Le poète assassiné
| Mon aimée adorée avant que je m'en aille, | ||
| Avant que notre amour, Maria, ne déraille, | ||
| MARIA | Râle et meure, m'amie, une fois, une fois, | |
| Il faut nous promener tous deux seuls dans les bois, | ||
| Alors je m'en irai plein de bonheur je crois. | 
«Ce n'est pas seulement de la poésie, dit Tograth, elle est, en outre, idiote.»
Il déchira le papier et le jeta dans le ruisseau, tandis que la fille claquait des dents et assurait d'un air effrayé:
«Bel homme, bel homme, je ne savais pas que ce fût mal.»
À ce moment, Croniamantal s'avança auprès de Tograth et apostropha la foule:
«Canailles, assassins!»
Des rires éclatèrent. On cria:
«À l'eau, le couillon!»
Et Tograth, regardant Croniamantal, lui dit:
«Mon ami, que cette affluence ne vous offusque point. Moi, j'aime la populace, bien que je descende dans des hôtels où elle ne fréquente point.»
Le poète laissa parler Tograth, puis il reprit, s'adressant à la foule:
«Canaille, ris de moi, tes joies sont comptées, on te les arrachera une à une. Et sais-tu, populace, quel est ton héros?»
Tograth souriait et la foule était devenue attentive. Le poète poursuivit:
«Ton héros, populace, c'est l'Ennui apportant le Malheur.»
Un cri d'étonnement sortit de toutes les poitrines. Des femmes firent le signe de la croix. Tograth voulut parler, mais Croniamantal le saisit brusquement par le cou, le jeta sur le sol et l'y maintint en posant un pied sur sa poitrine. En même temps il parla:
«C'est l'Ennui et le Malheur, le monstre ennemi de l'homme, le Léviathan gluant et immonde, le Béhémoth souillé de stupres, de viols et par le sang des merveilleux poètes. Il est le vomissement des Antipodes, ses miracles ne trompent pas plus les clairvoyants que les miracles de Simon le magicien n'en imposaient aux Apôtres. Marseillais, Marseillais, pourquoi vous dont les ancêtres s'en sont venus du pays le plus purement lyrique, vous êtes-vous solidarisés avec les ennemis des poètes, avec les barbares de toutes les nations? Le plus étrange miracle de l'Allemand revenu d'Australie, le connaissez-vous? C'est d'en avoir imposé au monde et d'avoir été un instant plus fort que la création même, que la poésie éternelle.»
Mais Tograth, qui avait pu se dégager, se dressa, sali de poussière et ivre de rage, il demanda:
«Qui es-tu?»
Et la foule cria:
«Qui es-tu, qui es-tu?»
Le poète se tourna vers l'orient et parla d'une voix exaltée:
«Je suis Croniamantal, le plus grand des poètes vivants. J'ai souvent vu Dieu face à face. J'ai supporté l'éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J'ai vécu l'éternité. Mais les temps étant venus, je suis venu me dresser devant toi.»
Tograth accueillit d'un éclat de rire terrible ces dernières paroles. Les premiers rangs de la foule ayant vu rire Tograth rirent aussi, et le rire en éclats, en roulades, en trilles se communiqua bientôt à la populace tout entière, à Paponat et à Tristouse Ballerinette. Toutes les bouches ouvertes faisaient face à Croniamantal qui perdait contenance. On cria parmi les rires:
«À l'eau, le poète!... Au feu, Croniamantal!... Aux chiens, l'amant du laurier!»
Un homme qui était au premier rang et avait un gros gourdin en appliqua un coup à Croniamantal, dont la grimace douloureuse fit redoubler les rires de la foule. Une pierre habilement lancée vint frapper le nez du poète, dont le sang jaillit. Une marchande de poisson fendit la foule, puis, se plaçant devant Croniamantal, lui dit:
«Hou! le corbeau. Je te reconnais, Peuchaire! tu es un policier qui s'est fait poète; tiens, vache, tiens, conteur de bourdes.»
Et elle lui asséna une gifle formidable en lui crachant au visage. L'homme que Tograth avait guéri de la calvitie s'approcha en disant:
«Regarde mes cheveux, est-ce un faux miracle, ça?»
Et levant sa canne, il la poussa si adroitement qu'elle creva l'œil droit. Croniamantal tomba à la renverse, des femmes se précipitèrent sur lui et le frappèrent. Tristouse trépignait de joie, tandis que Paponat essayait de la calmer. Mais du bout de son parapluie, elle alla crever l'autre œil de Croniamantal, qui la vit en cet instant et s'écria:
«Je confesse mon amour pour Tristouse Ballerinette, la poésie divine qui console mon âme.»
Alors de la foule des hommes crièrent:
«Tais-toi, charogne! attention les madames.»
Les femmes s'écartèrent vite, et un homme qui balançait un grand couteau posé sur sa main ouverte le lança de telle façon qu'il vint se planter dans la bouche ouverte de Croniamantal. D'autres hommes firent de même. Les couteaux se fichèrent dans le ventre, la poitrine, et bientôt il n'y eut plus sur le sol qu'un cadavre hérissé comme une bogue de châtaigne marine.
XVIII
Apothéose
Croniamantal mort, Paponat avait ramené à l'hôtel Tristouse Ballerinette qui, aussitôt qu'elle y fut, se livra à une crise de nerfs dans les règles. On était dans un vieil immeuble et, par hasard, dans un placard, Paponat découvrit une bouteille d'eau de la reine de Hongrie qui remontait au XVIIe siècle. Ce remède agit rapidement. Tristouse reprit ses sens et alla sans plus tarder à l'hôpital réclamer le corps de Croniamantal, qu'on lui remit sans difficulté.
Elle lui fit des funérailles décentes et plaça sur sa tombe une pierre sur laquelle on grava, comme épitaphe:
Marchez sur la pointe des pieds
Pour ne pas troubler le bon sommeil
Ensuite elle revint à Paris avec Paponat qui l'abandonna quelques jours après pour un mannequin des Champs-Élysées.
Tristouse ne le regretta pas longtemps. Elle prit le deuil de Croniamantal et monta à Montmartre, chez l'oiseau du Bénin, qui commença par lui faire la cour, et après qu'il en eût eu ce qu'il voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal.
—Il faut que je lui fasse une statue, dit l'oiseau du Bénin. Car je ne suis pas seulement peintre, mais aussi sculpteur.
—C'est ça, dit Tristouse, il faut lui élever une statue.
—Où ça? demanda l'oiseau du Bénin; le gouvernement ne nous accordera pas d'emplacement. Les temps sont mauvais pour les poètes.
—On le dit, répliqua Tristouse, mais ce n'est peut-être pas vrai. Que pensez-vous du bois de Meudon, monsieur l'oiseau du Bénin?
—J'y avais bien pensé, mais je n'osais le dire. Va pour le bois de Meudon.
—Une statue en quoi? demanda Tristouse. En marbre? En bronze?
—Non, c'est trop vieux, répondit l'oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.
—Bravo! Bravo! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien, en vide, c'est magnifique, et quand la sculpterez-vous?
—Demain, si vous voulez; nous allons dîner, nous passerons la nuit ensemble, et dès le matin nous irons au bois de Meudon, où je sculpterai cette profonde statue.
*
*  *
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils allèrent dîner avec l'élite montmartroise, rentrèrent se coucher vers minuit et le lendemain matin, à neuf heures, après s'être munis d'une pioche, d'une bêche, d'une pelle et d'ébauchoirs, ils prirent le chemin du joli bois de Meudon, où ils rencontrèrent, en compagnie de sa mie, le prince des poètes, tout heureux des bonnes journées qu'il avait passées à la Conciergerie.
Dans la clairière, l'oiseau du Bénin se mit à l'ouvrage. En quelques heures, il creusa un trou ayant environ un demi-mètre de largeur et deux mètres de profondeur.
Ensuite, on déjeuna sur l'herbe.
L'après-midi fut consacré par l'oiseau du Bénin à sculpter l'intérieur du monument à la semblance de Croniamantal.
Le lendemain, le sculpteur revint avec des ouvriers qui habillèrent le puits d'un mur en ciment armé large de huit centimètres, sauf le fond qui eut trente-huit centimètres, si bien que le vide avait la forme de Croniamantal, que le trou était plein de son fantôme.
*
*  *
Le surlendemain, l'oiseau du Bénin, Tristouse, le prince des poètes et sa mie revinrent au monument qui fut comblé avec la terre qu'on en avait tirée et là, la nuit tombée, on planta un beau laurier des poètes, tandis que Tristouse Ballerinette dansait en chantant:
Toutes ne t'aiment pas tu mens
Palantila mila miman
Quand il fut l'amant de la reine
Il est le roi puisqu'elle est reine
C'est vrai c'est vrai je l'aime
Croniamantal au fond du puits
Est-ce lui
Cueillons la marjolaine
La nuit
À René Berthier
Le Roi-Lune
I
Le 23 février 1912, je parcourais à pied cette partie du Tyrol qui commence presque aux portes de Munich. Il gelait, le soleil avait brillé durant tout le jour et j'avais laissé loin derrière moi une région où des châteaux fabuleux se reflétaient dans des lacs roses au crépuscule. La nuit était tombée, la pleine lune l'illuminait, bloc flottant dans le firmament où scintillaient de froides étoiles. Il pouvait être cinq heures. Je me hâtais, voulant arriver pour le dîner au grand hôtel de Werp, village bien connu des alpinistes et qui, d'après la carte que j'avais en poche, ne devait plus être éloigné que de trois ou quatre kilomètres. Le chemin était devenu mauvais. J'arrivai à un carrefour où aboutissaient quatre sentiers; je voulus consulter ma carte, mais je m'aperçus que je l'avais perdue en route. D'autre part le lieu où je me trouvais ne répondait à aucun point de l'itinéraire que je m'étais tracé avant le départ et dont je me souvenais nettement: j'étais égaré. Le temps me pressait et je ne tenais pas à coucher à la belle étoile. Je pris par le sentier qui me parut orienté dans la direction de Werp. Au bout d'une demi-heure de marche je m'arrêtai en un endroit où le sentier finissait devant une muraille de rochers haute de cinquante mètres environ et derrière laquelle des montagnes s'élevaient en masses chaotiques, blanches de neige. Autour de moi de grands sapins agitaient leurs formes sombres et retombantes, car le vent s'était levé et leurs cimes s'entrechoquant, ce bruit lugubre ajoutait encore à l'horreur du désert où le hasard m'avait entraîné. Je compris qu'il serait impossible de trouver Werp avant le jour et je cherchai quelque grotte, quelque anfractuosité de rocher où m'abriter du vent jusqu'à l'aube. Comme j'examinais fort soigneusement cette sorte de falaise qui se dressait devant moi, il me sembla apercevoir une ouverture vers laquelle je me dirigeai. Je reconnus une caverne très spacieuse et m'y aventurai. Au dehors, le vent faisait rage et la plainte des sapins avait quelque chose de poignant, comme si des milliers de voyageurs égarés avaient crié leur désespoir. Au bout de quelques minutes, m'étant habitué à la caverne, je perçus un bruit lointain de musique. Je crus d'abord m'être trompé, mais bientôt, je ne doutai plus, des ondes sonores et harmonieuses parvenaient jusqu'à mes oreilles et provenaient des entrailles de la montagne. Quel étonnement et quelle terreur! je voulus fuir. Puis la curiosité l'emporta et, tâtonnant le long de la paroi, je m'acheminai dans le but d'explorer la caverne de sorcellerie. J'avançai ainsi pendant plus d'un quart d'heure et les harmonies de l'orchestre souterrain se précisaient; puis la paroi fit un angle brusque. Je tournai changeant de direction et j'aperçus, à une distance que je ne pouvais évaluer, un peu de lumière filtrant, paraissait-il, autour d'un vantail. Je hâtai le pas et arrivai bientôt devant une porte.
La musique avait cessé. J'entendais une rumeur de voix éloignées. Me disant alors que les mélomanes souterrains ne devaient pas être, après tout, des gens dangereux et, d'autre part, comme malgré les apparences je ne pouvais me résoudre à admettre que mon aventure eût une origine surnaturelle, je frappai deux fois à la porte, mais personne ne vint. Enfin, ma main ayant rencontré un loquet, je le tou ruai et n'éprouvant aucune résistance, je pénétrai dans une vaste salle dont les parois étaient revêtues de marbres de couleur, de coquillages et où régnait une demi-lumière, tandis que de l'eau ruisselait dans des vasques ou nageaient des poissons multicolores.
II
Ce n'est qu'après avoir longtemps regardé autour de moi que je vis au fond de la grotte une porte entr'ouverte par laquelle je me hasardai à jeter un coup d'œil dans la salle suivante qui était très spacieuse et très haute de plafond. C'était une sorte de salle à manger meublée au centre d'une table ronde, assez vaste, pour donner place à plus de cent convives. Pour l'instant, il s'en trouvait là une cinquantaine environ qui tous, jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans, bavardaient avec animation.
De la porte où je me tenais, et où on ne me voyait point, je remarquai que la table n'avait point de pieds. Elle était suspendue au plafond par quatre crochets portant des poulies sur lesquelles s'enroulaient des câbles métalliques; de ces poulies les câbles filaient en sens différents le long du plafond et après avoir passé dans des anneaux fixés à la corniche descendaient le long des murailles, où l'on pouvait les baisser, les remonter et les arrêter à volonté. Il en était de même des sièges de cette singulière salle à manger: ils avaient tous l'air d'escarpolettes. Des lampes électriques brillaient dans des ampoules de teintes différentes. Je remarquai qu'il y avait toutes les couleurs du prisme et ces ampoules suspendues du bout de leur fil étaient disposées comme à plaisir et au hasard dans toute la salle et à des hauteurs différentes, il y en avait même qui semblaient sortir de la plinthe près du plancher. Ces lumières aux teintes versicolores étaient si bien distribuées qu'on eût dit qu'il régnait dans la salle la lumière même du soleil.
Je ne vis point de domestiques, mais au bout d'un instant, les convives ayant assez mangé des mets qui leur avaient été servis, les valets entrèrent par les portes du fond pour emporter le premier service et d'autres serviteurs arrivèrent poussant devant eux un petit chariot où était étendu, sur un lit de bois sec, un bœuf tout vivant qu'on y avait solidement attaché. Lorsque le chariot, dont le fond pouvait dégager une chaleur électrique suffisante à cuire un rôti, fut auprès de la table, tout s'alluma et il y eut bientôt, sous le bœuf que l'on retournait vivant, un brasier instantané et aromatique. À ce moment quatre écuyers tranchants s'avancèrent de cet air satisfait et fatigué de mon ami René Berthier lorsque avant de quitter le domaine de la science pour celui de la poésie ou inversement, au moyen d'une lime à ongles il tente l'ouverture de sa boîte d'ananas quotidienne. Les convives, qui devisaient fort agréablement, s'interrompirent aussitôt pour choisir le morceau de leur goût, comme font les journalistes d'affaires après une nouvelle conquête coloniale. Le bœuf vivant était découpé à l'endroit désigné, et telle était l'habileté du boucher que le morceau était détaché et rôti sans qu'aucun des organes essentiels ne fût touché. Bientôt il ne resta que la peau et le squelette que l'on emporta comme un contribuable dévoré par les collecteurs d'impôts.
Alors, entrèrent vingt oiseleurs, l'appeau en bouche et qui portaient chacun deux grandes cages pleines de canards plumés vivants que l'on étouffa devant chaque convive. Les sommeliers, qui se présentèrent spontanément, versèrent des rasades de vin de Hongrie et vingt trompettes, qui entrèrent par quatre portes à la fois, se mirent à sonner dans leurs instruments pavoisés.
*
*  *
Ce repas d'aliments vivants m'avait paru si singulier que je fus un peu inquiet sur le sort qui m'attendait en compagnie de gens aussi avides de sang, mais ils se levèrent alors, et tandis qu ils allumaient qui des cigarettes, qui des cigares, les valets débarrassèrent la table et la hissèrent en un clin d'œil jusqu'au plafond, ainsi que les sièges. La salle demeura vide de meubles, et les trompettes s'en étant allés furent remplacés par quatre violonistes aveugles qui jouaient des airs à la mode, ce qui engagea aussitôt ces jeunes gens à danser. Mais cet exercice ne dura pas plus d'un quart d'heure, après quoi ils s'en allèrent dans une autre salle.
*
*  *
La porte étant restée ouverte, je m'avançai à pas de loup: je les vis qui devisaient entre eux, tandis qu'autour d'eux de singuliers meubles semblaient danser de la façon la plus bizarre et sans musique. Ces meubles se haussaient petit à petit comme un poète de salon et se dandinaient en se haussant et grandissaient par saccades; bientôt ils prirent l'apparence de meubles confortables, fauteuils et divans de cuir; une table avait l'apparence d'un champignon, elle était recouverte de cuir comme le reste du mobilier.
