Le Rhin, Tome III
The Project Gutenberg eBook of Le Rhin, Tome III
Title: Le Rhin, Tome III
Author: Victor Hugo
Release date: July 8, 2012 [eBook #40172]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LE RHIN
III
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
VICTOR HUGO
LE RHIN
III
COLLECTION HETZEL
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
rue Pierre-Sarrazin, No 14
1858
Droit de traduction réservé
LETTRE XXIII
MAYENCE.
L'auteur définit le chemin de fer.—Particularités du chemin de fer de Mayence à Francfort.—Dévastations sauvages et progrès hideux du «bon goût.»—L'auteur compare entre elles Cologne, Francfort et Mayence.—La cathédrale de Mayence.—Edifice à double abside.—Plan géométral.—Les clochers.—Portes de bronze.—Fac-simile de l'inscription. Voyage attentif et curieux de l'auteur à travers les tombeaux des archevêques-électeurs.—Dénombrement.—Détails.—Rapprochements.—Singulière histoire de l'astrologue Mabusius.—Monsieur Louis Colmar, pendant de monsieur Antoine Berdolet.—Jean et Adolphe de Nassau, pendants d'Adolphe et Antoine de Schauenbourg.—Il y a quarante-trois tombeaux.—Fastrada, femme de Charlemagne.—Son épitaphe.—Fac-simile.—792.—Le bon vieux Suisse qui raconte ces histoires.—Ameublements différents des deux absides.—Magnifique menuiserie rococo.—Salle capitulaire.—Cloître.—Le bas-relief énigmatique.—Frauenlob.—La fontaine de la place du Marché.—Inscriptions.—Mayence du haut de la citadelle.—De quelle façon les femmes sont curieuses à Mayence.—Adlerstein.—Ce que c'est que le point noir qu'on voit là-bas.
Mayence, septembre.
Mayence et Francfort, comme Versailles et Paris, ne sont plus aujourd'hui qu'une même ville. Au moyen âge il y avait entre les deux cités huit lieues, c'est-à-dire deux journées; aujourd'hui cinq quarts d'heure les séparent, ou plutôt les rapprochent. Entre la ville impériale et la ville électorale, notre civilisation a jeté ce trait d'union qu'on appelle un chemin de fer. Chemin de fer charmant, qui côtoie le Mein par instants, qui traverse une verte, riche et vaste plaine, sans viaducs, sans tunnels, sans déblais ni remblais, avec de simples assemblages de bois sous les rails; chemin de fer que les pommiers ombragent paternellement ainsi qu'un sentier de village; qui est livré, sans fossés ni grilles, de plain-pied, à la bonhomie saturnienne des gamins allemands, et tout le long duquel il semble qu'une main invisible vous présente l'un après l'autre les vergers, les jardins et les champs cultivés, les retirant ensuite en hâte et les enfonçant pêle-mêle au fond du paysage comme des étoffes dédaignées par l'acheteur.
Francfort et Mayence sont, comme Liége, d'admirables villes dévastées par le bon goût. Je ne sais quelle propriété corrosive ont l'architecture blafarde, les colonnades de plâtre, les églises-théâtres et les palais-guinguettes; mais il est certain que toutes les pauvres vieilles cités fondent et se dissolvent rapidement dans ces affreux tas de maisons blanches. J'espérais voir à Mayence le Martinsburg, résidence féodale des électeurs-archevêques jusqu'au dix-septième siècle; les Français en avaient fait un hôpital, les Hessois l'ont rasé pour agrandir le port franc. Quant à l'hôtel des marchands, bâti en 1317 par la fameuse ligue des cent villes, splendidement décoré des statues de pierre des sept électeurs portant leurs blasons, au-dessous desquels deux figures colossales soutenaient l'écu de l'empire, on l'a démoli pour faire une place. Je comptais me loger vis-à-vis, dans cette hôtellerie des Trois-Couronnes ouverte dès 1360 par la famille Cleemann, à coup sûr la plus ancienne auberge de l'Europe; je m'attendais à une de ces hôtelleries comme en décrit le chevalier de Gramont, avec l'immense cheminée, la grande salle à piliers et à solives, dont le mur n'est qu'un vitrage maillé de plomb, et au dehors la borne à monter sur mule. Je n'y suis pas même entré. La vieille auberge Cleemann est à présent une espèce de faux hôtel Meurice, avec des rosaces en carton pierre aux plafonds, et aux fenêtres ce luxe de draperies et cette indigence de rideaux qui caractérisent les hôtelleries allemandes.
Quelque jour Mayence fera de la maison de Bona Monte et de la maison Zum Jungen ce que Paris a fait du vénérable logis du pilier des halles. On détruira, pour le remplacer par quelque méchante façade ornée d'un méchant buste, le toit natal de ce Jean Gensfleisch, gentilhomme de la chambre de l'électeur Adolphe de Nassau, que la postérité connaît sous le nom de Guttemberg, comme elle connaît sous le nom de Molière Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi Louis XIV.
Cependant les vieilles églises défendent encore ce qui les entoure; et c'est autour de sa cathédrale qu'il faut chercher Mayence, comme c'est autour de sa collégiale qu'il faut chercher Francfort.
Cologne est une cité gothique encore attardée dans l'époque romane; Francfort et Mayence sont deux cités gothiques déjà plongées dans la renaissance, et même, par beaucoup de côtés, dans le style rocaille et chinois. De là, pour Mayence et Francfort, je ne sais quel air de villes flamandes qui les distingue et les isole presque parmi les villes du Rhin.
On sent à Cologne que les austères constructeurs du Dôme, maître Gérard, maître Arnold et maître Jean, ont longtemps empli toute la ville de leur souffle. Il semble que ces trois grandes ombres aient veillé pendant quatre siècles sur Cologne, protégeant l'église de Plectrude, l'église d'Annon, le tombeau de Théophanie et la chambre d'or des onze mille vierges, barrant la route au faux goût, tolérant à peine les imaginations presque classiques de la renaissance, gardant la pureté des ogives et des archivoltes, sarclant les chicorées de Louis XV partout où elles se hasardaient, maintenant dans toute la vivacité de leurs profils et de leurs arêtes les pignons taillés et les sévères hôtels du quatorzième siècle; et qu'elles ne se soient retirées, comme le lion devant l'âne, qu'en présence de l'art bête et abominable des architectes parisiens de l'Empire et de la Restauration. A Mayence et à Francfort, l'architecture-Rubens, la ligne gonflée et puissante, le riche caprice flamand, l'épaisse et inextricable végétation des grillages de fer chargés de fleurs et d'animaux, l'inépuisable variété des encoignures et des tourelles; la couleur, le phénomène; le contour joufflu, pansu, opulent, ayant plus de santé encore que de beauté; le mascaron, le triton, la naïade, le dauphin ruisselant, toute la sculpture païenne charnue et robuste, l'ornementation énorme, hyperbolique et exorbitante, le mauvais goût magnifique, ont envahi la ville depuis le commencement du dix-septième siècle, et ont empanaché et enguirlandé, selon leur poétique fantasque, la vieille et grave maçonnerie allemande. Aussi, ce ne sont partout que devantures historiées, ouvrées et guillochées; frontons compliqués de pots à feu, de grenades, de pommes de pin, de cippes et de rocailles, offrant des profils de buissons d'écrevisses; et pignons volutés à trois marteaux comme la perruque de cérémonie de Louis XIV.
Vues à vol d'oiseau, Mayence et Francfort, ayant, l'une sur le Rhin, l'autre sur le Mein, la même position que Cologne, ont nécessairement la même forme. Sur la rive qui leur fait face, le pont de bateaux de Mayence a produit Castel, et le pont de pierre de Francfort a produit Sachshausen, comme le pont de Cologne a produit Deutz.
Le dôme de Mayence, de même que les cathédrales de Worms et de Trèves, n'a pas de façade, et se termine à ses deux extrémités par deux chœurs. Ce sont deux absides romanes, ayant chacune son transsept, qui se regardent et que réunit une grande nef. On dirait deux églises soudées l'une à l'autre par leur façade. Les deux croix se touchent et se mêlent par le pied. Cette disposition géométrale engendre en élévation six campaniles, c'est-à-dire sur chaque abside un gros clocher entre deux tourelles, ainsi que le prêtre entre le diacre et le sous-diacre, symbolisme que reproduit, comme je l'ai dit ailleurs, la grande rosace de nos cathédrales entre ses deux ogives.
Les deux absides dont la réunion compose la cathédrale de Mayence sont de deux époques différentes, et, quoique presque identiques en dessin géométral, aux dimensions près, présentent, comme édifices, un contraste complet et frappant. La première et la moins grande date du dixième siècle. Commencée en 978, elle a été terminée en 1009. La seconde, dont le gros clocher a deux cents pieds de haut, a été commencée peu après, mais elle a été incendiée en 1190, et depuis lors chaque siècle y a mis sa pierre. Il y a cent ans, le goût régnant a envahi le dôme; toute la flore de l'architecture Pompadour a mêlé ses jets de pierre, ses falbalas et ses ramages aux dentelures byzantines, aux losanges lombards et aux pleins cintres saxons, et aujourd'hui cette végétation bizarre et grimaçante couvre la vieille abside. Le gros clocher, cône large, trapu, ample à sa base, superbement chargé de trois riches diadèmes fleuronnés dont les diamètres décroissent de sa base à son sommet, taillé partout à roses et à facettes, semble plutôt bâti avec des pierreries qu'avec des pierres. Sur l'autre grosse tour, grave, simple, byzantine et gothique, qui lui fait face, des maçons modernes ont érigé, probablement par économie, une coupole également pointue, appuyée à sa base sur un cercle de pignons aigus ressemblant à la couronne de fer des rois lombards, coupole en zinc, parfaitement nue, sans dorure et sans ornement, d'un profil légèrement renflé, qui rappelle l'ancienne coiffure pontificale des temps primitifs. On dirait la sévère tiare de Grégoire VII regardant la tiare splendide de Boniface VIII. Haute pensée, posée, construite et sculptée là par le temps et le hasard, ces deux grands architectes.
Tout ce vénérable ensemble est badigeonné en rose; tout, du haut en bas, les deux absides, la grande nef et les six clochers. La chose est faite avec recherche et goût. On a décerné le rose pâle au clocher byzantin, et le rose vif au clocher Pompadour.
Comme la chapelle d'Aix, la cathédrale de Mayence a ses portes de bronze ornées de têtes de lions; celles d'Aix-la-Chapelle sont romaines. Quand j'ai visité Aix et que j'ai vu ces portes, j'y ai, vous vous en souvenez, vainement cherché la fêlure qu'y fit, dit-on, et qu'y dut faire en effet le coup de pied du diable lorsqu'il s'en alla furieux d'avoir avalé l'âme d'un loup au lieu de l'âme d'un bourgeois ayant pignon sur rue. Aucune histoire de ce genre ne recommande les portes du dôme de Mayence. Elles sont du onzième siècle et ont été données par l'archevêque Willigis à l'église, aujourd'hui démolie, de Notre-Dame, où on les a prises pour les enclaver dans un majestueux portail roman de la cathédrale. Sur les deux battants d'en haut sont écrits en caractères romains les priviléges accordés à la ville en 1135 par l'archevêque Adalbert, second électeur de Cologne. Au-dessous est gravée sur une seule ligne cette légende plus ancienne (sic):
Si l'intérieur de Mayence rappelle les villes flamandes, l'intérieur de sa cathédrale rappelle les églises belges. La nef, les chapelles, les deux transsepts et les deux absides sont sans vitraux, sans mystère, badigeonnés en blanc du pavé à la voûte, mais somptueusement meublés. De toutes parts surgissent à l'œil les fresques, les tableaux, les boiseries, les colonnes torses et dorées; mais les vrais joyaux de cet immense édifice, ce sont les tombeaux des archevêques-électeurs. L'église en est pavée, les autels en sont faits, les piliers en sont étayés, les murs en sont couverts; ce sont de magnifiques lames de marbre et de pierre, plus précieuses quelquefois par la sculpture et le travail que les lames d'or du temple de Salomon. J'ai constaté, tant dans l'église que dans la salle capitulaire et le cloître, un tombeau du huitième siècle, deux du treizième, six du quatorzième, six du quinzième, onze du seizième, huit du dix-septième et neuf du dix-huitième; en tout quarante-trois sépulcres. Dans ce nombre je ne compte ni les tombeaux-autels, difficiles à aborder et à explorer, ni les tombeaux-pavés, sombre et confuse mosaïque de la mort, de jour en jour plus effacée sous les pieds de ceux qui vont et viennent.
J'omets également les quatre ou cinq tombeaux insignifiants du dix-neuvième siècle.
Toutes ces tombes, cinq exceptées, sont des sépultures d'archevêques. Sur ces trente-huit cénotaphes, dispersés sans ordre chronologique et comme au hasard sous une forêt de colonnes byzantines à chapiteaux énigmatiques, l'art de six siècles se développe, végète et croise inextricablement ses rameaux, d'où tombent, comme un double fruit, l'histoire de la pensée en même temps que l'histoire des faits. Là, Liebenstein, Hompurg, Gemmingen, Heufenstein, Brandebourg, Steinburg, Ingelheim, Dalberg, Eltz, Stadion, Weinsberg, Ostein, Leyen, Hennenberg, Tour-et-Taxis, presque tous les grands noms de l'Allemagne rhénane, apparaissent à travers ce sombre rayonnement que les tombeaux répandent dans les ténèbres des églises. Toutes les fantaisies d'époque, d'artiste et de mourant se mêlent à toutes les épitaphes. Les mausolées du dix-huitième siècle s'entr'ouvrent et laissent échapper leur squelette emportant dans ses longs doigts sans chair des mitres d'archevêques et des chapeaux d'électeurs. Les archevêques contemporains de Richelieu et de Louis XIV rêvent couchés au bas de leurs sarcophages et appuyés sur le coude. Les arabesques de la renaissance accrochent leurs vrilles et perchent leurs chimères dans les délicats feuillages du quinzième siècle, et font entrevoir, sous mille complications charmantes, des statuettes, des distiques latins et des blasons coloriés. Des noms sévères, Mathias Burhecg, Conradus Rheingraf (Conrad, comte du Rhin), s'inscrivent, entre le moine tonsuré qui figure le clergé et l'homme d'armes morionné qui figure la noblesse, sous la pure ogive à triangle équilatéral du quatorzième siècle; et sur la lame peinte et dorée du treizième siècle, de gigantesques archevêques qui ont des monstres apocalyptiques sous les pieds couronnent de leurs deux mains à la fois des rois et des empereurs moindres qu'eux. C'est dans cette hautaine attitude que vous regardent fixement avec leurs yeux de momie égyptienne Siegfried, qui couronna deux empereurs: Henri de Thuringe et Wilhelm de Hollande; et Pierre Aspeld, qui couronna deux empereurs et un roi: Louis de Bavière, Henri VII et Jean de Bohême. Les armoiries, les manteaux héraldiques, la mitre, la couronne, le chapeau électoral, le chapeau cardinal, les sceptres, les épées, les crosses, abondent, s'entassent et s'amoncellent sur ces monuments, et s'efforcent de recomposer devant l'œil du passant cette grande et formidable figure qui présidait les neuf électeurs de l'empire d'Allemagne et qu'on appelait l'archevêque de Mayence. Chaos, déjà à demi submergé dans l'ombre, de choses augustes ou illustres, d'emblèmes vénérables ou redoutables, d'où ces puissants princes voulaient faire sortir une idée de grandeur et d'où sort une idée de néant.
Chose remarquable et qui prouve jusqu'à quel point la Révolution française était un fait providentiel et comme la résultante nécessaire, et pour ainsi dire algébrique, de tout l'antique ensemble européen, c'est que tout ce qu'elle a détruit a été détruit pour jamais. Elle est venue à l'heure dite, comme un bûcheron pressé de finir sa besogne, abattre en hâte et pêle-mêle tous les vieux arbres mystérieusement marqués par le Seigneur. On sent, ainsi que je crois l'avoir déjà indiqué quelque part, qu'elle avait en elle le quid divinum. Rien de ce qu'elle a jeté bas ne s'est relevé, rien de ce qu'elle a condamné n'a survécu, rien de ce qu'elle a défait ne s'est recomposé. Et observons ici que la vie des États n'est pas suspendue au même fil que celle des individus; il ne suffit pas de frapper un empire pour le tuer; on ne tue les villes et les royaumes que lorsqu'ils doivent mourir. La Révolution française a touché Venise, et Venise est tombée; elle a touché l'empire d'Allemagne, et l'empire d'Allemagne est tombé; elle a touché les électeurs, et les électeurs se sont évanouis. La même année, la grande année-abîme, a vu s'engloutir le roi de France, cet homme presque dieu, et l'archevêque de Mayence, ce prêtre presque roi.
La Révolution n'a pas extirpé ni détruit Rome, parce que Rome n'a pas de fondements, mais des racines; racines qui vont sans cesse croissant dans l'ombre sous Rome et sous toutes les nations, qui traversent et pénètrent le globe entier de part en part, et qu'on voit reparaître à l'heure qu'il est en Chine et au Japon, de l'autre côté de la terre.
Le Jean de Troyes de Cologne, Guillaume de Hagen, greffier de la ville en 1270, raconte dans sa Petite Chronique manuscrite, malheureusement lacérée pendant l'occupation française et dont il ne reste plus que quelques feuillets dépareillés à Darmstadt, qu'en 1247 sous le règne de ce même archevêque de Mayence Siegfried, dont le tombeau fait dans la cathédrale une si redoutable figure, un vieux astrologue nommé Mabusius fut condamné à la potence comme sorcier et devin, et conduit, pour y mourir, au gibet de pierre de Lorchhausen, lequel marquait la frontière de l'archevêque de Mayence et faisait face à un autre gibet qui marquait la frontière du comte palatin. Arrivé là, comme l'astrologue refusait le crucifix et s'obstinait à se dire prophète, le moine qui l'accompagnait lui demanda en raillant en quelle année finiraient les archevêques de Mayence. Le vieillard pria qu'on lui déliât la main droite, ce qu'on fit; puis il ramassa un clou patibulaire tombé à terre, et, après avoir rêvé un instant, il grava avec ce clou sur la face du gibet qui regardait Mayence ce polygramme singulier:
(IV.) (XX.) (XIII.)
Après quoi il se livra au bourreau pendant que les assistants riaient de sa folie et de son énigme. Aujourd'hui, en rapprochant l'un de l'autre les trois nombres mystérieux écrits par le vieillard, on trouve ce chiffre formidable: quatre-vingt-treize.
Et, ceci est à noter aussi, ce gibet menaçant, qui, dès le treizième siècle, portait sur sa plinthe sinistre la date de la chute des empires, portait en même temps sa condamnation à lui-même et la date de son propre écroulement. Le gibet faisait partie de l'ancien pouvoir. La Révolution française n'a pas plus respecté la permanence des gibets que la permanence des dynasties. Comme rien n'est plus de marbre, rien n'est plus de pierre. Au dix-neuvième siècle, l'échafaud aussi a perdu sa majesté et sa grandeur; il est de sapin, comme le trône.
Ainsi qu'Aix-la-Chapelle, Mayence a eu un évêque, un seul, nommé par Napoléon, digne et respectable pasteur, dit-on, qui a siégé de 1802 à 1818, et qui est enterré, comme les autres, dans ce qui fut sa cathédrale. Cependant, il faut en convenir, en présence du majestueux néant des électeurs archiépiscopaux de Mayence, c'est un néant bien pauvre et bien petit que celui de M. Louis Colmar, évêque du département du Mont-Tonnerre, dans sa tombe ogive en style troubadour, laquelle serait un admirable modèle de pendule gothique pour les bourgeois riches de la rue Saint-Denis, si l'on y avait ajusté un cadran au lieu d'un évêque. Du reste, ainsi que je le disais tout à l'heure, ce chétif évêque, qui avait en lui cela de grand qu'il était un fait révolutionnaire, a tué l'archevêque souverain. Depuis M. Louis Colmar, il n'y a plus qu'un évêque à Mayence, aujourd'hui capitale de la Hesse rhénane.
J'ai trouvé la aussi un couple arcadien d'archevêques frères, enterrés vis-à-vis l'un de l'autre, après avoir régné sur le même peuple et gouverné les mêmes âmes, l'un en 1390, et l'autre en 1419. Jean et Adolphe de Nassau se regardent dans la nef de Mayence comme Adolphe et Antoine de Schauenbourg dans le chœur de Cologne.
J'ai dit que l'un des quarante-trois tombeaux était du huitième siècle. Ce monument, qui n'est pas d'un archevêque, est celui que j'ai cherché d'abord et qui m'a arrêté le plus longtemps, car il s'accouplait dans ma pensée au grand sépulcre d'Aix-la-Chapelle. C'est la tombe de Fastrada, femme de Charlemagne. La tombe de Fastrada est une simple lame de marbre blanc aujourd'hui enchâssée dans un mur. J'ai déchiffré cette épitaphe, écrite en lettres romaines avec les abréviations byzantines:
Puis viennent ces trois vers mystérieux:
Et au-dessous le millésime en chiffres arabes:
C'est en 794, en effet, que Fastrada, déposée d'abord dans l'église de Saint-Alban, s'est endormie sous cette lame. Mille ans après, car l'histoire mêle quelquefois aux grandes choses une effrayante précision géométrique, en 1794, la compagne de Charlemagne s'est réveillée. Sa vieille ville de Mayence était bombardée, son église de Saint-Alban croulait dans l'incendie, sa tombe était ouverte. On ne sait ce que ses ossements sont devenus à cette époque. La pierre de son tombeau a été transportée dans la cathédrale.
