Le renard
The Project Gutenberg eBook of Le renard
Title: Le renard
Author: Johann Wolfgang von Goethe
Translator: Édouard Grenier
Release date: January 13, 2006 [eBook #17509]
Most recently updated: June 28, 2020
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
LE RENARD
par
GŒTHE
traduit par ÉDOUARD GRENIER.
COLLECTION HETZEL & LÉVY.— PARIS, MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS, Rue Vivienne, 2.
BRUXELLES.—TYP. DE Veuve J. VAN BUGGENHOUDT, Rue de Schaerbeck, 12.
1858
PREMIER CHANT.
La Pentecôte, cette fête charmante, était arrivée; les champs et les bois se couvraient de verdure et de fleurs; sur les collines et sur les hauteurs, dans les buissons et dans les haies, les oiseaux, rendus à la joie, essayaient leurs gaies chansons; chaque pré fourmillait de fleurs dans les vallées odorantes; le ciel brillait dans une sérénité majestueuse et la terre étincelait de mille couleurs.
Noble, le roi des animaux, convoque sa cour; et tous ses vassaux s'empressent de se rendre à son appel en grand équipage; de tous les points de l'horizon arrivent maints fiers personnages, Lutké la grue et Markart le geai, et tous les plus importants. Car le roi songe à tenir sa cour d'une manière magnifique avec tous ses barons; il les a convoqués tous ensemble, les grands comme les petits. Nul ne devait y manquer et cependant il en manquait un: Reineke le renard, le rusé coquin, qui se garda bien de se rendre à l'appel, à cause de tous ses crimes passés. Comme la mauvaise conscience fuit le grand jour, le renard fuyait l'assemblée des seigneurs. Tous avaient à se plaindre; ils étaient tous offensés; et, seul, Grimbert le blaireau, le fils de son frère, avait été épargné.
Ce fut le loup Isengrin qui porta le premier sa plainte, accompagné de ses protecteurs, de ses cousins et de tous ses amis. Il s'avança devant le roi et soutint ainsi l'accusation: «Très-gracieux seigneur et roi, écoutez mes griefs! Vous êtes plein de grandeur et de noblesse; vous faites à chacun justice et merci: veuillez donc être touché de tout le mal que j'ai souffert, à ma grande honte, de la part de Reineke. Mais, avant tout, soyez touché du déshonneur qu'il a jeté si souvent sur ma femme et des blessures qu'il a faites à mes enfants; hélas! il les a couverts d'ordures d'une matière si corrosive, qu'il y en a encore trois à la maison qui souffrent d'une cruelle cécité. Il est vrai que, depuis longtemps, il a été question de ce crime: on avait même fixé un jour pour mettre ordre à de pareils griefs; il offrit de faire tous les serments; mais bientôt il changea d'avis et courut s'enfermer dans sa forteresse; c'est ce que savent trop bien tous les hommes qui m'entourent ici. Seigneur, il me faudrait bien des semaines pour raconter rapidement tous les maux que le brigand m'a faits. Quand toute la toile que l'on fait à Gand deviendrait du parchemin, elle ne pourrait pas contenir tous les tours qu'il m'a joués; aussi je les passe sous silence. Mais le déshonneur de ma femme me ronge le cœur; j'en tirerai vengeance, quoi qu'il arrive.»
Lorsque Isengrin eut ainsi tristement parlé, on vit s'avancer un petit chien qui s'appelait Vackerlos; il parlait français et raconta combien il était pauvre et qu'il ne lui restait rien au monde qu'un petit morceau d'andouille et que Reineke le lui avait pris! Alors le chat Hinzé, tout en colère, s'élança d'un bond et dit: «Grand roi, que personne ne se plaigne du mal fait par le scélérat plus que le roi lui-même. Je vous le dis, dans cette assemblée, il n'y a personne ici, jeune ou vieux, qui doive craindre ce criminel autant que vous. Quant à la plainte de Vackerlos, elle ne signifie rien; il y a des années que cette affaire est arrivée; c'est à moi qu'appartenait cette andouille. J'aurais dû me plaindre alors; j'étais allé chasser; chemin faisant je fis une ronde de nuit dans un moulin; la meunière dormait, je pris tout doucement une andouille, je l'avouerai; mais, si Vackerlos y eût jamais quelque droit, il le doit à mon adresse.»
La panthère dit: «À quoi bon ces plaintes et ces paroles? elles ne servent à rien; le mal est assez constaté. C'est un voleur, un assassin, je le soutiens hardiment. Ces messieurs le savent bien; il est artisan de tout crime. Tous les seigneurs, et le roi lui-même, viendraient à perdre fortune et honneur, qu'il en rirait s'il y gagnait seulement un morceau de chapon gras. Que je vous raconte le tour qu'il a fait hier à Lampe le lièvre; le voici devant vous, cet homme qui n'offensa jamais personne. Reineke joua le dévot et s'offrit à lui enseigner rapidement tous les chants d'église et tout ce que doit savoir un sacristain; ils s'assirent en face l'un de l'autre et commencèrent le Credo. Mais Reineke ne pouvait pas renoncer à ses anciennes pratiques: au milieu de la paix proclamée par notre roi et malgré son sauf-conduit, il tint Lampe serré dans ses griffes et colleta astucieusement l'honnête homme. Je passais près de là ; j'entendis leur chant, qui, à peine commencé, cessa tout à coup; je m'en étonnai. Mais, lorsque j'arrivai près d'eux, je reconnus Reineke; il tenait Lampe par le collet, et certes il lui eût ôté la vie si, par bonheur, je n'étais pas allé par là . Le voilà ! regardez les blessures de cet homme pieux. Et maintenant, sire, et vous, seigneurs, souffrirez-vous que la paix du roi, son édit et son sauf-conduit soient le jouet d'un voleur? Oh! alors le roi et ses enfants entendront encore longtemps les reproches des gens qui aiment le droit et la justice!»
Isengrin ajouta: «Il en sera ainsi et malheureusement Reineke ne changera pas. Oh! que n'est-il mort depuis longtemps! ce serait à souhaiter pour les gens pacifiques; mais, si on lui pardonne encore cette fois, il dupera audacieusement ceux qui s'en doutent le moins maintenant.»
Le neveu de Reineke, le blaireau, prit maintenant la parole et défendit courageusement Reineke, dont la fausseté pourtant était bien connue: «Seigneur Isengrin, dit-il, le vieux proverbe a bien raison: «N'attends rien de bon d'un ennemi.» Vraiment mon oncle n'a pas à se louer de vos discours; mais cela vous est facile. S'il était comme vous à la cour et qu'il jouit de la faveur du roi, vous pourriez vous repentir d'avoir parlé si malignement de lui et d'avoir renouvelé ces vieilles histoires. En revanche, ce que vous avez fait de mal à Reineke vous l'oubliez et cependant, plus d'un seigneur le sait, vous aviez fait un pacte et juré de vivre en bons compagnons. Voici l'histoire: vous verrez à quels dangers il s'est exposé, un hiver, à cause de vous. Un voiturier passait la route, conduisant une cargaison de poisson; vous l'aviez flairé et vous auriez voulu pour beaucoup goûter de sa marchandise. Malheureusement, l'argent vous manquait. Vous vîntes trouver mon oncle; vous le décidez et il s'étend sur le chemin comme s'il était mort. Par le ciel! c'était une ruse bien audacieuse. Mais attendez, vous verrez quelle fut sa part du poisson. Le voiturier arrive et voit mon oncle dans l'ornière: il tire vivement son couteau pour l'éventrer. Le prudent Reineke ne bouge pas plus que s'il était mort; le voiturier le jette sur son chariot et se réjouit de sa trouvaille. Oui, voilà ce que mon oncle a osé pour Isengrin! Tandis que le voiturier continuait sa route, Reineke jetait les poissons en bas; Isengrin venait de loin tout à son aise et mangeait les poissons. Cette manière de voyager ne plut pas longtemps à Reineke. Il se leva, sauta à bas et vint demander sa part du butin; mais Isengrin avait tout dévoré, et si bien, qu'il en pensa crever; il n'avait laissé que les arêtes, qu'il offrit, du reste, à son ami. Voici un autre tour que je veux aussi vous raconter: Reineke avait appris qu'il y avait chez un paysan un cochon gras, tué le jour même, pendu au clou; il le dit fidèlement au loup. Ils partent ensemble pour partager loyalement le profit et les dangers; mais la peine et le danger furent pour Reineke seul; car il s'introduisit par la fenêtre et à grande peine jeta la proie commune au loup resté au dehors. Par malheur, il y avait là tout près des chiens qui flairèrent Reineke dans la maison et le houspillèrent d'importance; il leur échappa tout blessé, alla bien vite trouver Isengrin, lui raconta ses malheurs et demanda sa part du butin: «Je t'ai gardé un délicieux morceau,» lui dit celui-ci: «tu n'as qu'à t'y mettre et le bien ronger, tu m'en diras des nouvelles!» Et il lui apporta le morceau: c'était le crochet en bois après lequel le paysan avait pendu le cochon; le rôti tout entier, ce morceau de roi, avait été dévoré par le loup, aussi injuste que glouton. Reineke, suffoqué de colère, ne put rien dire; mais ce qu'il pensait, vous le pensez bien vous-même. Sire, certainement le loup a fait plus de cent pareils tours à mon oncle; mais je les passe sous silence. Si Reineke est mandé devant vous, il saura bien mieux se défendre; en attendant, très-gracieux roi et noble souverain, j'oserai faire une remarque: vous avez entendu, et ces seigneurs aussi, de quelle manière insensée Isengrin a parlé de sa femme et de son déshonneur, qu'il devrait protéger au prix de ses jours. Il y a sept années révolues, mon oncle a donné son amour à la belle Girmonde; c'était à la danse, par une belle nuit d'été; Isengrin était en voyage. Je le raconte comme je le sais. Amicalement et poliment elle a été mise plus d'une fois à sa disposition, et qu'y a-t-il à ajouter? Elle ne s'en est jamais plainte: elle s'en trouve même très-bien: mais lui, quelle figure fait-il? S'il était sage, il se tairait sur ce chapitre, qui ne peut lui rapporter que de la honte. Allons plus loin, continua le blaireau: maintenant c'est le conte du lièvre! pur bavardage! Est-ce que le maître ne doit pas châtier l'écolier quand il manque d'attention et de mémoire? ne doit-on pas punir les enfants? et, si on leur passait leur légèreté et leur méchanceté, comment élèverait-on la jeunesse? Qu'y a-t-il encore? Vackerlos se plaint d'avoir perdu une andouille, en hiver, derrière un buisson; il ferait bien mieux de dévorer son chagrin en silence. Car nous venons de l'entendre, elle était volée: ce qui vient de la flûte retourne au tambour; et qui peut faire un crime à mon oncle d'avoir pris au voleur un bien volé? Il faut que les gentilshommes de haute naissance corrigent les voleurs et s'en fassent craindre. Oui, il l'eût pendu alors, qu'il eut été pardonnable; mais il lui laissa la liberté par respect pour le roi; car au roi seul appartient le droit de vie et de mort. Mais mon oncle ne doit compter que sur peu de reconnaissance, quelle que soit son exactitude à faire le bien et à s'abstenir du mal. Depuis que la paix du roi a été proclamée, personne ne l'observe comme lui. Il a changé sa vie, ne mange qu'une fois par jour, vit comme un ermite, se mortifie, porte une haire sur la peau et se prive depuis longtemps de viande et de gibier, comme me le racontait encore hier quelqu'un qui venait de le voir. Il a quitté Malpertuis, son château fort; il se bâtit un ermitage pour y demeurer. Vous verrez vous-même comme il est maigre et pâle par suite de l'abstinence, et des autres pénitences que son repentir lui a imposées. Peu lui importe que chacun lui jette la pierre. Il n'a qu'à venir, il se défendra et confondra tous ses accusateurs.»
Lorsque Grimbert eut fini, parut Henning le coq, entouré de toute sa famille, au grand étonnement de l'assemblée. Sur une bière en deuil, derrière lui, on portait une poule sans tête. C'était Gratte-Pied la meilleure des couveuses. Hélas! son sang coulait et c'était Reineke qui l'avait répandu. Maintenant, il s'agissait de le faire savoir au roi. Le brave Henning parut donc devant le roi, la douleur peinte dans tout son être; il était accompagné de deux coqs également en deuil: l'un s'appelait Kreyant, il n'y avait pas de meilleur coq entre la Hollande et la France; l'autre ne lui cédait en rien, il avait nom Kantart; c'était un fier et honnête compagnon; tous deux portaient un cierge allumé; c'étaient les frères de la victime. Ils appelèrent la vengeance du ciel sur l'assassin. Deux coqs plus jeunes portaient la bière et l'on entendait de loin leurs gémissements. Henning prit la parole: «Très-gracieux seigneur et roi! nous déplorons une perte irréparable. Prenez pitié du mal qui m'est fait, à moi et à mes enfants. Vous voyez l'œuvre de Reineke! Lorsque l'hiver fut passé, que les feuilles et les fleurs nous invitaient à la joie, je m'enorgueillissais de ma famille, qui passait si gaiement les beaux jours avec moi; dix jeunes fils et quatorze filles, tous pleins de vie! ma femme, cette poule excellente, les avait élevés en un été. Tous étaient forts et contents; ils trouvaient chaque jour leur nourriture dans une place bien abritée. C'était la cour d'un riche monastère; un mur élevé nous défendait; et six grands chiens, les vaillants gardiens de la maison, aimaient mes enfants et protégeaient leur vie. Mais Reineke le voleur était désolé de nous voir passer, en paix, d'heureux jours à l'abri de ses ruses. Il rôdait toujours la nuit au pied du mur et écoutait aux portes; mais les chiens le flairaient et alors il n'avait qu'à courir! Enfin, une fois ils l'attrapèrent et le houspillèrent rudement; mais il put s'échapper et nous laissa quelque temps en repos. Maintenant, écoutez bien! Quelques jours après, le voilà qui arrive en ermite, et me remet une lettre ornée d'un cachet. Je le reconnus: c'était votre cachet et je lus dans la lettre que vous aviez ordonné la paix aux animaux et aux oiseaux. Il m'apprit qu'il était devenu un ermite, et qu'il avait fait vœu d'expier des péchés dont il confessait l'énormité. Personne ne devait donc plus se défier de lui; il avait promis devant Dieu de ne plus manger de viande. Il me fit examiner son froc, toucher son scapulaire. Il me montra, de plus, un certificat donné par le prieur, et, pour m'inspirer plus de confiance encore, la haire qu'il portait sous son froc. Puis il partit en disant: «Que la bénédiction du ciel soit avec vous! il me reste encore beaucoup à faire aujourd'hui; j'ai encore à lire None et Vêpres.» Il lisait en marchant. Mais il ne pensait qu'au mal: il méditait notre perte. Le cœur joyeux, j'allai bien vite raconter à mes enfants la bonne nouvelle que contenait votre lettre; ils se réjouirent tous. Puisque Reineke était devenu ermite, nous n'avions plus de soucis, plus de crainte. Je sortis avec eux de l'autre côté du mur. Nous jouissions tous de notre liberté. Mais bien mal nous en prît. Reineke était tapi en embuscade dans un buisson; il en sort d'un bond et nous barre la porte; il saute sur le plus beau de mes fils et l'emporte avec lui, et, une fois qu'il en eut tâté, il n'y eut plus rien à faire; à toute heure, le jour, la nuit, il renouvela ses tentatives, et ni chiens ni chasseurs ne purent nous préserver de ses ruses. C'est ainsi qu'il m'enleva presque tous mes enfants. De plus de vingt, il m'en reste cinq; il m'a pris tous les autres. Oh! prenez pitié de ma douleur amère! hier encore, il m'a tué ma fille; les chiens ont sauvé son cadavre. Regardez, la voilà ! c'est lui qui a fait le crime. Que ce spectacle vous touche le cœur!»
Alors le roi dit: «Approche, Grimbert, et regarde. Voilà donc comment l'ermite pratique le jeûne et comme il fait pénitence! Si je vis encore une année, je promets qu'il s'en repentira! Mais à quoi servent les paroles? Écoutez, malheureux Henning! Votre fille recevra tous les honneurs qui sont dus aux morts. Je lui ferai chanter Vigile et la ferai ensevelir en grande pompe: puis nous discuterons avec ces seigneurs le châtiment que mérite le meurtrier.»
Alors le roi ordonna de chanter Vigile. Le même peuple entonna: Domino placebo. On en chanta tous les versets. Je pourrais vous raconter qui a chanté la Leçon et qui les Réponses; mais cela durerait trop longtemps et nous nous en tiendrons là . Le corps fut déposé dans un tombeau; l'on éleva dessus un beau marbre, poli comme du verre, taillé à quatre faces en pyramide, et l'on pouvait y lire en grosses lettres: «Gratte-Pied, fille de Henning le coq, la meilleure des poules couveuses: personne ne sut mieux pondre et gratter plus habilement la terre. Hélas! elle repose ci-dessous. Le meurtrier Reineke l'a ravie à la tendresse des siens. Que tout le monde apprenne sa perfidie et sa méchanceté et pleure le sort de la défunte.»—Telle était son épitaphe.
Après la cérémonie, le roi convoqua les plus sages pour tenir conseil avec eux sur le moyen de punir le méfait dont on leur avait mis des preuves si claires devant les yeux. Ils décidèrent qu'il fallait envoyer un messager au rusé criminel, et que sous peine de vie il eût à comparaître à la cour du roi le premier dimanche qu'elle se rassemblerait; on nomma pour messager Brun l'ours. Le roi dit à l'ours: «Votre roi vous recommande d'accomplir votre message diligemment. Mais soyez prudent; car Reineke est faux et malin. Il n'est sorte de ruse qu'il n'emploiera. Il vous flattera, il vous mentira; pour vous duper, tout lui sera bon.—Oh! pas du tout, répliqua l'ours avec assurance, soyez tranquille! Si jamais il a l'impudence de tenter rien de pareil avec moi, je jure de par Dieu que je le lui ferai payer si cher, qu'il n'aura garde de ne pas venir!»
DEUXIÈME CHANT.
C'est ainsi que Brun l'ours s'en alla fièrement à la recherche de Reineke. Il rencontra d'abord un désert sablonneux qui n'en finissait pas. Quand il l'eut traversé, il arriva dans les montagnes où Reineke avait coutume de chasser; la veille encore, il s'y était livré à ce divertissement. Mais il lui fallut aller jusqu'à Malpertuis, résidence magnifique de Reineke. De tous les châteaux, de toutes les forteresses qui lui appartenaient, Malpertuis était le plus sûr donjon. Reineke s'y retirait aussitôt qu'il avait à craindre quelque attaque. Brun monta au château et trouva la porte d'entrée fermée à triples verrous. Il se recula un peu et se prit à réfléchir; enfin, il se mit à crier: «Mon neveu, êtes-vous à la maison? C'est Brun l'ours qui vient comme messager du roi. Car le roi a donné sa parole de vous faire comparaître en jugement à la cour; c'est moi qui dois venir vous chercher afin que justice soit faite à tous; sinon, il vous en coûtera la vie; car, si vous ne bougez pas, vous êtes menacé de la roue et de la potence. C'est pourquoi prenez le meilleur parti, venez et suivez-moi; autrement, il pourrait vous en repentir.»
