← Retour

Le Rêve

16px
100%

VII

Le soir du même jour, tout de suite en sortant de table, Angélique se plaignit d'un grand malaise et remonta dans sa chambre. Ses émotions de la matinée, ses luttes contre elle-même, l'avaient anéantie. Elle se coucha immédiatement, elle éclata de nouveau en larmes, la tête enfoncée sous le drap, avec le besoin désespéré de disparaître, de n'être plus.

Les heures s'écoulèrent, la nuit s'était faite, une ardente nuit de juillet, dont la paix lourde entrait par la fenêtre, laissée grande ouverte. Dans le ciel noir luisait un fourmillement d'étoiles. Il devait être près de onze heures, la lune n'allait se lever que vers minuit, à son dernier quartier, amincie déjà.

Et, dans la chambre sombre, Angélique pleurait toujours, d'un flot de pleurs intarissable, lorsqu'un craquement, à sa porte, lui fit lever la tête.

Il y eut un silence, puis une voix, tendrement, l'appela.

—Angélique.... Angélique... ma chérie....

Elle avait reconnu la voix d'Hubertine. Sans doute, celle-ci, en se couchant avec son mari, venait d'entendre le bruit lointain des sanglots; et, inquiète, à demi déshabillée, elle montait voir:

—Angélique, es-tu malade?

Retenant son haleine, la jeune fille ne répondit pas.

Elle n'éprouvait qu'un désir immense de solitude, l'unique soulagement à son mal. Une consolation, une caresse, même de sa mère, l'aurait meurtrie. Elle se l'imaginait derrière la porte, elle devinait qu'elle avait les pieds nus, à la douceur du frôlement sur le carreau. Deux minutes se passèrent, et elle la sentait toujours là, penchée, l'oreille collée au bois, ramenant de ses beaux bras ses vêtements défaits.

Hubertine, ne percevant plus rien, pas un souffle, n'osa appeler de nouveau. Elle était bien certaine d'avoir entendu des plaintes; mais, si l'enfant avait fini par s'endormir, à quoi bon l'éveiller? Elle attendit encore une minute, troublée de ce chagrin que lui cachait sa fille, devinant confusément, emplie elle-même d'une grande émotion tendre. Et elle se décida à redescendre comme elle était montée, les mains familières aux moindres détours, sans laisser d'autre bruit derrière elle, dans la maison noire, que le frôlement doux de ses pieds nus.

Alors, ce fut Angélique qui, assise sur son séant, au milieu de son lit, écouta. Le silence était si absolu, qu'elle distinguait la pression légère des talons au bord de chaque marche. En bas, la porte de la chambre s'ouvrit, se referma; puis, elle saisit un murmure à peine distinct, un chuchotement affectueux et triste, ce que ses parents disaient d'elle sans doute, leurs craintes, leurs souhaits; et cela ne cessait pas, bien qu'ils dussent s'être couchés, après avoir éteint la lumière. Jamais les bruits nocturnes du vieux logis n'étaient montés de la sorte jusqu'à elle. D'habitude, elle dormait de son gros sommeil de jeunesse, elle n'entendait pas même les meubles craquer; tandis que, dans l'insomnie de sa passion combattue, il lui semblait que la maison entière aimait et se lamentait. N'étaient-ce pas les Hubert qui, eux aussi, étouffaient des larmes, toute une tendresse éperdue et désolée d'être stérile? Elle ne savait rien, elle avait la seule sensation, dans la nuit chaude, au-dessous d'elle, de cette veille des deux époux, un grand amour, un grand chagrin, la longue et chaste étreinte des noces toujours jeunes.

Et, pendant qu'elle était assise, écoutant la maison frissonnante et soupirante, Angélique ne pouvait se contenir, ses larmes coulaient encore; mais, à présent, elles ruisselaient muettes, tièdes et vives, pareilles au sang de ses veines. Une seule question, depuis le matin, se retournait en elle, la blessait dans tout son être: avait-elle eu raison de désespérer Félicien, de le renvoyer ainsi, avec la pensée qu'elle ne l'aimait pas, enfoncée en plein cœur, comme un couteau? Elle l'aimait, et elle lui avait fait cette souffrance, et elle-même en souffrait affreusement. Pourquoi tant de douleur? Les saintes demandaient-elles des larmes? est-ce que cela aurait fâché Agnès, de la savoir heureuse? Un doute, maintenant, la déchirait.

Autrefois, lorsqu'elle attendait celui qui devait venir, elle arrangeait mieux les choses: il entrerait, elle le reconnaîtrait, tous deux s'en iraient ensemble, très loin, pour toujours. Et il était venu, et voilà que l'un et l'autre sanglotaient, à jamais séparés. À quoi bon? que s'était-il donc produit? qui avait exigé d'elle ce cruel serment, de l'aimer sans le lui dire?

Mais, surtout, la crainte d'être la coupable, d'avoir été méchante, désolait Angélique. Peut-être la fille mauvaise avait-elle repoussé. Étonnée, elle se rappelait son manège d'indifférence, la façon moqueuse dont elle accueillait Félicien, le plaisir de malice qu'elle prenait à lui donner d'elle une idée fausse. Ses larmes redoublaient, son cœur fondait d'une pitié immense, infinie, pour la souffrance qu'elle avait ainsi faite, sans le vouloir. Elle le revoyait toujours s'en allant, elle avait présente la désolation de son visage, ses yeux troubles, ses lèvres tremblantes; et elle le suivait dans les rues, chez lui, pâle, blessé à mort par elle, perdant le sang goutte à goutte. Où était-il, à cette heure? ne frissonnait-il pas de fièvre? Ses mains se serraient d'angoisse, à l'idée de ne savoir comment réparer, le mal.

Ah! faire souffrir, cette pensée la révoltait! Elle aurait voulu être bonne, tout de suite, faire du bonheur autour d'elle.

Minuit allait sonner bientôt, les grands ormes de l'Évêché cachaient la lune à l'horizon, et la chambre restait noire. Alors, la tête retombée sur l'oreiller, Angélique ne pensa plus, voulut s'endormir; mais elle ne le pouvait, ses larmes continuaient à couler de ses paupières closes. Et la pensée revenait, elle songeait aux violettes que, depuis quinze jours, elle trouvait en montant se coucher, sur le balcon, devant sa fenêtre. Chaque soir, c'était un bouquet de violettes. Félicien, certainement, le jetait du Clos-Marie, car elle se souvenait de lui avoir conté que les violettes seules, par une singulière vertu, la calmaient, lorsque le parfum des autres fleurs, au contraire, la tourmentait de terribles migraines; et il lui envoyait ainsi des nuits douces, tout un sommeil embaumé, rafraîchi de bons rêves. Ce soir-là, comme elle avait mis le bouquet à son chevet, elle eut l'heureuse idée de le prendre, elle le coucha avec elle, près de sa joue, s'apaisa à le respirer. Les violettes enfin tarirent ses larmes.

Elle ne dormait toujours pas, elle demeurait les yeux fermés, baignée de ce parfum qui venait de lui, heureuse de se reposer et d'attendre, dans un abandon confiant de tout son être.

Mais un grand frisson passa sur elle. Minuit sonnait, elle ouvrit les paupières, elle s'étonna de retrouver sa chambre pleine d'une clarté vive. Au-dessus des ormes, la lune montait avec lenteur, éteignant les étoiles, dans le ciel pâli. Par la fenêtre, elle apercevait l'abside de la cathédrale, très blanche.

Et il semblait que ce fût le reflet de cette blancheur qui éclairât la chambre, une lumière d'aube, laiteuse et fraîche. Les murs blancs, les solives blanches, toute cette nudité blanche en était accrue, élargie et reculée ainsi que dans un rêve. Elle reconnaissait pourtant les vieux meubles de chêne sombre, l'armoire, le coffre, les chaises, avec les arêtes luisantes de leurs sculptures. Son lit seul, son lit carré, d'une ampleur royale, l'émotionnait, comme si elle ne l'avait jamais vu, dressant ses colonnes, portant son dais d'ancienne perse rose, baigné d'une telle nappe de lune, profonde, qu'elle se croyait sur une nuée, en plein ciel, soulevée par un vol d'ailes muettes et invisibles.

Un instant, elle en eut le balancement large; puis, ses yeux s'accoutumèrent, son lit était bien dans l'angle habituel. Elle resta la tête immobile, les regards errants, au milieu de ce lac de rayons, le bouquet de violettes sur les lèvres. Qu'attendait-elle? pourquoi ne pouvait-elle dormir? Elle en était certaine maintenant! elle attendait quelqu'un. Si elle avait cessé de pleurer, c'était qu'il allait venir. Cette clarté consolatrice, qui mettait en fuite le noir des mauvais songes, l'annonçait. Il allait venir, la lune messagère n'était entrée avant lui que pour les éclairer de cette blancheur d'aurore. La chambre était tendue de velours blanc, ils pourraient se voir.

Alors, elle se leva, elle s'habilla: une robe blanche simplement, la robe de mousseline qu'elle avait le jour de la promenade aux ruines d'Hautecœur. Elle ne noua même pas ses cheveux qui vêtirent ses épaules. Ses pieds restèrent nus dans ses pantoufles.

Et elle attendit.

À présent, Angélique ne savait par où il arriverait. Sans doute, il ne pourrait monter, ils se verraient tous deux, elle accoudée au balcon, lui en bas, dans le Clos-Marie. Cependant, elle s'était assise, comme si elle eût compris l'inutilité d'aller à la fenêtre. Pourquoi ne passerait-il pas au travers des murs, comme les saints de la Légende? Elle attendait. Mais elle n'était point seule à attendre, elle les sentait toutes à son entour, les vierges dont le vol blanc l'enveloppait depuis sa jeunesse. Elles entraient avec le rayon de lune, elle venaient des grands arbres mystérieux de l'Évêché, aux cimes bleues, des coins perdus de la cathédrale, enchevêtrant sa forêt de pierres. De tout l'horizon connu et aimé, de la Chevrotte, des saules, des herbes, la jeune fille entendait ses rêves qui lui revenaient, les espoirs, les désirs, ce qu'elle avait mis d'elle dans les choses, à les voir chaque jour, et que les choses lui renvoyaient.

Jamais les voix de l'invisible n'avaient parlé si haut, elle écoutait l'au-delà, elle reconnaissait, au fond de la nuit brûlante, sans un souffle d'air, le léger frisson qui était pour elle le frôlement de la robe d'Agnès, quand la gardienne de son corps se tenait à son côté. Elle s'égayait de savoir Agnès là, avec les autres. Et elle attendait.

Du temps s'écoula encore, Angélique n'en avait pas conscience. Cela lui parut naturel, lorsque Félicien arriva, enjambant la balustrade du balcon. Sur le ciel blanc, sa taille haute se détachait. Il n'entra pas, il resta dans le cadre lumineux de la fenêtre.

—N'ayez pas peur.... C'est moi, je suis venu. Elle n'avait pas peur, elle le trouvait simplement exact.

—C'est par les charpentes, n'est-ce pas, que vous êtes monté?

—Oui, par les charpentes.

Ce moyen si aisé la fit rire. Il s'était hissé d'abord sur l'auvent de la porte; puis, de là, grimpant le long de la console, dont le pied s'appuyait au bandeau du rez-de-chaussée, il avait sans peine atteint le balcon.

—Je vous attendais, venez près de moi.

Félicien, qui arrivait violent, jeté aux résolutions folles, ne bougea pas, étourdi de cette félicité brusque. Et Angélique, maintenant, était certaine que les saintes ne lui défendaient pas d'aimer, car elle les entendait l'accueillir avec elle, d'un rire d'affection, léger comme une haleine de la nuit; Où avait-elle eu la sottise de prendre qu'Agnès se fâcherait? À son côté, Agnès était radieuse d'une joie qu'elle sentait descendre sur ses épaules et l'envelopper, pareille à la caresse de deux grandes ailes. Toutes, qui étaient mortes d'amour, se montraient compatissantes aux peines des vierges, et ne revenaient errer, par les nuits chaudes, que pour veiller, invisibles, sur leurs tendresses en larmes.

—Venez près de moi, je vous attendais.

Alors, chancelant, Félicien entra. Il s'était dit qu'il la voulait, qu'il la saisirait entre ses bras, à l'étouffer, malgré ses cris. Et voilà qu'en la trouvant si douce, voilà qu'en pénétrant dans cette chambre toute blanche et si pure, il redevenait plus candide et plus faible qu'un enfant.

Il avait fait trois pas. Mais il frissonnait, il tomba sur les deux genoux, loin d'elle.

—Si vous saviez quelle abominable torture! Je n'avais jamais souffert ainsi, l'unique douleur est de ne se croire pas aimé... Je veux bien tout perdre, être un misérable, mourant de faim, tordu par la maladie. Mais je ne veux plus passer une journée, avec ce mal dévorant dans le cœur, de me dire que vous ne m'aimez pas.... Soyez bonne, épargnez-moi....

Elle l'écoutait, muette, bouleversée de pitié, bienheureuse cependant.

—Ce matin, comme vous m'avez laissé partir! Je m'imaginais que vous étiez devenue meilleure, que vous aviez compris. Et je vous ai retrouvée telle qu'au premier jour, indifférente, me traitant en simple client qui passe, me rappelant durement aux questions basses de la vie.... Dans l'escalier, je trébuchais. Dehors, j'ai couru, j'avais peur d'éclater en larmes.

Puis, au moment de monter chez moi, il m'a semblé que j'allais étouffer, si je m'enfermais.... Alors, je me suis sauvé en rase campagne, j'ai marché au hasard, un chemin, puis un autre.

La nuit s'est faite, je marchais encore. Mais le tourment galopait aussi vite et me dévorait. Quand on aime, on ne peut fuir la peine de son amour.... Tenez! c'était là que vous aviez planté le couteau, et la pointe s'enfonçait toujours plus avant.

Il eut une longue plainte, au souvenir de son supplice.

—Je suis resté des heures dans l'herbe, abattu par le mal, comme un arbre arraché... Et plus rien n'existait, il n'y avait que vous. La pensée que je ne vous aurais pas me faisait mourir. Déjà, mes membres s'engourdissaient, une folie emportait ma tête.... Et c'est pourquoi je suis revenu. Je ne sais par où j'ai passé, comment j'ai pu arriver jusqu'à cette chambre.

Pardonnez-moi, j'aurais fendu les portes avec mes poings, je me serais hissé à votre fenêtre en plein jour....

Elle était dans l'ombre. Lui, à genoux sous la lune, ne la voyait pas, toute pâlie de tendresse repentante, si émue qu'elle ne pouvait parler. Il la crut insensible, il joignit les mains.

—Cela date de loin.... C'est un soir que je vous ai aperçue, ici, à cette fenêtre. Vous n'étiez qu'une blancheur vague, je distinguais à peine votre visage, et pourtant je vous voyais, je vous devinais telle que vous êtes. Mais j'avais très peur, j'ai rôdé, pendant des nuits, sans trouver le courage de vous rencontrer en plein jour.... Et puis, vous me plaisiez dans ce mystère, mon bonheur était de rêver à vous, comme à une inconnue que je ne connaîtrais jamais..: Plus tard, j'ai su qui vous étiez, on ne peut résister à ce besoin de savoir, de posséder son rêve. C'est alors que ma fièvre a commencé. Elle a grandi à chaque rencontre. Vous vous rappelez, la première fois, dans ce champ, le matin où j'examinais le vitrail. Jamais je ne m'étais senti si gauche, vous avez eu bien raison de vous moquer de moi.... Et je vous ai effrayée ensuite, j'ai continué à être maladroit, en vous poursuivant jusque chez vos pauvres.

Déjà, je cessais d'être le maître de ma volonté, je faisais les choses avec l'étonnement et la crainte de les faire.... Lorsque je me suis présenté pour la commande de cette mitre, c'est une force qui me poussait, car moi je n'osais point, j'étais certain de vous déplaire.... Si vous compreniez à quel point je suis misérable! Ne m'aimez pas, mais laissez-moi vous aimer. Soyez froide, soyez méchante, je vous aimerai comme vous serez. Je ne vous demande que de vous voir, sans espoir aucun, pour l'unique joie d'être ainsi, à vos genoux.

Il se tut, défaillant, perdant courage à croire qu'il ne trouvait rien pour la toucher. Et il ne sentait pas qu'elle souriait, d'un sourire invincible, peu à peu grandi sur ses lèvres. Ah! le cher garçon, il était si naïf et si croyant, il récitait là sa prière de cœur tout neuf et passionné, en adoration devant elle, comme devant le rêve même de sa jeunesse! Dire qu'elle avait lutté d'abord pour ne pas le revoir, puis qu'elle s'était juré de l'aimer sans jamais qu'il le sût! Un grand silence s'était fait, les saintes ne défendaient point d'aimer, lorsqu'on aimait ainsi. Derrière son dos, une gaieté avait couru, à peine un frisson, l'onde mouvante de la lune sur le carreau de la chambre.

Un doigt invisible, sans doute celui de sa gardienne, se posa sur sa bouche, pour la desceller de son serment. Elle pouvait parler désormais, tout ce qui flottait de puissant et de tendre à son entour lui soufflait des paroles.

—Ah! oui, je me souviens, je me souviens....

Et Félicien, tout de suite, fut pris par la musique de cette voix, dont le charme était sur lui si fort, que son amour grandissait, rien qu'à l'entendre.

—Oui, je me souviens, quand vous êtes venu dans la nuit.

Vous étiez si loin, les premiers soirs, que le petit bruit de vos pas me laissait incertaine. Ensuite, je vous ai reconnu, et j'ai vu plus tard votre ombre, et un soir enfin vous vous êtes montré, par une belle nuit pareille à celle-ci, en pleine lumière blanche. Vous sortiez lentement des choses, tel que je vous attendais depuis des années.... Je me souviens du grand rire que je retenais, qui a éclaté malgré moi, lorsque vous avez sauvé ce linge, emporté par la Chevrotte. Je me souviens de ma colère, lorsque vous me voliez mes pauvres, en leur donnant tant d'argent, que j'avais l'air d'une avare. Je me souviens de ma peur, le soir où vous m'avez forcée à courir si vite, les pieds nus dans l'herbe.... Oui, je me souviens, je me souviens....

Sa voix de cristal s'était troublée un peu, dans le frisson de ce dernier souvenir qu'elle évoquait, comme si le: Je vous aime, eût de nouveau passé sur son visage. Et lui, l'écoutait avec ravissement.

—J'ai été méchante, c'est bien vrai. On est si sotte, quand on ne sait pas! On fait des choses qu'on croit nécessaires, on a peur d'être en faute, dès qu'on obéit à son cœur. Mais que j'ai eu des remords ensuite, que j'ai souffert de votre souffrance!... Si je voulais expliquer cela, je ne pourrais pas sans doute. Lorsque vous êtes venu, avec votre dessin de sainte Agnès, j'étais enchantée de travailler pour vous, je me doutais bien que vous reviendriez chaque jour. Et, voyez un peu, j'ai affecté l'indifférence, comme si je prenais à tâche de vous chasser de la maison. On a donc le besoin de se rendre malheureux? Tandis que j'aurais voulu vous accueillir les mains ouvertes, il y avait, au fond de mon être, une autre femme qui se révoltait, qui avait crainte et méfiance de vous, qui se plaisait à vous torturer d'incertitude, dans l'idée vague d'une querelle à vider, dont elle aurait oublié la cause très ancienne.

Je ne suis pas toujours bonne, il repousse en moi des choses que j'ignore.... Et, le pis, certes, est que je vous ai parlé d'argent. Ah! l'argent, moi qui n'y ai jamais songé, qui en accepterais seulement de pleins chariots pour la joie d'en faire pleuvoir où je voudrais! Quel amusement de malice ai-je pu prendre à me calomnier ainsi? Me pardonnerez-vous?

Félicien était à ses pieds. Il avait marché sur les genoux, jusqu'à elle. C'était inespéré et sans bornes.

Il murmura:

—Ah! chère âme, inestimable, et belle, et bonne, d'une bonté de prodige qui m'a guéri d'un souffle! Je ne sais plus si j'ai souffert.... Et c'est à vous de me pardonner, car j'ai à vous faire un aveu, il faut que je vous dise qui je suis.

Un grand trouble le reprenait, à l'idée qu'il ne pouvait se cacher davantage, lorsqu'elle se confiait si franchement à lui.

Cela devenait déloyal. Il hésitait pourtant, dans la crainte de la perdre, si elle s'inquiétait de l'avenir, en le connaissant enfin.

Et elle attendait qu'il parlât, de nouveau malicieuse, malgré elle.

À voix très basse, il continua:

—J'ai menti à vos parents.

—Oui, je sais, dit-elle, souriante.

—Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, cela est trop loin.... Je ne peins sur verre que pour mon plaisir, il faut que vous sachiez....

Alors, d'un geste prompt, elle lui mit la main sur la bouche, elle arrêta sa confidence.

—Je ne veux pas savoir.... Je vous attendais, et vous êtes venu.

Cela suffit.

Il ne parlait plus, cette petite main sur ses lèvres le suffoquait de bonheur.

—Je saurai plus tard, quand il sera temps.... Puis, je vous assure que je sais. Vous ne pouvez être que le plus beau, le plus riche, le plus noble, car ce rêve-là est le mien. J'attends bien tranquille, j'ai la certitude qu'il s'accomplira.... Vous êtes celui que j'espérais, et je suis à vous....

Une seconde fois, elle s'interrompit, dans le frémissement des mots qu'elle prononçait. Elle n'était pas seule à les trouver, ils lui arrivaient de la belle nuit, du grand ciel blanc, des vieux arbres et des vieilles pierres, endormis dehors, rêvant tout haut ses rêves; et des voix, derrière elle; les murmuraient aussi, les voix de ses amies de la Légende, dont l'air était peuplé. Mais un mot restait à dire, celui où tout allait se fondre, l'attente lointaine, la lente création de l'amant, la fièvre accrue des premières rencontres. Il s'échappa, du vol blanc d'un oiseau matinal montant au jour, dans la blancheur vierge de la chambre.

—Je vous aime.

Angélique, les deux mains ouvertes, glissées sur les genoux, se donnait. Et Félicien se rappelait le soir où elle courait pieds nus dans l'herbe, si adorable, qu'il l'avait poursuivie pour balbutier à son oreille: Je vous aime. Et il entendait bien qu'elle venait seulement de lui répondre, du même cri: Je vous aime, l'éternel cri sorti enfin de son cœur grand ouvert.

—Je vous aime.... Prenez-moi, emportez-moi, je vous appartiens.

Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. C'était une flamme héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantes étreignaient le vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuque délicate. S'il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignorant tout, cédant à la poussée de ses veines, n'ayant que le besoin de se fondre en lui. Et ce fut lui, venu pour la prendre, qui trembla devant cette innocence, si passionnée. Il la retint doucement par les poignets, il lui recroisa ses mains chastes sur la poitrine.

Un instant, il la regarda, sans même céder à la tentation de baiser ses cheveux.

—Vous m'aimez, et je vous aime.... Ah! la certitude d'être aimé!

Mais un émoi les tira de ce ravissement. Qu'était-ce donc?

Ils se voyaient dans une grande lumière blanche, il lui semblait que la clarté de la lune s'élargissait, resplendissait comme celle d'un soleil. C'était l'aube, une nuée s'empourprait au-dessus des ormes de l'Évêché. Eh! quoi? déjà le jour! Ils en restaient confondus, ils ne pouvaient croire que, depuis des heures, ils étaient là, à causer. Elle ne lui avait rien dit encore, et lui avait tant d'autres choses à dire!

—Une minute, rien qu'une minute!

L'aube, souriante, grandissait, l'aube déjà tiède d'une chaude journée d'été. Une à une, les étoiles venaient de s'éteindre, et avec elles étaient parties les visions errantes, les amies invisibles, remontées dans un rayon de lune.

Maintenant, sous le plein jour, la chambre n'était plus blanche que de la blancheur de ses murs et de ses poutres, toute vide avec ses antiques meubles de chêne sombre: On voyait le lit défait, qu'un des rideaux de perse, retombé, cachait à demi.

—Une minute, une minute encore!

Angélique s'était levée, refusant, pressant Félicien de partir. Depuis que le jour croissait, elle était prise d'une confusion, et la vue du lit l'acheva. À sa droite, elle avait cru entendre un léger bruit, tandis que ses cheveux s'envolaient, bien que pas un souffle de vent ne fût entré. N'était-ce pas Agnès qui s'en allait la dernière, chassée par le soleil?

