Le roman d'un enfant
XLVII
Les lettres de mon frère, écrites serré sur leur papier très mince, continuaient d'arriver de temps à autre, sans régularité, au hasard des navires à voiles qui passaient par là-bas, dans le Grand Océan. Il y en avait de particulières pour moi, de bien longues même, avec d'inoubliables descriptions. Déjà je savais plusieurs mots de la langue d'Océanie aux consonances douces; dans les rêves de mes nuits, je voyais souvent l'île délicieuse et m'y promenais; elle hantait mon imagination comme une patrie chimérique, désirée ardemment mais inaccessible, située sur une autre planète.
Or, pendant notre séjour chez les cousins du Midi, une de ces lettres à mon adresse me parvint, réexpédiée par mon père.
J'allai la lire sur le toit du grenier, du côté où séchaient les prunes. Il me parlait longuement d'un lieu appelé Fataüa, qui était une vallée profonde entre d'abruptes montagnes; «une demi-nuit perpétuelle y régnait, sous de grands arbres inconnus, et la fraîcheur des cascades y entretenait des tapis de fougères rares»... oui... j'entrevoyais cela très bien, beaucoup mieux, à présent que j'avais, moi aussi, autour de moi des montagnes et des vallées humides remplies de fougères... Du reste, c'était décrit d'une façon précise et complète: il ne se doutait pas, mon frère, de la séduction dangereuse que ses lettres exerçaient déjà sur l'enfant qu'il avait laissé si attaché au foyer familial, si tranquille, si religieux...
«C'était seulement dommage, me disait-il en terminant, que l'île délicieuse n'eût pas une porte de sortie donnant quelque part sur la cour de notre maison, sur le grand berceau de chèvrefeuille, par exemple, derrière les grottes du bassin...»
Cette idée d'une sortie dérobée ouvrant dans le mur de notre fond de cour, ce rapprochement surtout entre ce petit bassin construit par mon frère et la lointaine Océanie, me frappèrent singulièrement et, la nuit suivante, voici quel fut mon rêve:
J'entrais dans cette cour; c'était par un crépuscule de mort, comme après que le soleil se serait éteint pour jamais; il y avait dans les choses, dans l'air, une de ces indicibles désolations de rêve, qu'à l'état de veille on n'est même plus capable de concevoir.
Arrivé au fond, près de ce petit bassin tant aimé, je me sentis m'élever de terre comme un oiseau qui prend son vol. D'abord, je flottai indécis comme une chose trop légère, puis je franchis le mur vers le sud-ouest, dans la direction de l'Océanie; je ne me voyais point d'ailes, et je volais couché sur le dos, dans une angoisse de vertige et de chute; je prenais une effroyable vitesse, comme celle des pierres de fronde, des astres fous tournoyant dans le vide; au-dessous de moi fuyaient des mers et des mers, blêmes et confuses, toujours par ce même crépuscule de monde qui va finir... Et, après quelques secondes, subitement, les grands arbres de la vallée de Fataüa m'entourèrent dans l'obscurité: j'étais arrivé.
Là, dans ce site, je continuai de rêver, mais en cessant de croire à mon rêve,—tant l'impossibilité d'être jamais réellement là-bas s'imposait à mon esprit,—et puis, trop souvent, j'avais été dupe de ces visions-là, qui s'en allaient toujours avec le sommeil. Je redoutais seulement de me réveiller, tant cette illusion, même incomplète, me ravissait ainsi. Cependant, les tapis de fougères rares étaient bien là; dans la nuit plus épaisse, presque à tâtons, j'en cueillais, en me disant: «Au moins ces plantes, elles doivent être réelles après tout, puisque je les touche, puisque je les ai dans ma main; elles ne pourront pas s'envoler quand mon rêve s'évanouira.» Et je les serrais de toutes mes forces, pour être plus sûr de les retenir...
Je me réveillai. Le beau jour d'été se levait; dans le village, les bruits de la vie étaient commencés: le continuel jacassement des poules, déjà en promenade par les rues, et le va-et-vient du métier des tisserands, me rendant du premier coup la notion du lieu où j'étais. Ma main vide restait encore fermée, crispée, les ongles presque marqués sur la chair, pour mieux garder l'imaginaire bouquet de Fataüa, l'impalpable rien du rêve...
XLVIII
Très vite je m'étais attaché à mon grand cousin et à ma grande cousine de là-bas, les tutoyant comme si je les avais toujours connus. Je crois qu'il faut le lien du sang pour créer de ces intimités d'emblée, entre gens qui, la veille, ignoraient même l'existence les uns des autres. J'aimais aussi mon oncle et ma tante; ma tante surtout, qui me gâtait un peu, qui était extrêmement bonne et belle à regarder encore, malgré ses soixante ans, malgré ses cheveux tout gris, sa mise de grand'mère. Elle était une personne comme il n'en existera bientôt plus, à notre époque où tout se nivelle et tout se ressemble. Née dans les environs, d'une des familles les plus anciennes, elle n'était jamais sortie de cette province de France; ses manières, son hospitalité aimable, sa courtoisie, portaient un cachet local, et ce détail était pour me plaire.
Par opposition avec mon petit passé calfeutré, je vivais ici complètement dehors, dans les chemins, sur les portes, dans les rues.
Et elles étaient étranges et charmantes pour moi, ces rues étroites, pavées de cailloux noirs comme en Orient, et bordées de maisons gothiques ou Louis XIII.
Je connaissais à présent tous les recoins, places, carrefours, ruelles de ce village, et la plupart des bonnes gens campagnards qui y habitaient.
Ces femmes qui passaient devant la maison de mon oncle, paysannes avec des goitres, revenant des champs et des vignes avec des corbeilles de fruits sur la tête, s'arrêtaient toujours pour m'offrir les raisins les plus dorés, les plus délicieuses pêches.
Et j'étais charmé aussi de ce patois méridional, de ces chants montagnards, de tout cet incontestable dépaysement, dont l'impression me revenait de partout à la fois.
Encore aujourd'hui, quand il m'arrive de jeter les yeux sur quelqu'un de ces objets que je rapportais de là-bas pour mon musée, ou sur quelqu'une de ces petites lettres que j'écrivais chaque jour à ma mère, je sens tout à coup comme du soleil, de l'étrangeté neuve, des odeurs de fruits du Midi, de l'air vif de montagne, et je vois bien alors qu'avec mes longues descriptions, dans ces pages mortes, je n'ai rien su mettre de tout cela.
XLIX
Ces petits de Sainte-Hermangarde, dont on m'avait depuis si longtemps parlé, arrivèrent à la mi-septembre. Leur château de Sainte-Hermangarde était situé au nord, du côté de la Corrèze; et ils venaient tous les ans passer ici l'automne, dans un très vieil hôtel délabré qui touchait à l'habitation de mon oncle.
Deux garçons cette fois, et un peu mes aînés. Mais, contrairement à ce que j'avais craint, leur compagnie me plut tout de suite. Habitués à vivre une partie de l'année à la campagne sur leurs terres, ils avaient déjà des fusils, de la poudre; ils chassaient. Ils apportèrent donc dans mes jeux une note tout à fait nouvelle. Leur domaine de Bories devint un de nos centres d'opérations; là tout était à nos ordres, les gens, les bêtes et les granges. Et un de nos amusements favoris pendant cette fin de vacances fut de construire d'énormes ballons de papier, de deux ou trois mètres de haut, que nous gonflions en brûlant au-dessous des gerbes de foin, et puis que nous regardions s'élever, partir, se perdre au loin dans les champs ou les bois.
Mais ces petits de Sainte-Hermangarde étaient, eux aussi, des enfants un peu à part, élevés par un précepteur dans des idées différentes de celles qui se prennent au lycée; quand il y avait divergence d'avis entre nous pour ces jeux, c'était à qui céderait par courtoisie; et alors leur contact ne pouvait guère me préparer aux froissements de l'avenir.
Or, un jour, ils vinrent gentiment me faire cadeau d'un papillon fort rare: le «citron-aurore», qui est d'un jaune pâle un peu vert, comme le «citron» commun, mais qui porte, sur les ailes supérieures, une sorte de nuage délicieusement rose, d'une teinte de soleil levant. C'était, disaient-ils, dans leur domaine de Bories, sur les regains d'automne, qu'ils venaient de le prendre—avec tant de précautions du reste qu'aucune trace de leurs doigts n'apparaissait sur ses couleurs fraîches. Et quand je le reçus de leurs mains, vers midi, dans le vestibule de la maison de mon oncle, toujours fermé dans la journée à cause de la lourde chaleur du dehors, on entendait, à la cantonade, mon grand cousin qui chantait, d'une voix atténuée en fausset plaintif de montagnard. Il se faisait quelquefois cette voix-là, qui me causait maintenant une mélancolie étrange dans le silence des derniers midis de septembre. Et c'était toujours pour recommencer la même vieille chanson: «Ah! ah! la bonne histoire...» qu'il laissait aussitôt mourir sans l'achever jamais. À partir de ce moment donc, le domaine de Bories, le papillon aurore, et le petit refrain mélancolique de la «bonne histoire» furent inséparablement liés dans mon souvenir...
Vraiment, je crains de parler trop souvent de ces associations incohérentes d'images qui m'étaient jadis si habituelles; c'est la dernière fois, je n'y reviendrai plus. Mais on verra combien il était important, pour ce qui va suivre, de noter encore cette association-là.
L
Nous revînmes au commencement d'octobre. Mais un événement bien pénible pour moi marqua ce retour: on me mit au collège! Comme externe bien entendu; et encore allait-il sans dire que je serais toujours conduit et ramené, par crainte des mauvaises fréquentations. Mon temps d'études universitaires devait se réduire à quatre années de l'externat le plus libre et le plus fantaisiste.
Mais c'est égal, à partir de cette date fatale, mon histoire se gâte beaucoup.
La rentrée était à deux heures de l'après-midi, et par une de ces délicieuses journées d'octobre, chaudes, tranquillement ensoleillées, qui sont comme un adieu très mélancolique de fêté. Il eût fait si beau, hélas! là-bas, sur les montagnes, dans les bois effeuillés, dans les vignes roussies!