Reineke entendit tout ce beau discours du commencement jusqu'à la fin sans broncher ni donner signe de vie. Il se disait: «N'y aurait-il pas moyen de faire payer cher à ce lourdaud son orgueilleuse éloquence? Songeons-y un peu.» Il descendit dans les caves du château, dont les fondements avaient été bâtis avec beaucoup d'art. Il s'y trouvait des trous et des cavernes avec des corridors longs et étroits et quantité de portes qu'on ouvrait et fermait suivant les nécessités du moment. Apprenait-il qu'on le recherchât pour quelque méfait, il trouvait là le meilleur asile. Souvent aussi de pauvres animaux s'étaient laissé prendre dans ces méandres, et étaient devenus la proie du brigand. Reineke avait bien entendu le discours de l'ours; mais, avec sa prudence habituelle, il craignit qu'il n'y eût quelque embuscade derrière le messager. Mais, quand il se fut assuré que l'ours était bien venu tout seul, il sortit et dit: «Soyez le bienvenu, mon très-digne oncle! Pardonnez-moi si je vous ai fait attendre; je lisais mon bréviaire. Je vous remercie d'avoir pris la peine de venir. Car certainement cela ne me sera pas inutile à la cour; je l'espère du moins. Mon cher oncle, soyez le bienvenu à toute heure! En attendant, que le blâme retombe sur ceux qui vous ont commandé ce voyage; car il est long et périlleux! Ô ciel! comme vous êtes échauffé! vos poils sont couverts de sueur, et vous respirez à peine. Est-ce que le roi n'avait pas d'autre messager que le plus noble de ses seigneurs, celui dont il fait le plus de cas? Mais il devait sans doute en être ainsi pour mon plus grand bien; je vous en prie, protégez-moi à la cour, où l'on m'a tant calomnié. Mon intention était de m'y rendre librement demain, malgré le mauvais état de ma santé, et c'est encore mon projet; aujourd'hui, je suis trop mal pour me mettre en voyage. J'ai eu le malheur de trop manger d'un aliment qui ne convient guère; car il me donne de terribles coliques.—Qu'est-ce donc? lui demanda Brun. L'autre reprit: «À quoi bon vous le raconter? La vie n'est pas facile ici; mais je prends mon mal en patience; ce n'est pas tous les jours fête! et, quand il n'y a rien de mieux pour moi et les miens, ma foi, nous mangeons des rayons de miel, il y en a toujours tant qu'on en veut. Mais je n'en mange que par nécessité; me voilà maintenant tout enflé, et ce n'est pas étonnant! j'ai avalé cette drogue-là à contre-cœur. Si je puis jamais m'en passer, du diable si j'en mange encore!—Eh! qu'ai-je entendu, mon neveu? reprit l'ours; faites-vous donc ainsi fi du miel que tant d'autres recherchent? Le miel, faut-il vous le dire? est le meilleur des aliments, du moins pour moi. Vous n'avez qu'à m'en donner, vous ne vous en repentirez pas! je serai encore plus à votre service. —Vous plaisantez, dit l'autre.—Non, vraiment, répond l'ours, je parle très-sérieusement.—S'il en est ainsi, reprend le renard, il m'est facile de vous être agréable; car le paysan Rustevyl demeure au bas de la montagne, c'est chez lui qu'il y a du miel! Certes, vous et toute votre famille n'en avez jamais vu autant à la fois.» Brun se sentait dévoré d'une ardente convoitise pour ce mets chéri. «Oh! conduisez-moi bien vite là , mon cher neveu! s'écria-t-il, je ne l'oublierai jamais. Procurez-moi du miel, quand même je n'en mangerais pas tout mon soûl.—Allons, dit le renard, ce n'est pas le miel qui manquera. J'ai peine à marcher aujourd'hui, il est vrai; mais l'amour que j'ai toujours eu pour vous m'adoucira le chemin. Car je ne connais personne de tous mes parents pour qui j'aie eu de tout temps autant de vénération! Mais venez! en revanche, vous m'aiderez à la cour à confondre mes puissants ennemis et mes accusateurs. Quant à aujourd'hui, je m'en vais vous rassasier de miel autant que vous en pourrez porter.» Le rusé coquin faisait allusion aux coups que l'ours allait recevoir des paysans furieux.
Reineke prit les devants et Brun suivit aveuglément. «Si je réussis, pensait le renard, je te vois mener aujourd'hui même à la foire, où tu mangeras un miel un peu amer.» Ils arrivèrent à la cour de Rustevyl; l'ours se réjouit, mais bien à tort, comme tous les fous qui se laissent duper par l'espérance.
Le soir était arrivé et Reineke savait qu'ordinairement à cette heure Rustevyl était couché dans sa chambre; il était charpentier de son état et fort habile homme. Il y avait dans sa cour un tronc de chêne étendu par terre; pour le fendre, il avait déjà fait entrer deux coins solides dans le bois, et l'arbre entamé bâillait à une de ses extrémités presque la longueur d'une aune. Reineke l'avait bien remarqué; il dit à l'ours: «Mon oncle, il y a dans cet arbre bien plus de miel que vous ne supposez; fourrez-y votre museau aussi profondément que vous pourrez. Je vous conseille seulement de ne pas y mettre trop de voracité, vous pourriez vous en trouver mal.—Croyez-vous, dit l'ours, que je sois un glouton? Fi donc! il faut de la modération en toute chose.» C'est ainsi que l'ours se laissa enjôler; il fourra dans la fente sa tête jusqu'aux oreilles et même les pattes de devant.
Reineke se mit aussitôt à l'œuvre, et, à force de tirer et de pousser, il fit sortir les coins, et voilà Brun pris, la tête et les pieds comme dans un étau, malgré ses cris et ses prières. Quelles que fussent sa force et sa hardiesse, Brun fut à une rude épreuve et c'est ainsi que le neveu emprisonna son oncle par ses ruses. L'ours hurlait, beuglait, et avec ses pattes de derrière grattait la terre en fureur et fit en somme un tel tapage, que Rustevyl se releva. Le maître charpentier prit sa hache à tout hasard afin d'être armé dans le cas où l'on chercherait à lui nuire.
Cependant Brun se trouvait dans de terribles angoisses; le chêne l'étreignait plus fortement. Il avait beau s'agiter en hurlant de douleur, il n'y gagnait rien; il croyait n'en sortir jamais; c'est ce que pensait aussi Reineke et il s'en réjouissait. Lorsqu'il vit de loin s'avancer Rustevyl, il se mit à crier: «Brun, comment cela va-t-il? Modérez-vous à l'endroit du miel; dites-moi, le trouvez-vous bon? Voilà Rustevyl qui arrive et qui va vous offrir l'hospitalité; vous venez de dîner, il vous apporte le dessert: bon appétit!» Et Reineke s'en retourna à son château de Malpertuis. Lorsque Rustevyl arriva et vit l'ours, il courut bien vite appeler les paysans qui étaient encore réunis au cabaret. «Venez! leur cria-t-il; il y a un ours de pris dans ma cour, c'est la pure vérité!» Ils suivirent en courant; chacun fit diligence autant qu'il put. L'un prit une fourche, l'autre un râteau, le troisième une broche, le quatrième une pioche, et le cinquième était armé d'un pieu. Jusqu'au curé et au sacristain qui arrivèrent avec leur batterie de cuisine. La cuisinière du curé (elle s'appelait madame Yutt et savait préparer le gruau mieux que personne) ne resta pas en arrière, elle vint avec sa quenouille pour faire un mauvais parti au malheureux ours. Brun entendait, dans une détresse affreuse, le bruit croissant de ses ennemis qui approchaient. D'un effort désespéré, il arracha sa tête de la fente; mais il y laissa sa peau et ses poils jusqu'aux oreilles. Non, jamais, on n'a vu un animal plus à plaindre! le sang lui jaillit des oreilles. À quoi cela lui sert-il d'avoir délivré sa tête? ses pattes restent encore dans l'arbre; il les arrache vivement d'une secousse; il tombe sans connaissance: les griffes et la peau des pattes étaient restées dans l'étau de chêne. Hélas! cela ne ressemblait guère au doux miel dont Reineke lui avait donné l'espoir; le voyage ne lui avait guère réussi; c'était une triste expédition! Pour comble de malheur, sa barbe et ses pieds sont couverts de sang; il ne peut ni marcher, ni courir; et Rustevyl approche! Tous ceux qui sont venus avec lui tombent sur l'ours; ils ne songent qu'à le tuer. Le curé le frappe de loin avec un bâton très-long. La pauvre bête a beau se tourner à droite ou à gauche, ses ennemis le pressent, les uns avec des épieux, les autres avec des haches; le forgeron a apporté des marteaux et des tenailles; d'autres viennent avec des bêches et des hoyaux; ils frappent, ils crient, ils frappent jusqu'à ce que l'ours roule de frayeur et de détresse dans sa propre ordure. Ils tombèrent tous dessus; nul ne resta en arrière. Le bancal Schloppe et Ludolf le canard furent les plus enragés; Gérold maniait le fléau avec ses doigts crochus; à ses côtés se tenait le gros Kuckelrei. Ce furent les deux qui frappèrent le plus. Abel Quack et madame Yutt aussi s'en donnèrent à cœur joie; Talké frappa l'ours avec sa botte. Il n'y eut pas que ceux que nous venons de nommer; car, hommes et femmes, tous y coururent: chacun en voulait à la vie de Brun. Kuckelrei poussait les plus hauts cris, il faisait l'important; car madame Villigétrude, qui demeure près de la porte, était sa mère (on le savait); quant à son père, il était inconnu. Pourtant les paysans croyaient que ce pouvait bien être Sander le Noir, le moissonneur, un fier compagnon (quand il était seul). Il y eut aussi maintes pierres jetées qui assaillirent de tous côtés l'infortuné Brun. Enfin, le frère de Rustevyl s'avança et asséna sur la tête de l'ours un si bon coup de bâton, qu'il en fut tout étourdi; pourtant la violence du coup le fit lever. Éperdu, il se précipita au milieu des femmes, qui se culbutèrent l'une sur l'autre, en criant. Quelques-unes même tombèrent dans la rivière: l'eau était profonde. Le curé se mit à crier: «Regardez! voilà madame Yutt la cuisinière qui disparaît là -bas avec sa pelisse, et sa quenouille est ici! Au secours, mes braves gens! je promets deux tonneaux de vin et indulgence plénière pour récompense à qui la sauvera.» Tous, croyant l'ours mort, se précipitèrent dans l'eau pour sauver les femmes; on en retira cinq au bord. Voyant ses ennemis ainsi occupés, Brun se glissa en rampant dans l'eau; ses atroces douleurs le faisaient hurler; il aimait mieux se noyer que d'être assommé de coups si ignominieux. Il n'avait jamais essayé de nager et il espérait en finir du coup avec la vie. Contre son attente, il se sentit nager et porter sans encombre par le courant. Tous les paysans le virent et s'écrièrent: «Ce sera pour nous une honte éternelle!» Ils étaient désolés et ils s'en prirent aux femmes: «Que ne restiez-vous à la maison! Regardez, il nage, il s'en va.» Ils revinrent dans la cour pour revoir le tronc de chêne et ils y trouvèrent encore la peau et les poils de la tête et des pieds; ils en rirent en disant: «Tu reviendras une autre fois, nous avons les oreilles en gage!» C'est ainsi qu'ils se moquaient de l'ours après lui avoir fait tant de mal, mais il était bien heureux d'en être quitte ainsi. Il maudissait les paysans qui l'avaient battu, se plaignait de la douleur qu'il ressentait aux pieds et aux oreilles; il maudissait Reineke, qui l'avait trahi. C'est dans ces pieuses pensées qu'il nageait, et la rivière, qui était rapide et grande, le porta en peu de temps près d'une lieue plus loin; là , il aborda et se mit à gémir: «Le soleil a-t-il jamais vu animal plus en détresse!» Et il ne croyait pas pouvoir passer la journée; il pensait mourir sur l'heure, et il s'écriait: «Ô Reineke! traître, perfide, créature sans foi!» et il pensait aux coups des paysans, il pensait au tronc de chêne et il maudissait les ruses de Reineke.
Pour le renard, lorsqu'il eut ainsi conduit son oncle à la recherche du miel, il se mit à courir après des poulets dont il connaissait le gîte. Il en attrapa un et s'enfuit en traînant son butin au bord de la rivière. Il se mit à le dévorer sans retard, se mit en quête d'autres aventures le long de la rivière, but une gorgée et se dit: «Que je suis donc content d'être débarrassé de ce lourdaud de Brun! Je parie que Rustevyl l'a régalé de coups de hache! L'ours m'a toujours été hostile, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. Je l'ai toujours appelé mon cher oncle; mais maintenant il est sans doute mort sur son chêne; j'en rirai toute ma vie! à présent, il ne pourra pas se plaindre, ni me nuire.» Et, comme il marchait, il jette les yeux plus bas et aperçoit l'ours, qui se roulait au bord de la rivière. Il fut tout contrit de le voir encore en vie. «Ah! Rustevyl, s'écria-t-il, misérable paresseux! lourdaud de paysan! c'est ainsi que tu dédaignes une proie aussi grasse et d'aussi bon goût, que plus d'un gourmand aurait payé bien cher et qu'on l'avait presque mise dans la main! Pourtant l'honnête Brun t'a laissé un gage de sa reconnaissance pour ton hospitalité.» Telles étaient ses pensées, lorsqu'il aperçut Brun triste, épuisé et sanglant. Enfin, il lui cria: «Mon cher oncle, est-ce vous que je retrouve? N'avez-vous rien oublié chez Rustevyl? Dites-le moi; je lui ferai savoir où vous avez laissé ce qui vous manque. Sans doute, vous lui avez volé bien du miel; ou bien l'auriez-vous payé? Comment cela s'est-il passé? Eh! seigneur, comme vous voilà arrangé! cela vous donne bien triste mine! Est-ce que le miel n'était pas bon? Il y en a encore à vendre au même prix! Mais dites-moi donc, mon oncle, à quel ordre de religieux vous êtes-vous affilié puisque vous portez maintenant une calotte rouge sur la tête? Êtes-vous donc devenu abbé? Le barbier qui a rasé votre tonsure vous a un peu coupé les oreilles; je le vois bien, vous avez perdu le toupet, la peau du visage et vos gants. Où diable les avez-vous laissés?» Telles étaient les railleries que Brun dut entendre coup sur coup et la douleur le rendait muet; il ne savait à quel saint se vouer. Pour ne pas en entendre davantage, il se traîna jusque dans l'eau et se laissa emporter par le courant jusque sur l'autre rive. Là , il s'étendit, malade et désespéré; et, se plaignant tout haut, il se disait: «Que ne suis-je mort! Je ne puis pas marcher et il me faut retourner à la cour, et me voilà retenu ici de la façon la plus ignominieuse par la perfidie de Reineke. Si je m'en tire jamais la vie sauve, je l'en ferai certainement repentir.» Pourtant il se releva, se traîna avec d'atroces douleurs pendant quatre jours et arriva enfin à la cour.
Lorsque le roi aperçut l'ours en si piteux état: «Grand Dieu! s'écria-t-il, est-ce Brun que je vois? Qui l'a maltraité ainsi?» Et Brun répondit: «Ce que vous voyez est lamentable, en effet; voilà dans quel état m'a mis l'infâme trahison de Reineke!» Alors le roi, tout en colère, dit: «Je tirerai une vengeance impitoyable de cet attentat. Un seigneur comme Brun serait ainsi joué par Reineke? Oui, je le jure, par mon honneur et par ma couronne, Reineke sera puni comme Brun a le droit de l'exiger. Si je ne tiens pas ma parole, je ne porte plus d'épée, j'en fais le serment!»
Le roi ordonne au conseil de se rassembler; il eut à discuter et à fixer sur le champ le châtiment de tant de crimes. Tous furent d'avis, en tant qu'il plairait au roi, qu'il fallait encore enjoindre à Reineke de comparaître pour se défendre contre ses accusateurs et que Hinzé le chat porterait sur-le-champ ce message à Reineke, à cause de sa souplesse et de sa prudence. Tel fut l'avis général.
Et le roi, entouré de ses pairs, dit à Hinzé: «Fais bien attention à l'avis de ces seigneurs! Si Reineke se fait citer une troisième fois, lui et toute sa race s'en repentiront éternellement; s'il est sage, il viendra à temps. Pénètre-le bien de cette idée; il mépriserait tout autre messager; mais de toi il acceptera ce conseil.»
Hinzé répliqua: «Que cela tourne en bien ou en mal, une fois que je serai arrivé près de lui, comment dois-je m'y prendre? Ma foi, vous ferez ce que vous voudrez, mais je crois qu'il vaudrait mieux envoyer tout autre à ma place; je suis si petit! Brun l'ours, qui est si grand et si fort, n'a pas pu en venir à bout. Comment m'en tirerai-je? Oh! veuillez m'excuser.—Tu ne me persuades pas, répliqua le roi. Les petits hommes ont une ruse et une sagesse qu'on ne trouve souvent pas dans les plus grands. Si tu n'es pas un péril par la taille, tu as, en revanche, de la prudence et de l'esprit.»
Le chat obéit en disant: «Que votre volonté soit faite! Le voyage réussira si je vois un présage à main droite sur ma route.»
TROISIÈME CHANT.
Hinzé le chat avait déjà fait un bout de chemin, quand il aperçut de loin un merle: «Noble oiseau, lui cria-t-il, je te salue. Oh! dirige tes ailes vers moi et viens voler à ma droite!» L'oiseau vola et vint chanter sur un arbre à la gauche du chat. Hinzé en fut tout contrit; il y voyait un présage du malheur. Mais il se donna du courage comme on fait d'ordinaire. Il continua son chemin vers Malpertuis, où il trouva Reineke assis devant la maison; il le salua et lui dit: «Que Dieu vous accorde une heureuse soirée! Le roi vous menace de la peine capitale si vous refusez de m'accompagner à la cour; de plus, il vous fait dire de répondre à vos accusateurs, sous peine de voir toute votre famille en pâtir.» Reineke lui dit: «Soyez le bienvenu ici, mon très-cher neveu! Que le Seigneur vous bénisse selon mes souhaits!» Mais le traître n'en pensait pas un mot dans son cœur; il tramait de nouvelles ruses et songeait à renvoyer encore ce messager honteusement bafoué à la cour. Il appelait le chat toujours son neveu et lui disait: «Mon neveu, quelle nourriture préférez-vous? On dort mieux après dîner, je suis l'hôte aujourd'hui; demain matin, nous irons à la cour tous les deux, cela s'arrange bien ainsi. Je ne connais aucun de mes pareils en qui j'aie plus de confiance que vous. Car ce glouton d'ours est venu à moi avec un air plein de morgue; il est fort et irritable, et pour beaucoup je n'aurais pas risqué le voyage avec lui. Mais maintenant, cela va sans dire, je suis heureux d'aller avec vous. Demain matin, nous partirons de bonne heure; je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.»
Hinzé repartit: «Il vaudrait mieux partir tout de suite pendant que nous y sommes. La lune brille sur la bruyère et les chemins sont secs. Reineke dit: «Il est dangereux de voyager de nuit. Il y a des gens qui vous saluent amicalement de jour, et, si l'on venait à les rencontrer dans les ténèbres, on s'en trouverait peut-être fort mal.» Alors Hinzé répliqua: «Mais apprenez-moi donc, mon neveu, ce que nous mangerons, si je reste ici?» Reineke dit: «Nous vivons pauvrement; mais, si vous restez, je vous offrirai des rayons de miel frais, je choisirai les plus dorés.—Je n'en mange jamais, répliqua le chat en grognant. Si vous n'avez rien à la maison, donnez-moi une souris! avec cela je suis parfaitement traité et vous pouvez garder votre miel pour les autres.—Aimez-vous donc tant les souris? dit Reineke. Si vous parlez sérieusement, je puis vous en procurer. Mon voisin le curé a dans sa cour une grange où il y a tant de souris, qu'on en remplirait des voitures; j'ai entendu le curé se plaindre d'en être ennuyé nuit et jour.» Sans y songer le chat s'écria: «Faites-moi le plaisir de me conduire où il y a tant de souris: car je les préfère à tout le gibier du monde.» Reineke dit: «Eh bien, vraiment, vous allez faire un fameux souper! Maintenant que je sais votre goût, ne perdons pas un instant.»
Hinzé le crut et le suivit; ils arrivèrent à la grange du curé. La muraille était de bauge; la veille, Reineke y avait fait un trou, et avait pris, pendant le sommeil du curé, le plus beau de ses poulets. Martinet, le neveu chéri du bon prêtre voulait en tirer vengeance; il avait adroitement préparé un nœud coulant devant l'ouverture. De cette façon il espérait se venger de la perte de son poulet sur le voleur, qui ne pouvait manquer de revenir. Reineke, qui s'était aperçu du manège, dit au chat: «Mon cher neveu, entrez hardiment par cette ouverture; je monterai la garde au dehors, pendant que vous chasserez aux souris; dans l'obscurité, vous en prendrez par douzaines. Ah! écoutez comme elles sifflent gaiement! comme elles babillent! Quand vous en aurez assez, vous n'avez qu'à revenir; vous me trouverez là . Il ne faut pas nous séparer ce soir; car, demain, nous partirons de bonne heure et nous abrégerons le chemin par de joyeux propos.—Croyez-vous, dit le chat, qu'on puisse entrer là en toute sûreté? car parfois les prêtres ont de la malice en tête.»
