Le roi Lear
The Project Gutenberg eBook of Le roi Lear
Title: Le roi Lear
Author: William Shakespeare
Translator: François Guizot
Release date: May 4, 2006 [eBook #18312]
Language: French
Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 5
Le roi Lear.--Cymbeline.--La méchante femme mise à la raison.
Peines d'amour perdues.--Périclès.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1862
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LE ROI LEAR
TRAGÉDIE
NOTICE SUR LE ROI LEAR
En l'an du monde 3105, disent les chroniques, pendant que Joas régnait à Jérusalem, monta sur le trône de la Bretagne Leir, fils de Baldud, prince sage et puissant, qui maintint son pays et ses sujets dans une grande prospérité, et fonda la ville de Caeirler, maintenant Leicester. Il eut trois filles, Gonerille, Régane et Cordélia, de beaucoup la plus jeune des trois et la plus aimée de son père. Parvenu à une grande vieillesse, et l'âge ayant affaibli sa raison, Leir voulut s'enquérir de l'affection de ses filles, dans l'intention de laisser son royaume à celle qui mériterait le mieux la sienne. «Sur quoi il demanda d'abord à Gonerille, l'aînée, comment bien elle l'aimait; laquelle appelant ses dieux en témoignage, protesta qu'elle l'aimait plus que sa propre vie, qui, par droit et raison, lui devait être très-chère; de laquelle réponse le père, étant bien satisfait, se tourna à la seconde, et s'informa d'elle combien elle l'aimait; laquelle répondit (confirmant ses dires avec de grands serments) qu'elle l'aimait plus que la langue ne pouvait l'exprimer, et bien loin au-dessus de toutes les autres créatures du monde.» Lorsqu'il fit la même question à Cordélia, celle-ci répondit: «Connaissant le grand amour et les soins paternels que vous avez toujours portés en mon endroit (pour laquelle raison je ne puis vous répondre autrement que je ne pense et que ma conscience me conduit), je proteste par-devant vous que je vous ai toujours aimé et continuerai, tant que je vivrai, à vous aimer comme mon père par nature; et si vous voulez mieux connaître l'amour que je vous porte, assurez-vous qu'autant vous avez en vous, autant vous méritez, autant je vous aime, et pas davantage.» Le père, mécontent de cette réponse, maria ses deux filles aînées, l'une à Henninus, duc de Cornouailles, et l'autre à Magtanus, duc d'Albanie, les faisant héritières de ses États, après sa mort, et leur en remettant dès lors la moitié entre les mains. Il ne réserva rien pour Cordélia. Mais il arriva qu'Aganippus, un des douze rois qui gouvernaient alors la Gaule, ayant entendu parler de la beauté et du mérite de cette princesse, la demanda en mariage; à quoi l'on répondit qu'elle était sans dot, tout ayant été assuré à ses deux soeurs; Aganippus insista, obtint Cordélia et l'emmena dans ses États.
Cependant les deux gendres de Leir, commençant à trouver qu'il régnait trop longtemps, s'emparèrent à main armée de ce qu'il s'était réservé, lui assignant seulement un revenu pour vivre et soutenir son rang; ce revenu fut encore graduellement diminué, et ce qui causa à Leir le plus de douleur, cela se fit avec une extrême dureté de la part de ses filles, qui semblaient penser que tout «ce qu'avait leur père était de trop, si petit que cela fût jamais; si bien qu'allant de l'une à l'autre, Leir arriva à cette misère qu'elles lui accordaient à peine un serviteur pour être à ses ordres.» Le vieux roi, désespéré, s'enfuit du pays et se réfugia dans la Gaule, où Cordélia et son mari le reçurent avec de grands honneurs; ils levèrent une armée et équipèrent une flotte pour le reconduire dans ses États, dont il promit la succession à Cordélia, qui accompagnait son père et son mari dans cette expédition. Les deux ducs ayant été tués et leurs armées défaites dans une bataille que leur livra Aganippus, Leir remonta sur le trône et mourut au bout de deux ans, quarante ans après son premier avénement. Cordélia lui succéda et régna cinq ans; mais dans l'intervalle, son mari étant mort, les fils de ses soeurs, Margan et Cunedag, se soulevèrent contre elle, la vainquirent et l'enfermèrent dans une prison, où, «comme c'était une femme d'un courage mâle,» désespérant de recouvrer sa liberté, elle prit le parti de se tuer1.
Ce récit de Hollinshed est emprunté à Geoffroi de Monmouth, qui a probablement bâti l'histoire de Leir sur une anecdote d'Ina, roi des Saxons, et sur la réponse de la plus «jeune et de la plus sage des filles» de ce roi, qui, dans une situation pareille à celle de Cordélia, répond de même à son père que, bien qu'elle l'aime, l'honore et révère autant que le demandent au plus haut degré la nature et le devoir filial, cependant elle pense qu'il pourra lui arriver un jour d'aimer encore plus ardemment son mari, avec qui, par les commandements de Dieu, elle ne doit faire qu'une même chair, et pour qui elle doit quitter père, mère, etc. Il ne paraît pas qu'Ina ait désapprouvé le «sage dire» de sa fille; et la suite de l'histoire de Cordélia est probablement un développement que l'imagination des chroniqueurs aura fondé sur cette première donnée. Quoi qu'il en soit, la colère et les malheurs du roi Lear avaient, avant Shakspeare, trouvé place dans plusieurs poëmes, et fait le sujet d'une pièce de théâtre et de plusieurs ballades. Dans une de ces ballades, rapportée par Johnson sous le titre de: A lamentable song of the death of king Leir and his three daughters, Lear, comme dans la tragédie, devient fou, et Cordélia ayant été tuée dans la bataille, que gagnent cependant les troupes du roi de France, son père meurt de douleur sur son corps, et ses soeurs sont condamnées à mort par le jugement «des lords et nobles du royaume.» Soit que la ballade ait précédé ou non la tragédie de Shakspeare, il est très-probable que l'auteur de la ballade et le poëte dramatique ont puisé dans une source commune, et que ce n'est pas sans quelque autorité que Shakspeare, dans son dénoûment, s'est écarté des chroniques qui donnent la victoire à Cordélia. Ce dénoûment a été changé par Tatel, et Cordélia rétablie dans ses droits. La pièce est demeurée au théâtre sous cette seconde forme, à la grande satisfaction de Johnson, et, dit M. Steevens, «des dernières galeries» (upper gallery). Addison s'est prononcé contre ce changement.
Quant à l'épisode du comte de Glocester, Shakspeare l'a imité de l'aventure d'un roi de Paphlagonie, racontée dans l'Arcadia de Sidney; seulement, dans le récit original, c'est le bâtard lui-même qui fait arracher les yeux à son père, et le réduit à une condition semblable à celle de Lear. Léonatus, le fils légitime, qui, condamné à mort, avait été forcé de chercher du service dans une armée étrangère, apprenant les malheurs de son père, abandonne tout au moment où ses services allaient lui procurer un grade élevé, pour venir, au risque de sa vie, partager et secourir la misère du vieux roi. Celui-ci, remis sur son trône par le secours de ses amis, meurt de joie en couronnant son fils Léonatus; et Plexirtus, le bâtard, par un hypocrite repentir, parvient à désarmer la colère de son frère.
Il est évident que la situation du roi Lear et celle du roi de Paphlagonie, tous deux persécutés par les enfants qu'ils ont préférés, et secourus par celui qu'ils ont rejeté, ont frappé Shakspeare comme devant entrer dans un même sujet, parce qu'elles appartenaient à une même idée. Ceux qui lui ont reproché d'avoir ainsi altéré la simplicité de son action ont prononcé d'après leur système, sans prendre la peine d'examiner celui de l'auteur qu'ils critiquaient. On pourrait leur répondre, même en parlant des règles qu'ils veulent imposer, que l'amour des deux femmes pour Edmond qui sert à amener leur punition, et l'intervention d'Edgar dans cette portion du dénoûment, suffisent pour absoudre la pièce du reproche de duplicité d'action; car, pourvu que tout vienne se réunir dans un même noeud facile à saisir, la simplicité de la marche d'une action dépend beaucoup moins du nombre des intérêts et des personnages qui y concourent que du jeu naturel et clair des ressorts qui la font mouvoir. Mais, de plus, il ne faut jamais oublier que l'unité, pour Shakspeare, consiste dans une idée dominante qui, se reproduisant sous diverses formes, ramène, continue, redouble sans cesse la même impression. Ainsi comme, dans Macbeth, le poëte montre l'homme aux prises avec les passions du crime, de même dans le Roi Lear, il le fait voir aux prises avec le malheur, dont l'action se modifie selon les divers caractères des individus qui le subissent. Le premier spectacle qu'il nous offre, c'est dans Cordélia, Kent, Edgar, le malheur de la vertu ou de l'innocence persécutée. Vient ensuite le malheur de ceux qui, par leur passion ou leur aveuglement, se sont rendus les instruments de l'injustice, Lear et Glocester; et c'est sur eux que porte l'effort de la pitié. Quant aux scélérats, on ne doit point les voir souffrir; le spectacle de leur malheur serait troublé par le souvenir de leur crime: ils ne peuvent avoir de punition que par la mort.
De ces cinq personnages soumis à l'action du malheur, Cordélia, figure céleste, plane presque invisible et à demi voilée sur la composition qu'elle remplit de sa présence, bien qu'elle en soit presque toujours absente. Elle souffre, et ne se plaint ni ne se défend jamais; elle agit, mais son action ne se montre que par les résultats; tranquille sur son propre sort, réservée et contenue dans ses sentiments les plus légitimes, elle passe et disparaît comme l'habitant d'un monde meilleur, qui a traversé notre monde sans subir le mouvement terrestre.
Kent et Edgar ont chacun une physionomie très-prononcée: le premier est, ainsi que Cordélia, victime de son devoir: le second n'intéresse d'abord que par son innocence; entré dans le malheur en même temps, pour ainsi dire, que dans la vie, également neuf à l'un et à l'autre, Edgar s'y déploie graduellement, les apprend à la fois, et découvre en lui-même, selon le besoin, les qualités dont il est doué; à mesure qu'il avance, s'augmentent et ses devoirs, et ses difficultés, et son importance: il grandit et devient un homme; mais en même temps, il apprend combien il en coûte; et il reconnaît à la fin, en le soutenant avec noblesse et courage, tout le poids du fardeau qu'il avait porté d'abord presque avec gaieté. Kent, au contraire, vieillard sage et ferme, a, dès le premier moment, tout su, tout prévu; dès qu'il entre en action, sa marche est arrêtée, son but fixé. Ce n'est point, comme Edgar, la nécessité qui le pousse, le hasard qui vient à sa rencontre; c'est sa volonté qui le détermine; rien ne la change ni ne la trouble; et le spectacle du malheur auquel il se dévoue lui arrache à peine une exclamation de douleur.
Lear et Glocester, dans une situation analogue, en reçoivent une impression qui correspond à leurs divers caractères. Lear, impétueux, irritable, gâté par le pouvoir, par l'habitude et le besoin de l'admiration, se révolte et contre sa situation et contre sa propre conviction; il ne peut croire à ce qu'il sait; sa raison n'y résiste pas: il devient fou. Glocester, naturellement faible, succombe à la misère, et ne résiste pas davantage à la joie: il meurt en reconnaissant Edgar. Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre; il se brise par l'effort de sa douleur.
A travers la confusion des incidents et la brutalité des moeurs, l'intérêt et le pathétique n'ont peut-être jamais été portés plus loin que dans cette tragédie. Le temps où Shakspeare a pris son action semble l'avoir affranchi de toute forme convenue; et de même qu'il ne s'est point inquiété de placer, huit cents ans avant Jésus-Christ, un roi de France, un duc d'Albanie, un duc de Cornouailles, etc., il ne s'est pas préoccupé de la nécessité de rapporter le langage et les personnages à une époque déterminée; la seule trace d'une intention qu'on puisse remarquer dans la couleur générale du style de la pièce, c'est le vague et l'incertitude des constructions grammaticales, qui semblent appartenir à une langue encore tout à fait dans l'enfance; en même temps un assez grand nombre d'expressions rapprochées du français indiquent une époque, sinon correspondante à celle où est supposé exister le roi Lear, du moins fort antérieure à celle où écrivait Shakspeare.
Le roi Lear de Shakspeare fut joué pour la première fois en 1606, au moment de Noël. La première édition est de 1608, et porte ce titre: «Véritable Chronique et Histoire de la Vie et de la Mort du Roi Lear et de ses Trois Filles, par M. William Shakspeare. Avec la Vie infortunée d'Edgar, Fils et Héritier du Comte de Glocester, et son Déguisement sous le nom de Tom de Bedlam:—Comme elle a été jouée devant la Majesté du Roi, à White Hall, le soir de Saint-Étienne, pendant les Fêtes de Noël, par les Acteurs de Sa Majesté, jouant ordinairement au Globe, près de la Banque.»
PERSONNAGES
LEAR, roi de la Grande-Bretagne.
LE ROI DE FRANCE.
LE DUC DE BOURGOGNE.
LE DUC DE CORNOUAILLES.
LE DUC D'ALBANIE.
LE COMTE DE GLOCESTER.
LE COMTE DE KENT.
EDGAR, fils de Glocester.
EDMOND, fils bâtard de Glocester.
CURAN, courtisan.
UN VIEILLARD, vassal de Glocester.
UN MÉDECIN.
LE FOU du roi Lear.
OSWALD, intendant de Gonerille.
UN OFFICIER employé par Edmond.
UN GENTILHOMME attaché à Cordélia.
UN HÉRAUT.
SERVITEURS du duc de Cornouailles.
GONÈRILLE,
RÉGANE,
CORDÉLIA, filles du roi Lear.
CHEVALIERS DE LA SUITE DU ROI LEAR, OFFICIERS, MESSAGERS, SOLDATS ET SERVITEURS.
La scène est dans la Grande-Bretagne.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Salle d'apparat dans le palais du roi Lear.
Entrent KENT, GLOCESTER, EDMOND.
KENT.—J'avais toujours cru au roi plus d'affection pour le duc d'Albanie que pour le duc de Cornouailles.
GLOCESTER.—C'est ce qui nous avait toujours paru; mais aujourd'hui, dans le partage de son royaume, rien n'indique quel est celui des deux ducs qu'il préfère: l'égalité y est si exactement observée, qu'avec toute l'attention possible on ne pourrait faire un choix entre les deux parts.
KENT.—N'est-ce pas là votre fils, milord?
GLOCESTER.—Son éducation, seigneur, a été à ma charge; et j'ai tant de fois rougi de le reconnaître, qu'à la fin je m'y suis endurci.
KENT.—Je ne saurais concevoir...
GLOCESTER.—C'est ce qu'a très-bien su faire, seigneur, la mère de ce jeune homme: aussi son ventre en a-t-il grossi, et elle s'est trouvée avoir un fils dans son berceau avant d'avoir un mari dans son lit. Maintenant entrevoyez-vous la faute?