Aujourd'hui un pauvre bon vieux Suisse en perruque aventurine, vêtu d'une espèce d'uniforme d'invalide, raconte cela aux passants.
Outre les tombeaux, les châssis à statuettes, les tableaux-volets à fond d'or, les bas-reliefs d'autels, chacune des deux absides a son ameublement spécial. La vieille abside de 978, ornée de deux charmants escaliers byzantins, s'arrondit autour d'une magnifique urne baptismale en bronze du quatorzième siècle. Sur la face extérieure de cette vaste piscine sont sculptés les douze apôtres et saint Martin, patron de l'église. Le couvercle a été brisé pendant le bombardement. Sous l'Empire, époque de goût, on a coiffé la vasque gothique d'une espèce de casserole.
L'autre abside, la plus grande et la moins ancienne, est occupée et, pour ainsi dire, encombrée par une grosse boiserie de chœur en chêne noir où le style tourmenté et furieux du dix-huitième siècle se déploie et s'insurge contre la ligne droite avec tant de violence, qu'il atteint presque la beauté. Jamais on n'a mis au service du mauvais goût un ciseau plus délicat, une fantaisie plus puissante, une invention plus variée. Quatre statues, Crescentius, premier évêque de Mayence en 70; Boniface, premier archevêque en 755; Willigis, premier électeur en 1011, et Bardo, fondateur du Dôme en 1050, se tiennent gravement debout sur le pourtour du chœur, dominé au-dessus du dais asiatique de l'archevêque par le groupe équestre de saint Martin et du pauvre. A l'entrée du chœur se dressent, dans toute la pompe mystérieuse du grand prêtre hébraïque, Aaron, qui représente l'évêque du dedans, et Melchisédech, qui figure l'évêque du dehors.
L'archevêque de Mayence, comme les princes-évêques de Worms et de Liége, comme les archevêques de Cologne et de Trèves, comme le pape, réunissait dans sa personne le double pontife. Il était à la fois Aaron et Melchisédech.
C'est une sombre et superbe halle romane que la salle capitulaire qui avoisine le chœur et qui répète avec la splendide menuiserie Pompadour l'antithèse des deux gros clochers. Là, rien qu'un grand mur nu, un pavé poudreux bossué par les reliefs des tombes, un reste de vitrail à la fenêtre basse, un tympan colorié figurant saint Martin, non en cavalier romain, mais en évêque de Tours; trois grandes sculptures du seizième siècle, qui sont le Crucifiement, la Sortie du tombeau et l'Ascension; autour de la salle un banc de pierre pour les chanoines, et au fond, pour l'archevêque-président, une large sellette aussi en pierre, qui rappelle cette sévère chaise de marbre des premiers papes qu'on garde à Notre-Dame-des-Doms d'Avignon. Et, si l'on soit de cette salle, on entre dans le cloître, cloître du quatorzième siècle, qui de tout temps a été un lieu austère et qui est aujourd'hui un lieu lugubre. Le bombardement de 94 est là écrit partout. De grandes herbes humides, parmi lesquelles moisissent des pierres argentées par la bave des reptiles; des arcades-ogives aux fenestrages brisés; des tombes fêlées par les obus comme des carreaux de vitre; des chevaliers de pierre armés de toutes pièces, souffletés à la face par des éclats de bombe et n'ayant plus que cette balafre pour visage; des haillons de vieille femme séchant sur une corde; des cloisons en planches rapiéçant çà et là des murailles de granit; une solitude morne, un accablement profond coupé par le croassement intermittent des corbeaux; voilà aujourd'hui le cloître archiépiscopal de Mayence. Une des assises d'un contre-fort, frappée par un boulet, a glissé tout entière dans son alvéole sous le choc, mais n'est pas tombée et apparaît encore là aujourd'hui comme une touche de clavecin sur laquelle se poserait un doigt invisible. Deux ou trois statues tristes et terribles, debout dans un coin sous la pluie et le vent, regardent en silence cette désolation.
Il y a là, sous les galeries du cloître, un monument obscur, un bas-relief du quatorzième siècle, dont j'ai cherché vainement à deviner l'énigme. Ce sont, d'un côté, les hommes enchaînés dans toutes les attitudes du désespoir; de l'autre, un empereur accompagné d'un évêque et entouré d'une foule de personnages triomphants. Est-ce Barberousse? Est-ce Louis de Bavière? Est-ce la révolte de 1160? Est-ce la guerre de ceux de Mayence contre ceux de Francfort en 1332? N'est-ce rien de tout cela?—Je ne sais. J'ai passé outre.
Comme j'allais sortir des galeries, j'ai distingué dans l'ombre une tête de pierre sortant à demi du mur et ceinte d'une couronne à trois fleurons d'ache comme les rois du onzième siècle. J'ai regardé. C'était une figure douce et sévère en même temps, une de ces faces empreintes de la beauté auguste que donne au visage de l'homme l'habitude d'une grande pensée. Au-dessous, la main d'un passant avait charbonné ce nom: Frauenlob. Je me suis souvenu de ce Tasse de Mayence, si calomnié pendant sa vie, si vénéré après sa mort. Quand Henri Frauenlob fut mort, en 1318, je crois, les femmes de Mayence, qui l'avaient raillé et insulté, voulurent porter son cercueil. Ces femmes et ce cercueil chargé de fleurs et de couronnes sont ciselés dans la lame un peu plus bas que la tête. J'ai regardé encore cette noble tête. Le sculpteur lui a laissé les yeux ouverts. Dans cette église pleine de sépulcres, dans cette foule de princes et d'évêques gisants, dans ce cloître endormi et mort, il n'y a plus que le poëte qui soit resté debout et qui veille.
La place du Marché, qui entoure deux côtés de la cathédrale, est d'un ensemble copieux, fleuri et divertissant. Au milieu se dresse une jolie fontaine trigone de la Renaissance allemande; ravissant petit poëme qui, d'un entassement d'armoiries, de mitres, de fleuves, de naïades, de crosses épiscopales, de cornes d'abondance, d'anges, de dauphins et de sirènes, fait un piédestal à la vierge Marie. Sur l'une des faces on lit ce pentamètre:
lequel rappelle, avec moins de bonhomie, la dédicace écrite sur la fontaine élevée par le dernier électeur de Trèves, près de son palais, dans la ville neuve de Coblenz: Clemens Vinceslaus, elector, vicinis suis. A ses concitoyens est constitutionnel. A ses voisins est charmant.
La fontaine de Mayence a été bâtie par Albert de Brandebourg, qui régnait vers 1540 et dont je venais de lire l'épitaphe dans la cathédrale: Albert, cardinal-prêtre de Saint-Pierre-aux-Liens, archichancelier du Saint-Empire, marquis de Brandebourg, duc de Stettin et de Poméranie, électeur. Il a érigé ou plutôt reconstruit cette fontaine, en souvenir des prospérités de Charles-Quint et de la captivité de François Ier, comme le constate cette inscription en lettres d'or ravivées récemment:
Vue du haut de la citadelle, Mayence présente seize faîtes vers lesquels se tournent gracieusement les canons de la confédération germanique: les six clochers de la cathédrale, deux beaux beffrois militaires, une aiguille du douzième siècle, quatre clochetons flamands, plus le dôme des Carmes de la rue Cassette répété trois fois, ce qui est beaucoup. Sur la pente de la colline que couronne la forteresse un de ces ignobles dômes coiffe une pauvre vieille église saxonne, la plus triste et la plus humiliée du monde, accostée d'un charmant cloître gothique à meneaux flamboyants où les kaiserlichs font boire leurs chevaux dans des sarcophages romans.
La beauté des riveraines du Rhin ne se dément pas à Mayence; seulement les femmes y sont tout à la fois curieuses à la façon des Flamandes et à la façon des Alsaciennes. Mayence est le point de jonction de l'espion-miroir d'Anvers et de l'espion-tourelle de Strasbourg.
La ville, si blanchie qu'elle soit, a gardé en beaucoup d'endroits son honorable aspect de cité marchande de la hanse rhénane. On lit encore sur des portes PRO CELERI MERCATVRÆ EXPEDITIONE. Dans deux ou trois ans on y lira Roulage accéléré.
Du reste, une vie profonde, qui sort du Rhin, anime cette ville. Elle n'est pas moins hérissée de mâts, pas moins encombrée de ballots, pas moins pleine de rumeur que Cologne. On marche, on parle, on pousse, on traîne, on arrive, on part, on vend, on achète, on crie, on chante, on vit enfin dans tous les quartiers, dans toutes les maisons, dans toutes les rues.—La nuit, cet immense bourdonnement se tait; et l'on n'entend plus dans Mayence que le murmure du Rhin et le bruit éternel des dix-sept moulins à eau amarrés aux piles englouties du pont de Charlemagne.
Quoi qu'aient fait les congrès, ou pour mieux dire à cause de ce qu'ont fait les congrès, le vide laissé à Mayence par la triple domination des Romains, des archevêques et des Français n'est pas comblé. Personne n'y est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n'y règne que de nom. Sur sa forteresse de Cassel il peut lire: CURA CONFŒDERATIONIS CONDITUM; et il peut voir un soldat blanc et un soldat bleu, c'est-à-dire l'Autriche et la Prusse, se promener nuit et jour, l'arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni l'Autriche n'y sont pas non plus chez elles; elles se gênent et se coudoient. Evidemment ceci n'est qu'un état provisoire. Il y a dans le mur même de la citadelle une ruine à demi engagée dans le rempart neuf,—une espèce de piédestal tronqué qu'on appelle encore maintenant la pierre de l'Aigle, Adlerstein. C'est le tombeau de Drusus. Une aigle en effet, une aigle impériale, une aigle formidable et toute-puissante, s'est posée là pendant seize cents ans puis s'est éclipsée. En 1804, elle a reparu; en 1814, elle s'est envolée de nouveau.—Aujourd'hui, à l'heure même où nous sommes, Mayence aperçoit à l'horizon, du côté de la France, un point noir qui grossit et qui s'approche. C'est l'aigle qui revient.
LETTRE XXIV
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN.
Quel aspect présente une certaine rue de Francfort un certain jour de la semaine.—Ce qui abonde à Francfort.—Quel est le plus grand danger que Francfort puisse courir.—L'auteur va à la boucherie.—Il pousse beaucoup de cris d'enthousiasme.—Le massacre des innocents.—L'auteur oublie tous ses devoirs au point de désobéir à une petite fille de quatre ans.—La place publique.—Les deux fontaines.—L'auteur dit des vérités à la justice.—Le Rœmer.—Utilité d'une servante qui prend une clef à un clou dans sa cuisine.—Salle des électeurs.—Détails.—Salle des empereurs.—Les quarante-cinq niches.—Ce qui se passait dans la place quand les électeurs avaient élu l'empereur.—Ce qui se passait à l'église après ce qui s'était passé dans la place.—L'église collégiale de Francfort.—Ce qui pend aux murailles.—L'horloge.—Les tableaux.—Sainte Cécile telle qu'on l'a trouvée dans son tombeau.—La couronne impériale.—Saint Barthélémy.—Gunther de Schwarzbourg.—L'auteur monte sur le clocher.—Francfort-sur-le-Mein à vol d'oiseau.—Les habitants du haut du clocher.—Philosophie.
Mayence, septembre.
J'étais à Francfort un samedi. Il y avait longtemps déjà que, marchant au hasard, je cherchais mon vieux Francfort dans un labyrinthe de maisons neuves fort laides et de jardins fort beaux, lorsque je suis arrivé tout à coup à l'entrée d'une rue singulière. Deux longues rangées parallèles de maisons noires, sombres, hautes, sinistres, presque pareilles, mais ayant cependant entre elles ces légères différences dans les choses semblables qui caractérisent les bonnes époques d'architecture; entre ces maisons toutes contiguës et compactes et comme serrées avec terreur les unes contre les autres, une chaussée étroite, obscure, tirée au cordeau; rien que des portes bâtardes surmontées d'un treillis de fer bizarrement brouillé; toutes les portes fermées; au rez-de-chaussée rien que des fenêtres garnies d'épais volets de fer; tous ces volets fermés; aux étages supérieurs, des devantures de bois presque partout armées de barreaux de fer; un silence morne, aucun chant, aucune voix, aucun souffle, par intervalles le bruit étouffé d'un pas dans l'intérieur des maisons; à côté des portes un judas grillé à demi entr'ouvert sur une allée ténébreuse; partout la poussière, la cendre, les toiles d'araignées, l'écroulement vermoulu, la misère plutôt affectée que réelle; un air d'angoisse et de crainte répandu sur les façades des édifices; un ou deux passants dans la rue me regardant avec je ne sais quelle défiance effarée: aux fenêtres des premiers étages, de belles jeunes filles parées, au teint brun, au profil busqué, apparaissant furtivement, ou des faces de vieilles femmes au nez de hibou, coiffées d'une mode exorbitante, immobiles et blêmes derrière la vitre trouble; dans les allées des rez-de-chaussée, des entassements de ballots et de marchandises; des forteresses plutôt que des maisons, des cavernes plutôt que des forteresses, des spectres plutôt que des passants.—J'étais dans la rue des Juifs, et j'y étais le jour du sabbat.
A Francfort il y a encore des Juifs et des chrétiens; de vrais chrétiens qui méprisent les juifs, de vrais juifs qui haïssent les chrétiens. Des deux parts on s'exècre et l'on se fuit. Notre civilisation, qui tient toutes les idées en équilibre et qui cherche à ôter de tout la colère, ne comprend plus rien à ces regards d'abomination qu'on se jette réciproquement entre inconnus. Les juifs de Francfort vivent dans leurs lugubres maisons, retirés dans des arrière-cours pour éviter l'haleine des chrétiens. Il y a douze ans, cette rue des Juifs, rebâtie et un peu élargie en 1662, avait encore à ses deux extrémités des portes de fer, garnies de barres et d'armatures extérieurement et intérieurement. La nuit venue, les juifs rentraient et les deux portes se fermaient. On les verrouillait en dehors comme des pestiférés, et ils se barricadaient en dedans comme des assiégés.
La rue des Juifs n'est pas une rue, c'est une ville dans la ville.
En sortant de la rue des Juifs, j'ai trouvé la vieille cité. Je venais de faire mon entrée dans Francfort.
Francfort est la ville des cariatides. Je n'ai vu nulle part autant de colosses portefaix qu'à Francfort. Il est impossible de faire travailler, geindre et hurler le marbre, la pierre, le bronze et le bois avec une invention plus riche et une cruauté plus variée. De quelque côté qu'on se tourne, ce sont de pauvres figures de toutes les époques, de tous les styles, de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les fantasmagories, qui se tordent et gémissent misérablement sous des poids énormes. Satyres cornus, nymphes à gorges flamandes, nains, géants, sphinx, dragons, anges, diables, tout un infortuné peuple d'êtres surnaturels, pris par quelque magicien qui pêchait effrontément dans toutes les mythologies à la fois, et enfermé par lui dans des enveloppes pétrifiées, est là enchaîné sous les entablements, les impostes et les architraves, et scellé jusqu'à mi-corps dans les murailles. Les uns portent des balcons; les autres, des tourelles; les plus accablés, des maisons. D'autres exhaussent sur leurs épaules quelque insolent nègre de bronze vêtu d'une robe d'étain doré, ou un immense empereur romain de pierre dans toute la pompe du costume de Louis XIV, avec sa grande perruque, son ample manteau, son fauteuil, son estrade, sa crédence où est sa couronne, son dais à pentes découpées et à vastes draperies; colossale machine qui figure une gravure d'Audran complétement reproduite en ronde-bosse dans un monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des enseignes d'auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides fléchissent dans toutes les postures de la rage, de la douleur et de la fatigue. Celles-ci courbent la tête, celles-là se retournent à demi; quelques-unes posent sur leurs hanches leurs deux mains crispées ou compriment leur poitrine gonflée prête à éclater; il y a des Hercules dédaigneux qui soutiennent une maison à six étages d'une seule épaule et montrent le poing aux gens; il y a de tristes Vulcains bossus qui s'aident de leurs genoux, ou de malheureuses sirènes dont la queue écaillée s'écrase affreusement entre les pierres de refend; il y a des Chimères exaspérées qui s'entre-mordent avec fureur; d'autres pleurent, d'autres rient d'un air amer, d'autres font aux passants des grimaces effroyables. J'ai remarqué que beaucoup de salles de cabaret, retentissantes du choc des verres, sont posées en surplomb sur des cariatides. Il paraît que c'est un goût des vieux bourgeois libres de Francfort de faire porter leurs ripailles par des statues souffrantes.
Le plus horrible cauchemar qu'on puisse avoir à Francfort, ce n'est ni l'invasion des Russes, ni l'irruption des Français, ni la guerre européenne traversant le pays, ni les vieilles guerres civiles déchirant de nouveau les quatorze quartiers de la ville, ni le typhus, ni le choléra; c'est le réveil, le déchaînement et la vengeance des cariatides.
Une des curiosités de Francfort, qui disparaîtra bientôt, j'en ai peur, c'est la boucherie. Elle occupe deux anciennes rues. Il est impossible de voir des maisons plus vieilles et plus noires se pencher sur un plus splendide amas de chair fraîche. Je ne sais quel air de jovialité gloutonne est empreint sur ces façades bizarrement ardoisées et sculptées, dont le rez-de-chaussée semble dévorer, comme une gueule profonde toute grande ouverte, d'innombrables quartiers de bœufs et de moutons. Les bouchers sanglants et les bouchères roses causent avec grâce sous des guirlandes de gigots. Un ruisseau rouge, dont deux fontaines jaillissantes modifient à peine la couleur, coule et fume au milieu de la rue. Au moment où j'y passais, elle était pleine de cris effrayants. D'inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes, y commettaient un massacre de cochons de lait. Les servantes, leur panier au bras, riaient à travers le vacarme. Il y a des émotions ridicules qu'il ne faut pas laisser voir; pourtant j'avoue que, si j'avais su que faire d'un pauvre petit cochon de lait qu'un boucher emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait pas, ignorant ce qu'on lui voulait et ne comprenant rien à la chose, je l'aurais acheté et sauvé. Une jolie petite fille de quatre ans, qui comme moi le considérait avec compassion, semblait m'y encourager du regard. Je n'ai pas fait ce que cet œil charmant me disait, j'ai désobéi à ce doux regard, et je me le reproche.—Une superbe et grandiose enseigne dorée, soutenue par une grille en potence, la plus belle et la plus riche du monde, composée de tous les emblèmes du corps des bouchers et surmontée de la couronne impériale, domine et complète cette magnifique écorcherie digne de Paris au moyen âge, devant laquelle, à coup sûr, se fussent ébahis Calatagirone au quinzième siècle et Rabelais au seizième.
De l'écorcherie on débouche dans une place de grandeur médiocre, digne de la Flandre et qui mériterait d'être célébrée et admirée, même après le Vieux-Marché de Bruxelles. C'est une de ces places-trapèzes autour desquelles tous les styles et tous les caprices de l'architecture bourgeoise au moyen âge et à la renaissance se dressent représentés par des maisons modèles où, selon l'époque et le goût, l'ornementation a tout employé avec un à-propos prodigieux, l'ardoise comme la pierre, le plomb comme le bois. Chaque devanture a sa valeur à part et concourt en même temps à la composition et à l'harmonie générale de la place. A Francfort comme à Bruxelles, deux ou trois maisons neuves, de l'aspect le plus bête et qui ont l'air de deux ou trois imbéciles dans une assemblée de gens d'esprit, gâtent l'ensemble de la place et rehaussent la beauté des vieux édifices voisins. Une merveilleuse masure du quinzième siècle, composée, je ne sais pour quel usage, d'une nef d'église et d'un beffroi d'hôtel de ville, remplit de sa superbe et élégante silhouette un des côtés du trapèze. Vers le milieu de la place, à des endroits quelconques que n'a évidemment désignés aucune symétrie, ont germé, comme deux buissons vivaces, deux fontaines, l'une de la renaissance, l'autre du dix-huitième siècle. Sur ces deux fontaines se rencontrent et s'affrontent, par un hasard singulier, debout chacune au sommet de sa colonne, Minerve et Judith, la virago homérique et la virago biblique, l'une avec la tête de Méduse, l'autre avec la tête d'Holopherne.
Judith, belle, hautaine et charmante, entourée de quatre Renommées-Sirènes qui soufflent à ses pieds dans des trompettes, est une héroïque fille de la renaissance. Elle n'a plus la tête d'Holopherne qu'elle élevait de la main gauche, mais elle tient encore l'épée de sa main droite, et sa robe chassée par le vent se relève au-dessus de son genou de marbre et découvre sa jambe fine et ferme avec le pli le plus fier qu'on puisse voir.
Quelques explicateurs prétendent que cette statue représente la Justice, et qu'elle tenait à la main, non la tête d'Holopherne, mais une balance. Je n'en crois rien. Une Justice qui tiendrait la balance de la main gauche et l'épée de la main droite serait l'Injustice. D'ailleurs la Justice n'a le droit d'être ni si jolie ni si retroussée.
Vis-à-vis de cette figure s'élèvent, avec leur cadran noir et leurs cinq graves fenêtres de hauteur inégale, les trois pignons juxtaposés du Rœmer.
C'est dans le Rœmer qu'on élisait les empereurs; c'est dans cette place qu'on les proclamait.