Alors le rusé renard répliqua: «Qui peut le savoir! Avez-vous peur? Alors nous nous en retournerons; ma femme vous recevra honorablement, elle vous fera un dîner agréable, et, si ce ne sont pas des souris, nous ne le mangerons pas moins de bon cœur.»
À ces mots ironiques de Reineke, Hinzé le chat sauta dans le trou et tomba dans le piège. Telle fut l'hospitalité que Reineke offrit à son hôte.
Lorsque Hinzé se sentit la corde au cou, il tressaillit; la peur le saisit; il se démena et bondit avec force: alors le nœud se rétrécit. Il appela Reineke d'une voix lamentable; mais lui l'écoutait à l'autre côté du trou et se réjouissait malignement; il lui glissa ces paroles dans l'ouverture: «Hinzé, comment trouvez-vous les souris? Elles sont engraissées, je crois. Si Martinet savait seulement que vous mangez de ce gibier, certainement il vous apporterait de la moutarde; c'est un enfant plein d'attentions. Est-ce que l'on chante ainsi à la cour pendant le dîner? Je n'aime pas cette musique. Si seulement Isengrin était dans ce trou pris au piège comme vous, il me payerait tout le mal qu'il m'a fait!» Et Reineke s'en alla.
Mais il ne s'en alla pas pour se livrer à ses voleries ordinaires; pour lui, l'adultère, le vol, le meurtre et la trahison n'étaient pas des péchés; et il s'était mis en tête une autre aventure. Il voulait visiter la belle Girmonde, dans une double intention. D'abord, il espérait apprendre d'elle ce dont Isengrin l'accusait; puis le scélérat voulait renouveler ses vieux péchés. Isengrin était parti pour la cour et il voulait en profiter; car qui en doute? la passion de la louve pour l'infâme renard avait allumé la colère du loup. Reineke entra dans l'appartement de la dame; elle n'était pas à la maison. «Bonjour, petits bâtards,» dit-il, ni plus ni moins, aux enfants en les saluant, et il s'en alla à ses affaires.
Lorsque dame Girmonde rentra le matin, elle dit: «Est-ce que personne n'est venu me demander?—Notre parrain Reineke vient de sortir à l'instant; il avait à vous parler. Tous, tant que nous sommes ici, il nous a appelés ses petits bâtards—Il me le payera!» s'écria Girmonde. Et vite elle courut se venger de cette injure à l'instant même. Elle savait où le trouver; elle l'atteignit et l'apostropha ainsi en colère: «Qu'avez-vous dit? quelles sont ces paroles injurieuses que vous avez prononcées effrontément devant mes enfants? Vous me le payerez!» Telles furent ses paroles. Elle lui montre un visage enflammé de colère, elle le prend par la barbe; il sent la vigueur de ses dents, se sauve et cherche à lui échapper; elle s'élance rapidement sur ses pas. Or, voici ce qui en advint. Il y avait dans le voisinage un château en ruine: ils y entrèrent tous les deux en courant; le mur d'une des tours était crevassé de vieillesse. Reineke s'y glissa; mais ce ne fut pas sans peine, car la crevasse était étroite. La louve s'y précipita aussi la tête la première; grande et forte, comme elle était, elle entra, poussa, tira, voulut poursuivre, s'enfonça toujours plus avant, si bien qu'à un moment elle ne pouvait plus ni avancer ni reculer. Ce que voyant Reineke, il courut par un détour de l'autre côté, revint près d'elle et lui donna de la besogne. Mais elle ne se fit pas faute de paroles d'injures: «Tu te conduis comme un filou!» Et Reineke répondait: «Si l'on n'a jamais vu pareille chose, eh bien, on la voit maintenant.»
On gagne peu à oublier sa femme avec celles des autres, ainsi que faisait Reineke. Mais tout était bon à ce scélérat. Quand la louve put se dégager de la crevasse, Reineke était déjà bien loin et courait à ses affaires. C'est ainsi que la louve, qui songeait à se faire justice elle-même, pour défendre son honneur, le perdit doublement.
Mais retournons auprès de Hinzé. Le pauvre diable, quand il se sentit pris, se mit à geindre à la façon des chats d'une manière lamentable. Martinet l'entendit et sauta hors du lit. «Dieu soit loué, dit-il, j'ai dressé mon piège à temps; le voleur est pris, je pense; il faut qu'il paye pour le poulet.» Martinet, plein de joie, allume vite une chandelle (tout le monde dormait à la maison), éveille son père, sa mère et tous les domestiques en criant: «Le renard est pris, son affaire est claire.» Tous, grands et petits, arrivèrent; le curé lui-même se leva et s'enveloppa d'un manteau; la cuisinière le précédait avec deux lanternes; et Martinet, qui était armé d'un bâton, se jeta sur le chat et le bâtonna si bien, qu'il lui creva un œil. Tous se ruèrent aussitôt sur lui; le curé, armé d'une fourche, se précipita sur Hinzé, qu'il croyait le voleur. Hinzé, pensant mourir, s'élança d'un bond désespéré entre les cuisses du prêtre, mordit, égratigna, maltraita horriblement le pauvre curé et vengea ainsi cruellement la perte de son œil. Le curé jeta les hauts cris et tomba à terre sans connaissance. La cuisinière, sans y songer, se désolait, en disant que c'était pour lui jouer un tour à elle-même que le diable avait mis le curé dans cet état. Elle jura deux et trois fois qu'elle eût mieux aimé perdre tout son petit bien plutôt que de voir un pareil malheur à son maître. «Oui, disait-elle avec force serments, j'aurais mieux aimé perdre tout un trésor, si je l'avais eu, et je l'aurais perdu sans regrets.» C'est ainsi qu'elle déplore le malheur de son maître et ses graves blessures. Enfin, ils le portent en gémissant sur son lit, laissant Hinzé avec sa corde au cou, car ils l'avaient oublié.
Lorsque le chat, dans sa détresse, se vit tout seul, roué de coups, grièvement blessé et si près de la mort, l'amour de la vie l'emporta; il se jeta sur la corde et se mit à la ronger. «Pourrai-je m'en tirer jamais?» se disait-il; et il réussit à couper la corde. Jugez de son bonheur! Il se hâta de fuir la place où il avait tant souffert. Il se précipita hors du trou et se dirigea rapidement vers la cour du roi, où il arriva de grand matin. Il se faisait d'amers reproches. «C'est donc ainsi que le diable s'est joué de toi par la ruse du perfide Reineke! il faut donc que tu reviennes ainsi couvert de honte, borgne et roué de coups! Tu devrais te cacher!»
La colère du roi fut terrible. Il jura de faire périr ce traître de Reineke sans miséricorde. Il fit convoquer son conseil; ses barons, ses ministres se rendirent auprès de lui; et il leur demanda comment il fallait s'y prendre pour réduire enfin le rebelle couvert de tant de crimes. Comme les accusations pleuvaient de plus belle sur Reineke, Grimbert le blaireau prit la parole: «Il se peut qu'il y ait dans cette assemblée plusieurs seigneurs qui aient à se plaindre de Reineke; mais il ne se trouvera personne qui veuille oublier les privilèges de tout homme libre. Il faut le citer une troisième fois. Alors, s'il ne vient pas, la loi pourra le frapper.» Le roi répondit: «Je crains bien de ne pas trouver de messager pour porter la troisième injonction à ce rusé coquin. Qui est-ce qui a un œil de trop? qui est-ce qui est assez téméraire pour risquer sa vie auprès de cet architraître et, en fin de compte, pour ne pas l'amener? Personne, du moins je le suppose.»
Le blaireau répliqua à haute voix: «Sire, si vous l'exigez, je me chargerai du message, quoi qu'il arrive. Voulez-vous m'envoyer officiellement? ou bien dois-je partir comme si je venais de mon propre mouvement? Vous n'avez qu'à ordonner.» Alors le roi le congédia en lui disant: «Partez donc! vous avez entendu tous les griefs; mettez-vous à l'œuvre avec prudence; car vous avez affaire à un homme dangereux.» Et Grimbert dit: «Je veux pourtant l'essayer; j'espère réussir à vous le ramener.»
C'est ainsi qu'il partit pour le château de Malpertuis; il y trouva Reineke avec sa femme et ses enfants; et il lui dit: «Mon oncle Reineke, je vous salue! Vous êtes un homme savant, sage, prudent: et nous sommes tous étonnés de vous voir mépriser, je dirai même bafouer l'injonction du roi. Ne vous semble-t-il pas qu'il est temps d'en finir? Les plaintes et les mauvais bruits ne font que grandir de tous côtés. Je vous le conseille, venez à la cour avec moi, sans plus de délais. Beaucoup, beaucoup de griefs ont été portés devant le roi; aujourd'hui, l'on vous invite à paraître pour la troisième fois; si vous ne venez pas, vous serez condamné. Alors, le roi, à la tête de ses vassaux, viendra vous assiéger dans votre fort de Malpertuis; et vous périrez, corps et biens, vous, votre femme et vos enfants. Vous n'échapperez pas au roi; c'est pourquoi, faites ce qu'il y a de mieux à faire, venez avec moi à la cour! Vous ne manquerez pas de détours pleins de ruses; ils sont déjà prêts et vous vous sauverez; car déjà plus d'une fois, aux assises de la justice, vous avez eu à passer par des épreuves plus difficiles et toujours vous vous en êtes tiré heureusement en confondant vos ennemis.» Tel fut le discours de Grimbert, et telle fut la réponse de Reineke: «Mon neveu, vous avez raison de me conseiller de me rendre à la cour pour me défendre moi-même. J'espère que le roi m'accordera ma grâce; il sait combien je lui suis utile; mais il sait aussi combien je suis détesté des autres par cela même. Sans moi, la cour ne peut pas exister. Et, quand j'aurais fait dix fois plus de mal, je sais très-bien qu'aussitôt que je puis regarder le roi entre les yeux et lui parler, toute sa colère s'évanouira. Car il y en a beaucoup qui accompagnent le roi et viennent s'asseoir dans son conseil, mais cela le touche médiocrement: à eux tous, ils ne font rien qui vaille; tandis que partout où je suis, à quelque cour que ce soit, c'est mon avis qui l'emporte; car, lorsque le roi et les seigneurs se rassemblent pour trouver un expédient habile dans les affaires épineuses, c'est toujours Reineke qui doit le trouver. C'est ce que beaucoup d'entre eux ne peuvent me pardonner; ce sont ceux-là que j'ai à redouter: car ils ont juré ma mort, et justement les plus acharnés sont à la cour maintenant. Il y en a plus de dix et des plus puissants. Comment pourrais-je leur résister, seul? Voilà la cause de mon retard. N'importe! je trouve qu'il vaut mieux aller à la cour avec vous pour me défendre; cela me fera plus d'honneur que de précipiter ma femme et mes enfants dans un abîme de maux par tous ces délais; nous serions tous perdus. Car le roi est trop puissant pour moi, et, quoi qu'il arrive, il me faut obéir quand il l'ordonne... Peut-être pourrons-nous essayer d'entrer en arrangement avec nos ennemis. »
Reineke ajouta ensuite: «Dame Ermeline, prenez soin des enfants; je vous les recommande: surtout le plus jeune, Reinhart; il a les dents si bien rangées dans sa petite gueule! ce sera tout le portrait de son père, et Rossel, le petit coquin, que j'aime autant que l'autre. Oh! régalez bien les enfants pendant mon absence, je vous saurai gré à mon retour, s'il est heureux, d'avoir suivi mes recommandations.»
C'est ainsi qu'il partit, accompagné de Grimbert, laissant dame Ermeline avec ses deux fils sans autre adieu. Dame Renard en fut affligée.
Ils avaient déjà fait un bout de chemin, lorsque Reineke dit à Grimbert: «Mon très-cher neveu et très-digne ami, je dois vous avouer que je tremble d'effroi! Je ne puis me soustraire à l'horrible pensée que je marche réellement à la mort! Je vois devant moi tous les péchés que j'ai commis. Ah! vous ne sauriez croire toute l'inquiétude que j'en ressens. Confessez- moi, il n'y a pas d'autre prêtre dans le voisinage; quand j'aurai soulagé mon cœur, je paraîtrai plus facilement devant mon roi.»
Grimbert dit: «Renoncez d'abord au vol, au brigandage, à la trahison, à vos ruses habituelles; sans cela, la confession ne vous servira de rien.—Je le sais, répliqua Reineke; maintenant, commençons et écoutez-moi avez recueillement Confiteor tibi, pater et mater, que j'ai fait bien des tours à la loutre, au chat et à maint autre; je le confesse et j'en ferai pénitence.—Parlez français, dit le blaireau, si vous voulez que je vous comprenne.» Reineke dit: «J'ai péché, comment pourrais-je le nier? contre toutes les bêtes vivantes. Mon oncle l'ours, je l'ai pris dans un arbre; il y a laissé sa peau; il a été assommé de coups. Hinzé, je l'ai mené à la chasse aux souris; mais, pris au piège, il eut grandement à souffrir, et il y a perdu un œil. Henning se plaint avec raison de ce que je lui ai volé ses enfants, grands et petits, et que j'ai pris plaisir à les dévorer. Je n'ai pas même épargné le roi, et j'ai eu l'audace de lui jouer plus d'un tour, à lui et à la reine elle-même; elle le découvrira plus tard. Je dois confesser, en outre, que j'ai déshonoré bien volontairement Isengrin le loup; je n'aurais pas le temps de tout dire. C'est ainsi que je l'ai toujours nommé mon oncle, en badinant, et nous ne sommes nullement parents. Une fois, il y a de cela bientôt six ans, il vint me voir au couvent d'Elkmar, où je demeurais. Il venait me demander ma protection, car il songeait à se faire moine. Il pensait que ce serait un bon métier pour lui. Il se mit à tirer la cloche; le carillon le ravit; en conséquence, je lui liai les pattes de devant avec la corde de la cloche; il se laissa faire et, debout, se mit à tirer la corde avec bonheur: on eût dit un apprenti sonneur. Mais cet art devait peu lui réussir; il continua ainsi à sonner à tort et à travers. Les gens se précipitèrent de tous côtés vers le couvent, croyant qu'un grand malheur était arrivé; ils trouvèrent en arrivant le loup dans sa posture, et, avant qu'il eût pu leur expliquer qu'il voulait embrasser l'état ecclésiastique, il fut presque assommé par la foule. Cependant l'imbécile n'abandonna pas son projet. Il me pria de lui faire une tonsure convenable; et je lui brûlai si bien les poils sur la tête, que toute la peau ne fut plus qu'une croûte. C'est ainsi que maintes fois je l'ai exposé aux coups et aux bourrades avec force infamies.»
«Pour continuer ma confession, je m'accuse d'avoir souvent visité dame Girmonde en public et en secret. J'aurais dû ne pas le faire. Plût à Dieu que cela ne fût jamais arrivé! Car toute sa vie elle ne se lavera pas de cette tache. Voilà toute ma confession, tout ce que je peux me rappeler et qui pesait sur ma conscience. Donnez-moi l'absolution, je vous en prie; j'accomplirai humblement toute pénitence, si dure qu'elle soit, que vous m'imposerez.»
Grimbert savait ce qu'il y avait à faire en pareille circonstance: il coupa une baguette sur le bord de la route, et dit: «Mon oncle, frappez-vous trois fois sur le dos avec cette baguette, puis placez-la par terre comme je vous le montrerai, et vous sauterez trois fois par-dessus; ensuite, baisez humblement la baguette et montrez-vous obéissant. Telle est la pénitence que je vous impose. Je vous absous de tous vos péchés, vous exempte de tout châtiment et vous pardonne tout au nom du Seigneur, quelque grands qu'aient été vos péchés.»
Lorsque Reineke eut accompli volontairement sa pénitence, Grimbert lui dit: «Prouvez, par de bonnes œuvres, mon oncle, que vous vous êtes amendé; lisez les psaumes, fréquentez assidûment les églises et jeûnez les jours prescrits; montrez le chemin à qui vous le demande, aimez à faire l'aumône et promettez-moi de quitter votre mauvaise vie, de renoncer au vol, au brigandage, à la trahison et aux embûches. De cette façon, soyez-en sûr, vous rentrerez en grâce.»
Reineke dit: «Je le ferai; je vous le jure!» Et la confession fut finie.
Ils continuèrent leur voyage; le pieux Grimbert et son pénitent passèrent par une riche plaine, et aperçurent bientôt sur leur droite un couvent. Il appartenait à des nonnes qui servaient le Seigneur, soir et matin, et nourrissaient dans leur cour force poules et poulets, avec maints beaux chapons, qui sortaient parfois pour chercher leur nourriture hors de l'enclos. Reineke avait l'habitude de les visiter. Il dit à Grimbert: «Notre plus court chemin est de passer près du mur.» Mais le rusé pensait aux poulets qui avaient pris la clef des champs. Il y conduit son confesseur et s'approche des poulets; alors le drôle se mit à rouler des yeux pleins de convoitise; par-dessus tout, un coq jeune et gras qui marchait derrière les autres, lui donnait dans l'œil: il ne le perd pas de vue un instant, il bondit et le frappe par derrière. Les plumes volent déjà .
Mais Grimbert, indigné, lui reproche cette rechute honteuse: «Est-ce ainsi que vous vous conduisez, malheureux oncle? Et voulez-vous retomber dans vos péchés pour un poulet, à peine au sortir de la confession? Voilà un beau repentir!» Et Reineke dit: «J'ai pourtant commis ce péché en pensée, ô mon cher neveu! Priez Dieu qu'il me le pardonne encore! Je ne le ferai plus jamais, et j'y renonce volontiers.» Leur chemin les conduisait tout autour du couvent; ils eurent à passer sur un petit pont, et Reineke se retournait pour regarder encore les poulets. C'est en vain qu'il se contraignait; si on lui avait coupé la tête, elle aurait d'elle-même volé vers les poulets; telle était la violence de ses désirs. Grimbert le vit et lui criait: «Malheureux oncle, où égarez-vous vos yeux? Vraiment, vous êtes un affreux glouton!» Reineke répondit: «Vous avez tort, mon neveu; ne vous pressez pas tant, et ne troublez pas mes prières. Laissez-moi dire un Pater noster pour l'âme des poulets et des oies que j'ai volés en si grand nombre à ces saintes femmes de nonnes!» Grimbert se tut, et Reineke le renard ne détourna pas les yeux des poulets aussi longtemps qu'il put les voir. Enfin, les deux voyageurs retombèrent sur la grande route et s'approchèrent de la cour. Mais, lorsque Reineke aperçut le donjon du roi, il tomba dans une profonde tristesse, car il était gravement inculpé.
QUATRIÈME CHANT.
Lorsqu'on apprit à la cour l'arrivée de Reineke, petits et grands, tous accoururent pour le voir; bien peu étaient disposés en sa faveur; presque tous avaient à se plaindre; mais Reineke eut l'air de s'en inquiéter fort peu; du moins, il n'en laissa rien paraître au moment où, avec Grimbert le blaireau, il monta l'avenue du château, hardiment et avec aisance. Il fit son entrée fièrement et tranquillement, comme s'il eût été le fils du roi et à l'abri de toute accusation. Même quand il parut devant Noble, le roi, au milieu des seigneurs, il sut garder une attitude pleine de calme.
«Sire et très-gracieux seigneur, se mit-il à dire, vous êtes grand et noble, le premier en dignité et en honneur; je vous supplie d'entendre ma défense en ce jour. Jamais Votre Majesté n'a trouvé un plus fidèle serviteur que moi, je le soutiens hautement. C'est à cause de cela que j'ai tant d'ennemis à cette cour; je perdrais votre amitié, si vous pouviez croire les mensonges de mes persécuteurs comme ils le voudraient; mais heureusement vous pèserez les raisons des deux parties, vous entendrez la défense comme l'accusation; et, si derrière moi ils ont tramé maints mensonges, je reste calme et je me dis: Le roi connaît ma fidélité, c'est elle qui m'attire cette persécution.