KENT.—Je ne voudrais pas que cette faute n'eût pas été commise, puisque l'issue en a si bien tourné.
GLOCESTER.—Mais c'est que j'ai aussi, seigneur, un fils légitime qui est l'aîné de celui-ci de quelques années, et qui cependant ne m'est pas plus cher. Le petit drôle est arrivé, à la vérité, un peu insolemment dans ce monde avant qu'on l'y appelât; mais sa mère était belle; j'ai eu ma foi du plaisir à le faire, et il faut bien le reconnaître, le coquin2!—Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme?
EDMOND.—Non, milord.
GLOCESTER.—C'est le lord de Kent.—Souvenez-vous-en comme d'un de mes plus honorables amis.
EDMOND.—Je prie Votre Seigneurie de me croire à son service.
KENT.—Je vous aimerai certainement et chercherai à faire avec vous plus ample connaissance.
EDMOND.—Seigneur, je mettrai mes soins à mériter votre estime.
GLOCESTER.—Il a été neuf ans hors du pays, et il faudra qu'il s'absente encore. (Trompettes au dehors.)—Voici le roi qui arrive.
(Entrent Lear, le duc de Cornouailles, le duc d'Albanie, Gonerille, Régane, Cordélia; suite.)
LEAR.—Glocester, vous accompagnerez le roi de France et le duc de Bourgogne.
GLOCESTER.—Je vais m'y rendre, mon souverain.
(Il sort.)
LEAR.—Nous cependant, nous allons manifester ici nos plus secrètes résolutions. Qu'on place la carte sous mes yeux. Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois parts, étant fermement résolu de soulager notre vieillesse de tout souci et affaire pour en charger de plus jeunes forces, et nous traîner vers la mort délivré de tout fardeau.—Notre fils de Cornouailles, et vous qui ne nous êtes pas moins attaché, notre fils d'Albanie, nous sommes déterminés à régler publiquement, dès cet instant, la dot de chacune de nos filles, afin de prévenir par là tous débats dans l'avenir. L'amour retient depuis longtemps dans notre cour le roi de France et le duc de Bourgogne, rivaux illustres pour l'amour de notre plus jeune fille: je vais ici répondre à leur demande.—Dites-moi, mes filles (puisque nous voulons maintenant nous dépouiller tout à la fois de l'autorité, des soins de l'État et de tout intérêt de propriété), quelle est celle de vous dont nous pourrons nous dire le plus aimé, afin que notre libéralité s'exerce avec plus d'étendue là où elle sera sollicitée par des mérites plus grands?—Vous, Gonerille, notre aînée, parlez la première.
GONÈRILLE.—Je vous aime, seigneur, de plus d'amour que n'en peuvent exprimer les paroles; plus chèrement que la vue, l'espace et la liberté; au delà de tout ce qui existe de précieux, de riche ou de rare. Je vous aime à l'égal de la vie accompagnée de bonheur, de santé, de beauté, de grandeur. Je vous aime autant qu'un enfant ait jamais aimé, qu'un père l'ait jamais été. Trouvez un amour que l'haleine ne puisse suffire, et les paroles parvenir à exprimer; eh bien! je vous aime encore davantage.
CORDÉLIA, à part.—Que pourra faire Cordélia? Aimer et se taire.
LEAR.—Depuis cette ligne éloignée jusqu'à celle-ci, toute cette enceinte riche d'ombrageuses forêts, de campagnes et de rivières abondantes, de champs aux vastes limites, nous t'en faisons maîtresse, qu'elle soit à jamais assurée à votre prospérité, à toi et au duc d'Albanie.—Que répond notre seconde fille, notre bien-aimée Régane, l'épouse de Cornouailles? Parle.
RÉGANE.—Je suis faite du même métal que ma soeur, et je m'estime à sa valeur. Dans la sincérité de mon coeur, je trouve qu'elle a défini précisément l'amour que je ressens: seulement elle n'a pas été assez loin; car moi, je me déclare ennemie de toutes les autres joies contenues dans le domaine des sentiments les plus précieux, et ne puis trouver de félicité que dans l'affection de Votre chère Majesté.
CORDÉLIA, à part.—Ah! pauvre Cordélia! Mais non, cependant, puisque je suis sûre que mon amour est plus riche que ma langue.
LEAR, à Régane.—Toi et les tiens vous posséderez héréditairement ce grand tiers de notre beau royaume, portion égale en étendue, en valeur, en agrément, à celle que j'ai assurée à Gonerille.—Et vous maintenant, qui pour avoir été ma dernière joie n'en fûtes pas la moins chère, vous dont les vignobles de la France et le lait de la Bourgogne sollicitent à l'envi les jeunes amours, qu'avez-vous à dire qui puisse vous attirer un troisième lot, plus riche encore que celui de vos soeurs? Parlez.
CORDÉLIA.—Rien, seigneur.
LEAR.—Rien?
CORDÉLIA.—Rien.
LEAR.—Rien ne peut venir de rien, parlez donc.
CORDÉLIA.—Malheureuse que je suis, je ne puis élever mon coeur jusque sur mes lèvres. J'aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.
LEAR.—Comment, comment, Cordélia? Corrigez un peu votre réponse, de peur qu'elle ne ruine votre fortune.
CORDÉLIA.—Mon bon seigneur, vous m'avez donné le jour, vous m'avez élevée, vous m'avez aimée: je vous rends en retour tous les devoirs qui me sont justement imposés; je vous obéis, je vous aime et vous révère autant qu'il est possible. Mais pourquoi mes soeurs ont-elles des maris, si elles disent n'aimer au monde que vous? Il peut arriver, quand je me marierai, que l'époux dont la main recevra ma foi emporte la moitié de ma tendresse, la moitié de mes soins et de mes devoirs. Sûrement je ne me marierai jamais comme mes soeurs, pour n'aimer au monde que mon père.
LEAR.—Mais dis-tu ceci du fond du coeur?
CORDÉLIA.—Oui, mon bon seigneur.
LEAR.—Si jeune et si peu tendre!
CORDÉLIA.—Si jeune et si vraie, mon seigneur.
LEAR.—A la bonne heure. Que ta véracité soit donc ta dot; car, par les rayons sacrés du soleil, par les mystères d'Hécate et de la Nuit, par les influences de ces globes célestes par lesquels nous existons et nous mourons, j'abjure ici tous mes sentiments paternels, tous les liens, tous les droits du sang, et je te tiens de ce moment et à jamais pour étrangère à mon coeur et à moi. Le Scythe barbare, et celui qui fait de ses enfants l'aliment dont il assouvit sa faim, seront aussi proches de mon coeur, de ma pitié et de mes secours, que toi qui as été ma fille.
KENT.—Mon bon maître...
LEAR.—Taisez-vous, Kent; ne vous mettez point entre le dragon et sa colère. Je l'ai aimée plus que personne, et je voulais confier mon repos aux soins de sa tendresse.—Sors d'ici, et ne te présente pas à ma vue.—Puissé-je trouver la paix dans le tombeau, comme je lui retire ici le coeur de son père!—Qu'on fasse venir le roi de France.—M'obéit-on?—Appelez le duc de Bourgogne.—Cornouailles, Albanie, avec la dot de mes filles acceptez encore ce tiers. Que cet orgueil qu'elle appelle franchise serve à la marier. Je vous investis en commun de ma puissance, de mon rang, et de ces vastes prérogatives qui accompagnent la majesté royale. Nous et cent chevaliers que nous nous réservons, entretenus à vos frais, nous vivrons alternativement durant un mois chez chacun de vous, retenant seulement le nom de roi et les titres qui s'y rattachent. Nous vous abandonnons, fils chéris, l'autorité, les revenus et le soin de régler tout le reste, et, pour le prouver, partagez entre vous cette couronne. (Il leur donne sa couronne.)
KENT.—Royal Lear, vous que j'ai toujours honoré comme mon roi, aimé comme mon père, suivi comme mon maître, et rappelé dans mes prières comme mon puissant patron...
LEAR.—L'arc est bandé et tiré; évite le trait.
KENT.—Qu'il tombe sur moi, dût le fer pénétrer dans la région de mon coeur! Kent peut manquer au respect quand Lear devient insensé.—Que me feras-tu, vieillard?—Penses-tu que le devoir puisse craindre de parler quand le devoir fléchit devant la flatterie? L'honneur est tenu à la franchise, quand la majesté souveraine s'abaisse à la démence. Rétracte ton arrêt; répare, par une plus mûre délibération, ta monstrueuse précipitation. Que ma vie réponde ici de mon jugement: ta plus jeune fille n'est pas celle qui t'aime le moins; ce ne sont pas des coeurs vides, ceux dont le son peu élevé ne retentit point d'un bruit creux.
LEAR.—Kent, sur ta vie, pas un mot de plus.
KENT.—Je n'ai jamais regardé ma vie que comme un pion3 à hasarder contre tes ennemis; je ne crains pas de la perdre, si c'est pour te sauver.
LEAR, en colère.—Ote-toi de ma vue.
KENT.—Regardes-y mieux, Lear, et laisse-moi demeurer devant tes yeux comme leur fidèle point de vue4.
LEAR.—Cette fois, par Apollon!...
KENT.—Cette fois, par Apollon, ô roi, tu prends le nom de tes dieux en vain.
LEAR, mettant la main sur son épée.—Vassal! mécréant!
ALBANIE ET CORNOUAILLES.—Cher seigneur, arrêtez.
KENT.—Continue, tue ton médecin, et donne le salaire à ta funeste maladie. Révoque tes dons, ou, tant que mes cris pourront s'échapper de ma poitrine, je te dirai que tu fais mal.
LEAR.—Écoute-moi, faux traître, sur ton allégeance, écoute-moi: comme tu as tenté de nous faire violer notre serment, ce que nous n'avons encore jamais osé, et que les efforts de ton orgueil ont voulu se placer entre notre arrêt et notre pouvoir, ce que notre caractère ni notre rang ne nous permettent pas d'endurer, notre pouvoir ayant son plein effet, tu vas recevoir la récompense qui t'est due. Nous t'accordons cinq jours pour arranger tes affaires de manière à te mettre à couvert des détresses de ce monde; le sixième, tourne à notre royaume ton dos détesté; si, le dixième de ceux qui suivront, ton corps proscrit est trouvé dans l'étendue de notre domination, ce moment sera celui de ta mort. Va-t'en; par Jupiter! cet arrêt ne sera pas révoqué.
KENT.—Adieu, roi. Puisque c'est ainsi que tu te montres, la liberté vit loin d'ici, et l'exil est ici. (A Cordélia.)—Jeune fille, que les dieux te prennent sous leur puissante protection, toi qui penses juste et qui as parlé avec tant de sagesse!—(A Régane et Gonerille.) Vous, puissent vos actions justifier vos magnifiques discours, afin que de ces paroles d'affection puissent naître des effets salutaires!—C'est ainsi, princes, que Kent vous fait à tous ses adieux. Il va continuer son ancienne conduite dans un pays nouveau.
(Il sort.)
(Rentre Glocester, avec le roi de France, le duc de Bourgogne, et leur suite.)
GLOCESTER.—Voici, mon noble maître, le roi de France et le duc de Bourgogne.
LEAR.—Mon seigneur de Bourgogne, c'est à vous que nous adresserons le premier la parole, vous qui vous êtes déclaré le rival du roi dans la recherche de notre fille: quel est le moins que vous me demandiez actuellement pour sa dot, si je ne veux voir cesser vos poursuites amoureuses?
LE DUC DE BOURGOGNE.—Royale Majesté, je ne demande rien de plus que ce que m'a offert Votre Grandeur, et vous ne voudrez pas m'offrir moins.
LEAR.—Très-noble duc de Bourgogne, tant qu'elle nous fut chère, nous l'avions estimée à cette valeur; mais aujourd'hui elle est déchue de son prix.—Seigneur, la voilà devant vous: si quelque chose dans cette petite personne trompeuse, ou sa personne entière avec notre déplaisir par-dessus le marché, et rien de plus, paraît suffisamment agréable à Votre Seigneurie, la voilà, elle est à vous.
LE DUC DE BOURGOGNE.—Je ne sais que répondre.
LEAR.—Telle qu'elle est avec ses défauts, sans amis, tout récemment adoptée par ma haine, dotée de ma malédiction, et tenue pour étrangère par mon serment, voulez-vous, seigneur, la prendre ou la laisser?
LE DUC DE BOURGOGNE.—Pardonnez, seigneur roi; mais un choix ne se détermine pas sur de pareilles conditions.
LEAR.—Laissez-la donc, seigneur; car, par le maître qui m'a fait, je vous ai dit toute sa fortune.—(Au roi de France.) Pour vous, grand roi, je ne voudrais pas abuser de votre amour au point de vous unir à ce que je hais: ainsi, je vous en conjure, tournez votre inclination vers quelque autre objet qui en soit plus digne qu'une malheureuse que la nature a presque honte d'avouer pour sienne.
LE ROI DE FRANCE.—C'est quelque chose de bien étrange, que celle qui était, il n'y a qu'un moment encore, le premier objet de votre affection, le sujet de vos louanges, le baume de votre vieillesse, ce que vous aviez de meilleur et de plus cher, ait pu, dans l'espace d'un clin d'oeil, commettre une action assez monstrueuse pour être dépouillée de tous les replis de votre faveur! Sans doute il faut que son offense blesse la nature à tel point qu'elle en devienne un monstre; ou bien l'affection que vous lui aviez témoignée devient une tache pour Votre Majesté, ce que ma raison ne saurait m'obliger de croire sans le secours d'un miracle.
CORDÉLIA, à son père.—Je supplie Votre Majesté, bien que je manque de cet art onctueux et poli de parler sans avoir dessein d'accomplir, puisque je veux exécuter mes bonnes intentions avant d'en parler, de vouloir bien déclarer que ce n'est point une tache de vice, un meurtre ou une souillure, ni une action contre la chasteté, ni une démarche déshonorante, qui m'a privée de votre faveur et de vos bonnes grâces, mais que c'est pour n'avoir pas possédé, et c'est là ma richesse, cet oeil qui sollicite toujours, et cette langue que je me félicite de ne pas avoir, quoique pour ne l'avoir pas j'aie perdu votre tendresse.
LEAR.—Il vaudrait mieux pour toi n'être jamais née que de n'avoir pas su me plaire davantage.
LE ROI DE FRANCE.—N'est-ce que cela? une lenteur naturelle qui souvent néglige de raconter l'histoire de ce qu'elle va faire?—Monseigneur de Bourgogne, que dites-vous à cette dame? L'amour n'est point l'amour dès qu'il s'y mêle des considérations étrangères à son véritable objet. La voulez-vous? elle est une dot en elle-même.
LE DUC DE BOURGOGNE, à Lear.—Royal Lear, donnez-moi seulement la part que vous aviez d'abord offerte de vous-même; et ici, à l'instant même, je prends la main de Cordélia comme duchesse de Bourgogne.
