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Le Rhin, Tome IV

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VI

Avant d'aller plus loin, nous sentons le besoin de déclarer que ceci n'est qu'une froide et grave étude de l'histoire. Celui qui écrit ces lignes comprend les haines de peuple à peuple, les antipathies de races, les aveuglements des nationalités, il les excuse, mais il ne les partage pas. Rien, dans ce qu'on vient de lire, rien, dans ce qu'on va lire encore, ne contient une réprobation qui puisse retomber sur les peuples mêmes dont l'auteur parle. L'auteur blâme quelquefois les gouvernements, jamais les nations. En général, les nations sont ce qu'elles doivent être; la racine du bien est en elles, Dieu la développe et lui fait porter fruit. Les quatre peuples mêmes dont on trace ici la peinture rendront à la civilisation de notables services le jour où ils accepteront comme leur but spécial le but commun de l'humanité. L'Espagne est illustre, l'Angleterre est grande; la Russie et la Turquie elle-même renferment plusieurs des meilleurs germes de l'avenir.

Nous croyons encore devoir le déclarer dans la profonde indépendance de notre esprit, nous n'étendons pas jusqu'aux princes ce que nous disons des gouvernements. Rien n'est plus facile aujourd'hui que d'insulter les rois. L'insulte aux rois est une flatterie adressée ailleurs. Or, flatter qui que ce soit de cette façon, en haut ou en bas, c'est une idée que celui qui parle ici n'a pas besoin d'éloigner de lui; il se sent libre, et il est libre, parce qu'il se reconnaît la force de louer dans l'occasion quiconque lui semble louable, fût-ce un roi. Il le dit donc hautement et en pleine conviction, jamais, et ceci prouve l'excellence de notre siècle, jamais, en aucun temps, quelle que soit l'époque de l'histoire qu'on veuille confronter avec la nôtre, les princes et les peuples n'ont valu ce qu'ils valent maintenant.

Qu'on ne cherche donc dans l'examen historique auquel il se livre ici aucune application blessante ni pour l'honneur des royautés ni pour la dignité des nations; il n'y en a pas. C'est avant tout un travail philosophique et spéculatif. Ce sont des faits généraux, rien de plus; ce sont des idées générales, rien de plus. L'auteur n'a aucun fiel dans l'âme. Il attend candidement l'avenir serein de l'humanité. Il a espoir dans les princes; il a foi dans les peuples.

VII

Cela dit une fois pour toutes, continuons l'examen des ressemblances entre les deux empires qui ont alarmé le passé et les deux empires qui inquiètent le présent.

Première ressemblance. Il y a du tartare dans le turc, il y en a aussi dans le russe. Le génie des peuples garde toujours quelque chose de sa source.

Les Turcs, fils des Tartares, sont des hommes du Nord, descendus à travers l'Asie, qui sont entrés en Europe par le Midi.

Napoléon à Sainte-Hélène a dit: Grattez le Russe, vous trouverez le Tartare. Ce qu'il a dit du Russe, on peut le dire du Turc.

L'homme du Nord proprement dit est toujours le même. A de certaines époques climatériques et fatales, il descend du pôle et se fait voir aux nations méridionales, puis il s'en va, et il revient deux mille ans après, et l'histoire le retrouve tel qu'elle l'avait laissé.

Voici une peinture historique que nous avons sous les yeux en ce moment: «C'est là vraiment l'homme barbare. Ses membres trapus, son cou épais et court, je ne sais quoi de hideux qu'il a dans tout le corps, le font ressembler à un monstre à deux pieds ou à ces balustres taillés grossièrement en figures humaines qui soutiennent les rampes des escaliers. Il est tout à fait sauvage. Il se passe de feu quand il le faut, même pour préparer sa nourriture. Il mange des racines et des viandes cuites ou plutôt pourries sous la selle de son cheval. Il n'entre sous un toit que lorsqu'il ne peut faire autrement. Il a horreur des maisons comme si c'était des tombeaux. Il va par vaux et par monts, il court devant lui, il sait depuis l'enfance supporter la faim, la soif et le froid. Il porte un gros bonnet de poil sur la tête, un jupon de laine sur le ventre, deux peaux de boucs sur les cuisses, sur le dos un manteau de peaux de rats cousues ensemble. Il ne saurait combattre à pied. Ses jambes alourdies par de grandes bottes, ne peuvent marcher et le clouent à la selle, de sorte qu'il ne fait qu'un avec son cheval, lequel est agile et vigoureux, mais petit et laid. Il vit à cheval, il traite à cheval, il achète et vend à cheval, il boit et mange à cheval, il dort et rêve à cheval.

«Il ne laboure point la terre, il ne cultive pas les champs, il ne sait ce que c'est qu'une charrue. Il erre toujours, comme s'il cherchait une patrie ou un foyer. Si vous lui demandez d'où il est, il ne saura que répondre. Il est ici aujourd'hui, mais hier il était là; il a été élevé là-bas, mais il est né plus loin.

«Quand la bataille commence, il pousse un hurlement terrible, arrive, frappe, disparaît et revient comme l'éclair. En un instant il emporte et pille le camp assailli. Il combat de près avec le sabre, et de loin avec une longue lance dont la pointe est artistement emmanchée.»

Ceci est l'homme du Nord. Par qui a-t-il été esquissé, à quelle époque et d'après qui? Sans doute en 1814, par quelque rédacteur effrayé du Moniteur, d'après le Cosaque, dans le temps où la France pliait? Non, ce tableau a été fait d'après le Hun, en 375, par Ammien Marcellin et Jordanis[5], dans le temps où Rome tombait. Quinze cents ans se sont écoulés, la figure a reparu, le portrait ressemble encore.

Notons en passant que les Huns de 375, comme les Cosaques de 1814, venaient des frontières de la Chine.

L'homme du Midi change, se transforme et se développe, fleurit et fructifie, meurt et renaît comme la végétation; l'homme du Nord est éternel comme la neige.

Deuxième ressemblance. En Russie comme en Turquie rien n'est définitivement acquis à personne, rien n'est tout à fait possédé, rien n'est nécessairement héréditaire. Le Russe comme le Turc peut, d'après la volonté ou le caprice d'en haut, perdre son emploi, son grade, son rang, sa liberté, son bien, sa noblesse, jusqu'à son nom. Tout est au monarque, comme dans de certaines théories plus folles encore que dangereuses, qu'on essayera vainement à l'esprit français, tout serait à la communauté. Il importe de remarquer, et nous livrons ce fait à la méditation des démocrates absolus, que le propre du despotisme, c'est de niveler. Le despotisme fait l'égalité sous lui. Plus le despotisme est complet, plus l'égalité est complète. En Russie comme en Turquie, la rébellion exceptée, qui n'est pas un fait normal, il n'y a pas d'existence décidément et virtuellement résistante. Un prince russe se brise comme un pacha; le prince, comme le pacha, peut devenir simple soldat et n'être plus dans l'armée qu'un zéro dont un caporal est le chiffre. Un prince russe se crée comme un pacha. Un porte-balle devient Méhémet-Ali; un garçon pâtissier devient Menzikoff. Cette égalité, que nous constatons ici sans la juger, monte même jusqu'au trône et, toujours en Turquie, parfois en Russie, s'accouple à lui. Une esclave est sultane; une servante a été czarine.

Le despotisme, comme la démagogie, hait les supériorités naturelles et les supériorités sociales. Dans la guerre qu'il leur fait, il ne recule pas plus qu'elle devant les attentats qui décapitent la société elle-même. Il n'y a pas pour lui d'hommes de génie; Thomas Morus ne pèse pas plus dans la balance de Henri Tudor que Bailly dans la balance de Marat. Il n'y a pas pour lui de têtes couronnées; Marie Stuart ne pèse pas plus dans la balance d'Elisabeth que Louis XVI dans la balance de Robespierre.

La première chose qui frappe quand on compare la Russie à la Turquie, c'est une ressemblance; la première chose qui frappe quand on compare l'Angleterre à l'Espagne, c'est une dissemblance. En Espagne, la royauté est absolue; en Angleterre, elle est limitée.

En y réfléchissant, on arrive à ce résultat singulier: cette dissemblance engendre une ressemblance. L'excès du monarchisme produit, quant à l'autorité royale, et à ne le considérer que sous ce point de vue spécial, le même résultat que l'excès du constitutionnalisme. Dans l'un et dans l'autre cas le roi est annulé.

Le roi d'Angleterre, servi à genoux, est un roi nominal; le roi d'Espagne, servi de même à genoux, est aussi un roi nominal. Tous deux sont impeccables. Chose remarquable, l'axiome fondamental de la monarchie la plus absolue est également l'axiome fondamental de la monarchie la plus constitutionnelle. El rey no cae, le roi ne tombe pas, dit la vieille loi espagnole; The king can do no wrong, le roi ne peut faillir, dit la vieille loi anglaise. Quoi de plus frappant, quand on creuse l'histoire, que de trouver, sous les faits en apparence les plus divers, le monarchisme pur et le constitutionnalisme rigoureux assis sur la même base et sortant de la même racine!

Le roi d'Espagne pouvait être, sans inconvénient, de même que le roi d'Angleterre, un enfant, un mineur, un ignorant, un idiot. Le parlement gouvernait pour l'un; le Despacho universal gouvernait pour l'autre. Le jour où la nouvelle de la prise de Mons parvint à Madrid, Philippe IV se réjouit très-fort en plaignant tout haut ce pauvre roi de France, ese pobrecito rey de Francia. Personne n'osa lui dire que c'était à lui, roi d'Espagne, que Mons appartenait. Spinola, investissant Breda, que les Hollandais défendaient admirablement, écrivit dans une longue lettre à Philippe III le détail des innombrables impossibilités du siége; Philippe III lui renvoya sa lettre après avoir seulement écrit en marge de sa main: Marquis, prends Breda. Pour écrire un pareil mot, il n'y a que la stupidité ou le génie, il faut tout ignorer ou tout vouloir, être Philippe III ou Bonaparte. Voilà à quelle nullité pouvait tomber le roi d'Espagne, isolé qu'il était de toute pensée et de toute action par la forme même de son autorité. La grande charte isole le roi d'Angleterre à peu près de la même façon. L'Espagne a lutté contre Louis XIV avec un roi imbécile; l'Angleterre a lutté contre Napoléon avec un roi fou.

Ceci ne prouve-t-il point que dans les deux cas le roi est purement nominal?—Est-ce un bien? Est-ce un mal? C'est là encore un fait que nous constatons sans le juger.

Rien n'est moins libre qu'un roi d'Angleterre, si ce n'est un roi d'Espagne. A tous les deux on dit: Vous pouvez tout, à la condition de ne rien vouloir. Le parlement lie le premier, l'étiquette lie le second; et, ce sont là les ironies de l'histoire, ces deux entraves si différentes produisent dans de certains cas les mêmes effets. Quelquefois le parlement se révolte et tue le roi d'Angleterre; quelquefois l'étiquette se révolte et tue le roi d'Espagne. Parallélisme bizarre, mais incontestable, dans lequel l'échafaud de Charles Ier a pour pendant le brasier de Philippe III.

Un des résultats les plus considérables de cette annulation de l'autorité royale par des causes pourtant presque opposées, c'est que la loi salique devient inutile. En Espagne comme en Angleterre, les femmes peuvent régner.

Entre les deux peuples il existe encore plus d'un rapport qu'enseigne une comparaison attentive. En Angleterre comme en Espagne, le fond du caractère national est fait d'orgueil et de patience. C'est là, à tout prendre, et sauf les restrictions que nous indiquerons ailleurs, un admirable tempérament et qui pousse les peuples aux grandes choses. L'orgueil est vertu pour une nation; la patience est vertu pour l'individu.

Avec l'orgueil on domine; avec la patience on colonise. Or, que trouvez-vous au fond de l'histoire d'Espagne comme au fond de l'histoire de la Grande-Bretagne? Dominer et coloniser.

Tout à l'heure nous tracions, l'œil fixé sur l'histoire, le tableau de l'infanterie castillane. Qu'on le relise. C'est aussi le portrait de l'infanterie anglaise.

Tout à l'heure nous indiquions quelques traits du clergé espagnol. En Angleterre aussi il y a un archevêque de Tolède; il s'appelle l'archevêque de Cantorbéry.

Si l'on descend jusqu'aux moindres particularités, on voit que, pour ces petits détails impérieux de vie intérieure et matérielle qui sont comme la seconde nature des populations, les deux peuples, chose singulière, sont de la même façon tributaires de l'Océan. Le thé est pour l'Angleterre ce qu'était pour l'Espagne le cacao: l'habitude de la nation; et par conséquent, selon la conjoncture, une occasion d'alliance ou un cas de guerre.

Passons à un autre ordre d'idées.

Il y a eu et il y a encore chez certains peuples un dogme affreux, contraire au sentiment intérieur de la conscience humaine, contraire à la raison publique qui fait la vie même des Etats. C'est cette fatale aberration religieuse érigée en loi dans quelques pays, qui établit en principe et qui croit qu'en brûlant le corps on sauve l'âme, que les tortures de ce monde préservent une créature humaine des tortures de l'autre, que le ciel s'achète par la souffrance physique, et que Dieu n'est qu'un grand bourreau souriant, du haut de l'éternité de son enfer, à tous les hideux petits supplices que l'homme peut inventer. Si jamais dogme fut contraire au développement de la sociabilité humaine, c'est celui-là. C'est lui qui s'attelle à l'horrible chariot de Jaghernaut; c'est lui qui présidait il y a un siècle aux exterminations annuelles de Dahomet. Quiconque sent et raisonne le repousse avec horreur. Les religions de l'Orient l'ont vainement transmis aux religions de l'Occident. Aucune philosophie ne l'a adopté. Depuis trois mille ans, sans attirer un seul penseur, la pâle clarté de ces doctrines sépulcrales rougit vaguement le bas du porche monstrueux des théogonies de l'Inde, sombre et gigantesque édifice qui se perd, à demi entrevu par l'humanité terrifiée, dans les ténèbres sans fond du mystère infini.

