Elle n’osa plus entrer dans la chambre de P’tit Pierre, qui sera leur chambre, et où elle aurait aimé déjà faire le ménage, parce qu’au seul bruit de la porte, la figure de la mère se crispait.
La bonne femme ne tricotait plus, ne bougeait plus, restait assise les mains sur le ventre, dans l’attente. A peine si elle faisait de la cuisine pour son Bernard: la soupe aux légumes et le pot au feu. Elle regardait indéfiniment la route blanche au travers des vitres, et connaissait si bien l’emplacement des cailloux qu’elle s’apercevait du moindre manquant. La sortie bruyante de l’usine lui rappelait l’heure, mais l’agaçait à cause de la joie des filles.
Bernard feignait de s’occuper beaucoup du jardin et annonçait chaque jour qu’il allait faire une tombe pour ses laitues ou tresser des oignons. Seulement, si sa bonne femme venait le rejoindre, elle le trouvait assis sur la brouette, les bras croisés ou se promenant parmi les carrés, les yeux à terre.
Il descendait encore chez Zacharie, consulter l’Echo de Paimbœuf qui suivait le sauvetage du Pluviôse. Il entrait par derrière, par l’atelier, et demeurait à la cuisine pour ne pas se montrer dans l’auberge, surtout aux amis.
Le Pluviôse était maintenant à sec, dans le port, et l’on commençait l’extraction des cadavres pourris dans ses flancs crevés. La plupart étaient méconnaissables. On les portait à terre et on les alignait en bière dans un hangar transformé en chapelle ardente, où sanglotaient tout le jour des épouses et des mères. Et le journal, après ces brèves indications, se répandait en louanges sur la conduite du Préfet maritime, de l’amiral, des médecins, «qui tous faisaient leur devoir avec un sublime dévouement», comme si le devoir accompli et l’exemple dû par les chefs étaient une rare curiosité. Puis ronflaient des tirades sur la grandeur du sacrifice, la beauté de la mort pour la patrie, en prologue à l’apothéose des funérailles nationales, avec les drapeaux, les baïonnettes, les panaches, les uniformes, au milieu de tout un peuple dont on sentait se lever les suffrages comme des palmes.
Bernard lisait cela jusqu’au bout, le relisait souvent, en s’exaltant à mesure. L’horreur de la catastrophe s’effaçait derrière la gloire qui remuait sa vieille âme de soldat et de français; et l’imagination dupait son cœur au point qu’il en oubliait la mort de son gars.
Mais au retour chez lui, devant sa bonne femme, tassée d’inquiétude, qui ne sait pas, mais qui se doute, il retombait de son haut à la simple douleur des mères et réentendait le cri tragique de la nature, par-dessus la clameur de la patrie reconnaissante. Toujours pas de nouvelles, P’tit Pierre n’avait même pas signalé son arrivée, ni à eux, ni à Cécile.
Ils attendaient.
L’automne hâtif chargeait la nue, rongeait les jours qui s’éteignaient maintenant en des crépuscules rouges au lieu de se prolonger en clair-obscur comme à l’été, longtemps après la chute du soleil. La mer et le vent s’alourdissaient, et les goélands tournoyaient sur le marais en criant comme des enfants.
Les barques poursuivaient les dernières sardines, pêchaient le maquereau, le thon, malgré les brouillards d’arrière-saison qui réveillent la cloche lugubre, le soir, au bout de la jetée. Les rhumatismes remontaient aux articulations de Clémotte dans les temps humides comme la salure sur les vareuses. Hourtin se cassait, mais sans perdre la mémoire de ses aventures qu’il contait aux jeunes gars en buvant la goutte.
Les veillées allongeaient les stations au cabaret. On parlait du Pluviôse, on lisait la feuille; Zacharie donnait des nouvelles du brigadier:
—Son gars qu’a seulement point écrit!
—Lui s’rait-il point arrivé malheur aussi, dit Perchais.
—On sait point, insinua Cul-Cassé, mais qui dit qu’il aurait point trouvé à s’embarquer!
