Le Roi au Masque d'Or

[1] Ces pages ont été trouvées dans un livre oblong à couverture de bois; la plupart des feuillets étaient blancs. Sur la lame supérieure étaient grossièrement gravés deux fémurs surmontés d'un crâne et le livre émergeait du sable d'or d'un désert jusqu'alors inexploré.


LE PAYS BLEU

A Oscar Wilde.

Dans une ville de province que je ne saurais plus retrouver, les rues montantes sont vieilles et les maisons vêtues d ardoises. La pluie coule le long des pilotis sculptés et ses gouttes tombent à la même place, avec le même son. Les petites fenêtres rondes se sont enfoncées dans les murs, comme pour se garer des coups. Il n'y a de hardi, parmi ces ruelles, que le lierre à la pointe des portes et la mousse à la crête des murs: car les feuilles sombres et luisantes du lierre avancent leurs dents, et la mousse ose envelopper les grosses pierres extérieures de son velours jaune—mais les êtres sont aussi fugitifs que l'ombre des fumées.

Là sont encore des fanaux rougeâtres attachés aux linteaux, et des chandelles minces dans les chandeliers d'étain, et des paquets d'allumettes soufrées, et de petits carreaux pleins d'ombre et de poussière derrière lesquels dorment d'étranges petits flacons où les liqueurs étaient autrefois vertes et bleues. Des cornettes froncées tremblent aux vitres, et parfois on aperçoit de pâles visages d'enfants et des doigts frêles qui agitent un pantin décoloré, une oie de bois ou une balle demi-bariolée.

Là, un soir d'hiver, sous un porche noir, une petite main froide se glissa dans la mienne, et une voix d'enfant murmura à mon oreille: «Viens!» Nous montâmes un escalier dont les marches vacillaient; il était tordu en spirale et une corde servait de rampe; les fenêtres étaient jaunes de lune et une porte solitaire battait, agitée parle vent. La petite main froide me serrait le poignet.

Quand nous entrâmes dans la chambre, fermée de quatre planches disjointes, avec un loquet de ficelle, une chandelle bruissante fut allumée et fichée dans une bouteille. A côté de moi, tenant ma main, était une fillette de treize ans; ses cheveux fins couleur d'or tombaient sur ses épaules et ses yeux noirs brillaient de satisfaction. Mais elle était maigre et menue, et sa peau avait la nuance que donne la faim.

—Je m'appelle Maïe, dit-elle, et, tendant le doigt: «Pas que tu as eu peur, affreux monstre, quand je t'ai pris la main?»

Puis, elle me mena autour de la chambre.—«Bonjour, ma belle glace, dit-elle; tu es un peu cassée, mais ça ne fait rien. Voilà un ami très gentil que je te présente.—Bonjour, ma vilaine table, qui n'a que trois pattes; tu es vilaine, mais je t'aime tout de même.—Bonjour, ma cruche, qui n'a plus de gueule; ça ne m'empêchera pas de t'embrasser pour boire ton eau.—Bonjour, mon chez-moi, je te salue syndicalement: aujourd'hui j'ai de la société.»

J'avais mis, je crois, un peu d'argent sur la pauvre table. Maïe me sauta au cou. «Tu veux bien, dit-elle, je vais chercher un grand pain, un pain de six livres.—Au revoir, mon chez-moi: soyez sage pendant mon absence; il y a un vieux cahier d'images dans le coin.»

Elle remonta gravement, le menton sur le pain poudré de farine, les deux bras dessous, et les mains tenant son tablier gonflé. Elle fit tout rouler par terre. «Vois-tu, dit-elle, j'ai acheté des marrons; comme ça je ne serai pas en peine; ça bourre, ça nourrit, et j'en ai pour mon hiver.» Elle les rangea un à un, à plat, dans le tiroir de la table, leur rit avant de le fermer et s'assit sur le lit. Puis elle prit le grand pain et mordit à même le croûton; à mesure qu'elle mangeait, sa petite figure avançait dans la brèche et elle me regardait sans cesse, pour voir si je me moquais d'elle.

Quand elle eut mangé, elle soupira. «J'avais faim, dit-elle. Et Michel aussi, probable. Où est-il encore, ce garnement?—Tu sais, Michel est un petit garçon très malheureux, qui n'a plus ni mère ni père; il est affreux; il est bossu; il m'aide à faire mon feu et va me chercher mon eau; ça fait qu'il mange avec moi, et je lui donne des sous, quand j'en ai.»