—Non, laissez-moi, je vous en prie.... Il fait si clair maintenant, j'ai peur.

Alors, Félicien, obéissant, se retira. Être aimé, cela dépassait son désir. À la fenêtre pourtant, il se retourna, il la regarda longuement encore, comme s'il voulait emporter en lui quelque chose d'elle. Tous deux se souriaient, baignés d'aube, dans cette caresse prolongée de leur regard.

Une dernière fois, il lui dit:

—Je vous aime.

Et elle répéta:

—Je vous aime.

Ce fut tout, il était descendu déjà par les charpentes, avec une agilité souple, tandis que, demeurée sur le balcon, accoudée, elle le suivait des yeux. Elle avait pris le bouquet de violettes, elle le respirait pour dissiper sa fièvre. Et, quand il traversa le Clos-Marie et qu'il leva la tête, il l'aperçut qui baisait les fleurs.

Félicien avait à peine disparu derrière les saules, qu'Angélique s'inquiéta, en entendant, au-dessous d'elle, ouvrir la porte de la maison. Quatre heures sonnaient, on ne s'éveillait jamais que deux heures plus tard. Sa surprise augmenta, lorsqu'elle reconnut Hubertine; car, d'habitude, Hubert descendait le premier.

Elle la vit se promener lentement par les allées de l'étroit jardin, les bras abandonnés, la face pâle dans l'air matinal, comme si un étouffement lui eût fait quitter sitôt sa chambre, après une nuit brûlante d'insomnie. Et Hubertine était très belle encore, vêtue d'un simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte; et elle semblait très lasse, heureuse et désespérée.


VIII

Le lendemain, en s'éveillant d'un sommeil de huit heures, d'un de ces doux et profonds sommeils qui reposent des grandes félicités, Angélique courut à sa fenêtre. Le ciel était très pur, le temps chaud continuait, après un gros orage qui l'avait inquiétée, la veille; et elle cria joyeusement à Hubert, en train d'ouvrir les volets, au-dessous d'elle!

—Père, père! du soleil!... Ah! que je suis contente, la procession sera belle!...

Vite, elle s'habilla pour descendre. C'était ce jour-là, le 28 juillet, que la procession du Miracle devait parcourir les rues de Beaumont. Et, chaque année, à cette date, il y avait fête chez les brodeurs: on ne touchait pas une aiguille, on passait la journée à orner le logis, d'après tout un arrangement traditionnel, que, depuis quatre cents ans, les mères léguaient aux filles.

Angélique, en se hâtant de prendre son café au lait, s'occupait déjà des tentures.

—Mère, on devrait les visiter, pour voir si elles sont en bon état.

—Nous avons le temps, répondit Hubertine de sa voix placide. Nous ne les accrocherons pas avant midi.

Il s'agissait de trois panneaux admirables d'ancienne broderie, que les Hubert gardaient avec dévotion, comme une relique de famille, et qu'ils sortaient une fois l'an, le jour où passait la procession. Dès la veille, selon l'usage, le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, était allé de porte en porte avertir les habitants de l'itinéraire que suivrait la statue de sainte Agnès, accompagnée de Monseigneur portant le Saint Sacrement. Il y avait plus de quatre siècles que cet itinéraire restait le même: le départ se faisait par la porte Sainte-Agnès, la rue des Orfèvres, la Grand-Rue, la rue Basse; puis, après avoir traversé la ville nouvelle, on regagnait la rue Magloire et la place du Cloître, pour rentrer par la grande façade. Et les habitants, sur le parcours, rivalisaient de zèle, pavoisaient les fenêtres, tendaient les murs de leurs plus riches étoffes, semaient le petit pavé caillouteux de roses effeuillées.

Angélique ne se calma que lorsqu'on lui eut permis de tirer les trois morceaux brodés du tiroir où ils dormaient l'année entière.

—Ils n'ont rien, rien du tout, murmurait-elle, ravie.

Quand elle eut enlevé soigneusement les papiers fins qui les protégeaient, ils apparurent, tous les trois consacrés à Marie: la Vierge recevant la visite de l'Ange, la Vierge pleurant au pied de la croix, la Vierge montant au ciel. Ils dataient du quinzième siècle, en soie nuancée sur fond d'or, d'une conservation merveilleuse; et les brodeurs, qui en avaient refusé de grosses sommes, en étaient très fiers.

—Mère, c'est moi qui les accroche!

C'était toute une affaire. Hubert passa la matinée à nettoyer la vieille façade. Il emmanchait un balai au bout d'un bâton, il époussetait les pans de bois garnis de briques, jusqu'aux charpentes du comble; puis, il lavait à l'éponge le soubassement de pierre, ainsi que toutes les parties de la tourelle d'escalier qu'il pouvait atteindre. Et les trois morceaux brodés, alors, prenaient leurs places. Angélique les accrocha, par les anneaux, aux clous séculaires, l'Annonciation sous la fenêtre de gauche, l'Assomption sous celle de droite; quant au Calvaire, il avait ses clous au-dessus de la grande fenêtre du rez-de-chaussée, et elle dut sortir une échelle pour l'y pendre à son tour. Déjà elle avait garni de fleurs les fenêtres, l'antique logis semblait revenu au temps lointain de sa jeunesse, avec ces broderies d'or et de soie rayonnante dans le beau soleil de fête.

Depuis le déjeuner, toute la rue des Orfèvres s'activait. Pour éviter la chaleur trop forte, la procession ne sortait qu'à cinq heures; mais, dès midi, la ville faisait sa toilette. En face des Hubert, l'orfèvre tendait sa boutique de draperies bleu ciel, bordées d'une frange d'argent; tandis que le cirier, à côté, utilisait les rideaux de son alcôve, des rideaux de cotonnade rouge, saignant au plein jour. Et c'était, à chaque maison, d'autres couleurs, une prodigalité d'étoffes, tout ce qu'on avait, jusqu'à des descentes de lit, battant dans les souffles las de la chaude journée. La rue en était vêtue, d'une gaieté éclatante et frissonnante, changée en une galerie de gala, ouverte sous le ciel.

Tous les habitants s'y bousculaient, parlant haut, comme chez eux, les uns promenant des objets à pleins bras, les autres grimpant, clouant, criant. Sans compter le reposoir qu'on dressait au coin de la Grand-Rue, et qui mettait en l'air les femmes du voisinage, empressées à fournir les vases et les candélabres. Angélique courut offrir les deux flambeaux Empire, qui ornaient la cheminée du salon. Elle ne s'était pas arrêtée depuis le matin, elle ne se fatiguait même pas, soulevée, portée par sa grande joie intérieure. Et, comme elle revenait, les cheveux au vent, effeuiller des roses dans une corbeille, Hubert plaisanta.

—Tu te donneras moins de mal, le jour de tes noces.... C'est donc toi qu'on marie?

—Mais oui, c'est moi? répondit-elle gaiement.

Hubertine sourit à son tour.

—En attendant, puisque la maison est belle, nous ferions bien de monter nous habiller.

—Tout de suite, mère.... Voici ma corbeille pleine.

Elle acheva d'effeuiller ses roses, qu'elle se réservait de jeter devant Monseigneur. Les pétales pleuvaient de ses doigts minces, la corbeille débordait, légère, odorante. Et elle disparut dans l'étroit escalier de la tourelle, en disant avec un grand rire:

—Vite! je vais me faire belle comme un astre!

L'après-midi s'avançait. Maintenant, la fièvre active de Beaumont-l'Église s'était apaisée, une attente frémissait dans les rues, prêtes enfin, chuchotantes de voix discrètes. La grosse chaleur avait décru avec le soleil oblique, il ne tombait plus du ciel pâli, entre les maisons resserrées, qu'une ombre tiède et fine, d'une sérénité tendre. Et le recueillement était profond, comme si toute la vieille cité devenait un prolongement de la cathédrale. Seuls, des bruits de voitures montaient de Beaumont-la-Ville, la cité nouvelle, au bord du Ligneul, où beaucoup de fabriques ne chômaient même pas, dédaigneuses de fêter cette antique solennité religieuse.

Dès quatre heures, la grosse cloche de la tour du nord, celle dont le branle remuait la maison des Hubert, se mit à sonner; et ce fut au même instant qu'Angélique et Hubertine reparurent, habillées. Celle-ci était en robe de toile écrue, garnie d'une modeste dentelle de fil, mais la taille si jeune, dans sa rondeur puissante, qu'elle semblait être la sœur aînée de sa fille adoptive. Angélique, elle, avait mis sa robe de foulard blanc; et rien autre, pas un bijou aux oreilles ni aux poignets, rien que ses mains nues, son col nu, rien que le satin de sa peau sortant de l'étoffe légère, comme un épanouissement de fleur. Un peigne invisible, planté à la hâte, retenait mal les boucles de ses cheveux en révolte, d'un blond de soleil. Elle était ingénue et fière, d'une simplicité candide, belle comme un astre.

—Ah! dit-elle, on sonne, Monseigneur a quitté l'Évêché.

La cloche continuait, haute et grave, dans la grande pureté du ciel. Et les Hubert s'installaient à la fenêtre du rez-de-chaussée large ouverte, les deux femmes accoudées sur la barre d'appui, l'homme debout derrière elles. C'étaient leurs places accoutumées, ils étaient au bon endroit pour voir, les premiers à regarder la procession venir du fond de l'église, sans perdre un cierge du défilé.

—Où est ma corbeille? demanda Angélique.

Il fallut qu'Hubert lui passât la corbeille de roses effeuillées, qu'elle garda entre ses bras, serrée contre sa poitrine.

—Oh! cette cloche, murmura-t-elle encore, on dirait qu'elle nous berce!

Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de la cloche; et la rue, le quartier restait dans l'attente, gagné par ce frisson, tandis que les tentures battaient plus languissamment, à l'air du soir. Le parfum des roses était très doux.

Une demi-heure se passa. Puis, d'un seul coup, les deux vantaux de la porte Sainte-Agnès furent poussés, les profondeurs de l'église apparurent, sombres, piquées des petites taches luisantes des cierges. Et d'abord le porte-croix sortit, un sous-diacre en tunique, flanqué de deux acolytes tenant chacun un grand flambeau allumé. Derrière eux, se hâtait le cérémoniaire, le bon abbé Camille, qui, après s'être assuré du bel état de la rue, s'arrêta sous le porche, assista au défilé un instant, pour vérifier si les places d'ordre étaient bien prises. Les confréries laïques ouvraient la marche, des associations pieuses, des écoles, par rang d'ancienneté. Il y avait des enfants tout petits, des fillettes en blanc, pareilles à des épousées, des garçonnets frisés et nu-tête, endimanchés comme des princes, ravis, cherchant déjà leurs mères du regard. Un gaillard de neuf ans allait seul, au milieu, vêtu en saint Jean Baptiste, avec une peau de mouton sur ses maigres épaules nues. Quatre gamines, fleuries de rubans roses, portaient un pavois de mousseline, où se dressait une gerbe de blé mûr.

Puis, c'étaient de grandes demoiselles, groupées autour d'une bannière de la Vierge, des dames en noir qui avaient également leur bannière, une soie cramoisie brodée d'un saint Joseph, d'autres, d'autres bannières encore, en velours, en satin, balancées au bout des bâtons dorés. Les confréries d'hommes n'étaient pas moins nombreuses, des pénitents de toutes les couleurs, les pénitents gris surtout, vêtus de toile bise, encapuchonnés, et dont l'emblème faisait sensation, une immense croix garnie d'une roue, à laquelle pendaient, accrochés, les instruments de la Passion.

Angélique se récria de tendresse, dès que les enfants se montrèrent.

—Oh! les amours! regardez donc! Un, pas plus haut qu'une botte, trois ans à peine, chancelant et fier sur ses petits pieds, passait si drôle, qu'elle plongea la main dans la corbeille et le couvrit d'une poignée de fleurs. Il disparaissait, il avait des roses sur les épaules, parmi les cheveux. Et le rire tendre qu'il soulevait, gagna de proche en proche, des fleurs plurent de chaque fenêtre. Dans le silence bourdonnant de la rue, on n'entendait plus que le piétinement assourdi de la procession, tandis que les poignées de fleurs s'abattaient sur le pavé, d'un vol silencieux. Bientôt, il y en eut une jonchée.

Mais, rassuré sur le bon ordre des laïques, l'abbé Cornille s'impatienta, inquiet de ce que le cortège s'immobilisait depuis deux minutes, et il s'empressa de regagner la tête, tout en saluant les Hubert d'un sourire, au passage.

—Qu'ont-ils donc à ne pas marcher? dit Angélique, qu'une fièvre prenait, comme si elle eût, à l'autre bout, là-bas, attendu son bonheur.

Hubertine répondit de son air calme:

—Ils n'ont pas besoin de courir.

—Quelque encombrement, peut-être un reposoir qu'on achève, expliqua Hubert.

Les filles de la Vierge s'étaient mises à chanter un cantique, et leurs voix aiguës montaient dans le plein air, avec une limpidité de cristal. De proche en proche, le défilé s'ébranla. On repartit.

Maintenant, après les laïques, le clergé commençait à sortir de l'église, les moins dignes les premiers. Tous, en surplis, se couvraient de la barrette, sous le porche; et chacun tenait un cierge allumé, ceux de droite, de la main droite, ceux de gauche, de la main gauche, en dehors du rang, double rangée de petites flammes mouvantes, presque éteintes dans le plein jour. D'abord, ce fut le grand séminaire, les paroisses, les églises collégiales; puis, vinrent les clercs et les bénéficiaires de la cathédrale, que suivaient les chanoines, les épaules couvertes de pluviaux blancs. Au milieu d'eux, se trouvaient les chantres, en chapes de soie rouge, qui avaient commencé l'antienne, à pleine voix, et auxquels tout le clergé répondait, d'un chant plus léger. L'hymne Pange lingua s'éleva très pure, la rue était pleine d'un grand frissonnement de mousseline, les ailes envolées des surplis, que les petites flammes des cierges criblaient de leurs étoiles d'or pâli.

—Oh! sainte Agnès! murmura Angélique.

Elle souriait à la sainte, que quatre clercs portaient sur un brancard de velours bleu, orné de dentelle. Chaque année, elle avait un étonnement, à la voir ainsi hors de l'ombre où elle veillait depuis des siècles, tout autre sous la grande lumière, dans sa robe de longs cheveux d'or. Elle était si vieille et très jeune pourtant, avec ses petites mains, ses petits pieds fluets, son mince visage de fillette, noirci par l'âge.

Mais Monseigneur devait la suivre. On entendait déjà venir, du fond de l'église, le balancement des encensoirs.

Il y eut des chuchotements, Angélique répéta:

—Monseigneur.... Monseigneur....

Et, à cette minute, les yeux sur la sainte qui passait, elle se rappelait les vieilles histoires, les hauts marquis d'Hautecœur délivrant Beaumont de la peste, grâce à l'intervention d'Agnès, Jean V et tous ceux de sa race venant s'agenouiller devant elle, dévots à son image; et elle les voyait tous, les seigneurs du miracle, défiler un à un, comme une lignée de princes.

Un large espace était resté vide. Puis, le chapelain chargé du soin de la crosse s'avança, la tenant droite, la partie courbe vers lui. Ensuite, parurent deux thuriféraires, qui allaient à reculons et balançaient à petits coups les encensoirs, ayant chacun près de lui un acolyte chargé de la navette. Et le grand dais de velours pourpre, garni de crépines d'or, eut quelque peine à sortir par une des baies de la porte. Mais, vivement, l'ordre se rétablit, les autorités désignées prirent les bâtons. Dessous, entre ses diacres d'honneur, Monseigneur marchait, tête nue, les épaules couvertes de l'écharpe blanche, dont les deux bouts enveloppaient ses mains, qui portaient le Saint Sacrement sans le toucher, très haut.

Tout de suite, les thuriféraires venaient de prendre du champ, et les encensoirs, lancés à la volée, retombèrent en cadence, avec le petit bruit argentin de leurs chaînettes.

Où donc Angélique avait-elle connu quelqu'un qui ressemblait à Monseigneur? Un recueillement inclinait tous les fronts. Mais elle, la tête penchée à demi, le regardait. Il avait la taille haute, mince et noble, d'une jeunesse superbe pour ses soixante ans. Ses yeux d'aigle luisaient, son nez un peu fort accentuait l'autorité souveraine de sa face, adoucie par sa chevelure blanche, en boucles épaisses; et elle remarqua la pâleur du teint où elle crut voir monter un flot de sang. Peut être n'était-ce que le reflet du grand soleil d'or, qu'il portait de ses mains couvertes, et qui le mettait dans un rayonnement de clarté mystique.

Certainement, un visage à cette ressemblance s'évoquait, au fond d'elle. Dès les premiers pas, Monseigneur avait commencé les versets d'un psaume, qu'il récitait à voix basse, avec ses diacres; alternativement. Et elle trembla, quand elle le vit tourner les yeux vers la fenêtre où elle était, tellement il lui apparut sévère, d'une froideur hautaine, condamnant la vanité de toute passion. Ses regards étaient allés aux trois broderies anciennes, Marie visitée par l'Ange, Marie au pied de la Croix, Marie montant aux cieux. Ils se réjouirent, puis ils s'abaissèrent, se fixèrent sur elle, sans que, dans son trouble, elle pût comprendre s'ils pâlissaient de dureté ou de douceur. Déjà, ils étaient revenus au Saint Sacrement, immobiles, luisants dans le reflet du grand soleil d'or. Les encensoirs partaient à la volée, retombaient avec le bruit argentin des chaînettes, pendant qu'un petit nuage, une fumée d'encens, montait dans l'air.

Mais le cœur d'Angélique battit à se rompre. Derrière le dais, elle venait d'apercevoir la mitre, sainte Agnès ravie par deux anges, l'œuvre brodée fil à fil de son amour, qu'un chapelain, les doigts enveloppés d'un voile, portait dévotement, comme une chose sainte. Et là, parmi les laïques qui suivaient, dans le flot des fonctionnaires, des officiers, des magistrats, elle reconnaissait Félicien, au premier rang, mince et blond, en habit, avec ses cheveux bouclés, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d'une douceur hautaine. Elle l'attendait, elle n'était pas surprise de le voir enfin se changer en prince. Au regard anxieux qu'il lui jeta, implorant le pardon de son mensonge, elle répondit par un clair sourire.

—Tiens! murmura Hubertine stupéfaite, n'est-ce point ce jeune homme?

Elle aussi l'avait reconnu, et elle s'inquiéta, lorsque, se tournant, elle vit sa fille transfigurée.

—Il nous a donc menti?... Pourquoi? le sais-tu?... Sais-tu qui est ce jeune homme?

Oui, peut-être le savait-elle. Une voix répondait en elle à des questions récentes. Mais elle n'osait, elle ne voulait plus s'interroger. La certitude se ferait, lorsqu'il en serait temps.

Elle en sentait l'approche, dans un gonflement d'orgueil et de passion.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Hubert, en se penchant derrière sa femme. Jamais il n'était à la minute présente. Et, quand elle lui eut désigné le jeune homme, il douta.

—Quelle idée! ce n'est pas lui.

Alors, Hubertine affecta de s'être trompée. C'était le plus sage, elle se renseignerait. Mais la procession qui venait de s'arrêter de nouveau, pendant que Monseigneur, à l'angle de la rue, encensait le Saint Sacrement, parmi les verdures du reposoir, allait repartir; et Angélique, dont la main s'était oubliée au fond de la corbeille, tenant une dernière poignée de feuilles de rose, eut un geste trop prompt, jeta les fleurs, dans son trouble enchanté. Justement, Félicien se remettait en marche.

Les fleurs pleuvaient, deux pétales, balancés lentement, volèrent, se posèrent sur ses cheveux. C'était la fin. Le dais avait disparu au coin de la Grand-Rue, la queue du cortège s'écoulait, laissant le pavé désert, recueilli, comme assoupi de foi rêveuse, dans l'exhalaison un peu âpre des roses foulées. Et l'on entendait encore, au loin, de plus en plus faible, le bruit argentin des chaînettes, retombant à chaque volée des encensoirs.

—Oh! veux-tu, mère? s'écria Angélique, nous irons dans l'église les voir rentrer. Le premier mouvement d'Hubertine fut de refuser. Puis, elle éprouvait elle-même un si grand désir d'avoir une certitude, qu'elle consentit.

—Oui, tout à l'heure, puisque cela te fait plaisir.

Mais il fallait patienter. Angélique, qui était montée mettre un chapeau, ne tenait pas en place. Elle revenait à chaque minute devant la fenêtre, interrogeait le bout de la rue, levait les yeux comme pour interroger l'espace lui-même; et elle parlait tout haut, elle suivait la procession, pas à pas.

—Ils descendent la rue Basse.... Ah! les voilà qui doivent déboucher sur la place, devant la Sous-Préfecture.... Ça n'en finit plus, les grandes voies de Beaumont-la-Ville. Et pour le plaisir qu'ils ont à voir sainte Agnès, ces marchands de toile!

Un fin nuage rose, coupé délicatement d'un treillis d'or, planait au ciel. Cela se sentait, dans l'immobilité de l'air, que toute la vie civile était suspendue, que Dieu avait quitté sa maison, où chacun attendait qu'on le ramenât, pour reprendre les occupations quotidiennes. En face, les draperies bleues de l'orfèvre, les rideaux rouges du cirier, barraient toujours leurs boutiques.

Les rues semblaient dormir, il n'y avait plus, de l'une à l'autre, que le lent passage du clergé, dont le cheminement se devinait de tous les points de la ville.

—Mère, mère, je t'assure qu'ils sont à l'entrée de là rue Magloire. Ils vont remonter la pente.

Elle mentait, il n'était que six heures et demie, et jamais la procession ne rentrait avant sept heures un quart. Elle savait bien que le dais devait longer à ce moment le bas port du Ligneul. Mais elle avait une telle hâte!...

—Mère, dépêchons, nous n'aurons pas de placé.

—Allons, viens! finit par dire Hubertine, en souriant malgré elle.

—Moi, je reste, déclara Hubert. Je vais décrocher les broderies et je mettrai la table.

L'église leur parut vide, Dieu n'étant plus là. Toutes les portes en restaient ouvertes, comme celles d'une maison en déroute, où l'on attend le retour du maître. Peu de monde entrait, le maître-autel seul, un sarcophage sévère de style roman, braisillait au fond de la nef, étoilé de cierges; et le reste du vaste vaisseau, les bas-côtés, les chapelles, s'emplissaient de nuit, sous la tombée du crépuscule.

Lentement, Angélique et Hubertine firent le tour. En bas, l'édifice s'écrasait, des piliers trapus portaient les pleins cintres des collatéraux. Elles marchaient le long de chapelles noires, enterrées comme des cryptes. Puis, lorsqu'elles traversèrent, devant la grand-porte, sous la travée des orgues, elles eurent un sentiment de délivrance, en levant les yeux vers les hautes fenêtres gothiques de la nef, qui s'élançaient au-dessus de la lourde assise romane. Mais elles continuèrent par le bas-côté méridional, l'étouffement recommença. À la croix du transept, quatre colonnes énormes étaient aux quatre angles; montaient d'un jet soutenir la voûte; et là régnait encore une clarté mauve, l'adieu du jour dans les roses des façades latérales. Elles avaient gravi les trois marches qui menaient au chœur, elles tournèrent par le pourtour de l'abside, la partie la plus anciennement bâtie, d'un enfouissement de sépulcre. Un instant, contre la vieille grille, très ouvragée, qui fermait le chœur de partout, elles s'arrêtèrent pour regarder scintiller le maître-autel, dont les petites flammes se reflétaient dans, le vieux chêne poli des stalles, de merveilleuses stalles fleuries de sculptures. Et elles revinrent ainsi à leur point de départ, levant de nouveau la tête, croyant sentir le souffle de l'envolée de la nef, tandis que les ténèbres croissantes reculaient, élargissaient les antiques murailles, où s'évanouissaient des restes d'or et de peinture.

—Je savais bien qu'il était trop tôt, dit Hubertine.

Angélique, sans répondre, murmura:

—Comme c'est grand!