C'est aussi dans cette place que se tenaient et que se tiennent encore les deux fameuses foires de Francfort: la foire de septembre, instituée en 1240 par lettre de haut-conduit de Frédéric II; et la foire de Pâques, établie en 1330 par Louis de Bavière. Les foires ont survécu aux empereurs et à l'empire.
Je suis entré dans le Rœmer.
Après avoir erré, sans rencontrer personne, dans une grande salle basse et torte, voûtée en ogive et encombrée des baraques de la foire, puis dans un large escalier à rampe Louis XIII, tapissé de mauvais tableaux sans cadres, puis dans une foule de corridors et de degrés obscurs, à force de frapper à toutes les portes, j'ai fini par trouver une servante qui, sur ce mot: Kaisersaal, a pris une clef à un clou dans sa cuisine et m'a conduit à la Salle des Empereurs.
La brave fille souriante m'a fait passer d'abord par la Salle des Electeurs, qui sert aujourd'hui, je crois, aux séances du haut-sénat de la ville de Francfort. C'est là que les électeurs ou leurs délégués déclaraient entre eux l'empereur roi des Romains. Sur un fauteuil entre les deux fenêtres, l'archevêque de Mayence présidait. Puis venaient par ordre, assis autour d'une immense table couverte en cuir fauve, chacun au-dessous de son blason peint au plafond, à la droite de l'archevêque de Mayence, Trèves, Bohême et Saxe; à sa gauche, Cologne, le Palatinat, Brandebourg; en face de lui, Brunswick et Bavière. Le passant éprouve l'impression que produisent les choses simples qui contiennent de grandes choses, lorsqu'il voit et qu'il touche le cuir roux et poudreux de cette table où l'on faisait l'empereur d'Allemagne. Du reste, à part la table qu'on a transportée dans une salle voisine, la Salle des Electeurs est aujourd'hui dans l'état où elle était au dix-septième siècle. Les neuf blasons au plafond encadrant une mauvaise fresque, une tenture de damas rouge, des appliques-candélabres en cuivre argenté figurant des Renommées, une grande glace à baguettes contournées, en face de laquelle on a mis pour pendant, au siècle dernier, un portrait en pied de Joseph II; au-dessus de la porte, un trumeau, un portrait de ce dernier des petits-fils de Charlemagne, qui mourut en 910 au moment de régner et que les Allemands appellent l'Enfant. Rien de plus.—L'ensemble est austère, sérieux, tranquille, et fait plus songer que regarder.
Après la Salle des Electeurs, j'ai vu la Salle des Empereurs.
Au quatorzième siècle, les marchands lombards qui ont laissé leur nom au Rœmer et qui y tenaient boutique eurent idée de faire entourer la grande salle de niches, afin d'y étaler leurs marchandises. Un architecte, dont le nom s'est perdu, mesura le pourtour de la salle et y construisit quarante-cinq niches. En 1564, Maximilien II fut élu à Francfort et montré au peuple du balcon de cette salle qui, à partir de Maximilien II, s'appela le Kaisersaal et servit à la proclamation des empereurs. On songea alors à la décorer, et la première pensée qui vint, ce fut d'installer dans les niches développées autour de la halle impériale les portraits de tous les césars allemands élus et couronnés depuis l'extinction de la race de Charlemagne, en réservant aux césars futurs les niches vacantes. Seulement, depuis Conrad Ier, en 911, jusqu'à Ferdinand Ier, en 1556, trente-six empereurs avaient déjà été sacrés à Aix-la-Chapelle. En y joignant le nouveau roi des Romains, il ne restait plus que huit niches vides pour l'avenir. C'était bien peu. La chose fut pourtant exécutée, et l'on se promit d'agrandir la salle quand besoin serait. Les cases se meublaient peu à peu, à quatre empereurs environ par siècle. En 1764, quand Joseph II monta sur le trône impérial sacro-césaréen, il ne restait plus qu'une place vide. On songea de nouveau sérieusement à allonger le Kaisersaal et à ajouter de nouvelles cases aux compartiments préparés cinq siècles auparavant par l'architecte des marchands lombards. En 1794, François II, le quarante-cinquième roi des Romains, vint occuper la quarante-cinquième case. C'était la dernière niche, ce fut le dernier empereur. La salle remplie, l'empire germanique s'écroula.
Cet architecte inconnu, c'était la destinée; cette salle mystérieuse aux quarante-cinq cellules, c'est l'histoire même d'Allemagne, qui, la race de Charlemagne éteinte, ne devait plus contenir que quarante-cinq empereurs.
Là, en effet, dans cette salle oblongue, vaste, froide, presque obscure, encombrée à l'un de ses angles de meubles de rebut, parmi lesquels j'ai vu la table de cuir des électeurs; à peine éclairée à son extrémité orientale par les cinq étroites fenêtres inégales qui pyramident dans le sens du pignon extérieur; entre quatre hautes murailles chargées de fresques effacées, sous une voûte en bois à nervures jadis dorées, seuls dans une espèce de pénombre qui ressemble au commencement de l'oubli, tous grossièrement peints et figurés en bustes d'airain dont le piédouche porte les deux dates qui ouvrent et ferment chaque règne, les uns coiffés de lauriers comme des césars romains, les autres fleuronnés du diadème germanique, là, s'entre-regardent silencieusement, chacun dans sa sombre ogive, les trois Conrad, les sept Henri, les quatre Othon, l'unique Lothaire, les quatre Frédéric, l'unique Philippe, les deux Rodolphe, l'unique Adolphe, les deux Albert, l'unique Louis, les quatre Charles, l'unique Wenceslas, l'unique Robert, l'unique Sigismond, les deux Maximilien, les trois Ferdinand, l'unique Mathias, les deux Léopold, les deux Joseph, les deux François, les quarante-cinq fantômes qui, pendant neuf siècles, de 911 à 1806, ont traversé l'histoire du monde, l'épée de saint Pierre dans une main et le globe de Charlemagne dans l'autre.
A l'extrémité opposée aux cinq fenêtres, près de la voûte, noircit et s'écaille une peinture médiocre qui représente le Jugement de Salomon.
Quand les électeurs avaient enfin désigné l'empereur, le sénat de Francfort se réunissait dans celle salle; les bourgeois, divisés en quatorze sections, selon les quatorze quartiers de la ville, se rassemblaient au dehors dans la place. Alors les cinq fenêtres du Kaisersaal s'ouvraient faisant face au peuple. La grande fenêtre, celle du milieu, était surmontée d'un dais et restait vide. A la moyenne fenêtre de droite, ornée d'un balcon de fer noir où j'ai remarqué la route de Mayence, l'empereur apparaissait, seul, en grand costume, la couronne en tête. A sa droite il avait, réunis dans la petite fenêtre, les trois électeurs-archevêques de Mayence, de Trêves et de Cologne. Aux deux autres fenêtres, à gauche de la grande fenêtre vide, se tenaient, dans la moyenne, Bohême, Bavière et le palatin du Rhin; dans la petite, Saxe, Brunswick et Brandebourg. Dans la place, devant la façade du Rœmer, au milieu d'un vaste carré vide entouré de gardes, il y avait un grand monceau d'avoine, une urne pleine de monnaies d'or et d'argent, une table portant un lavoir d'argent et un bocal de vermeil, et une autre table chargée d'un bœuf rôti tout entier. Au moment où paraissait l'empereur, les trompettes et les cymbales éclataient, et l'archimaréchal du saint-empire, l'archichancelier, l'archiéchanson, l'architrésorier et l'architranchant entraient en cortége dans la place. Au milieu des acclamations et des fanfares, l'archimaréchal, à cheval, montait dans le tas d'avoine jusqu'à la sangle de la selle et y remplissait une mesure d'argent; l'archichancelier prenait le lavoir sur la table; l'archiéchanson remplissait de vin et d'eau le bocal de vermeil; l'architrésorier puisait des monnaies dans l'urne et les jetait au peuple à pleines mains; l'architranchant coupait un morceau du bœuf rôti. En ce moment-là surgissait le grand-référendaire de l'empire, qui proclamait à haute voix le nouveau césar et lisait la formule du serment. Quand il avait fini, le sénat dans la salle et les bourgeois dans la place répondaient gravement: Oui. Pendant la prestation du serment, le nouvel empereur, déjà formidable, ôtait la couronne et tenait le glaive.
De 1564 à 1794, cette place aujourd'hui ignorée, cette salle aujourd'hui déserte, ont vu neuf fois cette cérémonie majestueuse.
Les grandes charges de l'empire, étant héréditairement acquises aux électeurs, étaient remplies par des délégués. Au moyen âge, les monarchies secondaires tenaient à insigne honneur et à bonne politique d'occuper les grands offices des deux empires qui avaient remplacé l'empire romain. Chaque prince gravitait vers le centre impérial le plus voisin de lui. Le roi de Bohême était archiéchanson de l'empire d'Allemagne; le doge de Venise était protospataire de l'empire d'Orient.
Après la proclamation au Rœmer venait le couronnement à la collégiale.
J'ai suivi le cérémonial. En sortant du Kaisersaal, je suis allé à l'église.
L'église collégiale de Francfort, dédiée à saint Barthélémy, se compose d'une double nef-croisée du quatorzième siècle, surmontée d'une belle tour du quinzième, malheureusement inachevée. L'église et la tour sont en beau grès rouge noirci et rouillé par les années. L'intérieur seul est badigeonné.
Encore ici une église belge. Des murs blancs; pas de vitraux; un riche mobilier d'autels sculptés, de tombes coloriées, de tableaux et de bas-reliefs. Dans les nefs, de sévères chevaliers de marbre, des évêques moustachus du temps de Gustave-Adolphe qui ont des têtes de lansquenets, d'admirables clochetons de pierre évidés et fouillés par les fées, de magnifiques luminaires de cuivre qui rappellent la lampe de l'alchimiste Gérard Dow, un Christ au tombeau peint au quatorzième siècle, une Vierge au lit de mort, sculptée au quinzième. Dans le chœur, de curieuses fresques, horribles avec saint Barthélémy, charmantes avec la Madeleine; une rude et sauvage boiserie menuisée vers 1400; boiseries et fresques données par le chevalier d'Ingelheim, qui s'est fait peindre à genoux dans un coin et qui portait d'or aux chevrons de gueules. Sur les murailles, une collection complète de ces morions fantasques et de ces cimiers effrayants propres à la chevalerie germanique, accrochés à des clous comme les poêlons et les écumoires d'une batterie de cuisine. Près de la porte, une de ces énormes horloges qui sont une maison à deux étages, un livre à trois tomes, un poëme en vingt chants, un monde. En haut, sur un large fronton flamand, s'épanouit le cadran de la journée; en bas, au fond d'une espèce de caverne où se meuvent pêle-mêle dans les ténèbres une foule de gros fils qu'on prendrait pour des antennes d'insectes monstrueux, rayonne mystérieusement le cadran de l'année. Les heures tournent en haut, les saisons marchent en bas. Le soleil dans sa gloire de rayons dorés, la lune blanche et noire, les étoiles sur fond bleu, opèrent des évolutions compliquées, lesquelles déplacent à l'autre bout de l'horloge un système de petits tableaux où des écoliers patinent, où des vieillards se chauffent, où des paysans coupent le blé, où des bergères cueillent des fleurs. Des maximes et des sentences un peu dévernies reluisent dans le ciel à la clarté des étoiles un peu dédorées. Chaque fois que l'aiguille atteint un chiffre, des portes s'ouvrent et se ferment sur le fronton de l'horloge, et des jaquemarts armés de marteaux, sortant ou rentrant brusquement, frappent l'heure sur le timbre en exécutant des pyrrhiques bizarres. Tout cela vit, palpite et gronde dans la muraille même de l'église, avec le bruit que ferait un cachalot enfermé dans la grosse tonne de Heidelberg.
Cette collégiale possède un admirable Crucifiement de Van Dyck. Albert Durer et Rubens y ont chacun un tableau, un Christ sur les genoux de la Vierge. Le sujet est le même en apparence; les deux tableaux sont bien différents. Rubens a posé sur les genoux de la divine mère un Jésus enfant, Albert Durer y a jeté un Christ crucifié. Rien n'égale la grâce du premier tableau, si ce n'est l'angoisse du second. Chacun des deux peintres a suivi son génie. Rubens a choisi la vie, Albert Durer a choisi la mort.
Un autre tableau, où l'angoisse et la grâce sont mêlées, c'est une précieuse peinture sur cuir, du seizième siècle, qui représente l'intérieur du sépulcre de sainte Cécile. L'encadrement est composé de tous les principaux instants de la vie de la sainte. Au milieu, sous une sombre crypte, la sainte est couchée tout de son long sur la face, dans sa robe d'or, avec l'entaille de la hache au cou, plaie rose et délicate qui ressemble à une bouche charmante et qu'on voudrait baiser à genoux. Il semble qu'on va entendre la voix de la sainte musicienne sortir et chanter por la boca de su herida. Au-dessous du cercueil ouvert, ceci est écrit en lettres d'or: En tibi sanctissimæ virginis Ceciliæ in sepulchro jacentis imaginem, prorsus eodem corporis situ expressam. En effet, au seizième siècle, un pape, Léon X, je crois, fit ouvrir la tombe de sainte Cécile, et cette ravissante peinture n'est, dit-on, qu'un portrait exact du miraculeux cadavre.
C'est au centre de la collégiale, à l'entrée du chœur, au point d'intersection du transsept et de la nef, que, depuis Maximilien II, on couronnait les empereurs. J'ai vu dans un coin du transsept, enveloppée dans un sac de papier gris qui lui donne la forme d'un bourrelet d'enfant, l'immense couronne impériale en charpente plaquée d'or qu'on suspendait au-dessus de leur tête pendant la cérémonie, et je me suis souvenu qu'il y a un an j'avais vu le tapis fleurdelisé du sacre de Charles X, roulé, ficelé et oublié sur une brouette dans les combles de la cathédrale de Reims. A la droite même de la porte du chœur, précisément à côté de l'endroit où l'on couronnait l'empereur, la boiserie gothique étale complaisamment cette antithèse sculptée en chêne: saint Barthélemy écorché, portant sa peau sur son bras, et regardant avec dédain à sa gauche le diable juché sur une magnifique pyramide de mitres, de diadèmes, de cimiers, de tiares, de sceptres, d'épées et de couronnes. Un peu plus loin, le nouveau césar pouvait, sous les tapisseries dont on le cachait sans doute, entrevoir par instants debout dans l'ombre contre le mur, comme une apparition sinistre, le spectre de pierre de cet infortuné pseudo-empereur Gunther de Schwarzburg, la fatalité et la haine dans les yeux, tenant d'un bras son écu au lion rampant et de l'autre son morion impérial; fier et terrible tombeau, qui pendant deux cent trente ans a assisté à l'intronisation des empereurs, et dont la tristesse de granit a survécu à toutes ces fêtes de carton peint et de bois doré.
J'ai voulu monter sur le clocher. Le glockner qui m'avait conduit dans l'église et qui ne sait pas un mot de français m'a abandonné aux premières marches de la vis, et je suis monté seul. Arrivé en haut, j'ai trouvé l'escalier obstrué par une barrière à pointes de fer; j'ai appelé, personne n'a répondu; sur quoi j'ai pris le parti d'enjamber la barrière. L'obstacle franchi, j'étais sur la plate-forme du Pfarthurm. Là, j'ai eu un charmant spectacle. Sur ma tête un beau soleil, à mes pieds toute la ville; à ma gauche la place du Rœmer, à ma droite la rue des Juifs, posée comme une longue et inflexible arête noire parmi les maisons blanches; çà et là quelques chevets d'antiques églises pas trop défaites, deux ou trois hauts beffrois flanqués de tourelles, sculptés à l'aigle de Francfort et répétés, comme par des échos, au fond de l'horizon, par les trois ou quatre vieilles tours-vigies qui marquaient autrefois les limites du petit Etat libre; derrière moi le Mein, nappe d'argent rayée d'or par le sillage des bateaux; le vieux pont avec les toits de Sachshausen et les murs rougeâtres de l'ancienne maison teutonique; autour de la ville, une épaisse ceinture d'arbres; au delà des arbres, une grande table ronde de plaines et de champs labourés, terminée par les croupes bleues du Taunus. Pendant que je rêvais je ne sais quelle rêverie, adossé au tronçon du clocher tronqué de 1509, des nuages sont venus et se sont mis à rouler dans le ciel, chassés par le vent, couvrant et découvrant à chaque instant de larges déchirures d'azur et laissant tomber partout sur la terre de grandes plaques d'ombre et de lumière. Cette ville et cet horizon étaient admirables ainsi. Le paysage n'est jamais plus beau que quand il revêt sa peau de tigre.—Je me croyais seul sur la tour, et j'y serais resté toute la journée. Tout à coup un petit bruit s'est fait entendre à côté de moi; j'ai tourné ta tête: c'était une toute jeune fille de quatorze ans environ, à demi sortie d'une lucarne, qui me regardait avec un sourire. J'ai risqué quelques pas, j'ai dépassé un angle du Pfarthurm que je n'avais pas encore franchi, et je me suis trouvé au milieu des habitants du clocher. Il y a là tout un petit monde doux et heureux. La jeune fille, qui tricote; une vieille femme, sa mère sans doute, qui file son rouet; des colombes qui roucoulent perchées sur les gargouilles du clocher; un singe hospitalier qui vous tend la main du fond de sa petite cabane; les poids de la grosse horloge qui montent et descendent avec un bruit sourd et s'amusent à faire mouvoir des marionnettes dans l'église où l'on a couronné des empereurs; ajoutez à cela cette paix profonde des lieux élevés, qui se compose du murmure du vent, des rayons du soleil et de la beauté du paysage,—n'est-ce pas que c'est un ensemble pur et charmant?—De la cage des anciennes cloches, la jeune fille a fait sa chambre; elle y a mis son lit dans l'ombre, et elle y chante comme chantaient les cloches, mais d'une voix plus douce, pour elle et pour Dieu seulement. De l'un des clochetons inachevés, la mère a fait la cheminée du petit feu de veuve où cuit sa pauvre marmite. Voilà le haut du clocher de Francfort. Comment et pourquoi cette colonie est-elle là, et qu'y fait-elle? Je l'ignore; mais j'ai admiré cela. Cette fière ville impériale, qui a soutenu tant de guerres, qui a reçu tant de boulets, qui a intronisé tant de césars, dont les murailles étaient comme une armure, dont l'aigle tenait dans ses deux serres les diadèmes que l'aigle d'Autriche posait sur ses deux têtes, est aujourd'hui dominée et couronnée par l'humble foyer d'une vieille femme, d'où sort un peu de fumée.
LETTRE XXV
LE RHIN.
D'où il sort.—La Suisse, le Rhin.—Aspects.—Qu'un fleuve est un arbre.—Le trajet de Mayence à Cologne.—Détails.—Où commence l'encaissement du fleuve.—Où il finit.—Tableaux.—Les vignes.—Les ruines.—Les hameaux.—Les villes.—Histoire et archéologie mêlées.—Bingen.—Oberwesel.—Saint-Goar.—Neuwied.—Andernach.—Linz.—Sinzig.—Boppart.—Caub.—Braubach.—Coblenz.—Ce qui a effrayé l'auteur à Coblenz.—Musées.—Quels sont les peintres que possède chaque ville.—Curiosités et bric-à-brac.—Paysages du Rhin.—Ce qu'a été le Rhin. Ce qu'il est.—Remontez-le.—Le bateau-flèche.—Le dampfschiff.—La barque à voile.—Le grand radeau.—Curieux détails sur les anciennes grandes flottaisons du Rhin.—Vingt-cinq bateaux à vapeur en route chaque jour.—Parallèle de l'ancienne navigation et de la nouvelle.—Quarante-neuf îles.—Souvenirs—Une jovialité de Schinderhannes rencontrant une bande de juifs.—Ce que firent, en 1400, dans une église de village, les quatre électeurs du Rhin.—Détails secrets et inconnus de la déposition de Wenceslas.—Le Kœnigsstühl.—L'auteur reconstruit le Kœnigsstühl aujourd'hui disparu.—De quelle manière et dans quelle forme s'y faisait l'élection des empereurs.—Ce que c'était que les sept électeurs du Saint-Empire.—L'élection dans le Rœmer de Francfort comparée avec l'élection sur le Kœnigsstühl.—Côtés inédits et ignorés de l'histoire.—La bannière impériale.—Ce qu'elle était avant Lothaire.—Ce que Lothaire y changea.—Ce qu'elle a été depuis.—L'aigle à deux têtes.—Sa première apparition.—Ce que le peuple concluait de la façon dont la bannière flottait.—Chute de la bannière.—Vue de Caub.—Etrange aspect du Pfalz.—Ce que c'est.—Les châteaux du Rhin.—Dénombrement.—Combien il y en a.—Quels sont leurs noms.—Leurs dates.—Leur histoire.—Qui les a bâtis.—Qui les a ruinés.—Destinée de tous.—Détail de chacun.—Coup d'œil sur les vallées.—Sept burgs dans le Wisperthal.—Une abbaye et six forteresses dans les Sept-Monts.—Trois citadelles dans la plaine de Mayence.—Le Godesberg dans la plaine de Cologne.—Hymne aux châteaux du Rhin.
Mayence, 1er octobre.