Au milieu d'un flot d'enfants qui parlaient tous à la fois, je pénétrai dans ce lieu de souffrance. Ma première impression fut toute d'étonnement et de dégoût, devant la laideur des mots barbouillés d'encre, et devant les vieux bancs de bois luisants, usés, tailladés à coups de canif, où l'on sentait que tant d'écoliers avaient souffert. Sans me connaître, ils me tutoyaient, mes nouveaux compagnons, avec des airs protecteurs ou même narquois; moi, je les dévisageais timidement, les trouvant effrontés et, pour la plupart, fort mal tenus.
J'avais douze ans et demi, et j'entrais en troisième; mon professeur particulier avait déclaré que j'étais de force à suivre, si je voulais, bien que mon petit savoir fût très inégal. On composait ce premier jour, en version latine, pour le classement d'entrée, et je me rappelle que mon père m'attendait lui-même assez anxieusement à la sortie de cette séance d'essai. Je lui répondis que j'étais second sur une quinzaine, étonné qu'il parût attacher tant d'importance à une chose qui m'intéressait si peu. Ça m'était bien égal à moi! Navré comme j'étais, en quoi ce détail pouvait-il m'atteindre?
Plus tard, du reste, je n'ai pas connu davantage l'émulation. Être dernier m'a toujours paru le moindre des maux qu'un collégien est appelé à souffrir.
Les semaines qui suivirent furent affreusement pénibles. Vraiment je sentais mon intelligence se rétrécir sous la multiplicité des devoirs et des pensums; même le champ de mes petits rêves se formait peu à peu. Les premiers brouillards, les premières journées grises ajoutaient à tout cela leur désolée tristesse. Les ramoneurs savoyards étaient aussi revenus, poussant leur cri d'automne, qui déjà, les années précédentes, me serrait le cœur à me faire pleurer. Quand on est enfant, l'approche d'un hiver amène des impressions irraisonnées de fin de toutes choses, de mort par le sombre et par le froid; les durées semblent si longues, à cet âge, qu'on n'entrevoit même pas le renouveau d'après qui ramènera tout.
Non, c'est quand on est déjà pas mal avancé dans la vie et qu'il faudrait au contraire faire plus de cas de ses saisons comptées, c'est seulement alors qu'on regarde un hiver comme rien.
J'avais un calendrier où j'effaçais lentement les jours; vraiment, au début de cette année de collège, j'étais oppressé par la perspective de tant de mois, et de mois interminables comme ils étaient alors, dont il faudrait subir le passage avant d'atteindre seulement ces vacances de Pâques, ce répit de huit jours dans l'ennui et la souffrance; j'étais sans courage, parfois j'avais des instants de désespoir, devant la longueur traînante du temps.
Bientôt le froid, le vrai froid vint, aggravant encore les choses. Oh! ces retours du collège, les matins de décembre, quand pendant deux mortelles heures on s'était chauffé à l'horrible charbon de terre, et qu'il fallait subir le vent glacé de la rue pour rentrer chez soi! Les autres petits gambadaient, sautaient, se poussaient, savaient faire des glissades quand par hasard les ruisseaux étaient gelés... Moi, je ne savais pas, et puis cela m'eût semblé de la plus haute inconvenance; du reste on me ramenait et je revenais posément, transi; humilié d'être conduit, raillé quelquefois par les autres, pas populaire parmi ceux de ma classe, et dédaigneux de ces compagnons de chaîne avec lesquels je ne me sentais pas une idée commune.
Le jeudi même, il y avait des devoirs qui duraient tout le jour. Des pensums aussi, d'absurdes pensums, que je bâclais d'une affreuse écriture déformée, ou par lesquels j'essayais toutes les ruses écolières, décalcages et porte-plumes à cinq becs.
Et dans mon dégoût de la vie, je ne me soignais même plus; je recevais maintenant des remontrances pour être mal peigné, pour avoir les mains sales (d'encre s'entend)... Mais si j'insistais, je finirais par mettre dans mon récit tout le pâle ennui de ce temps-là.
LI
«Gâteaux! gâteaux! mes bons gâteaux tout chauds!» Elle avait repris ses courses nocturnes, son pas rapide et son refrain, la bonne vieille marchande. Régulière comme un automate, elle passait, avec le même empressement, aux mêmes heures. Et les longues veillées d'hiver étaient recommencées, pareilles à celles de tant d'années précédentes, pareilles encore à celles de deux ou trois années qui suivirent.
À huit heures toujours, les dimanches soir, arrivaient nos voisins les D***, avec Lucette, et d'autres voisins aussi, avec une toute petite fille appelée Marguerite qui venait de se glisser dans mon intimité.
Cette année-là, un nouveau divertissement fut inauguré, pour la clôture de ces soirées des dimanches d'hiver sur lesquelles flottait plus attristante que jamais la pensée des devoirs du lendemain. Après le thé, quand je pressentais que c'était fini, qu'on allait partir, j'entraînais cette petite Marguerite dans la salle à manger, et nous nous mettions à courir comme des fous autour de la table ronde, faisant à qui attraperait l'autre, avec une espèce de rage. Elle était tout de suite attrapée, cela va sans dire, moi presque jamais; aussi était-ce toujours elle qui poursuivait, et avec acharnement, en frappant des mains sur la table, en criant, en menant un tapage d'enfer. À la fin, les tapis étaient retournés, les chaises dérangées, tout au pillage. Nous trouvions cela stupide, nous les premiers,—et c'était du reste beaucoup plus enfant que mon âge. Je ne savais même rien de mélancolique comme ce jeu des fins de dimanche, sur lequel planait l'effroi de recommencer demain matin la pénible série des classes. C'était simplement une manière de prolonger in extremis cette journée de trêve; une manière de m'étourdir à force de bruit. C'était aussi comme un défi jeté à ces devoirs qui n'étaient jamais faits, qui pesaient sur ma conscience, qui troubleraient bientôt mon sommeil, et qu'il faudrait bâcler avec fièvre demain matin dans ma chambre, à la lueur d'une bougie, ou à l'aube grise et glacée, avant l'heure odieuse de repartir pour le collège.
On était un peu consterné, au salon, d'entendre de loin cette bacchanale; de voir surtout qu'elle m'amusait maintenant plus que les sonates à quatre mains, plus que la «belle bergère» ou les «propos discordants».
Et ce tournoiement triste autour de cette table fut recommencé tous les dimanches, sur la pointe de dix heures et demie, pendant au moins deux hivers... Le collège ne me valait rien décidément, et encore moins les pensums; tout cela, qui m'avait pris trop tard et à rebours, me diminuait, m'éteignait, m'abêtissait. Même au point de vue du frottement avec mes pareils, le but qu'on avait cru atteindre était manqué aussi complètement que possible. Peut-être, si j'avais partagé leurs jeux et leurs bousculades... Mais je ne les voyais jamais qu'en classe, sous la férule des professeurs, c'était insuffisant; j'étais déjà devenu un petit être trop spécial pour rien prendre de leur manière; alors je m'enfermais et m'accentuais encore plus dans la mienne. Presque tous plus âgés et plus développés que moi, ils étaient beaucoup plus délurés aussi, et plus avancés pour les choses pratiques de la vie; de là chez eux une sorte de pitié et d'hostilité vis-à-vis de moi, que je leur rendais en dédain, sentant combien ils auraient été incapables de me suivre dans certaines envolées de mon imagination.
Avec les petits paysans des montagnes ou les petits pêcheurs de l'île je n'avais jamais été fier; nous nous entendions par des côtés communs de simplicité un peu primitive et d'extrême enfantillage; à l'occasion, j'avais joué avec eux comme avec des égaux. Tandis que j'étais fier avec ces enfants du collège, qui, eux, me trouvaient bizarre et poseur. Il m'a fallu bien des années pour corriger cet orgueil, pour redevenir simplement quelqu'un comme tout le monde; surtout pour comprendre qu'on n'est pas au-dessus de ses semblables, parce que—pour son propre malheur—on est prince et magicien dans le domaine du rêve...
LII
Le théâtre de Peau-d'Âne, très agrandi en profondeur, avec une série prolongée de portants, était maintenant monté à poste fixe chez tante Claire. La petite Jeanne, plus intéressée depuis les nouveaux déploiements de mise en scène, venait plus souvent; elle peignait des fonds, sous mes ordres, et j'aimais ces moments-là où je reprenais sur elle toute ma supériorité. Nous possédions maintenant, dans nos réserves, de pleines boîtes de personnages ayant chacun leur nom et leur rôle, et, pour les défilés fantastiques, des régiments de monstres, de bêtes, de gnomes, modelés en pâte et peints à l'aquarelle.
Je me souviens de notre satisfaction, de notre enthousiasme, le jour où fut essayé le grand décor circulaire sans portants qui représentait le «vide». Des petits nuages roses, éclairés par côté au jour frisant, erraient dans une étendue bleue que des voiles de gaze rendaient indécise. Et le char d'une fée aux cheveux de soie, trainé par deux papillons, s'avançait au milieu, soutenu par d'invisibles fils.
Cependant rien n'aboutissait complètement, parce que nous ne savions pas nous borner; c'étaient chaque fois des conceptions nouvelles, toujours de plus étonnants projets, et la répétition générale était reculée de mois en mois, jusque dans un avenir improbable...
Toutes les entreprises de ma vie auront, ou ont eu déjà, le sort de cette Peau-d'Âne...
LIII
Parmi ces professeurs qui sévirent si cruellement contre moi pendant mes années de collège—et qui avaient tous des surnoms—les plus terribles, sans contredit, furent le Bœuf Apis et le Grand-Singe-Noir. (J'espère que s'ils lisaient ceci, ils comprendraient à quel point de vue enfantin je me replace pour l'écrire. Si je les retrouvais aujourd'hui, j'irais sans nul doute à eux la main tendue, en m'excusant d'avoir été leur élève très indocile).
Oh! le Grand-Singe surtout, je le haïssais! Quand du haut de sa chaire il laissait tomber cette phrase: «Vous me ferez cent lignes, vous, le petit sucré là-bas!» je lui aurais sauté à la figure comme un chat outragé. Il a, le premier, éveillé en moi ces violences soudaines qui devaient faire partie de mon caractère d'homme et que rien ne laissait prévoir chez l'enfant plutôt patient et doux que j'étais.
Et cependant, il serait inexact de dire que j'aie été tout à fait un mauvais élève; inégal plutôt, à surprises; un jour premier, dernier le lendemain, mais restant en somme dans une moyenne acceptable, avec toujours, à la fin de l'année, les prix de version.
Rien que ceux-là, par exemple,—et je m'étonnais que tout le monde ne les eût pas, tant cela me semblait facile. J'avais au contraire le thème extrêmement rebelle; la narration, encore davantage.