Aussitôt que les meubles eurent pris cette apparence honnête et cessé de haleter, les inconnus s'assirent dans les fauteuils et continuèrent de fumer; quatre d'entre eux s'installèrent autour de la table et entamèrent une partie de bridge qui provoqua aussitôt les discussions les plus désagréables, à ce point que l'un d'eux ayant posé sur la table son cigare allumé et tandis qu'il discutait, rouge de colère, un coup de son adversaire, la table éclata soudain comme un dirigeable allemand, jetant quelque perturbation dans la partie de cartes et dans l'assistance. Un nègre accourut aussitôt pour enlever la table pneumatique qui avait éclaté au contact du cigare et qui gisait à terre comme un éléphant mort; il proposa d'apporter une autre de ces tables de caoutchouc recouvert de cuir, car il s'agissait d'un nouveau mobilier gonflable et dégonflable à volonté, et partant peu encombrant, même en voyage. Mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient plus envie de jouer, et le nègre n'eut qu'à dégonfler le mobilier, qui s'affaissa en sifflant comme un serviteur russe sibilant devant son maître. Tout le monde quitta ensuite ce fumoir démeublé et le nègre éteignit l'électricité.
III
M'étant trouvé soudain dans l'obscurité, je gagnai la muraille et me dirigeai dans le sens où les voix s'éloignaient. En tâtonnant, je gagnai un escalier au bas duquel s'ouvrit une porte qui donnait sur un couloir étroit creusé dans le rocher et sur les parois duquel je vis, ou gravés ou écrits au crayon ou au fusain, les plus extraordinaires des grafïitti obscènes. Je cite ceux dont je me souviens, mais en voilant la crudité de quelques-uns des termes qui étaient employés.
Un double phalle monstrueux fleuronnait l'M initiale de l'inscription suivante:
MICHEL-ANGE A CAUSÉ UN VIF PLAISIR
A HANNS VON JAGOW
C'était écrit au crayon.
Plus loin, d'un cœur percé d'une flèche entourée d'un aspic sortait une banderole avec cette devise:
À CLÉOPÂTRE POUR LA VIE
Un érudit avait formulé en caractères gothiques un souhait qui m'emplit de stupéfaction et qui se rapportait à Hrotswitha, la dramaturge:
JE VOUDRAIS FAIRE L'AMOUR
AVEC
L'ABBESSE DE GANDERSHEIM
L'histoire de France avait inspiré à un anonyme, admirateur du xviii' siècle, l'exclamation la plus délirante:
IL ME FAUT
MADAME DE POMPADOUR
Ces inscriptions étaient gravées avec une pointe métallique dans la paroi.
En voici une, tracée à la craie et accompagnée de trois ctéïs ailés et d'ampleur différente:
J'AI EU LE MÊME SOIR LA MÊME
JOLIE TYROLIENNE DU XVIIe SIÈCLE
À SES AGES DE l6, 21 ET 33
ANS J'AURAIS PU ENCORE L'AVOIR
À SON AGE DE 70 ANS MAIS
J'AI PASSÉ LA MAIN À NICOLAS
L'anglomanie battait son plein dans cette déclaration catégorique au crayon bleu:
L'ANGLAISE INCONNUE
DU TEMPS DE CROMWELL
AVALE TOUT
Signé WILLY HORN
Une inscription largement tracée au fusain et presque effacée par endroits semblait un éclat de rire sarcastique qui me parut presque inconvenant dans cet inimaginable cimetière graphique:
J'AI EU HIER LA COMTESSE TERNISKA
À L'AGE DE 17 ANS ELLE QUI
EN A 45 BIEN SONNÉS
H. VON M.
Enfin je ne me crus pas trop audacieux en rapportant, eu égard aux graffitti précédents et malgré toute l'invraisemblance de la supposition, au mignon du roi Henri II cet aveu passionné et plein de franchise:
J'AIME QUÉLUS À LA FOLIE
Ces inscriptions équivoques et énigmatiques me remplirent de stupéfaction. Des cœurs percés, des cœurs enflammés, des cœurs doubles, d'autres emblèmes encore: ctéïs ailés ou non, imberbes ou toisonnés; phalles orgueilleux ou humiliés, pattus ou prenant leur vol, solitaires ou accompagnés de leurs témoins, ornaient la paroi de tout un blason indécent et capricieux.
J'avançai délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant et que fermait à demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce qui se passait à l'intérieur d'une salle dont le plancher était matelassé et recouvert de tapis, de coussins, de plateaux chargés de rafraîchissements. Aux murs et assez bas, quelques vasques que surmontait un robinet avançaient en forme de proue et pouvaient servir de bidet ou de cuvette. La jeune brigade dont j'avais jusqu'alors suivi les déplacements s'était réfugiée dans cette pièce. Ces jeunes gens s'étaient couchés là. Sur le matelas qui couvrait le sol, on voyait encore quelques boîtes de bois. Chacun de ces messieurs en avait une près de lui, d'autres étaient inoccupées; l'une d'elles, placée près de la porte, se trouvait à ma portée.
Ils furent avant tout attentifs à regarder quelques albums, dont il y avait une profusion; il me parut de loin que c'étaient des albums de photographies nues: modèles d'académies, hommes, femmes et enfants.
L'effet qu'on attendait de ces nudités s'étant produit, ces jeunes gens prirent les attitudes les plus débraillées possibles. Ils firent étalage de leur vigueur et, ouvrant les boîtes, ils déclanchèrent les appareils, qui se mirent à tourner lentement, assez semblablement aux cylindres des phonographes. Les opérateurs ceignirent encore une sorte de ceinture qui par un bout tenait à l'appareil, et il me parut qu'ils devaient tous ressembler à Ixion lorsqu'il caressait le Fantôme de Nuées, l'invisible Junon. Les mains de ces jeunes gens s'égaraient devant eux comme s'ils palpaient des corps souples et adorés, leur bouche donnait à l'air des baisers enamourés. Bientôt ils devinrent plus lascifs et, pétulants, se marièrent avec le vide. J'étais déconcerté, comme si j'avais assisté aux jeux inquiétants d'un collège de fous priapiques; des sons sortaient de leur bouche, des phrases d'amour, des hoquets voluptueux, des noms si anciens où je reconnus ceux de la très sage Héloïs, de Lola Montés, d'une certaine octoronne qui devait provenir de je ne sais quelle plantation de la Louisiane au XVIIIe siècle; quelqu'un parlait d'un «page, mon beau page».
Cette orgie anachronique me rappela soudain les inscriptions du couloir. J'écoutai avec plus d'attention les termes lascifs et j'assistai à l'accomplissement de tous les désirs de ces libertins, qui trouvaient la volupté dans les bras de la mort.
«Les boîtes, me dis-je, sont des cimetières, où ces nécrophiles déterrent des cadavres amoureux.»
Cette pensée me transporta, je me trouvai à l'unisson de ces débauchés et, tendant la main, je saisis près de la porte sans que personne s'en aperçût, la boîte qui s'y trouvait; je l'ouvris, puis déclenchai le mouvement comme je l'avais vu faire aux jeunes gens, ceignis la courroie autour de mes reins et aussitôt il se forma sous mes yeux ravis un corps nu qui me souriait voluptueusement.
*
*  *
Peu au fait de la mécanique il me serait difficile de m'étendre sur les caractéristiques de l'appareil et sur les données théoriques qui avaient présidé à sa construction. Toutefois, comme son apparence n'avait rien de surnaturel, j'essayai de me figurer l'opération à laquelle il présidait.
Cette machine avait pour fonction: d'une part, d'abstraire du temps une certaine portion de l'espace et de s'y fixer à un certain moment et pour quelques minutes seulement, car l'appareil n'était pas très puissant; d'autre part, de rendre visible et tangible à qui ceignait la courroie la portion du temps ressuscitée.
C'est ainsi que je pouvais regarder, palper, besogner en un mot (non sans quelque difficulté) le corps qui se trouvait à ma portée, tandis que ce corps n'avait aucune idée de ma présence, n'ayant lui-même aucune réalité actuelle.
Les appareils qui se trouvaient là avaient dû être fixés à grands frais, car la patience seule pouvait faire rencontrer dans le passé, à l'inventeur, ces personnages voluptueux en plein pouvoir de volupté, et bien des tâtonnements devaient être nécessaires, bien des cylindres n'avaient dû rencontrer que des personnages peu importants dans de toute autre action que celle de faire l'amour.
J'imagine que l'étude approfondie de l'histoire, surtout de la chronologie, devait être indispensable aux constructeurs. Ils fixaient leur appareil sur l'emplacement où ils savaient qu'à telle date tel personnage féminin avait couché et mettant la mécanique en marche lui faisaient atteindre la date et l'heure exacte où ils pensaient pouvoir rencontrer le sujet dans l'attitude convenable.
Des appareils plus puissants et construits dans un but plus en rapport avec la morale courante pourraient servir à reconstituer des scènes historiques. Nul doute qu'une combinaison avec un appareil phonétique ne permette à l'inventeur s'il veut livrer son secret au public, au lieu de le faire servir uniquement à l'amusement de quelques débauchés souterrains, ne permette, dis-je, de donner l'apparence complète du passé en ses fragments découverts et qu'il n'y ait bientôt des explorateurs des temps révolus comme il y a encore et pour peu de temps, des explorateurs de terres inconnues. Tel de ces explorateurs s'acharnera à reconstituer, rouleau par rouleau, la vie de Napoléon. Des journaux publieront des informations comme celle-ci: «M. X..., explorateur du temps, vient, par un heureux hasard, de découvrir le poète Villon dont la vie est encore si mal connue, et cylindre à cylindre il ne le lâche pas d'une semelle.»
*
*  *
Mais n'anticipons point. Tout cela est encore du domaine de l'utopie, tandis que le corps que je pressais dans mes bras me paraissait si fort à mon goût que j'en usais largement sans qu'il s'en doutât.
C'était une femme brune et voluptueuse, à peau blanche où des veines délicates paraissaient en si grand nombre qu'elle semblait bleue, de l'adorable bleu marin où se condensa l'écume que fut le corps divin d'Aphrodite. Et comme de ses deux mains rapprochées devant elle à la hauteur des seins, elle semblait repousser quelque chose, j'imaginais que c'était le corps flexible et blanc du cygne qui ne chantera point et qu elle était Léda, mère des Dioscures. Elle disparut bientôt quand l'appareil s'arrêta et je me retirai à pas lents, tout bouleversé de ma bonne fortune.
IV
Dans le couloir, les graffitti sotadiques et les noms illustres me remplirent de dégoût, mais l'orgueil d'être désormais l'allié de l'horrible maison des Tyndarides m'emplit alors et je ne pus me retenir d'écrire au crayon:
J'AI COCUFIÉ LE CYGNE
Après quoi, plein d'inquiétude et ne pouvant plus supporter l'atmosphère de cette maison souterraine, où rien n'était surnaturel certes, mais où tout était si nouveau pour moi, je voulus retrouver la sortie sans que personne m'eût rencontré. Mais je m'égarai, car au lieu de revenir dans les appartements que j'avais traversés je me trouvai bientôt et tout tremblant dans une grande salle où sur une estrade à trois marches se trouvait un siège aux pieds brisés, sorte de trône démantibulé derrière lequel pendait une tapisserie figurant un écu fuselé d'argent et d'azur. Au mur où s'ouvrait la porte par où j'entrai, des tableaux étaient pendus qui représentaient la vie en zones colorées, en lumières éclatantes.
Dans le fond un orgue emplissait la muraille et côte à côte comme des chevaliers en armure veillaient les tuyaux polis. Sur l'orgue une partition fermée portait sur le plat visible de sa riche reliure:
PARTITION ORIGINALE DE «L'OR DU RHIN»
La salle était dallée de serpentine, de portor, de cuivre; il y avait aussi des dalles de verre transparent dont il montait des lumières, soit rouges, soit violettes. Ces lumières n'éclairaient point la salle qui était illuminée par de grandes fenêtres postiches d'où la lumière artificielle venait comme celle du jour même. À certaines places de ce dallage je vis des flaques de sang et dans un coin une pile de couronnes de théâtre en cuivre doré et en verroterie.
*
*  *
C'est ici que se place l'épisode le plus émouvant de mon voyage, car voulant sortir de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue. Il était huit heures du soir environ. Je jetai un coup d'œil dans une grande salle qui n'était pas moins éclairée que celle où je me tenais et qui était toute parfumée à l'essence de roses.
Un homme au visage jeune (il avait cependant alors environ soixante-cinq ans) s'y tenait vêtu comme un grand seigneur français du règne de Louis XVI. Ses cheveux nattés à la Panurge étaient surchargés de poudre et de pommade. Comme je pus m'en rendre compte par la suite, des scènes de Richard Cœur de Lion étaient brodées sur son gilet et des boutons de deux pouces de diamètre contenaient sous verre douze miniatures, portraits des douze Césars.
Autour de la salle, de grands pavillons de cuivre sortaient de la muraille.
Le curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d'un air las et elle resta enfoncée, tandis qu'il sortait d'un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d'abord pas le sens.
L'inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il se leva et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux s'avançait le cortège, il s'écria:
«Royaume ermite! ô pays du Matin Calme! l'aube pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m'apporte le murmure. J'entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je t'entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d'un enfant. J'entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l'Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu'à moi, le Roi-Lune, j'irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l'on dit délicieux.»
Et tandis que s'élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l'opinion populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n'est point mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au charme qui m'arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures de l'aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et qu'on repassait.
Puis l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits qui provenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du Japon au moment de l'aurore.
Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition, étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c'étaieut les rumeurs d'un paysage japonais. Le vent souillait dans les arbres, un village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.
Puis, une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.
Ensuite, ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique; on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le beurre et les gâteaux; le son des accordéons et des guimbardes...
Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de concert avec le roi, j'entends le sifflement.
Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l'heure de midi.
Nous voici à New-York, où chantent les vaisseaux sur l'Hudson.
Des prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.
Il est quatre heures. À Rio-de-Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les balles de caoutchouc, lancées par des mains sûres, s'aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plie, ploc, rires, ah! ah!
C'est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de balisier. On entend chanter:
Ça qui pas connaîte
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.
Sept heures, Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss., car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.
L'angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d'un double chœur chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.
Puis ce fut l'Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la mourre par la nuit étoilée.
Alors vint la Tripolitaine où, autour d'un feu de bivouac, M.r.n.tt. s'exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre en cas d'agression improbable et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des clairons.
«C'est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire comme le sang des pavots.»
Et tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit! un pauvre pâtre crie dans un désert glacé: c'est l'Asie nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des éléphants barrissent. Une heure du matin! C'est l'Inde!
Puis le Thibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois heures: le bruit des milliers de barques s'entrechoquant avec douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.
Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.
Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire.
Tandis que je m'émerveillai, le roi leva soudain la tête. Et, tout d'abord, ma présence ne parut pas l'étonner:
«Apportez-moi, me dit-il, la partition originale de l'Or du Rhin, je veux la parcourir après avoir écouté la symphonie du monde et avant d'aller entendre l'orchestre mouvant de M. Oswald von Hartfeld... Mais, figure de criminel, où est ton masque? je ne veux devant moi personne sans masque.»
Et, le visage brusquement empreint de férocité, le roi s'avança les poings fermés; il était de stature herculéenne, il me secoua brutalement, me battit à coups de poing, à coups de pied, me cracha à la figure, criant:
«Qu'on lui coupe les testicules! Frankenstein, Eulenbourg, Jacob Ernst, Durkheim, qu'on lui coupe les testicules!»
Je n'attendis aucun de ces messieurs, et voyant que le roi s'inquiétait de ce que j'étais démasqué plutôt que de ma présence insolite, je me dis que si je savais retrouver la porte par laquelle j'étais entré dans le souterrain je ne serais recherché par personne, le roi ne pensant avoir eu affaire qu'à un des familiers de sa maison: serviteurs, subalternes, pages, seigneurs ou bateliers.
Et tandis que je me sauvais, je l'entendais qui criait:
«La partition de l'Or du Rhin, le masque sur la figure de criminel ou l'on te coupera les testicules!»
V
Je me remis à errer dans ce somptueux souterrain où vivait ce vieux noyé qui avait été un roi fou. Pendant deux heures au moins je m'avançai prudemment dans l'obscurité, ouvrant des portes, tâtonnant la muraille et ne trouvant point d'issue.
D'abord j'entendis des éclats de voix au loin, puis tout se tut.
Enfin je me retrouvai dans la grotte qui servait de vestibule à cette étonnante demeure.
Dehors éclataient des fanfares qui se turent bientôt. Je n'eus qu'à ouvrir la porte par laquelle j'avais pénétré dans l'hypogée pour me retrouver parmi les sapins.
Mais la forêt s'était illuminée; les mille lumières qui y étaient nées couraient, se haussaient, se baissaient, s'éloignaient, se rapprochaient, se groupaient, se tassaient, dégringolaient, s'étreignaient, se rallumaient, se rapetissaient, grandissaient, changeaient de couleurs, unifiaient leurs teintes, les diversifiaient, les unissaient en formes géométriques, les séparaient en lueurs, en flammes, en étincelles, les solidifiaient pour ainsi dire en d'incandescentes formes géométriques, en lettres de l'alphabet, en chiffres, en figures animées d'hommes et de bêtes, en de hautes colonnes ardentes, en lacs roulant des flots enflammés, en phosphorescences livides, en gerbes de fusées, en girandes, en lumière sans foyer visible, en rayons, en éclairs.