Cette doctrine a allumé en Europe au seizième siècle les bûchers des juifs et des hérétiques; l'inquisition les dressait, l'Espagne les attisait. Cette doctrine allume encore de nos jours en Asie le bûcher des veuves; l'Angleterre ne le dresse ni ne l'attise, mais elle le regarde brûler.

Nous ne voulons pas tirer de ces rapprochements plus qu'ils ne contiennent. Il nous est impossible pourtant de ne pas remarquer qu'un peuple qui serait pleinement dans la voie de la civilisation ne pourrait tolérer, même par politique, ces lugubres, atroces et infâmes sottises. La France au seizième siècle a rejeté l'inquisition. Au dix-neuvième, si l'Inde était colonie française, la France eût depuis longtemps éteint le suttee.

Puisqu'en notant çà et là les points de contact inaperçus, mais réels, de l'Espagne et de l'Angleterre, nous avons parlé de la France, observons qu'on en retrouve jusque dans les événements en apparence purement accidentels. L'Espagne avait eu la captivité de François Ier; l'Angleterre a partagé cette gloire ou cette honte. Elle a eu la captivité de Napoléon.

Il est des choses caractéristiques et mémorables qui reviennent et se répètent, pour l'enseignement des esprits attentifs, dans les échos profonds de l'histoire. Le mot de Waterloo: La garde meurt et ne se rend pas, n'est que l'héroïque traduction du mot de Pavie: Tout est perdu, fors l'honneur.

Enfin, outre les rapprochements directs, l'histoire révèle, entre les quatre peuples qui font le sujet de ce paragraphe, je ne sais quels rapports étranges et, pour ainsi parler, diagonaux, qui semblent les lier mystérieusement et qui indiquent au penseur une similitude secrète de conformation et, par conséquent peut-être, de destination. Enregistrons-en ici deux seulement. Le premier va de l'Angleterre à la Turquie: Henri VIII tuait ses femmes comme Mahomet II. La deuxième va de la Russie à l'Espagne: Pierre Ier a tué son fils comme Philippe II.

VIII

La Russie a dévoré la Turquie.

L'Angleterre a dévoré l'Espagne.

C'est, à notre sens, une dernière et définitive assimilation. Un Etat n'en dévore un autre qu'à la condition de le reproduire.

Il suffit de jeter les yeux sur deux cartes d'Europe dressées à cinquante ans d'intervalle, pour voir de quelle façon irrésistible, lente et fatale la frontière moscovite envahit l'empire ottoman. C'est le sombre et formidable spectacle d'une immense marée qui monte. A chaque instant et de toutes parts le flot gagne, la plage disparaît. Le flot, c'est la Russie; la plage, c'est la Turquie. Quelquefois la lame recule, mais elle surgit de nouveau le moment d'après, et cette fois elle va plus loin. Une grande partie de la Turquie est déjà couverte, et on la distingue encore vaguement sous le débordement russe. Le 20 août 1828, une vague est allée jusqu'à Andrinople. Elle s'est retirée; mais, lorsqu'elle reviendra, elle atteindra Constantinople.

Quant à l'Espagne, les dislocations de l'empire romain et de l'empire carlovingien peuvent seules donner une idée de ce démembrement prodigieux. Sans compter le Milanez que l'Autriche a pris, sans compter le Roussillon, la Franche-Comté, les Ardennes, le Cambrésis et l'Artois, qui ont fait retour à la France, des morceaux de l'antique monarchie espagnole il s'est formé en Europe, et encore laissons-nous en dehors le royaume d'Espagne proprement dit, quatre royaumes: le Portugal, la Sardaigne, les Deux-Siciles, la Belgique; en Asie, une vice-royauté, l'Inde, égale à un empire; et, en Amérique, neuf républiques: le Mexique, le Guatemala, la Colombie, le Pérou, Bolivia, le Paraguay, l'Uruguay, la Plata et le Chili. Soit par influence, soit par souveraineté directe, la Grande-Bretagne possède aujourd'hui la plus grande part de cet énorme héritage. Elle a à peu près toutes les îles qu'avait l'Espagne et qui, presque littéralement, étaient innombrables. Comme nous le disions en commençant, elle a dévoré l'Espagne, de même que l'Espagne avait dévoré le Portugal. Aujourd'hui, en parcourant du regard les domaines britanniques, on ne voit que noms portugais et castillans, Gibraltar, Sierra-Leone, la Ascension, Fernando-Po, las Mascarenhas, el Cabo Delgado, el Cabo Guardafu, Honduras, las Lucaïas, las Bermudas, la Barbada, la Trinidad, Tabago, Santa-Margarita, la Granada, San-Cristoforo, Antigoa. Partout l'Espagne est visible, partout l'Espagne reparaît. Même sous la pression de l'Angleterre, les fragments de l'empire de Charles-Quint n'ont pas encore perdu leur forme; et, qu'on nous passe cette comparaison qui rend notre pensée, on reconnaît toute la monarchie espagnole dans les possessions de la Grande-Bretagne comme on retrouve un jaguar à demi digéré dans le ventre d'un boa.

IX

Ainsi que nous l'avons indiqué sommairement dans le paragraphe V, les deux grands empires du dix-septième siècle portaient dans leur constitution même les causes de leur décadence. Mais ils vivaient momentanément d'une vie fébrile si formidable, qu'avant de mourir ils eussent pu étouffer la civilisation. Il fallait qu'un fait extérieur considérable donnât aux causes de chute qui étaient en eux le temps de se développer. Ce fait, que nous avons également signalé, c'est la résistance de l'Europe.

Au dix-septième siècle, l'Europe, gardienne de la civilisation, menacée au levant et au couchant, a résisté à la Turquie et à l'Espagne. Au dix-neuvième siècle, l'Europe, replacée par les combinaisons souveraines de la Providence identiquement dans la même situation, doit résister à la Russie et à l'Angleterre.

Maintenant, comment résistera-t-elle? que reste-t-il, à ne l'envisager que sous ce point de vue spécial, de la vieille Europe qui a lutté, et où sont les points d'appui de l'Europe nouvelle?

La vieille Europe, cette citadelle que nous avons tâché de reconstruire par la pensée dans les pages où nous avons placé notre point de départ, est aujourd'hui à moitié démolie et trouée de toutes parts de brèches profondes.

Presque tous les petits Etats, duchés, républiques ou villes libres, qui contribuaient à la défense générale, sont tombés.

La Hollande, trop de fois remaniée, s'est amoindrie.

La Hongrie, devenue le pays de Galles, les Asturies ou le Dauphiné de l'Autriche, s'est effacée.

La Pologne a disparu.

Venise a disparu.

Gênes a disparu.

Malte a disparu.

Le pape n'est plus que nominal. La foi catholique a perdu du terrain; perdre du terrain c'est perdre des contribuables. Rome est appauvrie. Or, ses Etats ne suffiraient pas pour lui donner une armée; elle n'a point d'argent pour en acheter une, et d'ailleurs nous ne sommes plus dans le siècle où l'on en vend. Comme prince temporel, le pape a disparu.

Que reste-t-il donc de tout ce vieux monde? Qui est-ce qui est encore debout en Europe? Deux nations seulement: la France et l'Allemagne.

Eh bien, cela pourrait suffire. La France et l'Allemagne sont essentiellement l'Europe. L'Allemagne est le cœur; la France est la tête.

L'Allemagne et la France sont essentiellement la civilisation. L'Allemagne sent; la France pense.

Le sentiment et la pensée, c'est tout l'homme civilisé.

Il y a entre les deux peuples connexion intime, consanguinéité incontestable. Ils sortent des mêmes sources; ils ont lutté ensemble contre les Romains; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l'avenir.

Leur mode de formation a été le même. Ils ne sont pas des insulaires, ils ne sont pas des conquérants; ils sont les vrais fils du sol européen.

Le caractère sacré et profond de fils du sol leur est tellement inhérent et se développe en eux si puissamment, qu'il a rendu longtemps impossible, même malgré l'effort des années et la prescription de l'antiquité, leur mélange avec tout peuple envahisseur, quel qu'il fût et de quelque part qu'il vînt. Sans compter les juifs, nation émigrante et non conquérante, qui est d'ailleurs dans l'exception partout, on peut citer, par exemple, des races slaves qui habitent le sol allemand depuis dix siècles et qui n'étaient pas encore allemandes il y a cent cinquante ans. Rien de plus frappant à ce sujet que ce que raconte Tollius. En 1687, il était à la cour de Brandebourg; l'électeur lui dit un jour: «J'ai des Vandales dans mes Etats. Ils habitent les côtes de la mer Baltique. Ils parlent esclavon, à cause de l'Esclavonie d'où ils sont venus jadis. Ce sont des gens fourbes, infidèles, aimant le changement, séditieux; ils ont nombre de bourgs de cinq et six cents pères de famille; ils ont en secret un roi de leur nation, lequel porte sceptre et couronne, et à qui ils payent chaque année un sesterce par tête. J'ai aperçu une fois ce roi, qui était un jeune homme bien dispos de corps et d'esprit; comme je le considérais attentivement, un vieillard s'en aperçut, entrevit ma pensée, et pour m'en détourner il tomba à coups de bâton sur ce roi qui était son roi, et le chassa comme un esclave. Ils ont l'esprit léger, et reculent, quand on les approche, dans des bois et des marais inaccessibles; c'est ce qui m'a empêché d'ouvrir chez eux des écoles; mais j'ai fait traduire dans leur langue la Bible, les Psaumes et le catéchisme. Ils ont des armes, mais secrètement. Une fois, ayant avec moi huit cents grenadiers, je me trouvai tout à coup environné de quatre ou cinq mille Vandales; mes huit cents grenadiers eurent grand'peine à les dissiper.» Après un moment de silence, l'électeur voyant Tollius rêveur, ajouta cette parole remarquable: «Tollius, vous êtes alchimiste. Il est possible que vous fassiez de l'or avec du cuivre; je vous défie de faire un Prussien avec un Vandale.»

La fusion était difficile en effet; pourtant, ce qu'aucun alchimiste n'eût pu faire, la nationalité allemande, aidée par la grande clarté du dix-neuvième siècle, finira par l'accomplir.

A l'heure qu'il est, les mêmes phénomènes constituants se manifestent en Allemagne et en France. Ce que l'établissement des départements a fait pour la France, l'union des douanes le fait pour l'Allemagne; elle lui donne l'unité.

Il faut, pour que l'univers soit en équilibre, qu'il y ait en Europe, comme la double clef de voûte du continent, deux grands Etats du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur; l'un septentrional et oriental, l'Allemagne, s'appuyant à la Baltique, à l'Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemark, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants; l'autre, méridional et occidental, la France, s'appuyant à la Méditerranée et à l'Océan, avec l'Italie et l'Espagne pour contre-forts.

Depuis mille ans, la même question s'est déjà présentée plusieurs fois en d'autres termes, et ce plan a déjà été essayé par trois grands princes.

D'abord, par Charlemagne. Au huitième siècle, ce n'était pas les Turcs et les Espagnols, ce n'était pas les Anglais et les Russes, c'était les Saxons et les Normands. Charlemagne construisit son Etat contre eux. L'empire de Charlemagne est une première épreuve encore vague et confuse, mais pourtant reconnaissable, de l'Europe que nous venons d'esquisser, et qui sera un jour, sans nul doute, l'Europe définitive.

Plus tard, par Louis XIV. Louis XIV voulut bâtir l'Etat méridional du Rhin tel que nous l'avons indiqué. Il mit sa famille en Espagne, en Italie et en Sicile, et y appuya la France. L'idée était neuve, mais la dynastie était usée; l'idée était grande, mais la dynastie était petite. Cette disproportion empêcha le succès.

L'œuvre était bonne, l'ouvrier était bon, l'outil était mauvais.

Enfin par Napoléon. Napoléon commença par rétablir, lui aussi, l'Etat méridional du Rhin. Il installa sa famille non-seulement en Espagne, en Lombardie, en Etrurie et à Naples, mais encore dans le duché de Berg et en Hollande, afin d'avoir en bas toute la Méditerranée et en haut tout le cours du Rhin jusqu'à l'Océan. Puis, quand il eut refait ainsi ce qu'avait fait Louis XIV, il voulut refaire ce qu'avait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l'Allemagne d'après la même pensée que la France. Il épousa l'Autriche, donna la Westphalie à son frère, la Suède à Bernadotte, et promit la Pologne à Poniatowski. C'est dans cette œuvre immense qu'il rencontra l'Angleterre, la Russie et la Providence, et qu'il se brisa. Les temps n'étaient pas encore venus. S'il eût réussi, le groupe continental était formé.

Peut-être faut-il que l'œuvre de Charlemagne et de Napoléon se refasse sans Napoléon et sans Charlemagne. Ces grands hommes ont peut-être l'inconvénient de trop personnifier l'idée et d'inquiéter par leur entité, plutôt française que germanique, la jalousie des nationalités. Il en peut résulter des méprises, et les peuples en viennent à s'imaginer qu'ils servent un homme et non une cause, l'ambition d'un seul et non la civilisation de tous. Alors ils se détachent. C'est ce qui est arrivé en 1813. Il ne faut pas que ce soit Charlemagne ou Bonaparte qui se défende contre les ennemis de l'Orient ou les ennemis de l'Occident; il faut que ce soit l'Europe. Quand l'Europe centrale sera constituée, et elle le sera un jour, l'intérêt de tous sera évident; la France, adossée à l'Allemagne, fera front à l'Angleterre, qui est, comme nous l'avons déjà dit, l'esprit de commerce, et la rejettera dans l'Océan; l'Allemagne, adossée à la France, fera front à la Russie, qui, nous l'avons dit de même, est l'esprit de conquête, et la rejettera dans l'Asie.