Je désertais de plus en plus mon propre bureau, et c'était chez tante Claire, à côté de l'ours aux pralines, que je subissais avec plus de résignation la torture des devoirs; sur le mur, dans un recoin caché de la boiserie de cette chambre, un portrait à la plume du Grand-Singe subsiste encore, avec d'autres bonshommes de fantaisie; l'encre a pâli, jauni, mais on les a respectés et, quand je les regarde, je retrouve encore du mortel ennui, de l'étouffement glacé,—des impressions de collège, enfin.
Tante Claire était plus que jamais ma ressource, par ces temps durs, cherchant toujours mes mots dans les dictionnaires et se condamnant même souvent à faire à ma place, d'une écriture imitée, les pensums du Grand-Singe.
LIV
—Apporte-moi, je te prie, le... deuxième... non, le troisième... tiroir de ma chiffonnière.
C'est maman qui parle, s'amusant elle-même de ces tiroirs qu'elle me demande chaque jour depuis des années,—et quelquefois pour le seul plaisir de me les demander, sans en avoir un besoin bien réel. (C'était un des premiers services que j'avais su lui rendre étant tout petit: lui apporter suivant les cas l'un ou l'autre de ces tiroirs en miniature. Et la tradition nous en est longtemps restée.)
À l'époque de ma vie où j'en suis arrivé, c'est généralement le soir que se passe cette promenade de tiroirs, à mon retour du collège, quand déjà le jour baisse; maman est assise à sa place accoutumée, causant ou brodant près de sa fenêtre, sa corbeille à ouvrage devant elle; et la chiffonnière, dont les différents compartiments lui deviennent tour à tour utiles, est située assez loin, dans l'antichambre.
Une chiffonnière Louis XV, bien vénérable pour avoir appartenu à nos grand-grand'mères. On y trouve de très anciennes petites boîtes peinturlurées, qui ont dû être là de tout temps et que les doigts des aïeules touchaient sans doute chaque jour. Il va sans dire que je connais tous les secrets de ces compartiments, maintenus dans un ordre immuable; il y a l'étage des soies, qui sont classées dans des sacs en rubans; il y a celui des aiguilles, celui des petites soutaches et celui des petits crochets. Et l'arrangement de ces choses est tel encore sans doute que l'avaient conçu les aïeules dont ma mère a continué la sainte activité.
Apporter ces tiroirs de chiffonnière, a été une des joies, un des orgueils de ma première enfance, et rien n'a changé dans leur organisation depuis cette époque-là. Ils m'ont inspiré de tout temps le plus tendre respect; ils sont absolument mêlés pour moi à l'image de ma mère et à tout ce que ces mains bienfaisantes, si agiles au travail, ont fabriqué de jolies petites choses,—jusqu'à la dernière de ses broderies, qui fut un mouchoir pour moi.
Vers mes dix-sept ans, après de terribles revers—à une époque tourmentée que ce récit n'embrassera pas, mais dont je puis bien parler puisque j'ai déjà tant de fois, dans de précédents chapitres, empiété sur l'avenir—il m'a fallu, pendant quelques mois envisager la terreur de me séparer de cette maison familiale et de ce qu'elle contenait de si précieux; alors, dans les moments où je me mettais à passer en revue, avec un recueillement funèbre, tous les souvenirs qui allaient m'être arrachés, une de mes cruelles angoisses était de me dire: «Jamais plus je ne reverrai l'antichambre où était cette chiffonnière, jamais plus je ne pourrai apporter à maman ces chers tiroirs...»
Et sa corbeille à ouvrage, toujours celle d'autrefois, que je l'ai priée de ne jamais changer, même malgré un peu d'usure,—et les différents petits bibelots qui s'y trouvent, étuis, boîtes pour les aiguilles, écrous pour tenir les broderies!—L'idée que je pourrai connaître un temps où les mains bien aimées qui touchent journellement ces choses ne les toucheront jamais plus, m'est une épouvante horrible contre laquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai, évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité de reliques; mais après, à qui écherra cet héritage qu'on ne comprendra plus; que deviendront ces pauvres petits riens que je chéris?
Cette corbeille à ouvrage de maman et ces tiroirs de chiffonnière, c'est sans doute ce que j'abandonnerai avec le plus de mélancolie et d'inquiétude, quand il faudra m'en aller de ce monde...
Très puéril en vérité, et j'en suis confus;—cependant je crois que je pleure presque, en écrivant cela...
LV
Avec le tracas toujours croissant des devoirs, depuis bien des mois je n'avais plus le temps de lire ma Bible, à peine de faire le matin ma prière.
Je continuais d'aller très régulièrement au temple chaque dimanche; du reste nous y allions tous ensemble. Je respectais le banc de famille, depuis si longtemps connu,—et cette place conservera même toujours pour moi quelque chose d'à part, qui lui vient de ma mère.
C'était là cependant, au temple, que ma foi ne cessait de recevoir les atteintes les plus redoutables: celles du froid et de l'ennui. En général, les commentaires, les raisonnements humains, m'amoindrissaient toujours la Bible et l'Évangile, m'enlevaient des parcelles de leur grande poésie sombre et douce. Il était déjà très difficile de toucher à ces choses, devant un petit esprit comme le mien, sans les abîmer. Le culte de chaque soir en famille ramenait seul en moi un vrai recueillement religieux parce qu'alors les voix qui lisaient ou qui priaient m'étaient chères, et cela changeait tout.
Et puis, de mes contemplations continuelles des choses de la nature, de mes méditations devant les fossiles venus des montagnes ou des falaises et entassés dans mon musée, naissait déjà, au fin fond de moi-même, un vague panthéisme inconscient.
En somme, ma foi, encore très enracinée, très vivante, était couverte à présent d'un voile de sommeil, qui la laissait capable de se réveiller à certaines heures, mais qui, en temps ordinaire, en annulait presque les effets. D'ailleurs, je me sentais troublé pour prier; ma conscience, restée timorée, n'était jamais tranquille quand je me mettais à genoux,—à cause de mes malheureux devoirs toujours plus ou moins escamotés, à cause de mes rébellions contre le Bœuf Apis ou le Grand-Singe, que j'étais obligé de cacher, de déguiser quelquefois jusqu'à friser le mensonge. J'avais de cuisants remords de tout cela, des instants de détresse morale et alors, pour y échapper, je me jetais plus qu'autrefois dans des jeux bruyants et des fous rires; à mes heures de conscience plus particulièrement troublée, n'osant pas affronter le regard de mes parents, c'était avec les bonnes que je me réfugiais, pour jouer à la paume, sauter à la corde, faire tapage.
Il y avait bien deux ou trois ans que j'avais cessé de parler de ma vocation religieuse et je comprenais à présent combien tout cela était fini, impossible; mais je n'avais rien trouvé d'autre pour mettre à la place. Et quand des étrangers demandaient à quelle carrière on me destinait, mes parents, un peu anxieux de mon avenir, ne savaient que répondre; moi encore bien moins...
Cependant mon frère, qui se préoccupait, lui aussi, de cet avenir indéchiffrable, émit un jour l'idée—dans une de ses lettres qui pour moi sentaient toujours les lointains pays enchantés—que le mieux serait de faire de moi un ingénieur, à cause de certaine précision de mon esprit, de certaine facilité pour les mathématiques, qui était, du reste, une anomalie dans mon ensemble. Et, après qu'on m'eut consulté et que j'eus répondu négligemment: «Je veux bien, ça m'est égal,» la choses parut décidée.
Cette période pendant laquelle je fus destiné à l'École polytechnique dura un peu plus d'un an. Là où ailleurs, qu'est-ce que cela pouvait me faire? Quand je regardais les hommes d'un certain âge qui m'entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plus honorables, les plus justement respectées auxquelles je pusse prétendre, et que je me disais: il faudra un jour être comme l'un d'eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout... alors une désespérance sans bornes me prenait; je n'avais envie de rien de possible ni de raisonnable; j'aurais voulu plus que jamais rester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu'il faudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante.
LVI
Deux jours par semaine, pendant les classes d'histoire, j'étais mêlé aux élèves des cours de marine, qui portaient des ceintures rouges pour se donner des airs de matelots et qui dessinaient sur leurs cahiers des ancres ou des navires.
Je ne songeais point à cette carrière-là pour moi-même; à peine deux ou trois fois y avais-je arrêté mon esprit, mais plutôt avec inquiétude: c'était la seule cependant qui pût m'attirer par tout son côté de voyages et d'aventures; mais elle m'effrayait aussi plus qu'aucun autre, à cause de ses longs exils que la foi ne m'aiderait plus à supporter comme au temps de ma vocation de missionnaire.
S'en aller comme mon frère; quitter pour des années ma mère et tous ceux que j'aimais; pendant des années, ne pas voir ma chère petite cour reverdir au printemps, ni les roses fleurir sur nos vieux murs, non, je ne me sentais pas ce courage.
Surtout, il me semblait établi a priori, à cause sans doute de mon genre d'éducation, qu'un tel métier, si rude, ne pouvait être pour moi. Et je savais très bien d'ailleurs, par quelques mots prononcés en ma présence, que si l'idée folle m'en venait jamais, mes parents repousseraient cela bien loin, n'y consentiraient à aucun prix.
LVII
Très nostalgiques à présent, les impressions que me causait mon musée, quand j'y montais les jeudis d'hiver, après avoir fini mes devoirs ou mes pensums, et toujours un peu tard; la lumière baissant déjà, l'échappée de vue sur les grandes plaines s'embrumant en un gris rosé extrêmement triste. Nostalgie de l'été, nostalgie du soleil et du Midi, amenée par tous ces papillons du jardin de mon oncle, qui étaient rangés là sous des verres, par tous ces fossiles des montagnes, qui avaient été ramassés là-bas en compagnie des petits Peyral.
C'était l'avant-goût de ces regrets d'ailleurs, qui plus tard, après les longs voyages aux pays chauds, devaient me gâter mes retours au foyer, mes retours d'hiver.
Oh! il y avait surtout le papillon «citron aurore»! À certains moments, j'éprouvais un amer plaisir à le fixer, pour approfondir et chercher à comprendre la mélancolie qui me venait de lui. Il était dans une vitrine du fond; ses deux nuances si fraîches et si étranges, comme celle d'une peinture de Chine, d'une robe de fée, s'avivaient l'une par l'autre, formaient un ensemble lumineux quand venait le crépuscule gris et quand déjà les autres papillons ses voisins paraissaient ne plus être que de vilaines petites chauves-souris noirâtres.