On entendit un cliquetis de sabots, et la ficelle du loquet tressaillit.—«Le voilà,» dit Maïe. Je vis entrer un avorton blême, les mains et le nez noirs de charbon, sa culotte courte ouverte au vent: il me tira la langue et me fit une longue grimace avec sa bouche.—«Allons, Michel, ci reste tranquille, dit Maïe. Tu ferais mieux d'écouter Monsieur qui te parle. Va vite.» Michel remonta avec la bouteille de vin doux que je lui demandais.

Le petit poêle de fonte avait été rempli et allumé. Il y avait un peu de bois de démolition, encore taché de ciment. Les châtaignes rôtissaient sur le couvercle: Maïe les avait mordues, pour leur donner de l'air. Elles éclataient parfois et Maïe les grondait: «Vilains marrons, voulez-vous bien ne pas sauter?» Cependant elle recousait la doublure de finette d'un corsage. L'aiguille y passait avec un crissement doux. La lueur du poêle tombait sur ses mains agiles, et faisait briller l'étoffe. Michel, accroupi, fermait les yeux à la chaleur.

—Je couds, je couds, dit Maïe. J'aurai cinq sous. Pas, c'est bien payé? Donne-moi un peu de vin doux, monstre. Bois le fond: je neveux être ni mariée ni pendue.

Dans son langage enfantin elle me conta sa vie. Elle ne savait ni bien, ni mal. Elle avait erré dans la campagne, avec d'horribles garçons, pour jouer la comédie. A neuf ans, elle était princesse au fond d'une grange, les pieds nus dans la paille, et une couronne de papier d'or sur la tête. Elle savait encore des tirades de ses rôles, et m'en récita. «Oh! il y avait une belle pièce, dit-elle. Ça s'appelait, je crois, le Pays Bleu. On ne voyait pas qu'il était bleu, mais on se figurait, tu comprends. Les montagnes étaient bleues, les arbres bleus, l'herbe bleue et les bêtes bleues. Et je disais: «Prince, voici le palais du roi mon père; il est d'acier fort et la porte de fer rouge, gardée par un dragon à triple gueule. Si vous voulez obtenir ma main...» Hou—c'est un marron qui vient de sauter. Michel, épluche donc les marrons au lieu de dormir. Est-ce que c'est vrai qu'il y a un pays bleu? Je suis sûre que j'y serais; mais on a mis en prison tous les gars qui jouaient avec moi. On prétend qu'ils volaient dans les maisons. Un jour un garde est venu, et il leur a dit, et il leur a dit ... ça ne fait rien, je ne me rappelle plus—mais je ne les ai pas revus. Et depuis je demeure en ville; mais c'est triste. Il pleut tout le temps. On ne voit que des ardoises et des petites boutiques noires.»

Ainsi elle jasait; puis elle se mit en colère: «Michel, je t'ai défendu de salir la chambre avec tes épluchures. Ramasse-les. Oh gueux! Tiens!» Elle ôta une bottine et la lui jeta à la tête. Sa figure était rouge, ses veux étincelants.

—Tu ne peux pas te figurer comme il est méchant. J'en endure avec lui!

Cependant, je dus quitter la petite Maie; mais je promis de revenir. Je la voyais chaque jour, et elle cousait sans cesse, devant son poêle. Maintenant elle assemblait de singuliers costumes, avec des chiffons de couleur. Sa peau reprenait de la vie; Maïe mangeait enfin. Mais elle devenait triste, à mesure que la misère s'en allait. Elle regardait tomber la pluie. «Monstre, vilain monstre,» disait-elle, l'œil vide et les lèvres molles. Une fois, entrebâillant la porte, je la vis devant la glace brisée, ses cheveux d'or sur les seins à peine formés, une couronne de papier découpée avec des ciseaux sur la tête. Quand elle m'entendit, elle la cacha. «Michel est méchant, dit-elle: il ferait un beau dragon.»

L'hiver touchait à sa fin. Le ciel était encore sombre, mais quelques rayons faisaient luire le bord des ardoises. La pluie tombait moins dru.