Il lui semblait qu'elle ne connaissait pas l'église, qu'elle la voyait pour la première fois. Ses yeux erraient sur les rangées immobiles des chaises, allaient au fond des chapelles, où l'on ne devinait que les pierres tombales, à un redoublement d'ombre. Mais elle rencontra la chapelle Hautecœur, elle reconnut le vitrail, réparé enfin, avec son saint Georges vague comme une vision, dans le jour mourant. Et elle en eut beaucoup de joie.

À ce moment, un branle anima la cathédrale, la grosse cloche se remettait à sonner.

—Ah! dit-elle, les voilà, ils montent la rue Magloire.

Cette fois, c'était vrai. Un flot de foule envahit les collatéraux, et l'on sentit croître de minute en minute l'approche de la procession. Cela grandissait avec les volées de la cloche, avec un Souffle large qui venait du dehors, par la grand-porte béante. Dieu rentrait. Angélique, appuyée à l'épaule d'Hubertine, haussée sur la pointe des pieds, regardait cette baie ouverte, dont la rondeur se découpait dans le blanc crépuscule de la place du Cloître.

D'abord, reparut le sous-diacre portant la croix, flanqué des deux acolytes, avec leurs chandeliers; et, derrière eux, s'empressait le cérémoniaire, le bon abbé Comille, essoufflé, rendu de fatigue. Au seuil de l'église, chaque nouvel arrivant se détachait une seconde, d'une silhouette nette et vigoureuse, puis se noyait dans les ténèbres intérieures. C'étaient les laïques, les écoles, les associations, les confréries, dont les bannières, pareilles à des voiles, se balançaient, tout d'un coup mangées par l'ombre. On revit le groupe pâle des filles de la Vierge, qui entrait en chantant de leurs voix aiguës de séraphins. La cathédrale avalait toujours, la nef s'emplissait lentement, les hommes à droite, les femmes à gauche. Mais la nuit s'était faite, la place au loin se piqua d'étincelles, des centaines de petites lumières mouvantes, et ce fut le tour du clergé, les cierges allumés en dehors du rang, un double cordon de flammes jaunes, qui passa la porte. Cela n'en finissait plus, les cierges se succédaient, se multipliaient, le grand séminaire, les paroisses, la cathédrale, les chantres attaquant l'antienne, les chanoines en pluviaux blancs. Et, peu à peu, alors, l'église s'éclaira, se peupla de ces flammes, illuminée, criblée de centaines d'étoiles, comme un ciel d'été.

Deux chaises étaient libres, Angélique monta sur l'une d'elles.

—Descends, répétait Hubertine, c'est défendu.

Mais elle s'obstinait, tranquille.

—Pourquoi défendu? Je veux voir.... Oh! est-ce beau!

Et elle finit par décider sa mère à monter sur l'autre, chaise.

Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cette houle de cierges qui la traversait, allait allumer des reflets sous les voûtes écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, où brillaient la vitre d'une châsse, l'or d'un tabernacle. Même, dans le pourtour de l'abside jusque dans les cryptes sépulcrales, s'éveillaient des rayons. Le chœur flambait, avec son autel incendié, ses stalles luisantes, sa vieille grille dont les rosaces se découpaient en noir. Et l'envolée de la nef s'accusait encore, en bas les lourds piliers trapus portant les pleins cintres, en haut les faisceaux de colonnettes s'amincissant, fleurissant, parmi les arcs brisés des ogives, tout un élancement de foi et d'amour, qui était comme le rayonnement même de la lumière.

Mais, dans le roulement des pieds et le remuement des chaises, on entendit de nouveau retomber les chaînettes claires des encensoirs. Et les orgues, aussitôt, chantèrent une phrase énorme qui déborda, emplit les voûtes d'un grondement de foudre. C'était Monseigneur, encore sur la place, Sainte Agnès, à ce moment, gagnait l'abside, toujours portée par les clercs, la face comme apaisée aux lueurs des cierges, heureuse de retourner à ses songeries de quatre siècles. Enfin, précédé de la crosse, suivi de la mitre, Monseigneur rentra, tenant le Saint Sacrement du même geste, de ses deux mains couvertes de l'écharpe. Le dais, qui filait au milieu de la nef, s'arrêta devant la grille du chœur. Là, il y eut un peu de confusion, l'évêque fut un moment rapproché des personnes de sa suite.

Depuis que Félicien avait reparu, derrière la mitre, Angélique ne le quittait pas des yeux. Or, il arriva qu'il se trouva porté sur la droite du dais; et, à cet instant, elle vit, dans le même regard, la tête blanche de Monseigneur et la tête blonde du jeune homme. Un flamboiement avait passé sur ses paupières, elle joignit les mains, elle parla tout haut:

—Oh! Monseigneur, le fils de Monseigneur!

Son secret lui échappait. C'était un cri involontaire, la certitude enfin qui se faisait, dans la brusque clarté de leur ressemblance. Peut-être, au fond d'elle, le savait-elle déjà, mais elle n'aurait point osé se le dire; tandis que, maintenant, cela éclatait, l'éblouissait. De toutes parts, d'elle-même et des choses, des souvenirs remontaient, répétaient son cri.

Hubertine, saisie, murmura:

—Le fils de Monseigneur, ce garçon?

Autour d'elles deux, des gens s'étaient poussés. On les connaissait, on les admirait, la mère adorable encore dans sa toilette de simple toile, la fille d'une grâce d'archange, avec sa robe de foulard blanc. Elles étaient si belles et si en vue, ainsi montées sur des chaises, que des regards se levaient, s'oubliaient.

—Mais oui, ma bonne dame, dit la mère Lemballeuse, qui se trouvait dans le groupe, mais oui, le fils de Monseigneur!

Comment, vous ne saviez pas?... Et un beau jeune homme, et riche, ah! riche à acheter la ville, s'il voulait. Des millions, des millions!

Toute pâle, Hubertine écoutait.

—Vous avez bien entendu conter l'histoire? continua la vieille mendiante. Sa mère est morte en le mettant au monde, et c'est alors que Monseigneur s'est fait prêtre. Aujourd'hui, il se décide à l'appeler près de lui.... Félicien VII d'Hautecœur, comme qui dirait un vrai prince! Alors, Hubertine eut un grand geste de chagrin. Et Angélique rayonna, devant son rêve qui se réalisait. Elle ne s'étonnait toujours pas, elle savait bien qu'il devait être le plus riche, le plus beau, le plus noble; mais sa joie était immense, parfaite, sans souci des obstacles, qu'elle ne prévoyait point. Enfin, il se faisait connaître, il se donnait à son tour. L'or ruisselait avec les petites flammes des cierges, les orgues chantaient la pompe de leurs fiançailles, la lignée des Hautecœur défilait royalement, du fond de la légende: Norbert Ie, Jean V, Félicien III, Jean XII; puis, le dernier, Félicien VII, qui tournait vers elle sa tête blonde. Il était le descendant des cousins de la Vierge, le maître, le Jésus superbe, se révélant dans sa gloire, près de son père.

Justement, Félicien lui souriait, et elle ne remarqua pas le regard fâché de Monseigneur, qui venait de l'apercevoir debout sur la chaise, au-dessus de la foule, le sang au visage, en orgueilleuse et en passionnée.

—Ah! ma pauvre enfant, soupira Hubertine avec désespoir.

Mais les chapelains et les acolytes s'étaient rangés à droite et à gauche, et le premier diacre, ayant pris le Saint Sacrement des mains de Monseigneur, le posa sur l'autel. C'était la bénédiction finale, le Tantum ergo mugi parles chantres, l'encens des navettes fumant dans les encensoirs, le grand silence brusque de l'oraison. Et, au milieu de l'église ardente, débordante du clergé et de peuple, sous les voûtes élancées, Monseigneur remonta à l'autel, reprit des deux mains le grand soleil d'or, que par trois fois il agita en l'air, d'un lent signe de croix.


IX

Le soir même, en rentrant de l'église, Angélique pensait: «Je le verrai tout à l'heure: il sera dans le Clos-Marie, et je descendrai le retrouver.» Leurs yeux s'étaient donné ce rendez-vous. On ne dîna qu'à huit heures, dans la cuisine, selon l'habitude. Hubert parlait seul, excité par cette journée de fête.

Sérieuse, Hubertine répondait à peine, ne quittant pas du regard la jeune fille, qui mangeait d'un gros appétit, mais inconsciente, sans paraître savoir qu'elle portait la fourchette à sa bouche, toute à son rêve. Et Hubertine lisait clairement en elle, voyait se former et se suivre une à une les pensées, sous ce front candide, comme sous le cristal d'une eau pure.

À neuf heures, un coup de sonnette les étonna. C'était l'abbé Cornille. Malgré sa fatigue, il venait leur dire que Monseigneur avait beaucoup admiré les trois anciens panneaux de broderie.

—Oui, il en a parlé devant moi. Je savais que vous seriez heureux de l'apprendre.

Angélique, qui, au nom de Monseigneur, s'était intéressée, retomba dans sa songerie, dès que l'on causa de la procession.

Puis, au bout de quelques minutes, elle se mit debout.

—Où vas-tu donc? interrogea Hubertine.

Cette question la surprit, comme si elle-même ne se fût pas demandé pourquoi elle se levait.

—Mère, je monte, je suis très lasse.

Et, derrière cette excuse, Hubertine devinait la vraie raison, le besoin d'être seule, avec son bonheur.

—Viens m'embrasser.

Lorsqu'elle la tint serrée contre elle, dans ses bras, elle la sentit frémir. Son baiser de chaque soir se déroba presque.

Alors, très grave, elle la regarda en face, elle lut dans ses yeux le rendez-vous accepté, la fièvre de s'y rendre.

—Sois sage, dors bien.

Mais déjà Angélique, après un rapide bonsoir à Hubert et à l'abbé Cornille, montait dans sa chambre, éperdue, tellement elle avait senti son secret au bord de ses lèvres. Si sa mère l'avait gardée une seconde encore contre son cœur, elle aurait parlé.

Quand elle se fut enfermée à double tour, la lumière la blessa, elle souffla sa bougie. La lune se levait de plus en plus tard, la nuit était très sombre. Et, sans se déshabiller, assise devant la fenêtre ouverte sur les ténèbres, elle attendit pendant des heures. Les minutes s'écoulaient remplies, la même idée suffisait à l'occuper: elle descendrait le rejoindre, quand minuit sonnerait. Cela se ferait très naturellement, elle se voyait agir, pas à pas, geste à geste, avec cette aisance qu'on a dans les songes. Presque tout de suite, elle avait entendu partir l'abbé Cornille. Ensuite, les Hubert étaient montés à leur tour. Deux fois, il lui sembla que leur chambre se rouvrait, que des pieds furtifs s'avançaient jusqu'à l'escalier, comme si quelqu'un fût venu écouter là, un instant. Puis, la maison parut s'anéantir dans un sommeil profond. Lorsque l'heure eut sonné, Angélique se leva.

—Allons, il m'attend.

Et elle ouvrit sa porte, qu'elle ne referma même pas. Dans l'escalier, en passant devant la chambre des Hubert, elle prêta l'oreille; mais elle n'entendit rien, rien que le frisson du silence. D'ailleurs, elle était très à l'aise, sans effarement ni hâte, n'ayant point conscience d'être en faute. Une force la menait, cela lui semblait tellement simple, que l'idée d'un danger l'aurait fait sourire. En bas, elle sortit dans le jardin, par la cuisine, et elle oublia encore de refermer le volet. Puis, de son allure rapide, elle gagna la petite porte qui donnait sur le Clos-Marie, la laissa également toute grande derrière elle. Dans le clos, malgré l'ombre épaisse, elle n'eut pas une hésitation, marcha droit à la planche, traversa la Chevrotte, se dirigea à tâtons comme dans un lieu familier, où chaque arbre lui était connu.

Et, tournant à droite, sous un saule, elle n'eut qu'à étendre les mains pour rencontrer les mains de celui qu'elle savait être là, à l'attendre.

Un instant, muette, Angélique serra dans les siennes les mains de Félicien. Ils ne pouvaient se voir, le ciel s'était couvert d'une nuée de chaleur, que la lune à son lever, amincie, n'éclairait pas encore. Et elle parla dans les ténèbres, tout son cœur se soulagea de sa grande joie.

—Ah! mon cher seigneur, que je vous aime et que je vous remercie!... Elle riait de le connaître enfin, elle le remerciait d'être jeune, beau, riche, plus encore qu'elle ne l'espérait. C'était une gaieté sonnante, le cri d'émerveillement et de gratitude devant ce cadeau d'amour que lui faisait son rêve.

—Vous êtes le roi, vous êtes mon maître, et me voici à vous, je n'ai que le regret d'être si peu.... Mais j'ai l'orgueil de vous appartenir, cela suffit que vous m'aimiez, pour que je sois reine à mon tour.... J'avais beau savoir et vous attendre, mon cœur s'est élargi, depuis que vous y êtes devenu si grand.... Ah! mon cher seigneur, que je vous remercie et que je vous aime!

Alors, doucement, il lui passa son bras à la taille, il l'emmena, en disant:

—Venez chez moi.

Il lui fit gagner le fond du Clos-Marie, au travers des herbes folles; et elle s'expliqua comment il passait chaque soir par la vieille grille de l'Évêché, condamnée autrefois. Il avait laissé cette grille ouverte, il l'introduisit à son bras dans le grand jardin de Monseigneur. Au ciel, la lune peu à peu montante, cachée derrière le voile de vapeurs chaudes, les blanchissait d'une transparence laiteuse. Toute la voûte, sans une étoile, en était emplie d'une poussière de clarté, qui pleuvait muette dans la sérénité de la nuit. Lentement, ils remontèrent la Chevrotte, dont le cours traversait le parc; mais ce n'était plus le ruisseau rapide, précipité sur une pente caillouteuse; c'était une eau calme, une eau alanguie, errant parmi des touffes d'arbres. Et, sous la nuée lumineuse, entre ces arbres baignés et flottants, la rivière élyséenne semblait se dérouler dans un rêve.

Angélique avait repris, joyeusement:

—Je suis fière et si heureuse d'être ainsi, à votre bras!

Félicien, ravi de tant de simplicité et de charme, l'écoutait s'exprimer sans gêne, ne rien cacher, dire tout haut ce qu'elle pensait, dans la naïveté de son cœur.

—Ah! chère âme, c'est moi qui dois vous être reconnaissant de ce que vous voulez bien m'aimer un peu, si gentiment....

Dites-moi encore comment vous m'aimez, dites-moi ce qui s'est passé en vous, lorsque vous avez su enfin qui j'étais.

Mais, d'un joli geste d'impatience, elle l'interrompit:

—Non, non, parlons de vous, rien que de vous. Est-ce que je compte, moi? est-ce que ça importe, ce que je suis, ce que je pense?... C'est vous seul qui existez maintenant.

Et, se serrant contre lui, ralentissant le pas, le long de la rivière enchantée, elle l'interrogeait sans fin, elle voulait tout connaître, son enfance, sa jeunesse, les vingt années qu'il avait vécues loin de son père.

—Je sais que votre mère est morte à votre naissance, et que vous avez grandi chez un oncle, un vieil abbé... Je sais que Monseigneur refusait de vous revoir.

Il parla très bas, d'une voix lointaine, qui semblait monter du passé.

—Oui, mon père avait adoré ma mère, j'étais coupable d'être venu et de l'avoir tuée.... Mon oncle m'élevait dans l'ignorance de ma famille, durement, comme si j'avais été un enfant pauvre, confié à ses soins. Je n'ai su la vérité que très tard, il y a deux ans à peine.... Mais cela ne m'a pas surpris, je sentais cette grande fortune derrière moi. Tout travail régulier m'ennuyait, je n'étais bon qu'à courir les champs. Puis, s'est déclarée ma passion pour les vitraux de notre petite église....

Elle riait, et il s'égaya aussi.

—Je suis un ouvrier comme vous, j'avais décidé que je gagnerais ma vie à peindre des vitraux, lorsque tout cet argent s'est écroulé sur moi.... Et mon père montrait tant de chagrin, les jours où l'oncle lui écrivait que j'étais un diable, que jamais je n'entrerais dans les ordres! C'était sa volonté formelle, de me voir prêtre, peut-être l'idée que je rachèterais par là le meurtre de ma mère. Il s'est rendu pourtant, il m'a rappelé près de lui....

Ah! vivre, vivre, que c'est bon! Vivre pour aimer et être aimé!

Sa jeunesse bien-portante et vierge vibra dans ce cri, dont frissonna la nuit calme. Il était la passion, la passion dont sa mère était morte, la passion qui l'avait jeté à ce premier amour, éclos du mystère. Toute sa fougue y aboutissait, sa beauté, sa loyauté, son ignorance et son désir gourmand de la vie.

—J'étais comme vous, j'attendais, et la nuit où vous vous êtes montrée à votre fenêtre, je vous ai reconnue aussi....

Dites-moi ce que vous rêviez, contez-moi vos journées d'auparavant....

Mais, de nouveau, elle lui ferma la bouche.

—Non, parlons de vous, rien que de vous. Je voudrais que rien de vous ne me restât caché... Que je vous tienne, que je vous aime tout entier! Et elle ne se lassait pas de l'entendre parler de lui, dans une joie extasiée à le connaître, adorante comme une sainte fille aux pieds de Jésus. Et ni l'un ni l'autre ne se fatiguaient de répéter les mêmes choses, à l'infini, comment ils s'étaient aimés, comment ils s'aimaient. Les mots revenaient pareils, toujours nouveaux, prenant des sens imprévus, insondables. Leur bonheur grandissait à y descendre, à en goûter la musique sur leurs lèvres. Il lui confessa le charme où elle le tenait avec sa voix seule, si touché, qu'il n'était plus, que son esclave, rien qu'à l'entendre. Elle avoua la crainte délicieuse où il la jetait, lorsque sa peau si blanche s'empourprait d'un flot de sang, à la moindre colère. Et ils avaient quitté maintenant les bords vaporeux de la Chevrotte, ils s'enfonçaient sous la futaie obscure des grands ormes, les bras à la taille.

—Oh! ce jardin, murmura Angélique, jouissant de la fraîcheur qui tombait des feuillages.

—Il y a des années que j'ai le désir d'y entrer.... Et m'y voilà avec vous, m'y voilà!...

Elle ne lui demandait pas où il la conduisait, elle s'abandonnait à son bras, dans les ténèbres des troncs centenaires.

La terre était douce aux pieds, les voûtes de feuilles se perdaient, très hautes, comme des voûtes d'église. Pas un bruit, pas un souffle, rien que le battement de leurs cœurs.

Enfin, il poussa la porte d'un pavillon, il lui dit:

—Entrez, vous êtes chez moi.

C'était là que son père croyait convenable de le loger, à l'écart, dans ce coin reculé du parc. Il y avait, en bas, un grand salon; en haut, tout un appartement complet. Une lampe éclairait la vaste pièce du rez-de-chaussée.

—Vous voyez bien, reprit-il, avec un sourire, que vous êtes chez un artisan. Voici mon atelier.

Un atelier en effet, le caprice d'un garçon riche qui se plaisait au côté métier, dans la peinture sur verre. Il avait retrouvé les anciens procédés du treizième siècle, il pouvait se croire un de ces verriers primitifs, produisant des chefs-d'œuvre, avec les pauvres moyens du temps. L'ancienne table lui suffisait, enduite de craie fondue, sur laquelle il dessinait en rouge, et où il découpait les verres au fer chaud, dédaigneux du diamant.

Justement, le moufle, un petit four reconstruit d'après un dessin, était chargé; une cuisson s'y achevait, la réparation d'un autre vitrail de la cathédrale; et il y avait encore là, dans des caisses, des verres de toutes les couleurs, qu'il devait faire fabriquer pour lui, les bleus, les jaunes, les verts, les rouges, pâles, jaspés, fumeux, sombres, nacrés, intenses. Mais la pièce était tendue d'admirables étoffes, l'atelier disparaissait sous un luxe merveilleux d'ameublement. Au fond, sur un antique tabernacle qui lui servait de piédestal, une grande Vierge dorée souriait, de ses lèvres de pourpre.

—Et vous travaillez, vous travaillez! répétait Angélique avec une joie d'enfant.

Elle s'amusa beaucoup du four, elle exigea qu'il lui expliquât tout son travail, comment il se contentait, à l'exemple des maîtres anciens, d'employer des verres colorés dans la pâte, qu'il ombrait simplement de noir; pourquoi il s'en tenait aux petits personnages distincts, accentuant les gestes et les draperies; et ses idées sur l'art du verrier, qui avait décliné dès qu'on s'était mis à peindre sur le verre, à l'émailler, en dessinant mieux; et son opinion finale qu'une verrière devait être uniquement une mosaïque transparente, les tons les plus vifs disposés dans l'ordre le plus harmonieux, tout un bouquet délicat et éclatant de couleurs. Mais, en ce moment, ce qu'elle se moquait au fond de l'art du verrier! Ces choses n'avaient qu'un intérêt, venir de lui, l'occuper encore de lui, être comme une dépendance de sa personne.

—Ah! dit-elle, nous serons heureux. Vous peindrez, je broderai.

Il lui avait repris les mains, au milieu de la vaste pièce, dont le grand luxe la mettait à l'aise, semblait le milieu naturel où sa grâce allait fleurir. Et tous deux, un instant, se turent. Puis, ce fut elle qui, de nouveau, parla.

—Alors, c'est fait?

—Quoi? demanda-t-il, souriant.

—Notre mariage.

Il eut une seconde d'hésitation. Sa face, très blanche, s'était brusquement colorée. Elle en fut inquiète.

—Est-ce que je vous fâche? Mais déjà il lui serrait les mains, d'une étreinte qui l'enveloppait toute.

—C'est fait. Il suffit que vous désiriez une chose, pour qu'elle soit faite, malgré les obstacles. Je n'ai plus qu'une raison d'être, celle de vous obéir.

Alors, elle rayonna.

—Nous nous marierons, nous nous aimerons toujours, nous ne nous quitterons jamais plus.

Elle n'en doutait pas, cela s'accomplirait dès le lendemain, avec cette aisance des miracles de la Légende. L'idée du plus léger empêchement, du moindre retard, ne lui venait même point. Pourquoi, puisqu'ils s'aimaient; les aurait-on séparés davantage? On s'adore, on se marie, et c'est très simple. Elle en avait une grande joie tranquille.

—C'est dit, tapez-moi dans la main, reprit-elle en plaisantant.

Il porta la petite main à ses lèvres.

—C'est dit. Et, comme elle partait, dans la crainte d'être surprise par l'aube, ayant une hâte aussi d'en finir avec son secret, il voulut la reconduire.

—Non, non, nous n'arriverions pas avant le jour. Je retrouverai, bien ma route:.. À demain.

—À demain.

Félicien obéit, se contenta de regarder partir Angélique, et elle courait sous les ormes sombres, elle courait le long de la Chevrotte baignée de lumière. Déjà, elle avait franchi la grille du parc, puis s'était lancée au travers des hautes herbes du Clos-Marie. Tout en courant, elle pensait que jamais elle ne pourrait patienter jusqu'au lever du soleil, que le mieux était de frapper chez les Hubert, pour les éveiller et leur tout dire. C'était une expansion de bonheur, une révolte de franchise: elle se sentait incapable de le taire cinq minutes encore, ce secret gardé si longtemps. Elle entra dans le jardin, referma la porte.

Et là, contre la cathédrale, Angélique aperçut Hubertine, qui l'attendait dans la nuit, assise sur le banc de pierre, qu'une maigre touffe de lilas entourait. Réveillée, avertie par une angoisse, celle-ci était montée, avait compris en trouvant les portes ouvertes. Et, anxieuse, ne sachant où aller, craignant d'aggraver les choses, elle attendait.

Tout de suite, Angélique se jeta à son cou, sans confusion, le cœur bondissant d'allégresse, riant gaiement de n'avoir plus rien à cacher.

—Ah! mère, c'est fait!... Nous allons nous marier, je suis si contente!

Avant de répondre, Hubertine l'examinait fixement..

Mais ses craintes tombèrent, devant cette virginité en fleur, ces yeux limpides, ces lèvres pures. Et il ne lui resta que beaucoup de chagrin, des larmes coulèrent sur ses joues.

—Ma pauvre enfant! murmura-t-elle, comme la veille, dans l'église.

Angélique, surprise de la voir ainsi, elle, pondérée, qui ne pleurait jamais, se récria.