Le commerce est à sa place dans l'Océan.

Quant à l'esprit de conquête, qui a la guerre pour instrument, il retrempe et ressuscite les civilisations mortes, et tue les civilisations vivantes. La guerre est pour les unes la renaissance, pour les autres la fin. L'Asie en a besoin, l'Europe non.

La civilisation admet l'esprit militaire et l'esprit commercial; mais elle ne s'en compose pas uniquement. Elle les combine dans une juste proportion avec les autres éléments humains. Elle corrige l'esprit guerrier par la sociabilité, et l'esprit marchand par le désintéressement. S'enrichir n'est pas son objet exclusif; s'agrandir n'est pas son ambition suprême. Eclairer pour améliorer, voilà son but; et à travers les passions, les préjugés, les illusions, les erreurs et les folies des peuples et des hommes, elle fait le jour par le rayonnement calme et majestueux de la pensée.

Résumons. L'union de l'Allemagne et de la France, ce serait le frein de l'Angleterre et de la Russie, le salut de l'Europe, la paix du monde.

X

C'est ce que la politique anglaise et la politique russe, maîtresses du congrès de Vienne, ont compris en 1815.

Il y avait alors rupture de fait entre la France et l'Allemagne.

Les causes de cette rupture valent la peine d'être rappelées en peu de mots.

Le czar, par enthousiasme pour Bonaparte, avait été un moment Français; mais, voyant Napoléon édifier le nord de l'Europe contre la Russie, il était redevenu Russe. Et, quelle que pût être son amitié d'homme privé pour Alexandre, Napoléon, en fortifiant l'Europe contre les Russes, ne méritait aucun blâme. Il est aussi impossible aux Charlemagne et aux Napoléon de ne pas construire leur Europe d'une certaine façon qu'au castor de ne pas bâtir sa hutte selon une certaine forme et contre un certain vent. Quand il s'agit de la conservation et de la propagation, ces deux grandes lois naturelles, le génie a son instinct aussi sûr, aussi fatal, aussi étranger à tout ce qui n'est pas le but, que l'instinct de la brute. Il le suit; laissez-le faire, et, dans l'empereur comme dans le castor, admirez Dieu.

L'Angleterre, elle, n'avait même pas eu le moment d'illusion d'Alexandre. La paix d'Amiens avait duré le temps d'un éclair; Fox tout au plus avait été fasciné par Bonaparte. L'Europe de Napoléon était bâtie également et surtout contre elle; aussi, pour s'allier à l'Angleterre, le czar n'eut qu'à prendre sa main qui était tendue vers lui depuis longtemps. On sait les événements de 1812. L'empereur Napoléon s'appuyait sur l'Allemagne comme sur la France; mais, harcelé de toutes parts, haï et trahi par les rois de vieille souche; piqué par la nuée des pamphlets de Londres comme le taureau par un essaim de frelons, gêné dans ses moyens d'action, troublé dans son opération colossale et délicate, il avait fait deux grandes fautes, l'une au midi, l'autre au nord; il avait froissé l'Espagne et blessé la Prusse. Il s'ensuivit une réaction terrible et juste sous quelques rapports. Comme l'Espagne la Prusse se souleva. L'Allemagne trembla sous les pieds de l'empereur. Cherchant du talon son point d'appui, il recula jusqu'en France, où il retrouva la terre ferme. Là, durant trois grands mois, il lutta comme un géant corps à corps avec l'Europe. Mais le duel était inégal; ainsi que dans les combats d'Homère, l'Océan et l'Asie secouraient l'Europe. L'Océan vomissait les Anglais; l'Asie vomissait les Cosaques. L'empereur tomba; la France se voila la tête; mais avant de fermer les yeux, à l'avant-garde des hordes russes, elle reconnut l'Allemagne.

De là une rupture entre les deux peuples. L'Allemagne avait sa rancune; la France eut sa colère.

Mais chez des nations généreuses, sœurs par le sang et par la pensée, les rancunes passent, les colères tombent; le grand malentendu de 1813 devait finir par s'éclaircir. L'Allemagne, héroïque dans la guerre, redevient rêveuse à la paix. Tout ce qui est illustre, tout ce qui est sublime, même hors de sa frontière, plaît à son enthousiasme sérieux et désintéressé. Quand son ennemi est digne d'elle, elle le combat tant qu'il est debout; elle l'honore dès qu'il est tombé. Napoléon était trop grand pour qu'elle n'en revînt pas à l'admirer, trop malheureux pour qu'elle n'en vînt pas à l'aimer. Et pour la France, à qui Sainte-Hélène a serré le cœur, quiconque admire et aime l'empereur est Français. Les deux nations étaient donc invinciblement amenées dans un temps donné à s'entendre et à se réconcilier.

L'Angleterre et la Russie prévirent cet avenir inévitable; et, pour l'empêcher, peu rassurées par la chute de l'empereur, motif momentané de rupture, elles créèrent entre l'Allemagne et la France un motif permanent de haine.

Elles prirent à la France et donnèrent à l'Allemagne la rive gauche du Rhin.

XI

Ceci était d'une politique profonde.

C'était entamer le grand Etat méridional du Rhin ébauché par Charlemagne, construit par Louis XIV, complété et restauré par Napoléon. C'était affaiblir l'Europe centrale, lui créer facticement une sorte de maladie chronique, et la tuer peut-être, avec le temps, en lui mettant près du cœur un ulcère toujours douloureux, toujours gangrené. C'était faire brèche à la France, à la vraie France, qui est rhénane comme elle est méditerranéenne; Francia rhenana, disent les vieilles chartes carlovingiennes. C'était poster une avant-garde étrangère à cinq journées de Paris. C'était surtout irriter à jamais la France contre l'Allemagne.

Cette politique profonde, qu'on reconnaît dans la conception d'une pareille pensée, se retrouve dans l'exécution.

Donner la rive gauche du Rhin à l'Allemagne, c'était une idée. L'avoir donnée à la Prusse, c'est un chef-d'œuvre.

Chef-d'œuvre de haine, de ruse, de discorde et de calamité; mais chef-d'œuvre. La politique en a comme cela.

La Prusse est une nation jeune, vivace, énergique, spirituelle, chevaleresque, libérale, guerrière, puissante. Peuple d'hier qui a demain. La Prusse marche à de hautes destinées, particulièrement sous son roi actuel, prince grave, noble, intelligent et loyal, qui est digne de donner à son peuple cette dernière grandeur, la liberté. Dans le sentiment vrai et juste de son accroissement inévitable, par un point d'honneur louable, quoique à notre avis mal entendu, la Prusse peut vouloir ne rien lâcher de ce qu'elle a une fois saisi.

La politique anglaise se garda bien de donner cette rive gauche à l'Autriche. L'Autriche évidemment depuis deux siècles décroît et s'amoindrit.

Au dix-huitième siècle, époque où Pierre le Grand a fait la Russie, Frédéric le Grand a fait la Prusse; et il l'a faite en grande partie avec des morceaux de l'Autriche.

L'Autriche, c'est le passé de l'Allemagne; la Prusse, c'est l'avenir.

A cela près que la France, comme nous le montrerons tout à l'heure, est à la fois vieille et jeune, ancienne et neuve, la Prusse est en Allemagne ce que la France est en Europe.

Il devrait y avoir entre la France et la Prusse effort cordial vers le même but, chemin fait en commun, accord profond, sympathie. Le partage du Rhin crée une antipathie.

Il devrait y avoir amitié; le partage du Rhin crée une haine.

Brouiller la France avec l'Allemagne, c'était quelque chose; brouiller la France avec la Prusse, c'était tout.

Redisons-le, l'installation de la Prusse dans les provinces rhénanes a été le fait capital du congrès de Vienne. Ce fut la grande adresse de lord Castlereagh et la grande faute de M. de Talleyrand.

XII

Du reste, dans le fatal remaniement de 1815, il n'y a pas eu d'autre idée que celle-là. Le surplus a été fait au hasard. Le congrès a songé à désorganiser la France, non à organiser l'Allemagne.

On a donné des peuples aux princes et des princes aux peuples, parfois sans regarder les voisinages, presque toujours sans consulter l'histoire, le passé, les nationalités, les amours-propres. Car les nations aussi ont leurs amours-propres qu'elles écoutent souvent, disons-le à leur honneur, plus que leurs intérêts.

Un seul exemple, qui est éclatant, suffira pour indiquer de quelle manière s'est fait sous ce rapport le travail du congrès. Mayence est une ville illustre. Mayence, au neuvième siècle, était assez forte pour châtier son archevêque Hatto; Mayence, au douzième siècle, était assez puissante pour défendre contre l'empereur et l'empire son archevêque Adalbert. Mayence, en 1225, a été le centre de la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a été la métropole des minnesænger, c'est-à-dire de la poésie gothique; elle a été le berceau de l'imprimerie, c'est-à-dire de la pensée moderne. Elle garde et montre encore la maison qu'ont habitée, de 1443 à 1450, Gutenberg, Jean Fust et Pierre Schœffer, et qu'elle appelle par une magnifique et juste assimilation Dreykœnigshof, la maison des trois rois. Pendant huit cents ans Mayence a été la capitale du premier des électorats germaniques; pendant vingt ans Mayence a été un des fronts de la France. Le congrès l'a donnée comme une bourgade à un Etat du cinquième ordre, à la Hesse.

Mayence avait une nationalité distincte, tranchée, hautaine et jalouse. L'électorat de Mayence pesait en Europe. Aujourd'hui elle a garnison étrangère. Elle n'est plus qu'une sorte de corps de garde où l'Autriche et la Prusse font faction, l'œil fixé sur la France.

Mayence avait gravé en 1135 sur les portes de bronze que lui avait données Willigis les libertés que lui avait données Adalbert. Elle a encore les portes de bronze, mais elle n'a plus les libertés.

Dans le plus profond de son histoire, Mayence a des souvenirs romains; le tombeau de Drusus est chez elle. Elle a des souvenirs français: Pepin, le premier roi de France qui ait été sacré, a été sacré, en 750, par un archevêque de Mayence, saint Boniface. Elle n'a point de souvenirs hessois, à moins que ce ne soit celui-ci: au seizième siècle, son territoire fut ravagé par Jean le Batailleur, landgrave de Hesse.

Ceci montre comment le congrès de Vienne a procédé. Jamais opération chirurgicale ne s'est faite plus à l'aventure. On s'est hâté d'amputer la France, de mutiler les nationalités rhénanes, d'en extirper l'esprit français. On a violemment arraché des morceaux de l'empire de Napoléon; l'un a pris celui-ci, l'autre celui-là, sans regarder même si le lambeau par hasard ne souffrait pas, s'il n'était pas séparé de son centre, c'est-à-dire de son cœur, s'il pouvait reprendre vie autrement et se rattacher ailleurs. On n'a posé aucun appareil, on n'a fait aucune ligature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans saigne encore.

Ainsi on a donné à la Bavière quelques anneaux de la chaîne des Vosges, vingt-six lieues de long sur vingt et une de large, cinq cent dix-sept mille quatre-vingts âmes, trois morceaux de nos trois départements de la Sarre, du Bas-Rhin et du Mont-Tonnerre. Avec ces trois morceaux la Bavière a fait quatre districts. Pourquoi ces chiffres et pas d'autres? Cherchez une raison; vous ne trouvez que le caprice.

On a donné à Hesse-Darmstadt le bout septentrional des Vosges, le nord du département du Mont-Tonnerre, et cent soixante-treize mille quatre cents âmes. Avec ces âmes et ces Vosges, la Hesse a fait onze cantons.

Si l'on promène son regard sur une carte d'Allemagne vers le confluent du Mein et du Rhin, on est agréablement surpris d'y voir s'épanouir une grande fleur à cinq pétales, découpée en 1815 par les ciseaux délicats du congrès. Francfort est le pistil de cette rose. Ce pistil, où vivent en plein développement deux bourgmestres, quarante-deux sénateurs, soixante administrateurs et quatre-vingt-cinq législateurs, contient quarante-six mille habitants, dont cinq mille juifs. Les cinq pétales, peints tous sur la carte de différentes couleurs, appartiennent à cinq Etats différents: le premier est à la Bavière, le deuxième est à Hesse-Cassel, le troisième à Hesse-Hombourg, le quatrième à Nassau, le cinquième à Hesse-Darmstadt.

Etait-il nécessaire d'accommoder et d'envelopper de cette façon une noble ville où il semble, lorsqu'on y est, qu'on sente battre le cœur de l'Allemagne? Les empereurs y étaient élus et couronnés; la diète germanique y délibère; Gœthe y est né.

Lorsqu'il parcourt aujourd'hui les provinces rhénanes, sur lesquelles rayonnait il n'y a pas trente ans cette puissante homogénéité qui à pénétré si profondément en moins d'un siècle et demi l'antique landgraviat d'Alsace, le voyageur rencontre de temps à autre un poteau blanc et bleu, il est en Bavière; puis voici un poteau blanc et rouge, il est dans la Hesse; puis voilà un poteau blanc et noir, il est en Prusse. Pourquoi? Y a-t-il une raison à cela? A-t-on passé une rivière, une muraille, une montagne? A-t-on touché une frontière? Quelque chose s'est-il modifié dans le pays qu'on a traversé? Non. Rien n'a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu'on n'est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière; on est sur la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire en France, comme sur la rive droite on est en Allemagne.