LEAR.—Rien; je l'ai juré: je suis inébranlable.
LE DUC DE BOURGOGNE, à Cordélia.—Je suis vraiment fâché que vous ayez perdu votre père à tel point qu'il vous faille aussi perdre un époux.
CORDÉLIA.—La paix soit avec le duc de Bourgogne. Puisque ces considérations de fortune faisaient tout son amour, je ne serai point sa femme.
LE ROI DE FRANCE.—Belle Cordélia, toi qui n'en es que plus riche parce que tu es pauvre, plus précieuse parce que tu es délaissée, plus aimée parce qu'on te méprise, je m'empare de toi et de tes vertus: que le droit ne m'en soit pas refusé; je prends ce qu'on rejette.—Dieux, dieux! n'est-il pas étrange que leur froid dédain ait donné à mon amour l'ardeur d'une brûlante adoration?—Roi, ta fille sans dot, et jetée au hasard de mon choix, sera reine de nous, des nôtres, et de notre belle France. Tous les ducs de l'humide Bourgogne ne rachèteraient pas de moi cette fille si précieuse et si peu appréciée.—Cordélia, fais-leur tes adieux malgré leur dureté. Tu perds ce que tu possédais ici pour retrouver mieux ailleurs.
LEAR.—Elle est à toi, roi de France; qu'elle t'appartienne; cette fille n'est pas à moi, je ne reverrai jamais son visage: ainsi, va-t'en sans notre faveur, sans notre affection, sans notre bénédiction.—Venez, noble duc de Bourgogne.
(Fanfares.—Sortent Lear, les ducs de Bourgogne, de Cornouailles, d'Albanie, Glocester et suite.)
LE ROI DE FRANCE.—Faites vos adieux à vos soeurs.
CORDÉLIA.—Vous, les joyaux de notre père, Cordélia vous quitte les yeux baignés de larmes. Je vous connais pour ce que vous êtes, et, comme votre soeur, je n'en ai que plus de répugnance à appeler vos défauts par leurs noms. Soignez bien notre père; je le confie à vos coeurs qui ont professé tant d'amour. Mais, hélas! si j'étais encore dans ses bonnes grâces, je voudrais lui donner un meilleur asile. Adieu à toutes les deux.
RÉGANE.—Ne nous prescrivez pas notre devoir.
GONERILLE.—Étudiez-vous à contenter votre époux, qui vous a prise quand vous étiez à la charité de la fortune. Vous avez été avare de votre obéissance, et ce qui en a manqué méritait bien ce qui vous a manqué.
CORDÉLIA.—Le temps développera les replis où se cache l'artifice: la honte vient enfin insulter à ceux qui ont des fautes à cacher. Puissiez-vous prospérer!
LE ROI DE FRANCE.—Venez, ma belle Cordélia.
(Le roi de France et Cordélia sortent.)
GONERILLE.—Ma soeur, je n'ai pas peu de chose à vous dire sur ce qui nous touche de si près toutes les deux. Je crois que mon père doit partir d'ici ce soir.
RÉGANE.—Rien n'est plus certain; il va chez vous: le mois prochain ce sera notre tour.
GONERILLE.—Vous voyez combien sa vieillesse est pleine d'inconstance, et nous venons d'en avoir sous les yeux une assez belle preuve. Il avait toujours aimé surtout notre soeur: la pauvreté de sa tête se montre trop visiblement dans la manière dont il vient de la chasser.
RÉGANE.—C'est la faiblesse de l'âge. Cependant il n'a jamais su que très-médiocrement ce qu'il faisait.
GONERILLE.—Dans son meilleur temps, et dans la plus grande force de son jugement, il a toujours été très-inconsidéré. Il faut donc nous attendre qu'aux défauts invétérés de son caractère naturel l'âge va joindre encore les humeurs capricieuses qu'amène avec elle l'infirme et colère vieillesse.
RÉGANE.—Il y a toute apparence que nous aurons à essuyer de lui, par moments, des boutades pareilles à celle qui lui a fait bannir Kent.
GONERILLE.—Il est encore occupé à prendre congé du roi de France. Je vous en prie, concertons-nous ensemble. Si notre père, avec le caractère qu'il a, conserve quelque autorité, cet abandon qu'il vient de nous faire ne sera qu'une source d'affronts pour nous.
RÉGANE.—Nous y réfléchirons à loisir.
GONERILLE.—Il faut faire quelque chose, et dans la chaleur du moment.
(Elles sortent.)
SCÈNE II
Une salle dans le château du duc de Glocester.
EDMOND tenant une lettre.
EDMOND.—Nature, tu es ma divinité; c'est à toi que je dois mon obéissance. Pourquoi subirai-je la maladie de la coutume, et permettrai-je aux ridicules arrangements des nations de me dépouiller, parce que je serai de douze ou quatorze lunes le cadet d'un frère? Mais quoi, je suis un bâtard! pourquoi en serais-je méprisable, lorsque mon corps est aussi bien proportionné, mon esprit aussi élevé, et ma figure aussi régulière que celle du fils d'une honnête dame? Pourquoi donc nous insulter de ces mots de vil, de bassesse, de bâtardise? Vils! vils! nous qui, dans le vigoureux larcin de la nature, puisons une constitution plus forte et des qualités plus énergiques qu'il n'en entre dans un lit ennuyé, fatigué et dégoûté, dans la génération d'une tribu entière d'imbéciles engendrés entre le sommeil et le réveil! Ainsi donc, légitime Edgar, il faut que j'aie vos biens: l'amour de notre père appartient au bâtard Edmond comme au légitime Edgar. Légitime! le beau mot! A la bonne heure, mon cher légitime; mais si cette lettre réussit et que mon invention prospère, le vil Edmond passera par-dessus la tête du légitime Edgar.—Je grandis, je prospère! Maintenant, dieux! rangez-vous du parti des bâtards.
(Entre Glocester.)
GLOCESTER.—Kent banni de la sorte, et le roi de France parti en courroux! et le roi qui s'en va ce soir! qui délaisse son autorité!... réduit à sa pension! et tout cela fait bruyamment!—(Il aperçoit Edmond.) Edmond! Eh bien! quelles nouvelles?
EDMOND, cachant la lettre.—Sauf le bon plaisir de Votre Seigneurie, aucune.
GLOCESTER.—Pourquoi tant d'empressement à cacher cette lettre?
EDMOND.—Je ne sais aucune nouvelle, seigneur.
GLOCESTER.—Quel est ce papier que vous lisiez?
EDMOND.—Ce n'est rien, seigneur.
GLOCESTER.—Rien? Et pourquoi donc cette terrible promptitude à le faire rentrer dans votre poche? Rien n'est pas une qualité qui ait si grand besoin de se cacher. Voyons cela; allons, si ce n'est rien, je n'aurai pas besoin de lunettes.
EDMOND.—Je vous en conjure, seigneur, excusez-moi; c'est une lettre de mon frère que je n'ai pas encore lue en entier; mais j'en ai lu assez pour juger qu'elle n'est pas faite pour être mise sous vos yeux.
GLOCESTER.—Donnez-moi cette lettre, monsieur.
EDMOND.—Je commettrai une faute, soit que je vous la refuse, soit que je vous la donne. Son contenu, autant que j'en puis juger sur ce que j'en ai lu, est blâmable.
GLOCESTER.—Voyons, voyons.
EDMOND.—J'espère, pour la justification de mon frère, qu'il n'a écrit cette lettre que pour sonder, pour éprouver ma vertu.
GLOCESTER lit.—«Cet assujettissement, ce respect pour la vieillesse, rendent la vie amère à ce qu'il y a de meilleur de notre temps; ils nous retiennent notre fortune jusqu'à ce que l'âge nous ôte les moyens d'en jouir. Je commence à trouver bien sotte et bien débonnaire cette soumission à nous laisser opprimer par la tyrannie des vieillards, qui gouvernent non parce qu'ils ont la force, mais parce que nous le souffrons. Viens me trouver afin que je t'en dise davantage. Si mon père voulait dormir jusqu'à ce que je le réveillasse, tu jouirais à perpétuité de la moitié de son revenu, et tu vivrais le bien-aimé de ton frère Edgar.»—Hom, une conspiration! Dormir jusqu'à ce que je le réveillasse... Tu jouirais de la moitié de son revenu...—Mon fils Edgar! Il a pu trouver une main pour écrire ceci, un coeur et un cerveau pour le concevoir!—Quand avez-vous reçu cette lettre? qui vous l'a apportée?
EDMOND.—Elle ne m'a point été apportée, seigneur. Voici la ruse qu'on a employée: je l'ai trouvée jetée par la fenêtre de mon cabinet.
GLOCESTER.—Vous connaissez ces caractères pour être de votre frère?
EDMOND.—Si c'était une lettre qu'on pût approuver, seigneur, j'oserais jurer que c'est son écriture; mais pour celle-ci, je voudrais bien croire qu'elle n'est pas de lui.
GLOCESTER.—C'est son écriture!
EDMOND.—Oui, c'est sa main, seigneur; mais j'espère que son coeur n'a point de part à ce que contient cet écrit.
GLOCESTER.—Ne vous a-t-il jamais sondé sur cette affaire?
EDMOND.—Jamais, seigneur: seulement, je l'ai souvent entendu soutenir qu'il serait à propos, lorsque les enfants sont parvenus à la maturité, et que les pères commencent à pencher vers leur déclin, que le père devînt le pupille du fils, et le fils administrateur des biens du père.
GLOCESTER.—O scélérat! scélérat! voilà son système dans cette lettre. Odieux scélérat! fils dénaturé, exécrable, bête brute! pire encore que les bêtes brutes!—Allez, s'il vous plaît, le chercher. Je veux m'assurer de sa personne. Le scélérat abominable! où est-il?
EDMOND.—Je ne le sais pas bien, seigneur. Mais si vous consentiez à suspendre votre indignation contre mon frère jusqu'à ce que vous pussiez tirer de lui des preuves plus certaines de ses intentions, ce serait suivre une marche plus sûre: au lieu que si, en procédant violemment contre lui, vous veniez à vous méprendre sur ses desseins, ce serait une plaie profonde à votre honneur et vous briseriez un coeur soumis. J'ose engager ma vie pour lui, et garantir qu'il n'a écrit cette lettre que dans la vue d'éprouver mon attachement pour vous, et sans aucun projet dangereux.
GLOCESTER.—Le crois-tu?
EDMOND.—Si vous le jugez à propos, je vous placerai en un lieu d'où vous pourrez nous entendre conférer ensemble sur cette lettre, et vous satisfaire par vos propres oreilles; et cela, pas plus tard que ce soir.
GLOCESTER.—Il ne peut pas être un pareil monstre!
EDMOND.—Il ne l'est sûrement pas.
GLOCESTER.—Pour son père qui l'aime si tendrement, si complétement!—Ciel et terre! Edmond, trouvez-le; amenez-le par ici, je vous en prie; arrangez les choses selon votre prudence. Je donnerais ma fortune pour savoir la vérité.
EDMOND.—Je vais le chercher à l'instant, seigneur. Je conduirai la chose comme je trouverai moyen de le faire, et je vous en rendrai compte.
GLOCESTER.—Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous présagent rien de bon. La raison peut bien, par les lois de la sagesse naturelle, les expliquer d'une ou d'autre manière; mais la nature ne s'en trouve pas moins très-souvent victime de leurs fatales conséquences. L'amour se refroidit, l'amitié s'éteint, les frères se divisent: dans les villes, des révoltes; dans les campagnes, la discorde; dans les palais, la trahison; et le noeud qui unit le père et le fils, brisé. Mon scélérat rentre dans la prédiction: c'est le fils contre le père. Le roi s'écarte du penchant de la nature: c'est le père contre l'enfant.—Nous avons vu notre meilleur temps: les machinations, les trames obscures, les trahisons, et tous les désordres les plus funestes vont nous suivre en nous tourmentant jusqu'à nos tombeaux.—Edmond, trouve-moi ce misérable, tu n'y perdras rien; agis avec prudence.—Et le noble et fidèle Kent banni! Son crime, c'est la probité! Étrange! étrange!
(Il sort.)
EDMOND seul.—Voilà bien la singulière impertinence du monde! Notre fortune se trouve-t-elle malade, souvent par une plénitude de mauvaise conduite, nous accusons de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles, comme si nous étions infâmes par nécessité, imbéciles par une impérieuse volonté du ciel; fripons, voleurs et traîtres, par l'action invincible des sphères; ivrognes, menteurs et adultères, par une obéissance forcée aux influences des planètes; et que nous ne fissions jamais le mal que par la violence d'une impulsion divine. Admirable excuse du libertin, que de mettre ses penchants lascifs à la charge d'une étoile!—Mon père s'arrangea avec ma mère sous la queue du dragon, et ma naissance se trouva dominée par l'Ursa major, d'où il s'ensuit que je suis brutal et débauché. Bah! j'aurais été ce que je suis quand la plus vierge des étoiles du firmament aurait scintillé sur le moment qui a fait de moi un bâtard. (Entre Edgar.)—Edgar! il arrive à point comme la catastrophe d'une vieille comédie. Mon rôle à moi, c'est une mélancolie perfide, et un soupir comme ceux de Tom de Bedlam.—Oh! ces éclipses nous présageaient ces divisions: fa, sol, la, mi5.
EDGAR.—Qu'est-ce que c'est, mon frère Edmond? nous voilà dans une sérieuse contemplation.
EDMOND.—Je rêvais, mon frère, à une prédiction que j'ai lue l'autre jour sur ce qui doit suivre ces éclipses.
EDGAR.—Est-ce que vous vous inquiétez de cela?
EDMOND.—Je vous assure que les effets dont elle parle ne s'accomplissent que trop malheureusement.—Des querelles dénaturées entre les enfants et les parents, des morts, des famines, des ruptures d'anciennes amitiés, des divisions dans l'État, des menaces et des malédictions contre le roi et les nobles, des méfiances sans fondement, des amis exilés, des cohortes dispersées, des mariages rompus, et je ne sais quoi encore.
EDGAR.—Depuis quand êtes-vous devenu sectateur de l'astronomie?
EDMOND.—Allons, allons; quand avez-vous vu mon père pour la dernière fois?
EDGAR.—Eh bien! hier au soir.
EDMOND.—Avez-vous causé avec lui?
EDGAR.—Oui, deux heures entières.
EDMOND.—Vous êtes-vous quittés en bonne intelligence? N'avez-vous remarqué dans ses paroles ou dans son air aucun signe de mécontentement?
EDGAR.—Aucun.
EDMOND.—Réfléchissez, en quoi vous avez pu l'offenser, et, je vous en conjure, évitez sa présence jusqu'à ce qu'un peu de temps ait modéré la violence de son ressentiment, si furieux en ce moment, qu'en vous faisant du mal il serait à peine apaisé.
EDGAR.—Quelque misérable m'aura calomnié.