À certains moments, j'apercevais tout un peuple réuni au loin. En me rapprochant prudemment et me dissimulant derrière les troncs d'arbres, j'arrivai à distinguer ces personnages. Ils étaient masqués, sauf le vieux roi, dont le visage était découvert. Il avait mis un costume mi-masculin, mi-féminin, c'est-à-dire que sur son costume XVIIIe siècle il avait enfilé une robe à paniers, mais ouverte par devant et ornée d'une ceinture de gymnastique comme en ont les pompiers.
À ce moment, la musique reprit. Il y avait des musiciens très éloignés et d'autres tout proches. Leurs fanfares s'en allaient et revenaient, éclataient au loin ou tout près. On eût dît que cent orchestres se fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après, s'éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait là des stridences inconnues, des sonorités d'une force inouïe, des timbres d'une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de très haut, comme du ciel. Il en sortait de dessous terre et nous étions noyés, pour ainsi dire, dans un océan de sons magiques.
Soudain, tous ces personnages se ceignirent d'une ceinture semblable à celle du roi. Quelques-uns s'étant tournés, je vis que, sur le ventre, la ceinture était ornée d'un instrument assez semblable à un réveille-matin.
«Voilà, voilà des couleurs, disait le roi, et cet art est plus grand, il a plus de ressources que la peinture... Et cette musique mouvante, est-elle assez vivante? Maintenant, mes amis, allons nous promener.»
*
*  *
Le roi Lune s'envola gracieusement. Il alla se percher dans un arbre, où il continua de parler. Mais je ne compris pas ce qu'il disait et il me sembla qu'il gazouillait en s'adressant à la lune qui luisait entre les branches, puis il reprit son vol; toute la compagnie s'envola avec lui, et ils disparurent dans les airs comme une troupe d'oiseaux migrateurs.
*
*  *
Je parvins à gagner Werp dans la matinée, et durant longtemps je n'èprouvai le besoin de raconter mon aventure à personne.
À Serge Jastrebzoff
et Edouard Férat
GIOVANNI MORONI
Il y a maintenant, comme en tous pays, d'ailleurs, tant d'étrangers en France qu'il n'est pas sans intérêt d'étudier la sensibilité de ceux d'entre eux qui, étant nés ailleurs, sont cependant venus ici assez jeunes pour être façonnés par la haute civilisation française. Ils introduisent dans leur pays d'adoption les impressions de leur enfance, les plus vives de toutes, et enrichissent le patrimoine spirituel de leur nouvelle nation comme le chocolat et le café, par exemple, ont étendu le domaine du goût.
J'ai connu naguère un nommé Giovanni Moroni, personnage sans grande culture. Il était employé dans un établissement de crédit. Italien d'origine, il était venu tout jeune en France chez un de ses oncles, épicier à Montmartre. Giovanni Moroni était un homme d'une trentaine d'années, râblé, rieur et indécis. Il avait oublié l'italien. Ses propos ne sortaient généralement point de la banalité courante. Toutefois je l'entendis un jour parler de ses jeunes années, et ce récit d'un pérégrin m'a paru assez saisissant et assez savoureux pour que j'aie tenté de le reproduire.
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«Ma mère s'appelait Attilia. Mon père, Beppo Moroni, fabriquait des jouets de bois, livrés pour quelques sous aux grands marchands qui les revendaient fort cher. Il s'en plaignait souvent. J'avais toutes sortes de jouets: des chevaux, des polichinelles, des sabres, des quilles, des pantins, des soldats, des chariots. Tout était en bois, et souvent je menais un tel bruit, je faisais tant de désordre que ma mère levait les bras en s'écriant:
«Vierge sainte! quel vaurien! Ah! Giovannino, tu Tas été dès ton baptême. Pendant que le prêtre versait l'eau sur ton front, tu mouillais tes langes.»
«Et la bonne Attilia me gratifiait de taloches que j'essayais de parer en criaillant et sanglotant désespérément.
«Cette époque de mon enfance à Rome m'a laissé des souvenirs très précis.
«Les plus lointains remontent à l'âge de trois ans.
«Je me revois surveillant la combustion dans une cheminée, sur un feu de bois, d'une pomme de pin pignon et faisant ensuite sortir de leurs alvéoles les amandes à enveloppe dure comme un os et y ressemblant.
«Je me souviens des fêtes de l'Épiphanie. J'étais joyeux d'avoir de nouveaux jouets que je croyais apportés par la Befana, cette sorte de fée laide et vieille comme Morgane, mais douce aux enfants et de cœur tendre. Ces fêtes des rois mages, pendant lesquelles je mangeais tant de dragées fourrées d'écorce d'orange, tant de bonbons à l'anis m'ont laissé un arrière-goût délicieux!
«Le jour, malgré le froid, je restais avec mon père dans la baraque qu'il tenait sur la Piazza Navona et où il avait le droit, pendant cette semaine, d'écouler ses jouets. Beppo me laissait courir d'une baraque à l'autre, et le soir, Attilia, apportant le repas de son mari et venant me prendre pour me coucher, devait me chercher longtemps en se lamentant de ce que des bohémiens m'avaient peut-être enlevé.
«Je me souviens aussi du supplice des cafards, qui revenait chaque mois. Ma mère les réunissait, je ne sais comment, dans un vieux tonneau, et j'étais alors admis à assister à leur trépas. Elle versait de l'eau bouillante sur les malheureuses bêtes. dont les agitations, les courses, les bonds désordonnés avant la mort m'enchantaient.
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«Hors du temps de la Befana, ma mère me menait souvent en promenade avec elle, tandis que son mari travaillait à la maison.
«C'était une belle brune, encore jeune. Les sergents retroussaient leur moustache en passant près d'elle. Je l'aimais beaucoup, surtout parce qu'elle avait pour pendants d'oreilles de grands cercles d'or fort lourds. Par ce détail, je la jugeais supérieure à mon père, qui, lui, n'avait aux oreilles que de petits cercles, minces comme du fil.
«Lorsque nous sortions, nous allions dans les églises, au Pincio, au Corso, voir passer les belles voitures. L'hiver, avant de rentrer, ma mère m'achetait de bonnes châtaignes chaudes et, l'été, une tranche de pastèque, froide comme une glace à peine sucrée.
Souvent nous rentrions en retard, et c'étaient alors des disputes qui parfois devenaient terribles. Ma mère était jetée sur le plancher, traînée par les cheveux. Je revois nettement mon père piétiner la poitrine dénudée de ma mère, car pendant la lutte le corsage craquait ou s'ouvrait et les seins se dressaient, stigmatisés par le talon à clous.
«Malgré ces misères, assez rares d'ailleurs, mes parents faisaient bon ménage.
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«J'avais cinq ans lorsque j'eus ma première frayeur.
«Un jour, ma mère s'habilla soigneusement et me revêtit de ma plus jolie robe. Nous sortîmes ensuite. Ma mère acheta un bouquet de violettes. Nous arrivâmes dans un vilain quartier, devant une vieille maison. Nous gravîmes un escalier dont les marches de pierre étroites et gauchies étaient devenues glissantes. Une vieille femme nous fit entrer dans une pièce meublée de quelques chaises neuves; puis un homme entra. Il était maigre, assez mal vêtu; ses yeux flamboyaient étrangement et ses paupières sans cils étaient retournées. On voyait une chair vive, rouge et répugnante autour des yeux. Effrayé, je saisis les jupes de ma mère, mais elle se jeta à genoux devant l'homme, qui menaçait et commandait. Je m'évanouis et ne revins à moi que dans la rue. Ma mère me dit:
«—Que tu es bête! De quoi avais-tu peur?»
«Et moi je criais:
«—Je le dirai à papa, je le dirai à papa.»
«Elle me consola et m'apaisa en m'achetant un peu de pâte de tamarin, que j'aimais beaucoup.
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*  *
«Une autre fois, ma mère avait mal aux dents. Le soir, comme elle souffrait, son mari la lutina et plaisanta, disant:
«—C'est le mal d'amour.
«Ce soir-là, on me coucha plus tôt que de coutume. Le lendemain, le mal persista. Ma mère dut aller chez les capucins.
«Le portier nous fit entrer dans un parloir orné d'un crucifix, d'images pieuses, de branches d'olivier et de palmes bénites. Autour de la table, quelques frères rangeaient des paniers de salade menue et mêlée de petite laitue, de pourpier, de feuilles de radis, de pimprenelle et de fleurs de capucines que ces religieux ont coutume d'aller vendre dans la ville. Un vieux capucin entra et me bénit, tandis que ma mère lui baisait les mains en faisant un signe de croix. Ma mère s'assit, le capucin entoura un davier avec une serviette, se plaça derrière la patiente et lui introduisit l'instrument dans la bouche. L'opérateur fit un effort et une grimace. Ma mère poussa un hurlement et se mit à courir avec moi, qui m'accrochais à ses jupes. À la porte du couvent, elle se souvint d'avoir oublié de prendre la dent arrachée. Elle revint au parloir, et, après des paroles de remerciement, la redemanda. Le religieux nous bénit en disant que les dents qu'il arrachait étaient le seul salaire qu'il demandât. Depuis j'ai pensé que ces dents devenaient probablement et très justement des reliques révérées.
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*  *
«Ma mère donnait dans la superstition. J'avoue que je ne la dédaigne pas. Les causes s'enchaînent. La trouvaille d'un trèfle à quatre feuilles désigne peut-être l'approche d'un bonheur. Il n'y a rien d'incroyable à cela. À Strasbourg, l'arrivée des cigognes précède le printemps, l'annonce, et personne n'en voudrait douter.
«Une fois, en été, on avait donné à ma mère l'adresse d'un moine qui tirait les cartes à bon marché. Il habitait seul un couvent désert et nous fit entrer dans une bibliothèque dont le plancher même était encombré de livres. Il y avait aussi des sphères, des instruments de musique et d'astronomie. Le moine était un beau garçon qui portait une couronne de cheveux noirs et drus; sa robe était tachée de vin, de graisse et marquée de petites saletés consistantes et sèches. Il indiqua une chaise à ma mère, qui s'assit et me prit sur ses genoux. Lui-même se plaça dans un fauteuil de l'autre côté d'une table encombrée d'un fiasque à demi vide et d'un autre encore plein, à travers le goulot duquel luisait comme une topaze l'huile qui remplace le bouchon de liège. Il y avait aussi, sur cette table, une écritoire, un verre sale et un jeu de cartes crasseux. L'opération dura une demi-heure, prenant toute l'attention de ma mère, tandis que je n'étais occupé que du cartomancien, dont la robe s'était ouverte et le montrait nu au-dessous. Il eut l'audace, lorsque les cartes furent épuisées, de se relever ainsi, bestialement impudique, et de refuser les cinquante centimes que ma mère lui offrait, en faisant semblant de ne rien voir.
«Il semble que la sorcellerie de ce moine était précieuse pour ma mère puisqu'elle retourna chez lui. Mais il devait l'effrayer, car elle m'emmena toujours comme sauvegarde.
«Une fois, le moine lui remit un sachet contenant un petit morceau d'or, un autre d'argent, un petit os de mort et un aimant. Il recommanda à ma mère de ne point oublier de donner à manger chaque semaine à l'aimant un peu de mie de pain trempée dans du vin et de ne pas manquer alors de retirer les déjections de l'aimant.
«Une autre fois le moine avait préparé un triangle de bois sur lequel étaient fichées de petites chandelles. Il fit ses recommandations à ma mère qui, le soir, lorsque mon père fut sorti pour prendre l'air, alluma les chandelles et porta le triangle aux latrines en prononçant d'étranges paroles qui m'effrayaient. Lorsqu'elle l'eut jeté dans la fosse, il en sortit une grande fumée et nous nous sauvâmes aussi épouvantés l'un que l'autre.
«La dernière fois que nous allâmes chez ce moine, il donna à ma mère un morceau de miroir en disant:
«—Ceci est un morceau de miroir dans lequel s'est miré Torlonia, l'homme le plus riche de l'Italie. Et sachez que lorsqu'on se mire on devient comme la personne à qui appartient le miroir. Ainsi, si je vous avais donné un miroir de prostituée, vous deviendriez comme elle, impudique.
«Ses yeux brillaient et regardaient ardemment ma mère, qui détourna la tête en prenant le miroir.
*
*  *
«...Comme je n'ai plus revu Rome depuis mon enfance, je n'en ai que quelques souvenirs vagues et brisés. Je regrette de ne pouvoir mettre l'aventure suivante dans le cadre exact du carnaval romain. Mais je n'étais qu'un enfant et n'ai vu, porté dans les bras de mon père, que les chars d'où tombaient les confettacci, des bonbonnières, des fleurs.
«Un soir de Carnaval, mes parents, quatre amis et moi étions attablés devant le plat de circonstance: une timbale de macaronis au jus, mêlés de foies de poulet, à laquelle devait succéder une timbale douce de macaronis au sucre et à la cannelle.
«Tout à coup, on frappa violemment à la porte dont des voix avinées réclamaient l'ouverture:
«—Ce sont, dit mon père, de joyeux compagnons de Carnaval qui viennent faire une farce, boire à nos frais, nous intriguer, puis partir ailleurs faire de même. C'est Carnaval, il faut qu'on s'amuse.
«Et il alla ouvrir: une troupe de masques envahit l'appartement. L'un d'eux était porté par quatre de ses compagnons. Il y avait un arlequin, un paillasse, une cuisinière française, deux polichinelles, etc. Le costume de celui qu'on portait était mi-partie rouge et noir, son masque était barbu, j'eus peur et me mis à pleurer, tandis que les masques chantaient et que ma mère cherchait trois fiasques de vin. Car il n'y en avait pas sur la table, parce qu'on ne boit que de l'eau en mangeant les macaronis.
«Lorsque le vin fut là, un des porteurs cria:
«—Eh! l'homme saoul. Eh! le dormeur. Eh! l'ivre-mort. Voici du vin. Tiens-toi debout tout seul.
«Un autre porteur ajouta:
«—Ah! j'en ai assez, on va le poser sur la table. Notre ami ne peut pas boire un litre sans tomber ivre, ivre-mort...
«Ma mère avait prestement débarrassé la table. On y déposa le masque endormi. Puis, tous burent bruyamment.
«—À ta santé! dit l'un en s'adressant au dormeur, et dorénavant, supporte mieux le vin!
«Un autre lui jeta un verre plein en ricanant:
«—Ça te fera du bien, beau garçon.
«Puis, celui qui avait parlé le premier reprit d'un ton péremptoire:
«—Maintenant, veux-tu venir, oui ou non? Je sais bien que tu n'es pas plus endormi que moi. Tu fais semblant. Viens ou nous nous en irons sans toi. Je n'ai pas envie de m'éreinter à te porter. Viens! la farce a trop duré.
«Mais l'homme ne bougeait pas. Un des masques dit alors, tandis que ses compagnons se dirigeaient vers la porte:
«—Nous ne voulons pas nous embarrasser d'un fainéant. C'est jour de fête, foin des dormeurs. Il est très bien sur la table. Il ne tardera pas à se réveiller et retrouvera seul son chemin.
«—Nous ne sommes plus au temps du duc de Borso! s'écria mon père, farceurs! remportez-le, votre ivrogne!
«Et il s'élança derrière les masques qui, déjà, descendaient en chantant:
Notre bannière a trois couleurs:
Le vert est celle d'espérance.
Le blanc est pur comme nos cœurs.
Le rouge...
«Mais mon père revint bientôt en disant:
«—Ils n'entendent plus rien. Ils sont saouls. Allons, Attilia, apporte-nous de l'eau, on va bien le réveiller.
«Mais déjà un des amis de mon père arrachait le masque du dormeur. Alors, un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines. La face d'un homme brun et beau était apparue, dont les orbites étaient tachées de sang. Mon père se précipita et ouvrit le costume de l'homme. Il portait deux blessures du côté du cœur. Le meurtre devait être récent, car le sang coulait encore et avait traversé la robe de mascarade. Mais on l'avait pris jusqu'alors pour des taches de vin ou d'autre boisson.
«Un papier avait été placé sur la poitrine de l'assassiné. Mon père prit le billet et le lut à haute voix:
«—Bice t'aimait pour tes yeux bleus. Je les ai vidés comme des coques de moules.
«Ma mère avait ouvert la fenêtre et appelait à la garde. La police vint bientôt avec les voisins. Mais on m'emporta et je ne sus pas plus long de cette affaire.
*
*  *
«À cette époque, j'avais sept ans. Mon père essayait de m'apprendre à épeler. Mais je ne goûtais pas ses leçons et préférais jouer à la mourre tout seul, ce qui est difficile, mais possible.