Dès que mes yeux s'arrêtaient sur lui, j'entendais la chanson traînante, somnolente, en fausset montagnard: «Ah! ah! la bonne histoire!...» puis je revoyais le porche blanchi du domaine de Bories, au milieu d'un silence de soleil et d'été. Alors un immense regret me prenait des vacances passées; tristement je constatais le recul où elles étaient déjà dans les temps accomplis et le lointain où se tenaient encore les vacances à venir; puis d'autres sentiments inexpressibles m'arrivaient aussi, sortis toujours des mêmes insondables dessous, et complétant un bien étrange ensemble.
Ce rapprochement du papillon, de la chanson et de Bories, continua longtemps de me causer des tristesses que tout ce que j'ai essayé de dire n'explique pas suffisamment; cela dura jusqu'à l'époque où un grand vent d'orage passa sur ma vie, emportant la plupart de ces petites choses d'enfance.
Quelquefois, en présence du papillon, dans le calme gris des soirs d'hiver, j'allais jusqu'à chanter moi-même le petit refrain plaintif de la «bonne histoire» en me faisant la voix très flûtée qu'il fallait; alors le porche de Bories m'apparaissait plus nettement encore, lumineux et désolé, par un midi de septembre; c'était un peu comme l'association qui s'est faite plus tard dans ma tête entre les chants en fausset plaintif des Arabes et les blancheurs de leurs mosquées, les suaires de chaux de leurs portiques...
Il existe encore, ce papillon, dans tout l'éclat de ses deux nuances bizarres, momifié sous sa vitre, aussi frais qu'autrefois, et il est resté pour moi une sorte de gris-gris auquel je tiens beaucoup. Ces petits de Sainte-Hermangarde,—que j'ai perdus de vue depuis des années et qui sont maintenant attachés d'ambassade quelque part en Orient,—s'ils lisent ceci, seront bien étonnés sans doute d'apprendre quel prix les circonstances ont donné à leur cadeau.
LVIII
De ces hivers, empoisonnés maintenant par la vie de collège, l'événement capital était toujours la fête des étrennes.
Dès la fin de novembre, nous avions coutume, ma sœur, Lucette et moi, d'afficher chacun la liste des choses qui nous faisaient envie; dans nos deux familles, tout le monde nous préparait des surprises, et le mystère qui entourait ces cadeaux était mon grand amusement des derniers jours de l'année. Entre parents, grand'mères et tantes, commençaient, pour m'intriguer davantage, de continuelles conversations à mots couverts; des chuchotements, qu'on faisait mine d'étouffer dès que je paraissais...
Entre Lucette et moi, cela devenait même un vrai jeu de devinettes. Comme pour les «Mots à double sens», on avait le droit de se poser certaines questions déterminées,—par exemple, la très saugrenue que voici: «Ça a-t-il des poils de bête?»
Et les réponses étaient dans ce genre:
—Ce que ton père te donne (un nécessaire de toilette en peau) en a eu, mais n'en a plus; cependant, à quelques parties de l'intérieur (les brosses), on a cru devoir en ajouter de postiches. Ce que ta maman te donne (une fourrure avec un manchon) en a quelques-uns encore. Ce que ta tante te donne (une lampe) aide à mieux voir ceux qu'ont les bêtes sur le dos; mais... attends, oui, je crois bien que ça n'en a pas soi-même...
Par les crépuscules de décembre, entre chien et loup, quand on était assis sur les petits tabourets bas, devant les feux de bois de chêne, on poursuivait la série de ces questions de jour en jour plus palpitantes, jusqu'au 31, jusqu'au grand soir des mystères dévoilés...
Ce soir là, les cadeaux des deux familles, enveloppés, ficelés, étiquetés, étaient réunis sur des tables, dans une salle dont l'entrée nous avait été interdite, à Lucette et à moi, depuis la veille. À huit heures, on ouvrait les portes et tout le monde pénétrait en cortège, les aïeules les premières, chacun venant chercher son lot dans ce fouillis de paquets blancs attachés de faveurs. Pour moi, entrer là était un moment de joie telle que, jusqu'à douze ou treize ans, je n'ai jamais pu me tenir de faire des sauts de cabri, en manière de salut, avant de franchir le seuil.
On faisait ensuite un souper de onze heures, et quand la pendule de la salle à manger sonnait minuit, tranquillement, de son même timbre impassible, on se séparait, aux premières minutes d'une de ces années d'autrefois, enfouies à présent sous la cendre de tant d'autres.
Je me couchais ce soir-là avec toutes mes étrennes dans ma chambre auprès de moi, gardant même sur mon lit les préférées. Je m'éveillais ensuite de meilleure heure que de coutume pour les revoir; elles enchantaient ce matin d'hiver, premier de l'année nouvelle.
Une fois, il y eut dans le nombre un grand livre à images, traitant du monde antédiluvien.
Les fossiles avaient commencé de m'initier aux mystères des créations détruites.
Je connaissais déjà plusieurs de ces sombres bêtes, qui, aux temps géologiques, ébranlaient les forêts primitives de leurs pas lourds; depuis longtemps, je m'inquiétais d'elles,—et je les retrouvai là toutes, dans leur milieu, sous leur ciel de plomb, parmi leurs hautes fougères.
Le monde antédiluvien, qui déjà hantait mon imagination, devint un de mes plus habituels sujets de rêve; souvent, en y concentrant toute mon attention, j'essayais de me représenter quelque monstrueux paysage d'alors, toujours par les mêmes crépuscules sinistres, avec des lointains pleins de ténèbres; puis, quand l'image ainsi créée arrivait tout à fait au point comme une vision véritable, il s'en dégageait pour moi une tristesse sans nom, qui en était comme l'âme exhalée,—et aussitôt c'était fini, cela s'évanouissait.
Bientôt aussi un nouveau décor de Peau-d'Âne s'ébaucha, qui représentait un site de la période du lias: c'était, dans une demi-obscurité, sous d'accablantes nuées, un morne marécage où, parmi des prêles et des fougères, remuaient lentement des bêtes disparues.
Du reste, Peau-d'Âne commençait à ne plus être Peau-d'Âne; je renonçais peu à peu aux personnages, qui me choquaient maintenant par leurs inadmissibles attitudes de poupées; ils dormaient déjà, les pauvres petits, relégués dans ces boîtes d'où sans doute on ne les exhumera jamais.
Mes nouveaux décors n'avaient plus rien de commun avec la pièce: des dessous de forêts vierges, des jardins exotiques, des palais d'Orient nacrés et dorés; tous mes rêves enfin, que j'essayais de réaliser là avec mes petits moyens d'alors, en attendant mieux, en attendant l'improbable mieux de l'avenir...
LIX
Cependant, après ce pénible hiver passé sous la coupe du Bœuf Apis et du Grand-Singe, le printemps revint encore, très troublant toujours pour les écoliers, qui ont des envies de courir, qui ne tiennent plus en place, que les premiers jours tièdes mettent hors d'eux-mêmes. Les rosiers poussaient partout sur nos vieux murs; ma chère petite cour devenait de nouveau bien tentante, au soleil de mars, et je m'y attardais longuement à regarder s'éveiller les insectes et voler les premiers papillons, les premières mouches. Peau-d'Âne même en était négligée.
On ne venait plus me conduire au collège ni m'y chercher; j'avais obtenu la suppression de cet usage, qui me rendait ridicule aux yeux de mes pareils. Et souvent, pour m'en revenir, je faisais un léger détour par les remparts tranquilles, d'où l'on voyait les villages et un peu des lointains de la campagne.
Je travaillais avec moins de zèle que jamais, ce printemps-là; le beau temps qu'il faisait dehors me mettait la tête à l'envers.
Et une des parties où j'étais le plus nul était assurément la narration française; je rendais généralement le simple «canevas» sans avoir trouvé la moindre «broderie» pour l'orner. Dans la classe, il y en avait un qui était l'aigle du genre et dont on lisait toujours à haute voix les élucubrations. Oh! tout ce qu'il glissait là dedans de jolies choses! (Il est devenu, dans un village de manufactures, le plus prosaïque des petits huissiers.) Un jour que le sujet proposé était: «Un naufrage», il avait trouvé des accents d'un lyrisme!... et j'avais donné, moi, une feuille blanche avec le titre et ma signature. Non, je ne pouvais pas me décider à développer les sujets du Grand-Singe: une espèce de pudeur instinctive m'empêchait d'écrire les banalités courantes, et quant à mettre des choses de mon cru, l'idée qu'elles seraient lues, épluchées par ce croque-mitaine, m'arrêtait net.
Cependant j'aimais déjà écrire, mais pour moi tout seul par exemple, et en m'entourant d'un mystère inviolable. Pas dans le bureau de ma chambre, que souillaient mes livres et mes cahiers de collège, mais dans le très petit bureau ancien qui faisait partie du mobilier de mon musée, existait déjà quelque chose de bizarre qui représentait mon journal intime, première manière. Cela avait des aspects de grimoire de fée ou de manuscrit d'Assyrie; une bande de papier sans fin s'enroulait sur un roseau; en tête, deux espèces de sphinx d'Égypte, à l'encre rouge, une étoile cabalistique,—et puis cela commençait, tout en longueur comme le papier, et écrit en une cryptographie de mon invention. Un an plus tard seulement, à cause des lenteurs que ces caractères entraînaient, cela devint un cahier d'écriture ordinaire; mais je continuai de le tenir caché, enfermé sous clef comme une œuvre criminelle. J'y inscrivais, moins les événements de ma petite existence tranquille, que mes impressions incohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêves de lointains pays... J'avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de moi même, qui m'a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu'à ces dernières années... Mais, en ce temps-là, l'idée que quelqu'un pourrait un jour y jeter les yeux m'était insupportable; à tel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l'île ou ailleurs, j'avais soin de le cacheter et d'écrire solennellement sur l'enveloppe: «C'est ma dernière volonté que l'on brûle ce cahier sans le lire.»