EDMOND.—C'est ce que je crains. Je vous en prie, tenez-vous à l'écart jusqu'à ce que la fougue de sa colère soit un peu ralentie; et, comme je vous le dis, retirez-vous avec moi dans mon appartement: là, je vous mettrai à portée d'entendre les discours de mon père. Allez, je vous en prie, voilà ma clef; et si vous sortez, sortez armé.
EDGAR.—Armé, mon frère!
EDMOND.—Mon frère, ce que je vous dis est pour le mieux: allez armé. Que je ne sois pas un honnête homme si l'on a de bonnes intentions à votre égard. Je vous dis ce que j'ai vu et entendu, mais bien faiblement, et rien qui approche de la réalité et de l'horreur de la chose. De grâce, éloignez-vous.
EDGAR.—Aurai-je bientôt de vos nouvelles?
EDMOND.—Je vais m'employer pour vous dans tout ceci. (Edgar sort.)—Un père crédule, un frère généreux dont le naturel est si loin de toute malice qu'il n'en soupçonne aucune dans autrui, et dont mes artifices gouverneront à l'aise la sotte honnêteté: voilà l'affaire. Le bien me viendra sinon par ma naissance, du moins par mon esprit. Tout m'est bon, si je puis le faire servir à mes vues.
(Il sort.)
SCÈNE III
Appartement dans le palais du duc d'Albanie.
GONERILLE, OSWALD.
GONERILLE.—Est-il vrai que mon père ait frappé mon écuyer parce qu'il réprimandait son fou?
OSWALD.—Oui, madame.
GONERILLE.—Par le jour et la nuit! c'est m'insulter. A chaque instant, il s'emporte de façon ou d'autre à quelque énorme sottise qui nous met tous en désarroi: je ne l'endurerai pas. Ses chevaliers deviennent tapageurs, et lui-même il se fâche contre nous pour la moindre chose.—Il va revenir de la chasse; je ne veux pas lui parler. Vous lui direz que je suis malade, et vous ferez bien de vous ralentir dans votre service auprès de lui: j'en prends sur moi la faute.
OSWALD.—Le voilà qui vient, madame; je l'entends.
(On entend le son des cors.)
GONERILLE.—Mettez dans votre service tout autant d'indifférence et de lassitude qu'il vous plaira, vous et vos camarades. Je voudrais qu'il s'en plaignît. S'il le trouve mauvais, qu'il aille chez ma soeur, son intention, je le sais, et la mienne, s'accordant parfaitement en ce point que nous ne voulons pas être maîtrisées. Un vieillard inutile qui voudrait encore exercer tous ces pouvoirs qu'il a abandonnés!—Sur ma vie, ces vieux radoteurs redeviennent des enfants, et il faut les mener par la rigueur: quand ils se voient caressés ils en abusent6. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.
Note 6: (retour)As flatteries—when they are seen abused. Les commentateurs n'ont pu s'accorder sur ce passage, et aucun ne paraît l'avoir entendu dans son vrai sens, que je crois être mot à mot celui-ci: puisque les flatteries ou les caresses, quand ils les voient ils en abusent. Cette version serait incontestable s'il y avait un second tiret entre seen et abused:—when they are seen—se trouverait ainsi entre deux tirets formant parenthèse; mais le mot are, qui s'applique en même temps à seen et à abused, n'aura probablement pas permis d'isoler ainsi cette partie de la phrase où il se trouve contenu. Le vague des constructions et des expressions dans le Roi Lear oblige souvent de décider sur le sens d'après les vraisemblances morales, plutôt que d'après aucune règle ou même aucune habitude grammaticale.
OSWALD.—Très-bien, madame.
GONERILLE.—Et traitez ses chevaliers avec plus de froideur: ne vous inquiétez pas de ce qui pourra en arriver. Prévenez vos camarades d'en agir de même. Je voudrais trouver en ceci, et j'en viendrai bien à bout, une occasion de m'expliquer. Je vais tout à l'heure écrire à ma soeur, et lui recommander la même conduite.—Qu'on serve le dîner.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une salle du palais.
Entre KENT déguisé.
KENT.—Si je puis seulement réussir à emprunter des accents qui déguisent ma voix, il se peut faire que les bonnes intentions qui m'ont engagé à déguiser mes traits obtiennent leur plein effet. Maintenant, Kent le banni, si tu peux te rendre utile dans ces lieux où tu vis condamné, (et puisse-t-il en être ainsi!) ton maître chéri te retrouvera plein de zèle.
(Cors de chasse. Lear paraît avec ses chevaliers et sa suite.)
LEAR.—Qu'on ne me fasse pas attendre le dîner une seule minute: allez, servez-le. (Sort un domestique.)—Ah! ah! qui es-tu, toi?
KENT.—Un homme, seigneur.
LEAR.—Qu'est-ce que tu sais faire? Que veux-tu de nous?
KENT.—Je sais n'être pas au-dessous de ce que je parais; servir fidèlement celui qui aura confiance en moi; aimer celui qui est honnête; converser avec celui qui est sage et qui parle peu; redouter les jugements; me battre quand je ne peux pas faire autrement; et ne pas manger de poisson7.
Note 7: (retour)And to eat no fish. Manger du poisson était en Angleterre, du temps d'Élisabeth, un signe de catholicisme, et par conséquent réprouvé par l'opinion. La phrase populaire pour désigner un vrai patriote était: C'est un honnête homme, il ne mange pas de poisson. Il fallut, pour soutenir les pêcheries, qu'un acte du parlement ordonnât pendant quelques mois l'usage du poisson: cela s'appela le carême de Cécil (Cecil's fast). Dans l'Énéide travestie, la sibylle dit à Caron, pour l'engager à passer Énée, qu'il est Point Mazarin, fort honnête homme.
LEAR.—Qui es-tu?
KENT.—Un très-honnête garçon, aussi pauvre que le roi.
LEAR.—Si tu es aussi pauvre pour un sujet qu'il l'est pour un roi, tu es assez pauvre. Que veux-tu?
KENT.—Du service.
LEAR.—Qui voudrais-tu servir?
KENT.—Vous.
LEAR.—Me connais-tu, maraud?
KENT.—Non, seigneur; mais vous avez dans votre physionomie quelque chose qui fait que j'aimerais à vous dire: Mon maître.
LEAR.—Qu'est-ce que c'est?
KENT.—De l'autorité.
LEAR.—De quel service es-tu capable?
KENT.—Je puis garder d'honnêtes secrets; courir à cheval, à pied; gâter une histoire intéressante en la racontant, et rendre platement un simple message. Je suis propre à tout ce que peut faire le commun des hommes. Ce que j'ai de mieux, c'est l'activité.
LEAR.—Quel âge as-tu?
KENT.—Je ne suis pas assez jeune, seigneur, pour m'amouracher d'une femme à l'entendre chanter, ni assez vieux pour en raffoler n'importe pour quelle raison. J'ai sur les épaules quelque quarante-huit ans.
LEAR.—Suis-moi, tu vas me servir: si après le dîner tu ne me déplais pas plus qu'à présent, je ne te congédierai pas de sitôt.—Le dîner, holà! le dîner.—Où est mon petit drôle, mon fou? Allez me chercher mon fou. (Entre Oswald.)—Eh! vous, l'ami, où est ma fille?
OSWALD.—Avec votre permission...
(Il sort.)
LEAR.—Qu'est-ce qu'il a dit là? Rappelez-moi ce manant.—Où est mon fou? Holà! je crois que tout dort ici.—Eh bien! où est-il donc ce métis?
UN CHEVALIER.—Il dit, seigneur, que votre fille ne se porte pas bien.
LEAR.—Pourquoi ce gredin-là n'est-il pas revenu sur ses pas quand je l'ai appelé?
LE CHEVALIER.—Seigneur, il m'a déclaré tout bonnement qu'il ne le voulait pas.
LEAR.—Qu'il ne le voulait pas!
LE CHEVALIER.—Seigneur, je ne sais pas quelle en est la raison; mais, à mon avis, Votre Grandeur n'est pas accueillie avec cette affection respectueuse qu'on avait coutume de vous montrer. J'aperçois une grande diminution de bienveillance chez tous les gens de la maison, aussi bien que chez le duc lui-même et chez votre fille.
LEAR.—Vraiment! le penses-tu?
LE CHEVALIER.—Je vous prie de me pardonner, seigneur, si je me suis trompé; mais mon devoir ne peut se taire quand je crois Votre Majesté offensée.
LEAR.—Tu ne fais que me rappeler mes propres idées. Je me suis bien aperçu depuis peu de beaucoup de négligence; mais j'étais disposé plutôt à m'accuser moi-même d'une exigence trop soupçonneuse, qu'à y voir une conduite et une intention désobligeantes. J'y regarderai de plus près.—Mais où est mon fou? Je ne l'ai pas vu depuis deux jours.
LE CHEVALIER.—Depuis que ma jeune maîtresse est partie pour la France, seigneur, votre fou a bien dépéri.
LEAR.—En voilà assez là-dessus. Je l'ai bien remarqué. Allez, et dites à ma fille que je veux lui parler. (Sort un chevalier.)—Vous, allez me chercher mon fou. (Sort un chevalier; rentre Oswald.)—Eh! vous, l'ami! l'ami! approchez. Qui suis-je, s'il vous plaît?
OSWALD.—Le père de ma maîtresse.
LEAR.—Le père de ma maîtresse! et vous le valet de votre maître. Chien de bâtard! esclave! mâtin!
OSWALD.—Je ne suis rien de tout cela: je vous demande pardon, seigneur.
LEAR.—Je crois que tu t'avises de me regarder en face, insolent!
(Il le frappe.)
OSWALD.—Je ne veux pas être battu, seigneur.
KENT.—Ni donner du nez en terre non plus, mauvais joueur de ballon8.
(Il le prend par les jambes et le renverse.)
LEAR.—Je te remercie, ami; tu me rends service, et je t'aimerai.
KENT.—Allons, relevez-vous, mon maître, et dehors. Je vous apprendrai votre place. Hors d'ici! hors d'ici! Si vous voulez prendre encore la mesure d'un lourdaud, restez ici. Mais, dehors! allons, y pensez-vous? Dehors!
(Il pousse Oswald dehors.)
LEAR.—Tu es un garçon dévoué; je te remercie. Voilà les arrhes de ton service.
(Il lui donne de l'argent.)
(Entre le fou.)
LE FOU, à Lear.—Laisse-moi le prendre aussi à mes gages.—Tiens, voici ma cape9.
(Il donne à Kent son bonnet.)
LEAR.—Eh bien! pauvre petit, comment vas-tu?
LE FOU, à Kent.—Tu ferais bien de prendre ma cape.
KENT.—Pourquoi, fou?
LE FOU.—Pourquoi? parce que tu prends le parti de celui qui est dans la disgrâce. Vraiment, si tu ne sais pas sourire du côté où le vent souffle, tu auras bientôt pris froid. Allons, mets ma cape.—Eh! oui, cet homme a éloigné de lui deux de ses filles, et a rendu la troisième heureuse bien malgré lui. Si tu t'attaches à lui, il faut de toute nécessité que tu portes ma cape.—(A Lear.) Ma foi, noncle10, je voudrais avoir deux capes et deux filles.
LEAR.—Pourquoi, mon garçon?
LE FOU.—Si je leur donnais tout mon bien, je garderais pour moi mes deux capes. Mais tiens, voilà la mienne; demandes-en une autre à tes filles.
LEAR.—Prends garde au fouet, petit drôle.
LE FOU.—La vérité est le dogue qui doit se tenir au chenil, et qu'on chasse à coups de fouet; pendant que Lady, la chienne braque, peut venir nous empester au coin du feu.
LEAR.—C'est une peste pour moi que ce coquin-là.
LE FOU.—Mon cher, je veux t'enseigner une sentence.
LEAR.—Voyons.
LE FOU.—Écoute bien, noncle.
Aie plus que tu ne montres;
Parle moins que tu ne sais;
Prête moins que tu n'as;
Va plus à cheval qu'à pied;
Apprends plus de choses que tu n'en crois;
Parie pour un point plus bas que celui qui te vient;
Quitte ton verre et ta maîtresse,
Et tiens-toi coi dans ta maison;
Et tu auras alors
Plus de deux dizaines à la vingtaine.
LEAR.—Cela ne signifie rien, fou.
LE FOU.—C'est, en ce cas, comme la harangue d'un avocat sans salaire: vous ne m'avez rien donné pour cela. Est-ce que vous ne savez pas tirer parti de rien, noncle?
LEAR.—Non, en vérité, mon enfant; on ne peut rien faire de rien.
LE FOU, à Kent.—Je t'en prie, dis-lui que c'est à cela que se monte le revenu de ses terres; il n'en voudrait pas croire un fou.
LEAR.—Tu es un fou bien mordant.
LE FOU.—Sais-tu, mon garçon, la différence qu'il y a entre un fou mordant et un fou débonnaire?
LEAR.—Non, petit; apprends-le moi.
LE FOU.
Ce lord qui t'a conseillé
De te dépouiller de tes domaines,
Viens, place-le ici près de moi;
Ou bien toi, prends sa place.
Le fou débonnaire et le fou mordant
Seront aussitôt en présence:
L'un ici en habit bigarré,
Et on trouvera l'autre là.
LEAR.—Est-ce que tu m'appelles fou, petit?
LE FOU.—Tu as cédé tous les autres titres que tu avais apportés en naissant.
KENT.—Ceci n'est pas tout à fait de la folie, seigneur.
LE FOU.—Non, en vérité; les lords et les grands personnages ne veulent rien me concéder. Si j'avais un monopole, il leur en faudrait leur part, et aux dames aussi: elles ne me laisseront pas les sottises à moi tout seul, elles en tireront leur lopin.—Donne-moi un oeuf, noncle, et je te donnerai deux couronnes.
LEAR.—Qu'est-ce que ce sera que ces deux couronnes?
LE FOU.—Voilà, quand j'aurai coupé l'oeuf par le milieu et mangé tout ce qui est dedans, je te donnerai les deux couronnes de l'oeuf11. Lorsque tu as fendu ta couronne par le milieu, et que tu as donné à droite et à gauche les deux moitiés, tu as porté ton âne sur ton dos, au milieu de la fange. Tu n'avais guère de cervelle dans la couronne chauve de ton crâne, lorsque tu as laissé aller ta couronne d'or. Si je parle ici comme un fou que je suis, que le premier qui le trouvera soit fouetté.
(Il chante.)
Jamais les fous n'ont eu moins de vogue que cette année;
Car les sages sont devenus des écervelés;
Ils ne savent que faire de leur bon sens,
Tant leur conduite est baroque.
LEAR.—Et depuis quand, je vous en prie, êtes-vous si bien fourni de chansons, maraud?
LE FOU.—C'est mon usage, noncle, depuis que par ta grâce tes filles sont devenues ta mère, quand tu leur as donné les verges et que tu as mis bas tes culottes.