Un ruisseau sort du lac de Toma, sur la pente orientale du Saint-Gothard; un autre ruisseau sort d'un autre lac au pied du mont Lukmanierberg; un troisième ruisseau suinte d'un glacier et descend à travers les rochers d'une hauteur de mille toises. A quinze lieues de leurs sources, ces ruisseaux viennent aboutir au même ravin près Reichenau. Là, ils se mêlent. N'admirez-vous pas, mon ami, de quelle façon puissante et simple la Providence produit les grandes choses? Trois pâtres se rencontrent, c'est un peuple; trois ruisseaux se rencontrent, c'est un fleuve.
Le peuple naît le 17 novembre 1307, la nuit, au bord d'un lac où trois pasteurs viennent de s'embrasser; il se lève, il atteste le grand Dieu qui fait les paysans et les césars, puis il court aux fléaux et aux fourches. Géant rustique, il prend corps à corps le souverain géant, l'empereur d'Allemagne. Il brise à Kussnacht le bailli Gessler, qui faisait adorer son chapeau; à Sarnen le bailli Landenberg, qui crevait les yeux aux vieillards; à Thalewyl le bailli Wolfenschiess, qui tuait les femmes à coups de hache; à Morgarten le duc Léopold; à Morat Charles le Téméraire. Il enterre sous la colline de Buttisholz les trois mille Anglais d'Enguerrand de Coucy. Il tient en respect à la fois les quatre formidables ennemis qui lui viennent des quatre points cardinaux; il bat à Sempach le duc d'Autriche, à Granson le duc de Bourgogne, à Chillon le duc de Savoie, à Novarre le duc de Milan; et notons en passant qu'à Novarre, en 1513, le duc de Milan était duc par le droit de l'épée et s'appelait Louis XII, roi de France. Il accroche à un clou dans ses arsenaux, au-dessus de ses habits de paysan, à côté des colliers de fer qu'on lui destinait, les splendides armures ducales des princes vaincus; il a de grands citoyens, Guillaume Tell d'abord, puis les trois libérateurs, puis Pierre Collin et Gundoldingen, qui ont laissé leur sang sur la bannière de leur ville, et Conrad Baumgarten, et Scharnachthal, et Winkelried qui se jetait sur les piques comme Curtius dans le gouffre; il lutte à Bellinzona pour l'inviolabilité du sol, et à Cappel pour l'inviolabilité de la conscience; il perd Zwingli en 1531, mais il délivre Bonnivard en 1536; et depuis lors il est debout. Il accomplit sa destinée entre les quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, nœud de civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux envahissements injustes, point d'appui aux résistances légitimes. Depuis six cents ans, au centre de l'Europe, au milieu d'une nature sévère, sous l'œil d'une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail.
Le fleuve naît entre deux murailles de granit; il fait un pas, et il rencontre à Andeer, village roman, le souvenir de Charlemagne; à Coire, l'ancienne Curia, le souvenir de Drusus; à Feldkirck, le Souvenir de Masséna; puis, comme consacré pour les destinées qui l'attendent par ce triple baptême germanique, romain et français, laissant l'esprit indécis entre son étymologie grecque Ρἑειν, et son étymologie allemande Rinnen, qui toutes deux signifient couler, il coule en effet, franchit la forêt et la montagne, gagne le lac de Constance, bondit à Schaffouse, longe et contourne les arrière-croupes du Jura, côtoie les Vosges, perce la chaîne des volcans morts du Taunus, traverse les plaines de la Frise, inonde et noie les bas-fonds de la Hollande, et après avoir creusé dans les rochers, les terres, les laves, les sables et les roseaux, un ravin tortueux de deux cent soixante-dix-sept lieues, après avoir promené dans la grande fourmilière européenne le bruit perpétuel de ses vagues qu'on dirait composé de la querelle éternelle du nord et du midi, après avoir reçu douze mille cours d'eau, arrosé cent quatorze villes, séparé, ou, pour mieux dire, divisé onze nations, roulant dans son écume et mêlant à sa rumeur l'histoire de trente siècles et de trente peuples, il se perd dans la mer. Fleuve-Protée; ceinture des empires, frontière des ambitions, frein des conquérants; serpent de l'énorme caducée qu'étend sur l'Europe le dieu du Commerce; grâce et parure du globe; longue chevelure verte des Alpes qui traîne jusque dans l'Océan.
Ainsi trois pâtres, trois ruisseaux. La Suisse et le Rhin s'engendrent de la même façon dans les mêmes montagnes.
Le Rhin a tous les aspects, il est tantôt large, tantôt joyeux. Il est glauque, transparent, rapide, joyeux de cette grande joie qui est propre à tout ce qui est puissant. Il est torrent à Schaffouse, gouffre à Laufen, rivière à Sickingen, fleuve à Mayence, lac à Saint-Goar, marais à Leyde.
Il se calme, dit-on, et devient lent vers le soir comme s'il s'endormait; phénomène plutôt apparent que réel, visible sur tous les grands cours d'eau.
Je l'ai dit quelque part, l'unité dans la variété, c'est le principe de tout art complet. Sous ce rapport la nature est la plus grande artiste qu'il y ait. Jamais elle n'abandonne une forme sans lui avoir fait parcourir tous ses logarithmes. Rien ne se ressemble moins en apparence qu'un arbre et un fleuve; au fond pourtant l'arbre et le fleuve ont la même ligne génératrice. Examinez, l'hiver, un arbre dépouillé de ses feuilles, et couchez-le en esprit à plat sur le sol, vous aurez l'aspect d'un fleuve vu par un géant à vol d'oiseau. Le tronc de l'arbre, ce sera le fleuve; les grosses branches, ce seront les rivières; les rameaux et les ramuscules, ce seront les torrents, les ruisseaux et les sources; l'élargissement de la racine, ce sera l'embouchure. Tous les fleuves, vus sur une carte géographique, sont des arbres qui portent des villes tantôt à l'extrémité des rameaux comme des fruits, tantôt dans l'entre-deux des branches comme des nids; et leurs confluents et leurs affluents innombrables imitent, suivant l'inclinaison des versants et la nature des terrains, les embranchements variés des différentes espèces végétales, qui toutes, comme on sait, tiennent leurs jets plus ou moins écartés de la tige selon la force spéciale de leur séve et la densité de leur bois. Il est remarquable que, si l'on considère le Rhin de cette façon, l'idée royale qui semble attachée à ce robuste fleuve ne l'abandonne pas. L'Y de presque tous les affluents du Rhin, de la Murg, du Neckar, du Mein, de la Nahe, de la Lahn, de la Moselle et de l'Aar a une ouverture d'environ quatre-vingt-dix degrés. Bingen, Niederlahnstein, Coblenz sont dans des angles droits. Si l'on redresse par la pensée debout sur le sol l'immense silhouette géométrale du fleuve, le Rhin apparaît portant toutes ses rivières à bras tendu et prend la figure d'un chêne.
Les innombrables ruisseaux dans lesquels il se divise avant d'arriver à l'Océan sont ses racines mises à nu.
La partie du fleuve la plus célèbre et la plus admirée, la plus riche pour le géologue, la plus curieuse pour l'historien, la plus importante pour le politique, la plus belle pour le poëte, c'est ce tronçon du Rhin central qui, de Bingen à Kœnigswinter, traverse du levant au couchant le noir chaos de collines volcaniques que les Romains nommaient les Alpes des Cattes.
C'est là ce fameux trajet de Mayence à Cologne que presque tous les tourists font en quatorze heures dans les longues journées d'été. De cette manière on a l'éblouissement du Rhin, et rien de plus. Lorsqu'un fleuve est rapide, pour le bien voir il faut le remonter et non le descendre. Quant à moi, comme vous savez, j'ai fait le trajet de Cologne à Mayence, et j'y ai mis un mois.
De Mayence à Bingen, comme de Kœnigswinter à Cologne, il y a sept ou huit lieues de riches plaines vertes et riantes, avec de beaux villages heureux au bord de l'eau. Mais, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, le grand encaissement du Rhin commence à Bingen par le Rupertsberg et le Niederwald, deux montagnes de schiste et d'ardoise, et finit à Kœnigswinter, au pied des Sept-Monts.
Là tout est beau. Les escarpements sombres des deux rives se mirent dans les larges squammes de l'eau. La roideur des pentes fait que la vigne est cultivée sur le Rhin de la même manière que l'olivier sur les côtes de Provence. Partout où tombe le rayon du midi, si le rocher fait une petite saillie, le paysan y porte à bras des sacs et des paniers de terre, et, dans cette terre, en Provence il plante un olivier et sur le Rhin il plante un cep. Puis il contre-butte son terrassement avec un mur de pierres sèches qui retient la terre et laisse fuir les eaux. Ici, par surcroît de précaution, pour que les pluies n'entraînent pas la terre, le vigneron la couvre, comme un toit, avec les ardoises brisées de la montagne. De cette façon, au flanc des roches les plus abruptes, la vigne du Rhin, comme l'olivier de la Méditerranée, croît sur des espèces de consoles posées au-dessus de la tête du passant comme le pot de fleurs d'une mansarde. Toutes les inclinaisons douces sont hérissées de ceps.
C'est du reste un travail ingrat. Depuis dix ans les riverains du Rhin n'ont pas fait une bonne récolte. Dans plusieurs endroits, et notamment à Saint-Goarshausen, dans le pays de Nassau, j'ai vu des vignobles abandonnés.
D'en bas tous ces épaulements en pierres sèches qui suivent les mille ondulations de la pente, et auxquels les cannelures du rocher donnent nécessairement presque toujours la forme d'un croissant, surmontés de la frange verte des vignes, rattachés et comme accrochés aux saillies de la montagne par leurs deux bouts qui vont s'amincissant, figurent d'innombrables guirlandes suspendues à la muraille austère du Rhin.
L'hiver, quand la vigne et le sol sont noirs, ces terrassements d'un gris sale ressemblent à ces grandes toiles d'araignées étagées et superposées dans les angles des masures abandonnées, espèces de hamacs hideux où s'est amoncelée la poussière.
A chaque tournant du fleuve se développe un groupe de maisons, cité ou bourgade. Au-dessus de chaque groupe de maisons se dresse un donjon en ruine. Les villes et les villages, hérissés de pignons, de tourelles et de clochers, font de loin comme une flèche barbelée à la pointe basse de la montagne.
Souvent les hameaux s'allongent, à la lisière de la berge, en forme de queue, égayés de laveuses qui chantent et d'enfants qui jouent. Çà et là une chèvre broute les jeunes pousses des oseraies. Les maisons du Rhin ressemblent à de grands casques d'ardoise posés au bord du fleuve. L'enchevêtrement exquis des solives peintes en rouge et en bleu sur le plâtre blanc fait l'ornement de la façade. Plusieurs de ces villages, comme ceux de Bergheim et de Mondorf près Cologne, sont habités par des pêcheurs de saumon et des faiseurs de corbeilles. Dans les belles journées d'été, cela compose des spectacles charmants; le vannier tresse son panier sur le seuil de sa maison, le pêcheur raccommode ses filets dans sa barque; au-dessus de leurs têtes le soleil mûrit la vigne sur la colline. Tous font ce que Dieu leur donne à faire, l'astre comme l'homme.
Les villes sont d'un aspect plus compliqué et plus tumultueux. Elles abondent sur le Rhin. C'est Bingen, c'est Oberwesel, c'est Saint-Goar, c'est Neuwied, c'est Andernach. C'est Linz, grosse commune à tours carrées, qui a été assiégée par Charles le Téméraire en 1476, et qui regarde vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, Sinzig, bâtie par Sentius pour garder l'embouchure de l'Aar. C'est Boppart, l'ancienne Bodobriga, fort de Drusus, cense royale de rois francs, ville impériale proclamée en même temps qu'Oberwesel, bailliage de Trèves, vieille cité charmante qui conserve une idole dans son église, au-dessus de laquelle deux clochers romans accouplés par un pont ressemblent à deux grands bœufs sous un joug. J'y ai remarqué près de la porte de la ville en amont une ravissante abside ruinée. C'est Caub, la ville des palatins. C'est Braubach, nommée dans une charte de 933, fief des comtes d'Arnstein du Lahngau, ville impériale sous Rodolphe en 1279, domaine des comtes de Katzenellenbogen en 1283, qui échoit à la Hesse en 1473, à Darmstadt en 1632, et en 1802 à Nassau.
Braubach, qui communique avec les bains du Taunus, est admirablement située au pied du haut rocher qui porte à sa cime le Markusburg. Le vieux château de Saint-Marc est aujourd'hui une prison d'Etat. Tout marquis veut avoir des pages. Il me paraît que M. de Nassau se donne les airs d'avoir des prisonniers d'Etat. C'est un beau luxe.
Douze mille six cents habitants dans onze cents maisons, un pont de trente-six bateaux construit en 1819 sur le Rhin, un pont de quatorze arches sur la Moselle bâti en pierre de lave sur les fondations mêmes du pont édifié vers 1311 par l'archevêque Baudoin au moyen d'une large dépense d'indulgences; le célèbre fort Ehrenbreitstein, rendu aux Français le 27 janvier 1799 après un blocus où les assiégés avaient payé un chat trois francs et une livre de cheval trente sous; un puits de cinq cent quatre-vingts pieds de profondeur, creusé par le margrave Jean de Bade; la place de l'arsenal, où l'on voyait jadis la fameuse coulevrine le Griffon, laquelle portait cent soixante livres et pesait vingt milliers; un bon vieux couvent de franciscains converti en hôpital en 1804; une Notre-Dame romane, restaurée dans le goût pompadour et peinte en rose; une église de Saint-Florin, convertie en magasin de fourrages par les Français, aujourd'hui église évangélique, ce qui est pire au point de vue de l'art, et peinte en rose; une collégiale de Saint-Castor enrichie d'un portail de 1805 et peinte en rose; point de bibliothèque: voilà Coblenz, que les Français écrivent Coblentz, par politesse pour les Allemands et que les Allemands écrivent Coblence par ménagement pour les Français. D'abord castrum romain dans l'Altehof, puis cour royale sous les Francs, résidence impériale jusqu'à Louis de Bavière, ville patronnée par les comtes d'Arnstein jusqu'en 1250, et à dater d'Arnould II, par les archevêques de Trèves, assiégée en vain en 1688 par Vauban et par Louis XIV en personne, Coblenz a été prise par les Français en 1794 et donnée aux Prussiens en 1815. Quant à moi, je n'y suis pas entré. Tant d'églises roses m'ont effrayé.
Comme point militaire, Coblenz est un lieu important. Ses trois forteresses font face de toutes parts. La Chartreuse domine la route de Mayence, le Petersberg garde la route de Trèves et de Cologne, l'Ehrenbreistein surveille le Rhin et la route de Nassau.
Comme paysage, Coblenz est peut-être trop vantée, surtout si on la compare à d'autres villes du Rhin que personne ne visite et dont personne ne parle. Ehrenbreistein, jadis belle et colossale ruine, est maintenant une glaciale et morne citadelle qui couronne platement un magnifique rocher. Les vraies couronnes des montagnes, c'étaient les anciennes forteresses. Chaque tour était un fleuron.
Quelques-unes de ces villes ont d'inestimables richesses d'art et d'archéologie. Les plus vieux maîtres et les plus grands peintres peuplent leurs musées. Le Dominiquin, les Carrache, le Guerchin, Jordaens, Snyders, Laurent Sciarpelloni, sont à Mayence. Augustin Braun, Guillaume de Cologne, Rubens, Albert Durer, Mesquida, sont à Cologne. Holbein, Lucas de Leyde, Lucas Cranach, Scorel, Raphaël, la Vénus endormie de Titien, sont à Darmstadt. Coblenz a l'œuvre complet d'Albert Durer, à quatre feuilles près. Mayence a le psautier de 1459. Cologne avait le fameux missel du château de Drachenfels, colorié au douzième siècle; elle l'a laissé perdre; mais elle a conservé et elle garde encore les précieuses lettres de Leibnitz au jésuite de Brosse.
Ces belles villes et ces charmants villages sont mêlés à la nature la plus sauvage. Les vapeurs rampent dans les ravins; les nuées accrochées aux collines semblent hésiter et choisir le vent; de sombres forêts druidiques s'enfoncent entre les montagnes dans les lointains violets; de grands oiseaux de proie planent sous un ciel fantasque qui tient des deux climats que le Rhin sépare, tantôt éblouissant de rayons comme un ciel d'Italie, tantôt sali de brumes rousses comme un ciel du Groënland. La rive est âpre, les laves sont bleues; les basaltes sont noires; partout le mica et le quartz en poussière; partout des cassures violentes; les rochers ont des profils de géants camards. Des croupes d'ardoises feuilletées et fines comme des soies brillent au soleil et figurent des dos de sangliers énormes. L'aspect de tout le fleuve est extraordinaire.
Il est évident qu'en faisant le Rhin la nature avait prémédité un désert; l'homme en a fait une rue.
Du temps des Romains et des barbares, c'était la rue des soldats. Au moyen âge, comme le fleuve presque entier était bordé d'Etats ecclésiastiques et tenu en quelque sorte, de sa source à son embouchure, par l'abbé de Saint-Gall, le prince-évêque de Constance, le prince-évêque de Bâle, le prince-évêque de Strasbourg, le prince-évêque de Spire, le prince-évêque de Worms, l'archevêque-électeur de Mayence, l'archevêque-électeur de Trèves et l'archevêque-électeur de Cologne, on nommait le Rhin la rue des prêtres. Aujourd'hui c'est la rue des marchands.
Le voyageur qui remonte le fleuve le voit, pour ainsi dire, venir à soi, et, de cette façon, le spectacle est plus beau. A chaque instant on rencontre une chose qui passe: tantôt un étroit bateau-flèche effrayant à voir cheminer, tant il est chargé de paysans, surtout si c'est le dimanche, jour où ces braves riverains catholiques possédés par des huguenots vont quelquefois chercher leur messe bien loin; tantôt un bateau à vapeur pavoisé; tantôt une longue embarcation à deux voiles latines descendant le Rhin avec sa cargaison qui fait bosse sous le grand mât, son pilote attentif et sérieux, ses matelots affairés, quelque femme assise sur la porte de la cabine, et au milieu des ballots le coffre des marins colorié à rosaces rouges, vertes et bleues. Ou bien ce sont de longs attelages attachés à de lourds navires qui remontent lentement; ou un petit cheval courageux remorquant à lui seul une grosse barque pontée comme une fourmi qui traîne un scarabée mort. Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand radeau de Namedy débouche majestueusement. Trois cents matelots manœuvrent la monstrueuse machine, les immenses avirons battent l'eau en cadence à l'arrière et à l'avant, un bœuf tout entier ouvert et saignant pend accroché aux bigues, un autre bœuf vivant tourne autour du poteau où il est lié et mugit en voyant les génisses paître sur la rive, le patron monte et descend l'escalier double de son estrade, le drapeau tricolore horizontal flotte déployé au vent, le coque attise le feu sous la grande chaudière, la fumée sort de trois ou quatre cabanes où vont et viennent les matelots, tout un village vit et flotte sur ce prodigieux plancher de sapin.
Eh bien! ces gigantesques radeaux sont aux anciennes grandes flottaisons du Rhin ce qu'une chaloupe est à un vaisseau à trois ponts. Le train d'autrefois, composé comme aujourd'hui de sapins destinés à la mâture, de chênes, de madriers et de menu bois, assemblé à ses extrémités par des chevrons nommés bundsparren, renoué à ses jointures avec des harts d'osier et des crampons de fer, portait quinze ou dix-huit maisons, dix ou douze nacelles chargées d'ancres, de sondes et de cordages, mille rameurs, avait huit pieds de profondeur dans l'eau, soixante-dix pieds de large et environ neuf cents pieds de long, c'est-à-dire la longueur de dix maîtres-sapins de la Murg, attachés bout à bout. Autour du train central et amarrés à son bord au moyen d'un tronc d'arbre qui servait à la fois de pont et de câble, flottaient, soit pour lui donner la direction, soit pour amoindrir les périls de l'échouement, dix ou douze petits trains d'environ quatre-vingts pieds de long, nommés les uns kniee, les autres anhænge. Il y avait dans le grand radeau une rue qui aboutissait d'un côté à une vaste tente, de l'autre à la maison du patron, espèce de palais de bois. La cuisine fumait sans cesse. Une grosse chaudière de cuivre y bouillait jour et nuit. Soir et matin le pilote criait le mot d'ordre et élevait au-dessus du train un panier suspendu à une perche; c'était le signal du repas, et les mille travailleurs accouraient avec leurs écuelles de bois. Ces trains consommaient en un voyage huit foudres de vin, six cents muids de bière, quarante sacs de légumes secs, douze mille livres de fromage, quinze cents livres de beurre, dix mille livres de viande fumée, vingt mille livres de viande fraîche et cinquante mille livres de pain. Ils emmenaient un troupeau et des bouchers. Chacun de ces trains représentait sept ou huit cent mille florins, c'est-à-dire environ deux millions de francs.
On se figure difficilement cette grande île de bois cheminant de Namedy à Dordrecht, et traînant tortueusement son archipel d'îlots à travers les coudes, les entonnoirs, les chutes, les tourbillons et les serpentines du Rhin. Les naufrages étaient fréquents. Aussi disait-on proverbialement et dit-on encore qu'un entrepreneur de train doit avoir trois capitaux: le premier sur le Rhin, le deuxième à terre et le troisième en poche. L'art de conduire parmi tant d'écueils ces effrayants assemblages n'appartenait d'ordinaire qu'à un seul homme par génération. A la fin du siècle dernier c'était le secret d'un maître-flotteur de Rudesheim appelé le vieux Jung. Jung mort, les grandes flottaisons ont disparu.