Insistons donc sur ce point, l'arrangement de 1815 a été une répartition léonine. Les rois ne se sont dit qu'une chose: Partageons.—Voici la robe de Joseph, déchirons-la, et que chacun garde ce qui lui restera aux mains.—Ces pièces sont aujourd'hui cousues au bas de chaque Etat; on peut les voir; jamais loques plus bizarrement déchiquetées n'ont traîné sur une mappemonde. Jamais haillons ajustés bout à bout par la politique humaine n'ont caché et travesti plus étrangement les éternels et divins compartiments des fleuves, des mers et des montagnes.

Et, tôt ou tard les nobles nations du Rhin y réfléchiront, c'est d'elles que le congrès s'est le moins préoccupé. On a pu entrevoir dans ces quelques lignes nécessairement sommaires avec quel dédain le congrès a traité l'histoire, le passé, les affinités géographiques et commerciales, tout ce qui constitue l'entité des nations. Chose remarquable, on distribuait des peuples et l'on ne songeait pas aux peuples. On s'agrandissait, on s'arrondissait, on s'étendait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un peu de la France. On faisait des concessions viagères et des concessions à réméré. On s'accommodait entre soi. Tel prince demandait des arrhes: on lui donnait une ville; tel autre réclamait un appoint: on lui jetait un village.

Mais sous cette légèreté apparente, nous l'avons indiqué, il y avait une pensée profonde, une pensée anglaise et russe qui s'exécutait, disons-le, aussi bien aux dépens de l'Allemagne qu'aux dépens de la France. Le Rhin est le fleuve qui doit les unir; on en a fait le fleuve qui les divise.

XIII

Cette situation évidemment est factice, violente, contre nature, et par conséquent momentanée. Le temps ramène tout à l'équation; la France reviendra à sa forme normale et à ses proportions nécessaires. A notre avis, elle doit et elle peut y revenir pacifiquement, par la force des choses combinée avec la force des idées. A cela pourtant il y a deux obstacles:

Un obstacle matériel;

Un obstacle moral.

XIV

L'obstacle matériel, c'est la Prusse.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit à ce sujet. Il est impossible pourtant que dans un temps donné la Prusse ne reconnaisse pas trois choses:

La première, c'est que, le caractère personnel des princes toujours laissé hors de question, l'alliance russe n'est pas et ne peut pas être un fait simple et clair pour un Etat de l'Europe centrale. Ce sont là des rapprochements dont l'arrière-pensée est transparente. Entre royaumes et entre peuples on peut s'aimer de beaucoup de façons. La Russie aime l'Allemagne comme l'Angleterre aime le Portugal et l'Espagne, comme le loup aime le mouton.

La deuxième, c'est que, malgré tous les efforts de la Prusse depuis vingt-cinq ans, malgré force concessions de bien-être, comme l'abaissement des taxes sur le tabac, le houblon et le vin, si paternel qu'ait été son gouvernement, et nous le reconnaissons, la rive gauche du Rhin est restée française; tandis que la rive droite, naturellement et nécessairement allemande, est devenue tout de suite prussienne. Parcourez la rive droite, entrez dans les auberges, dans les tavernes, dans les boutiques; partout vous verrez le portrait du grand Frédéric et la bataille de Rosbach accrochés au mur. Parcourez la rive gauche, visitez les mêmes lieux, partout vous y trouverez Napoléon et Austerlitz, protestation muette. La liberté de la presse n'existe pas dans les possessions prussiennes, mais la liberté de la muraille y existe encore, et elle suffit, comme on voit, pour rendre publiques les pensées secrètes.

En troisième lieu, la Prusse remarquera que son Etat, tel que les congrès l'ont coupé, est mal fait. Qu'est-ce en effet que la Prusse aujourd'hui? Trois îles en terre ferme. Chose bizarre à dire, mais vraie. Le Rhin, et surtout le défaut de sympathie et d'unité, divisent en deux le grand-duché du Bas-Rhin, qui est lui-même séparé de la vieille Prusse par un détroit où passe un bras de la confédération germanique et où le Hanovre et la Hesse électorale font leur jonction. Entre les deux points les plus rapprochés de ce détroit, Liebenau et Wilzenhs, est précisément situé Cassel, comme pour interdire toute communication. Etrange sujétion presque absurde à exprimer, le roi de Prusse ne peut aller chez lui sans sortir de chez lui.

Il est évident que ceci encore n'est qu'une situation provisoire.

La Prusse, disons-le-lui à elle-même, tend à devenir et deviendra un grand royaume homogène, lié dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur mer. A l'heure qu'il est la Prusse n'a de ports que sur la Baltique, mer dont la profondeur n'atteint pas les huit cents pieds du lac de Constance, mer plus facile à fermer encore que la Méditerranée et qui n'a pas, comme la Méditerranée, l'inappréciable avantage d'être le bassin même de la civilisation. Un peuple enfermé dans la Méditerranée a pu devenir Rome. Que deviendrait un peuple enfermé dans la Baltique? Il faut à la Prusse des ports sur l'Océan.

Nul n'a le secret de l'avenir, et Dieu seul, de son doigt inflexible, avance, recule, ou efface souverainement les lignes vertes et rouges que les hommes tracent sur les mappemondes. Mais dès à présent on peut le constater, car une partie en est déjà visible, le travail divin se fait. Dès à présent la Providence remet en ordre, avec sa lenteur infaillible et majestueuse, ce qu'ont dérangé les congrès. En séparant, par l'avènement béni d'une jeune fille, la couronne de Hanovre de la couronne d'Angleterre, en isolant le petit royaume du grand, en frappant de diverses incapacités morales et physiques, on pourrait dire de tous les aveuglements à la fois, la branche de Brunswick restée allemande ou redevenue allemande, c'est-à-dire en la marquant pour une extinction prochaine, il semble qu'elle laisse déjà entrevoir son moyen et son but: le Hanovre à la Prusse et le Rhin à la France.

Quand nous disons le Rhin, nous entendons la rive gauche. Or la Prusse a plus de rive droite que de rive gauche, et elle gardera la rive droite.

Pour le Hanovre, l'incorporation à la Prusse, c'est un grand pas vers la liberté, la dignité et la grandeur. Pour la Prusse, la possession du Hanovre, c'est d'abord l'homogénéité du territoire, la suppression du détroit et de l'obstacle, la jonction du duché du Rhin à la vieille Prusse; ensuite, c'est l'absorption inévitable de Hambourg et d'Oldenbourg, c'est l'Océan ouvert, la navigation libre, la possibilité d'être aussi puissante par la marine que par l'armée.

Qu'est-ce que la rive gauche du Rhin à côté de tout cela?

Quant à l'Allemagne proprement dite, c'est dans les principautés du Danube que sont ses compensations futures. N'est-il pas évident que l'empire ottoman diminue et s'atrophie pour que l'Allemagne s'agrandisse?

XV

L'obstacle moral, c'est l'inquiétude que la France éveille en Europe.

La France, en effet, pour le monde entier, c'est la pensée, c'est l'intelligence, la publicité, le livre, la presse, la tribune, la parole; c'est la langue, la pire des choses, dit Esope;—la meilleure aussi.

Pour apprécier quelle est l'influence de la France dans l'atmosphère continentale et quelle lumière et quelle chaleur elle y répand, il suffit de comparer à l'Europe d'il y a deux cents ans, dont nous avons crayonné le tableau en commençant, l'Europe d'aujourd'hui.

S'il est vrai que le progrès des sociétés soit, et nous le croyons fermement, de marcher par des transformations lentes, successives et pacifiques, du gouvernement d'un seul au gouvernement de plusieurs et du gouvernement de plusieurs au gouvernement de tous; si cela est vrai, au premier aspect il semble évident que l'Europe, loin d'avancer, comme les bons esprits le pensent, a rétrogradé.

En effet, sans même pour l'instant faire figurer dans ce calcul les monarchies secondaires de la confédération germanique, et en ne tenant compte que des Etats absolument indépendants, on se souvient qu'au dix-septième siècle il n'y avait en Europe que douze monarchies héréditaires; il y en a dix-sept maintenant.

Il y avait cinq monarchies électives; il n'y en a plus qu'une, le Saint-Siége.

Il y avait huit républiques; il n'y en a plus qu'une, la Suisse.

La Suisse, il faut d'ailleurs l'ajouter, n'a pas seulement survécu, elle s'est agrandie. De treize cantons elle est montée à vingt-deux. Disons-le en passant,—car, si nous insistons sur les causes morales, nous ne voulons pas omettre les causes physiques,—toutes les républiques qui ont disparu étaient dans la plaine ou sur la mer; la seule qui soit restée était dans la montagne. Les montagnes conservent les républiques. Depuis cinq siècles, en dépit des assauts et des ligues, il y a trois républiques montagnardes dans l'ancien continent: une en Europe, la Suisse, qui tient les Alpes; une en Afrique, l'Abyssinie[6], qui tient les montagnes de la Lune; une en Asie, la Circassie, qui tient le Caucase.

Si, après l'Europe, nous examinons la confédération germanique, ce microcosme de l'Europe, voici ce qui apparaît: à part la Prusse et l'Autriche, qui comptent parmi les grandes monarchies indépendantes, les six principaux Etats de la confédération germanique sont: la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, le Hanovre, la Hesse et Bade. De ces six Etats, les quatre premiers étaient des duchés, ce sont aujourd'hui des royaumes; les deux derniers étaient, la Hesse un landgraviat, et Bade un margraviat; ce sont aujourd'hui des grands-duchés.

Quant aux Etats électifs et viagers du corps germanique, ils étaient nombreux et comprenaient une foule de principautés ecclésiastiques; tous ont cessé d'exister, et à leur tête se sont éclipsés pour jamais les trois grands électorats archiépiscopaux du Rhin.

Si nous passons aux Etats populaires, nous trouvons ceci: il y avait en Allemagne soixante-dix villes libres; il n'y en a plus que quatre: Francfort-sur-le-Mein, Hambourg, Lubeck et Brême.

Et qu'on le remarque bien, pour faire ce rapprochement nous ne nous sommes pas mis dans les conditions les plus favorables à ce que nous voulions démontrer, car si au lieu de 1630 nous avions choisi 1650, par exemple, nous aurions pu retrancher aux Etats monarchiques et ajouter aux Etats démocratiques du dix-septième siècle la république anglaise, qui a disparu aujourd'hui comme les autres.

Poursuivons.

Des cinq monarchies électives, deux étaient de premier rang, Rome et l'Empire. La seule qui reste maintenant, Rome, est tombée au troisième rang.

Des huit républiques, une, Venise, était une puissance de second rang. La seule qui subsiste de nos jours, la Suisse, est, comme Rome, un Etat de troisième ordre.

Les cinq grandes puissances actuellement dirigeantes, la France, la Prusse, l'Autriche, la Russie et l'Angleterre, sont toutes des monarchies héréditaires.

Ainsi, d'après cette confrontation surprenante, qui a gagné du terrain? la monarchie. Qui en a perdu? la démocratie.

Voilà les faits.

Eh bien, les faits se trompent. Les faits ne sont que des apparences. Le sentiment profond et unanime des nations dément les faits et dit que c'est le contraire qui est vrai.

La monarchie a reculé, la démocratie a avancé.

Pour que le côté libéral de la constitution de la vieille Europe non-seulement n'ait rien perdu, mais encore ait prodigieusement gagné, malgré la multiplication et l'accroissement des royautés, malgré la chute de tous les Etats viagers et, en quelque sorte, présidentiels de l'Allemagne, malgré la disparition de quatre grandes monarchies électives sur cinq, de sept républiques sur huit et de soixante-six villes libres sur soixante-dix, il suffit d'un fait: la France a passé de l'état de monarchie pure à l'état de monarchie populaire.

Ce n'est qu'un pas, mais ce pas est fait par la France; et, dans un temps donné, tous les pas que fait la France, le monde les fera. Ceci est tellement vrai, que, lorsqu'elle se hâte, le monde se révolte contre elle et la prend à partie, trouvant plus facile encore de la combattre que de la suivre. Aussi la politique de la France doit-elle être une politique conductrice et toujours se résumer en deux mots: ne jamais marcher assez lentement pour arrêter l'Europe, ne jamais marcher assez vite pour empêcher l'Europe de rejoindre.

Le tableau que nous venons de dresser dans les quelques pages qui précèdent prouve encore, et prouve souverainement ceci: c'est que les mots ne sont rien, c'est que les idées sont tout. A quoi bon batailler en effet pour ou contre le mot république, par exemple, lorsqu'il est démontré que sept républiques, quatre Etats électifs et soixante-six villes franches tiennent moins de place dans la civilisation européenne qu'une idée de liberté semée par la France à tous les vents!

En effet, les Etats nuisent ou servent à la civilisation, non par le nom qu'ils portent, mais par l'exemple qu'ils donnent. Un exemple est une proclamation.

Or quel est l'exemple que donnaient les républiques disparues, et quel est l'exemple que donne la France?