Un soir je trouvai la chambre vide. Il n'y avait plus ni table, ni chaise, ni poêle, ni cruche. En regardant par la fenêtre, il me sembla que des épaules contournées disparaissaient au fond de la cour. Et, à la lueur du rat-de-cave qui me servait pour monter l'escalier, je vis une pancarte épinglée au mur, avec ces mots écrits en grosses lettres:

BONSOIR, MON CHEZ-MOI. MAÏE ET MICHEL

SONT PARTIS POUR LE PAYS BLEU.


RETOUR AU BERCAIL

A Catulle Mendès.

C'était un dimanche après midi et les cloches sonnaient. Le soleil éclairait la moitié des rues montantes qui menaient au bal. On y voyait passer des bandes de filles en cheveux, un ruban au cou, avec le nœud tourné sur le côté; elles riaient et jacassaient en se tenant les bras. Passant devant le garde municipal, elles le saluaient d'un air moqueur et entraient dans la salle de danse.

La lumière crue qui tombait du plafond exagérait la pâleur du visage des femmes. Elles tournaient par couples dans le grand carré autour duquel refluait une bande d'hommes serrés. Sur les bancs, dans l'enceinte réservée à la danse, des familles entières étaient assises, les mères, enveloppées d'un fichu noir, tenant parfois un enfant dans les bras; des petits garçons et des petites filles de trois ou quatre ans qui suçaient des sucres d'orge ou qui, cramponnés aux jupes, écarquillaient les yeux. De temps à autre une fille, tordant la queue de sa robe, venait se rasseoir près d'eux. L'une, avec sa masse de cheveux châtains relevée en cimier de casque, le buste droit, les épaules pleines, portait la tête en impératrice, ayant le nez busqué, la bouche arquée, le sourire plein de défi. Elle dansait le quadrille en soulevant à peine son jupon de deux doigts et passait parmi les entrechats des danseurs, le masque blême. Elle semblait ignorante de tous les gestes et de toutes les provocations et son léger balancement sur les hanches était un salut à peine consenti par sa fierté.

Soudain il se fit un grand tumulte dans la salle. Une armée de nouveaux venus avait envahi l'entrée. Ils étaient accoutrés de la façon la plus étrange et paraissaient monter de la foire du boulevard Rochechouart. En tête marchait un pitre coiffé d'un gibus trop bas; sa face colorée était complètement glabre et sa bouche mince descendait aux coins vers le pli des joues. Il portait un long habit jaune tacheté en léopard dont les boutons étaient une multitude de petits miroirs. Puis venaient confusément des clowns bleus et rouges; des pierrots blancs aux yeux noircis sous la farine; des lutteurs avec des maillots lâches, un caleçon de peau, des bras tatoués et des bracelets de fourrure aux poignets et aux chevilles; des ballerines dont les jupes de gaze étaient semées de découpures noir et or; des arlequins moulés dans un collant fait de losanges multicolores, à ceinture de cuir, à souliers ouverts; ils avaient des membres nerveux, cinglaient l'air d'une batte, et, sous leur bicorne, un loup d'étoffe, par les trous duquel leurs yeux pétillaient, rendait leur figure railleuse; des crieurs de boniment, à houppelande bariolée; des banquistes et des joueurs de gobelet, des montreurs d'entre-sort, des faiseurs de poids, des équilibristes et des jongleurs, des nains et des naines, des vendeurs de secrets, des arracheurs de dents, des jocrisses et des paillasses. Et parmi cette foule il y avait une drôle de petite créature qui pouvait être âgée de vingt-cinq ou de soixante ans, qui tortillait son buste développé sur une paire de jambes trop courtes, et se dandinait comme un oison.

Enfin une troupe de femmes turques, blondes et brunes, s'était ruée sur le parquet de danse; elles agitaient leurs larges pantalons de satin, les faisaient bouffer, levaient leurs bras, un peu jaunes, secouaient leurs vestes courtes, les doigts passés dans leurs grandes ceintures, et entre-choquaient toutes les piécettes sonnantes et les oripeaux de leurs cheveux.

L'une, habillée tout de rouge, avec des sequins dorés sur le front, avait des cheveux noirs en frisons; elle était souple et se mit tout de suite à danser, la tête penchée. Elle souriait aux avances, pliait effrontément les mains, levait la jambe en chahuteuse, haussait les épaules pour une Carmen qui faisait le grand écart à un bout de la salle, donnait, sur les bras de ceux qui ne prenaient pas garde aux figures du quadrille, des coups secs avec le revers de la main, parlait en zézayant, le nez retroussé au vent, et quêtant les regards du pitre couvert de petits miroirs.