Mon Dieu, j'ai bien changé depuis cette époque. Mais ce serait beaucoup sortir du cadre de ce récit d'enfance, que de conter par quels hasards et par quels revirements dans ma manière, j'en suis venu à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains;—et appeler avec plus d'angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière... Et, qui sait? en avançant dans la vie, j'en viendrai peut-être à écrire d'encore plus intimes choses qu'à présent on ne m'arracherait pas,—et cela pour essayer de prolonger, au delà de ma propre durée, tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai pleuré, tout ce que j'ai aimé...
LX
Ce même printemps-là, il y eut un retour du père de la petite Jeanne qui me frappa beaucoup. Depuis quelques jours, sa maison était sens dessus dessous, dans les préparatifs et la joie de cette arrivée prochaine. Et, la frégate qu'il commandait étant rentrée dans le port un peu plus tôt qu'on n'avait supposé, je le vis de ma fenêtre un beau soir, qui revenait chez lui, seul, se hâtant dans la rue pour surprendre son monde... Il arrivait de je ne sais quelle colonie éloignée après deux ou trois ans d'absence, et il me parut qu'il n'avait pas changé d'aspect... On rentrait donc au foyer tout de même! Elles finissaient donc, ces années d'exil, qui aujourd'hui du reste me faisaient déjà l'effet d'être moins longues qu'autrefois!... Mon frère lui aussi, à l'automne prochain, allait nous revenir; ce serait bientôt comme s'il ne nous avait jamais quittés.
Et quelle joie, sans doute, que ces retours! Et quel prestige environnait ceux qui arrivaient de si loin!
Le lendemain, chez Jeanne, dans sa cour, je regardais déballer d'énormes caisses en bois des pays étrangers; quelques-unes étaient recouvertes de toiles goudronnées, débris de voiles sans doute, qui sentaient la bonne odeur des navires et de la mer; deux matelots à large col bleu s'empressaient à déclouer, à découdre; et ils retiraient de là dedans des objets d'apparence inconnue qui avaient des senteurs de «colonies»; des nattes, des gargoulettes, des potiches; même des cocos et d'autres fruits de là-bas...
Le vieux grand-père de Jeanne, ancien marin lui aussi, était à côté de moi, surveillant du coin de l'œil ce déballage, et tout à coup, d'entre des planches que l'on séparait à coups de masse, nous vîmes s'échapper de vilaines petites bêtes brunes, empressées, sur lesquelles les deux matelots sautèrent à pieds joints pour les tuer:
—Des cancrelats, n'est-ce pas, commandant? demandai-je au grand-père.
—Comment! Tu connais ça, toi, petit terrien? me répondit-il en riant.
À vrai dire, je n'en avais jamais vu; mais des oncles à moi, qui avaient habité dans leur compagnie, m'en avaient beaucoup parlé. Et j'étais ravi de faire une première connaissance avec ces bêtes, qui sont spéciales aux pays chauds et aux navires...
LXI
Le printemps! Le printemps!
Sur les murs de ma cour, les rosiers blancs étaient fleuris, les jasmins étaient fleuris, les chèvrefeuilles retombaient en longues guirlandes, délicieusement odorantes.
Je recommençais à vivre là du matin au soir, dans l'intimité des plantes et des vieilles pierres, écoutant le jet d'eau bruire à l'ombre du grand prunier, examinant les graminées et les mousses des bois égarées sur les bords de mon bassin, et, du côté ardent, où donnait tout le jour le soleil, comptant les boutons des cactus.
Les départs du mercredi soir pour la Limoise étaient aussi recommencés,—et j'en rêvais, cela va sans dire, d'une semaine à l'autre, au grand détriment des leçons et des devoirs.
LXII
Je crois que le printemps de cette année-là fut vraiment le plus radieux, le plus grisant des printemps de mon enfance, par contraste sans doute avec le si pénible hiver pendant lequel avait tout le temps sévi le Grand-Singe.
Oh! la fin de mai, les hauts foins, puis les fauchages de juin! Dans quelle lumière d'or je revois tout cela!
Les promenades du soir, avec mon père et ma sœur, se continuaient comme dans mes premières années; ils venaient maintenant m'attendre à la sortie du collège, à quatre heures et demie et nous partions directement pour les champs. Notre prédilection, ce printemps-là, se maintint pour certaines prairies pleines d'amourettes roses; et au retour je rapportais toujours des gerbes de ces fleurs.
Dans cette même région, venait d'éclore une peuplade éphémère de toutes petites phalènes noires et roses (du même rose que les amourettes) qui dormaient posées partout sur les longues tiges des herbes, et qui s'envolaient comme un effeuillement de pétales de fleurs, dès qu'on agitait ces foins. C'est à travers d'exquises limpidités d'atmosphère de juin, que me réapparaît tout cela... Pendant la classe de l'après-midi, l'idée de ces grandes prairies qui m'attendaient, me troublait encore plus que l'air tiède et les senteurs printanières entrant à pleines fenêtres.
Mais j'ai surtout gardé le souvenir d'un soir où ma mère nous avait promis, par exception, d'être de la promenade, pour voir, elle aussi, ces champs d'amourettes. Cette fois-là, plus distrait que de coutume, j'avais été menacé de retenue par le Grand-Singe, et tout le temps de la classe je m'étais cru puni. Cette retenue du soir, qui nous gardait une heure de plus par ces beaux temps de juin, était toujours un cruel supplice. Mais surtout j'avais le cœur serré en songeant que maman viendrait précisément là m'attendre,—et que les printemps étaient courts, qu'on allait bientôt faucher les foins, que peut-être une autre soirée aussi radieuse ne se retrouverait plus de l'année...
Aussitôt la classe finie, j'allai anxieusement consulter la liste fatale, entre les mains du maître d'études: je n'y étais pas! Le Grand-Singe-Noir m'avait oublié, ou fait grâce!
Oh! ma joie alors de sortir en courant de ce collège, d'apercevoir maman qui avait tenu sa promesse, et qui m'attendait là, souriante, avec mon père et ma sœur... L'air qu'on respirait dehors était plus exquis que jamais, d'une tiédeur embaumée, et la lumière avait un resplendissement de pays chaud.—Quand je repense à ce moment-là, à ces prés d'amourettes, à ces phalènes roses, il se mêle à mon regret une espèce d'anxiété indéfinissable, comme du reste chaque fois que je me retrouve en présence de choses qui m'ont frappé et charmé par des dessous mystérieux, avec une intensité que je ne m'explique pas.
LXIII
J'ai déjà dit que j'avais toujours été beaucoup plus enfant que mon âge. Si on pouvait mettre en présence le personnage que j'étais alors et quelques-uns, de ces petits Parisiens de douze ou treize ans élevés par les méthodes les plus perfectionnées et les plus modernes, qui déjà déclament, pérorent, ont des idées en politique, me glacent par leurs conversations, comme ce serait drôle et avec quel dédain ils me traiteraient!
Je m'étonne moi-même de la dose d'enfantillage que je conservais pour certaines choses, car, en fait d'art et de rêve, malgré le manque de procédé, le manque d'acquis, j'allais bien plus loin et plus haut qu'à présent, c'est incontestable; et, si ce grimoire enroulé sur un roseau, dont je parlais tout à l'heure, existait encore, il vaudrait vingt fois ces notes pâles, sur lesquelles il me semble déjà qu'on a secoué de la cendre.
LXIV
Ma chambre, où je ne m'installais plus jamais pour travailler, où je n'entrais plus guère que le soir pour dormir, redevint pendant ce beau mois de juin mon lieu de délices, après le dîner, par les longs crépuscules tièdes et charmants. C'est que j'avais inventé un jeu, un perfectionnement du rat en guenilles que les gamins vulgaires font courir au bout d'une ficelle, le soir, dans les jambes des passants. Et cela m'amusait, mais d'une façon inouïe, sans lassitude possible. Cela m'amuserait encore autant, si j'osais, et je souhaite que mon invention soit imitée par tous les petits auxquels on aura l'imprudence de laisser lire ce chapitre.
Voici: de l'autre côté de la rue, juste en face de ma fenêtre et au premier étage aussi, demeurait une bonne vieille fille appelée mademoiselle Victoire (avec de grands bonnets à ruche du temps passé et des lunettes rondes). J'avais obtenu d'elle l'autorisation de fixer à l'arrêtoir de son contrevent une ficelle qui traversait la rue, et venait chez moi s'enrouler en pelote sur un bâton.
Le soir, dès que le jour baissait, un oiseau de ma fabrication—espèce de corbeau saugrenu charpenté en fil de fer avec des ailes de soie noire—sortait sournoisement d'entre mes persiennes, aussitôt refermées, et descendait, d'une allure drôle, se poser au milieu de la rue sur les pavés. Un anneau auquel il était suspendu, pouvait courir librement le long de la ficelle, devenue invisible au crépuscule, et, tout le temps, je le faisais sautiller, sautiller par terre, dans une agitation comique.
Et quand les passants se baissaient pour regarder quelle était cette invraisemblable bête qui se trémoussait tant,—crac! je tirais bien fort le bout gardé dans ma main: l'oiseau alors remontait très haut en l'air, après leur avoir sauté au nez.
Oh! derrière mes persiennes, me suis je amusé, ces beaux soirs-là; ai-je ri, tout seul, des cris, des effarements, des réflexions, des conjectures. Ce qui m'étonne, c'est qu'après le premier moment de frayeur, les gens prenaient le parti de rire autant que moi; il est vrai, la plupart étaient des voisins, qui devinaient de qui cette mystification devait leur venir,—et j'étais aimé dans mon quartier en ce temps-là. Ou bien c'étaient des matelots, passants de bonne composition, qui se montrent en général indulgents aux enfantillages—et pour cause.
Mais ce qui restera pour moi incompréhensible, c'est que, dans ma famille, où on péchait plutôt par excès de réserve, on ait pu fermer les yeux là-dessus, tolérer même tacitement ce jeu pendant tout un printemps; je ne me suis jamais expliqué ce manque de correction, et les années, au lieu de m'éclaircir ce mystère, n'ont fait que me le rendre plus surprenant encore.
Cet oiseau noir est naturellement devenu une de mes nombreuses reliques: de loin en loin, tous les deux ou trois ans, je le regarde: un peu mité, mais me rappelant toujours les belles soirées des mois de juin disparus, les griseries délicieuses des anciens printemps.