A l'instant où nous sommes, vingt-cinq bateaux à vapeur montent et descendent le Rhin chaque jour. Les dix-neuf bateaux de la compagnie de Cologne, reconnaissables à leur cheminée blanche et noire, vont de Strasbourg à Dusseldorf; les six bateaux de la compagnie de Dusseldorf, qui ont la cheminée tricolore, vont de Mayence à Rotterdam. Cette immense navigation se rattache à la Suisse par le dampfschiff de Strasbourg à Bâle, et à l'Angleterre par les steamboats de Rotterdam à Londres.
L'ancienne navigation rhénane, que perpétuent les bateaux à voiles, contraste avec la navigation nouvelle que représentent les bateaux à vapeur. Les bateaux à vapeur, riants, coquets, élégants, confortables, rapides, enrubanés et harnachés des couleurs de dix nations, Angleterre, Prusse, Nassau, Hesse, Bade, tricolore hollandais, ont pour invocation des noms de princes et de villes: Ludwig II, Gross herzog von Hessen, Kœnigin Victoria, Herzog von Nassau, Prinzessinn Mariann, Gross herzog von Baden, Stadt Manheim, Stadt Coblentz; les bateaux à voiles passent lentement, portant à leur proue des noms graves et doux: Pius, Columbus, Amor, Sancta Maria, Gratia Dei. Les bateaux à vapeur sont vernis et dorés, les bateaux à voiles sont goudronnés. Le bateau à vapeur c'est la spéculation; le bateau à voiles c'est bien la vieille navigation austère et croyante. Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une prière. Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.
Cette vivace et frappante antithèse se croise et s'affronte à chaque instant sur le Rhin.
Dans ce contraste respire avec une singulière puissance de réalité le double esprit de notre époque, qui est fille d'un passé religieux et qui se croit mère d'un avenir industriel.
Quarante-neuf îles, couvertes d'une épaisse verdure, cachant des toits qui fument dans des touffes de fleurs, abritant des barques dans des havres charmants, se dispersent sur le Rhin de Cologne à Mayence. Toutes ont quelque souvenir: c'est Graupenwerth, où les Hollandais construisirent un fort qu'ils appelèrent bonnet de prêtre; Pfaffenmüth, fort que les Espagnols scandalisés reprirent et baptisèrent du nom d'Isabelle. C'est Graswerth, l'île de l'herbe, où Jean-Philippe de Reichenberg écrivit ses Antiquitates Saynenses. C'est Niederwerth, jadis si riche des dotations du margrave-archevêque Jean II. C'est Urmitzer Insel, qui a vu César; c'est Nonnenswerth, qui a vu Roland.
Les souvenirs des rives semblent répondre aux souvenirs des îles. Permettez-moi d'en effleurer ici quelques-uns; je reviendrai tout à l'heure avec plus de détail sur ce sujet intéressant. Toute ombre qui se dresse sur un bord du fleuve en fait dresser une autre sur l'autre bord. Le cercueil de sainte Nizza, petite fille de Louis le Débonnaire, est à Coblenz; le tombeau de sainte Ida, cousine de Charles Martel, est à Cologne. Sainte Hildegarde a laissé à Eubengen l'anneau que lui donna saint Bernard, avec cette devise: J'aime à souffrir. Sigebert est le dernier roi d'Austrasie qui ait habité Andernach. Sainte Geneviève vivait à Frauenkirch, dans les bois, près d'une source minérale qui avoisine aujourd'hui une chapelle commémorative. Son mari résidait à Altsimmern. Schinderhannes a désolé la vallée de la Nahe. C'est là qu'un jour il s'amusa, le pistolet au poing, à faire déchausser une bande de juifs; puis il les força ensuite à se rechausser précipitamment après avoir mêlé leurs souliers. Les juifs s'enfuirent clopin-clopant, ce qui fit rire Jean l'Écorcheur. Avant Schinderhannes, cette douce vallée avait eu Louis le Noir, duc des Deux-Ponts.
Quand le voyageur qui remonte a passé Coblenz et laissé derrière lui la gracieuse île d'Oberwerth, où je ne sais quelle bâtisse blanche a remplacé la vieille abbaye des dames nobles de Sainte-Madeleine-sur-l'Ile, l'embouchure de la Lahn lui apparaît. Le lieu est admirable. Au bord de l'eau, derrière un encombrement d'embarcations amarrées, montent les deux clochers croulants du Johanniskirch, qui rappellent vaguement Jumiéges. A droite, au-dessus du bourg de Cappellen, sur une croupe de rochers, se dresse Stolzenfels, la vaste et magnifique forteresse archiépiscopale où l'électeur Werner étudiait l'Almuchabala; et à gauche, sur la Lahn, au fond de l'horizon, les nuages et le soleil se mêlent aux sombres ruines de Lahneck, pleines d'énigmes pour l'historien et de ténèbres pour l'antiquaire. Des deux côtés de la Lahn deux jolies villes, Niederlahnstein et Oberlahnstein, rattachées l'une à l'autre par une allée d'arbres, se regardent et semblent se sourire. A quelques jets de pierre de la porte orientale d'Oberlahnstein, qui a encore sa noire ceinture de douves et de mâchicoulis, les arbres d'un verger laissent voir et cachent en même temps une petite chapelle du quatorzième siècle, recrépie et plâtrée, surmontée d'un chétif clocheton. Cette chapelle a vu déposer l'empereur Wenceslas.
C'est dans cette église de village que, l'an du Christ 1400, les quatre électeurs du Rhin, Jean de Nassau, archevêque de Mayence, Frédéric de Saarwerden, archevêque de Cologne, Werner de Kœnigstein, archevêque de Trèves, et Rupert III, comte palatin, proclamèrent solennellement du haut du portail la déchéance de Wenzel, empereur d'Allemagne. Wenceslas était un homme mou et méchant, ivrogne et féroce quand il avait bu. Il faisait noyer les prêtres qui refusaient de lui livrer le secret du confessionnal. Tout en soupçonnant la fidélité de sa femme, il avait confiance dans son esprit et subissait l'influence de ses idées. Or, cela inquiétait Rome. Wenceslas avait pour femme Sophie de Bavière, qui avait pour confesseur Jean Huss. Jean Huss, propageant Wiclef, sapait déjà le pape; le pape frappa l'empereur. Ce fut à l'instigation du saint-siége que les trois archevêques convoquèrent le comte palatin. Le Rhin dès lors dominait l'Allemagne. A eux quatre ils défirent l'empereur; puis ils nommèrent à sa place celui d'entre eux qui n'était pas ecclésiastique, le compte Rupert. Rupert, à qui cette récompense avait sans doute été secrètement promise, fut du reste un digne et noble empereur. Vous voyez que, dans sa haute tutelle des royaumes et des rois, l'action de Rome, tantôt publique, tantôt occulte, était quelquefois bienfaisante. L'arrêt rendu contre Wenceslas reposait sur six chefs, les quatre griefs principaux étaient: premièrement, la dilapidation du domaine; deuxièmement, le schisme de l'Église; troisièmement, les guerres civiles de l'empire; quatrièmement, avoir fait coucher des chiens dans sa chambre.
Jean Huss continua et Rome aussi.—Plutôt que de plier, disait Jean Huss, j'aimerais mieux qu'on me jetât à la mer avec une meule d'âne au cou. Il prit l'épée de l'esprit, et lutta corps à corps avec Rome. Puis, quand le concile le manda, il vint hardiment sans sauf-conduit. Venimus sine salvo conductu. Vous savez la fin. Le dénoûment s'accomplit le 6 juillet 1415. Les années, qui rongent tout ce qui est chair et surface, réduisent aussi les faits à l'état de cadavre et mettent les fibres de l'histoire à nu. Aujourd'hui, pour qui considère, grâce à cette dénudation, la construction providentielle des événements de celle sombre époque, la déposition de Wenceslas est le prologue d'une tragédie dont le bûcher de Constance est la catastrophe.
En face de cette chapelle, sur la rive opposée, au bord du fleuve, on voyait encore il n'y a pas un demi-siècle le siége royal, cet antique Kœnigsstühl dont je vous ai déjà parlé. Le Kœnigsstühl, pris dans son ensemble, avait dix-sept pieds allemands d'élévation et vingt-quatre de diamètre. Voici quelle en était la figure: sept piliers de pierre portaient une large plate-forme octogone de pierre, soutenue à son centre par un huitième pilier plus gros que les autres, figurant l'empereur au milieu des sept électeurs. Sept chaises de pierre, correspondant aux sept piliers au-dessus desquels chacune d'elles était placée, occupaient, disposée en cercle et se regardant, sept des pans de la plate-forme. Le huitième pan, qui regardait le midi, était rempli par l'escalier, massif degré de pierre composé de quatorze marches, deux marches par électeur. Tout avait un sens dans ce grave et vénérable édifice. Derrière chaque chaise, sur la face de chaque pan de la plate-forme octogone, étaient sculptées et peintes les armoiries des sept électeurs: le lion de Bohême, les épées croisées de Brandebourg; Saxe, qui portait d'argent à l'aigle de gueules; le Palatinat, qui portait de gueules au lion d'argent; Trèves, qui portait d'argent à la croix de gueules; Cologne, qui portait d'argent à la croix de sable; et Mayence, qui portait de gueules à la roue d'argent. Ces blasons, dont les émaux, les couleurs et les dorures se rouillaient au soleil et à la pluie, étaient le seul ornement de ce vieux trône de granit.
C'était là qu'en plein air, sous les souffles et les rayons du ciel, assis dans ces rigides fauteuils de pierre sur lesquels s'effeuillaient les arbres et courait l'ombre des nuages, rudes et simples, naïfs et augustes comme des rois d'Homère, les antiques électeurs d'Allemagne choisissaient entre eux l'empereur. Plus tard, ces grandes mœurs s'effacèrent, une civilisation moins épique convia autour de la table de cuir de Francfort les sept princes, portés vers la fin du dix-septième siècle au nombre de neuf par l'accession de Bavière et de Brunswick à l'électorat.
Les sept princes, qui s'asseyaient sur ces pierres au moyen âge étaient puissants et considérables. Les électeurs occupaient le sommet du Saint-Empire. Ils précédaient, dans la marche impériale, les quatre ducs, les quatre archi-maréchaux, les quatre landgraves, les quatre burgraves, les quatre comtes chefs de guerre, les quatre abbés, les quatre bourgs, les quatre chevaliers, les quatre villes, les quatre villages, les quatre rustiques, les quatre marquis, les quatre comtes, les quatre seigneurs, les quatre montagnes, les quatre barons, les quatre possessions, les quatre veneurs, les quatre offices de Souabes et les quatre serviteurs. Chacun d'eux faisait porter devant lui, par son maréchal particulier, une épée à fourreau doré. Ils appelaient les autres princes les têtes couronnées, et se nommaient les mains couronnantes. La bulle d'or les comparait aux sept dons du Saint-Esprit, aux sept collines de Rome, aux sept branches du chandelier de Salomon. Parmi eux la qualité électorale passait avant la qualité royale; l'archevêque de Mayence marchait à la droite de l'empereur, et le roi de Bohême à la droite de l'archevêque. Ils étaient si grands, on les voyait de si loin en Europe, et ils dominaient les nations de si haut, que les paysans de Wesen, en Suisse, appelaient et appellent encore les sept aiguilles de leur lac Sieben Churfürsten, les Sept-Électeurs.
Le Kœnigsstühl a disparu, les électeurs aussi. Quatre pierres aujourd'hui marquent la place du Kœnigsstühl; rien ne marque la place des électeurs.
Au seizième siècle, quand la mode arriva de nommer l'empereur à Francfort, tantôt dans la salle du Rœmer, tantôt dans la chapelle-conclave de Saint-Barthélemy, l'élection devint une cérémonie compliquée. L'étiquette espagnole s'y refléta. Le formulaire fut minutieux; l'appareil sévère, soupçonneux, parfois terrible. Dès le matin du jour fixé pour l'élection, on fermait les portes de la ville, les bourgeois prenaient les armes, les tambours de camp sonnaient, la cloche d'alarme tintait; les électeurs, vêtus de drap d'or et revêtus de la robe rouge doublée d'hermine, coiffés, les séculiers du bonnet électoral, les archevêques de la mitre écarlate, recevaient solennellement le serment du magistrat de la ville qui s'engageait à les garantir de la surprise l'un de l'autre; cela fait, ils se prêtaient eux-mêmes serment les uns aux autres entre les mains de l'archevêque de Mayence; puis on leur disait la messe; il s'asseyaient sur des chaires de velours noir, le maréchal du saint-empire fermait les huis et ils procédaient à l'élection. Si bien closes que fussent les portes, les chanceliers et les notaires allaient et venaient. Enfin les très-révérends tombaient d'accord avec les très-illustres, le roi des Romains était nommé, les princes se levaient de leurs chaires, et pendant que la présentation du peuple se faisait aux fenêtres du Rœmer, un des suffragants de Mayence chantait à Saint-Barthélemy un Te Deum Deum à trois chœurs sur les orgues de l'église, sur les trompettes des électeurs et sur les trompettes de l'empereur.
Le tout, au bruit des grosses cloches sonnées sur les tours et des gros canons qu'on laschoit de joye, dit, dans son curieux manuscrit, le narrateur anonyme de l'élection de Mathias II.
Sur le Kœnigsstühl, la chose se faisait plus simplement et plus grandement, à mon sens. Les électeurs montaient processionnellement sur la plate-forme par les quatorze degrés qui avaient chacun un pied de haut, et prenaient place dans leurs fauteuils de pierre. Le peuple de Rhens, contenu par les hacquebutiers, entourait le siége royal. L'archevêque de Mayence debout disait: Très-généreux princes, le Saint-Empire est vacant. Puis il entonnait l'antiphone Veni, Sancte Spiritus, et les archevêques de Cologne et Trèves chantaient les autres collectes qui en dépendent. Le chant terminé, tous les sept prêtaient serment, les séculiers la main sur l'Évangile, les ecclésiastiques la main sur le cœur. Distinction belle et touchante, qui veut dire que le cœur de tout prêtre doit être un exemplaire de l'Évangile. Après le serment, on les voyait assis en cercle se parler à voix basse; tout à coup l'archevêque de Mayence se levait, étendait ses mains vers le ciel, et jetait au peuple dispersé au loin dans les haies, les broussailles et les prairies, le nom du nouveau chef temporel de la chrétienté. Alors le maréchal de l'empire plantait la bannière impériale au bord du Rhin, et le peuple criait: Vivat rex!
Avant Lothaire II, qui fut élu le 11 septembre 1125, le même aigle, l'aigle d'or, se déployait sur la bannière de l'empire d'Orient et sur la bannière de l'empire d'Occident; mais le ciel vermeil de l'aurore se reflétait dans l'une, et le ciel froid du Septentrion dans l'autre. La bannière d'Orient était rouge; la bannière d'Occident était bleue. Lothaire substitua à ces couleurs la couleur de sa maison, or et sable. L'aigle d'or dans un ciel bleu fut remplacé sur la bannière impériale par l'aigle noire dans un ciel d'or. Tant qu'il y eut deux empires, il y eut deux aigles, et ces deux aigles n'eurent qu'une tête. Mais, à la fin du quinzième siècle, quand l'empire grec eut croulé, l'aigle germanique, restée seule, voulut représenter les deux empires, regarda à la fois l'Occident et l'Orient, et prit deux têtes.
Ce n'est pas d'ailleurs la première apparition de l'aigle à deux têtes. On la voit sculptée sur le bouclier de l'un des soldats de la colonne Trajane, et, s'il faut en croire le moine d'Attaich et le recueil d'Urstisius, Rodolphe de Habsbourg la portait brodée sur sa poitrine le 26 août 1278, à la bataille de Marchefeld.
Quand la bannière était plantée au bord du Rhin en l'honneur du nouvel empereur, le vent en agitait les plis, et de la façon dont elle flottait, le peuple concluait des présages. En 1346, quand les électeurs, poussés par le pape Clément VI, proclamèrent du haut du Kœnigsstühl Charles, margrave de Moravie, roi des Romains, quoique Louis V vécût encore, au cri de vivat rex! la bannière impériale tomba dans le Rhin et s'y perdit. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1400, le fatal présage s'accomplit: Wenceslas, fils de Charles, fut déposé.
Et cette chute de la bannière fut aussi la chute de la maison de Luxembourg, qui, après Charles IV et Wenceslas, ne donna plus qu'un empereur, Sigismond, et s'effaça à jamais devant la maison d'Autriche.
Après avoir laissé derrière soi le lieu où fut le Kœnigsstühl, jeté bas, comme chose féodale, par la Révolution française, on monte vers Braubach, on franchit Boppart, Welmich, Saint-Goar, Oberwesel, et tout à coup à gauche, sur la rive droite, apparaît, semblable au toit d'une maison de géants, un grand rocher d'ardoise surmonté d'un tour énorme qui semble dégorger comme une cheminée colossale la froide fumée des nuées. Au pied du rocher, le long de la rive, une jolie ville, groupée autour d'une église romane à flèche, étale toutes ses façades au midi. Au milieu du Rhin, devant la ville, souvent à demi voilé par les brumes du fleuve, se dresse sur un rocher à fleur d'eau un édifice oblong, étroit, de haut bord, dont l'avant et l'arrière coupent le flot comme une proue et une poupe, dont les fenêtres larges et basses imitent des écoutilles et des sabords, et sur la paroi inférieure duquel mille crampons de fer dessinent vaguement des ancres et des grappins. Des bossages capricieux et de petites logettes hors d'œuvre se suspendent, ainsi que des barques et des chaloupes, aux flancs de cette étrange construction qui livre au vent, comme les banderoles de ses mâts, les cent girouettes de ses clochetons aigus.
Cette tour, c'est le Gutenfels; cette ville, c'est Caub; ce navire de pierre, éternellement à flot sur le Rhin et éternellement à l'ancre devant la ville palatine, c'est le palais, c'est le Pfalz.
Je vous ai déjà parlé du Pfalz. On n'entrait dans cette résidence symbolique, bâtie sur un banc de marbre appelé le Rocher des comtes palatins, qu'au moyen d'une échelle, laquelle aboutissait à un pont-levis qu'on voit encore. Il y avait là des cachots pour les prisonniers d'État, et une petite chambre où les comtesses palatines étaient forcées d'attendre l'heure de leur accouchement, sans autre distraction que d'aller voir dans les caves du palais un puits creusé dans le roc plus bas que le lit du Rhin et plein d'une eau qui n'était pas l'eau du Rhin. Aujourd'hui le Pfalz a changé de maître. M. de Nassau possède le Louvre palatin; le palais est désert, aucun berceau princier ne se balance sur ces dalles, aucun vagissement souverain ne trouble ces voûtes noires. Il n'y a plus que le puits mystérieux qui se remplit toujours. Hélas! une goutte d'eau qui filtre à travers un rocher se tarit moins vite que les races royales.
Sur la grande étendue du fleuve, le Pfalz est voisin du Kœnigsstühl. Le Rhin voyait, presque au même point, une femme enfanter le comte palatin, et l'empire enfanter l'empereur.