Et, de l'autre côté, casquée de ses cheveux, avec ses grands yeux calmes, son nez en lame mince, son profil impérial, ses mouvements sobres, la danseuse fière continuait le quadrille. Le pitre la vit aussitôt, louvoya vers elle et, lui faisant face, lança d'extraordinaires coups de pied, tandis que ses bras s'écartaient et s'abaissaient comme des ailes de moulin.

Elle le regardait avec beaucoup de sang-froid, tandis que la petite Orientale rouge lui jetait des œillades furieuses. Finalement, comme la musique du quadrille cessait, le pitre empoigna la danseuse blême par la taille et la porta dans le fond de la salle, où sous une sorte de voûte, on servait des consommations à des tables de bois. Elle ne cria pas, elle ne fit pas d'effort pour se dégager: mais elle fouettait rapidement de ses doigts la figure du pitre qui grimaçait.

Elle se laissa asseoir sur un banc sans mot dire, trempa ses lèvres dans un verre de punch, et regarda fixement dans le vague un point mystérieux, au-dessus de la tête du pitre qui étalait ses manches, faisait claquer son chapeau à ressort, clignait des yeux et étincelait de toutes ses glaces.

Cependant la brune, avec sa veste et son pantalon rouges, s'était enfuie vers l'entrée, secouée par de grands sanglots. Elle ne cessait de dire: «Je veux m'en aller, je veux m'en aller!» Puis elle s'affaissa sur une chaise, devant une petite table peinte: ses larmes traçaient des ruisseaux noirs dans la poudre de riz qui couvrait sa figure et elle déchirait son mouchoir avec ses dents.

J'étais là, et j'essayai de lui parler pour la consoler. Mais elle me repoussa des deux bras et continua de sangloter; ses épaules remontaient par saccades, à cause des hoquets, et elle s'enfonçait la figure entre les mains. Enfin, parmi ses pleurs, elle me dit qu'elle aimait ce pitre à la folie—mais que sa conduite prouvait bien qu'il était un ingrat; puis elle se mit en colère, et cria des injures; puis elle pleura de nouveau; et elle remuait toujours la tête en disant: «Je veux m'en aller, je veux m'en aller!»

Enfin, elle vida son cœur, et voici ce qu'elle dit: «J'ai assez de ton Paris qui mange, qui dévore, qui vomit tout; les maisons sont remplies de femmes qui meurent et d'hommes qui les exploitent; tous les hôtels sont de terribles repaires; tous les cafés sont des antres où quelque bête vous guette. Quand on s'amuse, on a du bois peint ou du gaz sur la tête; quand on rit, on éclabousse sa poudre et on fait craquer sa peinture; quand on pleure, on n'a pas d'endroit où on puisse poser sa tête sans entendre un ricanement. Si vous êtes malade, vous trouvez l'hôpital avec ses lits blancs qui ont déjà l'air de linceuls. Vous êtes salie avant d'avoir aimé; et si vous aimez, une autre vous trahit. Les rues sont pleines d'affamés de pain et d'amour. On vole partout, ici. On vole dans votre poche et on vole dans votre cœur. Personne n'a rien d'assuré; rien n'est solide, même pas les vêtements (elle mettait son costume en lambeaux). Personne n'a pitié de vous; ni les hommes qui rient, ni les femmes qui vous en veulent, ni les terribles enfants, plus cruels que tous. J'ai vu une femme, par une nuit d'hiver, sous une porte cochère, avec une troupe de jeunes gens qui la raillaient, et la malheureuse pleurait, pleurait. On n'a pas le temps d'avoir pitié. A peine si on a le temps de faire pitié. On passe du salon d'un café au trottoir de la devanture, et puis au tas que les balayeurs enlèvent le matin. C'est très vite fait: trois ans, quatre, ans—à la hotte, tout ça!

«Je veux m'en aller. Je retournerai chez nous, à la campagne.»

Je lui demandai ce qu'elle était, là-bas.