—Taisez-vous! répondit le roi; vos belles paroles et vos flatteries ne vous tireront pas d'affaire; votre crime est manifeste, et le châtiment vous réclame. Avez-vous observé la paix que j'ai proclamée parmi les animaux, et que vous aviez juré d'observer? Voilà le coq, à qui, lâche voleur que vous êtes, vous avez enlevé tous ses enfants, les uns après les autres. C'est ainsi que vous prouvez les sentiments que vous me portez lorsque vous foulez aux pieds mon autorité et que vous faites souffrir mes serviteurs? Le pauvre Hinzé a perdu sa santé! Combien faudra-t-il de temps à Brun pour guérir ses blessures? Mais je vous épargne le reste, car les accusateurs sont ici en foule; beaucoup de faits sont prouvés, vous échapperez difficilement.
—Est-ce là tout mon crime, très-gracieux seigneur? dit Reineke. Est-ce ma faute si Brun revient à la cour la tête tout en sang? Pourquoi a-t-il voulu manger le miel de Rustevyl? Et, si ces lourdauds de paysans sont venus pour l'attaquer, n'est-il pas assez fort pour se défendre? Ils l'ont couvert d'insultes et de coups; au lieu de se jeter à l'eau, n'aurait-il pas dû se venger comme un homme de cœur? Et Hinzé le chat, que j'ai reçu honorablement et traité suivant mes faibles moyens, pourquoi ne s'est-il pas abstenu, malgré tous mes conseils, de commettre un vol dans la maison du curé? S'il leur est arrivé malheur, ai-je mérité d'être puni, parce qu'ils ont agi comme des fous? En quoi cela touche-t-il votre couronne royale? Mais vous pouvez disposer de moi selon votre volonté, et, si claire que soit la chose, en décider selon votre bon plaisir, on bien ou en mal. À quelque sauce que vous me mettiez, que je sois aveuglé, pendu ou décapité, que votre volonté soit faite; nous sommes tous en votre pouvoir; vous nous avez tous sous la main; vous êtes fort et puissant; à quoi servirait au faible de se défendre? Si vous voulez me tuer, ce vous sera un bien mince profit; mais advienne que pourra, je suis à votre disposition.» Le bélier Bellyn dit alors: «Le moment est venu, commençons l'accusation.» Isengrin arrive avec ses parents, Hinzé le chat, Brun l'ours et une foule d'animaux: l'âne Boldevyn et Lampe le lièvre, Vackerlos le petit chien et Ryn le dogue, la chèvre Metké, Hermen le bouc et, de plus, l'écureuil, la belette et l'hermine. Le bœuf et le cheval ne manquaient pas non plus et avec eux les bêtes sauvages comme le cerf, le daim, le castor, la martre, le lapin et le sanglier; tous se pressaient en foule; Barthold la cigogne, Marckart le geai et Lutké la grue vinrent en volant; Tybké la cane, Alhéid l'oie et d'autres apportèrent leurs griefs; Henning le malheureux coq, avec le reste de ses enfants, se plaignit amèrement. Il vint enfin des myriades d'oiseaux et des quadrupèdes en foule. Qui pourrait en dire le nombre? Tous s'acharnèrent sur le renard en mettant ses méfaits au grand jour. Ils espéraient voir enfin son châtiment; ils se pressaient en foule devant le roi, en criant à qui mieux mieux, entassaient plaintes sur plaintes et mettaient en avant toutes sortes d'histoires, vieilles et récentes. Jamais à aucun jour de justice on n'avait vu tant de griefs s'amonceler devant le trône du roi. Reineke restait immobile et faisait face à tout. À la fin, il prit la parole, et sa défense élégante et facile coula de ses lèvres comme si c'eût été la pure vérité; il sut tout écarter et tout arranger.
À l'entendre, on s'émerveillait, on le croyait innocent, il avait même du droit de reste et beaucoup à se plaindre. Mais, en fin de compte, des hommes d'honneur et sincères se levèrent contre Reineke, témoignèrent contre lui et tous ses crimes furent clairs. C'en était fait! car le conseil du roi décida, à l'unanimité, que Reineke le renard méritait la mort. Il fut donc condamné à être pris, lié et conduit par le cou à la potence afin d'y expier ses crimes par une mort infamante.
Maintenant, Reineke lui-même regarda la partie comme perdue; son éloquence ne lui avait servi de rien. Le roi proclama lui-même le jugement. Lorsqu'on le saisit et qu'on l'entraîna, le criminel endurci eut devant les yeux sa misérable fin. Pendant qu'on exécutait ainsi la sentence qui frappait Reineke et que ses ennemis se dépêchaient de le conduire à la mort, ses amis étaient plongés dans la douleur et la stupéfaction. Le singe, le blaireau et maints autres de la parenté de Reineke entendirent avec peine le jugement et en furent plus désolés qu'on ne l'eût pu croire; car Reineke était un des premiers barons et il était maintenant dépossédé de tous ses honneurs, de toutes ses dignités, et condamné à une mort infamante. Combien un pareil spectacle devait révolter ses parents! Ils prirent tous congé du roi et quittèrent la cour jusqu'au dernier. Le roi fut fâché de voir partir tant de seigneurs. On vit alors combien Reineke avait de parents qui, mécontents de sa mort, se retirèrent de la cour. Et le roi dit à un de ses familiers: «Certainement Reineke est un méchant homme; mais on devrait considérer qu'il y a plusieurs de ses parents dont la cour ne peut pas se passer.»
Cependant Isengrin, Brun et Hinzé le chat étaient occupés autour du prisonnier. Ils voulaient se charger eux-mêmes d'infliger à leur ennemi le châtiment honteux que le roi avait ordonné; ils le conduisirent rapidement hors du palais et l'on voyait déjà la potence de loin.
Le chat, tout en colère, dit alors au loup: «Pensez bien, seigneur Isengrin , comme jadis Reineke mit tout en action pour voir notre frère à la potence et comme sa haine a réussi; ne l'entraîna-t-il pas jusque-là ? Dépêchez-vous de payer cette dette. Et vous, seigneur Brun, songez qu'il vous a trahi d'une manière infâme; que, dans la cour de Rustevyl, il vous a perfidement livré à la fureur de la canaille, aux coups, aux blessures et, de plus, à la honte; car l'histoire en est connue partout. Faites attention et soutenez-vous! S'il nous échappait aujourd'hui, si son esprit et ses ruses pouvaient le délivrer, jamais nous ne retrouverions le jour de la vengeance. Dépêchons-nous donc et faisons-lui expier tout le mal qu'il nous a fait.» Isengrin dit: «À quoi bon tant de paroles? Donnez-moi vite une bonne corde; nous ne le ferons pas languir.»
C'est ainsi qu'ils traitaient le renard en marchant. Reineke les écoutait en silence; mais il leur dit à la fin: «Puisque vous me haïssez si cruellement et ne songez qu'à vous venger par ma mort, sachez que vous n'y réussirez pas. N'ai-je pas le droit de m'étonner? Hinzé s'en est bien tiré, quoique la corde fut bonne. Car il y est passé aussi lorsqu'il courait après les souris dans la maison du curé; il n'en sortit pas à son honneur. Mais vous, Isengrin et Brun, vous vous pressez bien de mettre votre oncle à mort; vous croyez donc que vous y parviendrez?»
Et le roi se leva, ainsi que tous les seigneurs de sa cour, pour assister à l'exécution; la reine, accompagnée de ses dames d'honneur, se joignit à la procession; derrière eux se précipitait la foule des pauvres et des riches; tous désiraient la mort de Reineke et voulaient y assister. Pendant ce temps-là , Isengrin parlait à ses parents et à ses amis; il les exhortait à serrer les rangs et à veiller sans relâche sur le renard; car ils craignaient toujours que le rusé prisonnier ne se sauvât. Le loup disait en particulier à sa femme: «Sur ta vie! ne le perds pas de vue; aide-nous à garder le scélérat! s'il s'échappait, nous serions tous couverts de honte.» Il disait à Brun: «Songez comme il vous a bafoué: c'est le moment de le payer avec usure. Hinzé grimpera au haut de la potence et y fixera la corde; vous le tiendrez; j'appliquerai l'échelle, et, dans quelques minutes, c'en sera fait de ce coquin!» Brun repartit: «Placez seulement l'échelle, je me charge de le tenir.»
«Voyez donc, disait Reineke, comme vous êtes pressés de faire mourir votre oncle! Ne devriez-vous pas plutôt le protéger et le défendre, prendre pitié de lui lorsqu'il est dans le malheur? Je vous demanderais bien grâce; mais à quoi cela me servirait-il? Isengrin me hait trop, puisqu'il ordonne à sa femme de me tenir et de m'empêcher de m'échapper. Si elle pensait au temps passé, elle ne songerait guère à me faire du mal. Mais, si mon heure est arrivée, je voudrais que tout fût bientôt fini. Mon père aussi eut de terribles moments à passer; mais cela ne dura pas longtemps; à sa mort, il n'était certes pas aussi entouré que moi ni accompagné de tant de monde. Mais, si vous vouliez prolonger mes jours, cela tournerait certainement à votre honte.—Entendez-vous, disait l'ours, avec quelle morgue parle ce scélérat? Allons, marchons! sa fin est arrivée.»
Reineke se disait avec angoisse: «Oh! si je pouvais, dans cette extrémité, inventer vite quelque stratagème heureux et nouveau pour que le roi me fît grâce de la vie et que mes ennemis, ces trois-là , fussent à jamais confondus! Songeons-y bien, et sauvons-nous à tout prix, car il s'agit de la potence; le cas est pressant: comment en sortir? Tous les maux tombent sur moi. Le roi est courroucé, mes amis sont loin et mes ennemis tout-puissants. Rarement, j'ai fait le bien; j'ai vraiment tenu peu de compte du pouvoir du roi et de l'intelligence de ses conseillers; j'ai beaucoup péché, et cependant j'espère voir changer mon sort. Si je puis seulement parvenir à prendre la parole, à coup sûr, ils ne me pendront pas; je ne perds pas toute espérance.»
Du haut de l'échelle, il se tourna vers le peuple et s'écria: «Je vois la mort devant mes yeux et je ne lui échapperai pas. Je vous prie seulement, vous tous qui m'écoutez, de m'accorder une petite grâce avant de quitter cette terre. J'aimerais à faire devant vous, en toute vérité et pour la dernière fois, l'aveu sincère de tout le mal que j'ai commis, afin que personne ne fût un jour puni de tel ou tel crime de mon fait, resté inconnu; je parerai ainsi à plus d'un mal avant de mourir et j'ose espérer que Dieu m'en tiendra compte dans sa miséricorde.»
Cette demande toucha beaucoup de monde; ils dirent entre eux: «Il demande bien peu de chose, et ce ne sera qu'un bref délai.» Sur leur prière, le roi le permit. Reineke se sentit le cœur un peu plus léger; il espéra une heureuse issue et, profitant sur-le-champ de la grâce qu'on lui accordait, il commença ainsi:
«Spiritus domini, viens à mon secours! Je ne vois pas dans cette assemblée quelqu'un à qui je n'aie fait de mal. Je n'étais encore qu'un mince compagnon, j'étais à peine sevré, que poussé par mes désirs, je me mêlais aux agneaux et aux chevrettes qui jouaient en plein air auprès des troupeaux; j'écoutais avec délices leurs voix bêlantes, et la chair fraîche me tentait. J'en goûtai bien vite. Je mordis jusqu'au sang un petit agneau; je léchai le sang, qui me parut délicieux, et je tuai, en outre, quatre des plus petites chèvres; je les mangeai et je continuai mes exploits; je n'épargnai aucun oiseau, ni les poulets, ni les canards, ni les oies; partout où j'en trouvais, je les dévorais, et maintes fois j'ai caché dans le sable ce que j'avais abattu et les morceaux qui ne me convenaient plus. Puis il m'advint de faire la connaissance d'Isengrin, un hiver, au bord du Rhin, où il était en embuscade derrière des arbres, il m'assura d'abord que j'étais de sa race; il pouvait même me compter sur ses doigts les degrés de parenté. Je le laissai dire; nous fîmes alliance en nous promettant mutuellement de vivre en fidèles compagnons; hélas! je devais m'attirer par là plus d'un malheur. Nous rôdions ensemble dans le pays. Il faisait les gros vols, et moi les petits. Notre gain devait être en commun; mais il ne l'était pas: il faisait le partage comme bon lui semblait; jamais je n'en reçus la moitié. Mais tout cela, ce n'est rien. Quand il avait volé un veau, un bélier, quand je le trouvais nageant dans l'abondance, qu'il était en train de dévorer une chèvre fraîchement tuée, ou qu'un mouton gigottait sous ses griffes, il se mettait à grogner à mon approche, il prenait une mine morose et me chassait en grondant; c'est ainsi qu'il me gardait ma part. Il en fut toujours ainsi, quelle que fût la dimension du butin. Lors même qu'il arrivait que nous eussions pris ensemble un bœuf ou une vache, aussitôt on voyait accourir sa femme et ses sept enfants, qui se jetaient sur notre prise et me tenaient éloigné du festin. Je ne pouvais pas attraper la moindre côtelette, à moins qu'elle ne fût rongée jusqu'à la moelle, et il fallait supporter tout cela; mais, Dieu soit loué, je ne souffrais pas de la faim; je me nourrissais en secret de mon immense trésor d'or et d'argent, que je garde mystérieusement dans un endroit sûr; il me suffit et au delà : on en chargerait sept voitures, qu'il m'en resterait encore.» Le roi, tout attentif, lorsqu'il fut question du trésor, se pencha en avant et dit: « D'où vous est-il venu? dites-le-moi; je parle du trésor.» Et Reineke dit: «Je ne vous cacherai pas ce secret; à quoi cela me servirait-il? car je ne puis rien emporter de toutes ces choses précieuses. Mais, puisque vous l'ordonnez, je vais tout vous raconter; car il faut bien qu'on le sache une fois; et vraiment pour tout l'or du monde je ne voudrais pas garder plus longtemps ce grand secret. Apprenez-le donc, ce trésor a été volé. Une conjuration a été faite pour vous tuer, vous, sire! et, si à l'instant même le trésor n'avait pas été habilement enlevé, c'en était fait de vous. Faites-y bien attention, très-gracieux seigneur, de ce trésor dépendaient votre vie et votre postérité; et c'est son détournement qui a jeté mon propre père dans de si grands malheurs, qui l'a conduit prématurément au tombeau et peut-être à une éternité de souffrances; mais, sire, tout cela est arrivé pour votre salut!»
Et la reine écoutait, toute consternée, ce discours plein d'horreur, ce mystère confus du meurtre de son époux, cette trahison, ce trésor et tout ce qu'il avait dit: «Songez-y bien, Reineke, s'écria-t-elle, je vous exhorte sérieusement; le grand pèlerinage est devant vous; soulagez votre âme par le repentir; dites toute la vérité et parlez clairement de ce meurtre.»
Et le roi ajouta: «Que chacun fasse silence: que Reineke descende et vienne près de moi, pour que je l'entende, car l'affaire me concerne personnellement.»
Reineke, en l'entendant, se sentit renaître à l'espérance; il descendit de l'échelle, au grand désappointement de ses ennemis; il s'approcha aussitôt du roi et de la reine, qui l'interrogèrent avidement sur les détails de cette histoire.
Alors il se prépara à de nouveaux et plus énormes mensonges. «Si je pouvais regagner, se disait-il, les bonnes grâces du roi et de la reine, et si en même temps je pouvais réussir à perdre les ennemis qui m'ont mis si près de la mort, je serais sauvé. Sûrement ce serait pour moi un avantage bien inattendu; mais, je le vois, il me faut dire bien des mensonges et gros comme des montagnes.»
La reine impatiente continua à interroger Reineke: «Apprenez-nous clairement comment la chose s'est passée! Dites la vérité, songez à votre conscience, délivrez votre âme!»
Reineke répondit: «Je ne demande pas mieux que de tout dire. Je m'en vais mourir; c'est irrémissible; ce serait de la folie à moi de charger ma conscience à la fin de ma vie et de m'attirer un châtiment éternel. Il vaut mieux tout avouer, et, si par malheur il me faut accuser mes parents et mes amis les plus chers, hélas! que puis-je faire? L'enfer est là qui me menace.»
Le roi, durant cet entretien, était devenu tout inquiet; il dit à Reineke: «Est-ce bien la vérité?»
Reineke lui répondit avec une attitude pleine de dissimulation: «Certes, je suis un grand pécheur; mais je dis la vérité. À quoi cela me servirait-il de vous mentir? Je me damnerais pour l'éternité. Vous le savez bien, il en a été décidé ainsi, il faut que je meure, je vois la mort devant moi et je ne mentirai pas; car rien en ce monde, bien ou mal, ne peut venir à mon secours.» Reineke prononça ces paroles en tremblant et parut désespéré.
Et la reine dit: «Sa détresse me touche; je vous en prie, monseigneur, regardez-le avec miséricorde et songez que par cette confession nous évitons plus d'un malheur; écoutons, le plus tôt possible, le fond de cette tristesse. Ordonnez le silence et qu'il parle devant tous.»
Et le roi commanda le silence. Toute l'assemblée se tut, et Reineke dit: «Puisque vous le désirez, sire, prêtez l'oreille à ce que je vais dire. Quoique mon discours ne soit pas appuyé de lettres et de documents, il n'en sera pas moins fidèle et précis; je vais vous découvrir la conjuration et je compte bien n'épargner personne.»
CINQUIÈME CHANT.
Écoutez maintenant la ruse du renard et le détour qu'il prit pour cacher ses méfaits et nuire à autrui. Il inventa un abîme de mensonges, insulta à la mémoire de son père, accusa par une atroce calomnie le blaireau, son ami le plus honnête, qui l'avait constamment servi; il se permit tout cela pour donner créance à son récit et se venger de ses accusateurs.
«Mon père, se mit-il à dire, avait été assez heureux pour découvrir dans le temps, par des moyens mystérieux, le trésor du roi Eimery le Puissant; mais cette trouvaille ne lui porta pas bonheur; car sa grande fortune lui fit perdre la tête; il ne vit plus que quatre de ses pareils et se mit à mépriser ses compagnons: il chercha plus haut ses amis. Il envoya Hinzé le chat dans les Ardennes pour chercher Brun l'ours. Il était chargé de lui promettre fidélité, de l'inviter à venir en Flandre et à se faire proclamer roi. Lorsque Brun eut lu cette missive, il s'en réjouit de tout son cœur et, sans rien craindre, il se hâta de venir en Flandre; car il y avait longtemps qu'il avait pareille pensée en tête. Il y trouva mon père, qui le reçut avec joie et envoya chercher sur-le-champ Isengrin et le sage Grimbert; et tous quatre se mirent à traiter l'affaire; mais j'oublie qu'il y eut un cinquième: c'était Hinzé le chat. Il y a tout près de là un petit village qui s'appelle Ifte, et ce fut justement là , entre Ifte et Gand, qu'ils se réunirent. Une nuit longue et obscure cacha l'assemblée; ils n'étaient pas avec Dieu! c'était le diable; c'était mon père qui les possédait avec son or. Ils résolurent la mort du roi; ils se jurèrent entre eux une fidèle et éternelle alliance, et tous les cinq promirent également par serment, la main étendue sur la tête d'Isengrin, de choisir pour roi Brun l'ours et de lui donner solennellement l'investiture à Aix-la-Chapelle, avec la couronne d'or et le trône impérial. Si quelques amis, quelques parents du roi, voulaient s'y opposer, mon père était chargé de les persuader, de les corrompre, et, s'il ne réussissait pas, de les exiler aussitôt. Je vins à connaître ce secret, voici comment: Grimbert s'était grisé un beau matin et s'était mis à bavarder; l'imbécile raconta toute la scène à sa femme en lui recommandant le silence; il croyait que cela suffisait. Celle-ci rencontra ma femme, qui dut jurer solennellement par le nom des rois mages, et s'engagea sur l'honneur, coûte que coûte, à n'en pas souffler un mot, et à qui elle découvrit tout. Ma femme ne tint pas mieux sa parole; car à peine m'eut-elle trouvé, qu'elle me raconta ce qu'elle venait d'entendre et me donna un moyen sûr de reconnaître la vérité de l'histoire; mais je n'en étais pas plus à mon aise pour autant. Je me rappelais les grenouilles dont le croassement était enfin monté jusqu'aux oreilles de Dieu. Elles réclamaient un roi et voulaient vivre sous son autorité après avoir joui de la liberté. Dieu les exauça: il leur envoya la cigogne, qui les poursuit constamment, les déteste et ne leur laisse pas de paix. Elle les traite sans merci; les insensées se plaignent maintenant. Mais il est trop tard; car le roi les met à la raison.»