«Lorsque je ne jouais pas à la mourre, il m'arrivait de dire la messe. Une chaise devenait l'autel que je parais de petits candélabres, ciboires, ostensoirs de plomb que m'avait apportés la Befana. Parfois je chevauchais un bâton terminé à un bout par une tête de cheval. Enfin, lorsque j'étais las de tous les jeux, je me réfugiais dans un coin avec Maldino. Ce personnage tenait une grande place dans ma vie. C'était un pantin peint en vert, en jaune, en bleu et en rouge. Je l'aimais plus qu'aucun autre de mes joujoux, parce que je l'avais vu tailler par mon père nourricier.
«Sa naissance étrange, à laquelle j'avais présidé, puis son bariolage, tout concourait à en faire pour moi une sorte de génie que j'aimais croire tutélaire. Je ne sais pourquoi je l'avais appelé Maldino. Je forgeais des noms pour toutes les choses qui me frappaient. Une fois, je vis un poisson sur la table de la cuisine, J'y pensai longtemps, me le désignant du nom de Bionoulour.
«J'étais un jour en train de causer avec Maldino, car je me figurais que le pantin me répondait, lorsqu'on sonna. C'était la Saint-Joseph. Mon père était sorti. C'était sa fête et, ce jour, il le vouait aux soûleries. Ma mère ouvrit et introduisit un monsieur maigre et grisonnant. Il demanda à parler à mon père.
«—Beppo est sorti, dit ma mère, mais je suis sa femme.
«Le monsieur lui tendit une enveloppe en disant:
«—En ce cas, vous pouvez prendre connaissance de cette lettre.
«Mais Attilia éclata de rire, baissa les yeux et répondit en rougissant:
«—Je ne sais pas lire.
«À ce moment mon père entra, il était légèrement émoustillé et dès qu'il eut lu la lettre que lui tendait le visiteur, il regarda sa femme, lui parla à l'oreille. Elle éclata en sanglots.
«Le cœur de mon père était attendri par les libations, il se mit à pleurer avec ma mère, et voyant leurs larmes je me mis à sangloter plus fort qu'eux. L'étranger seul semblait de glace, mais respectait ce désespoir.
«Lorsque mes larmes furent épuisées, je m'endormis et me réveillai dans un wagon de train en marche. Je ne vis dans le compartiment que mon père. Heureusement, je sentis dans mes bras mon génie, Maldino. Mon père regardait par la portière. Je fis de même. Des paysages à chaque instant interrompus par des poteaux télégraphiques défilaient sous mes yeux. Les portées formées par les fils télégraphiques s'abaissaient, puis remontaient brusquement pour mon étonnement. Le train faisait une musique de fer massif qui me berçait: bourouboum boum boum, bourouboum boum boum. Je me rendormis et me réveillai lorsque le train s'arrêta. Je frottai mes yeux. Mon père me dit doucement:
«—Giovannino, regarde.
«Je regardai et vis derrière la gare une tour penchée.
«C'était Pise. J'en fus émerveillé et élevai Maldino afin qu'il vît cette tour qui était sur le point de tomber. Lorsque le train fut de nouveau en marche, je pris la main de mon père et lui demandai:
«—Où est maman?
«—Elle est à la maison, dit mon père, tu lui écriras quand tu sauras écrire et tu reviendras quand tu seras grand.
«—Mais, ce soir, ne la reverrai-je plus?
«—Non, répondit mon père avec tristesse, ce soir, tu ne la verras point.
«Je me mis à pleurer et à le battre en criant:
«—Méchant menteur.
«Mais il me calma en disant:
«—Giovannino, sois sage. Ce soir nous serons à Turin et je te mènerai voir Giandouia, qui ressemble en plus grand à ton pantin préféré.
«Je regardai Maldino avec tendresse, et, à l'idée que j'allais le voir en plus grand, je me consolai.
«La nuit, nous arrivâmes à Turin. Nous couchâmes à l'auberge. Je tombais de fatigue, mais tandis que mon père me déshabillait, je demandai:
«—Et Giandouia?...
«—Ce sera pour demain soir, dit mon père, tandis qu'il bordait mon lit, ce soir il est aussi fatigué que toi.
«Pour la première fois, je m'endormis sans avoir dit ma prière du soir.
«Le lendemain, mon père me mena voir Giandouia. Je n'avais encore jamais été au théâtre. Je fus aux anges pendant toute la représentation et ne perdis aucun des gestes des nombreuses marionnettes de grandeur naturelle qui s'agitaient sur la scène; mais je ne compris rien à l'intrigue de la pièce qui, autant que je me souvienne, devait en partie se passer en Orient. Lorsque tout fut fini, je ne pouvais pas le croire. Mon père me dit:
«—Les marionnettes ne reviendront plus.
«—Où sont-elles allées? demandai-je en m'assurant que Maldino était toujours dans mes bras.
«Mais mon père ne me répondit rien...
«Ensuite, je partis pour Paris avec mon oncle Je n'ai jamais revu mes parents, qui moururent peu d'années après mon départ.»
*
*  *
Ayant achevé son récit, Giovanni Moroni resta longtemps rêveur, J'essayai à plusieurs reprises de connaître ses souvenirs, ses impressions sur les années qui s'étaient écoulées depuis sa première enfance. Mais il me fut impossible de rien tirer de lui sur ce sujet. Au demeurant, je crois qu'il n'avait rien à dire...
À Joseph Bachès
LA FAVORITE
C'était à Beausoleil, près de la frontière monégasque, dans cette partie du Carnier appelée le Tonkin et presque entièrement habitée par des Piémontais.
Un bourreau invisible ensanglantait l'après-midi. Deux hommes suaient et soufflaient en portant une civière. Ils se tournaient parfois vers le cou tranché du soleil et l'injuriaient, les yeux presque fermés.
Ces hommes et cette civière allaient péniblement comme un scorpion qui fuit le danger, et lorsqu'ils s'arrêtèrent près d'une bicoque basse et infecte, celui qui venait le dernier s'étant penché, le scorpion eut l'air d'être sur le point de se suicider avec la queue. Le porteur d'arrière écarta la couverture et découvrit la tête blessée d'un mort.
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*  *
Par la porte ouverte d'une maison pleine d'hommes venait une voix monotone qui appelait les numéros sortis au lotto. Accroupie sur le seuil, une fille de treize ou quatorze ans, en haillons, les cheveux courts rongés par la pelade, répétait sans cesse, en les chantonnant, ces mots d'affamé: La polenta molla, la polenta molla..» Les porteurs frappèrent à la porte et à l'unique fenêtre de la bicoque en appelant:
«Cichina. Eh! la Cichina!»
Aussitôt, un ouvrier débraillé bouscula la fille qui chantait et sortit de la maison que les numéros du lotto traversaient au hasard:
«Qu'y a-t-il?»
Les porteurs répondirent en s'épongeant le front:
«Le roc qu'il minait s'est détaché; il est tombé de cent mètres sur la route en se déchirant aux cactus.»
*
*  *
La porte de la bicoque s'ouvrit et la Cichina, c'est-à-dire Françoise, parut, propre, avec un tablier rose, empesé et festonné.
Elle était brune, encore belle et bien faite; elle souriait, l'air faux, en minaudant et sa peau sèche et mate comme la paille de maïs attestait seule l'approche de la cinquantaine. Sur le cou et sur la face couraient les ombres de ses années. Et sur ses yeux encore humides comme le velours d'une loutre nageant à la surface de l'eau, les durs frissons du regret et d'une fin d'espoir mettaient parfois les miroitements bleus et froids de l'acier.
Les passions impétueuses de cette femme du peuple ne se traduisaient chez elle par aucune émotion. Elle le sentait, et s'efforçait, par la mobilité de la bouche, des yeux, par des gestes dramatiques, de montrer la violence de ses sentiments auxquels elle n'obéissait pas naturellement.
Ses attitudes étaient nobles, mais étudiées.
Elle dit: «Il est mort!» et avec un grand cri cacha sa figure dans son tablier et il n'y eut rien dans sa douleur qui ne parût feint. Vite, elle abaissa son tablier et s'adressa à cet homme qui se tenait devant la maison du lotto:
«C'est aujourd'hui le 3, Costantzing!... Il est mort le 3! Joue sur le 3, Costantzing, joue sur le 3!»
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*  *
On commençait à se rasse,bler autour de la civière. Il y avait de petits gamins qui parlaient fort avec des voix d'hommes. Il y avait des gamines qui portaient des bébés dans les bras. Il y avait quelques ouvriers qui s'étaient mis à jouer à la morra en face du mort.
Un monsieur bien habillé s'arrêta près de la civière.
La Cichina le regarda en minaudant et en pleurnichant:
«Il était si brave, si brave! Je lui ferai faire une belle couronne.»
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Les porteurs reprirent la civière et la portèrent dans la bicoque de la Cichina. Le mort entra non-chalamment comme un souverain oriental. On le déposa au centre de l'unique chambre qui sentait l'encens, la pâte aigre et la puanteur de la morue sèche qui dessalait dans l'eau d'une cuvette de terre vernissée, posée sur le sol. Au fond de la pièce était le lit; au-dessus, un rosaire suspendu à la muraille, sous une palme tressée, encadrait une lithographie qui représentait Victor-Emmanuel entre Garibaldi et Cavour.
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Le monsieur bien vêtu s'était approché; il examinait, apitoyé, l'intérieur misérable de la maison mortuaire. La Cichina le regarda encore en minaudant:
«Mouchu, disait-elle, en corrompant le mot monsieur, il est mortl il est mort!... Je n'ai pas de chance... Mais je vois bien qu'un galant homme comme vous ne me prend pas pour une femme de rien: la misère, mouchu, me force à vivre parmi les malheurs et les malheureux... Et qui sait? Nous allons peut-être gagner de l'argent. Il est mort le 3 et Costantzing a pris ce numéro au lotto. Ah! oui, j'en ai eu aussi de la chance... Quand on est belle!... Il n'y avait pas de plus belle que moi à Pinéreul.»
Et elle éclata en sanglots, parlant de Pignerol, hoquetant des phrases entrecoupées et magnifiques où il re galantuomo, ce Victor-Emmanuel, qui est le Vert Galant de l'Italie, revivait brusquement avec ses grosses moustaches conquérantes, ses goûts populaires et ses favorites d'un jour.
«Vittorio Émmanuele!... Oui, mouchu. Pendant un voyage à Pinéreul... Il était le premier, je vous le jure... J'ai eu quatre marenghi, oui, mouchu, quatre pièces d'or... Il était si beau et il était le roi... Quatre marenghi...»
Et elle pleurait, cette favorite, ne s'observant plus, laissant brusquement toutes ses années lui froisser le visage. Son souvenir les avait toutes rappelées, ses années à elle et de plus anciennes encore qui la vieillissant davantage évoquaient les aventures galantes des prisonniers de jadis à Pignerol. C'était Lauzun, vieille ombre frivole qui revenait pour courtiser cette femme, et, avec le surintendant Fouquet et le Masque de Fer, formait une cour merveilleuse et séculaire à cet ouvrier mort à qui le hasard avait donné pour compagne la favorite d'un roi.
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*  *
Mais Costantzing, qui avait perdu son argent au lotto, chassa ces ombres lorsqu'il revint. Il s'avança, les poings fermés:
«Vous savez, la Cichina m'appartient! Ce n'est pas parce que vous êtes habillé en monsieur que vous pouvez vous mêler de ce qui ne vous regarde pas... Foutez le camp et tchaû!»
Et il répéta plusieurs fois le dur adieu piémontais «Tchaû!... Tchaû!...» Mais la Cichina mit les mains sur les hanches:
«À la couche, Costantzing, à la couche! Tu n'es pas jaloux de celui-là?»
Elle montrait la lithographie qui représentait Victor-Emmanuel.
«Ni de celui-là?»
Elle désignait le mort au milieu de la pièce.
«Alors, tu n'as pas besoin d'être jaloux du mouchu qui s'intéresse à moi. Je fais ce que je veux, tu m'entends, plandrong, ce que je veux!... J'ai eu un roi quand j'ai voulu et des maçons quand il m'a plu et des messieurs, si ça me faisait plaisir...»
Et Costantzing était un botcha, c'est-à-dire un manœuvre, roux et vigoureux, ayant à peine vingt ans et plus orgueilleux de sa Cichina qu'elle n'était fière de sa propre destinée. La jalousie sortit de lui comme l'écume sort d'une vague brisée contre un rocher.
Il se jeta sur sa maîtresse qui, butant contre la civière, la renversa et tomba sur le mort.
Sauvagement, ce rival d'un roi piétinait la favorite par-dessus le cadavre, en fixant d'un air de défi le portrait souverain suspendu à la muraille.
À Mademoiselle Segré
LE DÉPART DE L'OMBRE
«C'était il y a plus de dix ans, et tout cela n'est point passé, puisque je revois, quand je le veux, les choses et les gens de ce temps-là. Je sens leur consistance et j'entends les bruits et les voix. Ces souvenirs m'importunent, comme des mouches que l'on chasse et qui, aussitôt, se posent de nouveau sur la face ou sur les mains.
«Quand Louise Ancelette mourut, je ne l'aimais plus. Sa tendresse, depuis un an déjà, glissait sur moi comme l'eau de pluie sur l'imperméable. Mon désamour, que je ne voulais pas montrer, brillait soudain, en éclair labial, devant nos amis, à qui mes inquiétudes mentales donnaient, j'en étais sûr, un sujet de conversation que je devinais sans les entendre, comme, sans le voir, on devine le cadavre d'une jeune fille lorsqu'on passe devant une maison mortuaire à la porte ornée de tentures blanches.
«On me l'a dit depuis. Près d'un mois avant le trépas de Louise, je disais qu'elle allait mourir, qu'elle n'en avait plus que pour trois semaines, pour quinze jours, qu'elle périrait le mercredi prochain, qu'elle mourrait le lendemain. On avait pris cela pour des plaisanteries, car Louise était bien portante, pleine de jeunesse et de gaieté.
«Mais le boucher peut dire le jour où telle génisse sera abattue. Ma haine était savante, je connaissais bien le jour de la mort de Louise et elle mourut à la date que j'avais indiquée.
«Elle mourut brusquement et sa mort ne fut point une énigme pour les médecins. Mais je ne pus empêcher que mes amis me soupçonnassent d'un crime. Leurs questions m'enlaçaient comme des serpents sibilants que je ne savais pas charmer.
«Tourments de jadis, je vous ressens encore...
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«Un mois avant la mort de Louise, nous étions sortis ensemble; c'était un samedi. Silencieux, nous errions dans le Marais, et je m'en souviens, je regardais nos ombres qui nous précédaient en se mêlant.
«Dans la rue des Francs-Bourgeois, nous nous arrêtâmes devant une boutique sur laquelle on pouvait lire: Marchandises provenant du mont-de-piété. À travers les vitres, on voyait, étalés, des objets disparates. Le monde entier et toutes les époques étaient les fournisseurs de cette boutique où bijoux, robes, tableaux, bronzes, bibelots, livres voisinaient comme les morts voisinent au cimetière. Je lisais mélancoliquement le lamentable précis d'histoire civile que formait toute cette brocante, quand Louise me demanda de lui acheter un bijou qui lui plaisait. Nous entrâmes. En ouvrant la porte vitrée je lus le nom qui s'y dessinait en lettres blanches: David Bakar, et je vis que, brusquement séparées, nos ombres n'entrèrent qu'à notre suite.
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«David Bakar était assis à son comptoir. Il nous dit de prendre le bijou dans la vitrine et lorsque après avoir marchandé je voulus payer, il me dit qu'il n'avait pas de monnaie à me rendre et d'aller en faire dans le voisinage. Je compris que cet homme ne voulait pas travailler le jour du sabbat, et quand, de retour, j'eus payé ce que je devais, la monnaie resta sur le comptoir.
«—Quelle belle journée, nous dit ensuite Bakar. Il est vrai que c'est aujourd'hui samedi: le soleil brille toujours ce jour-là. Et c'est le jour où l'on peut le mieux examiner une ombre. Chaque samedi me rappelle aussi un des détails les plus émouvants de ma longue vie. Le beau souvenir que d'avoir été le hasard même! Les chrétiens n'ont point de ces souvenirs d'enfance!
«Je naquis à Rome et ne suis à Paris que depuis l'âge de vingt-cinq ans.
«Vous savez qu'à Rome on tire le lotto chaque samedi, sur la piazza Ripetta, et que le soin de prendre les numéros au hasard est dévolu à un enfant juif qu'on choisit, de préférence, gracieux de visage et à cheveux bouclés.
«Une fois c'est moi qui tirai le lotto. Ma mère, qui était très belle, me conduisit. Alors, au centre de la place, je devins le hasard. Et depuis, je n'ai jamais vu tant de regards me considérer anxieusement. À la fin, il y avait de ces yeux qui flamboyaient de colère et d'autres de joie. Des hommes me montraient le poing en m'insultant tandis que quelques-uns jubilaient en m'appelant Jésus, agneau pascal, sauveur, ou me donnaient d'autres noms chrétiennement flatteurs.