(Il chante.)
Alors, saisies de joie, elles ont pleuré;
Et moi, j'ai chanté dans mon chagrin
De ce qu'un roi tel que toi jouait à cligne-musette,
Et s'allait mettre avec les fous.
Je t'en prie, noncle, prends un maître qui puisse enseigner à ton fou à mentir: je voudrais bien apprendre à mentir.
LEAR.—Si vous mentez, vaurien, vous serez fouetté.
LE FOU.—Je me demande quelle parenté tu as avec tes filles. Elles veulent qu'on me fouette quand je dis la vérité, et toi tu veux me faire fouetter si je mens; et quelquefois encore je suis fouetté pour n'avoir rien dit. J'aimerais mieux être tout autre chose qu'un fou, et cependant je ne voudrais pas être toi, noncle: tu as rogné ton bon sens des deux côtés, sans rien laisser au milieu.—Tiens, voilà une des rognures.
(Entre Gonerille.)
LEAR.—Eh bien! ma fille, pourquoi as-tu mis ton bonnet de travers12? Depuis quelques jours, je vous trouve un peu trop refrognée.
LE FOU.—Tu étais un joli garçon, quand tu n'avais pas besoin de t'inquiéter si elle fronçait le sourcil; mais aujourd'hui te voilà un zéro en chiffres: je vaux mieux que toi maintenant; je suis un fou, et toi tu n'es rien.—Allons, par ma foi, je vais tenir ma langue. (A Gonerille.) Car votre figure me l'ordonne, quoique vous ne disiez rien, chut! chut!
Celui qui ne garde ni mie ni croûte,
Las de tout se trouvera pourtant manquer de quelque chose.
(Montrant Lear.) C'est une gousse de pois écossés.
GONERILLE.—Seigneur, ce n'est pas seulement votre fou à qui tout est permis, mais d'autres encore de votre insolente suite, qui censurent et se plaignent à toute heure, élevant sans cesse d'indécents tumultes qui ne sauraient se supporter. J'avais pensé que le plus sûr remède était de vous faire bien connaître ce qui se passe; mais je commence à craindre, d'après ce que vous avez tout récemment dit et fait vous-même, que vous ne protégiez cette conduite, et que vous ne l'encouragiez par votre approbation: si cela était, un pareil tort ne pourrait échapper à la censure, ni laisser dormir les moyens de répression. Peut-être dans l'emploi qu'on en ferait pour le rétablissement d'un ordre salutaire, vous arriverait-il de recevoir quelque offense dont on aurait honte dans tout autre cas, mais qu'on serait alors forcé de regarder comme une mesure de prudence.
LE FOU.—Car vous savez, noncle,
Que le moineau nourrit si longtemps le coucou,
Qu'il eut la tête enlevée par les petits.
Ainsi la chandelle s'est éteinte, et nous sommes restés dans l'obscurité.
LEAR, à Gonerille.—Êtes-vous notre fille?
GONERILLE.—Allons, seigneur, je voudrais vous voir user de cette raison solide dont je sais que vous êtes pourvu, et vous défaire de ces humeurs qui depuis quelque temps vous rendent tout autre que ce que vous êtes naturellement.
LE FOU.—Un âne ne peut-il pas savoir quand c'est la charrette qui traîne le cheval?—Dia, hue! cela va bien.
LEAR.—Quelqu'un me connaît-il ici? Ce n'est point là Lear. Lear marche-t-il ainsi? parle-t-il ainsi? Que sont devenus ses yeux? Ou son intelligence est affaiblie, ou son discernement est en léthargie.—Suis-je endormi ou éveillé?—Ah! sûrement il n'en est pas ainsi.—Qui pourra me dire qui je suis?—L'ombre de Lear? Je voudrais le savoir, car ces marques de souveraineté, ma mémoire, ma raison, pourraient à tort me persuader que j'ai eu des filles.
LE FOU.—Qui feront de vous un père obéissant.
LEAR.—Votre nom, ma belle dame?
GONERILLE.—Allons, seigneur, cet étonnement est tout à fait du genre de vos autres nouvelles facéties. Je vous conjure, prenez mes intentions en bonne part: vieux et respectable comme vous l'êtes, vous devriez être sage. Vous gardez ici cent chevaliers et écuyers, tous gens si désordonnés, si débauchés et si audacieux, que notre cour, corrompue par leur conduite, ressemble à une auberge de tapageurs: leurs excès et leur libertinage lui donnent l'air d'une taverne ou d'un mauvais lieu13, beaucoup plus que du palais royal. La décence elle-même demande un prompt remède: laissez-vous donc prier, par une personne qui pourrait bien autrement prendre ce qu'elle demande, de consentir à diminuer un peu votre suite; et que ceux qui continueront à demeurer à votre service soient des gens qui conviennent à votre âge, et qui sachent se conduire et vous respecter.
LEAR.—Ténèbres et démons!—Sellez mes chevaux. Appelez ma suite.—Bâtarde dégénérée, je ne te causerai plus d'embarras.—Il me reste encore une fille.
GONERILLE.—Vous frappez mes gens, et votre canaille désordonnée veut se faire servir par ceux qui valent mieux qu'elle.
(Entre Albanie.)
LEAR.—Malheur à celui qui se repent trop tard! (A Albanie.)—Ah! vous voilà, monsieur! Sont-ce là vos intentions? parlez, monsieur.—Qu'on prépare mes chevaux.—Ingratitude! démon au coeur de marbre, plus hideuse quand tu te montres dans un enfant que ne l'est le monstre de la mer14!
ALBANIE.—De grâce, seigneur, modérez-vous.
LEAR, à Gonerille.—Vautour détesté, tu mens: les gens de ma suite sont des hommes choisis et du plus rare mérite, soigneusement instruits de leurs devoirs, et de la dernière exactitude à soutenir la dignité de leur nom.—Oh! combien tu me parus laide à voir, faute légère de Cordélia, qui, semblable à la géhenne15, fis tout sortir dans la structure de mon être de la place qui lui était assignée, retiras tout amour de mon coeur, et vins grossir en moi le fiel. O Lear, Lear, Lear! (Se frappant le front.) Frappe à cette porte, qui a laissé échapper la raison et entrer la folie.—Partons, partons, mes amis.
ALBANIE.—Seigneur, je suis aussi innocent qu'ignorant de ce qui vous a mis en colère.
LEAR.—Cela se peut, seigneur.—Entends-moi, ô nature! entends-moi, divinité chérie, entends-moi! Suspens tes desseins, si tu te proposais de rendre cette créature féconde: porte dans son sein la stérilité, dessèche en elle les organes de la reproduction, et qu'il ne naisse jamais de son corps dégénéré un enfant pour lui faire honneur!—Ou s'il faut qu'elle produise, fais naître d'elle un enfant de tristesse; qu'il vive pervers et dénaturé pour être son tourment; qu'il imprime dès la jeunesse des rides sur son front; que les larmes qu'il lui fera répandre creusent leurs canaux sur ses joues; que toutes les douleurs de sa mère, tous ses bienfaits, soient tournés par lui en dérision et en mépris, afin qu'elle puisse sentir combien la dent du serpent est moins cruelle que la douleur d'avoir un enfant ingrat!—Allons, partons, partons.
(Il sort.)
ALBANIE.—Mais, au nom des dieux que nous adorons, d'où vient donc tout ceci?
GONERILLE.—Ne vous tourmentez pas à en savoir la cause, et laissez-le radoter en pleine liberté au gré de son humeur.
(Rentre Lear.)
LEAR.—Comment! cinquante de mes chevaliers d'un seul coup, et cela au bout de quinze jours?
ALBANIE.—De quoi s'agit-il, seigneur?
LEAR.—Je te le dirai.—Mort et vie! (A Gonerille.) Je rougis que tu puisses à ce point ébranler ma force d'homme, et que tu sois digne encore de ces larmes brûlantes qui m'échappent malgré moi. Que les tourbillons et les brouillards t'enveloppent! que les incurables blessures de la malédiction d'un père frappent tous tes sens! Yeux d'un vieillard trop prompt à s'attendrir, encore des pleurs pour un pareil sujet, je vous arrache, et vous irez avec les larmes que vous laissez échapper amollir la dureté de la terre.—Ah! en sommes-nous venus là?—Eh bien! soit; il me reste encore une fille qui, j'en suis sûr, est tendre et secourable: quand elle apprendra ce que tu as fait, de ses ongles elle déchirera ton visage de louve; tu me verras reparaître sous cette forme dont tu crois que je me suis dépouillé pour jamais; tu le verras, je t'en réponds.
(Sortent Lear, Kent et la suite.)
GONERILLE.—Remarquez-vous ceci, seigneur?
ALBANIE.—Gonerille, tout l'amour que j'ai pour vous ne peut me rendre assez partial...
GONERILLE.—De grâce, soyez tranquille.—Holà, Oswald! (Au fou.)—Vous, l'ami, plus coquin que fou, suivez votre maître.
LE FOU.—Noncle Lear, noncle Lear, attends-moi, et emmène ton fou avec toi.
Un renard qu'on a pris
Et une fille de cette espèce
Seraient bientôt dépêchés,
Si de ma cape je pouvais acheter une corde.
C'est ainsi que le fou vous quitte le dernier.
(Il sort.)
GONERILLE.—Cet homme a été bien conseillé. Cent chevaliers! il serait en effet politique et prudent de lui laisser sous la main cent chevaliers tout prêts; oui, afin qu'à la moindre chimère, pour un mot, une fantaisie, au plus léger sujet de plainte ou de dégoût, il puisse, protégeant son radotage par ces forces, tenir nos vies à sa merci. Oswald, m'a-t-on entendu?
ALBANIE.—Vous pourriez pousser trop loin vos craintes.
GONERILLE.—Cela est plus sûr que de s'y fier. Laissez-moi continuer à tenir éloignés les maux que je crains, plutôt que de craindre toujours d'en être surprise. Je connais son coeur. Tout ce qu'il a dit là, je l'ai mandé à ma soeur. Si elle veut le soutenir lui et cent chevaliers, maintenant que je lui en ai montré tous les inconvéniens... (Entre Oswald.)—Eh bien! Oswald, avez-vous écrit cette lettre pour ma soeur?
OSWALD.—Oui, madame.
GONERILLE.—Prenez avec vous quelque suite, et montez promptement à cheval. Instruisez ma soeur tout au long de mes craintes particulières, et ajoutez-y les raisons que vous jugerez convenables pour leur donner plus de consistance. Allons, partez, et pressez votre retour. (Oswald sort.)—(A Albanie.) Non, non, seigneur, cette pacifique douceur et conduite que vous tenez, bien que je ne la blâme pas, vous attire plus souvent, souffrez que je vous le dise, le reproche de manquer de sagesse, qu'elle ne vaut d'éloges à votre dangereuse bonté.
ALBANIE.—Jusqu'où s'étend la portée de votre vue, c'est ce que j'ignore. En nous agitant pour trouver le mieux, nous gâtons souvent le bien.
GONERILLE.—Mais en ce cas...
ALBANIE.—Bien, bien; on verra l'événement.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une cour devant le palais d'Albanie.
Entrent LEAR, KENT, LE FOU.
LEAR, à Kent.—Prenez les devants, et rendez-vous à Glocester avec cette lettre. N'informez ma fille de ce que vous pouvez savoir qu'autant qu'elle vous questionnera sur ma lettre. Si vous ne faites pas la plus grande diligence, j'y arriverai avant vous.
KENT.—Je ne dormirai point, seigneur, que je n'aie remis votre lettre.
(Il sort.)
LE FOU.—Si la cervelle d'un homme était dans ses talons, ne courrait-elle pas risque de gagner des engelures?
LEAR.—Oui, mon enfant.
LE FOU.—Alors tiens-toi en gaieté, je te conseille, car ton esprit n'ira pas en pantoufles.
LEAR.—Ha, ha, ha!
LE FOU.—Tu verras comme ton autre fille se conduira tendrement avec toi, car, bien qu'elle ressemble autant à celle-ci qu'une pomme sauvage à une reinette, cependant je puis dire ce que je puis dire.
LEAR.—Qu'as-tu à dire, mon enfant?
LE FOU.—Il n'y aura pas dans ce cas-ci plus de différence de goût entre elles deux qu'entre une pomme sauvage et une pomme sauvage. Saurais-tu me dire pourquoi on a le nez au milieu du visage?
LEAR.—Non.
LE FOU.—Eh! vraiment, c'est pour qu'il y ait un oeil de chaque côté du nez, afin que ce qu'un homme ne peut pas flairer, il puisse le regarder.
LEAR.—C'est moi qui l'ai mise dans son tort16.
Note 16: (retour)I did her wrong. Les commentateurs veulent comprendre ces mots dans le sens de je lui ai fait tort, et supposent que Lear, en ce moment, songe à Cordélia; mais rien dans le reste de la scène n'annonce que cette idée se présente à son esprit; elle ne se retrouve même pas une seule fois ensuite, jusqu'au moment où il se réunit à Cordélia: en ce moment, tout occupé de ce qui lui arrive personnellement, il est plus naturel que Lear s'accuse du tort qu'il a eu de tout donner à Gonerille, que de celui d'avoir tout retiré à Cordélia: cette pensée est même en rapport avec ce qu'il vient de lui dire, et si les paroles du fou ne servent pas à diriger les pensées de Lear, du moins peut-on supposer que, dans l'intention du poëte, elles sont quelquefois destinées à les expliquer. Les sentiments et les projets qu'il va exprimer ensuite ne sont qu'une continuation naturelle de cette marche de ses idées; le souvenir de Cordélia n'en serait qu'une interruption, et l'esprit de Lear n'a pas encore donné et ne donnera encore de quelque temps aucun indice du désordre que commencerait à annoncer une pareille incohérence. L'explication donnée par les commentateurs n'aurait qu'une présomption en sa faveur: Shakspeare aurait-il voulu, par ce mot jeté en passant, préparer les remords de Lear quand il retrouvera Cordélia? Le reste de la scène ne rend pas la chose probable. Nous croyons donc donner à ces mots: I did her wrong, un nouveau sens: c'est mot qui l'ai mise dans son tort.
LE FOU.—Peux-tu me dire comment une huître fait son écaille?
LEAR.—Non.
LE FOU.—Ni moi non plus, mais je te dirai pourquoi un limaçon a une maison.
LEAR.—Pourquoi, mon enfant?
LE FOU.—Eh bien! c'est pour y mettre sa tête, et non pas pour l'abandonner à ses filles et laisser ses cornes sans abri.
LEAR.—J'oublierai ma bonté naturelle.—Un si bon père!—Mes chevaux sont-ils prêts?
LE FOU.—Tes ânes se sont mis après.—La raison qui fait que les sept étoiles ne sont pas plus de sept est une bien bonne raison!
LEAR.—Parce qu'elles ne sont pas huit?
LE FOU.—Précisément. Tu serais un très-bon fou.