LXV
Les jeudis de Limoise, à la rage du soleil, quand tout dormait accablé dans la campagne silencieuse, j'avais pris l'habitude de grimper sur le vieux mur d'enceinte, au fond du jardin, et d'y rester longtemps, à califourchon, immobile à la même place, les touffes de lierre me montant jusqu'aux épaules, toutes les mouches et toutes les sauterelles bruissant autour de moi. Comme du haut d'un observatoire, je contemplais la campagne chaude et morne, les bruyères, les bois, et les légers voiles blancs du mirage, que l'extrême chaleur agitait sans cesse d'un petit mouvement tremblant de surface de lac. Ces horizons de la Limoise conservaient encore pour moi, l'espèce de mystère d'inconnu que je leur avais prêté pendant les premiers étés de ma vie. La région un peu solitaire qu'on voyait du haut de ce mur, je me la représentais comme devant se continuer indéfiniment ainsi, par des landes et des bois, en vrai site de contrée primitive; j'avais beau très bien savoir, à présent, qu'au delà se trouvaient, comme ailleurs, des routes, des cultures et des villes, je réussissais à garder l'illusion de la sauvagerie de ces lointains.
Du reste, pour mieux me tromper moi-même, j'avais soin de cacher, avec mes doigts repliés en longue-vue, tout ce qui pouvait me gâter cet ensemble désert: une vieille ferme là-bas, avec un coin de vigne labourée et un bout de chemin. Et là, tout seul, distrait par rien dans ce silence plein de bourdonnements d'insectes, dirigeant toujours le creux de ma main vers les parties les plus agrestes d'alentour, j'arrivais très bien à me donner des impressions de pays exotiques et sauvages.
Des impressions de Brésil surtout. Je ne sais pas pourquoi c'était plutôt le Brésil, que le bois voisin me représentait, dans ces moments de contemplations.
Et il me faut dire en passant comment est ce bois, le premier de tous les bois de la terre que j'aie connu et celui que j'ai le plus aimé: de très vieux chênes verts, arbres aux feuilles persistantes et d'une couleur sombre, formant un peu colonnade de temple avec leurs troncs élancés; et là-dessous, aucune broussaille, mais un sol à part, constamment sec, recouvert toute l'année de la même petite herbe exquise, courte et très fine comme un duvet; çà et là seulement quelques bruyères, quelques filipendules, quelques rares fleurettes d'ombre.
LXVI
...En classe, on expliquait l'Iliade,—que j'aurais sans doute aimée, mais qu'on m'avait rendue odieuse avec les analyses, les pensums, les récitations de perroquet;—et tout à coup je m'arrêtai plein d'admiration devant le vers fameux:
Bè d'akeôn thina polufloisboio thalassés.
qui finit comme le bruit d'une lame de marée montante étalant sa nappe d'écume sur les galets d'une plage.
—Remarquez, dit le Grand-Singe, remarquez l'harmonie initiative.
—Oh! oui, va, j'avais remarqué. Pas besoin de me mettre les points sur les i pour de telles choses.
Une de mes grandes admirations, moins justifiée peut-être, fut ensuite pour ces vers de Virgile:
Hino adeo media est nobis via; namque sepulcrum
Incipit apparere Bianoris:...
Depuis le commencement de l'églogue, du reste, je suivais avec intérêt les deux bergers cheminant dans la campagne antique. Et je me la représentais si bien, cette campagne romaine d'il y a deux mille ans: chaude, un peu aride, avec des broussailles de phyllireas et de chênes verts, comme ces régions pierreuses de la Limoise, auxquelles précisément je trouvais un charme pastoral, un charme d'autrefois.
Ils cheminaient, les deux bergers, et maintenant ils s'apercevaient que la moitié de leur route était faite, «parce que le tombeau de Bianor leur apparaissait là-bas...» Oh! comme je le vis surgir, ce tombeau de Bianor! Ses vieilles pierres marquaient une tache blanche sur les chemins roux couverts de petites plantes un peu brûlées, serpolets ou marjolaines, avec çà et là des arbustes maigres au feuillage sombre... Et la sonorité de ce mot Bianoris finissant la phrase, évoqua pour moi, tout à coup, avec une extraordinaire magie, l'impression des musiques que les insectes devaient faire autour des deux voyageurs, dans le silence d'un midi très chaud éclairé par un soleil plus jeune, dans la sereine tranquillité d'un mois de juin antique. Je n'étais plus en classe; j'étais dans cette campagne, en la société de ces bergers, marchant sur des fleurettes un peu brûlées, sur des herbes un peu roussies, par une journée d'été très lumineuse,—mais cependant atténuée et vue dans un certain vague, comme regardée avec une lunette d'approche au fond des âges passés...
Qui sait! si le Grand-Singe avait deviné ce qui me causait ce moment de distraction, cela eût peut-être amené un rapprochement entre nous.
LXVII
Un certain jeudi soir, à la Limoise, tandis qu'arrivait l'heure inexorable de s'en aller, j'étais monté seul dans la grande chambre ancienne du premier étage où j'habitais. D'abord, je m'étais accoudé à la fenêtre ouverte, pour regarder le soleil rouge de juillet s'abaisser au bout des champs pierreux et des landes à fougères, dans la direction de la mer, invisible et pourtant voisine. Toujours mélancoliques, ces couchers de soleil, sur la fin de mes jeudis...
Puis, à la dernière minute avant le départ, une idée, que je n'avais jamais eue, me vint de fureter dans cette vieille bibliothèque Louis XV qui était près de mon lit. Là, parmi les livres aux reliures d'un autre siècle, où les vers, jamais dérangés, perçaient lentement des galeries, je trouvai un cahier en gros papier rude d'autrefois, et je l'ouvris distraitement... J'appris alors, avec un tressaillement d'émotion, que de midi à quatre heures du soir, le 20 juin 1813, par 110 degrés de longitude et 15 degrés de latitude australe (entre les tropiques par conséquent et dans les parages du Grand Océan), il faisait beau temps, telle mer, jolie brise de sud-est, qu'il y avait au ciel plusieurs de ces petits nuages blancs nommés «queues de chat» et que, le long du navire, des dorades passaient...
Morts sans doute depuis longtemps, ceux qui avaient noté ces formes fugitives de nuages et qui avaient regardé passer ces dorades... Ce cahier, je le compris, était un de ces registres appelés «journaux de bord», que les marins tiennent chaque jour; je ne m'en étonnai même pas comme d'une chose nouvelle, bien que n'en ayant encore jamais eu entre les mains. Mais c'était étrange et inattendu pour moi, de pénétrer ainsi tout à coup dans l'intimité de ces aspects du ciel et de la mer, au milieu du Grand Océan, et à une date si précise d'une année déjà si lointaine... Oh! voir cette mer «belle» et tranquille, ces «queues de chat» jetées sur l'immensité profonde de ce ciel bleu, et ces dorades rapides traversant les solitudes australes!...
Dans cette vie des marins, dans leur métier qui m'effrayait et qui m'était défendu, que de choses devaient être charmantes! Je ne l'avais jamais si bien senti que ce soir.
Le souvenir inoubliable de cette petite lecture furtive a été cause que, pendant mes quarts à la mer, chaque fois qu'un timonier m'a signalé un passage de dorades, j'ai toujours tourné les yeux pour les regarder; et toujours j'ai trouvé une espèce de charme à noter ensuite l'incident sur le journal du bord,—si peu différent de celui que ces marins de juin 1813 avaient tenu avant moi.
LXVIII
Aux vacances qui suivirent, le départ pour le Midi et pour les montagnes m'enchanta plus que la première fois.
Comme l'année précédente, nous nous mîmes en route, ma sœur et moi, au commencement d'août; ce n'était plus une course à l'aventure, il est vrai; mais le plaisir de revenir là et d'y retrouver tout ce qui m'avait tant charmé, dépassait encore l'amusement de s'en aller à l'inconnu.
Entre le point où s'arrêtait le chemin de fer et le village où nos cousins demeuraient, pendant le long trajet en voiture, notre petit cocher de louage prit des traverses risquées, ne se reconnut plus et nous égara, dans les recoins du reste les plus délicieux. Il faisait un temps rare, splendide. Et avec quelle joie je saluai les premières paysannes portant sur la tête les grands vases de cuivre, les premiers paysans bruns parlant patois, le commencement des terrains couleur de sanguine et des genévriers de montagne...
Vers le milieu du jour, pendant une halte pour faire reposer nos chevaux au creux d'une vallée d'ombre, dans un village perdu appelé Veyrac, nous nous assîmes au pied d'un châtaignier,—et là nous fûmes attaqués par les canards de l'endroit, les plus hardis, les plus mal élevés du monde, s'attroupant autour de nous avec des cris de la plus haute inconvenance. Au départ donc, quand nous fûmes remontés dans notre voiture, ces bêtes s'acharnant toujours à nous poursuivre, ma sœur se retourna vers eux et, avec la dignité du voyageur antique outragé par une population inhospitalière, s'écria: «Canards de Veyrac, soyez maudits!»—Même après tant d'années, je ne puis penser de sang-froid à mon fou rire d'alors. Surtout je ne puis me rappeler cette journée sans regretter ce resplendissement de soleil et de ciel bleu, comme à présent je ne sais plus en voir...
À l'arrivée, nous étions attendus sur la route, au pont de la rivière, par nos cousins et par les petits Peyral qui agitaient leurs mouchoirs.
Je retrouvai avec bonheur ma petite bande au complet. Nous avions un peu grandi les uns et les autres, nous étions plus hauts de quelques centimètres; mais nous vîmes tout de suite qu'à part cela nous n'avions pas changé, que nous étions aussi enfants, et disposés aux mêmes jeux.
Il y eut un orage effroyable à la tombée de la nuit. Et, pendant qu'il tonnait à tout briser, comme si on eût tiré des salves d'artillerie sur le toit de la maison de mon oncle; pendant que toutes les vieilles gargouilles du village vomissaient de l'eau tourmentée et que des torrents couraient sur les pavés en galets noirs des rues, nous nous étions réfugiés, les petits Peyral et moi, dans la cuisine, pour y faire tapage plus à notre aise et y danser des rondes.