Reineke parlait à haute voix à toute l'assemblée; tous les animaux l'entendaient, et il continua ainsi son discours: «Voilà ce que je craignais pour nous tous; et il en eût été ainsi. Sire, je craignais pour vous, et j'en espérais une meilleure récompense. Je connais les menées de Brun, sa nature artificieuse et plusieurs de ses crimes; je craignais le père. S'il devenait le maître, nous aurions tous péri. Notre roi est de race noble, il est puissant et miséricordieux, me disais-je à part moi; ce serait un triste échange que d'élever sur le trône un ours et un lourdaud de vaurien. Pendant quelques semaines je méditai là -dessus et cherchai les moyens d'arrêter leurs projets. Avant tout, je comprenais bien que tant que mon père posséderait son trésor, il gagnerait des adhérents, il réussirait à coup sûr et que nous perdrions le roi. Je concentrai toute mon attention sur les moyens de découvrir le lieu où se trouvait le trésor pour l'enlever secrètement. Mon père allait-il en campagne, le vieux rusé allait-il au bois de jour ou de nuit, par le froid ou par le chaud, par la pluie ou le temps sec, j'étais aussitôt derrière lui et j'épiais ses démarches. Un jour, j'étais caché dans une tanière, plein de tristesse et pensant toujours à découvrir le trésor dont je connaissais toute l'importance, quand tout à coup je vis mon père sortir d'une crevasse, et glisser entre les parois du rocher comme s'il venait d'un trou profond. Je restai coi et caché où j'étais; il se crut seul, regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, de près ou de loin, il se livra à la manœuvre que je vais vous dire. Il se mit à boucher le trou avec du sable et sut très-adroitement le rendre semblable au reste du terrain. Impossible de le reconnaître à moins de l'avoir vu comme moi. Avant de partir, il balaya très-adroitement avec sa queue l'endroit où il avait posé ses pattes et effaça la piste avec son museau. Voilà ce que j'appris ce jour-là de mon père, qui était expert en fait de ruses, d'intrigues et de tours. Il partit et s'en alla à ses affaires. Je me demandai si le trésor n'était pas là . Je me mis vite à l'œuvre; en peu de temps, j'eus découvert la crevasse avec mes pattes, J'y entrai avidement. Là , je trouvai de l'or, de l'argent et mille autres choses précieuses en quantité. En vérité, même les plus âgés d'entre vous, n'ont jamais rien vu de pareil. Je me mis à l'ouvrage avec ma femme; nuit et jour, nous fûmes occupés à porter et à traîner; brouettes et voitures nous manquaient; nous eûmes mille peines et mille fatigues, ma femme Ermeline les supporta courageusement. C'est ainsi que nous avons enfin transporté les joyaux dans une place qui nous parut plus convenable. Cependant mon père se réunissait chaque jour avec ceux qui trahissaient le roi. Je vous apprendrai ce qu'ils avaient résolu et vous en frémirez. Brun et Isengrin avaient envoyé tout d'abord des lettres franches dans plusieurs provinces pour recruter des mercenaires: ils devaient arriver en grand nombre sans retard, Brun devait les prendre à son service et même leur promettait gracieusement de leur payer leur solde d'avance. Mon père parcourait la contrée en montrant des lettres de change probablement tirées sur son trésor, qu'il croyait toujours en sûreté; mais c'en était fait; il aurait eu beau se livrer à toutes les recherches avec ses complices, il n'aurait pas trouvé un liard. Il n'épargna aucune fatigue; c'est ainsi qu'il parcourut tous les pays entre l'Elbe et le Rhin et avait raccolé maints mercenaires. L'argent devait donner force poids à ses belles paroles. L'été arriva; mon père revint auprès des conjurés. Il leur raconta toutes ses peines, tous ses périls et surtout la détresse où il se trouva en Saxe devant les châteaux forts où il manqua perdre la vie; car là , tous les jours, il fut poursuivi par des chasseurs à cheval et des meutes; si bien qu'il eut toutes les peines du monde à s'en tirer sain et sauf. Ensuite, il montra aux quatre perfides conjurés la liste des compagnons qu'il avait gagnés par ses promesses et par son or. La nouvelle réjouit Brun. Tous les cinq se mirent à parcourir la liste ensemble; il y était dit: «Douze cents parents d'Isengrin, tous gens sans peur, viendront la gueule ouverte et les dents aiguisées; de plus, les chats et les ours sont tous dévoués à Brun; tous les blaireaux de la Saxe et de la Thuringe se présenteront, mais à condition de toucher un mois de solde d'avance; en revanche, ils s'engagent à être prêts en masse à la première réquisition.» Dieu soit loué de m'avoir permis de déjouer leurs plans! car, lorsque tout fut arrangé, mon père se hâta de les quitter pour aller voir son trésor. Son chagrin allait commencer. Il fouilla et chercha; mais il eut beau fouiller et chercher, il ne trouva plus rien. Sa peine fut inutile et son désespoir aussi; car le trésor était loin et il ne put le découvrir nulle part. Alors (comme ce souvenir me torture nuit et jour!) mon père se pendit de douleur et de honte. Voilà tout ce que j'ai fait pour arrêter la conjuration. J'en suis puni maintenant; pourtant je ne m'en repens pas. Mais Isengrin et Brun, ces deux insatiables, siègent dans le conseil à la droite du roi. Et toi, Reineke, quelle est maintenant ta récompense, pauvre malheureux, pour avoir abandonné ton propre père, afin de sauver le roi? Où en trouverez-vous d'autres qui se perdent eux-mêmes pour prolonger vos jours?»
Le roi et la reine avaient tous deux la plus grande envie de posséder le trésor; ils firent quelques pas à l'écart, appelèrent Reineke, pour lui parler en particulier, et lui dirent vivement: «Parlez, où est le trésor? Nous voudrions le savoir.»
Reineke leur répondit: «À quoi cela me servirait-il de montrer toutes ces richesses au roi qui vient de me condamner? Il en croit plutôt mes ennemis, des voleurs et des assassins, qui veulent m'ôter la vie à force de mensonges.
—Non, repartit la reine, non, il n'en sera pas ainsi; mon seigneur vous laissera vivre; il oubliera le passé, il domptera sa colère. Mais, à l'avenir, soyez plus sage et restez fidèle et dévoué au roi.»
Reineke dit: «Madame, obtenez du roi qu'il me promette devant vous qu'il me fera grâce, qu'il oubliera entièrement toutes mes fautes, tous mes crimes et tout l'ennui que je lui ai malheureusement causé, et certainement il n'y aura pas un souverain qui possédera de nos jours une richesse égale à celle que lui procurera ma fidélité; le trésor est immense; je vous montrerai la place: vous serez stupéfaits.
—Ne le croyez pas, répliqua le roi; mais, lorsqu'il parle de vols, de brigandages et de mensonges, vous pouvez y ajouter foi sans crainte; car vraiment il n'y a jamais eu de plus grand menteur.»
La reine dit: «Il est vrai que jusqu'ici il a mérité peu de confiance; mais songez maintenant que, cette fois, il accuse son oncle le blaireau et son propre père et qu'il dévoile leurs forfaits. Il ne dépendait que de lui de les ménager et de mettre ses histoires sur le compte d'autres animaux; il ne mentirait pas si follement.
—Si vous pensez, répondit le roi, que cela vaudrait mieux et qu'il n'en résultera pas un plus grand mal, je ferai comme il vous plaît; je prendrai sur moi les crimes de Reineke et sa cause. Encore une fois, mais une dernière, je me fierai à lui! qu'il y songe bien, car j'en jure par ma couronne, si jamais, à l'avenir, il se livre au mensonge et au crime, il s'en repentira éternellement. Tous ses parents quels qu'ils soient, même au dixième degré, payeront pour lui. Nul ne m'échappera et ils périront tous dans les procès, la honte et la misère!»
Lorsque Reineke vit comment les pensées du roi prenaient un autre cours, il reprit courage et dit: «Serais-je donc assez fou, sire, pour vous raconter des histoires dont la vérité ne serait pas démontrée dans quelques jours?» Et le roi crut à ses paroles et lui pardonna tout, la trahison de son père, puis ses propres méfaits. La joie de Reineke fui immense: il échappait à temps à la fureur de ses ennemis et à la mort.
«Noble roi, très-gracieux seigneur! dit-il, puisse Dieu vous rendre, à vous et à votre épouse, tout ce que vous avez fait pour votre serviteur indigne; je ne l'oublierai jamais et je vous en garderai une reconnaissance éternelle. Certes, il n'y a nulle part sous le soleil quelqu'un à qui j'aimerais mieux donner ce magnifique trésor qu'à vous deux. De quelles grâces ne m'avez-vous pas comblé! C'est pourquoi je vous donne bien volontiers le trésor du roi Eimery tel qu'il l'a possédé. Je vais vous dire maintenant où il est, et en toute vérité. Écoutez! dans l'est des Flandres, il y a un désert au milieu duquel il y a un bouquet de bois, il s'appelle Husterlo, retenez bien le nom! puis il y a une fontaine qui s'appelle Krekelborn, vous comprenez, qui n'est pas loin du petit bois. Dans toute l'année, il ne passe pas un homme ni une femme dans ce pays-là ; il n'est hanté que par la chouette et le hibou. C'est là que j'ai enfoui le trésor. L'endroit s'appelle Krekelborn, remarquez-le bien! Allez-y vous-même avec votre épouse; personne ne serait assez sûr pour le charger d'un tel message et il y aurait trop à perdre; je ne vous le conseille pas. Allez-y vous-même. Vous passerez près de Krekelborn; vous apercevrez ensuite deux jeunes bouleaux et, remarquez-le bien, l'un n'est pas loin de la source; dirigez-vous tout droit sur les bouleaux: le trésor est au pied. Grattez et creusez la terre; vous trouverez d'abord de la masse entre les racines; vous découvrirez tout de suite les joyaux les plus riches en or fin artistement travaillé; vous y trouverez aussi la couronne d'Eimery; si la volonté de l'ours s'était réalisée, c'est lui qui devrait la porter. Vous verrez, en outre, mainte parure et maint joyau chefs-d'œuvre d'orfèvrerie; on n'en fait plus comme cela; qui voudrait les payer? Quand vous verrez, sire, toutes ces richesses sous vos yeux, oui, j'en suis sûr, vous m'honorerez dans votre souvenir. Reineke, vous direz-vous, honnête renard, toi qui as caché si sagement tant de trésors sous la mousse, puisses-tu être heureux partout et toujours!» C'est ainsi que parla l'hypocrite.
Le roi repartit: «Il faut que vous m'accompagniez; car comment trouverai-je l'endroit tout seul? J'ai bien entendu parler d'Aix-la-Chapelle, de Lubeck, de Cologne et de Paris; mais jamais de ma vie je n'ai entendu nommer Husterlo non plus que Krekelborn; ne dois-je pas craindre que tu ne nous fasses de nouveaux mensonges et que tu n'inventes tous ces noms?»
Reineke n'entendit pas avec plaisir ce soupçon de la bouche du roi; il dit: «Je ne vous envoie pas pourtant bien loin d'ici, comme s'il s'agissait d'aller sur les bords du Jourdain. Comment vous parais-je suspect à présent? D'abord, je m'en tiens là , on peut tout trouver dans les Flandres. Interrogeons quelques personnes; un autre me confirmera. Krekelborn, Husterlo, ai-je dit, et les noms sont véritables.» Là -dessus, il appelle Lampe, et Lampe arrive en tremblant. Reineke lui crie: «N'ayez pas peur; le roi exige, par le serment de fidélité que vous lui avez prêté dernièrement, que vous disiez toute la vérité; dites-nous, si toutefois vous le savez, où se trouvent Husterlo et Krekelborn? Nous écoutons.»
Lampe dit: «Je puis vous le dire. C'est dans le désert. Krekelborn est tout près d'Husterlo. Les gens appellent Husterlo ce petit bois où Simonet le bancroche s'était retiré pour y fabriquer de la fausse monnaie avec ses compagnons. J'y ai beaucoup souffert de la faim et du froid quand je m'y réfugiai en grande détresse pour fuir le chien Ryn.»
Reineke lui dit: «Vous pouvez maintenant retourner près des autres; le roi est suffisamment instruit.» Et le roi dit à Reineke: «Pardonnez-moi, si j'ai été un peu vif et si j'ai douté de votre parole; mais songez maintenant à me mener à cet endroit.»
Reineke dit: «Combien je m'estimerais heureux, s'il m'était permis aujourd'hui de partir avec le roi et de le suivre dans les Flandres; mais on vous l'imputerait à péché. Quelle que soit ma honte, je dois faire un aveu que j'aurais voulu taire encore plus longtemps. Il y a quelque temps que Isengrin fit ses vœux dans un couvent; à la vérité, ce n'était pas pour l'amour de Dieu, mais bien pour l'amour de son estomac: il dévorait presque tout le couvent! On lui donnait à manger pour six; tout cela était trop peu pour lui; il se plaignit à moi de sa faim et de ses ennemis; enfin, j'en pris pitié, quand je le vis maigre et malade; c'est mon proche parent. Je l'aidai à prendre la clef des champs. Voilà comment j'ai encouru l'excommunication du pape. Je voudrais donc sans retard, avec votre consentement, veiller aux intérêts de mon âme et, demain matin, au lever du soleil, partir en pèlerin pour Rome afin d'y chercher l'absolution; de là , je passerai la mer. Ainsi tous mes pêchés seront lavés; et, si je reviens au pays, je pourrai marcher à vos côtés avec honneur. Mais, si je le faisais aujourd'hui, chacun se dirait: «Comment le roi peut-il fréquenter encore Reineke, qu'il vient de condamner à mort et qui, de plus, est frappé d'excommunication?» Sire, vous le voyez bien, il ne faut plus y songer.
—C'est vrai, répliqua le roi. Je ne pouvais pas le savoir. Si tu es excommunié, j'aurais tort de te mener avec moi. Lampe ou tout autre peut me conduire à la source. Mais je trouve bon et utile que tu cherches à te relever de ton excommunication. Je te permets de partir demain matin; je ne veux pas empêcher ton pèlerinage; car il me semble que tu veux te convertir au bien. Dieu bénisse ton projet et te permette d'accomplir le voyage!»
SIXIÈME CHANT.
C'est ainsi que Reineke rentra en grâce auprès du roi. Et le roi s'avança dans un endroit élevé, et, du haut d'une pierre, commanda le silence à tous les animaux assemblés; il les fit asseoir sur l'herbe d'après leur rang et leur naissance; Reineke était debout à côté de la reine, et le roi, après s'être recueilli, prit la parole en ces termes: «Écoutez-moi en silence, vous tous, animaux et oiseaux, pauvres et riches, grands et petits, mes barons et vous qui habitez ma cour et ma maison! Reineke est en mon pouvoir; il y a peu d'instants, on songeait à le pendre; mais il m'a révélé des secrets d'État si importants, que, tout bien considéré, je lui rends ma confiance et mes bonnes grâces. La reine, mon épouse, a, de plus, intercédé pour lui; je me suis laissé émouvoir en sa faveur; je lui pardonne entièrement, et je lui rends la vie et ses biens; désormais, la paix que j'ai proclamée le couvre et le protège. Je vous ordonne donc à tous, sous peine de mort, de traiter désormais avec honneur Reineke, sa femme et ses enfants, partout où vous les rencontrerez, la nuit comme le jour. En outre, que je n'entende plus aucune plainte à son sujet; s'il a mal agi, c'est dans le passé; il veut s'amender et il le fera certainement. Car, demain, de bonne heure, le bâton à la main et la besace au dos, il partira pour Rome en pieux pèlerin, et, de là , il passera la mer; il ne reviendra que lorsqu'il aura obtenu l'absolution complète de tous ses péchés.»
Là -dessus Hinzé se tourna avec colère vers Brun et Isengrin: «Maintenant, peine et travail, tout est perdu; oh! je voudrais être bien loin; une fois rentré en grâce, Reineke mettra tout en œuvre pour nous perdre tous les trois. J'ai déjà perdu un œil, gare à l'autre!—Le cas est difficile, dit Brun, je le vois.» Isengrin ajouta: «C'est par trop singulier! Parlons au roi sur-le-champ!» Il alla effectivement, avec Brun, se présenter, d'un air sombre, devant le roi et la reine; il parla contre Reineke longuement et vivement. Le roi leur dit: «Ne l'avez-vous donc pas entendu? Il est rentré en grâce!» Le roi se fâcha, et sur l'heure les fit prendre, enchaîner et jeter en prison, car il se rappelait ce que Reineke lui avait dit de leur trahison.
Voilà comment les affaires de Reineke prirent une face toute nouvelle. Il se sauva, et ses accusateurs furent confondus. Il sut même s'arranger si adroitement, que l'on coupa à l'ours un morceau de sa peau, de la largeur d'un pied, dont on lui fit une besace pour le voyage; son costume de pèlerin fut presque au complet. Il pria la reine de lui procurer des souliers en lui disant: «Puisque Votre Majesté daigne me reconnaître pour son pèlerin, qu'elle veuille bien m'aider à accomplir ce voyage. Isengrin a quatre fameux souliers; ne serait-il pas raisonnable qu'il m'en cédât une paire pour ma route? Madame, faites-les-moi donner par le roi. Girmonde pourrait bien se passer aussi d'une paire des siens, car une femme de ménage reste presque toujours à la maison.»
La reine trouva cette demande raisonnable: «Ils peuvent effectivement se passer chacun d'une paire de souliers», dit-elle gracieusement. Reinecke la remercia et dit en s'inclinant avec joie: «Avec ces quatre souliers, je ne resterai pas en chemin. Tout ce que j'accomplirai de bonnes actions en qualité de pèlerin, vous en prendrez votre part. vous et mon gracieux souverain. Nous sommes astreints à prier pendant tout le pèlerinage pour tous ceux qui nous sont venus en aide. Dieu vous récompense de votre bonté!» Ainsi, Isengrin perdit les souliers de ses pattes de devant, et sa femme Girmonde dut fournir ceux des pattes de derrière. Tous deux y perdirent la peau et les griffes de leurs pattes; couchés misérablement près de Brun, ils croyaient toucher à leur dernière heure, tandis que l'hypocrite avait su gagner des souliers et une besace. Il alla près d'eux et railla encore la louve par-dessus le marché: «Chère amie, lui dit-il, voyez donc comme vos souliers me vont bien! j'espère qu'ils dureront; vous vous êtes donné bien de la peine pour me perdre, mais j'en ai pris autant pour me défendre; j'ai réussi. Si vous vous êtes réjouie, c'est à mon tour maintenant; c'est le train du monde, il faut savoir s'y faire. Dans mon voyage, je songerai tous les jours avec reconnaissance à mes chers parents: vous avez eu la complaisance de me donner ces souliers, vous n'aurez pas à vous en repentir; ce que je gagnerai d'indulgences, je le partagerai avec vous; je vais les chercher à Rome et par delà la mer.» Dame Girmonde était accablée de douleur, elle pouvait à peine parler; mais elle prit sur elle et dit en soupirant: «C'est pour punir nos péchés que Dieu vous laisse ainsi réussir.» Pour Isengrin, il se tut, et Brun aussi; tous deux étaient bien malheureux: prisonniers, blessés et raillés par leur ennemi, il ne manquait plus que le chat Hinzé; Reineke aurait bien voulu lui jouer un pareil tour.