Venise aimait passionnément l'égalité. Le doge n'avait que sa voix au sénat. La police entrait chez le doge comme chez le dernier citoyen, et, masquée, fouillait ses papiers en sa présence sans qu'il osât dire un mot. Les parents du doge étaient suspects à la république par cela seul qu'ils étaient parents du doge. Les cardinaux vénitiens lui étaient suspects comme princes étrangers. Catherine Cornaro, reine à Chypre, n'était à Venise qu'une dame de Venise. La république avait proscrit les titres héraldiques. Un jour un sénateur, nommé par l'empereur comte du Saint-Empire, fit sculpter en pierre sur le fronton de sa porte une couronne comtale au-dessus de son blason. Le lendemain matin la couronne avait disparu. Le conseil des Dix l'avait fait briser pendant la nuit à coups de marteau. Le sénateur dévora l'affront et fit bien. Sous François Foscari, quand le roi de Dacie vint séjourner à Venise, la république lui donna rang de citoyen; rien de plus. Jusqu'ici tout va d'accord, et l'égalité la plus jalouse n'aurait rien à reprendre. Mais au-dessous des citoyens il y avait les citadins. Les citoyens, c'était la noblesse; les citadins, c'était le peuple. Or les citadins, c'est-à-dire le peuple, n'avaient aucun droit. Leur magistrat suprême, qui s'appelait le chancelier des citadins et qui était une façon de doge plébéien, n'avait rang que fort loin après le dernier des nobles. Il y avait entre le bas et le haut de l'Etat une muraille infranchissable, et en aucun cas la citadinance ne menait à la seigneurie. Une fois seulement, au quatorzième siècle, trente bourgeois opulents se ruinèrent presque pour sauver la république et obtinrent en récompense, ou, pour mieux dire, en payement, la noblesse; mais cela fit presque une révolution; et ces trente noms, aux yeux des patriciens purs, ont été jusqu'à nos jours les trente taches du livre d'or. La seigneurie déclarait ne devoir au peuple qu'une chose, le pain à bon marché. Joignez à cela le carnaval de cinq mois, et Juvénal pourra dire: Panem et circenses. Voilà comment Venise comprenait l'égalité.—Le droit public français a aboli tout privilége. Il a proclamé la libre accessibilité de toutes les aptitudes à tous les emplois, et cette parité du premier comme du dernier regnicole devant le droit politique est la seule vraie, la seule raisonnable, la seule absolue. Quel que soit le hasard de la naissance, elle extrait de l'ombre, constate et consacre les supériorités naturelles, et par l'égalité des conditions elle met en saillie l'inégalité des intelligences.

Dans Gênes comme dans Venise il y avait deux Etats: la grande république, régie par ce qu'on appelait le Palais, c'est-à-dire par le doge et l'aristocratie; la petite république, régie par l'office de Saint-Georges. Seulement, au contraire de Venise, mainte fois la république d'en bas gênait, entravait, et même opprimait la république d'en haut. La communauté de Saint-Georges se composait de tous les créanciers de l'Etat, qu'on nommait les prêteurs. Elle était puissante et avare et rançonnait fréquemment la seigneurie. Elle avait prise sur toutes les gabelles, part à tous les priviléges, et possédait exclusivement la Corse, qu'elle gouvernait rudement. Rien n'est plus dur qu'un gouvernement de nobles, si ce n'est un gouvernement de marchands. Prise absolument et en elle-même, Gênes était une nation de débiteurs menée par une nation de créanciers. A Venise, l'impôt pesait surtout sur la citadinance; à Gênes il écrasait souvent la noblesse.—La France, qui a proclamé l'égalité de tous devant la loi, a aussi proclamé l'égalité de tous devant l'impôt. Elle ne souffre aucun compartiment dans la caisse de l'Etat. Chacun y verse et y puise. Et ce qui prouve la bonté du principe, de même que son égalité politique respecte l'inégalité des intelligences, son égalité devant l'impôt respecte l'inégalité des fortunes.

A Venise, l'Etat vendait les offices, et moyennant un droit qu'on appelait dépôt de conseil, les mineurs pouvaient entrer, siéger et voter avant l'âge dans les assemblées.—La France a aboli la vénalité des fondions publiques.

A Venise le silence régnait.—En France la parole gouverne.

A Gênes, la justice était rendue par une rote toujours composée de cinq docteurs étrangers. A Lucques, la rote ne contenait que trois docteurs, le premier était podestat, le second juge civil, le troisième juge criminel; et non-seulement ils devaient être étrangers, mais encore il fallait qu'ils fussent nés à plus de cinquante milles de Lucques.—La France a établi, en principe et en fait, que la seule justice est la justice du pays.

A Gênes, le doge était gardé par cinq cents Allemands, à Venise, la république était défendue en terre ferme par une armée étrangère, toujours commandée par un général étranger; à Raguse, les lois étaient placées sous la protection de cent Hongrois, menés par leur capitaine, lesquels servaient aux exécutions; à Lucques, la seigneurie était protégée dans son palais par cent soldats étrangers, qui, comme les juges, ne pouvaient être nés à moins de cinquante milles de la cité.—La France met le prince, le gouvernement et le droit public sous la protection des gardes nationales. Les anciennes républiques semblaient se défier d'elles-mêmes. La France se fie à la France.

A Lucques, il y avait une inquisition de la vie privée, qui s'intitulait conseil des discoles. Sur une dénonciation jetée dans la boîte du conseil, tout citoyen pouvait être déclaré discole, c'est-à-dire homme de mauvais exemple, et banni pour trois ans, sous peine de mort en cas de rupture de ban. De là, des abus sans nombre.—La France a aboli tout ostracisme. La France mure la vie privée.

En Hollande, l'exception régissait tout. Les Etats votaient par province et non par tête. Chaque province avait ses lois spéciales, féodales en West-Frise, bourgeoises à Groningue, populaires dans les Ommelandes. Dans la province de Hollande, dix-huit villes seulement[7] avaient droit d'être consultées pour les affaires générales et ordinaires de la république; sept autres[8] pouvaient être admises à donner leur avis, mais uniquement lorsqu'il s'agissait de la paix ou de la guerre, ou de la réception d'un nouveau prince. Ces vingt-cinq exceptées, aucune des autres villes n'était consultée, celles-là parce qu'elles appartenaient à des seigneurs particuliers, celles-ci parce qu'elles n'étaient pas villes fermées. Trois villes impériales, battant monnaie, gouvernaient l'Over-Yssel, chacune avec une prérogative inégale; Deventer était la première, Campen la seconde, et Zwolle la troisième. Les villes et les villages du duché de Brabant obéissaient aux états généraux sans avoir le droit d'y être représentés.—En France, la loi est une pour toutes les cités comme pour tous les citoyens.

Genève était protestante, mais Genève était intolérante. Le petillement sinistre des bûchers accompagnait la voix querelleuse de ses docteurs. Le fagot de Calvin s'allumait aussi bien et flambait aussi clair à Genève que le fagot de Torquemada à Madrid.—La France professe, affirme et pratique la liberté de conscience.

Qui le croirait? la Suisse, en apparence populaire et paysanne, était un pays de privilége, de hiérarchie et d'inégalité. La république était partagée en trois régions. La première région comprenait les treize cantons et avait la souveraineté. La deuxième région contenait l'abbé et la ville de Saint-Gall, les Grisons, les Valaisans, Richterschwyl, Biel et Mulhausen. La troisième région englobait sous une sujétion passive les pays conquis, soumis ou achetés. Ces pays étaient gouvernés de la façon la plus inégale et la plus singulière. Ainsi Bade en Argovie, acquise en 1415, et la Turgovie, acquise en 1460, appartenaient aux huit premiers cantons. Les sept premiers cantons régissaient exclusivement les Libres Provinces prises en 1415 et Sargans vendu à la Suisse en 1483 par le comte Georges de Werdenberg. Les trois premiers cantons étaient suzerains de Bilitona et de Bellinzona. Ragatz, Lugano, Locarno, Mendrisio, le Val-Maggia, donnés à la Confédération en 1513 par François Sforce, duc de Milan, obéissaient à tous les cantons, Appenzell excepté.—La France n'admet pas de hiérarchie entre les parties du territoire. L'Alsace est égale à la Touraine, le Dauphiné est aussi libre que le Maine, la Franche-Comté est aussi souveraine que la Bretagne, et la Corse est aussi française que l'Ile-de-France.

On le voit, et il suffit pour cela d'examiner la comparaison que nous venons d'ébaucher, les anciennes républiques exprimaient des généralités locales; la France exprime des idées générales.

Les anciennes républiques représentaient des intérêts. La France représente des droits.

Les anciennes républiques, venues au hasard, étaient le fruit tel quel de l'histoire, du passé et du sol. La France modifie et corrige l'arbre, et sur un passé qu'elle subit greffe un avenir qu'elle choisit.

L'inégalité entre les individus, entre les villes, entre les provinces, l'inquisition sur la conscience, l'inquisition sur la vie privée, l'exception dans l'impôt, la vénalité des charges, la division par castes, le silence imposé à la pensée, la défiance faite loi de l'Etat, une justice étrangère dans la cité, une armée étrangère dans le pays, voilà ce qu'admettaient, selon le besoin de leur politique ou de leurs intérêts, les anciennes républiques.—La nation une, le droit égal, la conscience inviolable, la pensée reine, le privilége aboli, l'impôt consenti, la justice nationale, l'armée nationale, voilà ce que proclame la France.

Les anciennes républiques résultaient toujours d'un cas donné, souvent unique, d'une coïncidence de phénomènes, d'un arrangement fortuit d'éléments disparates, d'un accident; jamais d'un système. La France croit en même temps qu'elle est; elle discute sa base et la critique, et l'éprouve assise par assise; elle pose des dogmes et en conclut l'état; elle a une foi, l'amélioration; un culte, la liberté; un évangile, le vrai en tout. Les républiques disparues vivaient petitement et sobrement dans leur chétif ménage politique; elles songeaient à elles et rien qu'à elles; elles ne proclamaient rien, elles n'enseignaient rien; elles ne gênaient ni n'enlaidissaient aucun despotisme par le voisinage de leur liberté; elles n'avaient rien en elles qui pût aller aux autres nations. La France, elle, stipule pour le peuple et pour tous les peuples, pour l'homme et pour tous les hommes, pour la conscience et pour toutes les consciences. Elle a ce qui sauve les nations, l'unité; elle n'a pas ce qui les perd, l'égoïsme. Pour elle, conquérir des provinces, c'est bien; conquérir des esprits, c'est mieux. Les républiques du passé, crénelées dans leur coin, faisaient toutes quelque chose de limité et de spécial; leur forme, insistons sur ce point, était inapplicable à autrui; leur but ne sortait point d'elles-mêmes. Celle-ci construisait une seigneurie, celle-là une bourgeoisie, cette autre une commune, cette dernière une boutique. La France construit la société humaine.

Les anciennes républiques se sont éclipsées. Le monde s'en est à peine aperçu. Le jour où la France s'éteindrait, le crépuscule se ferait sur la terre.

Nous sommes loin de dire pourtant que les anciennes républiques furent inutiles au progrès de l'Europe, mais il est certain que la France est nécessaire.

Pour tout résumer, en un mot, des anciennes républiques il ne sortait que des faits; de la France il sort des principes.

Là est le bienfait. Là aussi est le danger.

De la mission même que la France s'est donnée, c'est-à-dire, selon nous, a reçue d'en haut, il résulte plus d'un péril, surtout plus d'une alarme.

L'extrême largeur des principes français fait que les autres peuples peuvent vouloir se les essayer. Etre Venise, cela ne tenterait aucune nation; être la France, cela les tenterait toutes. De là des entreprises éventuelles que redoutent les couronnes.

La France parle haut, et toujours, et à tous. De là un grand bruit qui fait veiller les uns, de là un grand ébranlement qui fait trembler les autres.

Souvent ce qui est promesse aux peuples semble menace aux princes.

Souvent aussi qui proclame déclame.

La France propose beaucoup de problèmes à la méditation des penseurs. Mais ce qui fait méditer les penseurs fait aussi songer les insensés.

Parmi ces problèmes, il y en a quelques-uns que les esprits puissants et vrais résolvent par le bon sens; il y en a d'autres que les esprits faux résolvent par le sophisme; il y en a d'autres que les esprits farouches résolvent par l'émeute, le guet-apens ou l'assassinat.

Et puis,—et ceci d'ailleurs est l'inconvénient des théories,—on commence par nier le privilége, et l'on a raison tout à fait; puis on nie l'hérédité, et l'on n'a plus raison qu'à demi; puis on nie la propriété, et l'on n'a plus raison du tout; puis on nie la famille, et l'on a complétement tort; puis on nie le cœur humain, et l'on est monstrueux. Même, en niant le privilége, on a eu tort de ne point distinguer tout d'abord entre le privilége institué dans l'intérêt de l'individu, celui-là est mauvais, et le privilége institué dans l'intérêt de la société, celui-ci est bon. L'esprit de l'homme, mené par cette chose aveugle qu'on appelle la logique, va volontiers du général à l'absolu, et de l'absolu à l'abstrait. Or, en politique, l'abstrait devient aisément féroce. D'abstraction en abstraction on devient Néron ou Marat. Dans le demi-siècle qui vient de s'écouler, la France, car nous ne voulons rien atténuer, a suivi cette pente, mais elle a fini par remonter vers le vrai. En 89 elle a rêvé un paradis, en 93 elle a réalisé un enfer; en 1800 elle a fondé une dictature, en 1815 une restauration, en 1830 un Etat libre. Elle a composé cet Etat libre d'élection et d'hérédité; elle a dévoré toutes les folies avant d'arriver à la sagesse; elle a subi toutes les révolutions avant d'arriver à la liberté. Or à sa sagesse d'aujourd'hui on reproche ses folies d'hier; à sa liberté on reproche ses révolutions.

Qu'on nous permette ici une digression, qui d'ailleurs va indirectement à notre but. Tout ce qu'on reproche à la France, tout ce que la France a fait, l'Angleterre l'avait fait avant elle.—Seulement,—est-ce pour ce motif qu'on ne reproche rien à celle-là?—les principes qui ont surgi de la révolution anglaise sont moins féconds que ceux qui se sont dégagés de la révolution française. L'une, égoïste comme toutes ces autres républiques qui sont mortes, n'a stipulé que pour le peuple anglais; l'autre, nous l'avons dit tout à l'heure, a stipulé pour l'humanité tout entière.

Du reste, le parallèle est favorable à la France. Les massacres du Connaught dépassent 93. La révolution anglaise a eu plus de puissance pour le mal que la nôtre et moins de puissance pour le bien; elle a tué un plus grand roi et produit un moins grand homme. On admire Charles Ier, on ne peut que plaindre Louis XVI. Quant à Cromwell, l'enthousiasme hésite devant ce grand homme difforme. Ce qu'il a de Scarron gâte ce qu'il a de Richelieu; ce qu'il a de Robespierre gâte ce qu'il a de Napoléon.