«Et je me souviens très nettement d'un homme en redingote et sans chapeau qui se tenait au premier rang de la foule. Il paraissait triste et accablé et tandis qu'elle s'écoulait, je vis, qu'au soleil, cet homme n'avait point d'ombre. Vite et discrètement, il sortit un revolver de sa poche et se tira une balle dans la bouche.
«Épouvanté, je regardai un moment les gens emporter le cadavre; ensuite je cherchai ma mère, mais je ne la retrouvai pas et je retournai seul au logis où elle ne rentra pas cette nuit-là.
«Le lendemain, quand ma mère fut de retour, mon père lui fit des reproches que nous trouvâmes très mérités mes sœurs et moi. Mais il se tut bientôt lorsqu'elle eut prononcé durement quelques paroles que je ne compris pas.
«Mon oncle Penso, le rabbin, vint le soir, il était irrité contre mes parents qui m'avaient laissé tenir le lotto.—J'ai vu David, disait-il, il était pareil au veau d'or que nos maîtres adorèrent en l'absence de Moïse. J'attendais l'instant où les gagnants organiseraient des danses autour de David.—Et ces objurgations étaient mêlées de citations de Maïmonide et du Talmud.»
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«J'offris à Bakar un cigare qu'il refusa en prétextant le sabbat.
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«—Oï, dit Bakar, je ne me sens pas très bien. Avant de vous en aller, prêtez-moi vos ombres... Je voudrais savoir si j'ai longtemps à vivre. Je connais un peu la sciomancie ou devination par les ombres. Je tiens les principes de cette science de ce même oncle qui n'aimait pas qu'on adorât le veau d'or, mais qui, fort riche et fort avare, ne voyageait qu'en troisième clssse. Un de ses amis lui demandait un jour la raison de cette lésinerie.—Parce qu'il n'y a pas de quatrième, répondit mon oncle. Dans la suite, il émigra en Allemagne, où les trains ont des wagons de quatrième classe.
«Sortons de la boutique et au soleil du sabbat soyons sciomanciens.
«Avez-vous tous votre ombre, au moins?
«Car ne l'ignorez pas, d'après nos croyances certaines, l'ombre quitte le corps trente jours avant qu'il ne meure.»
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«Hors de la boutique, nous vîmes avec bonheur que nous possédions encore notre ombre. Bakar nous plaça de façon à ce que les ombres se mêlassent à la sienne, puis il examina cette tache trembleuse. Il disait:
«—Oï, le signe du feu! Oï, le feu, asch! Oï, Adonaï! Asch qui est le feu en hébreu donne Aschen en allemand. Ce sont les cendres, les cendres des morts. Oï, et haschisch est de là vraisemblablement. Ce sera le bon sommeil. Oï! le signe du feu. Asch, Aschen, haschich et assassin que j'oubliais vient de là aussi. Oï, oï! Asch, aschen, haschich, assassin, oï, Adonaï, Adonaï!»
«Et comme il était sorti sans chapeau et peut-être en confirmation d'un présage mortel figuré par asch, le signe du feu, Bakar éternua bruyamment:
«—Atchi! Atchi!»
«Fort ému, je lui dis:
«—Dieu vous bénisse!
«Mais Bakar rentra dans sa boutique en disant:
«—J'ai encore longtemps à vivre.»
«Puis, voyant que le soleil allait disparaître, il nous dit:
«—À une autre fois.»
«Car c'était l'heure de la prière, et en nous en allant, nous pûmes le voir, tandis que, couvert d'un vieux chapeau haut de forme, il lisait, debout sur le seuil de sa boutique, un livre hébreu qu'il commença régulièrement par la fin.
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«Nous marchions sans parler, et lorsque au bout d'un moment je voulus revoir nos ombres, je vis avec un plaisir singulièrement atroce que celle de Louise l'avait quittée.»
À Louis Chadourne
LA FIANCÉE POSTHUME
Un jeune Russe qui voyageait sur le continent alla passer l'hiver à Cannes. Il prit pension chez un professeur qui, pendant la saison, donnait des leçons de français aux étrangers.
Ce professeur, d'une cinquantaine d'années, se nommait Muscade. Il avait des mœurs simples et aurait passé partout inaperçu s'il n'eût toujours empesté l'ail.
Mme Muscade était une douce créature qui âgée de trente-huit à quarante ans n'en accusait pas plus de trente à trente-deux. Elle était blonde, de chairs épanouies, la taille mince, mais sa poitrine et ses hanches saillaient. Pourtant rien en elle n'était provocant et elle paraissait triste.
Le jeune Russe la remarqua et il la trouvait jolie.
Les Muscade habitaient une petite villa située du côté de Suquet, et d'où l'on avait vue sur la mer, les îles de Lérins et les longues plages de sable sur lesquelles des troupes d'enfants nus et minces s'ébattent l'été, avant le crépuscule. La villa avait un jardin planté de mimosas, d'iris, de roses et de grands eucalyptus.
Le pensionnaire des Muscade passa tout l'hiver à se promener, à fumer et à lire. Il ne voyait pas les jolies filles dont la ville est pleine, il ne regardait pas les belles étrangères. Ses yeux ne gardaient que l'éblouissement du mica qui scintille partout, sur le sable marin, sur le sol des rues et sur les murs, et sa pensée, tandis qu'il marchait repoussé par le vent qui vient de la mer, était toute à Mme Muscade. Mais cet amour était doux, exquis, sans fièvre, et il n'osait en faire l'aveu.
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Les eucalyptus tapissèrent le sol de petits cheveux odoriférants. Il y en avait tant, qu'éteignant l'éclat du mica, ils recouvraient entièrement les allées des jardins, et le mimosa enflammait toutes ses fleurs embaumées.
Un soir, dans la pénombre d'une chambre dont la fenêtre était ouverte, le jeune homme vit Mme Muscade allumer une lampe. Elle avait des gestes lents; sa silhouette paraissait une vision gracieuse et nonchalante. Il pensa: «Ne différons plug». Et s'approchant d'elle, il lui dit:
«Quel joli nom, Mme Muscade. C'est presque un petit nom. Il vous sied ce nom à vous dont les cheveux sont un peu de soleil à l'orient. À vous qui êtes aromatique comme ces noix muscades les plus parfumées; celles qu'un pigeon a digérées et rendues intactes. Tout ce qui a bonne odeur a votre odeur. Et vous devez avoir la saveur de tout ce qui est délectable. Je vous aime, Madame Muscade!»
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Mme Muscade ne manifesta aucune émotion de de courroux ni de gaieté, et après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre, quitta la chambre.
Le jeune homme demeura un instant tout interdit; il eut ensuite envie de rire, puis alluma une cigarette et sortit.
Vers cinq heures, il revint et vit M. et Mme Muscade appuyés à la grille de la villa. Dès que ceux-ci l'aperçurent ils sortirent dans la rue qui était toujours déserte. Mme Muscade ferma la grille de la villa et vint se placer près de son mari qui parla:
—Monsieur, yai quelque chose à vous dire.
—Dans la rue? fit le jeune homme.
Et il regarda Mme Muscade qui, placide, ne bronchait pas.
—Oui, dans la rue, affirma M. Muscade.
Et il commença:
«Monsieur, soyez assez bon pour écouter mon histoire jusqu'au bout, notre histoire, puisque c'est aussi celle de Mme Muscade.
«J'ai cinquante-trois ans, monsieur, et Mme Muscade en a quarante. Il y a vingt-trois ans aujourd'hui que nous nous fiançâmes, ma femme et moi. Elle était la fille d'un maître de danse; moi j'étais orphelin, mais mon état me fournissait l'aisance nécessaire à un ménage. Ce fut un mariage d'amour, monsieur.
«Vous la voyez maintenant jolie et encore désirable. Mais si vous l'aviez vue alors, monsieur, avec ses cheveux en torsades dont on ne trouverait la teinte dans aucun tableau! Tout passe, monsieur, et ses cheveux d'à présent, je vous le jure, ne donnent aucune idée de ce qu'ils étaient lorsqu'elle avait dix-sept ans. Ces cheveux, c'était alors du miel. Ou bien encore on eût hésité à dire s'ils se rapportaient à la lune ou au soleil.
«Je l'adorais, monsieur. Et j'ose affirmer que de son côté elle m'aimait. Nous nous épousâmes. Ce fut une joie sans limites, une allégresse de tous nos sens, un bonheur pareil à un rêve, un rêve sans désillusion. Nos affaires prospéraient et nos amours durèrent.
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«Au bout de quelques années, monsieur, il plut à Dieu de remplir la coupe de notre bonheur déjà si pleine. Mme Muscade me rendit père d'une fillette adorable que nous appelâmes Théodorine, parce que Dieu nous l'avait donnée. Mme Muscade voulut la nourrir et, le croiriez-vous, monsieur, je devins encore plus heureux d'aimer cette nourrice adorable d'un bébé angélique. Ah! quel charmant tableau lorsque, le soir, sous la lampe, après avoir donné à teter à l'enfantelette, Mme Muscade la déshabillait! Nos bouches se rencontraient souvent sur le corps doux, poli, odoriférant de la petite et des baisers joyeux claquaient sur ses petites fesses, sur ses jambettes, sur ses cuissettes potelées, partout, partout. Et nous trouvions des mots adorables: petite démone, pupille de mon œil, belette, hermine, et tant d'autres!
«Puis ce fut le premier pas, la première parole et puis, hélas, monsieur, elle mourut à l'âge de cinq ans.
«Je la vois encore sur son petit lit, morte et belle comme une petite martyre. Je revois le petit cercueil. Et on nous l'enleva, monsieur, et nous avons perdu toute joie, tout notre bonheur, que nous ne retrouverons qu'au ciel où notre Théodorine continue à vivre.
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«Du jour de sa mort, nos âmes se sont senties vieilles et nous n'avons plus rien aimé de la vie. Et pourtant nous ne voulons pas la perdre. Notre existence est devenue triste, mais elle est si calme qu'elle en est délicieuse.
«Les années ont passé, atténuant une douleur toujours présente et qui nous fait pleurer quand nous parlons de notre fille.
«Souvent nous parlions d'elle:
«—Elle aurait maintenant douze ans, ce serait l'année de sa première communion.»
«Et cette fois-là nous pleurâmes toute la journée sur sa tombe dans notre cimetière parfumé.
«—Elle aurait aujourd'hui quinze ans et serait déjà peut-être demandée en mariage.»
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«C'est moi qui ai dit cela, il y a deux ans; ma femme sourit tristement et nous eûmes la même idée. Le lendemain, nous mettions une pancarte: Chambre à louer pour monsieur seul. Et nous eûmes plusieurs jeunes gens comme locataires, des Anglais, un Danois, un Roumain. Et nous pensions:
«—Elle aurait seize ans. Qui sait? notre pensionnaire lui plairait peut-être?—»
«Puis vous êtes venu, monsieur, et nous avons souvent pensé:
«—Théodorine aurait dix-sept ans et sûrement si elle n'était pas encore mariée, son cœur élirait ce jeune homme doux, bien élevé et de tout point digne d'elle.»
«Vous êtes ému, monsieur, je vois cela. Vous avez bon cœur...
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«Hélas! je me trompais. Voyez-vous, monsieur, ce que vous avez voulu faire cet après-midi, c'était presque un crime. Car voilà la vérité, monsieur, Mme Muscade m'a tout dit. Vous avez désolé le cœur de cette femme exquise. Vous désolez mon âme, monsieur, et vous comprenez vous-même qu'après ce qui s'est passé il n'est plus possible que vous entriez dans ma maison. Voyez, la grille est close et c'est fini: jamais plus vous ne passerez dans mon jardin. Vous le pensiez un jardin de délices défendues, monsieur, et cette pensée vous en a chassé. Vous ne voudriez pas rentrer dans cette maison calme où vous avez contristé cette femme qui vous aimait déjà, je le sais, comme une mère aime son fils. Hélas! j'aurais voulu vous voir dans ma maison longtemps encore, mais, vous le sentez, vous en êtes persuadé, c'est impossible, c'est fini. Cette nuit vous trouverez à vous loger dans un hôtel et vous me ferez dire où vous êtes descendu. Je vous enverrai votre bagage. Adieu, monsieur. Venez, Madame Muscade, la nuit tombe. Adieu, Monsieur, soyez heureux, adieu!»
À Louis Dumur
L'ŒIL BLEU
J'aime entendre les vieilles dames parler du temps où elles étaient petites filles.
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«J'avais douze ans et j'étais pensionnaire dans un couvent du Midi de la France, m'a raconté une de ces respectables dames à bonne mémoire. Nous vivions là, séparées du monde, et nos parents seuls pouvaient nous visiter, une fois par mois.
«Nos vacances elles-mêmes se passaient dans ce oouvent qu'entouraient d'immenses jardins, un verger et des vignes.
«Je puis dire que je ne suis sortie de cette enceinte de calme que pour me marier, à l'âge de dix-neuf ans, et j'y étais depuis l'âge de huit ans. Je m'en souviens encore: lorsque j'eus franchi le seuil de la grande porte qui s'ouvrait sur l'univers, le spectacle de la vie, l'air que je respirais et qui me semblait si nouveau, le soleil qui me parut plus lumineux qu'il n'avait jamais été, la liberté enfin me saisit à la gorge. J'étouffais et je serais tombée éblouie, étourdie, si mon père, à qui je donnais le bras, ne m'eût retenue et ne m'eût ensuite menée vers un banc qui se trouvait là et où je m'assis un instant pour reprendre mes esprits.
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«À douze ans donc, j'étais une petite fille espiègle et innocente et toutes mes compagnes étaient comme moi.
«Les études, les récréations, les exercices de dévotion se partageaient notre temps.
«Cependant c'est vers cette époque que le démon de la coquetterie pénétra dans la classe où j'étais, et je n'ai pas oublié la ruse dont il se servit pour nous apprendre que les petites filles que nous étions deviendraient bientôt des jeunes filles.
«Aucun homme ne pénétrait dans l'enceinte du couvent, sinon le vénérable aumônier qui disait la messe, prêchait, et auquel nous disions nos peccadilles. Il y avait encore trois vieux jardiniers, peu faits pour nous donner une haute idée du sexe fort. Nos pères venaient nous voir aussi, et celles qui avaient des frères en parlaient comme d'êtres surnaturels.
«Un soir, à la tombée de la nuit, nous revenions de la chapelle et nous marchions à la queue leu leu, nous dirigeant vers le dortoir.
«Soudain, au loin, derrière les murs qui entouraient les jardins du couvent, un son de cor se fit entendre. Je m'en souviens comme si cela s'était passé hier: la fanfare héroïque et mélancolique éclata dans le profond silence, au crépuscule, tandis que le cœur de chaque petite fille battait plus fort qu'auparavant. Et cette fanfare qui, répercutée par les échos, mourait dans le lointain, évoquait pour nous je ne sais quel cortège fabuleux...
«C'est d'eux que nous rêvâmes cette nuit-là...
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«Le lendemain, une petite blonde, qui s'appelait Clémence de Pambré, étant sortie un instant de la classe, revint toute pâle et chuchota à sa voisine, Louise de Presséc, que dans le couloir sombre elle avait rencontré un œil bleu. Et bientôt toute la classe connut l'existence de l'œil bleu.
«On n'écoutait plus la Mère qui nous enseignait l'histoire. Les élèves faisaient à présent des réponses saugrenues, et moi-même, qui n'étais pas très forte en cette branche-là, comme on me demandait à qui avait succédé François Ier, je dis à tout hasard, mais sans conviction, que c'était à Charlemagne, et ma voisine, chargée d'éclairer mon ignorance, fut d'avis qu'il avait succédé à Louis XIV. On avait bien autre chose à faire que de penser à la chronologie des rois de France: on songeait à l'œil bleu.
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«Et en moins d'une semaine, chacune de nous eut l'occasion de le rencontrer, cet œil bleu.
«Nous avions toutes la berlue, c'est certain, mais nous le vîmes toutes. Il passait vite, tachant l'ombre dans les couloirs de son bel azur. Nous en étions épouvantées et aucune de nous n'osait en parler aux religieuses.
«On se creusait la tête pour savoir à qui cet œil effrayant pouvait appartenir. Je ne sais plus laquelle de nous émit l'opinion que ce devait être l'œil d'un des chasseurs qui avaient passé quelques soirs auparavant au milieu des fanfares de cors, dont les éclats lyriques à faire pleurer persistaient en nos mémoires. Et il en fut ainsi décidé.
«Nous nous persuadâmes toutes qu'un des chasseurs était caché dans le couvent et l'œil bleu était son œil. Nous ne songeâmes point que l'œil unique dénotait un borgne ni que les yeux ne volent point à travers les corridors des vieux couvents et n'errent point détachés de leurs corps.
«Et cependant nous ne pensions qu'à cet œil bleu et au chasseur qu'il évoquait.
«C'était fini d'avoir peur de l'œil bleu. On aurait bien voulu qu'il s'arrêtât pour nous fixer et nous faisions en sorte de sortir souvent seules dans les couloirs pour rencontrer l'œil merveilleux qui nous charmait désormais.