Très grande, cette cuisine; garnie suivant la mode ancienne d'un arsenal d'ustensiles en cuivre rouge, séries de poêles et de chaudrons, accrochés aux murailles par ordre de grandeur, et brillant comme des pièces d'armure. Il faisait presque noir; on commençait à sentir la bonne odeur de l'orage, de la terre mouillée, de la pluie d'été; et par les épaisses fenêtres Louis XIII, grillées de fer, entraient de minute en minute les grandes lueurs vertes aveuglantes qui nous obligeaient, malgré nous, de cligner des yeux. Nous tournions, nous tournions comme des fous, en chantant à quatre voix: «L'astre des nuits dans son paisible éclat...» une chanson sentimentale qui n'a jamais été faite pour danser, mais que nous scandions drôlement par moquerie, pour l'accommoder en air de ronde. Cela dura je ne sais combien de temps, cette sarabande de joie, l'orage nous portant sur les nerfs, l'excès de bruit et de vitesse tournante nous grisant comme de petits derviches; c'était la fête de mon retour célébrée; c'était une manière d'inaugurer dignement les vacances, de narguer le Grand-Singe, d'ouvrir la série des expéditions et enfantillages de toutes sortes qui allaient recommencer demain pis que jamais.
LXIX
Le lendemain, je m'éveillai au petit jour, entendant un bruit cadencé dont mon oreille s'était déshabituée: le tisserand voisin, commençant déjà, dès l'aube, le va-et-vient de ses métiers centenaires!... Alors, la première minute d'indécision une fois passée, je me rappelai avec une joie débordante que je venais d'arriver chez l'oncle du Midi; que c'était le matin du premier jour; que j'avais en perspective tout un été de grand air et de libre fantaisie: août et tout septembre, deux de ces mois, qui me passent à présent comme des jours, mais qui me semblaient alors avoir de très respectables durées... Avec ivresse, au sortir d'un bon sommeil, je repris conscience de moi-même et des réalités de ma vie; j'avais «de la joie à mon réveil»...
De je ne sais plus quelle histoire, lue l'hiver précédent, sur les Indiens des Grands-Lacs, j'avais retenu ceci, qui m'avait beaucoup frappé: un vieux chef Peau-Rouge, dont la fille se languissait d'amour pour un Visage-Pâle, avait fini par consentir à la donner à cet étranger, afin qu'elle eût encore de la joie à ses réveils.
De la joie à ses réveils!... En effet j'avais remarqué depuis bien longtemps que le moment du réveil est toujours celui où l'on a plus nettement l'impression de ce qui est gai ou triste dans la vie, et où l'on trouve plus particulièrement pénible d'être sans joie; mes premiers petits chagrins, mes premiers petits remords, mes anxiétés de l'avenir, c'était à ce moment toujours qu'ils revenaient plus cruels,—pour s'évanouir très vite, il est vrai, en ce temps-là.
Plus tard, ils devaient bien s'assombrir, mes réveils! Et ils sont devenus aujourd'hui l'instant de lucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de la vie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher; l'instant où m'apparaissent le mieux la rapidité des années, l'émiettement de tout ce à quoi j'essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand trou béant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.
Ce matin-là donc, j'eus de la joie à mon réveil, et je me levai de bonne heure, ne pouvant tenir en paix dans mon lit, empressé d'aller courir, me demandant même par où j'allais commencer ma tournée d'arrivée.
Tous les recoins du village à revoir, et les remparts gothiques, et la délicieuse rivière. Et le jardin de mon oncle où, depuis l'an passé, les plus improbables papillons avaient pu élire domicile. Et des visites à faire, dans de vieilles maisons curieuses, à toutes les bonnes femmes du voisinage—qui l'été dernier m'avaient comblé, comme par redevance, des plus délicieux raisins de leurs vignes;—une certaine madame Jeanne surtout, vieille paysanne riche, qui s'était prise d'adoration pour moi, qui faisait toutes mes volontés, et qui, chaque fois qu'elle passait, revenant du lavoir comme Nausicaa, roulait d'impayables regards en coulisse du côté de la maison de mon oncle, à mon intention... Et les vignes et les bois d'alentour, et tous les sentiers de montagnes, et Castelnau là-bas, dressant ses tours crénelées sur son piédestal de châtaigniers et de chênes, m'appelant dans ses ruines!... Où courir d'abord, et comment se lasser d'un tel pays!
La mer, où du reste on ne me conduisait presque plus, en était même pour le moment complètement oubliée.
Après ces deux mois charmants, la pénible rentrée des classes, à laquelle je ne pouvais m'empêcher de songer, devait avoir pour grande diversion le retour de mon frère. Ses quatre ans n'étaient pas tout à fait révolus, mais nous savions qu'il venait déjà de quitter l'«île mystérieuse» pour nous revenir, et nous l'attendions en octobre. Pour moi, ce serait presque une connaissance entièrement à faire; je m'inquiétais de savoir s'il m'aimerait en me revoyant, s'il me trouverait à son goût, si mille petites choses de moi,—comme par exemple ma manière de jouer Beethoven,—lui plairaient.
Je pensais constamment à son arrivée prochaine; je m'en réjouissais tellement et j'en attendais un tel changement dans ma vie, que j'en oubliais complètement ma frayeur habituelle de l'automne.
Mais je me proposais aussi de le consulter sur mille questions troublantes, de lui confier toutes mes angoisses d'avenir; et je savais du reste que l'on comptait sur ses avis pour prendre un parti définitif à mon sujet, pour me diriger vers les sciences et décider de ma carrière: là était le point noir de son retour.
En attendant cet arrêt redoutable, j'allais au moins m'amuser et m'étourdir le plus possible sans souci de rien, m'en donner librement et plus que jamais, pendant ces vacances que je considérais comme les dernières de ma vie de petit enfant.
LXX
Après le dîner de midi, il était d'usage chez mon oncle de se tenir pendant une heure ou deux à l'entrée de la maison, dans le vestibule dallé de pierres et orné d'une grande fontaine guillochée, en cuivre rouge: c'était le lieu le plus frais, au moment de la lourde chaleur du jour. On y maintenait l'obscurité en fermant tout, et deux ou trois petites raies de soleil, où dansaient des mouches, filtraient seulement à travers les joints de la grosse porte Louis XIII. Dans le village silencieux, où personne ne passait, on n'entendait toujours que le même éternel jacassement de poules, toutes les autres bêtes semblant s'être endormies.
Moi, je n'y restais point, dans ce vestibule frais. L'accablant soleil du dehors m'attirait, et à peine d'ailleurs était-on installé là, en cercle, qu'on entendait «Pan! pan!» à la porte de la rue: les petits Peyral, qui venaient me chercher, et qui secouaient tous trois le vieux frappoir de fer, chauffé à brûler les doigts.
Alors, chapeaux baissés, nous partions chaque jour pour quelque entreprise nouvelle, avec des marteaux, des bâtons, des papillonnettes. D'abord, les petites rues gothiques pavées de cailloux; puis les premiers sentiers alentour du village, toujours couverts d'un matelas de balle de blé, où on enfonçait jusqu'aux chevilles et qui entrait dans les souliers; puis enfin la campagne, les vignes, les chemins qui grimpaient vers les bois; ou bien encore la rivière, guéable pour nous, avec ses îlots pleins de fleurs.
Comme revanche de mon calfeutrage et de ma vie trop immobile, trop correcte de toute l'année, c'était assez complet; mais il y manquait toujours la compagnie d'autres garçons de mon âge, les froissements,—et puis cela ne durait que deux mois.
LXXI
Un jour, l'idée me vint même, par saugrenuité, par bravade, par je ne sais quoi, de faire une chose extrêmement malpropre. Et, après avoir cherché toute une matinée ce que ce pourrait bien être, je trouvai.
On sait les nuées de mouches qu'il y a, les étés, dans le Midi, souillant tout, en vrai fléau. Au milieu de la cuisine de la maison de mon oncle, je connaissais un piège qui leur était tendu, une sorte de gargoulette traîtresse, d'une forme spéciale, au fond de laquelle toutes venaient infailliblement trouver la mort dans de l'eau de savon. Or, ce jour-là, j'avisai au fond de ce vase une horrible masse noirâtre, qui représentait des milliers de mouches, toute la noyade des deux ou trois jours précédents, et je songeai qu'on pourrait en composer un plat, une crêpe par exemple, ou bien une omelette.
Vite, vite, et avec un dégoût qui allait jusqu'à la nausée, je versai dans une assiette la pâte noire, et l'emportai clandestinement chez la vieille madame Jeanne, mon amoureuse, la seule au monde qui fut capable de tout pour moi.
—Une omelette aux mouches! oh! mais, comment donc! Quoi de plus simple! dit-elle. Tout de suite du feu, une poêle, des œufs,—et la chose immonde, préalablement bien battue, fut mise à cuire dans sa haute cheminée moyen âge, tandis que je regardais, épouvanté et consterné de moi-même.
Puis les trois petits Peyral survinrent, qui me réconfortèrent en s'extasiant de mon idée comme toujours, et, quand le mets fut à point, servi chaud dans un plat, nous allâmes le montrer en triomphe à nos familles, marchant tous les quatre en cortège, par rang de taille, et chantant «L'astre des nuits» à grosse voix rauque, comme pour porter le diable en terre.
LXXII
Les fins d'étés surtout étaient délicieuses là-bas, quand les plaines devenaient toutes violettes de crocus, au pied des bois déjà jaunis. Alors commençaient les vendanges, qui duraient bien quinze jours et qui nous enchantaient. Dans des recoins de bois ou de prairies, avoisinant ces vignes des petits Peyral où nous passions alors toutes nos journées, nous faisions des dînettes de bonbons et de fruits, après avoir dressé sur l'herbe les couverts les plus élégants, que nous entourions à l'antique de guirlandes de fleurs et dont les assiettes étaient composées de pampres jaunes ou de pampres rouges. Des vendangeurs venaient là nous apporter des grappes exquises, choisies entre mille, et, la chaleur aidant, nous étions vraiment un peu gris quelquefois, non pas même de vin doux, car nous n'en buvions pas, mais de raisins seulement, comme se grisent, au soleil sur les treilles, les guêpes et les mouches.
Un matin de la fin de septembre, par un temps pluvieux et déjà frais qui sentait mélancoliquement l'automne, j'étais entré dans la cuisine, attiré par un feu de branches qui flambait gaiement dans la haute cheminée ancienne.
Et puis là, désœuvré, contrarié de cette pluie, j'imaginai pour me distraire de faire fondre une assiette d'étain et de la précipiter, toute liquide et brûlante, dans un seau d'eau.
Il en résulta une sorte de bloc tourmenté, qui était d'une belle couleur d'argent clair et qui avait un certain aspect de minerai. Je regardai cela longuement, très songeur: une idée germait dans ma tête, un projet d'amusement nouveau, qui allait peut-être devenir le grand charme de cette fin de vacances...