—Quoi donc? mère, vous vous faites du chagrin.... C'est vrai, j'ai été vilaine, j'ai eu un secret pour vous. Mais si vous saviez combien il a pesé lourd en moi! On ne parle pas d'abord, ensuite on n'ose plus.... Il faut me pardonner.

Elle s'était assise près d'elle, et d'un bras caressant l'avait prise à la taille. Le vieux banc semblait s'enfoncer dans ce coin moussu de la cathédrale. Au-dessus de leurs têtes, les lilas faisaient une ombre; et il y avait là cet églantier que la jeune fille cultivait, pour voir s'il ne porterait pas des roses; mais, négligé depuis quelque temps, il végétait, il retournait à l'état sauvage.

—Mère, je vais tout vous dire, tenez! à l'oreille.

À demi-voix, alors, elle lui conta leurs amours, dans un flot de paroles intarissables, revivant les moindres faits, s'animant à les revivre. Elle n'omettait rien, fouillait sa mémoire, ainsi que pour une confession. Et elle n'en était point gênée, le sang de la passion chauffait ses joues, une flamme d'orgueil allumait ses yeux, sans qu'elle haussât la voix, chuchotante et ardente.

Hubertine finit par l'interrompre, parlant elle aussi tout bas.

—Va, va, te voilà partie! Tu as beau te corriger, c'est emporté à chaque fois, comme par un grand vent.... Ah! orgueilleuse, ah! passionnée, tu es toujours la petite fille qui refusait de laver la cuisine et qui se baisait les mains.

Angélique ne put s'empêcher de rire.

—Non, ne ris pas, bientôt tu n'auras pas assez de larmes pour pleurer.... Jamais ce mariage ne se fera, ma pauvre enfant.

Du coup, sa gaieté éclata, sonore, prolongée.

—Mère, mère, qu'est-ce que vous dites? Est-ce pour me taquiner et me punir?... C'est si simple! Ce soir, il va en parler à son père. Demain, il viendra tout régler avec vous.

Vraiment, elle s'imaginait cela? Hubertine dut être impitoyable. Une petite brodeuse, sans argent, sans nom, épouser Félicien d'Hautecœur! Un jeune homme riche à cinquante millions! le dernier descendant d'une des plus vieilles maisons de France!

Mais, à chaque nouvel obstacle, Angélique répondait tranquillement:

—Pourquoi pas?

Ce serait un vrai scandale, un mariage en dehors des conditions ordinaires du bonheur. Tout se dresserait pour l'empêcher. Elle comptait donc lutter contre tout?

—Pourquoi pas?

On disait Monseigneur fier de son nom, sévère aux tendresses d'aventure. Pouvait-elle espérer le fléchir?

—Pourquoi pas?

Et, inébranlable dans sa foi:

—C'est drôle, mère, comme vous croyez le monde méchant! Quand je vous dis que les choses marcheront bien!... Il y a deux mois, vous me grondiez, vous me plaisantiez, rappelez-vous et pourtant j'avais raison, tout ce que j'annonçais s'est réalisé.

—Mais, malheureuse, attends la fin! Hubertine se désolait, tourmentée par son remords d'avoir laissé Angélique ignorante à ce point. Elle aurait voulu lui dire les dures leçons de la réalité, l'éclairer sur les cruautés, les abominations du monde, prise d'embarras, ne trouvant pas les mots nécessaires. Quelle tristesse, si, un jour, elle avait à s'accuser d'avoir fait le malheur de cette enfant, élevée ainsi en recluse, dans le mensonge continu du rêve!

—Voyons, ma chérie, tu n'épouserais pourtant pas ce garçon malgré nous tous, malgré son père.

Angélique devint sérieuse, la regarda en face, puis d'un ton grave:

—Pourquoi pas? Je l'aime et il m'aime.

De ses deux bras, sa mère la reprit, la ramena contre elle; et elle aussi la regardait, sans parler encore, frémissante. La lune voilée était descendue derrière la cathédrale, les brumes volantes se rosaient faiblement au ciel, à l'approche du jour.

Toutes deux baignaient dans cette pureté matinale, dans le grand silence frais, que seul le réveil des oiseaux troublait de petits cris.

—Oh! mon enfant, il n'y a que le devoir et l'obéissance qui fassent le bonheur. On souffre toute sa vie d'une heure de passion et d'orgueil. Si tu veux être heureuse, soumets-toi, renonce, disparais....

Mais elle la sentait se rebeller dans son étreinte, et ce qu'elle ne lui avait jamais dit, ce qu'elle hésitait encore à lui dire, j'échappa de ses lèvres.

—Écoute, tu nous crois heureux, père et moi: Nous le serions, si un tourment n'avait pas gâté notre vie....

Elle baissait la voix davantage, elle lui conta d'un souffle tremblant leur histoire, le mariage malgré sa mère, la mort de l'enfant, l'inutile désir d'en avoir un autre, sous la punition de la faute. Cependant, ils s'adoraient, ils avaient vécu de travail, sans besoins; et ils étaient malheureux, ils en seraient certainement arrivés à des querelles, une vie d'enfer, peut-être une séparation violente, sans leurs efforts, sa bonté à lui, sa raison à elle.

—Réfléchis, mon enfant, ne mets rien dans ton existence, dont tu puisses souffrir plus tard.... Sois humble, obéis, fais taire le sang de ton cœur.

Combattue, Angélique l'écoutait, toute pâle, retenant des larmes.

—Mère, vous me faites du mal.... Je l'aime et il m'aime.

Et ses larmes coulèrent. Elle était bouleversée de la confidence, attendrie, avec un effarement dans les yeux, comme blessée de ce coin de vérité entrevu. Mais elle ne cédait pas. Elle serait morte si volontiers de son amour!

Alors, Hubertine se décida.

—Je ne voulais pas te causer tant de peine en une fois. Il faut pourtant que tu saches.... Hier soir, quand tu as été montée, j'ai interrogé l'abbé Cornille, j'ai appris pourquoi Monseigneur, qui résistait depuis si longtemps, a cru devoir appeler son fils à Beaumont.... Un de ses grands chagrins était la fougue du jeune homme, la hâte qu'il montrait de vivre, en dehors de toute règle. Après avoir douloureusement renoncé à en faire un prêtre, il n'espérait même plus le lancer dans quelque occupation convenant à son rang et à sa fortune. Ce ne serait jamais qu'un passionné, un fou, un artiste.... Et c'est alors que; craignant des sottises de cœur, il l'a fait venir ici, pour le marier tout de suite.

—Eh bien? demanda Angélique, sans comprendre encore.

—Un mariage était en projet avant même son arrivée, et tout paraît réglé aujourd'hui, l'abbé Cornille m'a formellement dit qu'il devait épouser à l'automne mademoiselle Claire de Vincourt.... Tu connais l'hôtel de Voincourt, là, près de l'Évêché. Ils sont très liés avec Monseigneur. De part et d'autre, on ne pouvait souhaiter mieux, ni comme nom ni comme argent. L'abbé approuve beaucoup cette union.

La jeune fille n'écoutait plus ces raisons de convenance. Une image s'était brusquement évoquée devant ses yeux, celle de Claire. Elle la revoyait passer, telle qu'elle l'apercevait parfois sous les arbres de son parc, l'hiver, telle qu'elle la retrouvait dans la cathédrale, aux fêtes: une grande demoiselle brune, de son âge, très belle, d'une beauté plus éclatante que la sienne, avec une démarche de royale distinction. On la disait très bonne, malgré son air de froideur.

—Cette grande mademoiselle, si belle, si riche.... Il l'épouse....

Elle murmurait cela comme en songe. Puis, elle eut un déchirement au cœur, elle cria:

—Il ment donc! il ne me l'a pas dit.

Le souvenir lui était revenu de la courte hésitation de Félicien, du flot de sang dont ses joues s'étaient empourprées, lorsqu'elle lui avait parlé de leur mariage. La secousse fut si rude, que sa tête décolorée glissa sur l'épaule de sa mère.

—Ma mignonne, ma chère mignonne.... C'est bien cruel, je le sais. Mais, si tu attendais, ce serait plus cruel encore.

Arrache donc tout de suite le couteau de la blessure.... Répète-toi, à chaque réveil de ton mal, que jamais Monseigneur, le terrible Jean XII, dont le monde, paraît-il, se rappelle encore la fierté intraitable, ne donnera son fils, le dernier de sa race, à une petite brodeuse, ramassée sous une porte, adoptée par de pauvres gens tels que nous.

Dans sa défaillance, Angélique entendait cela, ne se révoltait plus. Qu'avait-elle senti passer sur sa face? Une haleine froide, venue de loin, par-dessus les toits, lui glaçait le sang.

Était-ce cette misère du monde, cette réalité triste, dont on lui parlait comme on parle du loup aux enfants déraisonnables? Elle en gardait une douleur, rien que d'avoir été effleurée. Déjà, pourtant, elle excusait Félicien: il n'avait pas menti, il était resté muet, simplement. Si son père voulait le marier à cette jeune fille, lui sans doute la refusait. Mais il n'osait encore entrer en lutte; et, puisqu'il n'avait rien dit, peut-être était-ce qu'il venait de s'y décider. Devant ce premier écroulement, pâle, touchée du doigt rude de la vie, elle demeurait croyante toujours, elle avait quand même foi en son rêve. Les choses se réaliseraient, seulement son orgueil était abattu, elle retombait à l'humilité de la grâce.

—Mère, c'est vrai, j'ai péché et je ne pécherai plus.... Je vous promets de ne pas me révolter, d'être ce que le Ciel voudra que je sois.

C'était la grâce qui parlait, la victoire restait au milieu où elle avait grandi, à l'éducation qu'elle y avait reçue. Pourquoi aurait-elle douté du lendemain, puisque, jusqu'alors, tout ce qui l'entourait s'était montré si généreux pour elle, et si tendre. Elle voulait garder la sagesse de Catherine, la modestie d'Élisabeth, la chasteté d'Agnès, réconfortée par l'appui des saintes, certaine qu'elles seules l'aideraient à vaincre. Est-ce que sa vieille amie la cathédrale, le Clos-Marie et la Chevrotte, la petite maison fraîche des Hubert, les Hubert eux-mêmes, tout ce qui l'aimait, n'allait pas la défendre, sans qu'elle eût à agir, simplement obéissante et pure?

—Alors, tu me promets que tu ne feras jamais rien contre notre volonté, ni surtout contre celle de Monseigneur?

—Oui, mère, je promets.—Tu me promets de ne jamais revoir ce jeune homme et de ne plus songer à cette folie de l'épouser? Là, son cœur défaillit. Une rébellion dernière manqua de la soulever, en criant son amour. Puis, elle plia la tête, définitivement domptée.—Je promets de ne rien faire pour le revoir et pour qu'il m'épouse. Hubertine, très émue, la serra désespérément dans ses bras, en remerciement de son obéissance. Ah! quelle misère! vouloir le bien, faire souffrir ceux qu'on aime! Elle était brisée, elle se leva, surprise du jour qui grandissait. Les petits cris des oiseaux avaient augmenté sans qu'on en vît encore voler un seul. Au ciel, les nuées s'écartaient comme des gazes, dans le bleuissement limpide de l'air. Et Angélique, alors, les regards tombés machinalement sur un églantier, finit par l'apercevoir, avec ses fleurs chétives. Elle eut un rire triste.—Vous aviez raison, mère, il n'est pas près de porter des roses.


X

Le matin, à sept heures, comme de coutume, Angélique était au travail; et les jours se suivirent, et chaque matin elle se remit, très calme, à la chasuble quittée la veille. Rien ne semblait changé, elle tenait strictement sa parole, se cloîtrait, sans chercher à revoir Félicien. Cela même ne paraissait pas l'assombrir, elle gardait son gai visage de jeunesse, souriant à Hubertine, lorsqu'elle la surprenait, étonnée, les yeux sur elle. Pourtant, dans cette volonté de silence, elle ne songeait qu'à lui, la journée entière. Son espoir demeurait invincible, elle était certaine que les choses se réaliseraient, malgré tout.

Et c'était cette certitude qui lui donnait son grand air de courage, si droit et si fier.

Hubert, parfois, la grondait.

—Tu travailles trop, je te trouve un peu pâle.... Est-ce que tu dors bien au moins?

—Oh! père, comme une souche! Jamais je ne me suis mieux portée! Mais Hubertine, à son tour, s'inquiétait, parlait de prendre des distractions.

—Si tu veux, nous fermons les portes, nous faisons tous les trois un voyage à Paris.

—Ah! par exemple! Et les commandes, mère?... Quand je vous dis que c'est ma santé, de travailler beaucoup! Au fond, Angélique, simplement, attendait un miracle, quelque manifestation de l'invisible, qui la donnerait à Félicien.

Outre qu'elle avait promis de ne rien tenter, à quoi bon agir, puisque l'au-delà, toujours, agissait pour elle? Aussi, dans son inertie volontaire, tout en feignant l'indifférence, avait-elle continuellement l'oreille aux aguets, écoutant les voix, ce qui frissonnait à son entour, les petits bruits familiers de ce milieu où elle vivait et qui allait la secourir. Quelque chose devait se produire, forcément. Penchée sur son métier, la fenêtre ouverte, elle ne perdait pas un frémissement des arbres, pas un murmure de la Chevrotte. Les moindres soupirs de la cathédrale lui parvenaient, décuplés par l'attention: elle entendait jusqu'aux pantoufles du bedeau éteignant les cierges. De nouveau, à ses côtés, elle sentait le frôlement d'ailes mystérieuses, elle se savait assistée de l'inconnu; et il lui arrivait de se tourner soudain, en croyant qu'une ombre lui avait balbutié à l'oreille un moyen de victoire.

Mais les jours passaient, rien ne venait encore.

La nuit, pour ne pas manquer à son serment, Angélique évita d'abord de se mettre au balcon, dans la crainte de rejoindre Félicien, si elle l'apercevait en bas. Elle attendait, du fond de sa chambre. Puis, comme les feuilles elles-mêmes ne bougeaient point, endormies, elle se risqua, elle recommença à interroger les ténèbres. D'où le miracle allait-il se produire? Sans doute, du jardin de l'Évêché, une main flambante qui lui ferait signe de venir. Peut-être de la cathédrale, où les orgues gronderaient et l'appelleraient à l'autel. Rien ne l'aurait surprise, ni les colombes de la Légende apportant des paroles de bénédiction, ni l'intervention des saintes entrant par les murs lui annoncer que Monseigneur voulait la connaître. Et elle n'avait qu'un étonnement, qui grandissait chaque soir: la lenteur du prodige à s'opérer. Ainsi que les jours, les nuits succédaient aux nuits, sans que rien, rien encore se montrât.

Après la seconde semaine, ce qui étonna plus encore Angélique, ce fut de n'avoir pas revu Félicien. Elle avait bien pris l'engagement de ne rien tenter pour se rapprocher de lui: mais, sans le dire, elle comptait que, lui, ferait tout pour se rapprocher d'elle; et le Clos-Marie restait vide, il n'en traversait même plus les herbes folles. Pas une fois, en quinze jours, aux heures de nuit, elle n'avait aperçu son ombre. Cela n'ébranlait pas sa foi: s'il ne venait point, c'était qu'il s'occupait de leur bonheur. Pourtant, sa surprise augmentait, mêlée à un commencement d'inquiétude.

Un soir enfin, le dîner fut triste chez les brodeurs, et comme Hubert sortait, sous le prétexte d'une course pressée, Hubertine demeura seule avec Angélique, dans la cuisine. Longuement, elle la regardait, les yeux mouillés, émue de son beau courage.

Depuis quinze jours qu'elles ne disaient pas un mot des choses dont leurs cœurs débordaient, elle était touchée de cette force et de cette loyauté à tenir un serment. Une brusque tendresse lui fit ouvrir les deux bras, et la jeune fille se jeta sur sa poitrine, et toutes deux, muettes, s'étreignirent.

Puis, lorsque Hubertine put parler:

—Ah! ma pauvre enfant, j'ai attendu d'être seule avec toi, il faut que tu saches.... Tout est fini, bien fini.

Éperdue, Angélique s'était redressée, criant:

—Félicien est mort!

—Non, non.

—S'il ne vient pas, c'est qu'il est mort!

Et Hubertine dut expliquer que, le lendemain de la procession, elle l'avait vu, pour exiger également de lui le serment de ne plus reparaître, tant qu'il n'aurait pas l'autorisation de Monseigneur. C'était un congé définitif, car elle savait le mariage impossible. Elle l'avait bouleversé, en lui montrant sa mauvaise action, cette pauvre fille confiante, ignorante, qu'il compromettait, sans pouvoir l'épouser un jour; et il s'était écrié, lui aussi, qu'il mourrait du chagrin de ne pas la revoir, plutôt que d'être déloyal. Le soir même, il se confessait à son père.

—Voyons, reprit Hubertine, tu as tant de courage, que je te parle sans ménagement.... Ah! si tu savais, mignonne, comme je te plains et comme je t'admire, depuis que je te sens si fière, si brave, à te taire et à être gaie, lorsque ton cœur éclate.... Mais il t'en faut encore, du courage, beaucoup, beaucoup.... J'ai rencontré cet après-midi l'abbé Cornille. Tout est fini, Monseigneur ne veut pas.

Elle s'attendait à une crise de larmes, et elle s'étonna de la voir, très pâle, se rasseoir, l'air tranquille. La vieille table de chêne venait d'être desservie, une lampe éclairait l'antique salle commune, dont la paix n'était troublée que par le petit frémissement du coquemar.

—Mère, rien n'est fini.... Racontez-moi, j'ai le droit d'être renseignée, n'est-ce pas? Puisque ce sont là mes affaires.

Et elle écouta attentivement ce qu'Hubertine crut pouvoir lui dire des choses qu'elle tenait de l'abbé, sautant certains détails, continuant de cacher la vie à cette ignorante.

Depuis qu'il avait appelé son fils près de lui, Monseigneur vivait dans le trouble. Après l'avoir écarté de sa présence, au lendemain de la mort de sa femme, et être resté vingt ans sans consentir à le connaître, voilà qu'il le voyait dans la force et l'éclat de la jeunesse, vivant portrait de celle qu'il pleurait, ayant son âge, la grâce blonde de sa beauté. Ce long exil, cette rancune contre l'enfant qui lui avait coûté la mère, était aussi une prudence: il le sentait à cette heure, il regrettait d'être revenu sur sa volonté. L'âge, vingt années de prières, Dieu descendu en lui, rien n'avait tué l'homme ancien. Et il suffisait que ce fils de sa chair, cette chair de la femme adorée se dressât, avec le rire de ses yeux bleus, pour que son cœur battît à se rompre, en croyant que la morte ressuscitait. Il se frappait la poitrine du poing, il sanglotait dans la pénitence inefficace, criant qu'on devrait interdire le sacerdoce à ceux qui ont goûté à la femme, qui ont gardé d'elle des liens de sang.

Le bon abbé Cornille en avait parlé à Hubertine, tout bas, les mains tremblantes. Des bruits mystérieux couraient, on chuchotait que Monseigneur s'enfermait dès le crépuscule; et c'étaient des nuits de combat, des larmes, des plaintes, dont la violence, étouffée par les tentures, effrayait l'Évêché. Il avait cru oublier, dompter la passion; mais elle renaissait avec un emportement de tempête, dans le terrible homme qu'il était jadis, l'homme d'aventure, le descendant des capitaines légendaires. Chaque soir, à genoux, la peau écorchée d'un cilice, il s'efforçait de chasser le fantôme de la femme regrettée, il évoquait du cercueil la poussière qu'elle devait être maintenant.

Et c'était vivante qu'elle se levait, en sa fraîcheur délicieuse de fleur, telle qu'il l'avait aimée toute jeune, d'un amour fou d'homme déjà mûr. La torture recommençait, saignante comme au lendemain de sa mort; il la pleurait, il la désirait, avec la même révolte contre Dieu, qui la lui avait prise; il ne se calmait qu'au petit jour, épuisé, dans le mépris de lui-même et le dégoût du monde. Ah! la passion, la bête mauvaise, qu'il aurait voulu écraser, pour retomber à la paix anéantie de l'amour divin!

Monseigneur, quand il sortait de sa chambre, retrouvait son attitude sévère, sa face calme et hautaine, à peine blêmie d'un reste de pâleur. Le matin où Félicien s'était confessé, il avait écouté, sans une parole, en se domptant d'un tel effort, que pas une fibre de sa chair ne tressaillait. Il le regardait, le cœur bouleversé de le voir si jeune, si beau, si ardent, de se revoir, dans cette folie de l'amour. Ce n'était plus de la rancune, c'était l'absolue volonté, le devoir rude de le soustraire au mal dont lui-même souffrait tant. Il tuerait la passion dans son fils, comme il voulait la tuer en lui. Cette histoire romanesque achevait de l'angoisser. Quoi! une fille pauvre, une fille sans nom, une petite brodeuse aperçue sous un rayon de lune, transfigurée en vierge mince de la Légende, adorée dans le rêve! Et il avait fini par répondre d'un seul mot: Jamais! Félicien s'était jeté à ses genoux, l'implorant, plaidant sa cause, celle d'Angélique.

Jusque-là, il ne l'avait approché qu'en tremblant, il le suppliait de ne pas s'opposer à son bonheur, sans même oser encore lever les yeux sur sa personne sainte. La voix soumise, il offrait de disparaître, d'emmener sa femme si loin qu'on ne les reverrait pas, d'abandonner à l'Église sa grande fortune. Il ne voulait qu'être aimé et aimer, inconnu. Un frisson, alors, avait secoué Monseigneur. Sa parole était engagée aux Voincourt, jamais il ne la reprendrait. Et Félicien, à bout de forces, se sentant envahir d'une rage, s'en était allé, dans la crainte du flot de sang dont ses joues s'empourpraient, et qui le jetait au sacrilège d'une révolte ouverte.

—Mon enfant, conclut Hubertine, tu vois bien qu'il ne faut plus songer à ce jeune homme, car tu ne comptes point sans doute agir contre la volonté de Monseigneur.... Je prévoyais tout cela. Mais j'aime mieux que les faits parlent et que l'obstacle ne vienne pas de moi.

Angélique avait écouté de son air tranquille, les mains tombées et jointes sur les genoux. À peine ses paupières battaient elles de loin en loin, ses regards fixes voyaient la scène, Félicien aux pieds de Monseigneur, parlant d'elle, dans un débordement de tendresse. Elle ne répondit pas tout de suite, elle continuait de réfléchir, au milieu de la paix morte de la cuisine, où le petit frémissement du coquemar venait de s'éteindre. Elle abaissa les paupières, elle regarda ses mains que la lumière de la lampe faisait de bel ivoire. Puis, tandis que son sourire d'invisible confiance lui remontait aux lèvres, elle dit simplement:

—Si Monseigneur refuse, c'est qu'il attend de me connaître.

Cette nuit-là, Angélique ne dormit guère. L'idée que sa vue déciderait l'évêque, la hantait. Et il n'y avait là aucune vanité personnelle de femme, elle sentait l'amour tout-puissant, elle aimait Félicien si fort que cela certainement se verrait, et que le père ne pourrait s'entêter à faire leur malheur. Vingt fois, dans son grand lit, elle se retourna, se répéta ces choses.

Monseigneur passait devant ses yeux clos. Peut-être était-ce en lui et par lui que le miracle attendu allait se produire.

La nuit chaude dormait au-dehors, elle prêtait l'oreille pour écouter les voix, pour tâcher de surprendre ce que lui conseillaient les arbres, la Chevrotte, la cathédrale, sa chambre elle-même, peuplée des ombres amies. Mais tout bourdonnait, il ne lui arrivait rien de précis. Une impatience lui venait des certitudes trop lentes. Et, en s'endormant, elle se surprit à dire:

—Demain, je parlerai à Monseigneur.

Quand elle se réveilla, sa démarche lui parut toute simple et nécessaire. C'était de la passion ingénue et brave, une grande pureté fière dans la bravoure.