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«Bientôt la coquetterie s'en mêla. Aucune de nous n'aurait voulu être vue par l'œil bleu tandis qu'elle avait les mains tachées d'encre. Chacune faisait son possible pour paraître à son avantage en traversant les couloirs.
«Il n'y avait ni glace ni miroir au couvent, et notre ingéniosité naturelle y suppléa bientôt. Chaque fois que l'une de nous passait près d'une porte vitrée qui donnait sur un palier, un pan de tablier noir plaqué derrière la vitre formait ainsi un miroir improvisé où l'on se regardait vite, vite, en s'arrangeant la chevelure, en se demandant si l'on était jolie.
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«L'histoire de l'œil bleu dura bien deux mois; puis on le rencontra de moins en moins, et enfin l'on n'y pensa plus que très rarement, et quand on en parlait encore, de loin en loin, ce n'était jamais sans frissonner.
«Mais dans ce frisson il entrait de la crainte et aussi quelque chose qui ressemblait à du plaisir, le plaisir secret de parler d'une chose défendue.»
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Vous n'avez jamais vu passer l'œil bleu, ô petites filles d'aujourd'hui!
Au docteur Palazzoli
L'INFIRME DIVINISÉ
Par une matinée de printemps, une automobile qui passait sur la route de Paris à Cherbourg fit explosion dans la commune de Chatou, sur la limite du Vésinet. Les deux voyageurs qui occupaient le coupé furent tués. Quant au chauffeur, on le ramassa à moitié mort; il demeura trois mois sans connaissance, et lorsque, dans une petite voiture poussée par sa femme, il put enfin quitter l'hôpital, il lui manquait la jambe gauche, le bras gauche, l'œil gauche et il était devenu sourd de l'oreille gauche.
Dès lors, il vécut dans une maisonnette qu'il possédait au bord de la mer, près de Toulon, et grâce à la petite aisance procurée par le montant de l'assurance qu'il avait touchée. Les cicatrices laissées par la section de ses membres étant toujours douloureuses, il lui avait été impossible de supporter une jambe en bois ni un bras postiche, et il s'était, en peu de semaines, accoutumé à sautiller au lieu de marcher.
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Les voisins et les passants regardaient curieusement cet infirme qui, en se promenant, paraissait sauter à la corde, et cette sorte de danse communiqua à son intelligence une telle vivacité que le renom de son esprit, de l'à-propos de ses réparties, de la finesse de ses plaisanteries se répandit très vite. On venait le voir, l'interroger non seulement de Toulon, mais encore de tous les villages environnants, et l'on comprit bientôt que cet homme, nommé Justin Couchot et qu'on ne tarda pas à surnommer l'Éternel, avait, avec ses membres de gauche, entièrement perdu la notion du temps.
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Les deux mois qu'il avait passés sans connaissance avaient aboli en lui tout souvenir de sa vie antérieur à l'accident dont il était sorti estropié, et s'il avait retrouvé en partie l'usage du langage qu'il entendait autour de lui, il lui était maintenant impossible de relier entre eux les divers événements qui remplissaient désormais son existence. De ses actions saccadées il n'apercevait plus la succession.
À vrai dire, il semble impossible de croire qu'elles lui parussent simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés à l'idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau de Justin Couchot est celui d'éternité. Ses actions, ses gestes, les impressions qui frappaient son œil, son oreille uniques lui semblaient éternelles et ses membres solitaires étaient impuissants à créer pour lui, entre les divers actes de la vie, cette liaison que deux jambes, deux bras, deux yeux, deux oreilles suscitent dans l'esprit des hommes normaux et de quoi résulte la notion du temps.
Bizarre infirmité, qui méritait qu'on l'appelât divine!
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Sa popularité augmentait chaque jour et il prit l'habitude d'exciter la curiosité publique. Quand le temps était beau, il s'en allait par bonds, s'élançant vers le firmament, où l'on place Dieu, auquel il ressemblait mentalement, et retombait sur la terre aussitôt, divinité sans puissance qu'emprisonnait un corps infirme et faible à faire pitié.
Et si on l'interpellait pour l'interroger, il s'arrêtait et demeurait des heures entières perché sur sa jambe comme un échassier.
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On lui demandait:
«Eh! l'Éternel, qu'as-tu fait hier?»
Il répondait:
«Enfants, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l'obscurité se tient auprès, mais hier n'est pas pour moi, non plus que demain, et rien n'existe qu'aujourd'hui.»
Et il s'accordait si bien avec la nature qu'elle lui était un effet de sa volonté, à quoi l'événement répondait sans cesse avant qu'il pût connaître le regret ou le désir.
Une belle jeune femme minauda un jour:
«L'Éternel, que pensez-vous de moi?»
Il lui dit:
«Million d'êtres que tu es, de toute taille et de tant de visages: d'enfant, de jeune fille, de femme et de vieille, vous vivez et tu es morte, vous riez et vous pleurez, vous aimez et vous haïssez et tu n'es rien et vous êtes tout.»
Un homme politique voulut savoir à quel parti allaient ses sympathies.
«À tous, répondit l'Éternel, et à aucun, car ils sont comme l'ombre et la lumière et doivent vivre ensemble sans que rien puisse changer.»
Il arriva qu'on lui raconta l'histoire de Napoléon:
«Sacré Bonaparte! s'écria Justin Couchot. Il ne cesse de gagner des batailles, d'être vaincu et de mourir à Sainte-Hélène.»
Et comme quelqu'un, étonné, le questionnait sur la mort, il s'en alla à petits sauts, disant:
«Des mots, des mots! Comment voulez-vous mourir? On est, cela suffit; on est comme le vent, la pluie, la neige, Napoléon, Alexandre, la mer, les arbres, les villes, les fleuves, les montagnes.»
Le monde entier et toutes les époques étaient ainsi pour lui un instrument bien accordé que son unique main touchait avec justesse.
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Justin Couchot disparut il y a un an et l'on n'a jamais pu savoir ce qu'il est devenu. Les autorités. non sans raison, supposèrent qu'il s'était noyé, mais son corps bizarre à membres uniques n'a pas été retrouvé. Ses parents, voisins et ceux qui l'avaient rencontré ne croient pas à la mort de l'Éternel et n'y croiront jamais.
À Ferdinand Molina
SAINTE ADORATA
Je visitai, un jour, la petite église de Szepeny, en Hongrie, et l'on m'y montra une châsse très vénérée.
«Elle contient, me dit le guide, le corps de sainte Adorata. Voilà près de soixante ans qu'on découvrit son tombeau tout près d'ici. Sans doute fut-elle martyrisée aux premiers temps du christianisme, à l'époque de l'occupation romaine, où la région de Szepeny fut évangélisée par le diacre Marcellin, qui avait assisté à la crucifixion de saint Pierre.
«Selon toute vraisemblance, sainte Adorata se convertit à la voix du diacre, et après le martyre des prêtres romains enterrèrent le corps de la bienheureuse. On suppose qu'Adorata n'est que la traduction latine d'un nom païen qui était le sien, car on ne pense pas qu'elle ait reçu d'autre baptême que celui du sang. Un tel nom n'éveille point d'idées chrétiennes; cependant la bonne conservation du corps, qui fut retrouvé intact après tant de siècles où il avait été sous terre, montrait assez qu'il s'agissait d'une des élues qui, mêlées à la troupe des vierges, chantent, dans le paradis, la gloire divine. Et voici dix ans que sainte Adorata a été canonisée à Rome.»
J'écoutai distraitement ces explications. Sainte Adorata ne m'intéressait pas outre mesure et j'allais sortir de l'église quand mon attention fut attirée par un profond soupir qui se mourait auprès de moi. Celui qui l'avait exhalé était un petit vieillard coquettement habillé qui s'appuyait sur une canne à pommeau de corail en regardant fixement la châsse.
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*  *
Je quittai l'église et le petit vieillard sortit derrière moi. Je me retournai pour apercevoir encore une fois sa silhouette élégante et surannée. Il me sourit. Je le saluai.
—Croyez-vous, monsieur, aux explications que vous a fournies le sacristain? me demanda-t-il enfin en un français où les R roulaient à la hongroise.
«Mon Dieu! lui répondis-je, je n'ai aucune opinion sur ces questions dévotes.»
Il reprit:
«Vous n'êtes que de passage parmi nous, monsieur, et je désire depuis si longtemps révéler la vérité de tout cela à quelqu'un que je veux vous la dire, sous condition que vous n'en parlerez à personne dans ce pays.»
Ma curiosité s'était éveillée et je promis tout ce qu'il voulut.
«Eh bien! monsieur, me dit le petit vieillard, sainte Adorata a été ma maîtresse.»
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Je me reculai, pensant avoir affaire à un insensé. Mon étonnement le fit sourire, tandis qu'il me disait d'une voix un peu tremblante:
«Je ne suis pas fou, monsieur, et je vous ai dit la vérité. Sainte Adorata a été ma maîtresse!
«Que dis-je? Si elle l'avait voulu, je l'aurais épousée!...
«J'avais dix-neuf ans quand je la connus. J'en ai aujourd'hui plus de quatre-vingts et je n'ai jamais aimé d'autre femme qu'elle.
«J'étais le fils d'un riche châtelain des environs de Szepeny. J'étudiais la médecine. Et un labeur acharné m'avait épuisé à un tel point que les médecins m'engagèrent à me reposer et à voyager pour changer d'air.
«J'allai en Italie. C'est à Pise que je rencontrai celle à qui aussitôt je donnai ma vie. Elle me suivit à Rome, à Naples. Ce fut un voyage où l'amour embellissait les sites... Nous remontâmes jusqu'à Gênes et je pensais à l'emmener ici, en Hongrie, pour la présenter à mes parents et l'épouser, lorsqu'un matin je la trouvai morte auprès de moi...»
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Le vieillard interrompit un instant son récit. Lorsqu'il le reprit, sa voix chevrotait plus qu'auparavant et on l'entendait à peine.
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«...Je parvins à cacher le décès de ma maîtresse aux gens de l'hôtel, mais je n'y parvins qu'en employant des ruses d'assassin. Et quand je pense à tout cela, je frissonne encore. On ne me soupçonnait d'aucun crime et l'on crut que ma compagne était partie le matin de très bonne heure.
«Je ne vous donne point le détail des heures affreuses passées auprès du corps, que j'avais enfermé dans une malle. Bref, je fus si habile que l'opération de l'embaumement passa inaperçue. Le va-et-vient, le nombre important des voyageurs dans un grand hôtel leur laisse une liberté relative, une impersonnalité qui me furent très utiles dans la circonstance.
«Ensuite ce fut le voyage et les difficultés suscitées par la douane, que je pus, grâce au Ciel, franchir sans encombre. C'est une histoire miraculeuse, monsieur!... Et quand je fus de retour chez moi, j'étais devenu maigre, pâle, méconnaissable.
«En passant à Vienne, j'avais acheté, chez un antiquaire, un sarcophage de pierre qui provenait de je ne sais plus quelle collection célèbre. Chez moi, on me laissait faire ce que je voulais, sans s'inquiéter de mes desseins, et personne ne s'étonna ni du poids, ni de la quantité des bagages que j'avais rapportés d'Italie.
«Je gravai moi-même l'inscription ADORATA et une croix sur le sarcophage où j'enfermai, entouré de bandelettes, le corps de l'adorée...
«Une nuit, par un effort insensé, je transportai mon amour dans un champ voisin, de façon à retrouver l'emplacement que j'étais seul à connaître. Et, seul, je venais chaque jour prier à cet endroit.
*
*  *
«Un an s'écoula... Un jour, je dus partir pour Budapest... Et quel ne fut point mon désespoir quand je revins, au bout de deux ans, de voir qu'une usine s'était élevée à la place même où j'avais enterré le trésor que j'aimais plus que ma vie!...
«Je devins à peu près fou et je songeais à me tuer lorsque, le soir, le curé, étant venu nous visiter, me raconta comment, pendant qu'on creusait le champ voisin pour y établir les fondations de l'usine, on avait trouvé le sarcophage d'une martyre chrétienne de l'époque romaine, nommée Adorata, et que l'on avait transporté cette châsse précieuse dans la modeste église du village.
«D'abord je fus sur le point de révéler au curé sa méprise. Mais je me ravisai, pensant que, dans l'église, j'aurais mon trésor sous les yeux quand je voudrais.
«Mon amour me disait que l'adorée n'était pas indigne des honneurs dévots qu'on lui rendait. Et, encore aujourd'hui, je l'en crois digne, à cause de sa grande beauté, de sa grâce unique et de l'amour profond qui l'a peut-être fait mourir. Au demeurant, elle était bonne, douce et pieuse, et si elle n'était pas morte je l'aurais épousée.
«Je laissai les événements suivre leur cours et mon amour se changea en dévotion.
«Celle que j'avais tant aimée fut déclarée vénérable. Ensuite on la béatifia et, cinquante ans après la découverte de son corps, elle fut canonisée. Je me rendis moi-même à Rome pour assister à la cérémonie, qui est le plus beau spectacle qu'il m'ait été donné de contempler.
«Par cette canonisation, mon amour entrait au ciel. J'étais heureux comme un ange du paradis et vite je m'en revins ici, plein du bonheur le plus sublime et le plus étrange qui soit au monde, prier devant l'autel de sainte Adorata...»
...Les larmes aux yeux, le petit vieillard coquettement vêtu s'éloigna, frappant le sol de sa canne à pommeau de corail et répétant encore: «sainte Adorata!... sainte Adorata!»
À Maurice Raynal
LES SOUVENIRS BAVARDS
Lorsque je fus à Londres, je pris pension dans un boarding-house qui m'avait été recommandé et l'on me donna une chambre confortable où je dormis très bien.
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Le lendemain, je fus réveillé de bonne heure par le bruit d'une conversation qui avait lieu dans la chambre voisine.
Je comprenais bien ce qui s'y disait, en anglais d'Amérique prononcé avec le mol accent de l'Ouest. Le dialogue avait lieu entre un homme et une femme qui parlaient passionnément.
—Olly, pourquoi être partie sans me prévenir: pourquoi, pourquoi?
—Pourquoi, Chislam? Parce que mon amour pour vous eût entravé ma liberté et qu'elle m'est plus chère que l'amour.
—Ainsi, blonde Olly, vous m'aimiez et cet amour est cause que je vous ai perdue?
—Oui, Chislam, j'eusse fini par céder à vos instances et je vous eusse épousé. Mais en le faisant, c'est à mon art que j'aurais renoncé.
—Sauvage Olly, je vous attendrai toujours.
Et le dialogue continuait sur ce ton: l'indépendante Olly se refusant à accepter les propositions matrimoniales de l'amoureux Chislam.
Ce que je savais de la pruderie anglo-saxonne me força d'abord à m'étonner que dans la pension l'on tolérât des visites de femme chez mon voisin; puis je n'y pensai plus.
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*  *
Mon étonnement augmenta lorsque le matin suivant je fus réveillé par une nouvelle conversation qui s'échangeait cette fois en français, mais avec l'accent particulier des Américains de l'Ouest.
Chislam parlait encore avec une femme.
—Vous ne m'aimez plus, monsieur Chislam! Vous êtes toujours autour d'Olly, la petite dresseuse de chiens, qui est maigre comme un manche à balai. Il y a un mois encore, vous tombiez en extase pendant que je chantais ma romance et c'est bien l'amour qui vous poussait à cela, car je n'ai pas la voix très juste.
—J'ai fini par m'en apercevoir, mademoiselle Criquette. En outre, vous ne m'aimez pas. Vous vous jouez de moi par coquetterie.
—Ainsi, vous avez oublié la promesse de mariage que vous me fîtes et cette maison de campagne dans un village au bord de la Loire où nous devions passer notre lune de miel?
—Mademoiselle Criquette, j'ai décidé que si je me mariais, je me retirerais dans le Maine, mais le Maine des États-Unis d'Amérique.
—Et puis vous avez raison, allez, monsieur Chislam, car je ne vous aurais pas épousé avec votre bobine, votre bobine, votre bobine!...
Suivaient d'autres répliques, et en m'habillant je pensais: «Cette Française a un drôle d'accent. Elle a dû séjourner longtemps en Californie... Dieu! quelle prédilection elle marque pour le mot de bobine et que ce Chislam est inconstant! Mais ce boarding house, en somme, est une pension peu recommandable.»
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*  *
Le jour qui suivit, je fus brusquement éveillé comme je l'avais été la veille. Cette fois, la conversation s'échangeait en Italien et toujours avec le déplorable accent des Yankees de l'Ouest.
—Belle Locatelli, cédez à mon amour. Marions-nous! Nous renoncerons aux voyages et irons cacher notre bonheur dans une villa que j'achèterai en Californie, à San-Diégo. Je veux une vue sur la baie qui est admirable et nous cultiverons des orangers.
—C'est impossible, signor Chislam, je suis fiancée à un de mes compatriotes qui est officier à Bologne. Il n'a que sa solde et nous attendons, pour nous marier, que j'aie réuni la dot réglementaire.