Le lendemain matin, l'hypocrite s'occupa à graisser les souliers qu'il avait pris à ses parents, s'empressa de se présenter devant le roi, et lui dit: «Votre serviteur est prêt à commencer son pieux voyage; faites-moi la grâce de commander à votre aumônier de me bénir, afin que je parte d'ici avec l'assurance que tout mes pas soient bénis.» Le roi avait pour chapelain le bélier; il était chargé de toutes les affaires ecclésiastiques et servait de secrétaire au roi; on l'appelait Bellyn. Il le fit appeler, et lui dit: «Lisez-moi sur-le-champ quelques paroles sacrées sur Reineke pour bénir le voyage qu'il va entreprendre; il va à Rome et passera la mer. Suspendez-lui la besace, et mettez-lui le bâton à la main.»
Bellyn répondit: «Sire, vous avez appris, je crois, que Reineke n'est pas relevé de son excommunication; je m'attirerais des désagréments de la part de mon évêque, si j'agissais suivant votre désir. Il l'apprendrait, sûrement, et il a le droit de me punir. Je ne ferai rien à Reineke à tort et à travers. Si l'on pouvait arranger l'affaire et me garantir de tout reproche de mon évêque le seigneur Sansraison, et que le prieur Lasefund ne s'en fâchât pas, ou bien le doyen Rapiamus, je le bénirais bien volontiers selon votre commandement.»
Le roi répliqua: «Que signifie tout ce bavardage? Vous avez dit beaucoup de paroles pour ne rien dire. Que vous bénissiez Reineke à tort et à travers, que diable cela me fait-il? Que m'importent votre évêque et son chapitre? Reineke va en pèlerinage à Rome et vous voudriez l'empêcher?» Bellyn se grattait derrière l'oreille avec angoisse; il redoutait la colère de son roi. Il se mit aussitôt à lire dans son livre pour le pèlerin, qui n'y tenait pas du tout, et cela ne lui servit pas à grand'chose, comme bien vous pensez.
Quand on eut fini de lire les prières, on lui remit la besace et le bâton; le pèlerin fut complet; c'est ainsi qu'il simula le pèlerinage. De fausses larmes coulèrent le long des joues du scélérat et mouillèrent sa barbe comme s'il ressentait le repentir le plus douloureux. Il avait de fait un chagrin, c'était de ne pas avoir fait le malheur de tous à la fois et de n'en avoir humilié que trois. Cependant il se releva et supplia l'assistance de vouloir bien prier fidèlement pour lui autant que possible. Maintenant, il se prépara à partir rapidement, il se sentait coupable et il avait tout à craindre. «Reineke, lui dit le roi, vous êtes bien pressé; pourquoi cela?—Celui qui entreprend une bonne action ne doit jamais tarder, répliqua Reineke. Veuillez me donner congé; l'heure est arrivée; daignez me laisser partir.—Partez-donc,» dit le roi. Et il ordonna à tous les seigneurs de sa cour de suivre et d'accompagner un bout de route le faux pèlerin. Pendant ce temps-là , Brun et Isengrin, tous deux prisonniers, étaient dans les larmes et la douleur.
Voilà comment Reineke sut regagner entièrement l'amour du roi et quitta la cour avec de grands honneurs; il avait l'air d'aller en terre sainte avec son bâton et sa besace, mais il n'avait pas plus à y faire qu'un arbre de mai à Aix-la-Chapelle. Il avait bien d'autres projets en tête. Pour le moment, il avait réussi à se jouer de son roi et à se faire suivre à son départ et accompagner avec force honneurs par tous ceux qui l'avaient accusé. Et, ne pouvant renoncer à la ruse, il dit encore en partant: «Sire, veillez bien à ce que les deux traîtres ne vous échappent pas. Une fois libres, ils ne renonceraient pas à leurs affreux attentats. Votre vie est menacée, sire songez-y!»
Il partit dans une attitude calme, religieuse, avec un air plein de candeur, comme s'il n'avait jamais fait autre chose. Le roi retourna alors à son palais, suivi de tous les animaux qui, par son ordre, avaient d'abord accompagné Reineke un bout de chemin; et le coquin avait pris des mines si tristes, si désolées, qu'il avait ému la pitié de plus d'un bon cœur. Lampe était surtout très-ému: «Pourquoi, disait le scélérat, pourquoi, mon cher Lampe, faut-il nous quitter? Si vous étiez assez bon, vous et Bellyn, le bélier, pour m'accompagner encore plus loin, votre société me serait un grand bienfait. Vous êtes d'agréable compagnie et d'honnêtes gens, chacun dit du bien de vous, cela me ferait honneur; vous êtes ecclésiastiques et de mœurs saintes; vous vivez justement comme j'ai vécu dans mon ermitage; des herbes vous suffisent, et vous apaisez votre faim avec des feuilles et du gazon et vous ne demandez jamais du pain ou de la viande ou d'autres aliments plus recherchés.» C'est pas ces paroles louangeuses qu'il ensorcelait ces deux caractères faibles; tous deux l'accompagnèrent jusqu'à sa demeure. Lorsqu'ils virent le donjon de Malépart, Reineke dit au bélier: «Restez ici, Bellyn, et mangez à loisir ce gazon et ces plantes; ces montagnes produisent des herbes d'un goût excellent. J'emmène Lampe avec moi; priez-le de consoler ma femme, qui est déjà bien affligée et qui tombera dans le désespoir lorsqu'elle apprendra que je vais en pèlerinage à Rome.»
Le renard se servait de ces douces paroles pour les tromper tous les deux. Il fit entrer Lampe; ils trouvèrent dame Renard bien triste, couchée auprès de ses enfants, vaincue par l'affliction; car elle n'espérait plus voir Reineke revenir de la cour. Quand elle l'aperçut, avec sa besace et son bâton, elle s'en étonna fort, et dit: «Mon cher Reineke, dites-moi comment cela s'est-il passé? Que vous est-il arrivé?» Et il dit: «J'étais déjà condamné, prisonnier, enchaîné, lorsque le roi me fit grâce et me délivra, et je m'en vais en pèlerinage; Brun et Isengrin restent en otages; puis le roi m'a donné Lampe pour le punir et nous en ferons ce que bon nous semblera. Car c'est le roi qui m'a dit à la fin et en connaissance de cause: «C'est Lampe qui t'a trahi.» Il a donc mérité un grand châtiment; c'est lui qui me payera tout.» Lorsque Lampe entendit ces paroles menaçantes, il eut peur, il perdit la tête; il voulut se sauver et chercha à s'enfuir. Reineke lui barra rapidement le chemin de la porte et saisit par le cou le pauvre diable, qui se mit à crier de toutes ses forces: «Au secours! au secours! Bellyn, je suis perdu! le pèlerin m'égorge!» Mais il ne cria pas longtemps, car Reineke eut bientôt fait de lui couper la gorge. Voilà comme il traita son hôte. «Venez, dit-il, et mangeons vite, car le lièvre est gras et d'un goût parfait. C'est vraiment la première fois qu'il sert à quelque chose, le nigaud! Il y a longtemps que je le lui avais promis; mais maintenant, c'en est fait. Que le traître aille donc m'accuser encore!»
Reineke se mit à la besogne avec sa femme et ses enfants. Ils écorchèrent le lièvre sans plus tarder et le mangèrent de bon appétit. Dame Renard le trouva délicieux et s'écria plus d'une fois: «Mille fois merci au roi et à la reine; grâce à eux, nous avons fait un festin magnifique; que Dieu les en récompense!
—Mangez toujours, disait Reineke; cela suffit pour aujourd'hui, mais notre appétit ne chômera pas, car je compte vous approvisionner encore; il faudra bien, en fin de compte, que tous ceux qui s'attaquent à moi et me veulent du mal payent l'écot.»
Dame Ermeline dit: «Oserais-je vous demander comment vous vous êtes tiré d'affaire?—Il me faudrait bien des heures, répondit-il, si je voulais raconter avec quelle adresse j'ai enlacé le roi et l'ai trompé, lui et la reine. Oui, je ne vous le cache pas: l'amitié qui règne entre le roi et moi ne tient qu'à un fil et ne durera pas longtemps. Quand il saura la vérité, il se mettra dans une terrible colère. Si je retombe jamais en son pouvoir, ni or ni argent ne pourront me sauver; il me poursuivra et cherchera à me prendre. Je ne dois pas attendre de merci, je le sais parfaitement; il ne me lâchera pas que je ne sois pendu, il faut nous sauver. Fuyons en Souabe! Là , personne ne nous connaît; nous y vivrons suivant la coutume du pays! Vive Dieu! on fait là bonne chère et tout s'y trouve en abondance: des poulets, des oies, des lièvres, des lapins, du sucre, des dattes, des figues, des raisins de caisse et des oiseaux de toutes sortes; et l'on y fait le pain avec du beurre et des œufs. L'eau est pure et limpide, l'air est doux et serein. Il y a des poissons en quantité, les uns s'appellent gallines, et les autres pullus, gallus et anas; qui sait tous leurs noms! Voilà les poissons que j'aime, je n'ai pas besoin de plonger profondément sous l'eau; je m'en suis toujours nourri lorsque je vivais en ermite. Oui, ma petite femme, si nous voulons enfin goûter la paix, il nous faut aller là ; vous viendrez avec moi. Entendez-moi bien! le roi m'a laissé échapper cette fois parce que je lui ai fait un conte sur des choses fantastiques. J'ai promis de lui livrer le trésor du roi Eimery; je lui ai décrit la place où il doit se trouver près de Krekelborn. Quand ils viendront pour le chercher, ils ne trouveront pas un fétu; ils fouilleront en vain, et, quand le roi se verra ainsi trompé, il se mettra dans une colère épouvantable. Car vous pouvez vous faire une idée de tous les mensonges que j'ai dû inventer avant d'échapper. Il est vrai qu'il s'agissait de la potence; jamais je n'ai été dans une plus grande détresse, dans une angoisse plus affreuse. Non, je ne souhaite pas de me revoir en pareil danger. Bref, il m'arrivera ce qu'il voudra, jamais je ne me laisserai persuader de retourner à la cour pour me mettre encore au pouvoir du roi; il faudrait vraiment la plus grande habileté du monde pour retirer seulement mon petit doigt de sa gueule.»
Dame Ermeline dit avec tristesse: «Qu'allons-nous devenir? Nous serons pauvres et étrangers dans tout autre pays; ici, rien ne nous manque. Vous êtes toujours le seigneur de vos paysans. Est-il donc nécessaire de chercher aventure ailleurs? Vraiment, quitter le certain pour l'incertain n'est guère prudent ni louable. Ne sommes-nous donc pas en sûreté ici? Notre château est si fort! Quand même le roi nous assiégerait avec son armée et couvrirait la route de ses troupes, nous avons tant de portes secrètes, tant de sentiers inconnus, que nous échapperions toujours. Vous le savez mieux que moi, qu'est-il besoin de vous le dire? Il faut bien des choses pour que nous tombions par force dans ses mains. Ce n'est pas cela qui m'inquiète. Mais ce qui m'attriste, c'est que vous ayez promis de passer la mer. Je puis à peine me calmer; que pourrait-il en advenir!
—Ma chère femme, ne vous tourmentez pas, répondit Reineke, écoutez-moi et faites attention: il vaut mieux donner sa parole que sa vie. C'est ce que m'a dit autrefois un saint homme dans le confessionnal; une promesse forcée ne signifie rien. Cela ne m'empêchera pas de continuer à faire des miennes. Mais il en sera comme vous avez dit: je reste ici. Dans le fait, j'ai peu de chose à aller chercher à Rome, et, quand j'aurais fait dix vœux, je ne tiens pas à voir Jérusalem. Je resterai près de vous; la vie sera plus facile; partout ailleurs je ne serai pas mieux qu'ici. Si le roi veut me faire du souci, eh bien, je l'attendrai; il est plus fort et plus puissant que moi; mais il peut m'arriver de l'ensorceler encore et de le coiffer encore une fois du bonnet des fous. Si Dieu me prête vie, il s'en trouvera plus mal qu'il ne pense, je le lui promets!»
Bellyn se mit à crier à la porte avec impatience: «Lampe, ne sortirez-vous pas? Venez donc! Il est temps de partir!» Reineke l'entendit, descendit bien vite, et lui dit:«Mon cher, Lampe vous prie de l'excuser; il est en train de rire avec sa cousine, il espère que vous voudrez bien le lui permettre. Allez toujours en avant, car sa cousine Ermeline ne le laissera pas partir de si tôt; vous ne voulez pas troubler sa joie?»
Bellyn répondit: «J'ai entendu crier; qu'était-ce donc? J'ai cru reconnaître la voix de Lampe; il criait: «Bellyn, au secours! au secours!» Lui avez-vous fait du mal?» Le malin renard lui dit: «Écoutez-moi bien! Je parlais du pèlerinage que j'ai fait vœu de faire: à cette nouvelle, ma femme tomba dans le désespoir, une frayeur mortelle la saisit; elle tomba sans connaissance. Lampe le vit et en fut effrayé, et, dans son trouble, il se mit à crier: «Au secours, Bellyn, Bellyn! oh! venez vite, ma cousine n'en reviendra pas!»
—Tout ce que je sais, dit Bellyn, c'est qu'il a jeté des cris de frayeur.—Il ne lui est pas tombé un cheveu de la tête, assura le perfide; j'aimerais mieux qu'il m'arrivât du mal à moi-même qu'à Lampe. Savez-vous, ajouta Reineke, qu'hier, le roi m'a prié, si je passais à la maison, de lui dire mon avis par écrit sur certaines affaires d'importance; mon cher neveu, vous chargez-vous de ces lettres? elles sont prêtes. Je lui dis d'excellentes choses et lui donne les meilleurs avis. Lampe était dans la jubilation, je l'entendais avec plaisir se rappeler, avec sa cousine, toutes sortes de vieilles histoires. Comme il bavardait! il n'en finissait pas! C'est pendant qu'il mangeait, buvait et s'amusait ainsi, que j'ai écrit ces lettres.
—Mon cher renard, dit Bellyn, il faut bien envelopper ces lettres; il faudrait une poche pour les porter. Si le cachet venait à se briser, je m'en trouverais mal.» Reineke lui dit: «Je vais y pourvoir, la besace que l'on m'a faite avec la peau de l'ours fera parfaitement l'affaire, je suppose; elle est épaisse et forte; je vais y mettre les lettres. Je suis sûr qu'en revanche le roi vous donnera force éloges; il vous recevra avec honneur, vous serez trois fois le bienvenu.»
Le bélier crut tout cela. L'autre se dépêcha de rentrer, prit la besace, y fourra la tête de Lampe et pensa au moyen d'empêcher le pauvre Bellyn d'ouvrir la poche; il lui dit en revenant: «Passez la besace autour de votre cou, mon neveu, et ne vous laissez pas entraîner par la curiosité à regarder ces lettres. Ce serait une curiosité dangereuse; elles sont bien empaquetées; laissez-les ainsi. N'ouvrez même pas la besace! J'ai fait un nœud particulier, comme il est d'usage entre le roi et moi dans les affaires d'importance; et, si le roi trouve le nœud convenu, vous mériterez des grâces et des présents en votre qualité de fidèle messager. Même quand vous aborderez le roi, si vous voulez vous mettre plus avant dans ses faveurs, vous lui ferez remarquer que vous avez conseillé ces lettres après mûre réflexion, que vous avez même aidé à les écrire; cela vous rapportera profit et honneur.»
Bellyn fut ravi, se mit à gambader çà et là avec joie, et dit: «Reineke, mon neveu et mon maître, je vois maintenant combien vous m'aimez et voulez m'honorer; je serai très-flatté d'apporter ainsi devant tous les seigneurs de la cour d'aussi bonnes pensées, des paroles aussi belles et aussi élégantes. Car, certes, je ne sais pas écrire aussi bien que vous; mais ils seront obligés de le penser, et c'est à vous que je le devrai. C'est pour mon plus grand bonheur que je vous ai suivi jusqu'ici. Dites-moi, maintenant, n'avez-vous plus rien à me commander? Lampe ne part-il pas d'ici en même temps que moi?
—Non, comprenez bien, dit le rusé Reineke, cela n'est pas possible. Allez toujours en avant tout doucement, il vous suivra aussitôt que je lui aurai confié certaines affaires assez graves!—Dieu soit avec vous, dit Bellyn, je vais donc partir.» Et il s'en alla rapidement. À midi, il était à la cour.
Lorsque le roi l'aperçut, il reconnut sur-le-champ la besace, et dit: «Eh bien, Bellyn, d'où venez-vous, et où avez-vous laissé Reineke? Vous portez sa besace; qu'est-ce que cela signifie?» Bellyn repartit: «Sire, il m'a prié de vous porter ces deux lettres. Nous les avons rédigées à nous deux. Vous y trouverez des choses de la dernière importance subtilement traitées, et c'est moi qui en ai conseillé le contenu. Les voici dans la besace; c'est lui qui a fait le nœud.»
Le roi fit venir sur-le-champ le castor qui était notaire et secrétaire du roi: il se nommait Bokert; il avait pour fonction de lire au roi les lettres les plus difficiles et les plus importantes; car il connaissait plusieurs langues. Le roi fit aussi mander Hinzé. Lorsque Bokert eut, avec l'aide de Hinzé son compagnon, défait le nœud de la besace, il en tira avec étonnement la tête du pauvre lièvre: «Voilà d'étranges lettres! s'écria-t-il. Qui les a écrites? Qui l'expliquera? C'est la tête de Lampe; tout le monde peut le reconnaître.»
Le roi et la reine reculèrent d'horreur. Mais le roi baissa la tête, et dit: «Ô Reineke, si je te tiens jamais!» Le roi et la reine s'affligèrent extrêmement. «Comme Reineke m'a trompé, dit le roi, oh! si je n'avais pas ajouté foi à ses infâmes mensonges!» Il était tout troublé, et tous les animaux comme lui. Mais Léopard, le plus proche parent du roi, prit la parole: «Vraiment, je ne vois pas pourquoi vous êtes si affligé et la reine aussi. Chassez ces pensées; prenez courage. Un tel abattement devant tout le monde ne peut que vous déshonorer. N'êtes-vous pas maître et seigneur? Tous ceux qui sont ici n'ont qu'à vous obéir!
—C'est pour cela même, répondit le roi, qu'il ne faut pas vous étonner si j'ai le cœur si contrit. Par malheur, je me suis laissé égarer. Car le traître, par une ruse infâme, m'a induit à punir mes amis. Brun et Isengrin sont tous deux humiliés et prisonniers; ne dois-je pas m'en repentir du fond de mon cœur? Cela me rapporte peu d'honneur de maltraiter ainsi les premiers barons de ma cour, d'avoir ajouté tant de foi aux artifices de ce menteur; en un mot, d'avoir agi sans prudence. J'ai suivi trop vite le conseil de ma femme; elle s'est laissée séduire; elle m'a prié et supplié pour lui. Oh! que n'ai-je été plus ferme! Maintenant le remords est tardif et tout conseil est superflu.»
Léopard dit: «Sire, écoutez ma prière, ne vous livrez pas plus longtemps à la douleur! Le mal fait peut se réparer. Livrez le bélier en expiation à l'ours, au loup et à la louve; car Bellyn a avoué hautement et audacieusement qu'il avait conseillé la mort de Lampe; qu'il expie donc maintenant! après cela, nous courrons sus à Reineke; nous le prendrons, s'il plaît à Dieu; on le pendra sur l'heure; si on le laisse parler, il s'en tirera avec de belles paroles et ne sera pas pendu. Quant aux deux prisonniers, je suis sûr qu'ils accepteront une réconciliation.»
Ce conseil plut au roi qui dit à Léopard: «Votre avis me plaît. Allez-moi chercher les deux barons; qu'ils reprennent avec honneur leurs places dans mon conseil. Convoquons tous les animaux qui font partie de la cour; il faut qu'ils apprennent les infâmes mensonges de Reineke, comment il a pu échapper, et comment, avec Bellyn, il a mis Lampe à mort. Que tout le monde traite le loup et l'ours avec respect; comme gage de réconciliation, je leur livre, suivant votre avis, le traître Bellyn et tous ses parents à perpétuité.»