Elle savait que, chaque samedi, vers cinq heures du soir, l'évêque allait s'agenouiller dans la chapelle Hautecœur, où il aimait à prier seul, tout au passé de sa race et de lui-même, cherchant une solitude respectée de son clergé entier; et, justement, on était au samedi. Elle eut vite pris une décision. À l'Évêché, peut-être ne l'aurait-on pas reçue; d'autre part, il y avait toujours là du monde, elle se serait troublée; tandis qu'il était si commode d'attendre dans la chapelle et de se nommer à Monseigneur, dès qu'il paraîtrait. Ce jour-là, elle broda avec son application et sa sérénité accoutumées, elle n'avait aucune fièvre, résolue en son vouloir, certaine de bien agir. Puis, à quatre heures, elle parla de monter voir la mère Gabet, elle sortit, vêtue comme pour ses courses de quartier, simplement coiffée d'un chapeau de jardin, noué au petit bonheur des doigts. Elle avait tourné à gauche, elle poussa le battant rembourré de la porte Sainte-Agnès, qui retomba sourdement derrière elle.

L'église était vide, seul un confessionnal de la chapelle Saint Joseph se trouvait occupé encore par une pénitente, dont on ne voyait déborder que la jupe noire; et Angélique, très calme jusque-là, se mit à trembler, en entrant dans cette solitude sacrée et froide, où le petit bruit de ses pas lui paraissait retentir terriblement. Pourquoi donc son cœur se serrait-il ainsi? Elle s'était crue si forte, elle avait passé une journée tranquille; dans l'idée de son bon droit à vouloir être heureuse! Et voilà qu'elle ne savait plus, qu'elle pâlissait comme une coupable! Elle se glissa jusqu'à la chapelle Hautecœur, elle dut s'y tenir appuyée contre la grille. Cette chapelle était une des plus enterrées, une des plus sombres de l'antique abside romane. Pareille à un caveau taillé dans le roc, étroite et nue, avec les simples nervures de sa voûte basse, elle n'était éclairée que par le vitrail, la légende de saint Georges, où les verres rouges et les verres bleus, dominant, faisaient un jour lilas, crépusculaire. L'autel, en marbre blanc et noir, sans ornement aucun, avec son christ et sa double paire de chandeliers, ressemblait à un sépulcre. Et le reste des murs était revêtu de pierres tombales, tout un encastrement du haut en bas, des pierres rongées par l'âge, où des inscriptions en lettres profondes se lisaient encore.

Étouffée, Angélique attendait, immobile. Un bedeau passa, qui ne la vit même point, collée à l'intérieur de cette grille. Elle apercevait toujours la jupe de la pénitente débordant du confessionnal. Ses yeux s'habituaient au demi-jour, se fixaient machinalement sur les inscriptions, dont elle finit par déchiffrer les caractères. Des noms la frappaient, éveillaient en elle les légendes du château d'Hautecœur, Jean V le Grand, Raoul III, Hervé VII. Elle en rencontra deux autres, ceux de Laurette et de Balbine, qui l'émurent aux larmes, dans son trouble.

C'étaient ceux des Mortes heureuses, Laurette tombée d'un rayon de lune en allant rejoindre son fiancé, Balbine foudroyée de joie par le retour de son mari qu'elle croyait tué à la guerre, toutes les deux revenant la nuit, enveloppant le château du vol blanc de leur robe immense. Ne les avait-elle pas vues, le jour de sa visite aux ruines, flotter au-dessus des tours, parmi la cendre pâle du crépuscule? Ah! qu'elle serait morte volontiers comme elles, à seize ans, dans le bonheur de son rêve réalisé!

Un bruit énorme, répercuté sous les voûtes, la fit tressaillir.

C'était le prêtre qui sortait du confessionnal de la chapelle Saint Joseph, et qui en refermait la porte. Elle eut une surprise, en ne retrouvant pas la pénitente, disparue déjà. Puis, quand le prêtre, à son tour, s'en fut allé par la sacristie, elle se sentit absolument seule, dans la vaste solitude de l'église. À ce bruit de tonnerre du vieux confessionnal craquant sur ses ferrures rouillées, elle avait cru que Monseigneur approchait. Elle l'attendait depuis une demi-heure bientôt, et elle n'en avait point conscience, son émotion emportait les minutes.

Mais un nouveau nom arrêtait ses yeux, Félicien III, celui qui s'était rendu en Palestine, un cierge au poing, pour remplir un vœu de Philippe le Bel. Et son cœur battit, elle voyait se lever la tête jeune de Félicien VII, leur descendant à tous, le blond seigneur qu'elle adorait, dont elle était adorée. Elle en demeurait éperdue d'orgueil et de crainte. Était-ce possible qu'elle fût là, pour l'accomplissement du prodige? Devant elle, il y avait une plaque de marbre, plus récente, datant du siècle dernier, où elle lisait couramment, en lettres noires: Norbert, Louis, Ogier, marquis d'Hautecœur, prince de Mirande et de Rouvres, comte de Ferrières, de Montégu, de Saint-Marc, et aussi de Villemareuil, baron de Combeville, seigneur de Morainvilliers, chevalier des quatre ordres du roi, lieutenant de ses armées, gouverneur de Normandie, pourvu de la charge de capitaine général de la vénerie et de l'équipage du sanglier.

C'étaient les titres du grand-père de Félicien, elle était venue, si simple, avec sa robe d'ouvrière, ses doigts abîmés par l'aiguille, pour épouser le petit-fils de ce mort.

Il y eut un léger bruit, à peine un frôlement sur les dalles.

Elle se retourna, et vit Monseigneur, et resta saisie de cette approche silencieuse, sans le coup de foudre qu'elle attendait. Il était entré dans la chapelle, très grand, très noble, avec sa face pâle au nez un peu fort, aux yeux superbes, restés jeunes.

D'abord, il ne l'aperçut pas, contre cette grille noire. Puis, comme il s'inclinait vers l'autel, il la trouva devant lui, à ses pieds. Les jambes fléchissantes, anéantie de respect et d'effroi, Angélique était tombée sur les deux genoux. Il lui apparaissait comme Dieu le Père, terrible, maître absolu de sa destinée. Mais elle avait le cœur courageux, elle parla tout de suite.

—Ô Monseigneur, je suis venue....

Lui, s'était redressé. Il se souvenait d'elle: la jeune fille remarquée à sa fenêtre, le jour de la procession, retrouvée dans l'église, debout sur une chaise, cette petite brodeuse dont son fils était fou. Il n'eut pas une parole, pas un geste. Il attendait, haut, rigide.—Ô Monseigneur, je suis venue, pour que vous puissiez me voir.... Vous m'avez refusée, seulement vous ne me connaissiez pas. Et me voilà, regardez-moi, avant de me repousser encore.... Je suis celle qui aime et qui est aimée, et rien autre, rien en dehors de cet amour, rien qu'une enfant pauvre, recueillie à la porte de cette église.... Vous me voyez à vos pieds, combien je suis petite, faible et humble. Cela vous sera facile de m'écarter, si je vous gêne. Vous n'avez qu'à lever un doigt, pour me détruire.... Mais, que de larmes! Il faut savoir ce qu'on souffre. Alors, on est pitoyable.... J'ai voulu, à mon tour, défendre ma cause, Monseigneur. Je suis une ignorante, je sais uniquement que j'aime et que je suis aimée.... Cela ne suffit-il point? Aimer, aimer et le dire!

Et elle continuait en phrases, coupées et soupirées, elle se confessait toute, dans un élan de naïveté, de passion croissante.

C'était l'amour qui avoue. Elle osait ainsi, parce qu'elle était chaste. Peu à peu, elle avait relevé la tête.

—Nous nous aimons, Monseigneur. Lui, sans doute, vous a expliqué comment cette chose a pu se faire. Moi, souvent, je me le suis demandé, sans parvenir à me répondre.... Nous nous aimons, et si c'est un crime, pardonnez-le, car il est venu de loin, des arbres et des pierres mêmes qui nous entouraient.

Quand j'ai su que je l'aimais, il était trop tard pour ne plus l'aimer.... Maintenant, est-ce possible de vouloir cela? Vous pouvez le garder chez vous, le marier ailleurs, mais vous n'arriverez pas à faire qu'il ne m'aime point. Il mourra sans moi, comme je mourrai sans lui. Lorsqu'il n'est pas là, à mon côté, je sens bien qu'il y est encore, que nous ne nous séparons plus, que l'un emporte le cœur de l'autre. Je n'ai qu'à fermer les yeux, je le revois, il est en moi.... Et vous nous arracheriez de cette union? Monseigneur, cela est divin, ne nous empêchez pas de nous aimer.

Il la regardait, si fraîche, si simple, d'une odeur de bouquet, dans sa petite robe d'ouvrière. Il l'écoutait dire le cantique de son amour, d'une voix pénétrante de charme, peu à peu raffermie. Mais le chapeau de jardin glissa sur ses épaules, ses cheveux de lumière lui nimbèrent le visage d'or fin; et elle lui apparut comme une de ces vierges légendaires des anciens missels, avec quelque chose de frêle, de primitif, d'élancé dans la passion, de passionnément pur.

—Soyez bon, Monseigneur.... Vous êtes le maître, faites que nous soyons heureux. Elle l'implorait, elle courbait de nouveau le front, en le voyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah! cette enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa nuque ployée devant lui! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds, si follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir le torturait après vingt ans de pénitence, avait cette jeunesse odorante, ce col d'une fierté et d'une grâce de lis. Elle renaissait, c'était elle-même qui sanglotait, qui le suppliait d'être doux à la passion.

Les larmes étaient venues, Angélique continuait pourtant, voulait tout dire.

—Et, Monseigneur, ce n'est pas seulement lui que j'aime, j'aime encore la noblesse de son nom, l'éclat de sa royale fortune.... Oui, je sais que, n'étant rien, n'ayant rien, j'ai l'air de le vouloir pour son argent; et, c'est vrai, c'est aussi pour son argent que je le veux.... Je vous dis cela, puisqu'il faut que vous me connaissiez.... Ah! devenir riche par lui, avec lui, vivre dans la douceur et la splendeur du luxe, lui devoir toutes les joies, être libres de notre amour, ne plus laisser de larmes, plus de misères, autour de nous!... Depuis qu'il m'aime, je me vois vêtue de brocart, comme dans l'ancien temps; j'ai au cou, aux poignets, des ruissellements de pierreries et de perles; j'ai des chevaux, des carrosses, de grands bois où je me promène à pied, suivie par des pages.... Jamais je ne pense à lui, sans recommencer ce rêve; et je me dis que cela doit être, il a rempli mon désir d'être reine. Monseigneur, est-ce donc vilain, de l'aimer davantage, parce qu'il comblera tous mes souhaits d'enfant, les pluies d'or miraculeuses des contes de fées?

Il la trouvait fière, redressée, avec son grand air charmant de princesse, dans sa simplicité. Et c'était bien l'autre, la même délicatesse de fleur, les mêmes larmes tendres, claires comme des sourires. Toute une ivresse émanait d'elle, dont il sentait monter à sa face le frisson tiède, ce même frisson du souvenir qui le jetait, la nuit, sanglotant à son prie-Dieu, troublant de ses plaintes le silence religieux d'évêché. Jusqu'à trois heures du matin, la veille, il avait lutté encore; et cette aventure d'amour, cette passion remuée ainsi, irritait son inguérissable blessure. Mais, derrière son impassibilité, rien n'apparaissait, ne trahissait l'effort du combat, pour dompter les battements du cœur. S'il perdait son sang goutte à goutte, personne ne le voyait couler: il n'en était que plus pâle et plus muet.

Alors, ce grand silence obstiné désespéra Angélique, qui redoubla de supplications.—Je me remets entre vos mains, Monseigneur. Ayez pitié, décidez de mon sort. Et il ne parlait toujours pas, il la terrifiait, comme s'il avait grandi devant elle, d'une redoutable majesté. La cathédrale déserte, avec ses bas-côtés déjà sombres, ses voûtes hautes où se mourait le jour, élargissait encore l'angoisse de l'attente. Dans la chapelle, on ne distinguait même plus les pierres tombales, il ne restait que lui, avec sa soutane noire, sa longue face blanche, qui semblait seule avoir gardé de la lumière. Elle en voyait les yeux luire, s'attacher sur elle avec un éclat croissant.

Était-ce donc de la colère qui les allumait de la sorte?

—Monseigneur, si je n'étais pas venue, je me serais éternellement reproché d'avoir fait notre malheur à tous deux, par manque de courage.... Dites, je vous en supplie, dites que j'ai eu raison, que vous consentez.

À quoi bon discuter avec cette enfant? Il avait donné à son fils les raisons de son refus, cela suffisait. S'il ne parlait pas, c'était qu'il croyait n'avoir rien à dire. Elle le comprit sans doute, elle voulut se hausser jusqu'à ses mains, pour les baiser. Mais il les écarta violemment en arrière; et elle s'effara, en remarquant que sa face pâle s'empourprait d'un brusque flot de sang.

—Monseigneur.... Monseigneur....

Enfin, il ouvrit les lèvres, il lui dit un seul mot, le mot jeté à son fils: Jamais! Et, sans même faire ses dévotions, ce jour-là, il partit. Ses pas graves se perdirent derrière les piliers de l'abside. Tombée sur les dalles, Angélique pleura longtemps à gros sanglots, dans la grande paix vide de l'église.


XI

Dés le soir, dans la cuisine, en sortant de table, Angélique se confessa aux Hubert, dit sa démarche près de l'évêque et le refus de celui-ci. Elle était toute pâle, mais très calme.

Hubert fut bouleversé. Eh quoi! déjà, sa chère enfant souffrait! Elle aussi était frappée au cœur. Il en avait des larmes plein les yeux, dans sa parenté de passion avec elle, cette fièvre de l'au-delà qui les emportait si aisément ensemble, au moindre souffle.

—Ah! ma pauvre chérie, pourquoi ne m'as-tu pas consulté?

Je serais allé avec toi, j'aurais peut-être fléchi Monseigneur.

D'un regard, Hubertine le fit taire. Il était vraiment déraisonnable. Ne valait-il pas mieux saisir l'occasion, pour enterrer ce mariage impossible? Elle prit la jeune fille entre ses bras, elle la baisa tendrement au front.

—Alors, c'est fini, mignonne, bien fini? Angélique, d'abord, ne parut pas comprendre. Puis, les mots lui revinrent, de loin. Elle regarda devant elle, comme si elle eût interrogé le vide; et elle répondit:

—Sans doute, mère.

En effet, le lendemain, elle s'assit à son métier, elle broda, de son air habituel. Sa vie d'autrefois reprenait, elle semblait ne point souffrir. Aucune allusion d'ailleurs, pas un regard vers la fenêtre, à peine un reste de pâleur. Le sacrifice parut accompli. Hubert lui-même le crut, se rendit à la sagesse d'Hubertine, travailla à écarter Félicien, qui, n'osant encore se révolter contre son père, s'enfiévrait, au point de ne plus tenir la promesse qu'il avait faite d'attendre, sans tâcher de revoir Angélique. Il lui écrivit, et les lettres furent interceptées. Il se présenta un matin et ce fut Hubert qui le reçut. L'explication les désespéra autant l'un que l'autre, tellement le jeune homme montra sa peine, lorsque le brodeur lui dit le calme convalescent de sa fille, en le suppliant d'être loyal, de disparaître, pour ne pas la rejeter au trouble affreux du dernier mois. Félicien s'engagea de nouveau à la patience; mais il refusa violemment de reprendre sa parole. Il espérait toujours convaincre son père.

Il attendrait, il laisserait les choses en l'état avec les Voincourt, où il dînait deux fois la semaine, dans l'unique but d'éviter une rébellion ouverte. Et, comme il partait, il supplia Hubert d'expliquer à Angélique pourquoi il consentait au tourment de ne pas la voir: il ne pensait qu'à elle, tous ses actes n'avaient d'autre fin que de la conquérir.

Hubertine, quand son mari lui rapporta cet entretien, devint grave. Puis, après un silence:

—Répéteras-tu à l'enfant ce qu'il t'a chargé de lui dire?

—Je le devrais. Elle le regarda fixement, déclara ensuite:

—Agis selon ta conscience.... Seulement, il s'illusionne, il finira par plier sous la volonté de son père, et ce sera notre pauvre chère fillette qui en mourra. Alors, Hubert, combattu, plein d'angoisse, hésita, se résigna à ne répéter rien. D'ailleurs, chaque jour, il se rassurait un peu, lorsque sa femme lui faisait remarquer l'attitude tranquille d'Angélique.

—Tu vois bien que la blessure se ferme.... Elle oublie.

Elle n'oubliait pas, elle attendait, elle aussi, simplement.

Toute espérance humaine était morte, elle en revenait à l'idée d'un prodige. Il s'en produirait sûrement un, si Dieu la voulait heureuse. Elle n'avait qu'à s'abandonner entre ses mains, elle se croyait punie, par cette nouvelle épreuve, de ce qu'elle avait essayé de forcer sa volonté, en importunant Monseigneur.

Sans la grâce, la créature était débile, incapable de victoire.

Son besoin de la grâce la rendait à l'humilité, à la seule espérance du secours de l'invisible, n'agissant plus, laissant agir les forces mystérieuses, épandues à son entour. Elle recommença, chaque soir, sous la lampe, à relire son antique exemplaire de La Légende dorée; et elle en sortait ravie, comme dans la naïveté de son enfance; et elle ne mettait en doute aucun miracle, convaincue que la puissance de l'inconnu est sans bornes pour le triomphe des âmes pures.

Justement, le tapissier de la cathédrale était venu demander aux Hubert un panneau de très riche broderie, pour le siège épiscopal de Monseigneur. Ce panneau, large d'un mètre cinquante, haut de trois, devait s'encadrer dans la boiserie du fond, et représentait deux anges de grandeur naturelle, tenant une couronne, sous laquelle se trouvaient les armoiries des Hautecœur. Il nécessitait de la broderie en bas-relief, travail qui demande beaucoup d'art et une grande dépense de force physique. Les Hubert, d'abord, avaient refusé, de crainte de fatiguer Angélique, surtout de l'attrister, à broder ces armoiries, où, fil à fil, pendant des semaines, elle revivrait ses souvenirs. Mais elle s'était fâchée pour retenir la commande, elle se remettait chaque matin à la besogne, avec une énergie extraordinaire. Il semblait qu'elle était heureuse de se lasser, qu'elle avait le besoin de briser son corps, voulant être calme.

Et la vie continuait, dans l'antique atelier, toujours pareille et régulière, comme si les cœurs, un moment, n'y avaient pas battu plus vite. Tandis qu'Hubert s'affairait aux métiers, dessinait, tendait et détendait, Hubertine aidait Angélique, toutes les deux les doigts meurtris, quand venait le soir. Pour les anges et pour les ornements, il avait fallu diviser chaque sujet en plusieurs parties, qu'on traitait à part. Angélique, afin d'exprimer les grandes saillies, conduisait, avec une broche, de gros fils écrus, qu'elle recouvrait, en sens contraire, de fil de Bretagne; et, au fur et à mesure, usant du menne-lourd ainsi que d'un ébauchoir, elle modelait ces fils, fouillait les draperies des anges, détachait les détails des ornements. Il y avait là un vrai travail de sculpture. Ensuite, quand la forme était obtenue, Hubertine et elle jetaient des fils d'or, qu'elles cousaient à points d'osier. C'était tout un bas-relief d'or, d'une douceur et d'un éclat incomparables, rayonnant comme un soleil, au milieu de la pièce enfumée. Les vieux outils s'alignaient dans leur ordre séculaire, les emporte pièce, les poinçons, les maillets, les marteaux; sur les métiers, trottaient le bourriquet et le pâté, les dés et les aiguilles; et, au fond des coins où ils achevaient de se rouiller, le diligent, le roue ta main, le dévidoir avec ses tourrettes, paraissaient dormir, assoupis dans la grande paix qui entrait par les fenêtres ouvertes.

Des jours s'écoulèrent, Angélique cassait des aiguilles du matin au soir, tellement il était dur de coudre l'or, à travers l'épaisseur des fils cirés. On l'aurait dite absorbée toute par cette rude besogne, le corps et l'esprit, au point de ne plus penser. Dès neuf heures, elle tombait de fatigue, se couchait, dormait d'un sommeil de plomb. Quand le travail lui laissait la tête libre une minute, elle s'étonnait de ne pas voir Félicien. Si elle ne faisait rien pour le rencontrer, elle songeait qu'il aurait dû tout franchir, lui, pour être près d'elle. Mais elle l'approuvait de se montrer si sage, elle l'aurait grondé, de vouloir hâter les choses. Sans doute il attendait aussi le prodige. C'était l'attente unique dont elle vivait maintenant, espérant chaque soir que ce serait pour le lendemain. Elle n'avait pas eu jusque-là de révolte. Parfois, cependant, elle levait la tête: quoi, rien encore? Et elle piquait fortement son aiguille, dont ses petites mains saignaient. Souvent, il lui fallait la retirer avec les pinces. Quand l'aiguille cassait, d'un coup sec de verre qu'on brise, elle n'avait pas même un geste d'impatience.

Hubertine s'inquiéta de la voir si acharnée au travail, et comme l'époque de la lessive était venue, elle la força à quitter le panneau de broderie, pour vivre quatre bons jours de vie active, sous le grand soleil. La mère Gabet, que ses douleurs laissaient tranquille, put aider au savonnage et au rinçage. C'était une fête dans le Clos-Marie, cette fin d'août avait une splendeur admirable, un ciel ardent, des ombrages noirs; tandis qu'une délicieuse fraîcheur s'exhalait de la Chevrotte, dont l'ombre des saules glaçait l'eau vive. Et Angélique passa la première journée très gaiement, tapant et plongeant les linges, jouissant de la rivière, des ormes, du moulin en ruine, des herbes, de toutes ces choses amies, si pleines de souvenirs. N'était-ce pas là qu'elle avait connu Félicien, d'abord mystérieux sous la lune, puis si adorablement gauche, le matin où il avait sauvé la camisole emportée? Après chaque pièce qu'elle rinçait, elle ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d'œil vers la grille de l'Evêché, condamnée autrefois: elle l'avait un soir franchie à son bras, peut-être allait-il brusquement l'ouvrir, pour la venir prendre et l'emmener aux genoux de son père. Cet espoir enchantait sa grosse besogne, dans les éclaboussures de l'écume.

Mais, le lendemain, comme la mère Gabet amenait la dernière brouettée du linge qu'elle étendait avec Angélique, elle interrompit son bavardage interminable, pour dire sans malice:

—À propos, vous savez que Monseigneur marie son fils?

La jeune fille, en train d'étaler un drap, s'agenouilla dans l'herbe, le cœur défaillant sous la secousse.

—Oui, le monde en cause.... Le fils de Monseigneur épousera mademoiselle de Voincourt à l'automne.... Tout est réglé d'avant-hier, paraît-il. Elle restait à genoux, un flot d'idées confuses bourdonnait dans sa tête. La nouvelle ne la surprenait point, elle la sentait vraie. Sa mère l'avait avertie, elle devait s'y attendre. Mais, en ce premier moment, ce qui lui brisait ainsi les jambes, c'était la pensée que, tremblant devant son père, Félicien pouvait épouser l'autre, sans l'aimer, un soir de lassitude. Alors, il serait perdu pour elle, qu'il adorait. Jamais elle n'avait songé à cette faiblesse possible, elle le voyait plié sous le devoir, faisant au nom de l'obéissance leur malheur à tous deux. Et, sans qu'elle bougeât encore, ses yeux s'étaient portés vers la grille, une révolte la soulevait enfin, le besoin d'en aller secouer les barreaux, de l'ouvrir de ses ongles, de courir près de lui et de le soutenir de son courage, pour qu'il ne cédât pas.

Elle fut surprise de s'entendre répondre à la mère Gabet, dans l'instinct purement machinal de cacher son trouble.

—Ah! c'est mademoiselle Claire qu'il épouse.... Elle est très belle, on la dit très bonne....

Sûrement, dès que la vieille femme serait partie, elle irait le rejoindre. Elle avait assez attendu, elle briserait son serment de ne pas le revoir, comme un obstacle importun. De quel droit les séparait-on ainsi? Tout lui criait leur amour, la cathédrale, les eaux fraîches, les vieux ormes, parmi lesquels ils s'étaient aimés. Puisque leur tendresse avait grandi là, c'était là qu'elle voulait le reprendre, pour s'enfuir à, son cou, très loin, si loin, que jamais plus on ne les retrouverait.