—Ainsi, adieu, signorina Locatelli; un pauvre pitre comme moi n'espère point l'emporter dans votre cœur sur un brillant officier. Adieu, signorina. Et pour que vous soyez heureuse le plus tôt possible, permettez-moi de compléter la dot dont vous me parlez.
Je pensai:
«Ce singulier Lovelace est un brave homme; toutefois, sa manie du mariage quotidien est fort incommode: elle m'éveille en sursaut et bien avant l'heure où j'ai coutume de me lever.»
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*  *
Mais la nuit suivante je ne pus fermer l'œil. M. Ghislam s'entretenait avec un homme, en nouvel anglais des États-Unis et avec l'accent de l'Ouest.
—Oui, Chislam, vous n'êtes qu'un malheureux qui mourrez seul, sans famille, sans amour.
—Vous avez raison, Chislam, et il faut bien que je me résigne. J'ai amusé dans ma vie des millions d'êtres dans les cinq parties du monde et je n'ai pas trouvé une épouse.
—Chislam, vous avez été la joie universelle, le rire même du monde tout entier. C'était trop pour une femme. Ce qui est pour tous peut bien, par l'énormité, effrayer un seul.
—Ainsi, Chislam, moi qui me croyais le plus comique des hommes, j'en suis le plus navré!
—Hélas! Chislam, je pense comme vous! Votre fantaisie qui déchaînait une allégresse inouïe jusqu'alors chez tous les peuples n'a pas suffi pour qu'une simple fille vous trouvât aimable. Perdue dans le public, elle pouvait rire avec lui; mais si, en tête à tête, vous parliez d'amour, vous n'inspiriez plus qu'une infinie tristesse.
—C'est donc ainsi que va le monde, Chislam?
—Chislam, ainsi va le monde!
—Et je n'ai plus personne pour me consoler, Chislam, sinon moi-même.
—Personne, sinon vous-même, Chislam.
Ce dialogue mélancolique entre les mystérieux Chislam aurait vraisemblablement duré longtemps encore, si, impatienté, je n'avais frappé très fort contre la cloison qui me séparait de mon voisin, en criant:
—Gentlemen, il se fait tôt! il est temps de dormir.
Les deux Chislam se turent aussitôt et je tombai bientôt dans un profond sommeil.
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*  *
Mais, vers huit heures, quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, réveillé en sursaut, j'entendis que mon voisin avait repris son marivaudage matrimonial avec l'indépendante Olly, celle qui avait été la première dont j'eusse entendu la voix.
Je m'habillai le plus vite qu'il me fut possible et allai trouver la respectable hôtesse du boarding house:
—Il m'est impossible de dormir dans la chambre que vous m'avez donnée. Dès l'aube, mon voisin parle avec des visiteuses et la nuit il s'entretient avec des visiteurs.
—Vous avez le sommeil léger, monsieur. On vous donnera une autre chambre à un autre étage que celui où vous êtes logé.
«Votre voisin est un homme estimable.
«C'est le fameux comique Chislam Borrow. Il est né en Californie et ses tours, ses grimaces, les scènes que sa ventriloquie et sa hâte à changer de déguisement lui permettaient de jouer seul l'avaient rendu célèbre sur toute la terre. Il est très instruit et il connaît plusieurs langues.
«Puis, l'âge est venu avec la fortune. Chislam Borrow est maintenant un vieux célibataire. Il n'a ni parents ni amis. Il a pris pension ici, voici déjà trois ans, et ne parle à personne sinon avec lui-même. Sa ventriloquie lui fournit le moyen d'avoir de la compagnie quand il lui plaît.
«Il lui arrive souvent de converser avec une de celles qu'il aurait voulu épouser; parfois encore, il parle avec lui-même et ce sont ses dialogues les plus tristes.
«Chislam Borrow est bien à plaindre, monsieur, car vous le pensez comme moi, ces souvenirs bavards ne valent point, malgré leur variété, le simple langage d'une épouse dont les cheveux auraient blanchi en même temps que ceux de l'ancien comique, si désolé—et qui consolerait maintenant sa vieille vie...»
Quelque temps après je quittai Londres, sans avoir vu Chislam Borrow.
Au docteur Chapeyron
LA RENCONTRE AU CERCLE MIXTE
Après avoir gagné dans les mines de la Colombie une assez grosse fortune, l'ingénieur hollandais Van der Vissen s'embarqua pour Paris qu'il avait visité dans sa jeunesse. Il voulait s'y amuser à quarante-cinq ans, dont plus de vingt s'étaient écoulés en Amérique.
Van der Vissen était un homme de grande taille, blond, fort, querelleur, joueur et dépourvu de scrupules. Son établissement à Paris avait été le but de sa vie. Il pensait que les plaisirs que l'on y trouve sont supérieurs à ceux qui s'offrent aux voluptueux sur les autres points du globe.
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Le lendemain de son arrivée, l'ingénieur hollandais rencontra sur le boulevard un ancien ouvrier de Panama qui, vêtu en gentleman, paraissait fort cossu. Et, s'il n'avait pas fait fortune, il fréquentait où elle se défait, car il était devenu rabatteur d'un grand tripot, un cercle mixte qui fonctionnait toutes les nuits, non loin du Trocadéro. Décider Van der Vissen à s'y faire présenter fut une chose aisée. Attiré par la passion du jeu et celle des femmes, le Hollandais, qui avait dans son portefeuille, en billets de banque, tout ce qu'il possédait, vint, un soir, au cercle.
Les formalités ayant été facilitées par l'administration du tripot, Van der Vissen pénétra dans la salle de jeu où la partie battait son plein. Il se mit à jouer et, le hasard secondant son audace, il gagna d'abord avec une veine insolente. Ensuite, il prit la banque et, la chance tournant soudain, il connut la déveine la plus noire. Quand il céda la place, la malchance le poursuivit, et plus il perdait plus il s'entêtait à jouer gros jeu. Les billets de banque lui fondaient dans les doigts comme s'ils avaient été de neige. Puis, lorsqu'il fut décavé, il s'efforçait de ne point le montrer, et c'est en souriant qu'il essuyait la sueur de son visage.
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Près de lui, grande et souple, se tenait une jeune femme brune, aus yeux cernés, minaudière à souhait, élégante et couverte de bijoux. Van der Vissen l'observa. Elle jouait furieusement et gagnait tout ce qu'elle voulait.
La beauté de la femme et sa veine extraordinaire firent une vive impression sur l'esprit du Hollandais. Comme il s'était montré joueur et qu'il la fixait avec obstination, la belle joueuse lui sourit.
Van der Vissen la désira de toutes ses forces, elle, ses bijoux et le gain qu'elle emporterait. Ses instincts d'aventurier se réveillèrent. Il ressentait maintenant pour cette femme, son or et ses joyaux une passion folle qu'il fallait assouvir.
La vie d'aventures prolonge la jeunesse et Van der Vissen n'avait rien d'un vieillard. Avec une galanterie de sauvage, pleine de gaucherie, avec des phrases emphatiques, il attira la jeune femme et proposa de l'accompagner là où elle demeurait.
Elle répondait d'une voix langoureuse dont les inflexions enflammèrent davantage la passion du Hollandais.
Et mêlant les louanges aux promesses, il fit tant qu'à la fin ils partirent ensemble.
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Elle habitait, rue de la Pompe, un appartement élégant où, dès qu'ils y furent entrés et que la pièce dans laquelle ils pénétrèrent fut éclairée, Van der Vissen se renseigna sur la domesticité; mais la bonne était couchée dans son sixième.
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Ils se trouvaient maintenant dans un boudoir meublé de divans larges et bas, de poufs où l'on avait posé, pêle-mêle, des gants, des lettres, des boîtes de cigarettes égyptiennes, des livres de vers modernes.
Comme un joueur affolé qui, pour la première fois, se décide à tricher, Van der Vissen hésita un moment sur ce qu'il allait faire.
Puis, tandis que les bras levés devant la glace, la jeune femme enlevait son chapeau, il se jeta sur elle et tenta de la saisir au cou. Mais elle se retourna vivement et il reçut en pleine figure un coup de poing vraiment viril. En même temps, d'une voix mâle, n'ayant plus rien de commun avec celle qu'on avait affectée jusqu'alors, on injuria crûment l'ingénieur dans les termes les plus grossiers, les plus ignobles.
Il avait affaire à un jeune homme solidement musclé, qui pouvait, en faisant le chichi convenable à son infâme condition, singer la délicatesse d'une femmelette, mais qui, au moment de la lutte, était un peu là.
Et Van der Vissen désira encore cet être, quel qu'il fût.
Désespérément, puisqu'il n'avait plus rien à perdre, et qu'il avait dévoilé ses desseins, désespérément, il voulait au moins avoir le dernier mot dans cette aventure. Et une volupté épouvantable s'empara de lui tandis qu'ils se battaient sauvagement...
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Il y eut des cris, on entendit des coups de revolver. Et, le lendemain, on trouva ces étranges ennemis morts l'un près de l'autre, comme si le trépas seul pouvait être l'enfant criminel d'une passion si brutale, d'un aussi stérile amour.
À Jean Mollet
PETITES RECETTES DE MAGIE MODERNE
Le manuscrit suivant a été trouvé devant le bureau d'omnibus de la place Pereire, le 10 juillet de celle année.
Je le tiens à la disposition de son propriétaire s'il peut m'en faire la description exacte.
Je n'ai pas idée de la valeur réelle des recettes que l'on va lire. Mais elles m'ont paru suffisamment singulières pour exciter la curiosité.
L'industrie du magicien qui de nos jours s'élève aux proportions de l'un des arts les plus agréables, je dirais presque les plus utiles au monde élégant, la magie, a dû subir de nombreuses transformations pour sortir de l'ornière que le charlatanisme et la routine lui avaient tracée. L'abus que dans le dernier siècle on avait vu faire des tables tournantes, des médiums de toutes sortes, de l'hypnotisme, des cartes, de la chiromancie impromptue, du marc de café souvent nuisible à la santé comme en Turquie par exemple, avait fait naître des préventions fâcheuses et souvent exagérées. Le magicien avait été remplacé par la tireuse de cartes, quand ce n'était pas par la voyante.
Mais depuis que le magicien, dédaignant de rivaliser avec ces concurrents ridicules, demande à la science et aux beaux-arts des combinaisons surprenantes, se préoccupe avant tout de l'hygiène, étudie les matières premières, les coordonne d'une manière rationnelle, depuis enfin que la magie a revêtu des formes nouvelles en parfaite harmonie avec le bon goût et la raison, ces préventions ont beaucoup diminué. Elles disparaîtront complètement quand on voudra distinguer les créations à l'usage des théâtres et des fêtes travesties de celles destinées à la bonne compagnie. À ceux-là, les recettes à résultat immédiat, mais trop violent pour être durable. Aux salons, les combinaisons simples et suaves, les méthodes sérieuses qui, sans qu'il y paraisse, domptent le destin, qui, en un mot, confèrent la puissance et le talent.
L'art du magicien considéré à ce double point de vue, mérite l'estime et l'intérêt des gens sensés. J'espère en apporter une preuve dans ces recettes choisies à l'usage des gens du monde.
Pommade pour éviter les pannes en automobile
Elle est très facile à faire. On prend plusieurs écorces de melon, il n'est pas besoin d'acheter de chapeaux neufs, les vieux étant excellents pour cet usage; ces melons doivent être très mûrs en effet. Évitez le plus possible que les écorces ne s'imprègnent de votre odeur en les épluchant et pour cela trempez au préalable vos mains dans de la farine. Coupez les écorces par morceaux et mettez-les dans une corbeille au four. Quand elles auront perdu toute leur humidité, pilez-les dans un mortier et passez la poussière dans un tamis très fin. Mélangez enfin à une solution de graisse de cheval. Vous m'en direz des nouvelles.
Santonine des poètes
Il arrive parfois que tel ou tel jeune homme—presque un enfant—obtient un grand succès dans les salons avec ses vers ou ceux des autres, et l'on voudrait en faire autant.
Prenez un peu de santonine et vous ferez des vers; si la recette ne vous réussit point, allez à l'Institut Pasteur où l'on a étudié très sérieusement les helminthes et, en général, tout ce qui se rapporte à la versification.
Autre recette pour la poésie
On doit toujours porter avec soi un parapluie que l'on n'ouvrira point. Cette recette dévoilée par M. André B. lui aurait été confiée par notre cher M. P. F., prince des poètes.
N. B.—Cette recette des plus efficaces ne s'utilise pas facilement.
Vinaigre pour trouver les pièces de cent sous
Vous prendrez trois livres de glace en branches fraîchement cueillies. Vous les éplucherez et les étalerez pour les faire un peu sécher, ayant soin de les remuer de temps à autre de crainte qu'elles ne s'échauffent. Vous les mettrez ensuite infuser dans douze litres de bon vinaigre d'Orléans. Puis vous distillerez au bain-marie, feu modéré en commençant. Vous tirerez aisément huit litres de cette opération et les pièces de cent sous afflueront à merveille.
| Poudre antihygiénique | |
| pour avoir beaucoup d'enfants | |
| Haricots de l'année en poudre | 3 kg. | 
| Sucre tamisé | 1 kg | 
| Magnésie | 11 cg. | 
Parfumez le tout avec des pétales de roses sèches. Saupoudrez les draps de votre lit et ne vous levez point avant d'avoir réussi.
| Eau-de-vie pour bien parler | |
| Cresson de Para (spilanthus oleiacenus) fleuri et | |
| émondé de sa tige | 125 gr. | 
| Alcool à 33 degrés | 500 gr. | 
| Macaroni | 10 gr. | 
Agiter avant de s'en servir, puis s'en bien laver les pieds.
Conjuration pour gagner à la Bourse
Mangerez chaque matin un hareng saur en prononçant quarante fois avant et après l'opération: «Pèse et chique, trinque et bois.» Et au bout du dixième jour le diable sortira de la Bourse.
Recette pour la gloire
Portez sur vous quatre stylographes, buvez eau claire, ayez le miroir d'un grand homme et regardez-vous souvent dedans sans sourire.
Remède pour les arthritiques
Buvez gin à l'eau et en verrez l'effet avant deux mois.
FIN DE LA PETITE MÉTHODE
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Il est juste d'ajouter que des personnes dignes de foi, parmi lesquelles M. René Dalize, ont fait usage de quelques-unes de ces recettes et en ont reconnu la parfaite efficacité.
À Paul Lombard
LA CHASSE À L'AIGLE
Je me trouvais à Vienne, en Autriche, depuis huit jours. La pluie ne cessait de tomber, mais le temps était tiède, bien que l'on fût au cœur de l'hiver.
Je tins à visiter Schœnbrunn, et, plein d'émotion, parcourus le parc mouillé et mélancolique où erra ce tragique roi de Home tombé au rang de duc de Reichstadt.
Du haut de la Gloriette, dont le nom—diminutif ironique—devait le faire songer à la gloire de son père et de la France, je contemplai longtemps la capitale des Habsbourg et, la nuit venue, lorsque les lumières s'allumèrent, je me mis en route pour revenir à mon hôtel, situé au centre de la ville.
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Je m'égarai dans les faubourgs, et, après bien des détours, j'arrivai dans une rue déserte, large et mal éclairée. J'avisai une boutique et, quoiqu'elle fût très sombre et parût abandonnée, je me préparais à y entrer afin de demander mon chemin, quand mon attention fut attirée par un passant qui me dépassa en me bousculant légèrement. Il était petit de taille et une pèlerine d'officier flottait sur ses épaules. Je marchai plus vite et je le rattrapai. Il m'apparut de profil et dès qu'il me fut donné de distinguer ses traits, je reculai. Au lieu de face humaine, l'être qui se tenait à côté de moi avait un bec d'aigle recourbé, solide, épouvantable et infiniment majestueux.
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Surmontant mon effroi, je repris ma marche en avant, en examinant attentivement l'étrange personnage à corps humain supportant une tête d'oiseau rapace. Il se tourna aussi de mon côté et, tandis que ses yeux me fixaient, une voix chevrotante de vieillard prononça, en allemand, des paroles dont voici le sens:
«Ne craignez rien, monsieur. Je ne suis pas méchant. Je suis très malheureux.»
Hélas! la réponse me manqua, aucun son ne sortit de mon gosier, desséché par l'angoisse. La voix reprit, mais impérieuse et avec une nuance de mépris:
«Mon masque vous fait peur? Ma véritable face vous effrayerait davantage. Aucun Autrichien ne saurait la contempler sans terreur, car, je le sais, je ressemble parfaitement à mon grand-père...»
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À ce moment, une troupe envahit la rue, courant et criant; d'autres gens sortirent des boutiques et des têtes se penchèrent aux fenêtres. Je m'arrêtai et regardai derrière moi. Je vis que ceux qui venaient étaient des soldats, des officiers vêtus de blanc, des laquais en livrée et un Suisse gigantesque qui brandissait une longue canne à pommeau argenté. Quelques valets d'écurie couraient autour d'eux et portaient des torches enflammées. J'étais curieux de savoir quel pouvait être l'objet de leur poursuite et je portai mon regard du côté vers lequel ils se dirigeaient. Mais je ne vis devant moi que la silhouette fantastique de l'homme au masque en bec d'aigle qui fuyait, les bras écartés et la tête tournée comme s'il avait voulu se rendre compte du danger qui le menaçait.