—Ce que je suis? Gardeuse de cochons, sauf vot'respect. Ah! comme je vais m'amuser! Vous ne savez pas? On a le ciel bleu sur la tête, du bon air, de la bonne eau, du bon pain. Il y a Piârre qui me donnera du lait. Nous prendrons des cigales dans les champs. Nous leur tresserons des cages, à l'ombre. Nous fouetterons toutes nos bêtes, les noires et blanches surtout, qui ont une queue tortillée et qui sont goinfres. Nous verrons coucher le soleil. Nous serons pleins de boue, crottés, rouges, contents...

Et l'odalisque s'enfuyant, gagna la porte et disparut. Alors, parmi les lustres qui s'allumaient, parmi la fumée des cigares qui montait sous le plafond, je crus voir Paris embrasé par un immense coucher de soleil, avec des reflets sanglants aux bals et aux cafés, tandis que sur les routes blanches, un peu rosées sous les derniers rayons, on voyait s'éloigner, vers leurs provinces, des files de petites gardeuses de cochons, retour de la capitale, avec le mouchoir aux yeux et le baluchon sur l'épaule.


CRUCHETTE

A W.-G.-C. Byvanck.

—As-tu encore un peu d'eau dans la cache, frangin?—je me meurs ... dit Jambe-de-Laine.

—Nib de lance, répondit Silo; mais Gruchette va venir.

Les cailloux semblaient rouges, tant le soleil ensanglantait les yeux. La bruyère était sèche; les clochettes bleues s'abattaient sur la mousse bridée. Il y avait un petit bois de chênes-nains, au bout de la lande, et le cri des oiseaux y sonnait frais. Assis parmi les meules pierreuses, Silo et Jambe-de-Laine, épuisés de chaleur, frappaient mollement les cailloux de leurs masses de plomb.

—Eh ben, si t'avais été Joyeux, Petite-Jambe, dit Silo, t'aurais crampsé sur la route ou au fond d'un trou. Hardi, la gradaille va rappliquer; t'as des bras de lait, pauvre petit homme. Tiens, j'te vas éclater ton fade d'cailloux. Gare, j'pique au tas.

—J'ai mal, dit Jambe-de-Laine, soulevant à peine sa tête pâle.

—Va donc, soldat, reprit Silo, est-ce qu'on meurt dans les champs de pierres? Voilà Cruchette; n'y a pas de fouant; tout est franc comme l'or; nous allons boire, enfin!

Derrière les monceaux de cailloux parut la figure craintive d'une fille brune; elle guetta les alentours, s'essuya les joues et apporta une cruche à l'ombre de la meule où travaillaient Silo et Jambe-de-Laine.

—Cruchette, Cruchette, dit Silo, mon copin est malade. Donne-lui un coup d'eau fraîche; c'est un bon garçon, il a de la peine. Je vas vous laisser; si le sergent vient, défilez-vous par le fossé: moi, je vas refaire le manche à ma masse.

Cruchette se glissa timidement jusqu'aux pierres. Le bourgeron levé sur le pot, Jambe-de-Laine y but longtemps; puis il regarda les yeux de la fille. «Et c'est tout?» dit-il.

—Comme tu voudras, répondit Cruchette.

On ne les surveillait pas beaucoup. Les sergents passaient toutes les heures, sachant que les hommes punis de prison préfèrent le travail de cailloux au peloton de chasse. De l'appel du matin à l'appel du soir, le calot baissé sur les yeux, ils maniaient la masse de plomb et rentraient dans la prison pendant la nuit. Silo ayant servi en Afrique, connaissait les compagnies où l'on peine sous le revolver. Il avait la figure osseuse et tannée, des membres longs et l'œil féroce. Jambe-de-Laine venait on ne sait d'où. Il était faible, paresseux et lâche. Mais son sourire était tendre, ses yeux pleins de charme, et sa démarche très nonchalante.

Silo et Jambe-de-Laine devinrent comme deux frères. L'ancien qui avait sué dans des trous au pays du soleil, eut pour le jeune une grande sollicitude. D'ordinaire il doublait son travail en cassant les pierres de Jambe-de-Laine. Et lorsque celle qu'ils avaient appelée Cruchette apparaissait, vers le milieu du jour, Silo la menait vers «le petit frère qui avait les foies blancs.»

—Tiens Cruchette, disait-il—et, crachant de côté: «Petit, voilà de quoi boire, passe ta peine.»