—Ça y est, dit enfin la mère Gabet, qui venait de pendre à un buisson les dernières serviettes. Dans deux heures, ça sera sec.... Bien le bonsoir, mademoiselle, puisque vous n'avez que faire de moi.

Maintenant, debout au milieu de cette floraison de linges, éclatants sur l'herbe verte, Angélique songeait à cet autre jour, où, dans le grand vent, parmi le claquement des draps et des nappes, leurs cœurs s'étaient donnés, si ingénus. Pourquoi avait-il cessé de venir la voir? Pourquoi n'était-il pas à ce rendez-vous, dans cette gaieté saine de la lessive? Mais, tout à l'heure, quand elle le tiendrait entre ses bras, elle savait bien qu'il n'appartiendrait plus qu'à elle seule. Elle n'aurait, pas même besoin de lui reprocher sa faiblesse, il lui suffirait de s'être montrée, pour qu'il retrouvât la volonté de leur bonheur. Il oserait tout, elle n'avait qu'à le rejoindre, dans un instant.

Une heure se passa, et Angélique marchait à pas ralentis, entre les linges, toute blanche elle-même de l'aveuglant reflet du soleil, et une voix confuse s'élevait dans son être, grandissait, l'empêchait d'aller là-bas, à la grille. Elle s'effrayait devant cette lutte commençante. Quoi donc? il n'y avait pas en elle que son vouloir? une autre chose, qu'on y avait mise sans doute, la contrecarrait, bouleversait la bonne simplicité de sa passion. C'était si simple, de courir à celui qu'on aime; et elle ne le pouvait déjà plus, le tourment du doute la tenait: elle avait juré, puis ce serait très mal peut-être. Le soir, lorsque la lessive fut sèche et qu'Hubertine vint l'aider à la rentrer, elle ne s'était pas décidée encore, elle se donna la nuit pour réfléchir. Les bras débordant de ces linges de neige, qui sentaient bon, elle jeta un regard d'inquiétude au Clos-Marie, déjà noyé de crépuscule, comme à un coin de nature ami refusant d'être complice. Le lendemain, Angélique s'éveilla pleine de trouble. D'autres nuits se passèrent, sans lui apporter une résolution. Elle ne retrouvait son calme que dans sa certitude d'être aimée. Cela était resté inébranlable, elle s'y reposait divinement. Aimée, elle pouvait attendre, elle supporterait tout. Des crises de charité l'avaient reprise, elle s'attendrissait aux moindres souffrances, les yeux gonflés de larmes toujours près de jaillir. Le père Mascart se faisait donner du tabac, les Chouteau tiraient d'elle jusqu'à des confitures. Mais surtout les Lemballeuse profitaient de l'aubaine, on avait vu Tiennette danser dans les fêtes, avec une robe de la bonne demoiselle. Et voilà, un jour, comme Angélique apportait à la mère Lemballeuse des chemises promises la veille, qu'elle aperçut de loin, chez les mendiants, madame de Vaincourt et sa fille Claire, accompagnées de Félicien. Celui-ci, sans doute, les avait amenées. Elle ne se montra pas, elle s'en revint, le cœur glacé.

Deux jours plus tard, elle les vit qui entraient tous les trois chez les Chouteau; puis, un matin, le père Mascart lui conta une visite du beau jeune homme avec deux dames. Alors, elle abandonna ses pauvres, qui n'étaient plus à elle, puisque, après les lui avoir pris, Félicien les donnait à ces femmes; elle cessa de sortir, de peur de les rencontrer encore, de recevoir au cœur la blessure dont la souffrance, chaque fois, s'enfonçait davantage; et elle sentait que quelque chose mourait en elle, sa vie s'en allait goutte à goutte.

Ce fut un soir, après une de ces rencontres, seule dans sa chambre, étouffée d'angoisse, qu'elle laissa échapper ce cri:

—Mais il ne m'aime plus! Elle revoyait Claire de Voincourt, grande, belle, avec sa couronne de cheveux noirs; et elle le revoyait, lui, à côté, mince et fier. N'étaient-ils pas faits l'un pour l'autre, de la même race, si appareillés, qu'on les aurait crus mariés déjà?

—Il ne m'aime plus, il ne m'aime plus!...

Cela éclatait en elle, avec un grand bruit de ruine. Sa foi ébranlée, tout croulait, sans qu'elle retrouvât le calme d'examiner, de discuter froidement les faits. Elle croyait la veille, elle ne croyait plus à cette heure: un souffle, sorti elle ne savait d'où, avait suffi; et, d'un coup, elle était tombée à l'extrême misère, qui est de ne se croire pas aimé. Il le lui avait bien dit, autrefois: c'était l'unique douleur, l'abominable torture.

Jusque-là, elle avait pu se résigner, elle attendait le miracle.

Mais sa force s'en était allée avec la foi, elle roulait à une détresse d'enfant. Et la lutte douloureuse commença.

D'abord, elle fit appel à son orgueil: tant mieux, s'il ne l'aimait plus! car elle était trop fière pour l'aimer encore. Et elle se mentait à elle-même, elle affectait d'être délivrée, de chantonner d'insouciance, pendant qu'elle brodait les armoiries des Hautecœur, auxquelles elle s'était mise. Mais son cœur se gonflait à l'étouffer, elle avait la honte de s'avouer qu'elle était assez lâche pour l'aimer toujours, l'aimer davantage. Durant une semaine, les armoiries, en naissant fil à fil sous ses doigts, l'emplirent d'un affreux chagrin. Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d'Hautecœur; de Jérusalem, qui est d'argent à la croix potencée d'or, cantonnée de quatre croisettes de même; d'Hautecœur, qui est d'azur à la forteresse d'or, avec un écusson de sable au cœur d'argent en abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lis d'or, deux en chef, une en pointe.

Les émaux étaient faits de cordonnet, les métaux de fil d'or et d'argent. Quelle misère de sentir trembler sa main, de baisser la tête pour cacher ses yeux, que le flamboiement de ces armoiries aveuglait de larmes! Elle ne songeait qu'à lui, elle l'adorait dans l'éclat de sa noblesse légendaire. Et, lorsqu'elle broda la devise: Si Dieu veut, je veux, en soie noire sur une banderole d'argent, elle comprit bien qu'elle était son esclave, que jamais plus elle ne se reprendrait: ses pleurs l'empêchaient de voir, tandis que, machinalement, elle continuait à piquer l'aiguille.

Alors, ce fut pitoyable, Angélique aima en désespérée, se débattit dans cet amour sans espoir, qu'elle ne pouvait tuer.

Toujours, elle voulait courir à Félicien, le reconquérir en se jetant à son cou; et, toujours, la bataille recommençait. Parfois, elle croyait avoir vaincu, il se faisait un grand silence en elle, il lui semblait se voir, comme elle aurait vu une étrangère, toute petite, toute froide, agenouillée en fille obéissante, dans l'humilité du renoncement: ce n'était plus elle, c'était la fille sage qu'elle devenait, que le milieu et l'éducation avaient faite. Puis, un flot de sang montait, l'étourdissait; sa belle santé, sa jeunesse ardente galopaient en cavales échappées; et elle se retrouvait avec son orgueil et sa passion, toute à l'inconnu violent de son origine.

Pourquoi donc aurait-elle obéi? Il n'y avait pas de devoir, il n'y avait que le libre désir. Déjà, elle apprêtait sa fuite, calculait l'heure favorable pour forcer la grille du jardin de l'évêque. Mais, déjà aussi, l'angoisse revenait, un sourd malaise, le tourment du doute. Si elle cédait au mal, elle en aurait l'éternel remords. Des heures, des heures abominables se passaient; au milieu de cette incertitude du parti à prendre, sous ce vent de tempête qui, sans cesse, la rejetait de la révolte de son amour à l'horreur de la faute.

Et elle sortait affaiblie de chaque victoire sur son cœur.

Un soir, au moment de quitter la maison pour aller rejoindre Félicien, elle songea brusquement à son livret d'enfant assistée, dans la détresse où elle était de ne plus trouver la force de résister à sa passion. Elle le prit au fond du bahut, le feuilleta, se souffleta à chaque page de la bassesse de sa naissance, affamée d'un ardent besoin d'humilité. Père et mère inconnus, pas de nom, rien qu'une date et un numéro, l'abandon de la plante sauvage qui pousse au bord du chemin! Et les souvenirs se levaient en foule, les prairies grasses de la Nièvre, les bêtes qu'elle y avait gardées, la route plate de Soulanges où elle marchait pieds nus, maman Nini qui la giflait, quand elle volait des pommes. Des pages surtout réveillaient sa mémoire, celles qui constataient, tous les trois mois, les visites du sous-inspecteur et du médecin, des signatures, accompagnées parfois d'observations et de renseignements: une maladie dont elle avait failli mourir, une réclamation de sa nourrice au sujet de souliers brûlés, des mauvaises notes pour son caractère indomptable. C'était le journal de sa misère. Mais une pièce acheva de la mettre en larmes, le procès-verbal constatant la rupture du collier qu'elle avait gardé jusqu'à l'âge de six ans. Elle se souvenait de l'avoir exécré d'instinct, ce collier fait d'olives en os, enfilées sur une ganse de soie, et que fermait une médaille d'argent, portant la date de son entrée et son numéro. Elle le devinait un collier d'esclave, elle l'aurait rompu de ses petites mains, sans la terreur des conséquences.

Puis, l'âge venant, elle s'était plainte qu'il l'étranglait. Pendant un an encore, on le lui avait laissé. Aussi quelle joie, lorsque le sous-inspecteur avait coupé la ganse, en présence du maire de la commune, remplaçant ce signe d'individualité par un signalement en forme, où étaient déjà ses yeux couleur de violette, ses fins cheveux d'or! Et, pourtant, elle le sentait toujours à son cou, ce collier de bête domestique, qu'on marque pour la reconnaître: il lui restait dans la chair, elle étouffait. Ce jour-là, à cette page, l'humilité revint, affreuse, la fit remonter dans sa chambre, sanglotante, indigne d'être aimée. Deux autres fois, le livret la sauva. Ensuite, lui-même fut sans force contre ses révoltes.

Maintenant, c'était la nuit que les crises de tentation la tourmentaient. Avant de se coucher, pour purifier son sommeil, elle s'imposait de relire la Légende. Mais, le front entre les mains, malgré son effort, elle ne comprenait plus: les miracles la stupéfiaient, elle ne percevait qu'une fuite décolorée de fantômes.

Puis, dans son grand lit, après un anéantissement de plomb, une angoisse brusque l'éveillait en, sursaut, au milieu des ténèbres.

Elle se dressait, éperdue, s'agenouillait parmi les draps rejetés, la sueur aux tempes, toute secouée d'un frisson; et elle joignait les mains, et elle bégayait: «Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée?» Car sa détresse était de se sentir seule, à ces moments, dans l'ombre. Elle avait rêvé de Félicien, elle tremblait de s'habiller, d'aller le rejoindre, sans que personne fût là pour l'en empêcher. C'était la grâce qui se retirait d'elle, Dieu cessait d'être à son entour, le milieu l'abandonnait. Désespérément, elle appelait l'inconnu, elle prêtait l'oreille à l'invisible.

Et l'air était vide, plus de voix chuchotantes, plus de frôlements mystérieux. Tout semblait mort: le Clos-Marie, avec la Chevrotte, les saules, les herbes, les ormes de l'Évêché, et la cathédrale elle-même. Rien ne restait des rêves qu'elle avait mis là, le vol blanc des vierges, en s'évanouissant, ne laissait des choses que le sépulcre. Elle en agonisait d'impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitive Église que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secours du surnaturel. Dans le morne silence de ce coin protecteur, elle l'écoutait renaître et hurler, cette hérédité du mal, triomphante de l'éducation reçue. Si, deux minutes encore, aucune aide ne lui arrivait des forces ignorées, si les choses ne se réveillaient et ne la soutenaient, elle succomberait certainement, elle irait à sa perte. «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée?» Et, à genoux au milieu de son grand lit, toute petite, délicate, elle se sentait mourir.

Puis, chaque fois, jusqu'à présent, à la minute de son extrême détresse, une fraîcheur la soulageait. C'était la grâce qui avait pitié, qui entrait en elle lui rendre son illusion. Elle sautait pieds nus sur le carreau de la chambre, elle courait à la fenêtre, dans un grand élan; et là, elle entendait de nouveau les voix, des ailes invisibles effleuraient ses cheveux, le peuple de la Légende sortait des arbres et des pierres, l'entourait en foule.

Sa pureté, sa bonté, tout ce qu'il y avait d'elle dans les choses, lui revenait et la sauvait. Dès lors, elle n'avait plus peur, elle se savait gardée: Agnès était de retour, en compagnie des vierges, errantes et douces dans l'air frissonnant. C'était un encouragement lointain, un long murmure de victoire qui lui parvenait, mêlé au vent de la nuit. Pendant une heure, elle respirait cette douceur calmante, mortellement triste, affermie en sa volonté d'en mourir, plutôt que de manquer à son serment. Enfin, brisée, elle se recouchait, elle se rendormait avec la crainte de la crise du lendemain, tourmentée toujours de cette idée qu'elle finirait par succomber, si elle s'affaiblissait ainsi, à chaque fois.

Une langueur, en effet, épuisait Angélique, depuis qu'elle ne se croyait plus aimée de Félicien. Elle avait la blessure au flanc, elle en mourait un peu à chaque heure, discrète, sans une plainte. D'abord, cela s'était traduit par des lassitudes: un essoufflement la prenait, elle devait lâcher son fil, restait une minute les yeux pâlis, perdus dans le vide. Puis, elle avait cessé de manger, à peine quelques gorgées de lait; et elle cachait son pain, le jetait aux poules des voisines, pour ne pas inquiéter ses parents. Un médecin appelé, n'ayant rien découvert, accusait la vie trop cloîtrée, se contentait de recommander l'exercice. C'était un évanouissement de tout son être, une disparition lente. Son corps flottait comme au balancement de deux grandes ailes, de la lumière semblait sortir de sa face amincie où l'âme brûlait. Et elle en était venue à ne plus descendre de sa chambre qu'en s'appuyant des deux mains aux murs de l'escalier, chancelante. Mais elle s'entêtait, faisait la brave, dès qu'elle se sentait regardée, voulait quand même terminer le panneau de dure broderie, pour le siège de Monseigneur. Ses petites mains longues n'avaient plus la force, et quand elle cassait une aiguille, elle ne pouvait l'arracher avec les pinces.

Or, un matin qu'Hubert et Hubertine, forcés de sortir, l'avaient laissée seule, au travail, le brodeur, en rentrant le premier, la trouva sur le carreau, glissée de sa chaise, évanouie, abattue devant le métier. Elle succombait à la tâche, un des grands anges d'or restait inachevé. Bouleversé, Hubert la prit dans ses bras, s'efforça de la remettre debout. Mais elle retombait, elle ne s'éveillait pas de ce néant.

—Ma chérie, ma chérie.... Réponds-moi, de grâce....

Enfin, elle ouvrit les yeux, elle le regarda avec désolation.

Pourquoi la voulait-il vivante? Elle était si heureuse, morte!

—Qu'as-tu, ma chérie? Tu nous as donc trompés, tu l'aimes donc toujours? Elle ne répondait pas, elle le regardait de son air d'immense tristesse. Alors, d'une étreinte désespérée, il la souleva, il la monta dans sa chambre; et, quand il l'eut posée sur le lit, si blanche, si faible, il pleura de la cruelle besogne qu'il avait faite sans le vouloir, en écartant d'elle celui qu'elle aimait.

—Je te l'aurais donné, moi! Pourquoi ne m'as-tu rien dit?

Mais elle ne parla pas, ses paupières se refermèrent, et elle parut se rendormir. Il était resté debout, les yeux sur son mince visage de lis, le cœur saignant de pitié. Puis, comme elle respirât avec douceur, il descendit, en entendant sa femme rentrer.

En bas, dans l'atelier, l'explication eut lieu. Hubertine venait d'ôter son chapeau, et tout de suite il lui dit qu'il avait ramassé l'enfant là, qu'elle sommeillait sur son lit, frappée à mort.

—Nous nous sommes trompés. Elle songe toujours à ce garçon, et elle en meurt.... Ah! si tu savais le coup que j'ai reçu, le remords qui me déchire, depuis que j'ai compris et que je l'ai portée là-haut, si pitoyable! C'est notre faute, nous les avons séparés par des mensonges.... Quoi? tu la laisserais souffrir, tu ne dirais rien pour la sauver!

Hubertine, comme Angélique, se faisait, le regardait de son grand air raisonnable, toute pâle de chagrin. Et lui, le passionné que cette passion souffrante jetait hors de son habituelle soumission, ne se calmait pas, agitait ses mains fiévreuses.

—Eh bien! je parlerai, moi, je lui dirai que Félicien l'aime, que c'est nous autres qui avons eu la cruauté de l'empêcher de revenir, en le trompant lui aussi.... Chacune de ses larmes, maintenant, va me brûler le cœur. Ce serait un meurtre dont je me sentirais complice.... Je veux qu'elle soit heureuse, oui! heureuse, quand même, par tous les moyens....

Il s'était approché de sa femme, il osait crier sa tendresse révoltée, s'irritant davantage du silence triste qu'elle gardait.

—Puisqu'ils s'aiment, ils sont les maîtres.... Il n'y a rien au-delà, quand on aime et qu'on est aimé... Oui! par tous les moyens, le bonheur est légitime.

Enfin, Hubertine parla, de sa voix lente, debout, immobile.

—Qu'il nous la prenne, n'est-ce pas? qu'il l'épouse, malgré nous, malgré son père.... C'est ce que tu leur conseilles, tu crois qu'ils seront heureux ensuite, que l'amour suffira....

Et, sans transition, de la même voix navrée, elle poursuivit:

—En revenant, j'ai passé devant le cimetière, un espoir m'y a fait entrer encore.... Je me suis agenouillée une fois de plus, à cette place usée par nos genoux, et j'y ai prié longtemps.

Hubert avait pâli, un grand froid emportait sa fièvre. Certes, il la connaissait, la tombe de la mère obstinée, où ils étaient allés si souvent pleurer et se soumettre, en s'accusant de leur désobéissance, pour que la morte leur fit grâce, du fond de la terre.

Et ils restaient là des heures, certains de sentir en eux fleurir cette grâce, si jamais elle leur était accordée. Ce qu'ils demandaient, ce qu'ils attendaient, c'était un enfant encore, l'enfant du pardon, l'unique signe auquel ils se sauraient pardonnés enfin.

Mais rien n'était venu, la mère froide et sourde les laissait sous l'inexorable punition, la mort de leur premier enfant, qu'elle avait pris et emporté, qu'elle refusait de leur rendre.

—J'ai prié longtemps, répéta Hubertine, j'écoutais si rien ne tressaillait....

Anxieux, Hubert l'interrogeait du regard.

—Et rien, non! rien n'est monté de la terre, rien n'a tressailli en moi. Ah! c'est fini, il est trop tard, nous avons voulu notre malheur.

Alors, il trembla, il demanda:

—Tu m'accuses?

—Oui, tu es le coupable, j'ai commis la faute aussi en te suivant.... Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée.

—Et tu n'es pas heureuse?

—Non, je ne suis pas heureuse.... Une femme qui n'a point d'enfant n'est pas heureuse. Aimer n'est rien, il faut que l'amour soit béni. Il était tombé sur une chaise, épuisé, les yeux gros de larmes. Jamais elle ne lui avait reproché ainsi la plaie vive de leur existence; et elle, qui revenait si vite et le consolait, lorsqu'elle l'avait blessé d'une allusion involontaire, cette fois le regardait souffrir, toujours debout, sans un geste, sans un pas vers lui. Il pleura, il cria au milieu de ses pleurs:

—Ah! la chère enfant, là-haut, c'est elle que tu condamnes....

Tu ne veux pas qu'il l'épouse, comme je t'ai épousée, et qu'elle souffre ce que tu as souffert.

Elle répondit d'un signe de tête, simplement, dans toute la force et la simplicité de son cœur.

—Mais tu le disais toi-même, la pauvre chère fillette en mourra.... Veux-tu donc sa mort?

—Oui, sa mort, plutôt qu'une vie mauvaise.

Il s'était redressé, frémissant, et il se réfugia entre ses bras, et tous deux sanglotèrent. Longtemps, ils s'étreignirent. Lui, se soumettait; elle, maintenant, devait s'appuyer à son épaule, pour retrouver assez de courage. Ils en sortirent désespérés et résolus, enfermés dans un grand et poignant silence, au bout duquel, si Dieu le voulait, était la mort consentie de l'enfant.

À partir de ce jour, Angélique dut rester dans sa chambre:

Sa faiblesse devenait telle, qu'elle ne pouvait descendre à l'atelier: tout de suite, sa tête tournait, ses jambes se dérobaient.

D'abord, elle marcha, voyagea jusqu'au balcon, en s'aidant des meubles. Puis, il lui fallut se contenter d'aller de son lit à son fauteuil. La course était longue, elle ne la risquait que le matin et le soir, épuisée. Pourtant, elle travaillait toujours, abandonnant la broderie en bas-relief, trop rude, brodant des fleurs en soies nuancées; et elle les brodait d'après nature, un bouquet de fleurs sans parfum, qui la laissaient calme, des hortensias et des roses trémières. Le bouquet fleurissait dans un vase, souvent elle se reposait longuement à le regarder, car la soie, si légère, pesait lourd à ses doigts. En deux journées, elle n'avait fait qu'une rose, toute fraîche, éclatante sur le satin; mais c'était sa vie, elle tiendrait l'aiguille jusqu'au dernier souffle. Fondue de souffrance, amincie encore, elle n'était plus qu'une flamme pure et très belle.

À quoi bon lutter davantage, puisque Félicien ne l'aimait pas? Maintenant, elle mourait de cette conviction: il ne l'aimait pas, peut-être ne l'avait-il jamais aimée. Tant qu'elle avait eu des forces elle s'était battue contre son cœur, sa santé, sa jeunesse, qui la poussaient à courir le rejoindre. Depuis qu'elle se trouvait clouée là, elle devait se résigner, c'était fini.

Un matin, comme Hubert l'installait dans son fauteuil, en posant sur un coussin ses petits pieds inertes, elle dit avec un sourire:

—Ah! je suis bien sûre d'être sage, à présent, et de ne pas me sauver. Hubert se hâta de descendre, suffoqué, craignant d'éclater en larmes.


XII

Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Une insomnie la tenait les paupières ardentes, dans l'extrême faiblesse où elle était; et, comme les Hubert s'étaient couchés et que minuit allait sonner bientôt, elle préféra se relever, malgré l'effort immense, prise de la peur de mourir, si elle restait au lit davantage.

Elle étouffait, elle passa un peignoir, se traîna jusqu'à la fenêtre, qu'elle ouvrit toute grande.

—L'hiver était pluvieux, d'une douceur humide. Puis, elle s'abandonna dans son fauteuil, après avoir, devant elle, sur la petite table, relevé la mèche de la lampe, qu'on laissait allumée la nuit entière. Là, près du volume de La Légende dorée, était le bouquet de roses trémières et d'hortensias, qu'elle copiait. Et, pour se rendre à la vie, elle eut une fantaisie de travail, attira son métier, fit quelques points, de ses mains égarées. La soie rouge d'une rose saignait entre ses doigts blancs, il semblait que ce fût le sang de ses veines qui achevait de couler, goutte à goutte.

Mais elle, qui, depuis deux heures, se retournait en vain dans ses draps brûlants, céda presque tout de suite au sommeil, dès qu'elle fut assise. Sa tête se renversa, soutenue par le dossier, s'inclina un peu sur l'épaule droite; et, la soie étant demeurée entre ses mains immobiles, on aurait dit qu'elle travaillait encore. Très blanche, très calme, elle dormait sous la lampe, dans la chambre d'une paix et d'une blancheur de tombe. La lumière pâlissait le grand lit royal, drapé de sa perse rose déteinte. Seuls, le coffre, l'armoire, les sièges de vieux chêne tranchaient, tachaient les murs de deuil. Des minutes s'écoulèrent, elle dormait très calme et très blanche.

Enfin, il y eut un bruit. Et, sur le balcon, Félicien parut, tremblant, amaigri comme elle. Sa face était bouleversée, il s'élançait dans la chambre, lorsqu'il l'aperçut, affaissée ainsi au fond du fauteuil, pitoyable et si belle. Une douleur infinie lui serra le cœur, il s'agenouilla, s'abîma dans une contemplation navrée.