Du Taunus aux Sept-Monts, des deux côtés du magnifique escarpement qui encaisse le fleuve, quatorze châteaux sur la rive droite: Ehrenfels, Fursteneck, Gutenfels, Rineck, le Chat, la Souris, Liebenstein et Sternberg qu'on nomme les Frères, Markusburg, Philipsburg, Lahneck, Sayn, Hammerstein et Okenfels; quinze châteaux sur la rive gauche: Vogtsberg, Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Sonneck, Heimburg, Furstemberg, Stahleck, Schœnberg, Rheinfels, Rheinberg, Stolzenfels, Rheineck et Rolandseck, en tout, vingt-neuf forteresses à demi écroulées superposent le souvenir des rhingraves au souvenir des volcans, la trace des guerres à la trace des laves, et complètent d'une façon formidable la figure sévère des collines. Quatre de ces châteaux ont été bâtis au onzième siècle: Ehrenfels par l'archevêque Siegfried, Stahleck par les comtes palatins, Sayn par Frédéric, premier comte de Sayn, vainqueur des Maures d'Espagne; Hammerstein par Othon, comte de Vétéravie. Deux ont été construits au douzième siècle: Gutenfels par les comtes de Nuringen, Rolandseck par l'archevêque Arnould II, en 1149; deux au treizième; Furstemberg par les palatins, et Rheinfels, en 1219, par Thierry III, comte de Katzenellenbogen; quatre au quatorzième: Vogtsberg, en 1340, par un Falkenstein; Fursteneck, en 1348, par l'archevêque Henri III; le Chat, en 1383, par le comte de Katzenellenbogen; et la Souris, dix ans après, par un Falkenstein. Un seulement date du seizième siècle: Philipsburg, bâti, de 1568 à 1571, par le landgrave Philippe le Jeune. Quatre de ces citadelles, toutes les quatre sur la rive gauche, chose remarquable, Brichenstein, Rheinstein, Falkenburg et Sonneck, ont été détruites en 1282 par Rodolphe de Habsbourg; une, le Rolandseck, par l'empereur Henri V; cinq par Louis XIV, en 1689, Fursteneck, Stahleck, Schœnberg, Stolzenfels et Hammerstein; une par Napoléon, le Rheinfels; une par un incendie, Rheineck; et une par la bande-noire, Gutenfels. On ne sait qui a construit Reichenstein, Rheinstein, Falkenburg, Stolzenfels, Rheineck et Markusburg, restauré en 1644 par Jean le Batailleur, landgrave de Hesse-Darmstadt. On ne sait qui a démoli Vogtsberg, ancienne demeure d'un seigneur voué, comme le nom l'indique, Ehrenfels, Fursteneck, Sayn, le Chat et la Souris. Une nuit plus profonde encore couvre six de ces manoirs: Heinburg, Rheinberg, Liebenstein, Sternberg, Lahneck et Okenfels. Ils sont sortis de l'ombre et ils y sont rentrés. On ne sait ni qui les a bâtis ni qui les a détruits. Rien n'est plus étrange, au milieu de l'histoire, que cette épaisse obscurité où l'on aperçoit confusément, vers 1400, le fourmillement tumultueux de la hanse rhénane, guerroyant les seigneurs, et où l'on distingue, plus loin encore, dans les ténèbres grossissantes du douzième siècle, le fantôme formidable de Barberousse exterminant les burgraves. Plusieurs de ces antiques forteresses, dont l'histoire est perdue, sont à demi romaines et à demi carlovingiennes. Des figures plus nettement éclairées apparaissent dans les autres ruines. On peut en retrouver la chronique éparse çà et là dans les vieux chartriers. Stahleck, qui domine Bacharach et qu'on dit fondé par les Huns, a vu mourir Herman au douzième siècle; les Hohenstaufen, les Guelfes et les Wittelsbach l'ont habité, et il a été assiégé et pris huit fois de 1620 à 1640. Schœnberg, d'où sont sorties la famille des Belmont et la légende des Sept Sœurs, a vu naître le grand général Frédéric de Schœnberg, dont la singulière destinée fut d'affermir les Bragance et de précipiter les Stuart. Le Rheinfels a résisté aux villes du Rhin en 1225, au maréchal de Tallard en 1692, et s'est rendu à la République française en 1794. Le Stolzenfels était la résidence des archevêques de Trèves. Rheineck a vu s'éteindre le dernier comte de Rheineck, mort en 1544 chanoine-custode de la cathédrale de Trèves. Hammerstein a subi la querelle des comtes de Vétéravie et des archevêques de Mayence, le choc de l'empereur Henri II en 1017, la fuite de l'empereur Henri IV en 1105, la guerre de trente ans, le passage des Suédois et des Espagnols, la dévastation des Français en 1689 et la honte d'être vendu cent écus en 1823. Gutenfels, la fière guérite de Gustave-Adolphe, le doux asile de la belle comtesse Guda et de l'amoureux empereur Richard, quatre fois assiégé, en 1504 et en 1631 par les Messois, en 1620 et en 1642 par les impériaux, vendu en 1289 par Garnier de Munzenberg à l'électeur palatin Louis le Sévère, moyennant deux mille cent marcs d'argent, a été dégradé en 1807 pour un bénéfice de six cents francs. Cette longue et double série d'édifices à la fois poétiques et militaires, qui portent sur leur front toutes les époques du Rhin et qui en racontent toutes les légendes, commence devant Bingen, par le château d'Ehrenfels à droite et la tour des Rats à gauche, et finit à Kœnigswinter par le Rolandseck à gauche et le Drachenfels à droite. Symbolisme frappant et digne d'être noté chemin faisant, l'immense arcade couverte de lierre du Rolandseck faisant face à la caverne du dragon qu'assomma Sigefroi le Cornu, la tour des Rats faisant face à l'Ehrenfels, c'est la fable et l'histoire qui se regardent.
Je n'enregistre ici que les châteaux qui se mirent dans le Rhin et que tout voyageur aperçoit en passant. Mais pour peu qu'on pénètre dans les vallées et dans les montagnes, on rencontre une ruine à chaque pas. Dans la seule vallée de la Wisper, sur la rive droite, en une promenade de quelques lieues j'en ai constaté sept: le Rheinberg, château des comtes du Rhingau, écuyers-tranchants héréditaires du Saint-Empire, éteints au dix-septième siècle; redoutable forteresse qui inquiétait jadis la grosse commune de Lorch; dans les broussailles, Waldeck; sur la montagne, à la crête d'un rocher de schiste, près d'une source d'eau minérale qui arrose quelques chétives cabanes, le Sauerburg, bâti en 1356 par Robert, comte palatin, et vendu mille florins pendant la guerre de Bavière, par l'électeur Philippe à Philippe de Kronberg, son maréchal; Heppeneff, détruit on ne sait quand; Kammerberg, bien domanial de Mayence; Nollig, ancien castrum dont il reste une tour; Sareck, qui s'encadre dans la forêt vis-à-vis du couvent de Winsbach comme le chevalier vis-à-vis du prêtre dans l'ancienne société. Aujourd'hui le château et le couvent, le noble et le prêtre, deux ruines. La forêt seule et la société, renouvelées chaque année, ont survécu.
Si l'on explore les Sept-Monts, on y trouve, à l'état de tronçons enfouis sous le lierre, une abbaye, Schomberg, et six châteaux: le Drachenfels, ruiné par Henri V; le Wolkenburg caché dans les nuées, comme le dit son nom, ruiné par Henri V; le Lowenberg, où se sont réfugiés Bucer et Mélanchton, où se sont enfuis après leur mariage, qui glorifiait l'hérésie, Agnès de Mansfeld et l'archevêque Guebhard; le Nonnenstromberg et l'Oelberg, bâtis par Valentinien en 368; et le Hemmerich, manoir de ces hardis chevaliers de Heinsberg qui faisaient la guerre aux électeurs de Cologne.
Dans la plaine, du côté de Mayence, c'est Frauenstein, qui date du douzième siècle; Scharfenstein, fief archiépiscopal; Greifenklau, bâti en 1350. Du côté de Cologne, c'est l'admirable Godesberg. D'où vient ce nom, Godesberg? Est-ce du tribunal de canton, Goding, qui s'y tenait au moyen âge? est-ce de Wodan, le monstre à dix mains, que les Ubiens ont adoré là? Aucun antiquaire étymologiste n'a décidé cette question. Quoi qu'il en soit, la nature, avant les temps historiques, avait fait de Godesberg un volcan; l'empereur Julien, en 362, en avait fait un camp; l'archevêque Théodoric, en 1210, un château; l'électeur Frédéric II, en 1375, une forteresse; l'électeur de Bavière, en 1593, une ruine; le dernier électeur de Cologne, Maximilien-François, en a fait une vigne.
Les antiques châteaux des bords du Rhin, bornes colossales posées par la féodalité sur son fleuve, remplissent le paysage de rêverie. Muets témoins des temps évanouis, ils ont assisté aux actions, ils ont encadré les scènes, ils ont écouté les paroles. Ils sont là comme les coulisses éternelles du sombre drame qui depuis dix siècles se joue sur le Rhin. Ils ont vu, les plus vieux du moins, entrer et sortir au milieu des péripéties providentielles, tous ces acteurs si hauts, si étranges ou si redoutables: Pépin, qui donnait des villes au pape; Charlemagne vêtu d'une chemise de laine et d'une veste de loutre, s'appuyant sur le vieux diacre Pierre de Pise, et caressant de sa forte main l'éléphant Abulabaz; Othon le Lion secouant sa crinière blonde; le margrave d'Italie, Azzo, portant la bannière ornée d'anges, victorieuse à la bataille de Mersebourg; Henri le Boiteux; Conrad le Vieux et Conrad le Jeune; Henri le Noir, qui imposa à Rome quatre papes allemands; Rodolphe de Saxe, portant sur sa couronne l'hexamètre papal: Petra dedit Petro, Petrus diadema Rudolpho; Godefroi de Bouillon, qui enfonçait la pique du drapeau impérial dans le ventre des ennemis de l'empire; Henri V, qui escaladait à cheval les degrés de marbre de Saint-Pierre de Rome. Pas une grande figure de l'histoire d'Allemagne dont le profil ne soit dessiné sur leurs vénérables pierres; le vieux duc Welf, Albert l'Ours; saint Bernard; Barberousse, qui se trompait de main en tenant l'étrier du pape; l'archevêque de Cologne Rainald, qui arrachait les franges du carrocium de Milan; Richard Cœur-de-Lion; Guillaume de Hollande; Frédéric II, le doux empereur au visage grec, ami des poëtes comme Auguste, ami des califes comme Charlemagne, étudiant dans sa tente-horloge, où un soleil d'or et une lune d'argent marquaient les saisons et les heures. Ils ont contemplé, à leur rapide apparition, le moine Christian prêchant l'Evangile aux paysans de Prusse; Herman Salza, premier grand maître de l'ordre teutonique, grand bâtisseur de villes; Ottocar, roi de Bohême; Frédéric de Bade et Conradin de Souabe, décapités à seize ans; Louis V, landgrave de Thuringe et mari de sainte Elisabeth; Frédéric le Mordu, qui portait sur sa joue la marque du désespoir de sa mère; et Rodolphe de Habsbourg, qui raccommodait lui-même son pourpoint gris. Ils ont retenti de la devise d'Eberhard, comte de Wurtemberg: Gloire à Dieu! guerre au monde! Ils ont logé Sigismond, cet empereur dont la justice pesait bien et frappait mal; Louis V, le dernier empereur qui ait été excommunié; Frédéric III, le dernier empereur qui ait été couronné à Rome. Ils ont écouté Pétrarque gourmandant Charles IV pour n'être resté à Rome qu'un jour et lui criant: Que diraient vos aïeux les Césars s'ils vous rencontraient à cette heure dans les Alpes, la tête baissée et le dos tourné à l'Italie? Ils ont regardé passer, humiliés et furieux, l'Achille allemand, Albert de Brandebourg, après la leçon de Nuremberg, et l'Achille bourguignon, Charles le Téméraire, après les cinquante-six assauts de Neuss. Ils ont regardé passer, hautains et superbes, sur leurs mules et dans leurs litières, côtoyant le Rhin en longues files, les évêques occidentaux allant, en 1415, au concile de Constance pour juger Jean Huss; en 1431, au concile de Bâle pour déposer Eugène IV; et en 1519 à la diète de Worms pour interroger Luther. Ils ont vu surnager, remontant sinistrement le fleuve d'Oberwesel à Bacharach, sa blonde chevelure mêlée au flot, le cadavre blanc et ruisselant de saint Werner, pauvre petit enfant martyrisé par les juifs et jeté au Rhin en 1287. Ils ont vu rapporter de Vienne à Bruges, dans un cercueil de velours, sous un poêle d'or, Marie de Bourgogne, morte d'une chute de cheval à la chasse au héron. La horde hideuse des Magyares, la rumeur des Mogols arrêtés par Henri le Pieux au treizième siècle, le cri des Hussites qui voulaient réduire à cinq toutes les villes de la terre, les menaces de Procope le Gros et de Procope le Petit, le bruit tumultueux des Turcs remontant le Danube après la prise de Constantinople, la cage de fer où la vengeance des rois promena Jean de Leyde, enchaîné entre son chancelier Krechting et son bourreau Knipperdolling, le jeune Charles-Quint faisant étinceler en étoiles de diamants sur son bouclier le mot nondum, Wallenstein servi par soixante pages gentilshommes, Tilly en habit de satin vert sur son petit cheval gris, Gustave-Adolphe traversant la forêt thuringienne, la colère de Louis XIV, la colère de Frédéric II, la colère de Napoléon, toutes ces choses terribles qui tour à tour ébranlèrent ou effrayèrent l'Europe, ont frappé comme des éclairs ces vieilles murailles. Ces glorieux manoirs ont reçu le contre-coup des Suisses détruisant l'antique cavalerie à Sempach, et du grand Condé détruisant l'antique infanterie à Rocroy. Ils ont entendu craquer les échelles, glapir la poix bouillante, rugir les canons. Les lansquenets, valets de la lance, l'ordre-hérisson si fatal aux escadrons, les brusques voies de fait de Sickingen, le grand chevalier, les savants assauts de Burtenbach, le grand capitaine, ils ont tout vu, tout bravé, tout subi. Aujourd'hui, mélancoliques la nuit quand la lune revêt leur spectre d'un linceul blanc, plus mélancoliques encore en plein soleil, remplis de gloire, de renommée, de néant et d'ennui, rongés par le temps, sapés par les hommes, versant aux vignobles de la côte une ombre qui va s'amoindrissant d'année en année, ils laissent tomber le passé pierre à pierre dans le Rhin, et date à date dans l'oubli.
O nobles donjons! ô pauvres vieux géants paralytiques! ô chevaliers affrontés! un bateau à vapeur, plein de marchands et de bourgeois, vous jette en passant sa fumée à la face!
LETTRE XXVI
WORMS.—MANNHEIM.
Nuit tombante.—Dissertation profonde et hautement philosophique sur les appellations sonores.—Le voyageur croit être un moment Micromégas se baissant et cherchant une ville à terre dans l'herbe—A quoi bon avoir été une grande chose!—Les quatorze églises de Worms.—Le pauvre hère et le gros gaillard.—Dialogues.—Un monosyllabe accompagné de son commentaire.—Dans quel cas un aubergiste est majestueux.—O inégale nature!—Le voyageur a un peu peur des fées et des revenants.—Il prend le parti d'adresser de plates flatteries à la lune.—Un spectre.—A quel genre d'exercice se livrait ce spectre.—Autre monosyllabe accompagné d'un autre commentaire.—Où le lecteur apprend dans quels endroits se mettent les vieux numéros d'un vieux journal.—Le spectre devient de plus en plus aimable et caressant.—Entrée à Worms.—Par malheur, le voyageur connaît si bien le Worms d'autrefois, qu'il ne reconnaît plus le Worms d'à présent.—Ce qu'on s'expose à voir quand on regarde par le trou des serrures.—Saint Ruprecht.—Mélancolie à propos d'un garçon tonnelier.—L'auberge du Faisan (qui est peut-être l'auberge du Cygne, à moins que ce ne soit l'auberge du Paon. Lecteur, défiez-vous de l'auteur sur ce point.)—A quoi étaient occupés deux hommes dans la salle à manger, et ce que faisait un troisième.—Eloquence d'un sot.—Le voyageur continue à décrire le gîte.—La chambre à coucher.—Le tableau du chevet du lit.—Deux amants s'enfuyant à travers une épouvantable orthographe.—L'auteur se promène dans Worms.—Allocution aux Parisiens.—L'agonie d'une ville.—Ce que Perse et Horace ont dit de la Petite-Provence qui est aux Tuileries.—Conseils indirects aux jeunes niais qui gâtent le costume des hommes en France à l'heure qu'il est.—La cathédrale de Worms.—Le dehors.—L'intérieur.—Le temple luthérien.—Mannheim.—L'unique mérite de Mannheim.—Par quels gens Mannheim serait admiré.—Encore la figure de rhétorique que le bon Dieu prodigue.—Intéressante inscription recueillie à Mannheim.
Bords du Neckar, octobre.
La nuit tombait. Ce je ne sais quel ennui qui saisit l'âme à la disparition du jour se répandait sur tout l'horizon autour de nous. Qui est triste à ces heures-là? est-ce la nature? est-ce nous-mêmes? Un crêpe blanc montait des profondeurs de cette immense vallée des Vosges, les roseaux du fleuve bruissaient lugubrement, le dampfschiff battait l'eau comme un gros chien fatigué; tous les voyageurs, appesantis ou assoupis, étaient descendus dans la cabine, encombrée de paquets, de sacs de nuit, de tables en désordre et de gens endormis; le pont était désert; trois étudiants allemands y étaient seuls restés, immobiles, silencieux, fumant, sans faire un geste et sans dire un mot, leurs pipes de faïence peinte; trois statues; je faisais la quatrième, et je regardais vaguement dans l'étendue. Je me disais: «Je n'aperçois rien à l'horizon. Nous ne serons pas à Worms avant la nuit noire. C'est étrange. Je ne croyais pas que Worms fût si loin de Mayence.—Tout à coup le dampfschiff s'arrêta.—Bon, me dis-je, l'eau est très-basse dans cette plaine, le lit du Rhin est obstrué de bancs de sable; nous voilà engravés.»
Le patron du bateau sortait de sa cellule. «Eh bien! capitaine, lui dis-je,—car vous savez qu'aujourd'hui on met sur toute chose un mot sonore: un comédien s'appelle artiste; un chanteur virtuose; un patron s'appelle capitaine;—eh bien! capitaine, voilà un petit contretemps. Du coup nous n'arriverons pas avant minuit.» Le patron me regarda avec ses larges yeux bleus de Teuton stupéfait, et me dit: «Vous êtes arrivés!» Je le regarde à mon tour, non moins stupéfait que lui. En ce moment, nous dûmes faire admirablement les deux figures de l'étonnement français et de l'étonnement allemand.
«Arrivés, capitaine?
—Oui, arrivés.
—Où?
—Mais à Worms!»
Je m'exclame, et je promène mes yeux autour de moi. «A Worms! rêvais-je tout éveillé? Etais-je le jouet de quelque vision crépusculaire? Le patron raillait-il le voyageur? L'Allemand en donnait-il à garder au Parisien? Le Germain se gaussait-il du Gaulois? A Worms! Mais où était donc cette haute et magnifique ceinture de murailles flanquées de tours carrées qui venait jusqu'au bord du fleuve prendre fièrement le Rhin pour fossé? Je ne voyais qu'une immense plaine dont de grandes brumes me cachaient le fond, de pâles rideaux de peupliers, une berge à peine distincte, tant elle était mêlée aux roseaux, et sur la rive même, tout près de nous, une belle pelouse verte où quelques femmes étendaient leur linge pour le faire blanchir à la rosée.
Cependant le patron, le bras tendu vers l'avant du bateau, me montrait une façon de maison neuve, carrée, plâtrée, à contrevents verts, fort laide, espèce de gros pavé blanchâtre que je n'avais pas aperçu d'abord.
«Monsieur, voilà Worms.
—Worms! repris-je; Worms cela! cette maison blanche! Mais c'est tout au plus une auberge!
—C'est une auberge en effet. Vous y serez à merveille.
—Ah! la ville! c'est la ville que vous voulez?
—Mais sans doute.
—Fort bien. Vous la trouverez là-bas, dans la plaine; mais il faut marcher! il y a un bon bout de chemin. Ah! monsieur vient pour la ville? En général, il est fort rare qu'on s'arrête ici; mais messieurs les voyageurs se contentent de l'auberge. On y est très-bien. Ah! monsieur tient à voir la ville? c'est différent. Quant à moi, je passe ici toujours assez tard le soir, ou de très-bonne heure le matin, et je ne l'ai jamais vue.»
Ayez donc été ville impériale! ayez eu des gaugraves, des archevêques-souverains, des évêques-princes, une pfalz, quatre forteresses, trois ponts sur le Rhin, trois couvents à clocher, quatorze églises, trente mille habitants! ayez été l'une des quatre cités maîtresses dans la formidable hanse des cent villes! soyez pour celui qui s'éprend des traditions fantastiques, comme pour celui qui étudie et critique les faits réels, un lieu étrange, poétique et célèbre autant qu'aucun autre coin de l'Europe! ayez dans votre merveilleux passé tout ce que le passé peut contenir, la fable et l'histoire, ces deux arbres, plus semblables qu'on ne pense, dont les racines et les rameaux sont parfois si inextricablement mêlés dans la mémoire des hommes! soyez la ville qui a vu vaincre César, passer Attila, rêver Brunehaut, marier Charlemagne! soyez la ville qui a vu dans le Jardin des Roses le combat de Sigefroi le Cornu et du dragon, et devant la façade de sa cathédrale cette contestation de Chrimhilde d'où est sortie une épopée, et sur les bancs de la diète cette contestation de Luther d'où est sortie une religion! soyez la Vormatia des Vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau des poëtes, le chef-lieu des héros dans les Niebelungen, la capitale des rois francs, la cour judiciaire des empereurs! soyez Worms, en un mot, pour qu'un rustre, ivre de tabac, qui ne sait même plus s'il est Vangion ou Némète, dise en parlant de vous: «Ah! Worms! cette ville! c'est là-bas! je ne l'ai jamais vue!»
Oui, mon ami, Worms est tout cela. Une ville illustre, comme vous le voyez. Résidence impériale et royale, trente mille habitants, quatorze églises, dont voici les noms, aujourd'hui complétement oubliés. C'est pour cela que je les enregistre:
- Le Munster.
- Sancta-Cæcilia.
- Saint-Vesvin.
- Saint-André.
- Saint-Mang.
- Saint-Johann.
- Notre-Dame.
- Saint-Paul.
- Saint-Ruprecht.
- Predicatores.
- Saint-Lamprecht.
- Saint-Sixt.
- Saint-Martin.
- Saint-Amandus.
Cependant je m'étais fait descendre à terre, à la grande surprise de mes compagnons de voyage, qui semblaient ne rien comprendre à ma fantaisie. Le dampfschiff avait repris sa route vers Mannheim, me laissant seul avec mon bagage dans une étroite barque que secouait violemment le remous du fleuve, agité par les roues de la machine. J'avais abordé le débarcadère sans trop remarquer deux hommes qui étaient là debout pendant que la barque s'approchait et que le bateau à vapeur s'éloignait. L'un de ces hommes, espèce d'hercule joufflu aux manches retroussées, à l'air le plus insolent qu'on pût voir, s'accoudait, en fumant sa pipe, sur une assez grande charrette à bras. L'autre, maigre et chétif, se tenait, sans pipe et sans insolence, près d'une petite brouette, la plus humble et la plus piteuse du monde. C'était un de ces visages pales et flétris qui n'ont pas d'âge, et qui laissent hésiter l'esprit entre un adolescent tardif et un vieillard précoce.