Et d'où venait Cruchette? Comme un papillon qui vole autour d'une chandelle, cette fille à la cruche errait parmi les prisonniers. Elle leur tendait le pot et la bouche; elle ne parlait presque pas, et pleurait avec les plus jeunes. Quelquefois elle avait des genêts dans les cheveux, les mains terreuses, les seins parfumés de foin. Si elle se sentait les joues rouges, elle les appuyait au ventre brun de sa cruche pour les pâlir. Elle paraissait aimer son pays et ses landes pierreuses.

—Cruchette, lui dit Jambe-de-Laine, étendu dans le fossé, une main derrière la tête, ce n'est pas une vie. J'ai encore quarante jours à tirer. Veux-tu nous en aller? Cruchette le regarda avec de grands yeux.

—Oui, reprit Jambe-de-Laine, on en a parlé déjà avec Silo. La mer n'est pas loin et ça le connaît. Il y a une crique par là. On démarrera un canot. Nous irons en Angleterre. Sur les quais de là-bas, on trouvera bien à s'embaucher. J'apprendrai le métier. Ça nous mènera dans les Indes où les hommes sont couleur de cuivre. Si nous avons de la chance, nous irons dans leurs montagnes, qui sont pleines d'or et nous ferons ce que nous voudrons.

Cruchette secoua la tête. Deux gouttelettes transparentes coulèrent sur ses joues. Jambe-de-Laine lui caressa les cheveux. «Laisse-moi pleurer, dit-elle; ça me fera du bien. Comment veux-tu que j'aille? Mes pieds sont nus. On me chassera de tous les bateaux. Je ne sais pas ce que c'est que les Indes; ici j'aime mes fleurs jaunes et mes hommes qui travaillent dans les cailloux, et je leur donne à boire. Mais tu ne t'en iras pas, petit ami?»

Jambe-de-Laine haussa les épaules.

L'heure chaude passait. Silo siffla doucement, pour avertir que le sergent arrivait. Tous deux, accroupis, soulevèrent la masse et l'abattirent avec un roulement de pierres. Puis les ombres s'allongèrent. On entendit des voix. Au commandement, des hommes en bourgerons se levèrent, et vinrent en file déposer aux pieds du chef d'escouade leurs marteaux de plomb. Puis se forma la colonne par quatre, pour entrer au quartier. On ne fît pas l'appel avant de remettre les soldats en prison où les gamelles pleines étaient rangées sur les bat-flancs. Mais le soir, quand le commandant de poste, lanterne au poing, compta ses prisonniers dans la salle dallée, il lui manquait deux hommes: Jambe-de-Laine et Silo.

Ils avaient roulé leurs bourgerons et leurs calots sous les pierres. Nu-tête, la chemise ouverte, ils suivaient la lisière de la route vers la mer. La brise de la nuit soufflait. Jambe-de-Laine marchait plus lentement:

—Allons, dit Silo, t'es plus dans la peine, mon gars; t'as des plumes aux pattes, comme les chouans qui volent le soir.

L'air était salé. Ils ne dirent plus rien, tandis que leurs godillots faisaient crier la terre sèche. Les haies, blanches de brume, noircissaient derrière eux. A l'horizon des moulins à vent sombres faisaient tourner leurs ailes encore un peu rougies de soleil.

—Et Cruchette? dit Silo tout à coup. Va donc—nous en retrouverons, dans les Indes, des Cruchettes avec des yeux doux. Mais, mon gars, maintenant t'es plus dans la peine, y aura part à deux.

Jambe-de-Laine ne répondit pas. Il était las, peut-être. La lande s'abaissait, grise, vers la mer; on entendait les lames qui brisaient. Par le sentier de ronde, Silo mena son camarade à la petite crique où une barque, rames rentrées, était couchée sur le sable. Comme ils s'approchaient, de l'intérieur de la barque surgit une forme féminine:

—Je m'en vas avec vous, dit-elle, en riant à travers ses pleurs.

—Cruchette, dit Jambe-de-Laine, viens-nous-en! Cruchette est venue!

—Pour moi, mon gars, répondit Silo d'une voix profonde.

—Pour moi, mon vieux, cria Jambe-de-Laine.

—Dis donc, on n'est plus sur les cailloux, ici.

—On fait ce qu'on veut; j'ai plus besoin de toi.

—Cruchette, dit Silo.

—Cruchette, dit Jambe-de-Laine.

Et elle courut entre eux deux: car l'un en face de l'autre, près de la barque et du flot qui tremblait, à la lueur de la lune montante, ils avaient tiré leurs couteaux blancs.