Elle n'était donc plus, le mal l'avait donc détruite, qu'elle lui semblait ne plus peser, s'être allongée là, ainsi qu'une plume que le vent allait reprendre? Dans son clair sommeil, sa souffrance se voyait, et sa résignation. Il ne la reconnaissait qu'à sa grâce de lis, l'élancement de son col délicat sur ses épaules tombantes, sa face longue et transfigurée de vierge volant au ciel. Les cheveux n'étaient plus que de la lumière, l'âme de neige éclatait sous la soie transparente de la peau. Elle avait la beauté des saintes délivrées de leur corps, il en était ébloui et désespéré, dans un saisissement qui l'immobilisait, les mains jointes.

Elle ne se réveillait pas, il la regardait toujours.

Un petit souffle des lèvres de Félicien dut passer sur le visage d'Angélique. Tout d'un coup, elle ouvrit des yeux très grands.

Elle ne bougeait pas, elle le regardait à son tour, avec un sourire, comme dans un rêve. C'était lui, elle le reconnaissait, bien qu'il fût changé. Mais elle croyait sommeiller encore, car il lui arrivait de le voir ainsi en dormant, ce qui, au réveil, aggravait sa peine.

Il avait tendu les mains, il parla.

—Chère âme, je vous aime.... On m'a dit ce que vous souffriez, et je suis accouru.... Me voici, je vous aime.

Elle frémissait, elle passait les doigts sur ses paupières, d'un geste machinal.

—Ne doutez plus.... Je suis à vos pieds, et je vous aime, je vous aime toujours.

Alors, elle eut un cri.

—Ah! c'est vous.... Je ne vous attendais plus, et c'est vous....

De ses mains tâtonnantes, elle lui avait pris les tiennes, elle s'assurait qu'il n'était pas une vision errante du sommeil.

—Vous m'aimez toujours, et je vous aime, ah! plus que je ne croyais pouvoir aimer!

C'était un étourdissement de bonheur, une première minute d'allégresse absolue, où ils oubliaient tout, pour n'être qu'à cette certitude de s'aimer encore, et de se le dire. Les souffrances de la veille, les obstacles du lendemain, avaient disparu; ils ne savaient comment ils étaient là; mais ils y étaient, ils mêlaient leurs douces larmes, ils se serraient d'une étreinte chaste, lui éperdu de pitié, elle si émaciée par le chagrin, qu'il n'avait d'elle, entre les bras, qu'un souffle. Dans l'enchantement de sa surprise, elle restait comme paralysée, chancelante et bienheureuse au fond du fauteuil, ne retrouvant pas ses membres, ne se soulevant à demi que pour retomber, sous l'ivresse de sa joie.

—Ah! cher seigneur, mon désir unique est accompli: je vous aurai revu, avant de mourir. Il releva la tête, il eut un geste d'angoisse.

—Mourir!... Mais je ne veux pas! Je suis là, je vous aime.

Elle souriait divinement.

—Oh! je puis mourir, puisque vous m'aimez. Cela ne m'effraie plus, je m'endormirai ainsi, sur votre épaule.... Dites-moi encore que vous m'aimez.

—Je vous aime, comme je vous aimais hier, comme je vous aimerai demain.... N'en doutez jamais, cela est pour l'éternité.

—Oui, pour l'éternité, nous nous aimons.

Angélique, extasiée, regardait devant elle, dans la blancheur de la chambre. Mais, peu à peu, un réveil la rendit grave. Elle réfléchissait enfin, au milieu de cette grande félicité qui l'avait étourdie. Et les faits l'étonnaient.

—Si vous m'aimez, pourquoi n'êtes-vous pas venu?

—Vos parents m'ont dit que vous n'aviez plus d'amour pour moi. J'ai manqué aussi d'en mourir.... Et c'est lorsque je vous ai sue malade, que je me suis décidé, quitte à être chassé de cette maison, dont on me fermait la porte.

—Ma mère me disait également que vous ne m'aimiez plus, et j'ai cru ma mère.... Je vous avais rencontré avec cette demoiselle, je pensais que vous obéissiez à Monseigneur.

—Non, j'attendais. Mais j'ai été lâche, j'ai tremblé devant lui.

Il y eut un silence. Angélique s'était redressée. Sa face devenait dure, le front coupé d'un pli de colère.

—Alors, on nous a trompés l'un et l'autre, on nous a menti pour nous séparer.... Nous nous aimions, et on nous a torturés, on a failli nous tuer tous les deux.... Eh bien! c'est abominable, cela nous délie de nos serments. Nous sommes libres.

Un furieux mépris l'avait mise debout. Elle ne sentait plus son mal, ses forces revenaient, dans ce réveil de sa passion et de son orgueil. Avoir cru son rêve mort, et tout d'un coup le retrouver vivant et rayonnant! se dire qu'ils n'avaient pas démérité de leur amour, que les coupables étaient les autres! Ce grandissement d'elle-même, ce triomphe enfin certain, l'exaltaient, la jetaient à une révolte Suprême.

—Allons, partons! dit-elle simplement.

Et elle marchait par la chambre, vaillante, dans toute son énergie et sa volonté. Déjà, elle choisissait un manteau pour s'en couvrir les épaules. Une dentelle, sur sa tête, suffirait.

Félicien avait eu un cri de bonheur, car elle devançait son désir, il ne songeait qu'à cette fuite, sans trouver l'audace de la lui proposer. Oh! partir ensemble, disparaître, couper court à tous les ennuis, à tous les obstacles! Et cela à l'instant, en s'évitant même le combat de la réflexion!

—Oui, tout de suite, partons, ma chère âme. Je venais vous prendre, je sais où nous aurons une voiture. Avant le jour, nous serons loin, si loin, que jamais personne ne pourra nous rejoindre. Elle ouvrait des tiroirs, les refermait violemment, sans rien y prendre, dans une exaltation croissante. Comment! elle se torturait depuis des semaines, elle avait travaillé à le chasser de sa mémoire, même elle croyait y avoir réussi! et il n'y avait rien de fait, et cet affreux travail était à refaire! Non, jamais elle n'aurait cette force. Puisqu'ils s'aimaient, c'était bien simple: ils s'épousaient, aucune puissance ne les détacherait l'un de l'autre.

—Voyons, que dois-je emporter?... Ah! j'étais sotte, avec mes scrupules d'enfant. Quand je songe qu'ils sont descendus jusqu'à mentir! Oui, je serais morte, qu'ils ne vous auraient pas appelé... Faut-il prendre du linge, des vêtements, dites?

Voici une robe plus chaude.... Et ils m'avaient mis un tas d'idées, un tas de peurs dans la tête. Il y a le bien, il y a le mal, ce qu'on peut faire, ce qu'on ne peut pas faire, des choses compliquées, à vous rendre imbécile. Ils mentent toujours, ce n'est pas vrai: il n'y a que le bonheur de vivre, d'aimer celui qui vous aime....

Vous êtes la fortune, la beauté, la jeunesse, mon cher seigneur, et je me donne à vous, à jamais, entièrement, et mon unique plaisir est en vous, et faites de moi ce qu'il vous plaira.

Elle triomphait, dans une flambée de tous les feux héréditaires que l'on croyait morts. Des musiques l'enivraient; elle voyait leur royal départ, ce fils de princes l'enlevant, la faisant reine d'un royaume lointain; et elle le suivait, pendue à son cou, couchée sur sa poitrine, dans un tel frisson de passion ignorante, que tout son corps en défaillait de joie. N'être plus que tous les deux, s'abandonner au galop des chevaux, fuir et disparaître dans une étreinte!...

—Je n'emporte rien, n'est-ce pas?... À quoi bon?

Il brûlait de sa fièvre, déjà devant la porte.

—Non, rien.... Partons vite.

—Oui, partons, c'est cela.

Et elle l'avait rejoint. Mais elle se retourna, elle voulut donner un dernier regard à la chambre. La lampe brûlait avec la même douceur pâle, le bouquet d'hortensias et de roses trémières fleurissait toujours, une rose inachevée, vivante pourtant, au milieu du métier, semblait l'atteindre. Surtout, jamais la chambre ne lui avait paru si blanche, les murs blancs, le lit blanc, l'air blanc, comme empli d'une haleine blanche.

Quelque chose en elle vacilla, et il lui fallut s'appuyer au dossier d'une chaise.

—Qu'avez-vous? demanda Félicien inquiet.

Elle ne répondait pas, elle respirait difficilement. Reprise d'un frisson, les jambes déjà brisées, elle dut s'asseoir.

—Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien.... Une minute de repos seulement, et nous partons.

Ils se turent. Elle regardait dans la chambre, comme si elle y eût oublié un objet précieux, qu'elle n'aurait pu dire. C'était un regret, d'abord léger, puis qui grandissait et lui étouffait peu à peu la poitrine. Elle ne se rappelait plus. Était-ce tout ce blanc qui la retenait ainsi? Toujours elle avait aimé le blanc, jusqu'à voler les bouts de soie blanche pour s'en donner le plaisir en cachette.

—Une minute, une minute encore, et nous partons, mon cher seigneur.

Mais elle ne faisait même plus un effort pour se lever.

Anxieux, il s'était remis à genoux devant elle.

—Est-ce que vous souffrez, ne puis-je rien pour votre soulagement? Si vous avez froid, je prendrai vos petits pieds dans mes mains, et je les réchaufferai, jusqu'à ce qu'ils soient assez vaillants pour courir. Elle hocha la tête.

—Non, non, je n'ai pas froid, je pourrai marcher.... Attendez une minute, une seule minute.

Il voyait bien que d'invisibles chaînes la liaient aux membres, la rattachaient là, si fortement, que, dans un instant peut-être, il lui serait impossible de l'en arracher. Et, s'il ne l'emmenait pas tout de suite, il songeait à la lutte inévitable avec son père, le lendemain, à ce déchirement, devant lequel il reculait depuis des semaines. Alors, il se fit pressant, d'une supplication ardente.

—Venez, les routes sont noires à cette heure, la voiture nous emportera dans les ténèbres; et nous irons toujours, toujours, bercés, endormis aux bras l'un de l'autre, comme enfouis sous un duvet; sans craindre les fraîcheurs de la nuit; et, quand le jour se lèvera, nous continuerons dans le soleil, encore, encore plus loin, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au pays où l'on est heureux.... Personne ne nous connaîtra, nous vivrons, cachés au fond de quelque grand jardin, n'ayant d'autre soin que de nous aimer davantage, à chaque journée nouvelle. Il y aura là des fleurs grandes comme des arbres, des fruits plus doux que le miel. Et nous vivrons de rien, au milieu de cet éternel printemps, nous vivrons de nos baisers, ma chère âme.

Elle frissonna sous ce brûlant amour, dont il lui chauffait la face. Tout son être défaillait, à l'effleurement des joies promises.

—Oh! dans un moment, tout à l'heure!...

—Puis, si les voyages nous fatiguent, nous reviendrons ici, nous relèverons les murs du château d'Hautecœur, et nous y achèverons nos jours. C'est mon rêve.... Toute notre fortune, s'il le faut, y sera jetée, à main ouverte. De nouveau, le donjon commandera aux deux vallées. Nous habiterons le logis d'honneur, entre la tour de David et la tour de Charlemagne.

Le colosse en entier sera rétabli, comme aux jours de sa puissance, les courtines, les bâtiments, la chapelle, dans le luxe barbare d'autrefois.... Et je veux que nous y menions l'existence des temps anciens, vous princesse, et moi prince, au milieu d'une suite d'hommes d'armes et de pages. Nos murailles de quinze pieds d'épaisseur nous isoleront, nous serons dans la légende....

Le soleil baisse derrière les coteaux, nous revenons d'une chasse, sur de grands chevaux blancs, parmi le respect des villages agenouillés. Le cor sonne, le pont-levis s'abaisse. Des rois, le soir, sont à notre table. La nuit, notre couche est sur une estrade, surmontée d'un dais, comme un trône. Des musiques jouent, lointaines, très douces, tandis que nous nous endormons aux bras l'un de l'autre, dans la pourpre et l'or. Frémissante, elle souriait maintenant d'un orgueilleux plaisir, combattue d'une souffrance, qui revenait, l'envahissait, effaçant le sourire de sa bouche douloureuse. Et, comme de son geste machinal elle écartait les visions tentatrices, il redoubla de flamme, tâcha de la saisir, de la faire sienne, entre ses bras éperdus.

—Oh! venez, oh! soyez à moi.... Fuyons, oublions tout dans notre bonheur.

Elle se dégagea brusquement, d'une révolte instinctive; et, debout, ces mots jaillirent de ses lèvres:

—Non, non, je ne peux pas, je ne peux plus! Pourtant, elle se lamentait, encore ravagée par la lutte, hésitante, bégayante.

—Je vous en prie, soyez bon, ne me pressez pas, attendez....

Je voudrais tant vous obéir pour vous prouver que je vous aime, m'en aller à votre bras dans les beaux pays lointains, habiter royalement ensemble le château de vos rêves. Cela me semblait si facile, j'avais si souvent refait le plan de notre fuite....

Et, que vous dirai-je? maintenant, cela me paraît impossible.

C'est comme si, tout d'un coup, la porte se soit murée et que je ne puisse sortir.

Il voulut l'étourdir de nouveau, elle le fit taire d'un geste.

—Non, ne parlez plus.... Est-ce singulier! à mesure que vous me dites des choses si douces, si tendres, qui devraient me convaincre la peur me prend, un froid me glace...Mon Dieu! qu'ai-je donc? Ce sont vos paroles qui m'écartent de vous. Si vous continuez, je vais ne plus pouvoir vous entendre, il faudra que vous partiez.... Attendez, attendez un peu.

Et elle marchait lentement par la chambre, cherchant à se reprendre, tandis que lui, immobile, se désespérait.

—J'avais cru ne plus vous aimer, mais ce n'était que du dépit assurément, puisque là, tout à l'heure, lorsque je vous ai retrouvé à mes pieds, mon cœur a bondi, mon premier élan a été de vous suivre, en esclave.... Alors, si je vous aime, pourquoi m'épouvantez-vous? et qui m'empêche de quitter cette chambre, comme si des mains invisibles me tenaient par tout le corps, par chacun des cheveux de ma tête? Elle s'était arrêtée près du lit, elle revint vers l'armoire, alla ainsi devant les autres meubles. Certainement, des liens secrets les unissaient à sa personne. Les murs blancs surtout, la grande blancheur du plafond mansardé, l'enveloppaient d'une robe de candeur, dont elle ne se serait dévêtue qu'avec des larmes.

Désormais, tout cela faisait partie de son être, le milieu était entré en elle. Et elle le comprit davantage, lorsqu'elle se trouva en face du métier, resté sous la lampe, à côté de la table.

Son cœur fondait, à voir la rose commencée, qu'elle ne finirait jamais, si elle partait de la sorte, en criminelle. Les années de travail s'évoquaient dans sa mémoire, ces années si sages, si heureuses, une si longue habitude de paix et d'honnêteté, que révoltait la pensée d'une faute. Chaque jour, la petite maison fraîche des brodeurs, la vie active et pure qu'elle y menait, à l'écart du monde, avaient refait un peu du sang de ses veines.

Mais lui, la voyant ainsi reconquise par les choses, sentit le besoin de hâter le départ.

—Venez, l'heure s'écoule, bientôt il ne sera plus temps.

Alors, la lumière se fit complète, elle cria:

—Il est déjà trop tard.... Vous voyez bien que je ne peux pas vous suivre. Il y avait en moi, jadis, une passionnée et une orgueilleuse qui aurait jeté ses deux bras à votre cou, pour que vous l'emportiez. Mais on m'a changée, je ne me retrouve plus....

Vous n'entendez donc pas que tout, dans cette chambre, me crie de rester? Et ma joie est devenue d'obéir.

Sans parler, sans discuter avec elle, il tâchait de l'emmener comme une enfant indocile. Elle l'évita, s'échappa vers la fenêtre.

—Non, de grâce! Tout à l'heure, je vous aurais suivi. Mais c'était la révolte dernière. Peu à peu, à mon insu, l'humilité et le renoncement qu'on mettait en moi, devaient s'y amasser.

Aussi, à chaque retour de mon péché d'origine, la lutte était-elle moins rude, je triomphais de moi-même avec plus de facilité. Désormais, c'est fini, je me suis vaincue.... Ah! cher seigneur, je vous aime tant! Ne faisons rien contre notre bonheur. Il faut se soumettre pour être heureux.

Et, comme il s'avançait d'un pas encore, elle se trouva devant la fenêtre grande ouverte, sur le balcon.

—Vous ne voulez pas me forcer à me jeter par là... Écoutez donc, comprenez que j'ai avec moi ce qui m'entoure. Les choses me parlent depuis longtemps, j'entends des voix, et jamais je ne les ai entendues me parler si haut.... Tenez! c'est tout le Clos-Marie qui m'encourage à ne pas gâter mon existence et la vôtre, en me donnant à vous, contre la volonté de votre père. Cette voix chantante, c'est la Chevrotte, si claire, si fraîche, qu'elle semble avoir mis en moi sa pureté de cristal. Cette voix de foule, tendre et profonde, c'est le terrain entier, les herbes, les arbres, toute la vie paisible de ce coin sacré, travaillant à la paix de ma propre vie. Et les voix viennent de plus loin encore, des ormes de l'Évêché, de cet horizon de branches, dont la moindre s'intéresse à ma victoire.... Puis, tenez! cette grande voix souveraine, c'est ma vieille amie la cathédrale, qui m'a instruite, éternellement éveillée dans la nuit. Chacune de ses pierres, les colonnettes de ses fenêtres, les clochetons de ses contreforts, les arcs-boutants de son abside, ont un murmure que je distingue, une langue que je comprends. Écoutez ce qu'ils disent, que même dans la mort l'espérance reste. Lorsqu'on s'est humilié, l'amour demeure et triomphe.... Et enfin, tenez! l'air lui-même est plein d'un chuchotement d'âmes, voici mes compagnes les vierges qui arrivent, invisibles. Écoutez, écoutez!

Souriante, elle avait levé la main, d'un geste d'attention profonde. Tout son être était ravi dans les souffles épars. C'étaient les vierges de la Légende, que son imagination évoquait comme en son enfance, et dont le vol mystique sortait du vieux livre, aux images naïves, posé sur la table. Agnès, d'abord, vêtue de ses cheveux, ayant au doigt l'anneau de fiançailles du prêtre Paulin. Puis, toutes les autres, Barbe avec sa tour, Geneviève avec ses agneaux, Cécile avec sa viole, Agathe aux mamelles arrachées, Élisabeth mendiant par les routes, Catherine triomphant des docteurs. Un miracle rend Luce si pesante, que mille hommes et cinq paires de bœufs ne peuvent la traîner à un mauvais lieu. Le gouverneur qui veut embrasser Anastasie, devient aveugle. Et toutes, dans la nuit claire, volent, très blanches, la gorge encore ouverte par le fer des supplices, laissant couler, au lieu du sang, des fleuves de lait. L'air en est candide, les ténèbres s'éclairent comme d'un ruissellement d'étoiles. Ah! mourir d'amour comme elles, mourir vierge, éclatante de blancheur, au premier baiser de l'époux! Félicien s'était rapproché.

—Je suis celui qui existe, Angélique, et vous me refusez pour des rêves....

—Des rêves, murmura-t-elle.

—Car, si elles vous entourent, ces visions, c'est que vous même les avez créées.... Venez, ne mettez plus rien de vous dans les choses, elles se tairont. Elle eut un mouvement d'exaltation.

—Oh! non, qu'elles parlent, qu'elles parlent plus haut! Elles sont ma force, elles me donnent le courage de vous résister....

C'est la grâce, et jamais elle ne m'a inondée d'une pareille énergie. Si elle n'est qu'un rêve, le rêve que j'ai mis à mon entour et qui me revient, qu'importe! Il me sauve, il m'emporte sans tache, au milieu des apparences.... Oh! renoncez, obéissez comme moi. Je ne veux pas vous suivre.

Dans sa faiblesse, elle s'était redressée, résolue, invincible.

—Mais on vous a trompée, reprit-il, on est descendu jusqu'au mensonge pour nous désunir!

—La faute d'autrui n'excuserait pas la nôtre.

—Ah! votre cœur s'est retiré de moi, vous ne m'aimez plus.

—Je vous aime, je ne lutte contre vous que pour notre amour et notre bonheur.... Obtenez le consentement de votre père, et je vous suivrai.

—Mon père, vous ne le connaissez pas. Dieu seul pourrait le fléchir.... Alors, dites, c'est fini? Si mon père m'ordonne d'épouser Claire de Voincourt, faut-il donc que je lui obéisse?

À ce dernier coup, Angélique chancela. Elle ne put retenir cette plainte:

—C'est trop.... Je vous en supplie, allez-vous-en, ne soyez pas cruel.... Pourquoi êtes-vous venu? J'étais résignée, je me faisais à ce malheur de ne pas être aimée de vous. Et voilà que vous m'aimez et que tout mon martyre recommence!...

Comment voulez-vous que je vive, maintenant?

Félicien crut à une faiblesse, il répéta:

—Si mon père veut que je l'épouse....

Elle se raidissait contre la souffrance; et elle parvint encore à se tenir debout, dans le déchirement de son cœur; puis, se traînant vers la table, comme pour lui livrer passage:

—Épousez-la, il faut obéir.

Il se trouvait à son tour devant la fenêtre, prêt à partir, puisqu'elle le renvoyait.

—Mais vous en mourrez! cria-t-il.

Elle s'était calmée, elle murmura, avec un sourire:

—Oh! c'est à moitié fait.

Un instant encore, il la regarda, si blanche, si réduite, d'une légèreté de plume qu'un souffle emporte; et il eut un geste de résolution furieuse, il disparut dans la nuit. Elle, appuyée au dossier du fauteuil, quand il ne fut plus là, tendit désespérément les mains vers les ténèbres. De gros sanglots agitaient son corps, une sueur d'agonie couvrait sa face.

Mon Dieu! c'était la fin, elle ne le verrait plus. Tout son mal l'avait reprise, ses jambes brisées se dérobaient sous elle. Ce fut à grand-peine qu'elle put regagner son lit, où elle tomba victorieuse et sans souffle. Le lendemain matin, on l'y trouva mourante. La lampe venait de s'éteindre d'elle-même, à l'aube, dans la blancheur triomphale de la chambre.


XIII

Angélique allait mourir. Il était dix heures, une claire matinée de la fin de l'hiver, un temps vif, avec un ciel blanc, tout égayé de soleil. Dans le grand lit royal, drapé d'une ancienne perse rose, elle ne bougeait plus, sans connaissance depuis la veille. Allongée sur le dos, ses mains d'ivoire abandonnées sur le drap, elle n'avait plus ouvert les yeux; et son fin profil s'était aminci, sous le nimbe d'or de ses cheveux; et on l'aurait crue morte déjà, sans le tout petit souffle de ses lèvres.

La veille, Angélique s'était confessée et avait communié, se sentant très mal. Le bon abbé Cornille, vers trois heures, lui avait apporté le saint viatique. Puis, dans la soirée, comme la mort la glaçait peu à peu, un grand désir lui était venu de l'extrême-onction, la médecine céleste, instituée pour la guérison de l'âme et du corps. Avant de perdre connaissance, sa dernière parole, un murmure à peine, recueilli par Hubertine avait bégayé ce désir des saintes huiles, Oh! tout de suite, pour qu'il fût temps encore. Mais la nuit s'avançait, on avait attendu le jour, et l'abbé, averti, allait enfin arriver. Tout se trouvait prêt, les Hubert achevaient d'arranger la chambre. Sous le gai soleil, qui, à cette heure matinale, frappait les vitres, elle était d'une blancheur d'aurore, avec la nudité de ses grands murs blancs. Ils avaient couvert la table d'une nappe blanche. À droite et à gauche d'un crucifix, deux cierges y brûlaient, dans les flambeaux d'argent, montés du salon. Et il y avait encore là de l'eau bénite et un aspersoir, une aiguière d'eau avec son bassin et une serviette, deux assiettes de porcelaine blanche, l'une pleine de flocons d'ouate; l'autre de cornets de papier blanc. On avait couru les serres de la ville basse sans trouver d'autres fleurs que des roses, de grosses roses blanches dont les énormes touffes garnissaient la table comme d'un frisson de blanches dentelles. Et, dans cette blancheur accrue, Angélique mourante respirait toujours de son petit souffle, les paupières closes.