Léopard courut trouver les deux prisonniers, Brun et Isengrin. On leur enleva leurs liens; puis il leur dit: «Consolez-vous, je vous apporte de la part du roi la paix et la liberté. Écoutez-moi, messeigneurs: si le roi vous a fait du mal, il en est fâché; il vous le fait dire et désire que cela vous soit une satisfaction; pour expiation, il vous livre Bellyn, sa famille et tous ses parents à perpétuité. Sans autre forme de procès, jetez-vous sur eux; que vous les trouviez aux champs ou dans les bois, n'importe, ils sont à vous. De plus, notre gracieux maître vous permet encore de nuire par tous les moyens à Reineke, qui vous a trahis; lui, sa femme, ses enfants et tous ses parents vous appartiennent; vous pouvez les poursuivre partout où vous les trouverez, personne ne vous en empêchera. C'est au nom du roi que je vous apporte cette liberté et ces privilèges. Le roi et tous ses successeurs vous les maintiendront. Oubliez donc les désagréments de ces derniers jours, jurez-lui fidélité et respect, vous le pouvez en tout honneur. Jamais il ne vous blessera plus. Je vous conseille d'accepter ces propositions.»
C'est ainsi que la paix fut faite; le bélier la paya de sa tête, et tous ses parents sont encore aujourd'hui poursuivis par la puissante famille d'Isengrin. Voilà l'origine de cette haine éternelle. Maintenant les loups, sans honte et sans remords, continuent à dévorer les brebis et les agneaux; ils croient avoir le droit de leur côté; leur fureur n'en épargne pas un; jamais ils ne se réconcilieront.
En l'honneur de Brun et d'Isengrin, le roi prolongea la cour de douze jours; il voulait montrer publiquement combien il avait à cœur de faire la paix avec ces seigneurs.
SEPTIÈME CHANT.
La cour devint alors un lieu de plaisir et de magnificence; maint chevalier s'y rendit; à tous les animaux rassemblés vinrent se joindre d'innombrables oiseaux, et tous ensemble comblèrent de respect Brun et Isengrin, qui oublièrent leurs souffrances, en se voyant fêtés par la meilleure compagnie qui ait jamais été réunie. Les trompettes et les timbales résonnaient, et l'on se livrait à la danse avec ces belles manières qu'on ne trouve qu'à la cour; tout avait été prodigué de ce que l'on pouvait désirer. On envoya messagers sur messagers pour porter des invitations; oiseaux et quadrupèdes se mirent en route. On les voyait, paire par paire, voyager de jour et de nuit et se hâter d'arriver. Pour Reineke, le faux pèlerin, il était aux aguets dans sa maison; il ne songeait guère à aller à la cour; il n'y comptait pas sur un bon accueil. Suivant sa coutume, ce que le drôle préférait, c'était de jouer ses tours. Et la cour résonnait des chants les plus mélodieux; on offrait sans relâche à boire et à manger aux invités. On se livrait aux jeux du tournoi et de l'escrime. Chacun s'était réuni à ses pareils; on dansait, on chantait au son des pipeaux et des chalumeaux. Le roi regardait avec affabilité du haut de son estrade; cette grande réunion lui plaisait, et il voyait cette foule avec joie.
Huit jours étaient déjà écoulés; le roi venait de se mettre à table avec ses premiers barons; la reine était à ses côtés, lorsque le lapin parut devant le roi, tout couvert de sang, et dit avec tristesse:
«Sire, et vous tous, prenez pitié de moi! car rarement vous aurez entendu le récit d'une trahison plus perfide et plus meurtrière que celle dont Reineke vient de me faire la victime. Hier matin, il pouvait être six heures, je le trouvai assis devant sa porte: je descendais le chemin qui passe devant Malpertuis; je pensais m'en aller en paix. Il était habillé comme un pèlerin, dans l'attitude d'un homme qui lirait ses prières. Je voulus passer rapidement pour me rendre à votre cour. Quand il me vit, il se leva soudain et vint au-devant de moi; je pensais que c'était pour me saluer: mais il me saisit avec ses pattes comme pour m'étrangler; je sentis ses griffes derrière mes oreilles. Je crus vraiment que j'étais un homme mort; car elles sont longues et dignes, ses griffes. Il me jeta par terre. Par bonheur, je me dégageai, et, grâce à la légèreté de ma course, je pus me sauver. Il me poursuivit en grondant et jura de me retrouver. Je me tus et m'enfuis; mais, hélas! je lui ai laissé une de mes oreilles et j'arrive la tête en sang; regardez! j'y ai quatre trous. Songez donc! il m'a frappé avec tant d'impétuosité, que je suis presque resté sur le coup. Maintenant, voyez ma détresse, voyez le cas qu'il fait de vos saufs-conduits! Qui peut voyager? qui peut se rendre à votre cour, lorsque le brigand tient la grand'route et attaque tout le monde?»
Il finissait à peine, lorsque la bavarde corneille Merknau se mit à dire: «Sire, je vous apporte une triste nouvelle; je ne suis guère en état de parler, tant j'ai de peur et de chagrin! je crains que cela ne me brise encore le cœur; oyez le déplorable malheur qui vient d'arriver aujourd'hui. Sharfenebbe, ma femme, et moi, nous étions partis aujourd'hui de grand matin, quand nous vîmes Reineke étendu mort sur la bruyère, les yeux roulés de travers, la gueule ouverte et la langue pendante. De frayeur, je me mis à pousser les hauts cris. Il ne bougea pas; je criai et me lamentai: «Hélas! quel malheur!» Je redoublai mes gémissements: «Hélas! il est mort! que je le regrette! que j'en suis désolée!» Ma femme s'affligeait aussi; nous pleurions ensemble. Je lui tâtai le ventre et la tête; ma femme s'approcha aussi et s'assura si sa respiration ne trahissait pas un reste de vie; mais elle écouta en vain; nous eussions juré tous les deux qu'il était mort. Écoutez maintenant le malheur! tandis que dans sa tristesse, et sans y prendre garde, elle avait rapproché son bec de la gueule du vaurien, le cruel le remarqua et lui happa la tête d'un coup. Je ne vous dirai pas quel fut mon effroi. «Ô malheur! malheur à moi!» m'écriai-je. Reineke se leva alors, se jeta sur moi; je m'envolai éperdu de frayeur. Si je n'avais pas été si prompt, je serais devenu sa proie également; c'est à grand'peine que j'ai échappé aux griffes de l'assassin; je me perchai sur un arbre. Oh! pourquoi ai-je sauvé ma triste vie! J'ai vu ma femme dans les pattes du scélérat; hélas! il eût bientôt fait de manger cette tendre amie. Il me parut avoir si faim, qu'il eût été d'humeur à en manger plusieurs autres; il n'a rien laissé, pas une patte, pas un petit os. Pourquoi ai-je assisté à un pareil spectacle! Il s'en alla; mais, moi, je ne pouvais m'en aller; le cœur navré, je volai à la place funèbre; là , je ne trouvai que du sang et quelques plumes de ma femme. Les voici, je les apporte comme une preuve du crime. Ah! sire, prenez pitié! car, si vous épargnez ce traître encore cette fois, si vous tardez à en tirer une juste vengeance, si vous ne donnez pas force de loi à votre paix et à votre sauf-conduit, on trouverait à dire bien des choses qui pourraient vous déplaire. Car le proverbe a raison: il est coupable du crime, celui qui a le pouvoir de punir et qui ne punit pas; alors chacun tranche du grand seigneur. Cela touche de près à votre dignité, veuillez le considérer.»
Voilà dans quels termes la cour entendit la plainte du lapin et de la corneille noble. Le roi s'écria en colère: «Je le jure par ma fidélité conjugale! je punirai ce crime de telle façon, qu'on ne l'oubliera de longtemps! Braver ainsi mon sauf-conduit et mes ordres! je ne le souffrirai pas. Trop légèrement j'ai cru ce coquin et l'ai laissé échapper. Moi-même, je l'ai équipé en pèlerin et lui ai donné congé, comme s'il partait pour Rome. Que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce menteur! Avec quelle facilité n'a-t-il pas su gagner l'intérêt de la reine! Elle m'a persuadé et maintenant il s'est échappé; mais je ne serai pas le dernier qui se repentira amèrement d'avoir suivi un conseil de femme. Si nous laissons le scélérat plus longtemps sans punition, c'est une honte. Il a toujours été un coquin et le restera toujours. Songez-donc tous, messeigneurs, au moyen de le prendre et de le juger. Si nous nous y mettons sérieusement, nous sommes sûrs du succès.»
Le discours du roi plut fort à Brun et à Isengrin. «Nous serons donc vengés à la fin!» pensèrent-ils tous les deux. Mais ils n'osèrent pas parler, voyant que le roi était de mauvaise humeur et excessivement en colère.
La reine dit enfin: «Mon gracieux seigneur, vous ne devriez pas vous mettre en d'aussi violentes colères et faire un serment si à la légère; votre dignité en souffre, ainsi que l'autorité de votre parole. Car nous ne voyons encore nullement la vérité au grand jour; il faut encore entendre l'accusé. Et, s'il était présent, plus d'un se tairait qui parle maintenant contre Reineke. Il faut toujours entendre les deux parties; car plus d'un criminel accuse les autres pour cacher ses propres méfaits. J'ai toujours regardé Reineke comme un homme sage et intelligent, je n'y voyais pas de mal; je n'ai jamais eu que votre bien en vue, quoi qu'il en soit arrivé autrement. Car son avis est toujours bon à suivre, quoique, à vrai dire, sa vie mérite plus d'un blâme. De plus, il faut songer aux grandes alliances de sa famille. Les affaires ne gagnent pas à être précipitées, et ce que vous aurez résolu, vous l'exécuterez toujours à la fin, puisque vous êtes notre maître et seigneur.»
Et Léopard ajouta: «Puisque vous écoutez tout le monde, écoutez donc aussi Reineke. Qu'il se présente et on exécutera sur-le-champ votre résolution. C'est probablement l'avis de tous ces seigneurs et celui de votre noble épouse.»
Là -dessus, Isengrin se mit à dire: «Que chacun conseille pour le mieux! Seigneur Léopard, écoutez-moi! Quand même Reineke viendrait à l'instant ici et se blanchirait de la double accusation de la corneille et du lapin, il ne m'en serait pas moins très-facile de prouver qu'il a mérité la mort. Mais je me tais jusqu'à ce que nous le tenions. Avez-vous donc oublié comme il en a menti au roi avec son trésor? Ne devait-il pas le trouver à Husterlo, près de Krekelborn, et tout le reste de ce grossier mensonge? Il nous a tous trompés; et, moi et Brun, il nous a déshonorés; mais j'en mettrais ma vie en gage, je parie que ce perfide mène sur la bruyère la vie qu'on vient de nous dire; il rôde ça et là , il pille, il tue; si le roi et les seigneurs le trouvent bon, on procédera comme ils le veulent. Mais, s'il voulait venir sérieusement à la cour, il y serait déjà depuis longtemps. Les messagers du roi ont parcouru tout le pays pour inviter aux fêtes de la cour, et il est resté chez lui.»
Le roi dit alors: «À quoi bon l'attendre si longtemps? Préparez-vous tous (telle est ma volonté) à me suivre dans six jours; car vraiment je veux voir la fin de ces démêlés. Qu'en dites-vous, messeigneurs? ne sera-t-il pas capable à la fin de ruiner tout un pays? Tenez-vous prêts, en aussi bon état que possible, et venez en harnais avec des arcs, des lances et d'autres armes; comportez-vous bravement et vaillamment! Que chacun porte son nom avec honneur; car j'armerai des chevaliers sur le champ de bataille. Nous allons assiéger la forteresse de Malpertuis; nous verrons ce qu'il a dans son château.»
Tous les seigneurs s'écrièrent: «Nous obéirons!»
C'est ainsi que le roi et les seigneurs entreprirent d'assiéger la forteresse de Malpertuis pour punir Reineke. Mais Grimbert, qui avait fait partie du conseil, s'échappa en secret et alla trouver Reineke pour lui en dire la nouvelle. Il s'en allait tout affligé, gémissait et se disait à lui-même: «Hélas! mon oncle, que va-t-il advenir? Toute ta race déplore ton sort à juste titre; car tu es le chef de toute notre race! Quand tu nous défendais devant le tribunal, nous étions bien tranquilles: personne ne pouvait résister à ton adresse.»
C'est dans ces pensées qu'il atteignit le château; il trouva Reineke assis en plein air; il venait de prendre deux jeunes pigeons qui avaient voulu essayer leur essor loin du nid; mais leurs plumes étaient trop petites; ils étaient tombés à terre, hors d'état de se relever, et Reineke les avait attrapés; car il allait souvent à la chasse. Il aperçut de loin Grimbert et l'attendit; il le salua et lui dit: «Soyez le bienvenu, mon cher neveu, vous que j'aime le plus de toute ma famille! Pourquoi vous pressez-vous tant? Vous êtes tout essoufflé; m'apportez-vous des nouvelles?»
Grimbert lui répondit: «La nouvelle que j'apporte n'a rien d'agréable, vous le voyez, j'accours avec effroi; tout est perdu, votre vie et votre fortune! J'ai été témoin de la colère du roi; il a juré de vous prendre et de vous punir par une mort infâme. Il a donné l'ordre à tous ses vassaux de paraître ici dans six jours, armés d'arcs, d'épées, d'arquebuses, et avec des chariots; ils vont tous tomber sur vous, songez-y bien! Isengrin et Brun sont aussi bien avec le roi que je le suis avec vous, et tout se fait à leur gré. Isengrin vous accuse tout haut d'être le brigand et l'assassin le plus épouvantable, et ses cris émeuvent le roi. Il est nommé maréchal; vous en aurez des nouvelles dans peu de semaines. C'est le lapin et la corneille qui ont déposé contre vous. Si le roi peut vous saisir cette fois, vous ne vivrez pas longtemps; voilà ce que je crains.
—Voilà tout? répondit le renard. C'est une bagatelle. Quand même le roi avec tout son conseil aurait promis et juré ma mort par un double et triple serment, je n'aurais qu'à me présenter en personne et je les mettrais tous à mes pieds; car ils ne font que discuter et ne savent jamais conclure. Laissons cela, mon cher neveu, suivez-moi et voyez un peu ce que je vais vous donner. Je viens justement de prendre deux petits pigeons tout jeunes et tout gras; c'est pour moi le plus délicieux de tous les mets; car ils sont faciles à digérer: on n'a qu'à les avaler. Et ces petits os, comme ils sont bons! ils fondent dans la bouche, c'est moitié lait, moitié sang. Cette nourriture légère me convient, et ma femme a le même goût que moi. Venez donc! elle nous recevra amicalement; mais qu'elle ignore pourquoi vous êtes venu. La moindre des choses lui tombe sur le cœur et la rend malade. Demain, je me rendrai à la cour avec vous; là , mon cher neveu, j'espère que vous me viendrez en aide, comme il convient entre bons parents.—Je mettrai volontiers ma fortune et ma vie à votre disposition,» dit le blaireau: et Reineke répondit: «Je ne l'oublierai pas. Si mes jours se prolongent, vous n'y perdrez point.» L'autre repartit: «Comparaissez bravement devant les seigneurs et défendez-vous de votre mieux: ils vous écouteront. Léopard a été d'avis qu'il ne fallait pas vous punir avant de vous avoir entendu; la reine a opiné de même. Remarquez bien cette circonstance et tâchez de l'utiliser.» Mais Reineke dit: «Soyez tranquille, tout cela s'arrangera. Le roi, si colère, se calmera quand il m'aura entendu; je m'en tirerai encore cette fois.» Et ils entrèrent tous les deux et furent gracieusement reçus par la dame de la maison; elle leur servait tout ce qu'elle avait. On partagea les pigeons; on les trouva délicieux; et chacun en savoura sa part. Ils ne se rassasiaient pas et ils en auraient certainement mangé une demi-douzaine, s'ils avaient su où les trouver.
Reineke dit au blaireau: «Avouez, mon neveu, que j'ai des enfants charmants. Ils plaisent à tout le monde. Dites-moi, comment trouvez-vous Rousseau et Reinhart, le petit? Ils augmenteront un jour notre famille; pour le moment, ils commencent à se former petit à petit, ils font ma joie du matin jusqu'au soir. L'un me prend un poulet, l'autre met la patte sur un gâteau; ils plongent même bravement dans l'eau pour attraper les canards et les vanneaux. Je voudrais bien les envoyer à la chasse plus souvent; mais il faut que je leur apprenne avant tout la prudence et les précautions à prendre pour savoir se garer des lacets, des chasseurs et des chiens. Une fois au fait et bien dressés comme il faut, alors ils chasseront tous les jours et rien ne manquera à la maison. Ils chassent déjà de race et savent déjà maints tours. Quand ils s'y mettent, les autres animaux s'enfuient; ils sautent à la gorge de l'ennemi, qui ne gigotte pas longtemps. C'est la façon de Reineke. Ils savent aussi happer vivement, et leur bond est infaillible; voilà ce qu'il faut!»
Grimbert dit: «C'est un honneur et une cause de joie d'avoir des enfants comme on le désire et qui s'habituent de bonne heure à aider leurs parents dans leurs métiers. Je me félicite de tout mon cœur de les savoir de ma famille et j'en attends des merveilles.
—Laissons cela, répliqua Reineke; allons nous coucher; car nous sommes tous las et Grimbert surtout doit être fatigué.» Et ils se couchèrent dans la salle, dont le plancher était tout couvert de foin et de feuilles, et dormirent tous ensemble. Mais Reineke veillait de frayeur; il lui semblait que la chose valait qu'on y pensât, et le matin le trouva encore plongé dans sa méditation. Il se leva de sa couche et dit à sa femme: «Ne vous inquiétez pas! Grimbert m'a prié de l'accompagner à la cour; restez tranquillement à la maison. Si quelqu'un vous parle de moi, arrangez cela pour le mieux et gardez bien le château; de cette façon nous serons tous en sûreté.» Dame Ermeline s'écria: «C'est bien étrange! vous osez retourner à la cour où l'on vous a voulu faire tant de mal. Y êtes-vous obligé? Je n'en vois pas la nécessité; songez au passé!
—Certes, dit Reineke, ce n'était pas pour rire; j'avais beaucoup d'ennemis et ma détresse fut grande; mais il arrive bien des choses sous le soleil. Contre toute probabilité, il advient tel et tel événement et celui qui croit posséder une chose la perd tout d'un coup. Ainsi laissez-moi partir! J'ai fort à faire là -bas; restez en paix, je vous en supplie, vous n'avez pas besoin de vous tourmenter. Attendez-moi, vous me reverrez, ma chère amie, dans cinq ou six jours, si cela m'est possible.»
Et il partit, accompagné de Grimbert le blaireau.
HUITIÈME CHANT.