On pourrait dire que la révolution britannique est circonscrite dans sa portée et dans son rayonnement par la mer, comme l'Angleterre elle-même. La mer isole les idées et les événements comme les peuples. Le protectorat de 1657 est à l'empire de 1811 dans la proportion d'une île à un continent.

Si frappantes que fussent, au milieu même du dix-septième siècle, ces aventures d'une puissante nation, les contemporains y croyaient à peine. Rien de précis ne se dessinait dans cet étrange tumulte. Les peuples de ce côté du détroit n'entrevoyaient les grandes et fatales figures de la révolution anglaise que derrière l'écume des falaises et les brumes de l'Océan. La sombre et orageuse tragédie où étincelaient l'épée de Cromwell et la hache de Hewlet n'apparaissait aux rois du continent qu'à travers l'éternel rideau de tempêtes que la nature déploie entre l'Angleterre et l'Europe. A cette distance et dans ce brouillard, ce n'étaient plus des hommes, c'étaient des ombres.

Chose bien digne de remarque et d'insistance, dans l'espace d'un demi-siècle deux têtes royales ont pu tomber en Angleterre, l'une sous un couperet royal, l'autre sur un échafaud populaire, sans que les têtes royales d'Europe en fussent émues autrement que de pitié. Quand la tête de Louis XVI tomba à Paris, la chose parut toute nouvelle et l'attentat sembla inouï. Le coup frappé par la main vile de Marat et de Couthon retentit plus avant dans la terreur des rois que les deux coups frappés par le bras souverain d'Elisabeth et par le bras formidable de Cromwell. Il serait presque exact de dire que, pour le monde, ce qui ne s'est pas fait en France ne s'est pas encore fait.

1587 et 1649, deux dates pourtant bien lugubres, sont comme si elles n'étaient pas et disparaissent sous le flamboiement hideux de ces quatre chiffres sinistres: 1793.

Il est certain, quant à l'Angleterre, que le penitus toto divisos orbe Britannos a été longtemps vrai. Jusqu'à un certain point il l'est encore. L'Angleterre est moins près du continent qu'elle ne le croit elle-même. Le roi Canut le Grand, qui vivait au onzième siècle, semble à l'Europe aussi lointain que Charlemagne. Pour le regard, les chevaliers de la Table Ronde reculent dans les brouillards du moyen âge presque au même plan que les paladins. La renommée de Shakspeare a mis cent quarante ans à traverser le détroit. De nos jours, quatre cents enfants de Paris, silencieusement amoncelés comme les mouches d'octobre dans les angles noirs de la vieille Porte-Saint-Martin et piétinant sur le pavé pendant trois soirées, troublent plus profondément l'Europe que tout le sauvage vacarme des élections anglaises.

Il y a donc dans la peur que la France inspire aux princes européens un effet d'optique et un effet d'acoustique, double grossissement dont il faudrait se défier. Les rois ne voient point la France telle qu'elle est. L'Angleterre fait du mal; la France fait du bruit.

Les diverses objections qu'on oppose en Europe, depuis 1830 surtout, à l'esprit français doivent, à notre avis, être toutes abordées de front, et pour notre part nous ne reculerons devant aucune. Au dix-neuvième siècle, nous le proclamons avec joie et avec orgueil, le but de la France, c'est le peuple, c'est l'élévation graduelle des intelligences, c'est l'adoucissement progressif du sort des classes nombreuses et affligées, c'est le présent amélioré par l'éducation des hommes, c'est l'avenir assuré par l'éducation des enfants. Voilà, certes, une sainte et illustre mission. Nous ne nous dissimulons pas pourtant qu'à cette heure une portion du peuple, à coup sûr la moins digne et peut-être la moins souffrante, semble agitée de mauvais instincts; l'envie et la jalousie s'y éveillent; le paresseux d'en bas regarde avec fureur l'oisif d'en haut, auquel il ressemble pourtant; et, placée entre ces deux extrêmes qui se touchent plus qu'ils ne le croient, la vraie société, la grande société qui produit et qui pense paraît menacée dans le conflit. Un travail souterrain de haine et de colère se fait dans l'ombre, de temps en temps de graves symptômes éclatent, et nous ne nions pas que les hommes sages, aujourd'hui si affectueusement inclinés sur les classes souffrantes, ne doivent mêler peut-être quelque défiance à leur sympathie. Selon nous, c'est le cas de surveiller, ce n'est point le cas de s'effrayer. Ici encore, qu'on y songe bien, dans tous ces faits dont l'Europe s'épouvante et qu'elle déclare inouïs, il n'y a rien de nouveau. L'Angleterre avait eu avant nous des révolutionnaires; l'Allemagne, qu'elle nous permette de le lui dire, avait eu avant nous des communistes. Avant la France, l'Angleterre avait décapité la royauté; avant la France, la Bohême avait nié la société. Les Hussites, j'ignore si nos sectaires contemporains le savent, avaient pratiqué dès le quinzième siècle toutes leurs théories. Ils arboraient deux drapeaux: sur l'un ils avaient écrit: Vengeance du petit contre le grand! et ils attaquaient ainsi l'ordre social momentané; sur l'autre ils avaient écrit: Réduire à cinq toutes les villes de la terre! et ils attaquaient ainsi l'ordre social éternel. On voit que, par l'idée, ils étaient aussi «avancés» que ce qu'on appelle aujourd'hui les communistes; par l'action, voici où ils en étaient:—ils avaient chassé un roi, Sigismond, de sa capitale, Prague; ils étaient maîtres d'un royaume, la Bohême; ils avaient un général homme de génie, Ziska; ils avaient bravé un concile, celui de Bâle, en 1431, et huit diètes, celle de Brinn, celle de Vienne, celle de Presbourg, les deux de Francfort et les trois de Nuremberg; ils avaient tenu eux-mêmes une diète à Czaslau, déposé solennellement un roi et créé une régence; ils avaient affronté deux croisades suscitées contre eux par Martin V; ils épouvantaient l'Europe à tel point qu'on avait établi contre eux un conseil permanent à Nuremberg, une milice perpétuelle commandée par l'électeur de Brandebourg, une paix générale qui permettait à l'Allemagne de réunir toutes ses forces pour leur extermination, et un impôt universel, le denier commun, que le prince souverain payait comme le paysan. La terreur de leur approche avait fait transporter la couronne de Charlemagne et les joyaux de l'empire de Carlstein à Bude, et de Bude à Nuremberg. Ils avaient effroyablement dévasté, en présence de l'Allemagne armée et effarée, huit provinces: la Misnie, la Franconie, la Bavière, la Lusace, la Saxe, l'Autriche, le Brandebourg et la Prusse; ils avaient battu les meilleurs capitaines de l'Europe, l'empereur Sigismond, le duc Coribut Jagellon, le cardinal Julien, l'électeur de Brandebourg et le légat du pape. Devant Prague, à Teutschbroda, à Saatz, à Aussig, à Riesenberg, devant Mies et devant Taus, ils avaient exterminé huit fois l'armée du saint empire, et, dans ces huit armées, il y en avait une de cent mille hommes, commandée par l'empereur Sigismond, une de cent vingt mille hommes, commandée par le cardinal Julien, et une de deux cent mille hommes, commandée par les électeurs de Treves, de Saxe et de Brandebourg. Cette dernière seulement, dans l'état des forces militaires du quinzième siècle, représenterait aujourd'hui un armement de douze cent mille soldats. Et combien de temps dura cette guerre faite par une secte à l'Europe et au genre humain? seize ans. De 1420 à 1436. Sans nul doute, c'était là un sauvage et gigantesque ennemi. Eh bien, la civilisation du quinzième siècle, par cela même que c'était la barbarie et qu'elle était la civilisation, a été assez forte pour le saisir, l'étreindre et l'étouffer. Croit-on que la civilisation du dix-neuvième siècle doive trembler devant une douzaine de fainéants ivres qui épellent un libelle dans un cabaret?

Quelques malheureux, mêlés à quelques misérables, voilà les Hussites du dix-neuvième siècle. Contre une pareille secte, contre un pareil danger, deux choses suffisent: la lumière dans les esprits, un caporal et quatre hommes dans la rue.

Rassurons-nous donc et rassurons le continent.

La Russie et l'Angleterre laissées dans l'exception, et nous avons assez dit pourquoi, on reconnaît en Europe, sans compter les petits Etats, deux sortes de monarchies, les anciennes et les nouvelles. Sauf les restrictions de détail, les anciennes déclinent, les nouvelles grandissent. Les anciennes sont: l'Espagne, le Portugal, la Suède, le Danemark, Rome, Naples et la Turquie. A la tête de ces vieilles monarchies est l'Autriche, grande puissance allemande. Les nouvelles sont: la Belgique, la Hollande, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, la Sardaigne et la Grèce. A la tête de ces jeunes royaumes est la Prusse, autre grande puissance allemande. Une seule monarchie dans ce groupe d'Etats de tout âge jouit d'un magnifique privilége; elle est tout à la fois vieille et jeune, elle a autant de passé que l'Autriche et autant d'avenir que la Prusse: c'est la France.

Ceci n'indique-t-il pas clairement le rôle nécessaire de la France? La France est le point d'intersection de ce qui a été et de ce qui sera, le lien commun des vieilles royautés et des jeunes nations, le peuple qui se souvient et le peuple qui espère. Le fleuve des siècles peut couler; le passage de l'humanité est assuré; la France est le pont granitique qui portera les générations d'une rive à l'autre.

Qui donc pourrait songer à briser ce pont providentiel? qui donc pourrait songer à détruire ou à démembrer la France? Y échouer serait s'avouer fou. Y réussir serait se faire parricide.

Ce qui inquiète étrangement les couronnes, c'est que la France, par cette puissance de dilatation qui est propre à tous les principes généreux, tend à répandre au dehors sa liberté.

Ici il est besoin de s'entendre.

La liberté est nécessaire à l'homme. On pourrait dire que la liberté est l'air respirable de l'âme humaine. Sous quelque forme que ce soit, il la lui faut. Certes, tous les peuples européens ne sont point complétement libres; mais tous le sont par un côté. Ici c'est la cité qui est libre, là c'est l'individu; ici c'est la place publique, là c'est la vie privée; ici c'est la conscience, là c'est l'opinion. On pourrait dire qu'il y a des nations qui ne respirent que par une de leurs facultés comme il y a des malades qui ne respirent que d'un poumon. Le jour où cette respiration leur serait interdite ou impossible, la nation et le malade mourraient. En attendant, ils vivent, jusqu'au jour où viendra la pleine santé, c'est-à-dire la pleine liberté. Quelquefois la liberté est dans le climat; c'est la nature qui la fait et qui la donne. Aller demi-nu, le bonnet rouge sur la tête, avec un haillon de toile pour caleçon et un haillon de laine pour manteau; se laisser caresser par l'air chaud, par le soleil rayonnant, par le ciel bleu, par la mer bleue; se coucher à la porte du palais à l'heure même où le roi s'y couche dans l'alcôve royale et mieux dormir dehors que le roi dedans; faire ce qu'on veut; exister presque sans travail, travailler presque sans fatigue, chanter soir et matin, vivre comme l'oiseau, c'est la liberté du peuple à Naples. Quelquefois la liberté est dans le caractère même de la nation; c'est encore là un don du ciel. S'accouder tout le jour dans une taverne, aspirer le meilleur tabac, humer la meilleure bière, boire le meilleur vin, n'ôter sa pipe de sa bouche que pour y porter son verre, et cependant ouvrir toutes grandes les ailes de son âme, évoquer dans son cerveau les poëtes et les philosophes, dégager de tout la vertu, construire des utopies, déranger le présent, arranger l'avenir, faire éveiller tous les beaux songes qui voilent la laideur des réalités, oublier et se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l'esprit dans les chimères: c'est la liberté de l'Allemand. Le Napolitain a la liberté matérielle, l'Allemand a la liberté morale. La liberté du lazzarone a fait Rossini, la liberté de l'allemand a fait Hoffmann. Nous Français, nous avons la liberté morale comme l'Allemand et la liberté politique comme l'Anglais; mais nous n'avons pas la liberté matérielle. Nous sommes esclaves du climat; nous sommes esclaves du travail. Ce mot doux et charmant, libre comme l'air, on peut le dire du lazzarone, on ne peut le dire de nous. Ne nous plaignons pas, car la liberté matérielle est la seule qui puisse se passer de dignité; et en France, à ce point d'initiative civilisatrice où la nation est parvenue, il ne suffit pas que l'individu soit libre, il faut encore qu'il soit digne. Notre partage est beau. La France est aussi noble que la noble Allemagne; et, de plus que l'Allemagne, elle a le droit d'appliquer directement la force fécondante de son esprit à l'amélioration des réalités. Les Allemands ont la liberté de la rêverie; nous avons la liberté de la pensée.

Mais, pour que la libre pensée soit contagieuse, il faut que les peuples aient subi de longues préparations, plus divines encore qu'humaines. Ils n'en sont pas là. Le jour où ils en seront là, la pensée française, mûrie par tout ce qu'elle aura vu et tout ce qu'elle aura fait, loin de perdre les rois, les sauvera.

C'est du moins notre conviction profonde.

A quoi bon donc gêner et amoindrir cette France, qui sera peut-être dans l'avenir la providence des nations?

A quoi bon lui refuser ce qui lui appartient?

On se souvient que nous n'avons voulu chercher de ce problème que la solution pacifique; mais, à la rigueur, n'y en aurait-il pas une autre? Il y a déjà dans le plateau de la balance où se pèsera un jour la question du Rhin un grand poids, le bon droit de la France. Faudra-t-il donc y jeter aussi cet autre poids terrible, la colère de la France?