À sa visite du matin, le docteur venait de dire qu'elle ne vivrait pas la journée. D'un moment à l'autre, peut-être, passerait-elle, sans même reprendre connaissance. Et les Hubert attendaient. Il fallait que la chose fût, malgré leurs larmes. S'ils avaient voulu cette mort, préférant l'enfant morte à l'enfant révoltée, c'était que Dieu la voulait avec eux. Maintenant, cela échappait à leur puissance, ils ne pouvaient que se soumettre.

Ils ne regrettaient rien, mais leur être succombait de douleur.

Depuis qu'elle était là, agonisante, ils l'avaient soignée, en refusant tout secours étranger. Ils se trouvaient seuls encore, à cette heure dernière, et ils attendaient.

Hubert, machinal, alla ouvrir la porte du poêle de faïence, dont le ronflement ressemblait à une plainte: Le silence se fit, une douce chaleur pâlissait les roses. Depuis un instant, Hubertine écoutait les bruits de la cathédrale, derrière le mur. Un branle de cloche donnait un frisson aux vieilles pierres; sans doute l'abbé Cornille quittait l'église, avec les saintes huiles; et elle descendit pour le recevoir, au seuil de la maison. Deux minutes s'écoulèrent, un grand murmure emplit l'étroit escalier de la tourelle. Puis, dans la chambre tiède, Hubert, frappé d'étonnement, se mit à trembler, tandis qu'une crainte religieuse, un espoir aussi, le faisaient tomber à genoux.

Au lieu du vieux prêtre attendu, c'était Monseigneur qui entrait, Monseigneur en rochet de dentelle, ayant l'étole violette et portant le vaisseau d'argent, où se trouvait l'huile des infirmes, bénite par lui-même le Jeudi saint. Ses yeux d'aigle restaient fixes, sa belle face pâle, sous les épaisses boucles de ses cheveux blancs, gardait une majesté. Et, derrière lui, comme un simple clerc, marchait l'abbé Cornille, un crucifix à la main et le rituel sous l'autre bras.

Debout un moment à la porte, l'évêque dit d'une voix grave:

—Fax huic domui.

—Et omnibus habitantibus in ea, répondit plus bas le prêtre.

Quand ils furent entrés, Hubertine, qui remontait à leur suite, tremblante elle aussi de saisissement, vint s'agenouiller près de son mari. L'un et l'autre, prosternés, les mains jointes, prièrent de toute leur âme.

Au lendemain de sa visite à Angélique, l'explication terrible avait eu lieu entre Félicien et son père. Dès le matin, ce jour-là, il força les portes, se fit recevoir dans l'oratoire même, où l'évêque était encore en oraison, après une de ces nuits de lutte affreuse contre le passé renaissant. Chez ce fils respectueux, courbé jusqu'alors par la crainte, la révolte débordait, longtemps étouffée; et le choc fut rude, qui heurtait ces deux hommes, du même sang, prompt à la violence. Le vieillard, ayant quitté son prie-Dieu, écoutait, les joues tout de suite empourprées, muet, dans une obstination hautaine. Le jeune homme, la flamme également au visage, vidait son cœur, parlait d'une voix qui s'élevait peu à peu, grondante. Il disait Angélique malade, à l'agonie, il racontait dans quelle crise de tendresse épouvantée il avait fait le projet de fuir avec elle, et comment elle s'était refusée à le suivre, d'un renoncement et d'une chasteté de sainte. Ne serait-ce pas un meurtre, que de la laisser mourir, cette enfant obéissante, qui entendait ne le tenir que de la main de son père? Lorsqu'elle pouvait l'avoir enfin, lui, son titre, sa fortune, elle avait crié non, elle s'était débattue, victorieuse d'elle-même. Et il l'aimait, à en mourir, lui aussi, il se méprisait de n'être point à son côté, pour s'éteindre ensemble, du même souffle! Aurait-on la cruauté de vouloir leur fin misérable à tous deux? Ah! l'orgueil du nom, la gloire de l'argent, l'entêtement dans la volonté, est-ce que cela pesait, lorsqu'il n'y avait plus que deux heureux à faire?

Et il joignait, il tordait ses mains tremblantes, hors de lui, il exigeait un consentement, suppliant encore, menaçant déjà.

Mais l'évêque ne se décida à ouvrir les lèvres que pour répondre par le mot de sa toute-puissance: Jamais! Alors, Félicien, dans sa rébellion, avait déliré, perdant tout ménagement. Il parla de sa mère. C'était elle qui ressuscitait en lui, pour réclamer les droits de la passion. Son père ne l'avait donc pas aimée, il s'était donc réjoui de sa mort, qu'il se montrait si dur à ceux qui s'aimaient et qui voulaient vivre? Mais il avait beau s'être glacé dans les renoncements du culte, elle reviendrait le hanter et le torturer, puisqu'il torturait l'enfant qu'elle avait eu de leur mariage. Elle était toujours, elle voulait être dans les enfants de son enfant, à jamais; et il la tuait de nouveau, en refusant à cet enfant la fiancée choisie, celle qui devait continuer la race. On n'épousait pas L'Église, quand on avait épousé la femme. Et, en face de son père immobile, grandi dans un effrayant silence, il lança les mots de parjure et d'assassin. Puis, épouvanté, chancelant, il s'enfuit.

Lorsqu'il fut seul, Monseigneur, comme frappé d'un couteau en pleine poitrine, tourna sur lui-même et s'abattit, les deux genoux sur le prie-Dieu. Un râle affreux sortait de sa gorge. Ah! les misères du cœur, les invincibles faiblesses de la chair! Cette femme, cette morte toujours ressuscitée, il l'adorait ainsi qu'au premier soir, quand il avait baisé ses pieds blancs; et ce fils, il l'adorait comme une dépendance d'elle même, un peu de sa vie qu'elle lui avait laissé; et cette jeune fille, cette petite ouvrière qu'il repoussait, il l'adorait aussi, de l'adoration que son fils avait pour elle. Maintenant, tous les trois désespéraient ses nuits. Sans qu'il se l'avouât, elle l'avait touché dans la cathédrale, la petite brodeuse, si simple, avec ses cheveux d'or, sa nuque fraîche, sentant bon la jeunesse. Il la revoyait, elle passait délicate, pure, d'une soumission irrésistible. Un remords ne serait pas entré en lui, d'une marche plus certaine, ni plus conquérante. Il pouvait la rejeter à voix haute, il savait bien désormais qu'elle lui tenait le cœur, de ses humbles mains, abîmées par l'aiguille. Pendant que Félicien le suppliait violemment, il les avait aperçues, derrière sa tête blonde, les deux femmes adorées, celle que lui pleurait, celle qui se mourait pour son enfant. Et, ravagé, sanglotant, ne sachant où retrouver le calme, il demandait au Ciel de lui donner le courage de s'arracher le cœur, puisque ce cœur n'était plus à Dieu.

Monseigneur pria jusqu'au soir. Quand il reparut, il était d'une blancheur de cire, déchiré, résolu pourtant. Lui ne pouvait rien, il répéta le mot terrible: Jamais! C'était Dieu qui seul avait le droit de le relever de sa parole; et Dieu, imploré, se taisait. Il fallait souffrir. Deux jours s'écoulèrent. Félicien rôdait devant la petite maison, fou de douleur, aux aguets des nouvelles. Chaque fois que sortait quelqu'un, il défaillait de crainte. Et ce fut ainsi que le matin où Hubertine courut à l'église demander les saintes huiles, il sut qu'Angélique ne passerait pas la journée. L'abbé Cornille n'était pas là, il battit la ville pour le trouver, mettant en lui une dernière espérance de secours divin. Puis, comme-il ramenait le bon prêtre, son espoir s'en alla, il tomba à une crise de doute et de rage. Que faire? de quelle façon obliger le Ciel à intervenir? Il s'échappa, força de nouveau les portes de l'Évêché; et l'évêque, un moment, eut peur, devant l'incohérence de ses paroles. Ensuite, il comprit:

Angélique agonisait, elle attendait l'extrême-onction, Dieu seul pouvait la sauver. Le jeune homme n'était venu que pour crier sa peine, rompre avec ce père abominable, lui jeter son meurtre au visage. Mais Monseigneur l'écoutait sans colère, les yeux éclairés brusquement d'un rayon, comme si une voix enfin avait parlé. Et il lui fit signe de marcher le premier, il le suivit, en disant:

—Si Dieu veut, je veux.

Félicien fut traversé d'un grand frisson. Son père consentait, déchargé de son vouloir, soumis à la bonne volonté du miracle. Eux n'étaient plus, Dieu agirait. Les larmes l'aveuglèrent, pendant que Monseigneur, à la sacristie, prenait les saintes huiles des mains de l'abbé Cornille. Il les accompagna, éperdu, il n'osa entrer dans la chambre, tombé à deux genoux sur le palier, devant la porte grande ouverte.

—Fax huic domui.

—El omnibus habitantibus in ea.

Monseigneur venait de poser, sur la table blanche, entre les deux cierges, les saintes huiles en traçant dans l'air le signe de la croix, avec le vase d'argent. Il prit ensuite, des mains de l'abbé, le crucifix, et s'approcha de la malade, pour le lui faire baiser.

Mais Angélique était toujours sans connaissance, les paupières closes, les mains raidies, pareille aux minces et rigides figures de pierre couchées sur les tombeaux. Un instant, il la regarda, s'aperçut qu'elle n'était point morte, à son petit souffle, lui mit aux lèvres le crucifix. Il attendait, sa face gardait la majesté du ministre de la pénitence, aucune émotion humaine ne s'y montra, lorsqu'il eut constaté que pas un frémissement n'avait couru sur le fin profil ni dans les cheveux de lumière. Elle vivait pourtant, cela suffisait au rachat des fautes. Alors, Monseigneur reçut de l'abbé le bénitier et l'aspersoir; et, tandis que celui-ci lui présentait le rituel ouvert, il jeta de l'eau bénite sur la mourante, en lisant les paroles latines:

—Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis me, et super nivem, dealbabor. Des gouttes jaillissaient, tout le grand lit en était rafraîchi, comme d'une rosée. Il en plut sur les doigts, sur les joues; mais, une à une, elles y roulaient, ainsi que sur un marbre insensible.

Et l'évêque se tourna ensuite vers les assistants, il les aspergea à leur tour. Hubert et Hubertine, agenouillés côte à côte, dans leur besoin de foi ardente, se courbèrent sous l'ondée de cette bénédiction. Et l'évêque bénissait aussi la chambre, les meubles, les murs blancs, toute cette blancheur nue, lorsque, en passant près de la porte, il se trouva devant son fils, abattu sur le seuil, sanglotant dans ses mains brûlantes. D'un geste lent, il leva par trois fois l'aspersoir, il le purifia d'une pluie douce. Cette eau bénite, ainsi répandue partout, c'était pour chasser d'abord les mauvais esprits, volant par milliards, invisibles. À ce moment, un pâle rayon de soleil d'hiver glissait jusqu'au lit; et tout un vol d'atomes, des poussières agiles, semblaient y vivre, innombrables, descendus d'un angle de la fenêtre comme pour baigner de leur foule tiède les mains froides de la mourante.

Revenu devant la table, Monseigneur dit l'oraison:—Exaudi nos.... Il ne se pressait point. La mort était là, parmi les rideaux de vieille perse; mais il la sentait sans hâte, elle patienterait.

Et, bien que, dans l'anéantissement de son être, l'enfant ne pût l'entendre, il lui parla, il demanda:

—N'avez-vous rien sur la conscience qui vous fasse de la peine? Confessez vos tourments, soulagez-vous, ma fille.

Allongée, elle garda le silence. Lorsqu'il lui eut en vain donné le temps de répondre, il commença l'exhortation de la même voix pleine, sans paraître savoir que pas une de ses paroles ne lui arrivait.

—Recueillez-vous, demandez, au fond de vous-même, pardon à Dieu. Le sacrement va vous purifier et vous rendre des forces nouvelles. Vos yeux deviendront clairs, vos oreilles chastes, vos narines fraîches, votre bouche sainte, vos mains innocentes....

Il dit jusqu'au bout ce qu'il fallait dire, les yeux sur elle; et elle soufflait à peine, pas un des cils de ses paupières closes ne remuait. Puis, il commanda:

—Récitez le symbole.

Après avoir attendu, il le récita lui-même.

—Credo in unum Deum....

—Amen, répondit l'abbé Cornille.

On entendait toujours, sur le palier, Félicien pleurer à gros sanglots, dans l'énervement de l'espoir. Hubert et Hubertine priaient, du même geste élancé et craintif, comme s'ils avaient senti descendre les toutes-puissances inconnues. Un arrêt s'était produit, un balbutiement de prière. Et, maintenant, les litanies du rituel se déroulaient, l'invocation aux saints et aux saintes, l'envolée des Kyrie eleison, appelant tout le ciel au secours de l'humanité misérable.

Puis, soudain, les voix tombèrent, il se fit un silence profond. Monseigneur se lavait les doigts, sous les quelques gouttes d'eau que l'abbé lui versait de l'aiguière. Enfin, il reprit le vaisseau des saintes huiles, en ôta le couvercle, vint se placer devant le lit. C'était la solennelle approche du sacrement, de ce dernier sacrement dont l'efficacité efface tous les péchés mortels ou véniels, non pardonnés, qui demeurent dans l'âme après les autres sacrements reçus: anciens restes de péchés oubliés, péchés commis sans le savoir, péchés de langueur n'ayant pas permis de se rétablir fermement en la grâce de Dieu.

Mais où les prendre, ces péchés? Ils venaient donc du dehors, dans ce rayon de soleil, aux poussières dansantes, qui semblaient apporter des germes de vie jusque sur ce grand lit royal, blanc et froid de la mort d'une vierge?

Monseigneur s'était recueilli, les regards de nouveau sur Angélique, s'assurant que le petit souffle n'avait pas cessé. Il se défendait encore de toute émotion humaine, à la voir si amincie, d'une beauté d'ange, immatérielle déjà. Son pouce ne trembla pas, lorsqu'il le trempa doucement dans les saintes huiles et qu'il commença les onctions sur les cinq parties du corps où résident les sens, les cinq fenêtres par lesquelles le mal entre dans l'âme.

D'abord, sur les yeux, sur les paupières fermées, la droite, la gauche; et le pouce, légèrement, traçait le signe de la croix.

—Fer istam sanctam unctionem, et sltam piissimam misericordiam, indulgeattibi Dominus quidquid per visum deliquisti.

Et les péchés de la vue étaient réparés, les regards lascifs, les curiosités déshonnêtes, les vanités des spectacles, les mauvaises lectures, les larmes répandues pour des chagrins coupables. Et elle ne connaissait d'autre livre que la Légende, d'autre horizon que l'abside de la cathédrale, qui lui bouchait le reste du monde. Et elle n'avait pleuré que dans la lutte de l'obéissance contre la passion. L'abbé Cornille prit un des flocons d'ouate, en essuya les deux paupières, puis l'enferma dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur oignit les oreilles, aux lobes d'une transparence de nacre, le droit, le gauche, à peine mouillés du signe de la croix.

—Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per gustum delisquisti. Et toute l'abomination de l'ouïe se trouvait rachetée, toutes les paroles, toutes les musiques qui corrompent, les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les propos licencieux écoutés avec complaisance, les mensonges d'amour aidant à la défaite du devoir, les chants profanes exaltant la chair, les violons des orchestres pleurant de volupté sous les lustres. Et, dans son isolement de fille cloîtrée, elle n'avait même jamais entendu le bavardage libre des voisines, le juron d'un charretier qui fouette ses chevaux. Et elle n'avait dans les oreilles d'autres musiques que les cantiques saints, le grondement des orgues, le balbutiement des prières, dont la petite maison fraîche vibrait toute, au flanc de la vieille église.

L'abbé, après avoir essuyé les oreilles avec un flocon d'ouate, le mit dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur passa aux narines, la droite, la gauche, pareilles à deux pétales de rose blanche, que son pouce purifiait du signe de la croix.

—Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per odoratum deliquisti.

Et l'odorat retournait à l'innocence première, lavé de toute souillure, non seulement de la honte charnelle des parfums, de la séduction des fleurs aux haleines trop douces, des senteurs éparses de l'air qui endorment l'âme, mais encore des fautes de l'odorat intérieur, les mauvais exemples donnés à autrui, la peste contagieuse du scandale. Et, droite, pure, elle avait fini par être un lis parmi les lis, un grand lis dont le parfum fortifiait les faibles, égayait les forts. Et, justement, elle était si candidement délicate, qu'elle n'avait jamais pu tolérer les œillets ardents, les lilas musqués, les jacinthes fiévreuses, seulement à l'aise parmi les floraisons calmes, les violettes et les primevères des bois.

L'abbé essuya les narines, glissa le flocon d'ouate dans un autre des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur, descendant à la bouche close, qu'entrouvrait à peine le léger souffle, barra la lèvre inférieure du signe de la croix.

—Fer btam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per gustum deliquisti.

Et toute sa bouche n'était plus qu'un calice d'innocence, car c'était, cette fois, le pardon des basses satisfactions du goût, la gourmandise, la sensualité du vin et du miel, le pardon surtout des crimes de la langue, l'universelle coupable, la provocatrice, l'empoisonneuse, celle qui fait les querelles, les guerres, les erreurs, les paroles fausses dont le ciel lui-même est obscurci. Et la gourmandise n'avait jamais été son vice, elle en était venue, comme Elisabeth, à se nourrir, sans distinguer les aliments. Et, si elle vivait dans l'erreur, c'était son rêve qui l'y avait mise, l'espoir de l'au-delà, la consolation de l'invisible, tout ce monde enchanté que créait son ignorance et qui faisait d'elle une sainte.

L'abbé, ayant essuyé la bouche, plia le flocon d'ouate dans le quatrième des cornets de papier blanc.

Enfin, Monseigneur, à droite, puis à gauche, joignant les paumes des deux petites mains d'ivoire, renversées sur le drap, effaça leurs péchés, du signe de la croix.

—Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per tactum deliquisti.

Et le corps entier était blanc, lavé de ses dernières macules, celles du toucher, les plus salissantes, les rapines, les batteries, les meurtres, sans compter les péchés des autres parties omises, la poitrine, les reins et les pieds, que cette onction rachetait aussi, tout ce qui brûle et rugit dans la chair, nos colères, nos désirs, nos passions déréglées, les charniers où nous courons, les joies défendues dont crient nos membres. Et, depuis qu'elle était là, mourante de sa victoire, elle avait abattu sa violence, son orgueil et sa passion, comme si elle n'eût apporté le mal originel que pour la gloire d'en triompher. Et elle ne savait même pas qu'elle avait eu des désirs, que sa chair avait gémi d'amour, que le grand frisson de ses nuits pouvait être coupable, tellement elle était cuirassée d'ignorance, l'âme blanche, toute blanche.

L'abbé essuya les mains, fit disparaître le flocon d'ouate dans le dernier cornet de papier blanc, et brûla les cinq cornets, au fond du poêle.

La cérémonie était terminée, Monseigneur se lavait les doigts, avant de dire l'oraison finale. Il n'avait plus qu'à exhorter encore la mourante, en lui mettant au poing le cierge symbolique, pour chasser les démons et montrer qu'elle venait de recouvrer l'innocence baptismale. Mais elle était restée rigide, les yeux fermés, morte. Les saintes huiles avaient purifié son corps, les signes de croix laissaient leurs traces aux cinq fenêtres de l'âme, sans faire remonter aux joues une onde de vie. Imploré, espéré, le prodige ne s'était pas produit. Hubert et Hubertine, toujours agenouillés côte à côte, ne priaient plus, regardaient de leurs yeux fixes, si ardemment qu'on les aurait dits tous les deux immobilisés à jamais, ainsi que ces figures de donataires qui attendent la résurrection, dans un coin d'ancien vitrail. Félicien s'était traîné sur les genoux, maintenant à la porte même, ayant cessé de sangloter, la tête droite, lui aussi, pour voir, enragé de la surdité de Dieu.

Une dernière fois, Monseigneur s'approcha du lit, suivi de l'abbé Cornille, qui tenait, tout allumé, le cierge qu'on devait mettre dans la main de la malade. Et l'évêque, s'entêtant à aller jusqu'au bout du rite, afin de laisser à Dieu le temps d'agir, prononça la formule:

—Accipe lampadem ardentem, custodi unctionem tuam, ut cum Dominus ad judicandum venerit, possis occurrere ei cum omnibus sanctis, et vivas in soecula soeculorum.

—Amen, répandit l'abbé.

Mais, quand ils essayèrent d'ouvrir la main d'Angélique et de la serrer autour du cierge, la main inerte retomba sur la poitrine.

Alors, Monseigneur fut saisi d'un grand tremblement.

C'était l'émotion, longtemps combattue, qui débordait en lui, emportant les dernières rigidités du sacerdoce. Il l'avait aimée, cette enfant, du jour où elle était venue sangloter à ses genoux. À cette heure, elle était pitoyable, avec cette pâleur du tombeau, d'une beauté si douloureuse, qu'il ne tournait plus les regards vers le lit, sans que son cœur, secrètement, fût noyé de chagrin. Il cessait de se contenir, deux grosses larmes gonflèrent ses paupières, coulèrent sur ses joues. Elle ne pouvait pas mourir ainsi, il était vaincu par son charme dans la mort.

Et Monseigneur, se rappelant les miracles de sa race, ce pouvoir que le Ciel leur avait donné de guérir, songea que Dieu sans doute attendait son consentement de père. Il invoqua sainte Agnès, devant laquelle tous les siens avaient fait leurs dévotions, et comme Jean V. d'Hautecœur allant prier au chevet des pestiférés et les baiser, il pria, il baisa Angélique sur la bouche.

—Si Dieu veut, je veux.

Tout de suite, Angélique ouvrit les paupières. Elle le regardait sans surprise, éveillée de son long évanouissement; et ses lèvres, tièdes du baiser, souriaient. C'étaient des choses qui devaient se réaliser, peut-être sortait-elle de les rêver une fois encore, trouvant très simple que Monseigneur fût là, pour la fiancer à son fils, puisque l'heure était arrivée enfin.

D'elle-même elle se mit sur son séant, au milieu du grand lit royal.

L'évêque, ayant dans les yeux la clarté du prodige, répéta la formule:

—Accipe lampadem ardentem....

—Amen, répondit l'abbé.

Angélique avait pris le cierge allumé, et d'une main ferme, elle le tenait droit. La vie était revenue, la flamme brûlait très claire, chassant les esprits de la nuit.

Un grand cri traversa la chambre, Félicien était debout, comme soulevé par le vent du miracle; tandis que les Hubert, renversés sous le même souffle, restaient à genoux, les yeux béants, la face ravie, devant ce qu'ils venaient de voir. Le lit leur avait paru enveloppé d'une vive lumière, des blancheurs montaient encore dans le rayon de soleil, pareilles à des plumes blanches; et les murs blancs, toute la chambre blanche gardait un éclat de neige. Au milieu, ainsi qu'un lis rafraîchi et redressé sur sa tige, Angélique dégageait cette clarté. Ses cheveux d'or fin la nimbaient d'une auréole, les yeux couleur de violette luisaient divinement, toute une splendeur de vie rayonnait de son visage pur. Et Félicien, la voyant guérie, bouleversé de cette grâce que le Ciel leur faisait, s'approcha, s'agenouilla près du lit.

—Ah! chère âme, vous nous reconnaissez, vous vivez.... Je suis à vous, mon père le veut bien, puisque Dieu l'a voulu.

Elle inclina la tête, elle eut un rire gai.

—Oh! je savais, j'attendais.... Tout ce que j'ai vu doit être.

Monseigneur, qui avait retrouvé sa hauteur sereine, lui posa de nouveau sur la bouche le crucifix, qu'elle baisa cette fois, en servante soumise. Puis, d'un grand geste, par toute la chambre, au-dessus de toutes les têtes, il donna les bénédictions dernières, pendant que les Hubert et l'abbé Comille pleuraient.

Félicien avait pris la main d'Angélique. Et, dans l'autre petite main, le cierge d'innocence brûlait, très haut.


Chargement de la publicité...