Comme je venais de prendre terre, et pendant que je considérais le pauvre diable à la brouette, je ne m'étais pas aperçu que mon sac de nuit, laissé sur l'herbe à mes pieds par le batelier, avait subitement disparu. Cependant un bruit de roues en mouvement me fit tourner la tête: c'était mon sac de nuit qui s'en allait sur la charrette à bras, gaillardement traînée par l'homme à la pipe. L'autre me regardait tristement, sans faire un pas, sans risquer un geste, sans dire un mot, avec un air d'opprimé qui se résigne auquel je ne comprenais rien du tout. Je courus après mon sac de nuit.
«Hé, l'ami! criai-je à l'homme, où allez-vous comme cela?»
Le bruit de sa charrette, la fumée de sa pipe, et peut-être aussi la conscience de son importance, l'empêchaient de m'entendre. J'arrive essoufflé près de lui, et je répète ma question.
«Où nous allons? dit-il en français et sans s'arrêter.
—Oui, repris-je.
—Pardieu, fit-il, là!»
Et il montrait d'un hochement de tête la maison blanche, qui n'était plus qu'à un jet de pierre.
«Hé! qu'est cela? lui dis-je.
—Hé! c'est l'hôtel.
—Ce n'est pas là que je vais.»
Il s'arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de l'air le plus stupéfait; puis, après un moment de silence, il ajouta avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans un lieu désert, et qui se donnent le luxe d'être insolents parce qu'ils se croient indispensables:
«Monsieur couche dans les champs?»
Je ne crus pas devoir m'émouvoir.
«Non, lui dis-je; je vais à la ville.
—Où ça, la ville?
—A Worms.
—Comment, à Worms?
—A Worms!
—A Worms?
—A Worms!
—Ah!» reprit l'homme.
Que de choses il peut y avoir dans un ah! Je n'oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l'indignation, de la raillerie, de l'ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah! voulait dire: «Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé? Cela va à Worms! Qu'est-ce que cela va faire à Worms? Quelque intrigant! quelque banqueroutier qui se cache! Donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c'est stupide! Il eût bien dépensé chez moi dix francs de France; il me les doit! c'est un voleur. Est-il bien sûr qu'il a le droit d'aller ailleurs? Mais c'est abominable cela! Et dire que je me suis commis jusqu'à lui porter ses effets! un mauvais sac de nuit! Voilà un beau voyageur, qui n'a qu'un sac de nuit! Quelles guenilles y a-t-il là dedans? A-t-il une chemise seulement? Au fait, il est visible que ce Français n'a pas le sou. Il s'en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant! A quoi est-on exposé! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah! il faut en avoir pitié. Qu'il aille où il voudra, à Worms, au diable! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche!»
O mon ami, avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins?
Tout cela dit dans cet ah! il saisit ma «sacoche» et la jeta à terre.
Puis il s'éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir faire quelques remontrances.
«Eh bien! lui dis-je, vous vous en allez ainsi? vous me laissez là avec mon sac de nuit? Mais, que diable, prenez au moins la peine de le reporter où vous l'avez pris.»
Il continuait de s'éloigner.
«Eh! rustre!» lui criai-je.
Mais il n'entendait plus le français; il poursuivit son chemin en sifflant.
Il fallait bien en prendre mon parti. J'aurais pu courir après lui, me fâcher, m'emporter; mais que faire d'un rustre, à moins qu'on ne l'assomme? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute que de nous deux l'assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas l'égalité, ne l'avait pas voulue entre ce Teuton et moi. Evidemment, là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j'étais l'inférieur et lui le supérieur.
O loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants sont parfaitement inégaux! Dura lex, sed lex!
Je me résignai donc.
Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras; puis je m'orientai. La nuit était pleinement tombée, l'horizon était noir, je n'apercevais rien autour de moi que la masse blanchâtre et indistincte de la maison à laquelle il m'avait plu de tourner le dos. Je n'entendais que le bruit vague et doux du Rhin dans les roseaux.
Vous trouverez Worms là-bas, avait dit le capitaine du bateau en me montrant le fond de la plaine. Là-bas! rien de plus. Où aller avec ce là-bas? Etait-ce à deux pas? Etait-ce à deux lieues? Worms, la ville des légendes, que j'étais venu chercher de si loin, commençait à me faire l'effet d'une de ces villes-fées qui reculent à mesure que le voyageur avance.
Et ces terribles et ironiques paroles de l'homme à la charrette me revenaient à l'esprit: Monsieur veut coucher dans les champs? Il me semblait entendre les génies familiers du Rhin, les duendes et les gnomes me les répéter à l'oreille avec des rires goguenards. C'était précisément l'heure où ils sortent, mêlés aux sylphes, aux masques, aux magiciennes et aux brucolaques, et où ils vont à ces danses mystérieuses qui laissent de grandes traces circulaires sur les pelouses foulées, traces que les vaches, le lendemain matin, regardent en rêvant.
La lune allait se lever.
Que faire? assister à ces danses? Cela serait curieux. Mais coucher dans les champs, cela est dur. Revenir sur mes pas? demander l'hospitalité à cette auberge que j'avais dédaignée? affronter un nouveau ah! du rustre à la charrette? qui sait? me faire peut-être fermer la porte au nez et entendre derrière moi, autour de moi, dans les roseaux, dans les brouillards, dans les feuillages agités des trembles, redoubler les éclats de rire des gnomes à l'œil d'escarboucle et des duendes aux faces vertes?
Etre ainsi humilié devant les fées! faire sourire d'un sourire de pitié moqueuse le doux et lumineux visage de Titania! jamais.
Plutôt coucher à la belle étoile! plutôt marcher toute la nuit!
Après avoir tenu conseil avec moi-même, je me décidai à retourner au débarcadère. Là, je trouverais sans doute quelque sentier qui me mènerait à Worms.
La lune se levait.
Je lui adressai une invocation mentale où je fis un abominable mélange de tous les poëtes qui ont parlé de la lune, depuis Virgile jusqu'à Lemierre. Je l'appelai pâle courrière et reine des nuits, et je la priai de m'éclairer un peu, en lui déclarant effrontément que je sentais que Diane est la sœur d'Apollon, et, me l'étant ainsi rendue favorable suivant le rite classique, je me remis bravement à marcher, ma sacoche au bras, dans la direction du Rhin.
J'avais à peine fait quelques pas, plongé dans une profonde rêverie, lorsqu'un léger bruit m'en tira. Je levai la tête. On a raison d'invoquer les déesses. La lune me permit de voir. Grâce à un rayon horizontal qui commençait à argenter la pointe des folles avoines, je distinguai parfaitement devant moi, à quelques pas, à côté d'un vieux saule dont le tronc ridé faisait une horrible grimace, je distinguai, dis-je, une figure blême et livide, un spectre qui me regardait d'un air effaré.
Ce spectre poussait une brouette.
«Ah! fis-je, voilà une apparition.»
Puis, mes yeux tombant sur la brouette, et le second mouvement succédant au premier:
«Tiens! dis-je, c'est un portefaix.»
Ce n'était ni un fantôme ni un portefaix; je reconnus le deuxième témoin de mon débarquement sur cette rive jusque-là peu hospitalière, l'homme au visage pâle.
Lui-même, en m'apercevant, avait fait un pas en arrière et paraissait médiocrement rassuré. Je crus à propos de prendre la parole:
«Mon ami, lui dis-je, notre rencontre était évidemment prévue de toute éternité. J'ai un sac de nuit que je trouve en ce moment beaucoup trop plein, vous avez une brouette tout à fait vide; si je mettais mon sac sur votre brouette? hein? qu'en dites-vous?»
Sur cette rive gauche du Rhin, tout parle et comprend le français, y compris les fantômes.
L'apparition me répondit:
«Où va monsieur?
—Je vais à Worms.
—A Worms?
—A Worms.
—Est-ce que monsieur voudrait descendre au Faisan?
—Pourquoi pas?
—Comment! monsieur va à Worms?
—A Worms.
—Oh!» fit l'homme à la brouette.
Je voudrais bien éviter ici un parallélisme qui a tout l'air d'une combinaison symétrique; mais je ne suis qu'historien, et je ne puis me refuser à constater que ce oh! était précisément la contre-partie et le contraire du ah! de l'homme à la charrette.
Ce oh! exprimait l'étonnement mêlé de joie, l'orgueil satisfait, l'extase, la tendresse, l'amour, l'admiration légitime pour ma personne et l'enthousiasme sincère pour mes pfennings et mes kreutzers.
Ce oh! voulait dire: «Oh! que voilà un voyageur admirable et un magnifique passant! Ce monsieur va à Worms! il descendra au Faisan! Comme on reconnaît bien là un Français! Ce gentilhomme dépensera au moins trois thalers à mon auberge! Il me donnera un bon pourboire. C'est un généreux seigneur et à coup sûr un particulier intelligent. Il va à Worms! il a l'esprit d'aller à Worms, celui-là! A la bonne heure! Pourquoi les passants de cette espèce sont-ils si rares? Hélas! c'est pourtant une situation élégiaque et intéressante que d'être hôtelier dans cette ville de Worms, où il y a trois auberges ouvertes tous les jours pour un voyageur qui vient tous les trois ans! Soyez le bienvenu, illustre étranger, spirituel Français, aimable monsieur! Comment! vous venez à Worms! il vient à Worms noblement, simplement, la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe, sans fracas, sans chercher à faire de l'effet, comme quelqu'un qui est chez lui! Cela est beau! Quelle grande nation que cette nation française! Vive l'empereur Napoléon!»
Après ce beau monologue en une syllabe, il prit ma sacoche et la mit sur sa brouette en me regardant avec un air aimable et un ineffable sourire qui voulait dire: «Un sac de nuit! rien qu'un sac de nuit! que cela est noble et élégant de n'avoir qu'un sac de nuit! On voit que ce recommandable seigneur se sent grand par lui-même, qu'il se trouve avec raison assez éblouissant comme il est, et qu'il ne cherche pas à effacer le pauvre aubergiste par des semblants d'opulence, par des étalages de paquets, par des encombrements de valises, de portemanteaux, de cartons à chapeau et d'étuis à parapluie, et par de fallacieuses grosses malles, qu'on laisse dans les auberges pour répondre de la dépense, et qui ne contiennent le plus souvent que des copeaux et des pavés, du foin et de vieux numéros du Constitutionnel! Rien qu'un sac de nuit! c'est quelque prince.»
Après cette harangue et un sourire, il souleva joyeusement les bras de sa brouette enfin chargée, et se mit en marche en me disant d'un son de voix doux et caressant: «Monsieur, par ici!»
Chemin faisant il me parla; le bonheur l'avait fait loquace. Le pauvre diable vient tous les jours au débarcadère attendre les voyageurs. La plupart du temps, le bateau passe sans s'arrêter. A peine y a-t-il un voyageur hors de l'entre-pont pour regarder la silhouette mélancolique que font sur l'horizon splendide du couchant les quatre clochers et les deux aubergistes de Worms. Quelquefois cependant le bateau s'arrête, le signal se fait, le batelier du débarcadère se détache, va au dampfschiff, et en vient avec un, deux, trois voyageurs. On en a vu jusqu'à six à la fois! Oh! l'admirable aubaine! Les nouveaux arrivants débarquent avec cet air ouvert, étonné et bête qui est la joie de l'aubergiste; mais, hélas! l'aubergiste du bord de l'eau les happe et les avale immédiatement. Qui est-ce qui va à Worms? qui est-ce qui se doute que Worms existe? Si bien que mon pauvre homme voit la grande charrette de l'hôtel riverain s'enfoncer sous les arbres toute cahotante et criant sous le poids des malles et des valises, tandis que lui, philosophe pensif, s'en retourne à la lueur des étoiles avec sa brouette vide. De pareilles émotions l'ont maigri; mais il n'en vient pas moins là chaque jour, avec la conscience du devoir accompli, à ce débarcadère ironique, à cette station dérisoire, regarder l'eau du Rhin couler, les voyageurs passer et l'auberge voisine s'emplir. Il ne lutte pas, il ne s'irrite pas, il ne fait aucune guerre, il ne prononce aucune parole; il se résigne, il amène sa brouette, et il proteste, autant qu'une petite brouette peut protester contre une grande charrette. Il a en lui et il porte sur sa physionomie, devenue impassible à force d'humiliations subies et de mécomptes soufferts, ce sentiment de force et de grandeur que donne au faible et au petit la résignation mêlée à la persévérance. A côté du superbe, et bouffi, et triomphant aubergiste du bord de l'eau, lequel ne daigne même pas s'apercevoir qu'il existe, il a, lui, l'opprimé obstiné, patient et tenace, cette attitude sérieuse et inexprimable de l'eunuque devant le pacha, du pêcheur à la ligne en présence du pêcheur à l'épervier.
Cependant nous traversions des plaines, des prairies, des luzernes; nous avions franchi, à l'aide de je ne sais quel informe assemblage de vieilles poutres et de vieux pilotis ornés d'un chancelant tablier de planches à claire-voie, le petit bras du Rhin sur lequel on voyait encore, il y a deux siècles, le beau pont de bois couvert aboutissant à la grande et fière tour carrée ornée de tourelles à cul-de-lampe, bâtie par Maximilien. La lune avait emporté toutes les brumes qui s'en allaient au zénith en blanches nuées; le fond du paysage s'était nettoyé, et le magnifique profil de la cathédrale de Worms, avec ses tours et ses clochers, ses pignons, ses nefs et ses contre-nefs, apparaissait à l'horizon, immense masse d'ombre qui se détachait lugubrement sur le ciel plein de constellations et qui semblait un grand vaisseau de la nuit à l'ancre au milieu des étoiles.
Le petit bras du Rhin passé, il nous restait à traverser le grand bras. Nous prîmes à gauche, et j'en conclus que le beau pont de pierre qui aboutissait à la porte-forteresse près Frauwenbruder n'existait plus. Après quelques minutes de marche dans de charmantes verdures, nous arrivâmes à un vieux pont délabré, probablement construit sur l'emplacement de l'ancien pont de bois de la porte Saint-Mang. Ce pont franchi, j'entrevis dans son développement cette superbe muraille de Worms, laquelle dressait dix-huit tours carrées sur le seul côté de l'enceinte qui regardait le Rhin. Hélas! qu'en restait-il? quelques pans de murs décrépits et percés de fenêtres, quelques vieux tronçons de tours affaissés sous le lierre ou transformés en logis bourgeois, avec croisées à rideaux blancs, contrevents verts et tonnelles à treilles, au lieu de créneaux et de mâchicoulis. Un débris informe de tour ronde qui se profilait à l'extrémité orientale de la muraille me parut devoir être la tour Nideck; mais j'eus beau chercher du regard, je ne retrouvai à côté de cette pauvre tour Nideck ni la flèche aiguë du Munster, ni le joli clocher bas de Sainte-Cécilia. Quant à la Frauwenthurm, la tour carrée la plus voisine de la tour Nideck, elle est remplacée, à ce qu'il m'a paru, par un jardin de maraîcher. Du reste, l'antique Worms était déjà endormie; tout s'y taisait profondément; partout le silence, pas une lumière aux vitres. Prés du sentier que nous suivions à travers les champs de betteraves et de tabac qui entourent la ville, une vieille femme, courbée dans les broussailles, cherchait des herbes au clair de lune.
Nous entrâmes dans la ville: aucune chaîne ne cria, aucun pont-levis ne tomba, aucune herse ne se leva; nous entrâmes dans la vieille cité féodale et militaire des gaugraves et des princes-évêques par une baie qui avait été une porte-forteresse et qui n'était plus qu'une brèche. Deux peupliers à droite, un tas de fumier à gauche. Il y a des fermes installées dans d'anciens châteaux qui ont de ces entrées-là.
Puis nous prîmes à droite, mon compagnon sifflant et poussant gaiement sa brouette, moi songeant. Nous suivîmes quelque temps la vieille muraille à l'intérieur, puis nous nous engageâmes dans un dédale de ruelles désertes. L'aspect de la ville était toujours le même. Une tombe plutôt qu'une ville. Pas une chandelle aux fenêtres, pas un passant dans les rues.
Il était environ huit heures du soir.
Cependant nous parvînmes à une place assez large, à laquelle aboutissait le tracé de ce qui, à la clarté de la lune, me parut être une grande rue. Un des côtés de cette place était occupé par la ruine ou pour mieux dire par le spectre d'une vieille église.
«Quelle est cette église?» dis-je à mon guide, qui s'était arrêté pour reprendre haleine.
Il me répondit par cet expressif haussement d'épaules, qui signifie: Je ne sais pas.
L'église, au contraire de la ville, n'était ni déserte ni silencieuse, un bruit en sortait, une lueur s'en échappait à travers la porte. J'allai à cette porte. Quelle porte! Représentez-vous quelques ais grossièrement rattachés les uns aux autres par des traverses informes constellées de gros clous, laissant entre eux de larges espaces inégaux par le bas, ébréchés par le haut, et barricadant, avec cette sorte d'insolence du manant qui serait maître chez le seigneur, un magnifique et royal portail du quatorzième siècle.
Je regardai par les claires-voies, et j'entrevis confusément l'intérieur de l'église. Les sévères archivoltes du temps de Charles IV s'y dégageaient péniblement dans les ténèbres au milieu d'un inexprimable encombrement de tonnes, de fûts cerclés et de barriques vides. Au fond, à la clarté d'une chandelle de suif posée sur une excroissance de pierre qui avait dû être le maître-autel, un tonnelier, à manches retroussées et en tablier de cuir, chevillait un gros tonneau. Les douves retentissaient sous le maillet avec ce bruit de bois creux, si lugubre pour quiconque a entendu le marteau des fossoyeurs résonner sur un cercueil.
Qu'était-ce que cette église? Au-dessus du portail s'élevait une puissante tour carrée qui avait dû porter une haute flèche. Nous venions de laisser à gauche, un peu en arrière, les quatre clochers de la cathédrale. J'apercevais à quelque distance en avant, vers le sud-ouest, une abside qui devait être l'église des Prédicateurs, il est vrai que je ne retrouvais pas à gauche le clocher de Saint-Paul engagé entre ses deux tours basses; mais nous n'étions pas assez avancés dans la ville ni assez près de la porte Saint-Martin pour que ce fût Saint-Lamprecht; d'ailleurs je ne voyais pas la petite flèche de Saint-Sixte, qui aurait dû être à droite, ni l'aiguille plus élevée de Saint-Martin, qui aurait dû être à gauche. J'en conclus que cette aiguille devait être Saint-Ruprecht.
Une fois ces conjectures fixées et cette découverte faite, je me remis à regarder l'intérieur misérable de ce vénérable édifice, cette chandelle luisant dans cette ombre qu'avaient étoilée les lampes impériales des couronnements, ce tablier de cuir s'étalant où avait flotté la pourpre, ce tonnelier seul éveillé dans la ville accablée et endormie, martelant une futaille sur le maître-autel! et tout le passé de l'illustre église m'apparaissait. Les réflexions se pressaient dans mon esprit. Hélas! cette même nef de Saint-Ruprecht avait vu venir à elle en grande pompe, par la grande rue de Worms, des entrées solennelles de papes et d'empereurs, quelquefois tous les deux ensemble sous le même dais, le pape à droite sur sa mule blanche, l'empereur à gauche sur son cheval noir comme le jais, clairons et tibicines en tête, aigles et gonfalons au vent, et tous les princes et tous les cardinaux à cheval en avant du pape et de l'empereur, le marquis de Montferrat tenant l'épée, le duc d'Urbin tenant le sceptre, le comte palatin portant le globe, le duc de Savoie portant la couronne!
Hélas! comme tout ce qui s'en va s'en va!
Un quart d'heure après, j'étais installé dans l'auberge du , qui, je dois le dire, avait le meilleur aspect du monde. Je mangeais un excellent souper dans une salle meublée d'une longue table, et de deux hommes occupés à deux pipes. Malheureusement la salle à manger était un peu éclairée, ce qui m'attrista. En y entrant on n'apercevait qu'une chandelle dans un nuage. Ces deux hommes dégageaient plus de fumée que dix héros.
Comme je commençais à souper, un troisième hôte entra. Celui-là ne fumait pas; il parlait. Il parlait français avec un accent d'aventurier; on ne pouvait distinguer en l'écoutant s'il était Allemand ou Italien, ou Anglais ou Auvergnat; il était peut-être tout cela à la fois. Du reste, un grand aplomb sur un petit esprit, et, à ce qu'il me parut, quelques prétentions de bellâtre; trop de cravate, trop de col de chemise; des œillades aux servantes; c'était un homme de cinquante-huit ans mal conservé.
Il entama un dialogue à lui tout seul et le soutint; personne ne lui répondait. Les deux Allemands fumaient, je mangeais.
«Monsieur vient de France! beau pays! noble pays! le sol classique! la terre du goût! patrie de Racine! Par exemple, je n'aime pas votre Bonaparte! l'empereur me gâte le général. Je suis républicain, monsieur. Je le dis tout haut, votre Napoléon est un faux grand homme: on en reviendra. Mais que les tragédies de Racine sont belles! (Il prononçait pelles.) Voilà la vraie gloire de la France. On n'apprécie pas Racine en Allemagne; c'est une terre barbare; on y aime Napoléon presque autant qu'en France. Ces bons Allemands sont bien nommés les bons Allemands. Cela fait pitié; ne le pensez-vous pas, monsieur?»
Comme la fin de mon perdreau coïncidait avec la fin de sa phrase, je répondis en me tournant vers le garçon: Une autre assiette.