Grimbert et Reineke s'en allèrent donc ensemble à travers la bruyère, en droite ligne vers le château du roi. Reineke dit: «Advienne que pourra! cette fois j'ai un pressentiment que mon voyage aura les meilleurs résultats. Mon cher neveu, écoutez-moi: depuis la dernière fois que je me suis confessé à vous, je suis retombé dans plus d'un péché. En voici de grands, de petits et ceux que j'avais oubliés l'autre fois. J'ai su me faire une besace avec un morceau de la peau de l'ours; le loup et la louve ont dû me donner leurs souliers; voilà comment je me suis vengé. C'est à force de mensonges que j'obtins tout cela; je sus exciter la colère du roi et je l'ai indignement trompé; car je lui fis un conte et lui ai inventé des trésors imaginaires. Ce n'était pas encore assez: je mis à mort Lampe et je chargeai Bellyn de porter la tête de la victime; le roi se mit en colère contre lui et c'est lui qui a payé pour moi. Quant au lapin, je l'ai vivement serré derrière les oreilles jusqu'à l'étouffer, mais j'eus le chagrin de le voir échapper. Je dois aussi l'avouer, la corneille ne se plaint pas à tort; j'ai mangé sa femme. Voilà mes méfaits depuis ma confession. Mais alors j'en ai oublié un que je vais vous raconter: c'est une friponnerie qu'il faut que vous sachiez; car je n'aimerais pas m'en charger la conscience; je l'ai mise autrefois sur le compte du loup. Nous allions une fois ensemble entre Hackys et Elverdingen; nous vîmes de loin une jument avec son poulain, noirs comme un corbeau l'un et l'autre; le poulain pouvait avoir quatre mois. Isengrin, qui était tourmenté par la faim me dit: «Demande donc à la jument si elle veut nous vendre son poulain, et à quel prix.» Alors j'allai près d'elle et je tentai l'aventure. «Chère dame jument, lui dis-je, ce poulain est à vous, à ce que je vois; voudriez-vous bien le vendre? J'aimerais à le savoir.—Si vous le payez bien, répondit-elle, je puis m'en défaire. Quant au prix que j'en veux, vous pouvez le lire, il est écrit sur mon pied de derrière.» Je compris ce que cela voulait dire et je repartis: «Je dois vous l'avouer, je ne sais pas lire et écrire comme je le désirerais. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui ai envie de votre enfant; c'est Isengrin qui m'a envoyé, car c'est lui qui voudrait vider cette affaire.—Qu'il vienne donc! repliqua-t-elle; je vais le lui apprendre.» Et je retournai près d'Isengrin, qui m'attendait. Si vous voulez vous rassasier, lui dis-je, vous n'avez qu'à vous approcher; la jument vous donne le poulain: le prix en est écrit sur son sabot de derrière. «Vous n'avez qu'à le regarder, m'a-t-elle dit; mais, à mon grand chagrin, j'ai dû manquer maintes excellentes occasions parce que je n'ai pas appris à lire et à écrire. Essayez-le, vous, mon oncle, et regardez ce qui est écrit; vous le comprendrez peut-être. Isengrin dit: «Pourquoi ne le lirais-je pas? Ce serait un peu fort! je comprends l'allemand, le latin, le welche, et même le français: car j'ai fait mes études à Erfurt; j'ai passé mes examens de droit; j'ai fait ma licence en règle et je lis toutes les écritures, comme si c'était mon nom; aussi je ne serai pas embarrassé en ce moment. Restez là ! je m'en vais lire cette écriture, nous allons voir!» Et il alla et dit à la jument: «Combien le poulain? Faites un prix raisonnable!» Elle répondit: «Vous n'avez qu'à lire la somme; elle est écrite sur mon pied de derrière.—Voyons,» repartit le loup. Elle dit: «Faites!» et elle leva le pied; il venait d'être ferré de six clous; elle le frappa juste et en plein! car elle atteignit le loup à la tête; il tomba à la renverse et resta comme mort. La jument détala de son mieux. Le loup resta évanoui assez longtemps. Au bout d'une heure, il revint à lui et se mit à hurler comme un chien. Je m'approchai de lui et lui dis: «Mon cher oncle, où est la jument? le poulain avait-il bon goût? Vous êtes rassasié et vous m'avez oublié: cela n'est pas bien; c'est moi qui vous ai servi de messager; vous vous êtes mis à dormir après le repas. Dites-moi qu'est-ce qu'il y avait d'écrit sous le pied de la jument? car vous êtes un grand savant!—Ah! répliqua-t-il, avez-vous bien le cœur de railler? Comme je suis arrangé cette fois-ci! Un rocher aurait pitié de moi: que le diable emporte la jument aux longues jambes! son pied était garni d'un fer avec des clous neufs; c'était le chiffre écrit; j'en ai six blessures dans la tête.» À peine s'il en réchappa. J'ai maintenant tout confessé, mon cher neveu, pardonnez-moi toutes ces œuvres coupables. Il est difficile de savoir ce qu'il m'adviendra à la cour; en tout cas, j'ai soulagé ma conscience et je me suis purgé de mes péchés. Dites-moi maintenant ce que je dois faire pour m'amender afin de revenir en état de grâce.»
Grimbert dit: «Je vous retrouve chargé de nouveaux péchés. Mais les morts ne peuvent pas revenir à la vie; certes, il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas morts. Mais, mon cher oncle, en considération de la circonstance terrible où vous êtes et de la mort prochaine qui vous menace, je veux bien vous absoudre de vos péchés en ma qualité de serviteur de Dieu, car vos ennemis vont vous attaquer sans merci, je crains tout; on ne vous pardonnera pas surtout l'envoi de la tête du lièvre. Avouez-le, ce fut une grande témérité que cette insulte au roi et cela vous nuira plus que votre étourderie ne l'a pensé.
—Nullement, répliqua le renard. Je dois vous le dire; c'est une singulière affaire que le monde et sa morale; on ne peut pas être un saint comme au couvent, vous le savez bien. Celui qui vend du miel, se lèche les doigts de temps en temps. Lampe m'a tenté on ne peut plus; il gambadait çà et là devant mes yeux, sa petite personne toute grassouillette me plut et je mis toute affection de côté. C'est ainsi que je fis pâtir aussi Bellyn. À eux le mal, à moi le péché; mais aussi ces animaux sont si lourds, si grossiers et si stupides en toute chose! Il m'eût fallu encore faire des cérémonies! Je n'en avais guère l'envie. Je venais d'échapper à grand'peine à la cour et à la potence, et je leur enseignai maintes choses, mais sans profit. Certainement chacun devrait aimer son prochain, je dois l'avouer; cependant j'ai fait peu de cas de ceux-ci, mais ceux qui sont morts sont morts, vous l'avez dit vous-même. Parlons d'autre chose. Nous vivons dans des temps dangereux; car que se passe-t-il de haut en bas? On ne souffle plus un mot; pourtant nous n'en pensons pas moins, nous autres. Le roi pille tout comme les autres, nous le savons; ce qu'il ne prend pas lui-même, il le fait prendre par des ours et des loups, et il croit qu'il en a le droit. Il ne se rencontre personne qui ose lui dire la vérité, tellement le mal a pénétré partout. Ni confesseur, ni chapelain; ils se taisent! Pourquoi? Parce qu'ils en prennent leur part, n'y aurait-il qu'une soutane à gagner; et puis que l'on vienne s'en plaindre! On ferait aussi bien de prendre la lune avec ses dents, ce serait peine perdue et le plaignant fera bien de choisir un autre métier. Car ce qui est pris est pris et l'on peut dire adieu à ce qui est tombé sous la patte d'un puissant; on écoute peu la plainte et elle fatigue à la longue. Notre maître est le lion, et il croit de sa dignité de tout prendre pour lui. Il nous appelle d'ordinaire ses gens; dans le fait, ce qui est à nous me fait l'effet d'être à lui. Vous le dirai-je, mon neveu? le roi aime surtout les gens qui viennent à lui les mains pleines et qui font tout ce qu'il veut; on ne le voit que trop clairement. La rentrée du loup et de l'ours au conseil coûtera cher à plus d'un; ils volent et pillent; le roi les aime; chacun le voit et se tait, et pense que son tour viendra. Il y en a plus de quatre de la sorte aux côtés du roi, les plus grands seigneurs et les plus distingués de la cour. Quand un pauvre diable comme Reineke prend par hasard un petit poulet, ils se jettent tous sur lui, le poursuivent, le saisissent et le condamnent à mort à l'unanimité. On se débarrasse ainsi des petits voleurs, les grands ont de l'avance; ils gouvernent le pays et les châteaux.
»Voyez-vous, mon neveu, quand je vois tout cela et que je réfléchis là -dessus, alors, ma foi, je joue aussi mon jeu et je me dis souvent: Il ne doit pas y avoir de mal à cela puisque tout le monde agit ainsi! Il est vrai que la conscience se remue par moment, et me montre de loin la colère céleste et le jugement dernier, et me fait penser à ma fin; si petit qu'il soit, le bien mal acquis doit se rendre. Et alors j'ai des remords dans mon cœur; mais cela ne dure pas longtemps. Oui, à quoi cela te servirait-il d'être le meilleur? Les meilleurs n'en sont pas moins peu respectés par le peuple dans ces temps-ci; car la foule sait s'enquérir de tout, elle n'épargne personne, elle invente ceci et cela. Il y a peu de bien dans le menu peuple et vraiment il y a bien peu de citoyens qu'on puisse appeler justes et bons: car ils ne font que dire du mal; ils savent pourtant le bien qu'il y a à dire des seigneurs grands et petits; mais ils le taisent et rarement il en est question. Ce que je trouve de plus triste, c'est l'illusion qu'ont les hommes de croire que chacun dans l'orgueil de sa volonté pourrait gouverner et juger le monde. Si chacun mettait à la raison sa femme et ses enfants, et savait refréner l'insolence de ses domestiques, on pourrait, lorsque les fous prodiguent tout, goûter une heureuse médiocrité. Mais comment le monde pourrait-il s'améliorer? chacun se permet tout et veut corriger les autres par la force, et nous tombons de plus en plus dans l'abîme du mal. Des non-sens, le mensonge, la trahison, le vol, les faux serments, le brigandage et l'assassinat, on n'entend pas parler d'autre chose; des faux prophètes et des hypocrites trompent indignement les hommes. Tout le monde vit ainsi, et, quand on veut les exhorter à changer, ils le prennent légèrement et vous répondent: «Eh! si le péché était aussi lourd et aussi grand qu'on nous l'a prêché, ici et là , le prêtre serait le premier à l'éviter.» Ils s'excusent ainsi par le mauvais exemple et ressemblant tout à fait aux singes qui, nés pour imiter sans choix et sans raison, s'attirent une correction sévère. Il est vrai que les ecclésiastiques devraient mieux se conduire; ils pourraient faire bien des choses à condition de les faire secrètement; mais ils ne nous ménagent guère, nous autres laïques, et font tout ce qui leur plaît devant nous, comme si nous étions aveugles; mais nous le voyons trop clairement, les vœux qu'ils ont faits plaisent aussi peu à ces messieurs qu'ils plaisent beaucoup aux pécheurs amoureux des œuvres mondaines. Ainsi, par delà les Alpes, les prêtres ont ordinairement chacun une maîtresse; de même, dans nos provinces, il n'y en a guère moins qui ne commettent ce péché. On m'a même dit qu'ils ont des enfants comme les personnes mariées; et ils n'épargnent ni soins ni zèle pour les mettre au pinacle. Ceux-ci ne pensent nullement à leur origine, ne cèdent le pas à personne, passent fiers et droits comme s'ils étaient d'une race noble et pensent que tout cela est légitime. Autrefois on ne tenait pas tant de compte de ces enfants de prêtres; maintenant, on les appelle tous dames et seigneurs. Vraiment, l'argent est tout-puissant. On aura peine à trouver des principautés où les prêtres ne lèvent pas des impôts et ne mettent à profit les villages et les moulins. Ce sont eux qui pervertissent le monde, la commune apprend à faire mal; car où le prêtre possède, tout le monde pèche et un aveugle entraîne un autre loin du bien. Qui remarque les bonnes œuvres des prêtres pieux et comme ils édifient la sainte Église par leur bon exemple? qui les prend pour modèle? On se fortifie dans le mal, au contraire. Voilà ce qui se passe dans le peuple; comment le monde deviendrait-il meilleur?
»Mais écoutez-moi encore. Quand un enfant n'est pas légitime, qu'y peut-il faire? Il n'a qu'à se tenir tranquille, car voilà tout ce que je veux dire, comprenez-moi bien. Quand donc un bâtard se conduit humblement et n'irrite pas les autres par sa vanité, cela ne saute pas aux yeux et l'on aurait tort de gloser sur ces gens-là . Ce n'est pas la naissance qui nous fait noble et bon; on ne peut pas nous en faire une honte. C'est le vice et la vertu qui distinguent les hommes. On honore, et avec raison, des ecclésiastiques bons et bien instruits, mais les mauvais donnent un mauvais exemple. Quand un de ceux-ci prêche les meilleures choses, les laïques se prennent à dire: «Il dit le bien et fait le mal; lequel des deux choisir?» Il ne sert pas l'Église non plus, il a beau prêcher: «Imposez-vous et bâtissez des églises, je vous le conseille, mes chers frères, si vous voulez gagner des grâces et des indulgences!» C'est ainsi qu'il termine tous ses sermons, et sa contribution est bien mince, nulle même. S'il n'y avait que lui, l'église tomberait en ruine. Car il ne s'inquiète que de vivre le mieux du monde, de se parer de vêtements précieux et de se nourrir de mets délicats. Quand il s'est ainsi préoccupé outre mesure des choses de ce monde, comment pourra-t-il prier et chanter la messe? Un bon prêtre est journellement et à toute heure voué assidûment au service du Seigneur. Il ne songe qu'à faire le bien; il est utile à la sainte Église: il sait guider les laïques, par le bon exemple sur le chemin du salut jusqu'à la porte. Mais je connais aussi ceux qui sont des hypocrites; ils ne font que bavarder et criailler pour l'apparence, et recherchent toujours les riches; ils savent flatter et aiment par-dessus tout à se faire inviter. Si l'on en convie un à sa table, le second vient aussi; il en vient même encore deux ou trois. Au couvent, celui qui sait bien parler, on l'élève en dignité, il devient lecteur, custode ou prieur; les autres sont mis de côté. Les plats sont inégalement servis; car il y en a qui passent la nuit dans le chœur à chanter, à lire, autour des tombeaux, tandis que les autres ont du bon temps, du repos, et mangent les meilleurs morceaux. Et les légats du pape, les abbés, les prieurs, les prélats, les béguines et les moines, qu'il y aurait à dire là -dessus! partout la devise est: Donnez-moi le vôtre et laissez-moi le mien. On en trouverait bien peu, pas sept peut-être, qui mènent une sainte vie, suivant la règle de leur ordre. Voilà comment l'état ecclésiastique est faible et défectueux.
—Mon oncle, dit le blaireau, je trouve étrange que vous confessiez les péchés d'autrui. À quoi cela vous servira-t-il? Il me semble que vous avez assez des vôtres. Dites-moi, mon oncle, qu'avez-vous à vous tourmenter de l'état ecclésiastique, de ceci et de cela? Que chacun porte son fardeau, que chacun réponde de la manière dont il remplit les devoirs de son état; personne ne pourra se soustraire, ni jeunes ni vieux, dans le siècle ou bien dans le cloître, vous parlez trop de toutes sortes de choses et vous pourriez m'induire en erreur à la fin. Vous savez parfaitement le train du monde et l'arrangement de toutes les choses; personne ne ferait un meilleur prêtre. Je devrais venir, avec d'autres ouailles, me confesser près de vous, écouter votre enseignement et puiser à votre sagesse; car, je dois l'avouer, la plupart d'entre nous sont lourds et grossiers et en auraient bien besoin.»
Quand ils approchèrent de la cour, Reineke dit: «Le sort en est jeté!» et il prit son courage à deux mains. Ils rencontrèrent Martin le singe, qui se mettait en route pour Rome; il les salua tous deux. «Mon cher oncle, prenez courage,» dit-il au renard. Et il l'interrogea sur ce qui lui était arrivé, quoique l'affaire lui fût parfaitement connue.
Reineke lui dit: «J'ai été accusé de nouveau par quelques fripons, je ne sais trop qui, mais il y a surtout la corneille et le lapin; l'un a perdu sa femme, l'autre son oreille. Que m'importe cela? Si je pouvais seulement parler au roi en particulier, ils s'en ressentiraient tous les deux. Mais ce qui me gêne le plus, c'est que je suis encore sous le coup de l'excommunication papale. Et, dans cette affaire, c'est le prieur qui a la haute main, il est tout-puissant près du roi. J'ai encouru cette excommunication pour Isengrin, qui s'est fait moine dans le temps au couvent d'Elkmar et qui a jeté le froc aux orties; il me jurait qu'il ne pouvait plus vivre ainsi, que la règle était trop sévère, qu'il ne pouvait pas jeûner si longtemps ni prier toujours. Alors je l'aidai à s'échapper. J'en suis au regret; car il me calomnie maintenant auprès du roi et cherche continuellement à me nuire. Je devrais aller à Rome; mais dans quel embarras laisserais-je les miens à la maison! car Isengrin ne manquera pas de les maltraiter, partout où il les trouvera. Puis il y en a tant d'autres qui me veulent du mal et s'attaquent aux miens! Si j'étais délivré de mon excommunication, ma vie serait bien plus facile, je tenterais plus à l'aise de refaire fortune à la cour.»
Martin répliqua: «Je puis vous aider; cela se trouve bien! je m'en vais de ce pas à Rome et je vous y servirai avec adresse; je ne vous laisserai pas opprimer! Comme secrétaire de l'évêque, il me semble que je connais cette besogne. Je ferai en sorte que l'on cite le prieur à Rome, c'est moi qui le combattrai. Voyez-vous, mon oncle, je me charge de l'affaire et je saurai la mener à bonne fin. Je ferai prononcer le jugement; à coup sûr, vous aurez l'absolution, je vous la rapporterai; vos ennemis n'auront pas de quoi s'en réjouir et ils perdront leurs peines et leur argent. Car je connais la marche des affaires à Rome et je sais ce qu'il y a à dire et à taire. Il y a là mon oncle Simon, qui est puissant et considéré; il est tout au service des bons payeurs; puis Friponneau, voilà un protecteur! et le docteur Prendtout et d'autres encore, Tiremanteau et Belletrouvaille sont tous de mes amis. J'envoie d'avance mon argent; car, voyez-vous, là , c'est la meilleure manière de se faire connaître. Ils parlent bien de jugements et de citations; mais ils n'en veulent qu'à l'argent. Et, quand l'affaire serait encore plus tortueuse, je la redresserais en payant bien. Apportes-tu de l'argent, tu trouves bon accueil; te manque-t-il, les portes se referment. Restez donc tranquillement au pays, mon oncle; je me charge de votre affaire, je trancherai le nœud. Rendez-vous à la cour; vous y trouverez dame Rückenau, ma femme; le roi et la reine l'aiment beaucoup. Elle a l'intelligence prompte. Parlez-lui; elle est de bon conseil et aime à s'employer pour ses amis. Vous trouverez là plusieurs parents. Il ne suffit pas toujours d'avoir raison. Vous trouverez près d'elle ses deux sœurs, nos trois enfants, et d'autres parents encore, prêts à vous servir, si vous le désirez. Si l'on vous refuse justice, je vous ferai voir ce que je puis faire. Si l'on vous opprime, faites-le moi savoir rapidement! Et je ferai mettre l'interdit sur le royaume, sur le roi, sur les femmes, les hommes et les enfants; il ne sera plus permis de chanter, de dire la messe, de baptiser, d'enterrer. Quoi qu'il arrive, fiez-vous-en à moi là -dessus, mon oncle! le pape est vieux et malade, il ne s'occupe pas des affaires ou en tient peu de compte. C'est le cardinal Immodéré qui a tout pouvoir à la cour; il est jeune, vigoureux, plein de résolution. Il aime une femme de ma connaissance; elle lui remettra une requête. Elle vient toujours à bout de ce qu'elle veut. Son secrétaire, Jean Partie, qui connaît mieux que personne les monnaies anciennes et nouvelles; puis son camarade Lécouteur, qui est un homme du monde; et le notaire Versoreck, bachelier des deux droits, et qui, s'il y reste encore un an, sera consommé dans les écritures pratiques; je les connais tous. Il y a encore deux juges qui s'appellent Moneta et Penarius; quand ils ont décidé, c'est décidé. Voilà quelles sont les ruses et les intrigues que l'on pratique à Rome, à l'insu du pape. Il faut se faire des amis! car c'est par leur moyen que l'on obtient l'absolution de ses péchés et que les peuples sont relevés de l'interdit. Reposez-vous là -dessus, mon très-digne oncle! car le roi sait depuis longtemps que je ne vous laisserai pas périr; j'ai pris votre cause en main et je la ferai triompher. Qu'il songe, en outre, que beaucoup de seigneurs, et de ses meilleurs conseillers, sont alliés aux singes et aux renards. Cela ne vous nuira pas, quoi qu'il arrive.»
Reineke lui dit:» Vous me consolez infiniment; comptez sur ma reconnaissance, si je me tire d'affaire cette fois-ci.» Ils se firent leurs adieux. Reineke continua son chemin et, sans autre escorte que Grimbert le blaireau, s'en alla à la cour du roi, où l'on était bien mal disposé pour lui.