Nous sommes de ceux qui pensent fermement et qui espèrent qu'on n'en viendra point là.

Qu'on songe à ce que c'est que la France.

Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, Londres, ne sont que des villes; Paris est un cerveau.

Depuis vingt-cinq ans, la France mutilée n'a cessé de grandir de cette grandeur qu'on ne voit pas avec les yeux de la chair, mais qui est la plus réelle de toutes, la grandeur intellectuelle. Au moment où nous sommes, l'esprit français se substitue peu à peu à la vieille âme de chaque nation.

Les plus hautes intelligences qui, à l'heure qu'il est, représentent pour l'univers entier la politique, la littérature, la science et l'art, c'est la France qui les a et qui les donne à la civilisation.

La France aujourd'hui est puissante autrement, mais autant qu'autrefois.

Qu'on la satisfasse donc. Surtout qu'on réfléchisse à ceci:

L'Europe ne peut être tranquille tant que la France n'est pas contente.

Et après tout enfin, quel intérêt pourrait avoir l'Europe à ce que la France, inquiète, comprimée, à l'étroit dans des frontières contre nature, obligée de chercher une issue à la séve qui bouillonne en elle, devint forcément, à défaut d'autre rôle, une Rome de la civilisation future, affaiblie matériellement, mais moralement agrandie; métropole de l'humanité, comme l'autre Rome l'est de la chrétienté, regagnant en influence plus qu'elle n'aurait perdu en territoire, retrouvant sous une autre forme la suprématie qui lui appartient et qu'on ne lui enlèvera pas, remplaçant sa vieille prépondérance militaire par un formidable pouvoir spirituel qui ferait palpiter le monde, vibrer les fibres de chaque homme et trembler les planches de chaque trône; toujours inviolable par son épée, mais reine désormais par son clergé littéraire, par sa langue universelle au dix-neuvième siècle comme le latin l'était au douzième, par ses journaux, par ses livres, par son initiative centrale, par les sympathies, secrètes ou publiques, mais profondes, des nations; ayant ses grands écrivains pour papes, et quel pape qu'un Pascal! ses grands sophistes pour antechrists, et quel antechrist qu'un Voltaire! tantôt éclairant, tantôt éblouissant, tantôt embrasant le continent avec sa presse comme le faisait Rome avec sa chaire, comprise parce qu'elle serait écoutée, obéie parce qu'elle serait crue, indestructible parce qu'elle aurait une racine dans le cœur de chacun, déposant des dynasties au nom de la liberté, excommuniant des rois de la grande communion humaine, dictant des chartes-évangiles, promulguant des brefs populaires, lançant des idées et fulminant des révolutions!

XVI

Récapitulons:

Il y a deux cents ans, deux Etats envahisseurs pressaient l'Europe.

En d'autres termes, deux égoïsmes menaçaient la civilisation.

Ces deux Etats, ces deux égoïsmes, étaient la Turquie et l'Espagne.

L'Europe s'est défendue.

Ces deux Etats sont tombés.

Aujourd'hui le phénomène alarmant se reproduit.

Deux autres Etats, assis sur les mêmes bases que les précédents, forts des mêmes forces et mus du même mobile, menacent l'Europe.

Ces deux Etats, ces deux égoïsmes, sont la Russie et l'Angleterre.

L'Europe doit se défendre.

L'ancienne Europe, qui était d'une construction compliquée, est démolie; l'Europe actuelle est d'une forme plus simple. Elle se compose essentiellement de la France et de l'Allemagne, double centre auquel doit s'appuyer au nord comme au midi le groupe des nations.

L'alliance de la France et de l'Allemagne, c'est la constitution de l'Europe, l'Allemagne adossée à France arrête la Russie; la France amicalement adossée à l'Allemagne arrête l'Angleterre.

La désunion de la France et de l'Allemagne, c'est la dislocation de l'Europe. L'Allemagne hostilement tournée vers la France laisse entrer la Russie; la France hostilement tournée vers l'Allemagne laisse pénétrer l'Angleterre.

Donc, ce qu'il faut aux deux Etats envahisseurs, c'est la désunion de l'Allemagne et de la France.

Cette désunion a été préparée et combinée habilement en 1815 par la politique russe-anglaise.

Cette politique a créé un motif permanent d'animosité entre les deux nations centrales.

Ce motif d'animosité, c'est le don de la rive gauche du Rhin à l'Allemagne. Or cette rive gauche appartient naturellement à la France.

Pour que la proie fût bien gardée, on l'a donnée au plus jeune et au plus fort des peuples allemands, à la Prusse.

Le congrès de Vienne a posé des frontières sur les nations comme des harnais de hasard et de fantaisie, sans même les ajuster. Celui qu'on a mis alors à la France accablée, épuisée et vaincue, est une chemise de gêne et de force; il est trop étroit pour elle. Il la gêne et la fait saigner.

Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pétersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l'ardillon de l'Allemagne dans la plaie de la France.

De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour s'entendre et pour s'aimer, une antipathie qui pourrait devenir une haine.

Pendant que les deux nations centrales se craignent, s'observent et se menacent, la Russie se développe silencieusement, l'Angleterre s'étend dans l'ombre.

Le péril croît de jour en jour. Une sape profonde est creusée. Un grand incendie couve peut être dans les ténèbres. L'an dernier, grâce à l'Angleterre, le feu a failli prendre à l'Europe.

La civilisation périrait.

Elle ne peut périr. Il faut donc que les deux nations centrales s'entendent.

Heureusement, ni la France ni l'Allemagne ne sont égoïstes. Ce sont deux peuples sincères, désintéressés et nobles; jadis nations de chevaliers, aujourd'hui nations de penseurs; jadis grands par l'épée, aujourd'hui grands par l'esprit. Leur présent ne démentira pas leur passé; l'esprit n'est pas moins généreux que l'épée.

Voici la solution: abolir tout motif de haine entre les deux peuples; fermer la plaie faite à notre flanc en 1815; effacer les traces d'une réaction violente; rendre à la France ce que Dieu lui a donné, la rive gauche du Rhin.

A cela deux obstacles.

Un obstacle matériel: la Prusse. Mais la Prusse comprendra tôt ou tard que, pour qu'un Etat soit fort, il faut que toutes ses parties soient soudées entre elles; que l'homogénéité vivifie, et que le morcellement tue; qu'elle doit tendre à devenir le grand royaume septentrional de l'Allemagne; qu'il lui faut des ports libres, et que, si beau que soit le Rhin, l'Océan vaut mieux.

D'ailleurs, dans tous les cas, elle garderait la rive droits du Rhin.

Un obstacle moral: les défiances que la France inspire aux rois européens, et par conséquent la nécessité apparente de l'amoindrir. Mais c'est là précisément qu'est le péril. On n'amoindrit pas la France, on ne fait que l'irriter. La France irritée est dangereuse. Calme, elle procède par le progrès; courroucée, elle peut procéder par les révolutions.

Les deux obstacles s'évanouiront.

Comment? Dieu le sait. Mais il est certain qu'ils s'évanouiront.

Dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles.

Cette solution constituera l'Europe, sauvera la sociabilité humaine et fondera la paix définitive.

Tous les peuples y gagneront. L'Espagne, par exemple, qui est restée illustre, pourra redevenir puissante. L'Angleterre voudrait faire de l'Espagne le marché de ses produits, le point d'appui de sa navigation; la France voudrait faire de l'Espagne la sœur de son influence, de sa politique et de sa civilisation. Ce sera à l'Espagne de choisir: continuer de descendre, ou commencer à remonter; être une annexe à Gibraltar, ou être le contre-fort de la France.

L'Espagne choisira la grandeur.

Tel est, selon nous, pour le continent entier, l'inévitable avenir, déjà visible et distinct dans le crépuscule des choses futures.

Une fois le motif de haine disparu, aucun peuple n'est à craindre pour l'Europe. Que l'Allemagne hérisse sa crinière et pousse son rugissement vers l'Orient; que la France ouvre ses ailes et secoue sa foudre vers l'Occident. Devant le formidable accord du lion et de l'aigle, le monde obéira.

XVII

Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée; nous estimons que l'Europe doit, à toute aventure, veiller aux révolutions et se fortifier contre les guerres; mais nous pensons en même temps que, si aucun incident hors des prévisions naturelles ne vient troubler la marche majestueuse du dix-neuvième siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d'orages et de tant d'écueils, ira s'éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu'on appelle guerre et de cette Scylla qu'on appelle révolution.

Utopie, soit. Mais qu'on ne l'oublie pas: quand elles vont au même but que l'humanité, c'est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d'un siècle sont les faits du siècle suivant. Il y a des hommes qui disent: Cela sera; et il y a d'autres hommes qui disent: Voici comment. La paix perpétuelle a été un rêve jusqu'au jour où le rêve s'est fait chemin de fer et a couvert la terre d'un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l'abbé de Saint-Pierre.

Autrefois, à toutes les paroles des philosophes on s'écriait: Songes et chimères qui s'en iront en fumée!—Ne rions plus de la fumée; c'est elle qui mène le monde.

Pour que la paix perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses: un véhicule pour le service rapide des intérêts, et un véhicule pour l'échange rapide des idées; en d'autres termes, un mode de transport uniforme, unitaire et souverain, et une langue générale. Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l'univers les a aujourd'hui: le premier, c'est le chemin de fer; le second, c'est la langue française.

Tels sont au dix-neuvième siècle, pour tous les peuples en voie de progrès, les deux moyens de communication, c'est-à-dire de civilisation, c'est-à-dire de paix. On va en waggon et l'on parle français.

Le chemin de fer règne par la toute-puissance de sa rapidité; la langue française, par sa clarté, ce qui est la rapidité d'une langue, et par la suprématie séculaire de sa littérature.

Détail remarquable, qui sera presque incroyable pour l'avenir, et qu'il est impossible de ne pas signaler en passant: de tous les peuples et de tous les gouvernements qui se servent aujourd'hui de ces deux admirables moyens de communication et d'échange, le gouvernement de la France est celui qui paraît s'être le moins rendu compte de leur efficacité. A l'heure où nous parlons, la France a à peine quelques lieues de chemin de fer. En 1837, on a donné un petit rail-way comme un joujou à ce grand enfant qui se nomme Paris; et pendant quatre ans on s'en est tenu là. Quant à la langue française, quant à la littérature française, elle brille et resplendit pour tous les gouvernements et pour toutes les nations, excepté pour le gouvernement français. La France a eu et la France a encore la première littérature du monde. Aujourd'hui même, nous ne nous lasserons pas de le répéter, notre littérature n'est pas seulement la première; elle est la seule. Toute pensée qui n'est pas la sienne s'est éteinte; elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le gouvernement actuel semble l'ignorer, et se conduit en conséquence; et c'est là, nous le lui disons avec une profonde bienveillance et une sincère sympathie, une des plus grandes fautes qu'il ait commises depuis onze ans. Il est temps qu'il ouvre les yeux; il est temps qu'il se préoccupe, et qu'il se préoccupe sérieusement des nouvelles générations, qui sont littéraires aujourd'hui comme elles étaient militaires sous l'Empire. Elles arrivent sans colère parce qu'elles sont pleines de pensées; elles arrivent la lumière à la main; mais, qu'on y songe, nous l'avons dit tout à l'heure en d'autres termes, ce qui peut éclairer peut aussi incendier. Qu'on les accueille donc et qu'on leur donne leur place. L'art est un pouvoir; la littérature est une puissance. Or il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance.

Reprenons. Dans notre pensée donc, si l'avenir amène ce que nous attendons, les chances de guerre et de révolution iront diminuant de jour en jour. A notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait. La paix universelle est une hyperbole dont le genre humain suit l'asymptote.

Suivre cette radieuse asymptote, voilà la loi de l'humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les nations y marchent ou y marcheront, même la Russie, même l'Angleterre.

Quant à nous, à la condition que l'Europe centrale fût constituée comme nous l'avons indiqué plus haut, nous sommes de ceux qui verraient sans jalousie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase arrête en ce moment, faire le tour de la mer Noire; et, comme jadis les Turcs, ces autres hommes du Nord, arriver à Constantinople par l'Asie Mineure. Nous l'avons déjà dit, la Russie est mauvaise à l'Europe et bonne à l'Asie. Pour nous elle est obscure, pour l'Asie elle est lumineuse; pour nous elle est barbare, pour l'Asie elle est chrétienne. Les peuples ne sont pas tous éclairés au même degré et de la même façon: il fait nuit en Asie, il fait jour en Europe. La Russie est une lampe.

Qu'elle se tourne donc vers l'Asie, qu'elle y répande ce qu'elle a de clarté, et, l'empire ottoman écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civilisation, qu'elle rentre en Europe par Constantinople. La France rétablie dans sa grandeur verra avec sympathie la croix grecque remplacer le croissant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie. Après les Turcs, les Russes; c'est un pas.

Nous croyons que le noble et pieux empereur qui conduit, au moment où nous sommes, tant de millions d'habitants vers de si belles destinées, est digne de faire ce grand pas; et, quant à nous, nous le lui souhaitons sincèrement. Mais, qu'il y songe, le traitement cruel qu'a subi la Pologne peut être un obstacle à son peuple dans le présent et une objection à sa gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé l'Europe contre la Turquie. Ceci est pour l'empire. Le Palatinat a terni Turenne, ceci est pour l'empereur.