BARGETTE

A Maurice Pottecher.

A la jonction de ces deux canaux, il y avait une écluse haute et noire; l'eau dormante était verte jusqu'à l'ombre des murailles; contre la cabane de l'éclusier, en planches goudronnées, sans une fleur, les volets battaient sous le vent; par la porte mi-ouverte, on voyait la mince figure pâle d'une petite fille, les cheveux éparpillés, la robe ramenée entre les jambes. Des orties s'abaissaient et se levaient sur la marge du canal; il y avait une volée de graines ailées du bas automne et de petites bouffées de poussière blanche. La cabane semblait vide; la campagne était morne; une bande d'herbe jaunâtre se perdait à l'horizon.

Comme la courte lumière du jour défaillait, on entendit le souffle du petit remorqueur. Il parut au delà de l'écluse, avec le visage taché de charbon du chauffeur qui regardait indolemment par sa porte de tôle; et à l'arrière une chaîne se déroulait dans l'eau. Puis venait, flottante et paisible, une barge brune, large et aplatie; elle portait au milieu une maisonnette blanchement tenue, dont les petites vitres étaient rondes et rissolées; des volubilis rouges et jaunes rampaient autour des fenêtres, et sur les deux côtés du seuil il y avait des auges de bois pleines de terre avec des muguets, du réséda, et des géraniums.

Un homme, qui faisait claquer une blouse trempée sur le bord de la barge, dit à celui qui tenait la gaffe:

—Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant recluse?

—Ça va, répondit Mahot.

Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse de corde roulée, et s'assit entre les deux auges de fleurs. Son compagnon lui frappa sur l'épaule, entra dans la maisonnette blanche, et rapporta un paquet de papier gras, une miche longue et un cruchonde terre. Le vent fit sauter l'enveloppe huileuse sur les touffes de muguet. Mahot la reprit et la jeta vers l'écluse. Elle vola entre les pieds de la petite fille.

—Bon appétit, là-haut, cria l'homme; nous autres, on dîne.

Il ajouta:

—L'Indien, pour vous servir, ma payse. Tu pourras dire aux copins que nous avons passé par là.

—Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot. Laisse donc cette jeunesse. C'est parce qu'il a la peau brune, mademoiselle; nous l'appelons comme ça sur les chalands.

Et une petite voix fluette leur répondit:

—Où allez-vous, la barge?

—On mène du charbon dans le Midi, cria l'Indien.

—Où il y a du soleil? dit la petite voix.

—Tant que ça a tanné le cuir au vieux, répondit Mahot.

Et la petite voix reprit, après un silence:

—Voulez-vous me prendre avec vous, la barge?

Mahot s'arrêta de mâcher sa liche. L'Indien posa le cruchon pour rire.

—Voyez donc—la barge! dit Mahot. Mademoiselle Bargette! Et ton écluse? On verra ça demain matin. Le papa ne serait pas content.

—On se fait donc vieux dans le patelin? demanda l'Indien.

La petite voix ne dit plus rien, et la mince figure pâle rentra dans sa cabane.

La nuit ferma les murailles du canal. L'eau verte monta le long des portes d'écluse. On ne voyait plus que la lueur d'une chandelle derrière les rideaux rouges et blancs, dans la maisonnette. Il y eut des clapotis réguliers contre la quille, et la barge se balançait en s'élevant. Un peu avant l'aube, les gonds grincèrent avec un roulement de chaîne et, l'écluse s'ouvrant, le bateau flotta plus loin, traîné par le petit remorqueur au souffle épuisé. Comme les vitres rondes reflétaient les premières nuées rouges, la barge avait quitté cette campagne morne, où le vent froid souffle sur les orties.

L'Indien et Mahot furent réveillés par le gazouillis tendre d'une flûte qui parlerait et de petits coups piqués aux vitres.

—Les moineaux ont eu froid, cette nuit, vieux, dit Mahot.

—Non, dit l'Indien, c'est une moinette; la gosse de l'écluse. Elle est là, parole d'honneur. Mince!

Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite fille était rouge d'aurore, et elle dit de sa voix menue:

—Vous m'aviez permis de venir demain matin. Nous sommes demain matin. Je vais avec vous dans le soleil.

—Dans le soleil? dit Mahot.

—Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a des mouches vertes et des mouches bleues, qui éclairent la nuit; où il y a des oiseaux grands comme l'ongle qui vivent sur les fleurs; où les raisins montent après les arbres; où il y a du pain dans les branches et du lait dans les noix, et des grenouilles qui aboient comme les gros chiens et des choses ... qui vont dans l'eau, des ... citrouilles—non—des bêtes qui rentrent leurs têtes dans une coquille. On les met sur le dos. On fait de la soupe avec. Des ... citrouilles. Non ... je ne sais plus ... aidez-moi.

—Le diable m'emporte, dit Mahot. Des tortues peut-être?

—Oui, dit la petite. Des ... tortues.

—Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa?

—C'est papa qui m'a appris.

—Trop fort, dit l'Indien. Appris quoi?

—Tout ce que je dis, les mouches qui éclairent, les oiseaux et les ... citrouilles. Allez, papa était marin avant d'ouvrir l'écluse. Mais papa est vieux. Il pleut toujours chez nous. Il n'y a que des mauvaises plantes. Vous ne savez pas? J'avais voulu faire un jardin, un beau jardin dans notre maison. Dehors, il y a trop de vent. J'aurais enlevé les planches du parquet, au milieu; j'aurais mis de la bonne terre, et puis de l'herbe, et puis des roses, et puis des fleurs rouges qui se ferment la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols, des bruants, et des linots pour causer. Papa m'a défendu. Il m'a dit que ça abîmerait la maison et que ça donnerait de l'humidité. Alors je n'ai pas voulu d'humidité. Alors je viens avec vous pour aller là-bas.

La barque flottait doucement. Sur les rives du canal, les arbres fuyaient à la file. L'écluse était loin. On ne pouvait virer le bord. Le remorqueur sifflait en avant.

—Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous n'allons pas en mer. Jamais nous ne trouverons tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles. Il y aura un peu plus de soleil—voilà tout.—Pas vrai, l'Indien?

—Pour sûr, dit-il.

—Pour sûr? répéta la petite. Menteurs!

Je sais bien, allez.

L'Indien haussa les épaules.

—Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de même. Viens manger ta soupe, Bargette.

Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et verts, froids et tièdes, elle leur tint compagnie sur la barge, attendant le pays des miracles. La barge longea les champs bruns avec leurs pousses délicates: et les arbrisseaux maigres commencèrent à remuer leurs feuilles; et les moissons jaunirent, et les coquelicots se tendirent comme des coupelles rouges vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas gaie avec l'été. Assise entre les auges de fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot menaient la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée. Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux sur le plancher par les petites vitres rissolées, malgré les martins-pêcheurs qui croisaient sur l'eau, et les hirondelles qui secouaient leur bec mouillé, elle n'avait pas vu ses oiseaux qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait aux arbres, ni les grosses noix pleines de lait, ni les grenouilles pareilles à des chiens.

La barge était arrivée dans le Midi. Les maisons sur les bords du canal étaient feuillues et fleuries. Les portes étaient couronnées de tomates rouges, et il y avait des rideaux de piments enfilés aux fenêtres.

—C'est tout, dit un jour Mahot. On va bientôt débarquer le charbon et revenir. Le papa sera content, hein?

Bargette secoua la tête.

Et le matin, le bateau étant à l'amarre, ils entendirent encore des coups menus piqués aux vitres rondes:

—Menteurs! cria une voix fluette.

L'Indien et Mahot sortirent de la petite maison. Une mince figure pâle se tourna vers eux, sur la rive du canal; et Bargette leur cria de nouveau, s'enfuyant derrière la côte:

—Menteurs! Vous êtes tous des menteurs!


TABLE

PRÉFACE
LE ROI AU MASQUE D'OR
LA MORT D'ODJIGH
L'INCENDIE TERRESTRE
LES EMBAUMEUSES
LA PESTE
LES FAULX-VISAIGES
LES EUNUQUES
LES MILÉSIENNES
52 ET 53 ORFILA
LE SABBAT DE MOFFLAINES
LA MACHINE A PARLER
BLANCHE LA SANGLANTE
LA GRANDE-BRIÈRE
LES FAUX-SAULNIERS
LA FLÛTE
LA CHARRETTE
LA CITÉ DORMANTE
LE PAYS BLEU
LE RETOUR AU BERCAIL
CRUCHETTE
BARGETTE

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