Et, à cet instant, j'eus une vision précise et particulièrement émouvante.
Le fuyard, vu ainsi de dos, les coudes écartant la pèlerine et le bec profilé au-dessus de l'épaule droite, figurait parfaitement l'aigle héraldique qui meuble les armoiries de l'Empire Français. Ce prodige glorieux apparut une seconde à peine; néanmoins je connus que je n'avais pas été seul la dupe d'une illusion d'optique. Les chasseurs qui poursuivaient l'Aigle s'arrêtèrent, interdits, à son aspect, mais leur hésitation ne dura que le temps de l'apparition.
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Cependant, le pauvre oiseau humain détourna son bec et nous n'eûmes plus devant nous qu'un malheureux faisant des efforts désespérés pour échapper à des ennemis implacables. Ils l'eurent bientôt rejoint. À la lueur des torches, je vis leurs mains sacrilèges s'abattre sur l'Aigle traqué. Il cria des paroles qui m'affolèrent et me paralysèrent au point que je n'eus même pas la pensée de me porter à son secours.
Voici ce que signifiait son cri suprême:
—Au secours! Je suis l'héritier des Buonaparte...
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Mais des coups de poing s'abattirent sur son bec, sur sa tête et interrompirent sa plainte. Il tomba inanimé, et ceux qui l'avaient ainsi assommé le ramassèrent promptement et l'emportèrent en courant. Leur troupe disparut à un tournant. Je tentai de les rattraper, mais ce fut en vain et longtemps, à l'angle de la rue où ils s'étaient engagés, je demeurai immobile, regardant les lueurs vacillantes des torches qui s'éloignaient...
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Peu de temps après cette rencontre extraordinaire, j'allai en soirée chez un grand seigneur autrichien que j'avais connu à Paris. Il y avait là des femmes admirablement belles, beaucoup de diplomates et d'officiers. Je me trouvai un moment avec le maître de la maison qui me dit:
«Il court en ce moment à Vienne, avec persistance, une légende bizarre. Les journaux n'en parlent pas, car elle a un caractère trop manifestement absurde pour trouver créance auprès de quelqu'un de sensé. Toutefois, elle est de nature à intéresser les Français, et c'est pourquoi je veux vous la faire connaître. On prétend qu'un mariage secret aurait uni le duc de Reichstadt à une demoiselle de notre grande noblesse et qu'un fils issu de cette union aurait été élevé à l'insu même des familiers de la cour. Cet illustre personnage, héritier authentique de Napoléon Bonaparte, aurait ainsi vécu jusque dans un âge avancé et à en croire les bruits qui circulent, il serait mort, il y a deux ou trois jours à peine, dans des circonstances particulièrement tragiques, mais sur lesquelles manquent tous les détails...»
Je restai muet, ne sachant pas que répondre. Et, dans cette fête mondaine, j'évoquai la douloureuse apparition du vieil Aigle qui m'avait parlé et qui, portant sur sa face masquée par raison d'État le signe superbe d'une race auguste, était peut-être le fils de l'Aiglon.
À Blaise Cendrares
ARTHUR ROI PASSÉ ROI FUTUR
Le 4 janvier 2105, on vit dans les rues de Londres un Merveilleux Chevalier d'Airain Étincelant et Magnifique. Les passants pensèrent: «Quelle est cette mascarade?» et les femmes de toutes classes qui le virent frissonnèrent jusqu'à la racine des cheveux en chuchotant: «Le beau Baladin!» car elles le prenaient pour quelque montreur de tours.
Le bel inconnu se dirigea vers Buckingham Palace. À la grille, les gardes à cheval voulurent lui interdire le passage, mais le preux, d'un seul regard qu'il leur jeta, leur en imposa, et ils le laissèrent.
À la porte du palais, on demanda:
«Qui êtes-vous?»
Il répondit:
—Le Chevalier du Papegaut.
—Que demandez-vous?
—L'Aventure de ce Château.
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À ce moment, la fille du roi, avertie par une suivante de la venue du Chevalier Merveilleux, vint à la fenêtre et pensa défaillir à la vue du paladin. La suivante dut soutenir sa maîtresse et lui taper dans les mains, et en se remettant, la princesse regarda encore le Chevalier d'Airain, sans pouvoir en croire ses yeux. Tout à coup elle s'échappa, mince et légère comme une abeille, et fut trouver le roi. Georges IX, dit en Angleterre le Sonneux, parce que son visage était couvert de taches de rousseur comme si on l'avait trempé dans un sac de son, et appelé dans les pays de langue française le Breneux, par suite d'un détestable jeu de mots sur bran, qui signifie son en anglais, fut mis par sa fille au courant de l'arrivée du Merveilleux Chevalier d'Airain Étincelant et Magnifique. Le roi sourit, en disant que c'était sans doute quelque prestidigitateur qui demandait à faire des tours au château et qu'il n'avait pas à s'en occuper personnellement. Mais la princesse insista pour que son père fît monter le Chevalier.
Pour contenter sa fille, Georges IX céda. Il sonna et ordonna qu'on amenât le bouffon.
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Le Chevalier du Papegaut fut introduit auprès du roi, qui était assis dans un bon vieux fauteuil, les jambes croisées. À sa vue, Georges IX, ébloui, se leva et demanda:
«N'êtes-vous pas le bouffon?»
Le Chevalier du Papegaut, l'air froissé, répondit:
«Je suis votre roi.»
Georges IX se prépara à boxer, mais la princesse sa fille s'avança, cambrée, un poing sur la hanche, vers le Chevalier en disant:
«Et moi je serai la reine.»
Georges cria:
«À l'anarchiste!»
Et de toutes parts, à cet appel, les offciers, les chambellans, les pages et la valetaille accoururent. Parmi ceux qui vinrent, il y eut aussi un vieux valet de chambre qui était fort savant et qui avait lu autant de romans de chevalerie que Don Quichotte; ce vieillard, en apercevant le Chevalier, ne put s'empêcher de s'écrier:
«Est-ce Arthur?
«Roi passé.
«Roi futur.»
Et celui-ci dit gravement, tandis qu'il pressait chastement la princesse sur sa poitrine:
«Je suis Arthur, votre roi, fils d'Igerne, frère d'Uter Pandragon, et je tins cour jadis à Camalot. Je suis ressuscité, et depuis quelques jours je suis venu à pied jusqu'ici, ne me montrant qu'à des paysans, qui me prirent pour une apparition et desquels, en ce peu de temps, grâce à mes dons naturels, j'ai appris à m'exprimer en votre langage.»
Si Arthur ne dit pas un mot de son épouse Genièvre, c'est d'abord parce qu'il en était veuf et se trouvait avoir une nouvelle fiancée dans les bras. Et puis aussi parce que cette reine l'avait fait cocu.
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Georges appela un page qui, après avoir écouté son maître, fit diligence. Quelques moments après, un médecin et un orfèvre furent introduits dans la salle. Georges IX les prit à part et leur parla fort bas. Le médecin, qui ressemblait à M. J.cqu.s C.p... dans le rôle de Thomas Pollock Nageoire, et l'orfèvre, dont la figure rappelait celle de M. F.l.x F.n..n, s'approchèrent ensuite du Chevalier d'Airain et le saluèrent. Le paladin sourit, il ôta son armure et laissa le médecin étudier curieusement différentes parties de son corps vigoureux, tandis que l'orfèvre examinait le travail des métaux qui le vêtaient. Le premier, le médecin se tourna vers Georges IX et lui dit, après avoir épuisé les formules d'usage:
«Sire, ce gentilhomme est certainement d'une origine plus ancienne qu'il n'est possible d'imaginer. Je ne serais même pas étonné s'il m'assurait avoir vu le jour avant Sésostris. Sa chair est plus antique que la plus vieille carne d'éléphant plusieurs fois centenaire; c'est à peine si un bifteck de mammouth congelé dans les glaces éternelles du nord de la Sibérie peut se comparer, pour sa saine vieillesse, à ces fesses miraculeuses.»
Et, disant cela, il tapotait le derrière du Chevalier.
L'orfèvre fut moins explicite:
«Évidemment, disait-il, ces armes paraissent de l'époque, mais je dois ajouter que j'en ai déjà fabriqué dans ce goût qui sont honorablement exposées dans plusieurs musées réputés. Pourtant, si ce gentilhomme est aussi vieux que le prétend le médecin, il n'y a point de raison pour que les armes ne soient point antiques elles-mêmes.»
Mais à ce moment arriva une réponse à un télégramme que le page avait lancé, selon l'ordre de Georges IX. Celui-ci, après avoir lu le télégramme à voix basse, prononça ces paroles:
«Ce télégramme lève tous mes doutes. En voici la teneur:—Tombeau Arthur vide.»
Il mit un genou à terre et dit:
—Sire, je vous rends votre royaume et ne veux être que le plus loyal de vos sujets. Vous me comblez d'honneur en faisant de ma fille la reine.
—À ce propos, dit Arthur en relevant le roi détrôné, je vais commencer par me marier.
Et tandis que les assistants criaient: «Hourah! longue vie au roi Arthur! longue vie à la reine!» des hérauts couraient dans Londres annoncer la nouvelle au peuple.
L'abdication de Georges IX fut bientôt connue dans le monde entier. Pendant ce temps, Arthur se mariait, il passa une nuit de noces délicieuse.
Au réveil, après de nouveaux ébats innombrables et indescriptibles, Arthur fît venir un tailleur qui lui prit mesure pour des vêtements modernes. Comme on pense, il n'y eut pas de couronnement à Westminster, Arthur étant roi depuis des siècles. On célébra seulement dans les églises catholiques du royaume des services funèbres comme il convenait pour l'âme de la défunte reine Genièvre et pour celle de Lohok, le fils du roi Arthur qui l'engendra de la belle demoiselle Lisanoz, avant qu'il n'épousât la reine. Ce Lohok eut une vie assez malheureuse. Il avait tenté l'aventure du château de la Douloureuse-Garde et échoua comme firent beaucoup d'autres chevaliers. Il fut délivré par Lancelot et mourut d'une maladie prise dans les prisons du château.
Les jours suivants furent employés par le roi Arthur à écouter les historiens du royaume, qui firent un récit succinct de ce qui s'était passé depuis sa mort, et la vie reprit son cours ordinaire cette année même 1914, à la date du 1er avril, où j'écris cette chronique, Georges V régnant en Angleterre, et M. Raymond Poincaré, présidant à la troisième République Française, cependant que Paul Fort, prince des poètes, visite ses peuples des régions les plus reculées de la Scythie, et qu'étendu sur un divan du salon où je me tiens, mon ami André Billy ronfle avec art.
À José Théry
L'AMI MÉRITARTE
L'ami Méritarte, qui voyait dans l'homme un animal artistique, s'efforçait de créer un art culinaire qui satisfit non seulement l'appétit et la gourmandise, mais s'adressât encore à l'intelligence comme font les autres arts.
Il y a près de deux ans que, dans sa petite salle à manger donnant sur la cour, au cinquième, rue Nollet, nous savourâmes à quatre le spectacle émouvant du premier drame comestible.
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Les hors-d'œuvre, composés d'andouille de Vire et de filets de harengs saurs, avaient une apparence sinistre qui nous serrait le cœur tout en éveillant notre appétit, et la funèbre soupe aux lentilles qui parut ensuite ne laissait point de nous inquiéter touchant la façon dont se terminerait cette singulière fête. On craignait un coup de théâtre. Il eut lieu sous forme d'un canard à la rouennaise dont les sanglants lambeaux, que les convives dévorants se disputaient entre eux, eurent l'effet dramatique qu'on en attendait. Et lorsque après une lugubre salade Rachel, composée des pommes de terre les plus jaunes et des truffes les plus noires, l'ami Méritarte eut, d'un air déterminé, troublé notre âme par les détonations d'un grand nombre de bouteilles de champagne, l'émotion fut à son comble, et comme il n'y eut ni fromage ni dessert d'aucune sorte, mais seulement un peu de café tiède sans sucre, nous partîmes dans un état de malaise difficile à décrire, et l'impression que nous causa ce premier drame culinaire ne disparaîtra jamais de nos mémoires.
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Quelque temps après cette sombre tragédie, l'ami Méritarte nous convia à un régal de comédie. Il y eut d'abord une soupe madrilène à la glace qui provoqua des sourires. Mais tout le monde éclata de rire quand notre hôte nous eut renseignés sur l'origine taurine des criadillas qui suivirent. Les plaisanteries reprirent de plus belle autour d'une tête de veau dont la bouffonnerie nous plut au point que nous ne laissâmes que le persil dont on l'avait parée. Un gigot bien saignant ne fut pas moins goûté, l'ail qui le parfumait et les haricots de Soissons sur lesquels il reposait mollement nous ayant paru des ressorts éminemment comiques. Bref, nous rîmes comme des bossus, et le petit vin blanc que nous versait Méritarte favorisait notre gaîté.
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Mais l'ami Méritarte voulait élever son art jusqu'au lyrisme. Il nous servit, un soir, un potage aux vermicelles, des œufs à la coque, une salade de laitue aux fleurs de capucines et du fromage à la crème. Nous déclarâmes que c'était là de la poésie sentimentale et, dépité, l'ami Méritarte affirma qu'il s'élèverait jusqu'au ton de l'ode. Il est vrai qu'un mois plus tard il nous servait un cassoulet par lequel son art atteignait enfin au sublime. Il s'essaya même à l'épopée, avec une bouillabaisse dont la saveur méditerranéenne nous rappela sur-le-champ les poèmes d'Homère.
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Mais que devînmes-nous lorsque l'ami Méritarte nous annonça qu'il se livrait désormais à la philosophie et qu'il nous invitait à devenir ses disciples le jeudi suivant. Nous fûmes exacts au rendez-vous, mais à voir nos mines inquiètes, on eût deviné que la métaphysique des fourneaux nous inspirait peu de confiance. Nous avions raison, car on servit un plat d'os de bœuf dont nous eûmes bien de la peine à retirer la moelle; il y eut encore des têtes de lapin que nous dûmes briser pour en sucer la cervelle; en fait de dessert, on eut des amandes, des noix, et, comme c'était le jour des Rois, un gâteau dont la fève ne servit point à désigner un monarque, mais évoquait simplement la sagesse pythagoricienne, à la fin de ce banquet philosophique.
On craignait que, désabusé, l'ami Méritarte ne se réfugiât dans une sorte de dévotion, à la faveur de quoi il nous eût servi des repas mystiques. Nous nous trompions: Méritarte, qui s'était élevé jusqu'à l'épopée, descendit jusqu'au roman et finit par épouser sa cuisinière, qui était une belle fille. Ayant abandonné ses fourneaux, la nouvelle Mme Méritarte, qui s'accommodait mal de n'avoir plus rien à faire, se mit à tromper son mari outre mesure. Pendant quelque temps, celui-ci sembla avoir renoncé à son art. Mais, un jour, il décida de donner un grand dîner satirique auquel il n'invita que les amants de sa femme.
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Nous étions là une dizaine de personnes outre Méritarte et sa femme, Le repas fut aussi dramatique que possible: potage funèbre, viandes saignantes, etc. On servit des champignons, dont, je ne sais par quel hasard, je m'abstins de manger. Le plat était copieux et tout le monde s'en régala, sauf moi qui les laissai sur mon assiette. Et bien m'en prit, car, dès la fin du repas, les convives, y compris l'ami Méritarte, pâlirent, se plaignirent de douleurs épouvantables et moururent dans la nuit, empoisonnés par les champignons vénéneux.
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Ainsi, la satire de l'ami Méritarte atteignit véritablement son but et tua ceux qui en étaient l'objet, y compris lui-même qui était las de la vie et qui croyait avoir épuisé toutes les ressources de son art.
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Pour ma part, j'ai souvent tenté d'initier des cuisiniers à ce sublime culinaire qu'avait découvert l'ami Méritarte, mais ils ne m'ont point compris. De longtemps encore, pensé-je, les tentatives artistiques de cet homme de génie ne seront pas reprises. Cependant, tous les domaines de cet art nouveau n'ont pas été explorés et, pour ma part, j'ai toujours été étonné en pensant que l'ami Méritarte n'eût rien tenté dans le genre historique. Il est vrai que ce n'était nullement un érudit ni un savant, mais avant tout un homme d'imagination, un poète tout particulièrement doué pour le genre satirique.
À la mémoire d'André Dupont
CAS DU BRIGADIER MASQUÉ
c'est-à-dire
LE POÈTE RESSUSCITÉ
Le nouveau Lazare se secoua comme un chien mouillé et quitta le cimetière. C'était trois heures de l'après-midi et partout on collait les affiches relatives à la mobilisation.