Quand on approfondit le rôle que joue l'Angleterre dans les affaires universelles et en particulier sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais perpétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas songer à ce vieil esprit punique qui a si longtemps lutté contre l'antique civilisation latine. L'esprit punique, c'est l'esprit de marchandise, l'esprit d'aventure, l'esprit de navigation, l'esprit de lucre, l'esprit d'égoïsme, et puis c'est autre chose encore, c'est l'esprit punique. L'histoire le voit poindre au fond de la Méditerranée, en Phénicie, à Tyr et à Sidon. Il est antipathique à la Grèce, qui le chasse. Il part, longe la côte d'Afrique, y fonde Carthage, et de là cherche à entamer l'Italie. Scipion le combat, en triomphe et croit l'avoir détruit. Erreur! le talon du consul n'a écrasé que des murailles; l'esprit punique a survécu. Carthage n'est pas morte. Depuis deux mille ans elle rampe autour de l'Europe. Elle s'est d'abord installée en Espagne, où elle semble avoir retrouvé dans sa mémoire le souvenir phénicien du monde perdu; elle a été chercher l'Amérique à travers les mers, s'en est emparée, et, nous avons vu comment, crénelée dans la péninsule espagnole, elle a saisi un moment l'univers entier. La Providence lui a fait lâcher prise. Maintenant elle est en Angleterre; elle a de nouveau enveloppé le monde, elle le tient, et elle menace l'Europe. Mais, si Carthage s'est déplacée, Rome s'est déplacée aussi. Carthage l'a retrouvée vis-à-vis d'elle, comme jadis, sur la rive opposée. Autrefois Rome s'appelait Urbs, surveillait la Méditerranée et regardait l'Afrique; aujourd'hui Rome se nomme Paris, surveille l'Océan et regarde l'Angleterre.

Cet antagonisme de l'Angleterre et de la France est si frappant, que toutes les nations s'en rendent compte. Nous venons de le représenter par Carthage et Rome; d'autres l'ont exprimé différemment, mais toujours d'une manière frappante et en quelque sorte visible. L'Angleterre est le chat, disait le grand Frédéric, la France est le chien. En droit, dit le légiste Houard, les Anglais sont des juifs, les Français des chrétiens. Les sauvages mêmes semblent sentir vaguement cette profonde antithèse des deux grandes nations policées. Le Christ, disent les Indiens de l'Amérique, était un Français que les Anglais crucifièrent à Londres. Ponce-Pilate était un officier au service de l'Angleterre.

Eh bien, notre foi à l'inévitable avenir est si religieuse, nous avons pour l'humanité de si hautes ambitions et de si fermes espérances, que, dans notre conviction, Dieu ne peut manquer un jour de détruire, en ce qu'il a de pernicieux du moins, cet antagonisme des deux peuples, si radical qu'il semble et qu'il soit.

Infailliblement, ou l'Angleterre périra sous la réaction formidable de l'univers, ou elle comprendra que le temps des Carthages n'est plus. Selon nous, elle comprendra. Ne fût-ce qu'au point de vue de la spéculation, la foi punique est une mauvaise enseigne; la perfidie est un fâcheux prospectus. Prendre constamment en traître l'humanité entière, c'est dangereux; n'avoir jamais qu'un vent dans sa voile, son intérêt propre, c'est triste; toujours venir en aide au fort contre le faible, c'est lâche; railler sans cesse ce qu'on appelle la politique sentimentale, et ne jamais rien donner à l'honneur, à la gloire, au dévouement, à la sympathie, à l'amélioration du sort d'autrui, c'est un petit rôle pour un grand peuple. L'Angleterre le sentira.

Les îles sont faites pour servir les continents, non pour les dominer; les navires sont faits pour servir les villes, qui sont le premier chef-d'œuvre de l'homme; le navire n'est que le second. La mer est un chemin, non une patrie. La navigation est un moyen, non un but; surtout elle n'est pas son propre but à elle-même. Si elle ne porte pas la civilisation, que l'Océan l'engloutisse!

Que le réseau des innombrables sillages de toutes les marines se joigne et se soude bout à bout au réseau de tous les chemins de fer, pour continuer sur l'Océan l'immense circulation des intérêts, des perfectionnements et des idées; que par ces mille veines la sociabilité européenne se répande aux extrémités de la terre; que l'Angleterre même ait la première de ces marines, pourvu que la France ait la seconde, rien de mieux. De cette façon l'Angleterre suivra sa loi tout en suivant la loi générale. De cette façon, le principe vivifiant du globe sera représenté par trois nations: l'Angleterre, qui aura l'activité commerciale; l'Allemagne, qui aura l'expansion morale; la France, qui aura le rayonnement intellectuel.

On le voit, notre pensée n'exclut personne. La Providence ne maudit et ne déshérite aucun peuple. Selon nous, les nations qui perdent l'avenir le perdent par leur faute.

Désormais, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l'éducation du genre humain, c'est la mission de l'Europe.

Chacun des peuples européens devra contribuer à cette sainte et grande œuvre dans la proportion de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en rapport avec la portion de l'humanité sur laquelle il peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.

La France, par exemple, saura mal coloniser et n'y réussira qu'avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive, humaine en tout et, pour ainsi parler, à l'excès, n'a absolument aucun point de contact avec l'état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c'est un peu de barbarie. Les Turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin; ils savaient mieux couper des têtes.

La première chose qui frappe le sauvage, ce n'est pas la raison, c'est la force.

Ce qui manque à la France, l'Angleterre l'a; la Russie également.

Elles conviennent pour le premier travail de la civilisation; la France pour le second. L'enseignement des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation. L'Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare; la France civilisera le monde colonisé.

XVIII

Qu'on nous permette en terminant de déplacer un peu, pour donner passage à une réflexion dernière, le point de vue spécial d'où cet aperçu a été consciencieusement tracé. Si grandes et si nobles que soient les idées qui font les nationalités et qui groupent les continents, on sent pourtant, quand on les a parcourues, le besoin de s'élever encore plus haut et d'aborder quelqu'une de ces lois générales de l'humanité qui régissent aussi bien le monde moral que le monde matériel, et qui fécondent, en s'y superposant çà et là, les idées nationales et continentales.

Rien dans ce que nous allons dire ne dément et n'infirme, tout, au contraire, corrobore ce que nous venons de dire dans les pages qu'on a lues. Seulement nous embrassons cela, et autre chose encore. C'est, avant de finir, un dernier conseil qui s'adresse aux esprits spéculatifs et métaphysiques aussi bien qu'aux hommes pratiques. En montant d'idée en idée, nous sommes arrivé au sommet de notre pensée; c'est, avant de redescendre, un dernier coup d'œil sur cet horizon élargi. Rien de plus.

Autrefois, du temps où vivaient les antiques sociétés, le Midi gouvernait le monde et le Nord le bouleversait; de même dans un ordre de faits différent, mais parallèle, l'aristocratie, riche, éclairée et heureuse, menait l'Etat, et la démocratie, pauvre, sombre et misérable, le troublait. Si diverses que soient en apparence, au premier coup d'œil, l'histoire extérieure et l'histoire intérieure des nations depuis trois mille ans, au fond de ces deux histoires il n'y a qu'un seul fait: la lutte du malaise contre le bien-être. A de certains moments les peuples mal situés dérangent l'ordre européen, les classes mal partagées dérangent l'ordre social. Tantôt l'Europe, tantôt l'Etat, sont brusquement et violemment attaqués, l'Europe par ceux qui ont froid, l'Etat par ceux qui ont faim; c'est-à-dire l'une par le Nord, l'autre par le peuple. Le Nord procède par invasions, et le peuple par révolutions. De là vient qu'à de certaines époques la civilisation s'affaisse et disparaît momentanément sous d'effrayantes irruptions de barbares, venant les unes du dehors, les autres du dedans; les unes accourant vers le Midi du fond du continent, les autres montant vers le pouvoir du bas de la société. Les intervalles qui séparent ces grandes et, disons-le, ces fécondes quoique douloureuses catastrophes, ne sont autre chose que la mesure de la patience humaine marquée par la Providence dans l'histoire. Ce sont des chiffres posés là pour aider à la solution de ce sombre problème: Combien de temps une portion de l'humanité peut-elle supporter le froid? Combien de temps une portion de la société peut-elle supporter la faim?

Aujourd'hui pourtant, il semble s'être révélé une loi nouvelle, qui date, pour le premier ordre de faits, de l'abaissement de la monarchie espagnole, et, pour le second, de la transformation de la monarchie française. On dirait que la Providence, qui tend sans cesse vers l'équilibre et qui corrige par des amoindrissements continuels les oscillations trop violentes de l'humanité, veut peu à peu retirer aux régions extrêmes dans l'Europe et aux classes extrêmes dans l'Etat cet étrange droit de voie de fait qu'elles s'étaient arrogé jusqu'ici, les unes pour tyranniser et pour exclure, les autres pour agiter et pour détruire. Le gouvernement du monde semble appartenir désormais aux régions tempérées et aux classes moyennes. Charles-Quint a été le dernier grand représentant de la domination méridionale, comme Louis XIV le dernier grand représentant de la monarchie exclusive. Cependant, quoique le Midi ne règne plus sur l'Europe, quoique l'aristocratie ne règne plus sur la société, ne l'oublions pas, les classes moyennes et les nations intermédiaires ne peuvent garder le pouvoir qu'à la condition d'ouvrir leurs rangs. Des masses profondes sommeillent et souffrent dans les régions extrêmes et attendent, pour ainsi dire, leur tour. Le Nord et le peuple sont les réservoirs de l'humanité. Aidons-les à s'écouler tranquillement vers les lieux, vers les choses et vers les idées qu'ils doivent féconder. Ne les laissons pas déborder. Offrons, à la fois par prudence et par devoir, une issue large et pacifique aux nations mal situées vers les zones favorisées du soleil, et aux classes mal partagées vers les jouissances sociales. Supprimons le malaise partout. Ce sera supprimer les causes de guerres dans le continent et les causes de révolutions dans l'Etat. Pour la politique intérieure comme pour la politique extérieure, pour les nations entre elles comme pour les classes dans le pays, pour l'Europe comme pour la société, le secret de la paix est peut-être dans un seul mot: donner au Nord sa part de Midi et au peuple sa part de pouvoir.

Paris, écrit en juillet 1841.


NOTES:

[1] En 1814 on se servait contre Buonaparté des noms si justement renommés des lieutenants de Napoléon; aujourd'hui tout est à sa place: Desaix, Soult, Ney, sont de grandes et illustres figures; Napoléon est dans sa gloire ce qu'il était dans son armée, l'empereur.

[2] Prononcer l'office des quatre quatre. Ce conseil était ainsi nommé pour avoir été institué en 1444. Il était composé de huit hommes.

[3] Les blâmes généraux de l'histoire admettent toujours les restrictions individuelles. Il faut circonscrire la sévérité pour rester dans le juste et dans le vrai. Sans contredit, et nonobstant tous les motifs d'économie politique pris dans un excédant de population qui se fût plus honorablement écoulé en émigrations ou en colonies, sans contredit, ces ventes d'armées faites par un peuple libre à tous les despotismes qui avaient besoin de soldats sont une chose immorale et honteuse. C'était, redisons-le, transformer des citoyens en condottieri, un homme libre en lansknecht, l'uniforme en livrée. Il est malheureusement vrai de dire qu'au dix-septième et même au dix-huitième siècle l'habit militaire des Suisses capitulés avait cet aspect. Il est triste également que le mot Suisse, qui éveille dans l'esprit une idée d'indépendance, puisse y éveiller aussi une idée de domesticité. Nous avons encore le suisse des hôtels, le suisse des cathédrales. Il m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse. Mais il serait inique d'étendre la réprobation que soulève un fait de nation, considéré dans son ensemble, à tous les individus, souvent honorables et purs, qui ont participé à ce fait ou l'ont subi. Hâtons-nous de le proclamer, sous cette livrée il y a eu des héros. Les Suisses, même capitulés, ont été souvent sublimes. Après avoir vendu leur service, qui pouvait s'acheter, ils ont donné leur dévouement, qui ne pouvait se payer. Abstraction faite de l'origine fâcheuse des concordats militaires, à un certain point de vue historique que l'auteur de ce livre est loin de répudier, les Suisses, par exemple, ont été admirables aux Tuileries. Il est beau peut-être que la nation qui, la première en Europe, a donné son sang pour la liberté naissante, l'ait donné la dernière pour la royauté mourante; et sous ce rapport le 10 août 1792 n'est pas indigne du 17 novembre 1307.

[4] En Turquie, ils s'appellent schim.

[5] Voyez Jordanis, 24.—Ammien Marcellin, 12.

[6] Les Abyssins repoussent comme injurieux le nom d'Abyssins. Ils s'appellent Agassiens, ce qui signifie libres.

[7] Dordrecht, Harlem, Delft, Leyde, Amsterdam, Gouda, Rotterdam, Gorcum, Schiedam, Schoonhewe, Briel, Alcmar, Hoorne, Inchuisem, Edam, Monnickendam, Medemblyck, et Purmeseynde.

[8] Woordem, Oudewater, Ghertruydenberg, Heusden, Naerden, Weesp et Muyden.


TABLE.

Lettre XXXII. Bâle 1
Lettre XXXIII. Bâle 5
Lettre XXXIV. Zurich 14
Lettre XXXV. Zurich 19
Lettre XXXVI. Zurich 30
Lettre XXXVII. Schaffhausen 37
Lettre XXXVIII. La cataracte du Rhin 42
Lettre XXXIX. Vévey.—Chillon.—Lausanne 49

Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon.


TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9


Note du transcripteur:

Dans le paragraphe précédant les notes 7 et 8, ainsi que dans les notes elle-mêmes, l'auteur a listé quelques noms de villes de la province de Hollande qu'il a, apparemment, transcrits phonétiquement.

Ainsi, il convient de lire:

  • Zwolle pour Zwol
  • Haarlem pour Harlem
  • Gouda pour Goude
  • Schoonhoven pour Schoonhewe
  • Den Briel pour Briel
  • Alkmaar pour Alcmar
  • Enkhuizen pour Inchuisem
  • Monnickendam pour Monickendam
  • Medenblik (Medemblik) pour Medemblyck
  • Woerden pour Woordem
  • Purmerend pour Purmeseynde
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