Tout le monde protesta:
—La veille de son mariage!... Il ’tait trop amoureux!... Et qu’la Cécile le tenait bien!...
Cul-Cassé hocha la tête en grimaçant; Perchais resta pensif. Puis on passa aux plaintes sur la pêche.
La mère Bernard s’est mise à prier Dieu parce qu’il faut bien quelque chose à quoi s’accrocher quand tout vous manque à la fois sur terre. Elle a dit à son Bernard, sans pleurs, avec accablement:
—J’pense ben qu’on r’verra pus nos gars!
Il a essayé de rire; mais ils ont compris ensemble qu’il ne fallait plus se tromper, mais s’unir. Et le lendemain est arrivé un paquet avec une lettre qu’ils ont laissé Louchon déposer sur la table, sans y toucher d’abord, parce qu’ils sentent en eux la certitude du malheur et n’ont plus de hâte.
—J’ te l’avais ben dit, fait la bonne femme.
Bernard ouvre le paquet, sort un petit sac de marin avec ses rabans et ses chavillots de buis. Dedans il y a deux mouchoirs à carreaux, un tricot, des lettres gondolées et brouillées par l’eau, une pipe et la photographie d’une fille en cheveux qu’ils ne connaissent pas. Sur le sac une bouée de sauvetage est grossièrement peinte avec l’inscription: Honneur-Patrie.
C’est tout. Les vieux étalent ces objets sur la table d’une main tremblante. La mère a reconnu le dernier maillot qu’elle a tricoté pour Florent, le père lui avait acheté la pipe à la foire de Saint-Gilles. Ils ne disent rien. Mais quand Bernard veut lire la lettre de P’tit Pierre, ses yeux s’obscurcissent tellement qu’il doit y renoncer.
Et la vieille essaie à son tour, frotte ses lunettes, ses paupières, froisse le papier où deux gouttes tombent et font deux petites bosses, puis en désespoir le remet sur la table. A quoi bon puisqu’ils savent!
C’est la Cécile qui lit la lettre, le soir à la chandelle, et pousse un grand cri:
—Ah! ah! ah! il est parti! parti! parti!
Les vieux sont presque agacés par cette explosion douloureuse dans leur muet accablement. La fille sanglote, éperdue, en jetant au travers de ses hoquets:
—Il reviendra pus... il s’est embarqué... P’tit Pierre! j’ le r’verrai pus... il est parti, sur un navire... Oh! là là... pus jamais...
La mère Bernard pousse un gros soupir et son homme baisse la tête. Ce dernier coup ne les étourdit pas davantage. La Cécile à genoux, le front dans le tablier de la bonne femme, continue à gémir par intervalle dans le silence où l’on entend le vent d’automne secouer la porte au passage.
La chandelle se consume en crépitant, déplace des reflets sur la pipe, le maillot, la photographie et le sac où, par moment, ces deux mots brillent: Honneur—Patrie. Très tard, la Cécile s’en va, comme une enfant perdue dans la nuit.
Le bruit des sabots sur la route réveille le lendemain les vieux assoupis sur leurs chaises. Le temps a une clarté d’aube estivale; les pêcheurs descendent au port; des coqs chantent.
La mère Bernard prend le portrait de cette femme en cheveux, aux mauvaises allures, qu’ils ne connaissent pas, et l’installe sur la cheminée, près des gars, parce que c’est un peu du cœur de Florent sans doute. Les filles des usines passent dehors en riant et jacassant. Les cloches sonnent.
Dans le port, les vareuses bleues embarquent à pleins canots. Les sloops appareillent aux cris des poulies, doublent la jetée un à un et s’éloignent sur l’océan calme avec de la lumière dans leurs voilures multicolores.
Clémotte et Hourtin, appuyés sur des cannes, descendent voir la mer.
Mai 1910—Octobre 1911.
TABLE DES MATIÈRES
| I. | — | La barque | 1 |
| II. | — | La femme | 105 |
| III. | — | La mer | 187 |
Saint-Amand (Cher).—Imprimerie Bussière.