LEAR.—Le reprendre de force17!—Monstrueuse ingratitude!
Note 17: (retour)To take it again perforce! Johnson pense que Lear s'occupe ici du projet de reprendre ce qu'il a donné; les autres commentateurs appliquent ces paroles aux cinquante chevaliers supprimés par Gonerille; mais il me paraît clair que cela se rapporte à la menace qu'elle lui a faite de prendre d'autorité ce qu'elle demande par prières.
LE FOU.—Si tu étais mon fou, noncle, je t'aurais fait battre pour être devenu vieux avant le temps.
LEAR.—Comment cela?
LE FOU.—Tu n'aurais pas dû être vieux avant d'être sage.
LEAR.—Oh! que je ne devienne pas fou! que je ne sois pas fou! Ciel miséricordieux, conserve-moi de la modération. Je ne voudrais pas devenir fou. (Entre un gentilhomme.)—Eh bien! mes chevaux sont-ils prêts?
LE GENTILHOMME.—Tout prêts, mon seigneur.
LEAR.—Viens, mon enfant18.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une cour dans le château du duc de Glocester.
Entrent EDMOND ET CURAN, par différents côtés.
EDMOND.—Dieu te garde, Curan.
CURAN.—Et vous aussi, monsieur. J'ai vu votre père, et je lui ai annoncé que le duc de Cornouailles et Régane son épouse arriveront ici ce soir.
EDMOND.—Et pourquoi cela?
CURAN.—Vraiment, je n'en sais rien. Vous avez su les nouvelles qui circulent, j'entends celles qu'on dit tout bas, car ce ne sont encore que des propos à l'oreille.
EDMOND.—Non: dites-moi, je vous prie, quelles sont ces nouvelles?
CURAN.—Vous est-il parvenu quelque chose de ces bruits étranges d'une guerre prochaine entre le duc d'Albanie et le duc de Cornouailles?
EDMOND.—Pas un mot.
CURAN.—Vous en entendrez parler avec le temps. Adieu, monsieur.
(Il sort.)
EDMOND.—Le duc ici ce soir!—Très-bien, c'est au mieux, voilà qui entre de toute nécessité dans l'enchaînement de mes projets. Mon père a placé des gardes pour arrêter mon frère.—J'ai à exécuter ici quelque chose d'assez délicat. Célérité, fortune, à l'ouvrage!—Mon frère; un mot, mon frère; descendez, vous dis-je. (Entre Edgar.)—Mon père vous fait observer, ô seigneur: fuyez de ce château; on lui a découvert le lieu où vous êtes caché. Dans ce moment vous pouvez profiter de la nuit.—N'avez-vous point parlé contre le duc de Cornouailles? Il arrive dès ce soir, en grande diligence, et Régane avec lui. N'avez-vous rien dit de ses préparatifs contre le duc d'Albanie? Pensez-y bien.
EDGAR.—Pas un mot, j'en suis sûr.
EDMOND.—J'entends venir mon père. Pardonnez; pour mieux dissimuler il faut que je tire l'épée contre vous; tirez, ayez l'air de vous défendre.—Allons, battez-vous bien.—Rendez-vous! venez devant mon père!—Holà! des lumières ici.—Fuyez, mon frère.—Des torches, des torches! (Edgar s'enfuit.)—Bon, adieu.—Un peu de sang tiré donnerait bonne idée de la terrible défense que j'ai faite. (Il se blesse au bras.) J'ai vu des ivrognes en faire davantage pour plaisanter.—Mon père! mon père!—Arrête! arrête! Quoi! point de secours!
(Entrent Glocester et des domestiques avec des torches.)
GLOCESTER.—Eh bien! Edmond, où est ce scélérat?
EDMOND.—Il était ici caché dans les ténèbres, son épée bien affilée hors du fourreau, murmurant de méchants charmes, et conjurant la lune de lui être favorable, comme sa divinité.
GLOCESTER.—Mais où est-il?
EDMOND.—Voyez, seigneur, mon sang coule.
GLOCESTER.—Où est ce misérable, Edmond?
EDMOND.—Il s'est enfui de ce côté, voyant qu'il ne pouvait par aucun moyen...
GLOCESTER.—Qu'on le poursuive. Holà! courez après lui. (Sort un domestique.)—Qu'il ne pouvait... quoi?
EDMOND.—Me persuader d'assassiner Votre Seigneurie, mais que je lui parlais des dieux vengeurs qui dirigent tous leurs foudres contre les parricides; que je lui disais de combien de noeuds puissants et redoublés les enfants sont liés envers leur père; en un mot, seigneur, voyant avec quelle aversion je combattais ses projets dénaturés, dans un féroce transport il m'a attaqué avec l'épée qu'il tenait à la main, et, avant que j'eusse eu le temps de me mettre en garde, il m'a percé le bras. Mais lorsqu'il m'a vu reprendre mes esprits, et qu'encouragé par la justice de ma cause j'avançais sur lui, peut-être aussi effrayé par le bruit que j'ai fait, il a pris tout soudainement la fuite.
GLOCESTER.—Qu'il fuie tant qu'il voudra, il ne pourra dans ce pays se dérober à la poursuite; et une fois pris, ce sera vite fait. Le noble duc mon maître, mon digne chef et patron, vient ici ce soir: sous son autorité je ferai publier que celui qui pourra découvrir ce lâche assassin et l'amener à la potence peut compter sur ma reconnaissance; et pour celui qui le cachera, la mort.
EDMOND.—Lorsque j'ai cherché à le dissuader de son dessein, le trouvant résolu à l'exécuter, je l'ai menacé, avec des malédictions, de tout découvrir. Il m'a répondu: «Toi, un bâtard, qui n'as rien au monde, penses-tu, si je voulais te démentir, qu'aucune opinion qu'on eût pu se former de ta probité, de ta vertu, de ton mérite, pût suffire pour donner confiance en tes paroles? Eh! non, ce que je voudrais nier (et je nierais ceci, dusses-tu me montrer précisément tel que je suis) tournerait à mon gré contre toi; j'imputerais tout à tes suggestions, à tes complots, à tes damnables artifices: il faudrait que tu parvinsses à rendre les gens imbéciles, pour les empêcher de penser que les avantages que tu dois tirer de ma mort ont été un aiguillon actif et puissant pour t'engager à la chercher.»
GLOCESTER.—Scélérat endurci et consommé! Désavouerait-il son écriture?—Je ne l'ai jamais engendré.—Écoutez, voici la trompette du duc: j'ignore pourquoi il vient.—Je vais faire fermer tous les ports.—Le scélérat n'échappera pas: il faut bien que le duc m'accorde cette grâce.—D'ailleurs je vais envoyer son signalement au loin et au près, afin que dans tout le royaume on puisse le reconnaître.—Et toi, mon loyal et véritable fils, je vais m'occuper de te rendre apte à posséder mes biens.
(Entrent Cornouailles, Régane, suite.)
CORNOUAILLES.—Eh bien! mon noble ami, depuis un instant seulement que je suis arrivé ici, j'ai appris d'étranges nouvelles.
RÉGANE.—Si elles sont vraies, de toutes les vengeances qui peuvent atteindre le coupable, il n'en est point qui égale son crime. Mais comment vous trouvez-vous, seigneur?
GLOCESTER.—Oh! madame, mon vieux coeur est brisé, il est brisé!
RÉGANE.—Quoi! le filleul de mon père attenter à vos jours! celui que mon père a nommé! votre Edgar!
GLOCESTER.—Oh! madame, madame, ma honte voudrait le cacher.
RÉGANE.—Ne vivait-il pas en compagnie de ces libertins de chevaliers qui composent la suite de mon père?
GLOCESTER.—Je n'en sais rien, madame. C'est trop mal, trop mal, trop mauvais!
EDMOND.—Oui, madame, il était avec eux.
RÉGANE.—Je ne m'étonne plus de ses méchantes inclinations. C'est eux qui l'auront engagé à se défaire de ce vieillard, pour avoir à dépenser et à dissiper ses revenus. Ce soir j'ai été bien instruite sur leur compte par ma soeur, et j'ai pris mes mesures. S'ils viennent pour séjourner dans ma maison, ils ne m'y trouveront point.
CORNOUAILLES.—Ni moi non plus, Régane, je t'assure. Edmond, j'apprends que vous avez rempli envers votre père le rôle d'un fils.
EDMOND.—C'était mon devoir, seigneur.
GLOCESTER.—Il a mis au jour les projets de ce misérable; il a même reçu la blessure que vous voyez, en cherchant à se saisir de lui.
CORNOUAILLES.—Le poursuit-on?
GLOCESTER.—Oui, mon bon seigneur.
CORNOUAILLES.—S'il est arrêté, il n'y a plus à craindre aucun mal de sa part. Faites-en ce que vous voudrez, et employez-y mon autorité comme il vous plaira.—Quant à vous, Edmond, qui venez de faire éclater si hautement votre vertu et votre obéissance, vous serez à nous. Nous avons grand besoin de caractères sur qui l'on puisse reposer une entière confiance; et d'abord nous nous emparons de vous.
EDMOND.—Je vous servirai fidèlement, seigneur, quoi qu'il arrive19.
GLOCESTER.—Je remercie pour lui Votre Grâce.
CORNOUAILLES.—Vous ne savez pas pourquoi nous sommes venus vous voir?
RÉGANE.—A cette heure extraordinaire, cherchant notre chemin sous l'oeil ténébreux de la nuit?—Noble Glocester, ce sont des affaires de quelque importance, et sur lesquelles nous pouvons avoir besoin de vous consulter. Notre père nous a écrit, et notre soeur aussi, sur quelques différends, et j'ai pensé qu'il valait mieux répondre de tout autre lieu que de notre maison. Leurs divers messagers attendent ailleurs nos dépêches. Mon bon vieux ami, reprenez courage, et donnez-nous vos utiles conseils dans l'affaire qui nous occupe et qui demande d'être promptement décidée.
GLOCESTER.—Madame, disposez de moi: Vos Seigneuries sont les très-bienvenues.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Devant le château de Glocester.
Entrent KENT ET OSWALD, de différents côtés.
OSWALD.—Je te souhaite le bonjour20, l'ami. Es-tu de la maison?
KENT.—Oui.
OSWALD.—Où pourrons-nous mettre nos chevaux?
KENT.—Dans le bourbier.
OSWALD.—Je t'en prie, si tu m'aimes, dis-le-moi.
KENT.—Je ne t'aime pas.
OSWALD.—A la bonne heure, je ne m'en soucie guère.
KENT.—Si je te tenais dans le parc de Lipsbury21, je t'obligerais bien à t'en soucier.
OSWALD.—Et pourquoi me traites-tu ainsi? Je ne te connais pas.
KENT.—Et moi, compagnon, je te connais.
OSWALD.—Et pour qui me connais-tu?
KENT.—Pour un fripon, un bélître, un mangeur de restes, un vil et orgueilleux faquin, un mendiant, habillé gratis22, à cent livres de gages; un drôle aux sales chausses de laine, un poltron, une espèce qui porte ses querelles devant le juge; un délié fripon de bâtard23, officieux, soigneux; un coquin qui hérite d'un coffre, un gredin qui serait entremetteur par manière de bon service, qui n'a en lui que de quoi faire un maraud, un pleutre, un lâche, un pendard24; le fils et héritier d'une chienne dégénérée, et que je ferai geindre à coups de fouet si tu t'avises de nier la moindre syllabe de ce que j'ajoute à ton nom.
Note 22: (retour)Three suited (qui a trois habits complets). Tout porte à croire que cette expression, presque toujours injurieuse, s'applique aux gens de livrée, à qui l'usage, dans les grandes maisons, pouvait être de donner trois habillements complets par an. Edgar, dans sa feinte folie, se vante d'avoir été un homme de service, serving man, et d'avoir possédé three suits.
OSWALD.—Quelle étrange espèce d'homme es-tu donc, de venir accabler d'injures quelqu'un qui ne te connaît pas et que tu ne connais pas?
KENT.—Et toi, quel effronté valet es-tu donc, de dire que tu ne me connais pas? Est-ce qu'il s'est passé deux jours depuis que je t'ai pris aux jambes et que je t'ai battu en présence du roi?—L'épée à la main, fripon. Il est nuit, mais la lune brille: je vais te tailler en soupe au clair de la lune. L'épée à la main, indigne canaille de bâtard25; l'épée à la main. (Il tire son épée.)
OSWALD.—Laisse-moi, je n'ai rien à démêler avec toi.
KENT.—Tirez donc, gredin. Vous venez apporter des lettres contre le roi, et prenez le parti de mademoiselle Vanité26 contre son royal père. L'épée à la main, drôle, ou je vais taillader vos mollets de telle façon... L'épée à la main, gredin; à la besogne.
OSWALD.—Au secours! au meurtre! au secours!
KENT, en le frappant.—Pousse donc, lâche; tiens ferme, gredin, tiens ferme, franc misérable; frappe donc.
OSWALD.—Au secours! au meurtre! à l'assassin!
(Entrent Edmond, Cornouailles, Régane, Glocester et des domestiques.)
EDMOND.—Eh bien! qu'est-ce? Séparez-vous!
KENT.—Avec vous, mon petit bonhomme, si cela vous convient; je vous en montrerai. Avancez, mon jeune maître.
GLOCESTER.—Des épées, des armes? De quoi s'agit-il?
CORNOUAILLES.—Arrêtez, sur votre vie.—Si quelqu'un frappe un coup de plus, il est mort.—De quoi s'agit-il?
RÉGANE.—C'est le messager de notre soeur et celui du roi.
CORNOUAILLES.—Quelle est la cause de votre querelle? Parlez.
OSWALD.—Je puis à peine respirer, seigneur.
KENT.—Cela n'a rien d'étonnant; votre valeur a tellement fait rage! Lâche coquin, la nature te renie, c'est un tailleur qui t'a fait!
CORNOUAILLES.—Tu es un singulier corps. Un tailleur faire un homme!
KENT.—Oui, seigneur, un tailleur: un tailleur de pierres ou un peintre ne l'aurait pas si mal fait, n'eût-il mis que deux heures à l'ouvrage.
CORNOUAILLES.—Mais répondez donc: comment s'est élevée cette querelle?
OSWALD.—Seigneur, ce vieux brutal dont j'ai ménagé la vie par considération pour sa barbe grise...
KENT.—Toi, bâtard! Z dans l'alphabet27! zéro en chiffre!—Monseigneur, laissez-moi faire; je vais piler en mortier ce sale vilain, et j'en replâtrerai les murs d'un cabinet.—Épargner ma barbe grise! toi, espèce de pierrot?
CORNOUAILLES.—Paix, insolent. Brutal coquin, ne savez-vous pas le respect...
KENT.—Si fait, seigneur; mais la colère a ses priviléges.
CORNOUAILLES.—Et pourquoi es-tu en colère?