Cette réponse lui parut suffisante pour lier conversation, et il continua.
«Monsieur a raison de venir à Worms. On a tort de dédaigner Worms. Savez-vous bien, monsieur, que Worms est la quatrième ville du grand-duché de Hesse? que Worms est chef-lieu de canton? que Worms possède une garnison permanente, monsieur, et un gymnase, monsieur? On y fait du tabac, du sucre de saturne; on y fait du vin, du blé, de l'huile. Il y a dans l'église luthérienne une belle fresque de Seekatz, ouvrage du bon temps; 1701 ou 1712. Voyez-la, monsieur, Worms a de belles routes bien percées, la route neuve, la gaustrasse, qui va à Mayence par Hessloch; la route du Mont-Tonnerre, par le val de Zell. L'ancienne voie romaine qui côtoie le Rhin n'est plus qu'une curiosité. Et quant à moi, monsieur,—êtes-vous comme moi?—je n'aime pas les curiosités. Antiquités, niaiseries. Depuis que je suis à Worms, je n'ai pas encore été voir ce fameux Rosengarten, leur jardin des roses, où leur Sigefroi, à ce qu'ils disent, a tué leur dragon. Folies! amères bêtises! Qui est-ce qui croit à ces contes de vieilles femmes après Voltaire? invention de la prêtraille. Oh! triste humanité! jusqu'à quand te laisseras-tu mener par des sottises? est-ce que Sigefroi a existé? est-ce que le dragon a existé? Avez-vous de votre vie vu un dragon, mon cher monsieur? Cuvier, le savant Cuvier, avait-il vu des dragons? D'ailleurs, est-ce que cela est possible? est-ce qu'une bête, voyons, parlons sérieusement, est-ce qu'une bête peut jeter du feu par le nez et par la gueule? Le feu désorganise tout; il commencerait par réduire en cendres, monsieur, l'infortuné animal. Ne le pensez-vous pas? ce sont de grossières erreurs. L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas. Ceci est du Boileau. Faites-y attention. C'est du Boileau! (Il prononçait tu poilu.) C'est comme leur arbre de Luther! Je n'ai pas beaucoup plus de respect pour leur arbre de Luther, qu'on voit en allant à Alzey par la Pfalzerstrasse, l'ancienne route palatine. Luther! que me fait Luther? un voltairien a pitié d'un luthérien. Et quant à leur église de Notre-Dame, qui est hors de la porte de Mayence, avec son portail des cinq vierges sages et des cinq vierges folles, je ne l'estime qu'à cause de son vignoble, qui donne le vin liebfrauenmilch. Buvez-en, monsieur, il y en a d'excellent dans cette auberge! Ah! Français! vous êtes de bons vivants, vous autres! et goûtez aussi, croyez-moi, du vin de Katterloch et du vin de Luginsland. Ma foi, rien que pour trois verres de ces trois vins, je viendrais à Worms.»
Il s'arrêta pour respirer, et l'un des fumeurs profita de la pause pour dire à son voisin: «Mon digne monsieur, je ne clos jamais mon inventaire de fin d'année à moins de sept chiffres.»
Ceci répondait sans doute à une question que l'autre fumeur lui avait faite avant mon arrivée; mais deux fumeurs, et deux fumeurs allemands, n'ont jamais souci de presser le dialogue; la pipe les absorbe: la conversation va à tâtons, comme elle peut, dans la fumée.
Cette fumée me servit; mon souper était fini, et, grâce au brouillard des deux pipes, je pus disparaître sans être aperçu, laissant le péroreur aux prises avec les fumeurs, et le dialogue continuer entre les bouffées de paroles et les bouffées de tabac.
On m'installa dans une assez jolie chambre allemande, propre, lavée et froide; rideaux blancs aux fenêtres, serviettes blanches au lit. Je dis serviettes, vous savez pourquoi; ce que nous nommons une paire de draps n'existe pas sur les bords du Rhin. Avec cela les lits sont fort grands. Le résultat est le plus bizarre du monde; ceux qui ont construit les matelas ont prévu des Patagons, ceux qui ont coupé le linge ont prévu des Lapons. Occasion de philosophie. Le voyageur médiocre et fatigué accepte le temps comme Dieu le lui donne, et le lit comme la servante le lui fait.
Ma chambre était du reste meublée un peu au hasard, comme sont en général les chambres d'auberges. Il y a certains voyageurs qui emportent et d'autres voyageurs qui oublient; cela fait je ne sais quel flux et reflux dont se ressent le mobilier des chambres d'hôtellerie. Ainsi, entre les deux fenêtres, un canapé était remplacé par deux coussins posés sur une grosse malle de bois évidemment laissée là par un voyageur. D'un côté de la cheminée, à un clou, était accroché un petit baromètre portatif en bronze; de l'autre côté il ne restait que l'autre clou, auquel avait dû jadis figurer le pendant naturel, quelque thermomètre portatif et commode, probablement emporté par un voyageur peu scrupuleux. Sur cette même cheminée, entre deux bouquets de fleurs artificielles sous verre, comme on en fait rue Saint-Denis, il y avait un véritable vase antique, en terre grossière, trouvé sans doute dans quelque fouille des environs, une sorte de buire romaine à large panse comme on en déterre en Sologne, sur les bords de la Sauldre; vase assez précieux d'ailleurs, quoiqu'il n'eût ni la pâte des vases de Nola, ni la forme des vases de Bari.
Au chevet du lit, dans un cadre de bois noir, pendait une de ces gravures troubadour, style empire, dont notre rue Saint-Jacques a inondé toute l'Europe il y a quarante ans. Au bas de l'image était gravée cette inscription, dont je conserve même l'orthographe: «BIANCA ET SON AMANT FUYANT VERS FLORENCE A TRAVERS LES APENINS. La crinte detre poursuivis leur a fait choisir un chemin peu fréquenté, où ils s'égarent plusieurs jours. La jeune Bianca, ayant les pieds déchirés par les ronses et les pierres, s'est fait une chaussure avec des plantes.»
Le lendemain, je me promenai dans la ville.
Vous autres Parisiens, vous êtes tellement accoutumés au spectacle d'une ville en crue perpétuelle, que vous avez fini par n'y plus prendre garde. Il se fait autour de vous comme une continuelle végétation de charpente et de pierre. La ville pousse comme une forêt. On dirait que les fondations de vos demeures ne sont pas des fondations, mais des racines, de vivantes racines où la séve coule. La petite maison devient grande maison aussi naturellement, ce semble, que le jeune chêne devient grand arbre. Vous entendez presque nuit et jour le marteau et la scie, la grue qu'on dresse, l'échelle qu'on porte, l'échafaud qu'on pose, la poulie et le treuil, le câble qui crie, la pierre qui monte, le bruit de la rue qu'on pave, le bruit de l'édifice qu'on bâtit. Chaque semaine, c'est un essai nouveau; grès taillé, lave de Volvic, macadamisage, dallage de bitume, pavage de bois. Vous vous absentez deux mois, à votre retour vous trouvez tout changé. Devant votre porte il y avait un jardin; il y a une rue; une rue toute neuve, mais complète, avec des maisons de huit étages, des boutiques au rez-de-chaussée, des habitants du haut en bas, des femmes aux balcons, des encombrements sur la chaussée, la foule sur les trottoirs. Vous ne vous frottez pas les yeux, vous ne criez pas au miracle, vous ne croyez pas rêver tout éveillés. Non, vous trouvez cela tout simple. Eh bien, qu'est-ce que c'est? une rue nouvelle, voilà tout. Une chose seulement vous étonne: le locataire du jardin avait un bail, comment cela s'est-il arrangé? Un voisin vous l'explique. Le locataire avait quinze cents francs de loyer; on lui a donné cent mille francs pour s'en aller, il s'en est allé. Cela redevient tout simple. Où s'arrêtera cette croissance de Paris? qui peut le dire? Paris a déjà débordé cinq enceintes fortifiées, on parle de lui en faire une sixième; avant un demi-siècle il l'aura emplie, puis il passera outre. Chaque année, chaque jour, chaque heure, par une sorte de lente et irrésistible infiltration, la ville se répand dans les faubourgs, et les faubourgs deviennent des villes, et les faubourgs deviennent la ville. Et, je le répète, cela ne vous émerveille en rien, vous autres Parisiens. Mon Dieu! la population augmente, il faut bien que la ville s'accroisse; que vous importe! vous êtes à vos affaires. Et quelles affaires! les affaires du monde. Avant-hier une révolution, hier une émeute, aujourd'hui le grand et saint travail de la civilisation, de la paix et de la pensée. Que vous importe le mouvement des pierres dans votre banlieue, à vous, Parisiens, qui faites le mouvement des esprits dans l'Europe et dans l'univers! Les abeilles ne regardent pas la ruche, elles regardent les fleurs; vous ne regardez pas votre ville, vous regardez les idées.
Et vous ne songez même pas, au milieu de ce formidable et vivant Paris, qui était la grande ville, et qui devient la ville géante, qu'ailleurs il y a des cités qui décroissent et qui meurent.
Worms est une de ces villes.
Hélas! Rome est la première de toutes; Rome qui vous ressemble, Rome qui vous a précédés, Rome qui a été le Paris du monde païen.
Une ville qui meurt! chose triste et solennelle! Les rues se défont. Où il y avait une rangée de maisons, il n'y a plus qu'une muraille; où il y avait une muraille, il n'y a plus rien. L'herbe remplace le pavé. La vie se retire vers le centre, vers le cœur, comme dans l'homme agonisant. Ce sont les extrémités qui meurent les premières, les membres chez l'homme, les faubourgs dans les villes. Les endroits déserts perdent les maisons, les endroits habités perdent les étages. Les églises s'effondrent, se déforment et s'en vont en poussière, non faute de croyances comme dans nos fourmilières industrielles, mais faute de croyants. Des quartiers tout entiers tombent en désuétude. Il est presque étrange d'y passer; des espèces de peuplades sauvages s'y installent. Ici ce n'est plus la ville qui se répand dans la campagne, c'est la campagne qui rentre dans la ville. On défriche la rue, on cultive le carrefour, on laboure le seuil des maisons; l'ornière profonde des chariots à fumier creuse et bouleverse les anciens dallages; les pluies font des mares devant les portes; le caquetage discordant des basses-cours remplace les rumeurs de la foule. D'une place réservée aux cérémonies impériales on fait un carré de laitues. L'église devient une grange, le palais devient une ferme, la tour devient un pigeonnier, la maison devient une baraque, la boutique devient une échope, le bassin devient un étang, le citadin devient un paysan; la cité est morte. Partout la solitude, l'ennui, la poussière, la ruine, l'oubli. Partout, sur les places désertes, sur les passants enveloppés et mornes, sur les visages tristes, sur les pans de murs écroulés, sur les maisons basses, muettes et rares, l'œil de la pensée croit voir se projeter les longues et mélancoliques ombres d'un soleil couchant.
Malgré tout cela, à cause de tout cela peut-être, Worms, encadrée par le double horizon des Vosges et du Taunus, baignée par son beau fleuve, assise parmi les innombrables îles du Rhin, entourée de son enceinte décrépite de murailles et de sa fraîche ceinture de verdure, Worms est une belle, curieuse et intéressante cité. J'ai vainement cherché la partie de la ville bâtie en dehors de cette ligne de murs et de tours carrées, qui, de la porte de Saint-Martin, allait couper le Rhin à angle droit. Ce faubourg n'existe plus. Je n'ai trouvé aucun vestige de la New-Thurm, qui en terminait l'extrémité orientale avec sa flèche aiguë et ses huit tourelles. Il ne reste pas pierre sur pierre de cette magnifique porte de Mayence, qui avoisinait la New-Thurm, et qui, avec ses deux hauts beffrois, vue du Rhin parmi les clochers, ressemblait à une église, et, vue de la plaine parmi les tours, ressemblait à une forteresse. La petite nef de Saint-Amandus a disparu; et, quant à Notre-Dame, jadis si étroitement serrée par les maisons et les toits, elle est aujourd'hui au milieu des champs. Devant le portail des vierges sages et des vierges folles, des jeunes filles qui sont belles comme les sages et gaies comme les folles, étendent sur le pré leur linge lavé au Rhin. Entre les contre-forts extérieurs de la nef, des vieillards assis sur des ruines se chauffent au soleil. Aprici senes, dit Perse; solibus apti, dit Horace.
Comme j'errais par les rues, un élégant du pays, passant à quelques pas de moi, m'a ébloui tout à coup. Ce brave jeune homme portait héroïquement un petit chapeau tromblon, bas et à longs poils, et un pantalon large, sans sous-pieds, qui ne descendait que jusqu'à la cheville. En revanche, le col de sa chemise, droit et empesé, lui montait jusqu'au milieu des oreilles; et le collet de son habit, ample, lourd et doublé de bougran, lui montait jusqu'à l'occiput. Si j'en juge d'après cet échantillon, voilà où en est l'élégance à Worms. Un vrai maçon endimanché, moins l'œil spirituel et satisfait, moins la joie parfaite et naïve. Je me suis souvenu que c'était là l'accoutrement des élégants sous la Restauration. Vous savez que je ne dédaigne aucun détail, et que pour moi tout ce qui touche à l'homme révèle l'homme. J'examine l'habit comme j'étudie l'édifice. Le costume est le premier vêtement de l'homme, la maison est le second. L'élégant de Worms, anachronisme vivant, m'a remis sous les yeux tous les progrès que le costume a faits en France, et par conséquent en Europe, depuis vingt ans, grâce aux femmes, aux artistes et aux poëtes. L'habillement des femmes, si risiblement laid sous l'Empire, est devenu tout à fait charmant. L'habillement des hommes s'est amélioré. Le chapeau a pris une forme plus haute et des bords plus larges. L'habit a repris les grandes basques et les collets bas, ce qui profite aux hommes bien faits en développant les hanches et en dégageant les épaules, et aux hommes mal faits en dissimulant la maigreur et la ténuité des membres. On a ouvert et baissé le gilet; on a rabattu le col de la chemise; on a rendu par le sous-pied quelque forme au pantalon, cette chose hideuse. Tout cela est bien et pourrait être mieux encore. Nous sommes loin, pour la grâce et pour l'invention du vêtement, de ces exquises élégances de François Ier, de Louis XIII, et même de Louis XV. Il nous reste à faire encore bien des pas vers le beau et vers l'art, dont le costume fait partie; et cela est d'autant plus chanceux, que la mode, qui est la fantaisie dans la pensée, marche indifféremment en avant ou en arrière. Il suffit, pour tout gâter, d'un niais riche et jeune fraîchement arrivé de Londres. Rien ne nous dit que nous ne verrons pas reparaître les petits chapeaux velus, les grands cols droits, les manches à gigot, les queues de morue, les hautes cravates, les gilets courts et les pantalons à la cheville, et que mon grotesque élégant de Worms ne reviendra pas un élégant de Paris. Di! talem avertite vestem!
La cathédrale de Worms, comme les dômes de Bonn, de Mayence et de Spire, appartient à la famille romane des cathédrales à double abside, magnifiques fleurs de la première architecture du moyen âge, qui sont rares dans toute l'Europe, et qui semblent s'épanouir de préférence aux bords du Rhin. Cette double abside engendre nécessairement quatre clochers, supprime les portails de façade, et ne laisse subsister que les portails latéraux. La parabole des vierges sages et des vierges folles, déjà sculptée à Worms sur l'un des tympans de Notre-Dame, est reproduite sur le portail méridional du dôme. Sujet charmant et profond, souvent choisi par ces sculpteurs des époques naïves, qui étaient tous des poëtes.
Quand on pénètre dans l'intérieur de l'église, l'impression est à la fois variée et forte. Les fresques byzantines, les peintures flamandes, les bas-reliefs du treizième siècle, les chapelles exquises du gothique fleuri, les tombeaux néo-païens de la renaissance, les consoles délicates sculptées aux retombées des arcs-doubleaux, les armoiries coloriées et dorées, les entre-colonnements peuplés de statuettes et de figurines, composent un de ces ensembles extraordinaires où tous les styles, toutes les époques, toutes les fantaisies, toutes les modes, tous les arts, vous apparaissent à la fois. Les rocailles exagérées et violentes des derniers princes-évêques, qui étaient en même temps archevêques de Mayence, font dans les coins de gigantesques coquetteries. Çà et là de larges pans de muraille, autrefois peinte et ornée, aujourd'hui nue, attristent le regard. Ces murailles nues sont des progrès du goût. Cela s'appelle simplicité, sobriété, que sais-je? Oh! que «le goût» a mauvais goût! Heureusement la forêt d'arabesques et d'ornements qui emplissait la cathédrale de Worms était trop touffue pour que le goût ait pu la détruire entièrement. On en retrouve à chaque pas de magnifiques restes. Dans une grande chapelle basse, qui sert, je crois, de sacristie, j'ai admiré plusieurs merveilles du quinzième siècle: une piscine baptismale, urne immense sur le pourtour de laquelle est figuré Jésus entouré des apôtres, les apôtres petits comme des enfants, Jésus grand comme un géant; plusieurs pages sculpturales tirées des deux Testaments, vastes poëmes de pierre composés plus encore comme des tableaux que comme des bas-reliefs; enfin un Christ en croix presque de grandeur naturelle, œuvre qui fait qu'on se récrie et qu'on rêve, tant la délicatesse curieuse et parfaite des détails s'allie, sans la troubler, à la fierté sublime de l'expression.
Dans une place étroite, assez sombre et fort laide, à quelques pas de la cathédrale de Worms, à côté de ce merveilleux édifice qui se permet d'avoir la hauteur, la profondeur, le mystère, la couleur et la forme, qui revêt une pensée impérissable et éternelle de tout ce prodigieux luxe d'images et de métaphores de granit; tout à côté, dis-je,—comme la critique à côté de la poésie,—une pauvre petite église luthérienne, coiffée d'un chétif dôme romain, affublée d'un méchant fronton grec, blanche, carrée, anguleuse, nue, froide, triste, morose, ennuyeuse, basse, envieuse,—proteste.
Je relis ces lignes que je viens d'écrire, et je serais presque tenté de les effacer. Ne vous y méprenez pas, mon ami, et n'y voyez pas ce que je n'ai point voulu y mettre. C'est une opinion d'artiste sur deux ouvrages d'art, rien de plus. Gardez-vous d'y voir un jugement entre deux religions. Toute religion m'est vénérable. Le catholicisme est nécessaire à la société, le protestantisme est utile à la civilisation. Et puis, insulter Luther à Worms, ce serait une double profanation. C'est à Worms surtout que le grand homme a été grand. Non, jamais l'ironie ne sortira de ma bouche en présence de ces penseurs et de ces sages qui ont souffert pour ce qu'ils ont cru le bien et le vrai, et qui ont généreusement dépensé leur génie pour accroître, ceux-ci la foi divine, ceux-là la raison humaine. Leur œuvre est sainte pour l'univers et sacrée pour moi. Heureux et bénis ceux qui aiment et qui croient, soit qu'ils fassent, comme les catholiques, de toute philosophie une religion, soit qu'ils fassent, comme les protestants, de toute religion une philosophie.
Mannheim n'est qu'à quelques lieues de Worms, sur l'autre rive du Rhin. Mannheim n'a guère, à mes yeux, d'autre mérite que d'être née la même année que Corneille, en 1606. Deux cents ans, pour une ville, c'est l'adolescence. Aussi Mannheim est-elle toute neuve. Les braves bourgeois, qui prennent le régulier pour le beau et le monotone pour l'harmonieux, et qui admirent de tout leur cœur la tragédie française et le côté en pierre de la rue de Rivoli, admireraient fort Mannheim. Cela est assommant. Il y a trente rues, et il n'y a qu'une rue; il y a mille maisons, et il n'y a qu'une maison. Toutes les façades sont identiquement pareilles, toutes les rues se coupent à angle droit. Du reste, propreté, simplicité, blancheur, alignement au cordeau: c'est cette beauté du damier dont j'ai parlé quelque part.
Vous savez que le bon Dieu est pour moi le grand faiseur d'antithèses. Il en a fait une, et des plus complètes, en faisant Mannheim à côté de Worms. Ici la cité qui meurt, là la ville qui naît; ici le moyen âge avec son unité si harmonieuse et si profonde, là le goût classique avec tout son ennui. Mannheim arrive, Worms s'en va; le passé est à Worms, l'avenir est à Mannheim. (Ici j'ouvre une parenthèse: ne concluez pas de ceci pourtant que l'avenir soit au goût classique.) Worms a les restes d'une voie romaine, Mannheim est entre un pont de bateaux et un chemin de fer. Maintenant il est inutile que je vous dise où est ma préférence, vous ne l'ignorez pas. En fait de villes, j'aime les vieilles.
Je n'en admire pas moins cette riche plaine où Mannheim est assise, et qui a une largeur de dix lieues entre les montagnes du Neckar et les collines de l'Isenach. On fait les cinq premières lieues, de Heidelberg à Mannheim, en chemin de fer; et les cinq autres, de Mannheim à Durckheim, en voiturin. Ici encore le passé et l'avenir se donnent la main.
Du reste, dans Mannheim même, je n'ai rien remarqué que de magnifiques arbres dans le parc du château, un excellent hôtel, le Palatinat, une belle fontaine rococo, en bronze, sur la place, et cette inscription en lettres d'or sur la vitre d'un coiffeur: CABINET OU L'ON COUPE LES CHEVEUX A L'INSTAR DE MONSIEUR CHIRARD, DE PARIS.