KENT.—De ce qu'un misérable comme celui-là a une épée quand il n'a pas d'honneur. Ces drôles à la face riante, semblables aux rats, rongent les saints noeuds qui sont serrés pour les pouvoir délier; ils caressent toutes les passions révoltées dans le coeur de leurs maîtres; ils apportent au feu de l'huile, de la neige aux froideurs glacées; ils renient, affirment, et tournent leur bec d'alcyon à tous les vents et à toutes les variations de l'humeur de leurs maîtres, n'ayant, comme le chien, d'autre instinct que de suivre.—La peste sur ton visage d'épileptique! Penses-tu rire de mes discours comme de ceux d'un fou? Oison que tu es, si je te tenais dans la plaine de Sarum, je te ramènerais devant moi en criant jusqu'aux marais de Camelot.
CORNOUAILLES.—Eh quoi! es-tu fou, vieux bonhomme?
GLOCESTER.—Comment s'est élevée cette querelle? Explique-toi?
KENT.—Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires qu'entre moi et ce coquin.
CORNOUAILLES.—Pourquoi l'appelles-tu coquin? quel est son crime?
KENT.—Sa figure ne me plaît pas.
CORNOUAILLES.—Ni la mienne peut-être, ni celle de Glocester et de Régane?
KENT.—Seigneur, je fais profession d'être un homme tout uni: j'ai vu dans mon temps de meilleures figures que je n'en vois sur les épaules actuellement devant mes yeux.
CORNOUAILLES.—Ce sera quelque gaillard qui, loué une fois pour la rondeur de ses manières, a depuis affecté une insolente rudesse, et qui se force à un personnage tout à fait différent de ses façons naturelles.—- «Il ne sait pas flatter, lui; c'est un honnête homme, tout franc; il faut qu'il dise la vérité: si elle est bien reçue, tant mieux; si elle déplaît, c'est un homme tout uni...»—Oh! je connais ces drôles-là: sous leur rondeur ils cachent plus de ruses et des desseins plus pervers que vingt sots faiseurs de révérences attentifs à déployer l'exactitude de leur civilité.
KENT.—Seigneur, en bonne foi, dans la pure vérité, avec la permission de votre présence auguste, dont l'influence, comme les feux rayonnants dont se couvre le front flamboyant de Phébus...
CORNOUAILLES.—Que veux-tu dire par là?
KENT.—C'est pour changer de style, puisque le mien vous déplaît si fort.—Je sais, seigneur, que je ne suis pas un flatteur; celui qui vous a trompé avec l'accent de la franchise était un franc fripon, et c'est pour ma part ce que je ne ferai point, dussé-je y être convié par la crainte d'encourir votre ressentiment.
CORNOUAILLES.—En quoi l'avez-vous offensé?
OSWALD.—Jamais en rien. Dernièrement il plut au roi son maître de me frapper sur un malentendu: alors celui-ci se mit de la partie, et, flattant sa colère, me prit aux jambes par derrière, et lorsque je fus à terre, m'insulta, m'injuria, et se donna tellement les airs d'un homme de courage, qu'il se fit honneur et s'attira les éloges du roi, pour s'être attaqué à un homme qui cédait lui-même; et, tout fier de ce redoutable exploit, il est venu tirer l'épée contre moi!
KENT.—Il n'y a pas un seul de ces fripons, de ces poltrons-là, près de qui Ajax ne soit un imbécile.
CORNOUAILLES.—Qu'on apporte les ceps. Vieux coquin d'entêté, vénérable vantard, nous vous apprendrons...
KENT.—Seigneur, je suis trop vieux pour apprendre. Ne faites pas apporter des ceps pour moi; je sers le roi; c'est lui qui m'a envoyé vers vous; et c'est rendre peu de respect et montrer une trop audacieuse malveillance à la personne auguste de mon maître, que de mettre son envoyé dans les ceps.
CORNOUAILLES.—Qu'on apporte les ceps.—Comme j'ai vie et honneur, il y restera jusqu'à midi.
RÉGANE.—Jusqu'à midi? Jusqu'à la nuit, seigneur, et toute la nuit aussi.
KENT.—Eh quoi! madame, si j'étais le chien de votre père, vous ne me traiteriez pas ainsi.
RÉGANE.—Mais pour son coquin, mon cher, je n'y manquerai pas.
CORNOUAILLES.—C'est tout à fait un drôle de l'espèce de ceux dont nous parle notre soeur.—Allons, qu'on apporte les ceps.
(On apporte des ceps.)
GLOCESTER.—Permettez-moi de prier Votre Altesse de n'en pas agir ainsi. Sa faute est grande, et le bon roi son maître saura l'en punir; mais la peine que vous voulez lui faire subir ne s'applique qu'aux petits larcins et aux délits vulgaires des misérables les plus vils et les plus méprisés. Le roi prendrait sûrement en mauvaise part que vous l'eussiez assez peu considéré dans la personne de son messager pour mettre celui-ci dans les ceps.
CORNOUAILLES.—Je le prends sur moi.
RÉGANE.—Et ma soeur pourrait trouver bien plus mauvais qu'un de ses gentilhommes eût été insulté, attaqué, parce qu'il exécutait les ordres dont elle l'a chargé.—Allons, entravez-lui les jambes. (Au duc.)—Venez, mon bon seigneur, allons.
(On met Kent dans les ceps.—Régane et Cornouailles sortent.)
GLOCESTER.—J'en suis bien fâché pour toi, mon ami: c'est la volonté du duc, et tout le monde sait qu'il ne faut pas chercher à l'adoucir ni à le retenir. Mais j'intercéderai pour toi.
KENT.—N'en faites rien, seigneur, je vous prie. J'ai veillé, j'ai beaucoup marché; je vais dormir quelque temps, et puis je sifflerai: la fortune d'un honnête homme peut sortir de ses talons. Je vous souhaite le bonjour.
GLOCESTER.—Le duc est à blâmer en ceci: on prendra mal la chose.
(Il sort.)
KENT.—Bon roi, tu vas, suivant le proverbe populaire, quitter la bénédiction du ciel pour la chaleur du soleil28.—Approche-toi, flambeau de ce globe inférieur, afin qu'à tes rayons vivifiants je puisse lire cette lettre.—Les miracles n'apparaissent presque jamais qu'aux malheureux. Je le vois, c'est de Cordélia: elle a été fort heureusement instruite de ma marche mystérieuse.—Elle trouvera moyen d'intervenir dans ces monstrueux désordres, et s'occupe à remédier aux pertes qui ont été faites.—Je me sens excédé de fatigues et de veilles: profitez-en, mes yeux appesantis, pour ne pas voir cette honteuse demeure.—Fortune, bonsoir; souris encore une fois, et fais tourner ta roue. (Il s'endort.)
SCÈNE III
Une partie de la bruyère.
Entre EDGAR.
EDGAR.—J'ai entendu qu'on proclamait mon nom, et bien heureusement le creux d'un arbre m'a dérobé à leur poursuite. Il n'y a plus un port libre, pas un lieu où l'on n'ait placé des soldats, et où la plus extraordinaire vigilance n'épie l'occasion de me saisir. Tandis que je puis encore m'échapper, je veillerai à ma conservation.—Il me vient dans l'idée de me déguiser sous la forme la plus abjecte et la plus pauvre par où la misère, au mépris de l'homme, l'ait jamais rapproché de la brute. Je souillerai mon visage de fange, je m'envelopperai les reins d'une couverture, je nouerai mes cheveux en tampons29, et ma nudité exposée aux regards affrontera les vents et la rage des cieux. J'ai pour exemple à me donner crédit dans la campagne ces mendiants de Bedlam30 qui, avec des hurlements, enfoncent dans les ulcères de leurs bras nus engourdis et morts des épingles, des morceaux de bois pointus, des clous et des brins de romarin, et par ce hideux spectacle soutenu quelquefois par des blasphèmes forcenés, quelquefois par des prières, extorquent les aumônes des petites fermes, des pauvres misérables villages, des bergeries, des moulins: «le pauvre Turlupin31, le pauvre Tom!» Encore est-ce quelque chose: en restant Edgar, je ne suis plus rien. (Il sort.)
SCÈNE IV
Devant le château de Glocester.
KENT dans les ceps. Entrent LEAR, LE FOU, UN GENTILHOMME.
LEAR.—Il est bien étrange qu'ils soient partis de chez eux sans me renvoyer mon messager.
LE GENTILHOMME.—D'après ce que j'ai appris, la veille au soir, ils n'avaient aucun projet de s'éloigner.
KENT.—Salut à mon noble maître.
LEAR.—Comment! te fais-tu un divertissement de la honte où je te vois?
KENT.—Non, mon seigneur.
LE FOU.—Ah! ah! vois donc: il a là de vilaines jarretières32! On attache les chevaux par la tête, les chiens et les ours par le cou, les singes par les reins, et les hommes par les jambes: quand un homme a de trop bonnes jambes, on lui met des chausses de bois.
LEAR.—Quel est celui qui s'est assez mépris sur la place qui te convient pour te mettre ici?
KENT.—C'est lui et elle, votre fils et votre fille.
LEAR.—Non!
KENT.—Ce sont eux.
LEAR.—Non, te dis-je!
KENT.—Je vous dis que oui.
LEAR.—Non, non, ils n'en auraient pas été capables!
KENT.—Si vraiment, ils l'ont été.
LEAR.—Par Jupiter, je jure que non!
KENT.—Par Junon, je jure que oui!
LEAR.—Ils ne l'ont pas osé, ils ne l'ont pas pu, ils n'ont pas voulu le faire.—C'est plus qu'un assassinat que de faire au respect un si violent outrage.—Explique-moi promptement, mais avec modération, comment, venant de notre part, tu as pu mériter, ou comment ils ont pu t'infliger ce traitement.
KENT.—Seigneur, lorsqu'arrivé chez eux je leur eus remis les lettres de Votre Majesté, je ne m'étais pas encore relevé du lieu où mes genoux fléchis leur avaient témoigné mon respect, lorsqu'est arrivé en toute hâte un courrier suant, fumant, presque hors d'haleine, et qui leur a haleté les salutations de sa maîtresse Gonerille: sans s'embarrasser d'interrompre mon message, il leur a remis des lettres qu'ils ont lues sur-le-champ; et, sur leur contenu, ils ont appelé leurs gens, sont promptement montés à cheval, m'ont commandé de les suivre et d'attendre qu'ils eussent loisir de me répondre: je n'ai obtenu d'eux que de froids regards. Ici j'ai rencontré l'autre envoyé dont l'arrivée plus agréable avait, je le voyais bien, empoisonné mon message: c'est ce même coquin qui dernièrement s'est montré si insolent envers Votre Altesse. Plus pourvu de courage que de raison, j'ai mis l'épée à la main. Il a alarmé toute la maison par ses lâches et bruyantes clameurs. Votre fils et votre fille ont jugé qu'une telle faute méritait la honte que vous me voyez subir.
LE FOU.—L'hiver n'est pas encore passé, si les oies sauvages volent de ce côté.
Le père qui porte des haillons
Rend ses enfants aveugles;
Mais le père qui porte la bourse
Verra ses enfants affectionnés.
La Fortune, cette insigne prostituée,
Ne tourne jamais sa clef pour le pauvre.
De tout cela tu recevras de tes filles autant de douleurs33 que tu pourrais en compter pendant une année.
LEAR.—Oh! comme la bile se gonfle et monte vers mon coeur! Hysterica passio34! amertume que je sens s'élever, redescends; tes éléments sont plus bas.—Où est cette fille?
Note 34: (retour)Lear se sert ici des mots mother, hysterica passio. La première de ces deux expressions était le nom populaire, la seconde, le nom savant de la maladie hystérique, qu'on regardait dans les deux sexes comme la source de toutes les maladies hystériques, hysterics, en anglais, veut encore dire maux de nerfs.
KENT.—Là-dedans, seigneur, avec le comte.
LEAR.—Ne me suivez pas, restez ici.
(Il sort.)
LE GENTILHOMME.—N'avez-vous point commis d'autre faute que celle dont vous venez de parler?
KENT.—Aucune. Mais pourquoi le roi vient-il avec une suite si peu nombreuse?
LE FOU.—Si l'on t'avait mis dans les ceps pour cette question, tu l'aurais bien mérité.
KENT.—Pourquoi, fou?
LE FOU.—Nous t'enverrons à l'école chez la fourmi, pour t'apprendre qu'on ne travaille pas l'hiver.—Tous ceux qui suivent la direction de leur nez sont conduits par leurs yeux, excepté les aveugles; et il n'y a pas un nez sur vingt qui ne puisse sentir ce qui pue.—Quand une grande roue descend en roulant le long de la montagne, lâche prise, de peur, en la suivant, de te rompre le cou: mais quand la grande roue remonte la montagne, laisse-toi tirer après elle. Quand un sage te donnera un meilleur conseil, rends-moi le mien: je voudrais que ce conseil ne fut suivi que des gredins, puisque c'est un fou qui le donne.
Celui, monsieur, qui sert et cherche son intérêt
Et ne suit que pour la forme,
Pliera bagage dès qu'il commencera à pleuvoir;
Et te laissera exposé à l'orage;
Mais je demeurerai: le fou restera
Et laissera le sage s'enfuir,
Gredin devient le fou qui s'enfuit;
Mais ce n'est pas un fou que le gredin, pardieu35.
Note 35: (retour)The knave turns fool; that runs away The fool no knave, perdy.
Le sens naturel de ces deux vers paraît contraire à celui qu'on lui a donné dans la traduction; mais ce dernier sens a paru de beaucoup, et avec raison, le plus vraisemblable aux commentateurs; en sorte qu'ils ont été tous d'avis qu'il devait y avoir altération du texte, et qu'il fallait au moins changer ainsi le premier vers:
The fool turns knave, that runs away.
Mais peut-être l'irrégularité de langage qui se fait remarquer dans le Roi Lear dispense-t-elle de recourir à une altération du texte; du moins est-il certain que c'est en conservant la construction des deux vers anglais qu'on a pu leur donner un sens contraire à celui qu'ils paraissent d'abord présenter.
KENT.—Où as-tu appris tout cela, fou?
LE FOU.—Ce n'est pas dans les ceps, fou.
(Rentre Lear avec Glocester.)
LEAR.—Refuser de me parler! Ils sont malades, ils sont fatigués, ils ont voyagé rapidement toute la nuit...—Purs prétextes où je vois la révolte et l'abandon.—Rapportez-moi une meilleure réponse.
GLOCESTER.—Mon cher maître, vous connaissez le caractère violent du duc, combien il est inébranlable et obstiné dans ses propres idées.
LEAR.—Vengeance, peste, mort, confusion!—Violent? Qu'est-ce que c'est que cela?—Allons?—Glocester, Glocester, je voudrais parler au duc de Cornouailles et à sa femme.
GLOCESTER.—Eh! mon bon seigneur, je viens de les en informer.
LEAR.—Les en informer? Me comprends-tu, homme?
GLOCESTER.—Oui, mon bon seigneur.
LEAR.—Le roi voudrait parler à Cornouailles. Le père chéri voudrait parler à sa fille; il exige d'elle son obéissance. Sont-ils informés de cela?—Par mon sang et ma vie! violent? le duc violent? dites à ce duc si colère...—Mais non, pas encore; il se pourrait qu'il fût indisposé. La maladie a toujours négligé tous les devoirs auxquels est soumise la santé: nous ne sommes plus nous-mêmes quand la nature accablée commande à l'âme de souffrir avec le corps. Je veux me calmer, et j'ai à me reprocher, dans l'impétuosité de ma volonté, d'avoir pris un état d'indisposition et de maladie pour l'homme en santé, pour une complète santé. Malédiction sur mon état!—Mais pourquoi est-il là? (Montrant Kent.)—Une telle action me donne lieu de penser que ce départ du duc et d'elle est un subterfuge.—Rendez-moi mon serviteur.—Va, dis au duc et à sa femme que je veux leur parler à présent, à l'heure même.—Ordonne-leur de sortir et de venir m'entendre; ou bien je vais battre la caisse à la porte de leur chambre, jusqu'à ce qu'elle réponde: Endormis dans la mort.
GLOCESTER.—Je voudrais voir la bonne intelligence entre vous.
(Il sort.)
LEAR.—Oh!... las! ô mon coeur! comme mon coeur se soulève!... mais à bas!
LE FOU.—Il faut lui dire, noncle, comme la cuisinière36 aux anguilles qu'elle mettait vivantes dans la pâte; elle les frappait d'un bâton sur la tête, en criant: A bas, polissonnes! à bas! C'était le frère de celle-là qui, par grand amour pour son cheval, lui mettait du beurre dans son foin.
(Entrent Cornouailles, Régane, Glocester, des domestiques.
LEAR.—Bonjour à tous deux.
CORNOUAILLES.—Salut à Votre Seigneurie.
RÉGANE.—Je suis joyeuse de voir Votre Altesse.
(On met Kent en liberté.)
LEAR.—Régane, je crois que vous l'êtes, et je sais la raison que j'ai de le croire. Si tu n'étais pas joyeuse de me voir, je ferais divorce avec le tombeau de ta mère, où ne reposerait plus qu'une adultère.—(A Kent.) Ah! vous voilà libre? Nous parlerons de cela dans quelque autre moment.—Ma bien-aimée Régane, ta soeur est une indigne: ô Régane, elle a attaché la dureté aux dents aiguës ici, comme un vautour (montrant son coeur); à peine puis-je te parler... Non, tu ne pourras pas le croire, de quel caractère dépravé.... Ô Régane!
RÉGANE.—Je vous en prie, seigneur, modérez-vous. J'espère que vous ne savez pas apprécier ce qu'elle vaut plutôt que de la croire capable de manquer à ses devoirs.
LEAR.—Comment cela?
RÉGANE.—Je ne puis penser que ma soeur eût voulu manquer le moins du monde à ce qu'elle vous doit: s'il est arrivé, seigneur, qu'elle ait mis un frein à la licence de vos chevaliers, c'est par de telles raisons et dans des vues si louables qu'elle ne mérite pour cela aucun reproche.
LEAR.—Ma malédiction sur elle!
RÉGANE.—Ah! seigneur, vous êtes vieux; la nature, en vous, touche au dernier terme de sa carrière; vous devriez vous laisser conduire et gouverner par quelque personne prudente, qui comprît votre situation mieux que vous-même. Ainsi donc, je vous prie de retourner vers ma soeur, et de lui dire que vous avez eu tort envers elle.
LEAR.—Moi, lui demander son pardon! voyez donc comme cela conviendrait à la famille! (Il se met à genoux.) «Ma chère fille, j'avoue que je suis vieux; la vieillesse est inutile; je vous demande à genoux de vouloir bien m'accorder des vêtements, un lit et ma nourriture.»
RÉGANE.—Cessez, mon bon seigneur; c'est là un badinage peu convenable. Retournez chez ma soeur.
LEAR se levant.—Jamais, Régane. Elle m'a privé de la moitié de ma suite; elle m'a regardé d'un air sombre, et de sa langue, semblable à celle du serpent, m'a blessé jusqu'au fond du coeur. Que tous les trésors de la vengeance du ciel tombent sur sa tête ingrate! Vents qui saisissez les sens, frappez de paralysie ses jeunes os.
CORNOUAILLES.—Fi! seigneur! fi!
LEAR.—Éclairs agiles, lancez pour les aveugler vos flammes dans ses yeux dédaigneux; empoisonnez sa beauté, vapeurs que du fond des marais aspire le puissant soleil, pour tomber sur elle et flétrir son orgueil!
RÉGANE.—Ô dieux bienheureux! vous m'en souhaiterez autant quand vos accès vous prendront.
LEAR.—Non, Régane, jamais tu n'auras ma malédiction: ton coeur palpitant de tendresse ne t'abandonnera jamais à la dureté; ses yeux sont farouches; mais les tiens consolent et ne brûlent pas. Il n'est pas dans ta nature de me reprocher mes plaisirs, de diminuer ma suite, de contester avec moi d'un ton d'emportement, de réduire ce que tu me dois, et enfin d'opposer des verrous à mon entrée. Tu connais mieux les devoirs de la nature, les obligations des enfants, les règles de la courtoisie, les droits de la reconnaissance: tu n'as pas oublié la moitié de mon royaume que je t'ai donnée.
RÉGANE.—Mon bon seigneur, au fait.
(On entend une trompette derrière le théâtre.)
LEAR.—Qui a mis mon serviteur dans les ceps?
(Entre Oswald.)
CORNOUAILLES.—Quelle est cette trompette?
RÉGANE.—Je la reconnais, c'est celle de ma soeur. Sa lettre m'apprenait en effet qu'elle serait bientôt ici.—Votre maîtresse est-elle arrivée?
LEAR, regardant l'intendant.—Voilà un esclave qui se revêt à peu de frais d'un orgueil fondé sur la fragile faveur de sa maîtresse.—Hors d'ici, valet, loin de ma présence.
CORNOUAILLES.—Que veut dire Votre Seigneurie?
LEAR.—Qui a mis mon serviteur dans les ceps? Régane, je me flatte que tu n'en as rien su. (Entre Gonerille.)—Qui vient ici?—O cieux, si vous aimez les vieillards, si votre douce autorité recommande l'obéissance, si vous-mêmes vous êtes vieux, faites de ceci votre cause; faites descendre votre puissance sur la terre, et prenez mon parti. (A Gonerille.)—Tu n'as pas honte de voir cette barbe?—O Régane! lui prendras-tu la main?
GONERILLE.—Eh! pourquoi ne prendrait-elle pas ma main, seigneur? Quelle offense ai-je commise? N'est pas offense tout ce que l'indiscrétion tourne de cette manière, tout ce que le radotage peut nommer ainsi.
LEAR.—O mes flancs, vous êtes trop solides! Pourquoi ne rompez-vous pas?—Comment se fait-il qu'on ait mis un de mes gens dans les ceps?
CORNOUAILLES.—C'est moi, seigneur, qui l'y ai fait mettre. Ses sottises ne méritaient pas à beaucoup près tant d'honneur.
LEAR.—C'est vous, vous qui l'avez fait?
RÉGANE.—Je vous en prie, mon père, puisque vous êtes faible, prenez-en votre parti.—Si, jusqu'à l'expiration de votre mois, vous voulez retourner chez ma soeur et demeurer avec elle, en congédiant la moitié de vos gens, venez ensuite chez moi: je n'y suis point à présent, et n'ai pas fait les préparatifs nécessaires pour vous recevoir.
LEAR.—Retourner chez elle, et cinquante de mes chevaliers congédiés! Non, j'abjure plutôt les toits, et je préfère m'exposer à la haine des vents; je deviendrai le compagnon du loup et de la chouette!—Poignantes étreintes de la nécessité!—Retourner chez elle! Quoi! on obtiendrait aussi bien de moi de me prosterner devant le trône de ce bouillant roi de France, qui a pris sans dot notre plus jeune fille, et de solliciter comme un écuyer une pension pour soutenir ma pauvre vie! Retourner chez elle! Que ne me persuades-tu plutôt d'être l'esclave, la bête de somme (montrant Oswald) de ce valet détesté.
GONERILLE.—A votre choix, seigneur....
LEAR.—Je t'en prie, ma fille, ne me fais pas devenir fou. Je ne veux pas te déranger, mon enfant. Adieu, nous ne nous rencontrerons plus, nous ne nous reverrons plus. Mais cependant tu es ma chair, mon sang, ma fille; ou plutôt tu es une maladie engendrée dans ma chair, et que je suis obligé d'appeler mienne; tu es un abcès, un ulcère douloureux, une tumeur enflammée, produit de mon sang corrompu.—Mais je ne veux pas te faire de reproches: que la honte tombe sur toi quand il lui plaira; je ne l'appelle pas. Je n'invoque pas les coups de Celui qui porte le tonnerre; je ne fais point de rapports contre toi à Jupiter, notre juge suprême. Corrige-toi quand tu le pourras, deviens meilleure à ton loisir; je puis prendre patience: je puis rester chez Régane, moi et mes cent chevaliers.
RÉGANE.—Non, il n'en peut être tout à fait ainsi, seigneur. Je ne vous attendais pas encore, et je n'ai rien préparé pour vous recevoir comme il convient. Prêtez l'oreille aux propositions de ma soeur. Ceux dont la raison est capable de modérer votre passion doivent prendre leur parti de songer que vous êtes vieux, et qu'ainsi... Mais elle sait bien ce qu'elle fait.
LEAR.—Est-ce là bien parler?
RÉGANE.—J'ose le soutenir, seigneur. Quoi! cinquante chevaliers, n'est-ce pas assez? Qu'avez-vous besoin d'un plus grand nombre, ou même d'en avoir autant, s'il est vrai que l'embarras, le danger, tout parle contre une suite si nombreuse? Comment, dans une seule et même maison, tant de personnes soumises à deux maîtres peuvent-elles vivre en bonne intelligence? Cela est bien difficile, cela est impossible.
GONERILLE.—Eh quoi! seigneur, ne pourriez-vous pas être servi par ceux qui portent le titre de ses serviteurs ou par les miens?
RÉGANE.—Eh! pourquoi pas, seigneur? S'il leur arrivait de se relâcher à votre égard, nous saurions y mettre ordre. Si vous voulez venir chez moi, car je commence à entrevoir un danger, je vous prie de n'en amener que vingt-cinq: je n'ai point de place ni d'attention à donner à un plus grand nombre.
LEAR.—Je vous ai tout donné....
RÉGANE.—Et vous l'avez donné à temps.
LEAR.—Je vous ai fait mes gardiennes, mes dépositaires, mais j'ai mis la réserve de me faire suivre par un nombre de chevaliers. Quoi! je n'en pourrais amener chez vous que vingt-cinq? Régane, est-ce vous qui l'avez dit?
RÉGANE.—Et qui le répète, seigneur: pas un de plus chez moi.
LEAR.—Les méchantes créatures se présentent encore à nous sous un aspect favorable, quand il s'en trouve de plus méchantes qu'elles: c'est avoir quelque titre aux éloges que de n'être pas ce qu'il y a de pis. (A Gonerille.)—J'irai chez toi. Tes cinquante sont le double de vingt-cinq: tu as le double de sa tendresse.
GONERILLE.—Écoutez-moi, mon seigneur: qu'avez-vous besoin de vingt-cinq personnes, de dix, de cinq, pour vous suivre dans une maison où deux fois autant ont ordre de vous servir?
RÉGANE.—Qu'avez-vous même besoin d'une seule?
LEAR.—Ne calcule pas le besoin: le plus vil mendiant a du superflu dans ses plus misérables jouissances. N'accorder à la nature que ce que la nature demande pour ses besoins, c'est mettre la vie de l'homme à aussi bas prix que celle des bêtes. Tu es une grande dame. Eh quoi! si la magnificence consistait seulement à se tenir chaudement, la nature a-t-elle besoin de ces vêtements magnifiques que tu portes, et qui peuvent à peine te tenir chaud? Mais quant aux vrais besoins.....—Ciel! donne-moi patience; c'est de patience que j'ai besoin. Vous me voyez ici, ô dieux! un pauvre vieillard, aussi comblé de douleurs que d'années, misérable par tous les deux! Si c'est vous qui excitez le coeur de ces filles contre leur père, ne m'abaissez pas au point de le supporter patiemment; animez-moi d'une noble colère. Oh! ne souffrez pas que des pleurs, armes des femmes, souillent mon visage d'homme!—Non, sorcières dénaturées, je tirerai de vous une telle vengeance, que le monde entier saura....—Je ferai de telles choses.... Ce que ce sera, je ne le sais pas encore; mais ce sera l'épouvante de la terre.—Vous croyez que je pleurerai; non, je ne pleurerai pas. J'ai bien amplement de quoi pleurer; mais ce coeur éclatera par cent mille ouvertures avant que je pleure.—O fou, je perdrai la raison!
(Sortent Lear, Glocester, Kent et le fou.)
CORNOUAILLES.—Retirons-nous; il va faire de l'orage.
(On entend dans le lointain le bruit du tonnerre.)
RÉGANE.—Cette maison est petite; le vieillard et sa suite ne peuvent s'y loger commodément.
GONERILLE.—C'est sa propre faute; il a quitté de lui-même le lieu où il pouvait être tranquille: il faut qu'il porte la peine de sa folie.
RÉGANE.—Pour lui personnellement, je le recevrai avec plaisir; mais pas un seul de ses serviteurs.
GONERILLE.—C'est aussi mon intention.—Mais où est lord Glocester?
CORNOUAILLES.—Il a suivi le vieillard.—Mais le voilà qui revient.
(Glocester rentre.)
GLOCESTER.—Le roi est dans une violente fureur.
CORNOUAILLES.—Où va-t-il?
GLOCESTER.—Il ordonne qu'on monte à cheval, mais il veut aller je ne sais où.
CORNOUAILLES.—Le mieux est de lui céder; il se conduira lui-même.
GONERILLE.—Milord, ne le pressez nullement de rester.
GLOCESTER.—Hélas! la nuit approche; un vent glacé agite violemment les airs, à plusieurs milles aux environs à peine se trouve-t-il un buisson.
RÉGANE.—Oh! seigneur! il faut bien que les hommes opiniâtres reçoivent quelques leçons des maux qu'ils se sont attirés à eux-mêmes. Fermez vos portes. Il a avec lui une suite de gens déterminés à tout: facile à tromper comme il l'est, la sagesse nous ordonne de redouter ce qu'ils pourraient obtenir de sa colère.
CORNOUAILLES.—Fermez vos portes, milord.—Il fera mauvais temps cette nuit; ma chère Régane est de bon conseil: mettons-nous à l'abri de l'orage.
(Ils sortent.)
FIN DU SECOND ACTE.