Le soir même, en conférence tenue sur les marches du grand escalier à rampe forgée; je parlais aux petits Peyral de présomptions qui m'étaient venues, d'après l'aspect du terrain et des plantes, qu'il pourrait bien y avoir des mines d'argent dans le pays. Et je prenais, pour le dire, de ces airs entendus de coureur d'aventures, comme en ont les principaux personnages, dans ces romans d'autrefois qui se passent aux Amériques.
Chercher des mines, cela rentrait bien dans les attributions de ma bande, qui partait si souvent avec des pelles et des pioches à la découverte des fossiles ou des cailloux rares.
Le lendemain donc, à mi-montagne, comme nous arrivions dans un chemin, délicieusement choisi du reste, solitaire, mystérieux, dominé par des bois et très encaissé entre de hautes parois moussues, j'arrêtai ma bande, avec un flair de chef Peau-Rouge: ça devait être là; j'avais reconnu la présence des gisements précieux,—et, en effet, en fouillant à la place indiquée, nous trouvâmes les premières pépites (l'assiette fondue, que, la veille, j'étais venu enfouir).
Ces mines nous occupèrent sans trêve pendant toute la fin de la saison. Eux, absolument convaincus, émerveillés, et moi, qui pourtant fondais tous les matins des couverts et des assiettes de cuisine pour alimenter nos filons d'argent, moi-même arrivant presque à m'illusionner aussi.
Le lieu isolé, silencieux, exquis, où ces fouilles se passaient, et la mélancolie sereine de l'été finissant, jetaient un charme rare sur notre petit rêve d'aventuriers. Nous tenions, du reste, nos découvertes dans le plus amusant mystère; il y avait maintenant entre nous comme un secret de tribu. Et, dans un vieux coffre ignoré du grenier de mon oncle, nos richesses, mêlées d'un peu de terre rouge de montagne, s'entassaient comme en une caverne d'Ali-Baba.
Nous nous étions promis de les y laisser dormir pendant tout l'hiver, jusqu'aux vacances prochaines, où nous comptions bien continuer de grossir ce trésor.
LXXIII
Aux premiers jours d'octobre, une joyeuse dépêche de mon père nous rappela en toute hâte; mon frère, qui rentrait en Europe par un paquebot de Panama, venait de débarquer à Southampton; nous n'avions donc que le temps de nous rendre, si nous voulions être à la maison pour le recevoir.
Et, en effet, le soir du surlendemain, nous arrivâmes tout juste à point, car on l'attendait lui-même quelques heures après par un train de nuit. Rien que le temps de remettre dans sa chambre, à leurs places d'autrefois, les différents petits bibelots qu'il m'avait confiés quatre années auparavant, et il fut l'heure de partir pour la gare à sa rencontre. Moi, cela ne me semblait pas une chose réelle, ce retour, surtout annoncé si brusquement,—et je n'en avais pas dormi depuis deux nuits.
Aussi tombais-je de sommeil à cette gare, malgré mon impatience extrême, et ce fut comme dans un rêve que je le vis reparaître, que je l'embrassai, intimidé de le retrouver si différent de l'image qui m'était restée de lui: noirci, la barbe épaissie, la parole plus brève, et m'examinant avec une expression moitié souriante, moitié anxieuse, comme pour constater ce que les années avaient commencé à faire de moi et démêler ce qu'elles en pourraient tirer plus tard...
En rentrant à la maison, je dormais debout, d'un de ces sommeils d'enfant fatigué par un long voyage contre lesquels il n'y a pas de résistance, et on m'envoya coucher.
LXXIV
M'éveillant le lendemain matin, avec le souvenir en soubresaut de quelque chose d'heureux, avec de la joie tout au fond de moi-même, je vis d'abord un objet à silhouette extraordinaire, qui était dans ma chambre sur une table: une pirogue de là-bas, évidemment, très svelte et très étrange, avec son balancier et ses voiles! Puis mes yeux rencontrèrent d'autres objets inconnus: des colliers en coquilles enfilés de cheveux humains, des coiffures de plumes, des ornements d'une sauvagerie primitive et sombre, accrochés, un peu partout, comme si la lointaine Polynésie fût venue à moi pendant mon sommeil... Donc, il avait commencé de faire ouvrir ses caisses, mon frère, et il avait dû entrer sans bruit pendant que je dormais encore, pour s'amuser à grouper autour de moi ces cadeaux destinés à mon musée.
Je me levai bien vite pour aller le retrouver: je l'avais à peine vu la veille au soir!...
LXXV
Et je le vis à peine aussi, pendant les quelques semaines agitées qu'il passa parmi nous. De cette période, qui dura si peu, je n'ai que des souvenirs troubles comme on en conserve de choses regardées pendant une course trop rapide. Vaguement je me rappelle un train de vie plus gai et plus jeune ramené à la maison par sa présence. Je me rappelle aussi qu'il semblait par instants avoir des préoccupations absorbantes à propos de choses tout à fait en dehors de notre sphère de famille; peut-être des regrets pour les pays chauds, pour l'«île délicieuse», ou bien des craintes de trop prochain départ?...
Quelquefois je le retenais captivé auprès de mon piano, avec cette musique hallucinée de Chopin que je venais tout récemment de découvrir. Il s'en inquiéta même, disant que c'était trop, que cela m'énervait. Venant à peine d'arriver au milieu de nous, il se trouvait en situation de juger mieux et il comprenait peut-être que je subissais un réel surmenage intellectuel, en fait d'art s'entend; que Chopin et Peau-d'Âne m'étaient aussi dangereux l'un que l'autre; que je devenais d'un raffinement excessif, malgré mes accès incohérents d'enfantillage, et que presque tous mes jeux étaient des jeux de rêve. Un jour donc, il décréta, à ma grande joie, qu'il fallait me faire monter à cheval; mais ce fut le seul changement laissé par son passage dans mon éducation. Quant à ces graves questions d'avenir que je voulais tant traiter avec lui, je les reculais toujours, effrayé d'aborder ces sujets, préférant gagner du temps, ne pas prendre de décision encore et prolonger pour ainsi dire mon enfance. Cela ne pressait pas, du reste, puisqu'il était pour des années avec nous...
...Et un beau matin, quand on comptait si bien le garder, l'ordre lui arriva du ministère de la marine, avec un nouveau grade, de partir sans délai pour l'Extrême Orient où une expédition s'organisait.
Après quelques journées encore, qui se passèrent en préparatifs pour cette campagne imprévue, il s'en alla, comme emporté par un coup de vent.
Les adieux cependant furent moins tristes cette fois, parce que son absence, pensions-nous, ne durerait que deux années... En réalité, c'était son départ éternel, et on devait jeter son corps quelque part là-bas au fond de l'océan Indien, vers le milieu du golfe de Bengale...
Quand il fut parti, le bruit de la voiture qui l'emportait s'entendant encore, ma mère se tourna vers moi avec une expression de regard qui d'abord m'attendrit jusqu'aux fibres profondes; et puis elle m'attira à elle, en disant, d'un accent de complète confiance: «Grâce à Dieu, au moins nous te garderons toi!»
Me garder moi!... On me garderait!... Oh!... je baissai la tête, en détournant mes yeux qui durent changer et devenir un peu sauvages. Je ne trouvais plus un mot ni une caresse pour répondre à ma mère.
Cette confiance si sereine de sa part me faisait mal, car, précisément, en entendant ce qu'elle venait de me dire: «Nous te garderons, toi!» je comprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjà parcouru dans ma tête par ce projet à peine conscient de m'en aller aussi, de m'en aller même plus loin que mon frère, et plus partout, par le monde entier.
Cette marine m'épouvantait toujours pourtant; je ne l'aimais pas encore, oh! non; rien qu'y penser faisait saigner mon cœur de petit être trop attaché au foyer, trop enlacé de mille liens très doux. Puis d'ailleurs, comment avouer à mes parents une telle idée, comment leur faire cette peine, et entrer ainsi en rébellion contre eux!... Mais renoncer à cela, se confiner tout le temps dans un même lieu, passer sur la terre et n'en rien voir, quel avenir de désenchantement; à quoi bon vivre, à quoi bon grandir, alors?...
Et dans ce salon vide, où les fauteuils dérangés, une chaisée tombée, laissaient l'impression triste des départs, tandis que j'étais là, tout près de ma mère, serré contre elle, mais les yeux toujours détournés et l'âme en détresse, je repensai tout à coup au journal de bord de ces marins d'autrefois, lu au soleil couchant, le printemps dernier à la Limoise; les petites phrases, écrites d'une encre jaunie sur le papier ancien, me revinrent lentement l'une après l'autre, avec un charme berceur et perfide comme doit être celui des incantations de magie:
«Beau temps... belle mer... légère brise de Sud-Est... Des bancs de dorades... passent par bâbord.»
Et avec un frisson de crainte presque religieuse, d'extase panthéiste, je vis en esprit tout autour de moi le morne et infini resplendissement bleu du Grand Océan austral.
LXXVI
Un grand calme triste succéda à ce départ de mon frère, et les jours reprirent pour moi une monotonie extrême.
On me destinait toujours à l'École polytechnique, bien que ce ne fût pas décidé d'une façon irrévocable. Et quant à cette idée d'être marin, qui m'était venue comme malgré moi, elle me charmait et m'épouvantait à un degré presque égal; par manque de courage pour trancher une question si grave, je reculais toujours d'en parler; j'avais fini même par me dire que je réfléchirais encore jusqu'aux vacances prochaines, m'accordant à moi-même ces quelques mois comme dernier délai d'irrésolution et d'insouciance enfantine.
Et je vivais aussi solitaire qu'autrefois; le pli qu'on m'en avait donné était bien pris maintenant, difficile à changer, malgré mes troubles, malgré mes envies latentes de courir au loin et au large. Le plus souvent je gardais la maison, occupé à peindre d'étranges décors, ou bien à jouer du Chopin, du Beethoven, tranquille d'apparence et absorbé dans des rêves; et plus que jamais je m'attachais à ce foyer, à tous ses recoins, à toutes les pierres de ses murs. Il est vrai, maintenant je montais à cheval, mais toujours seul avec des piqueurs, jamais avec d'autres enfants de mon âge; je continuais à n'avoir point de camarades de jeux.
Cependant cette seconde année de collège me paraissait déjà moins pénible que la première, moins lente à passer, et j'avais fini du reste par me lier avec deux grands de la classe, mes aînés d'un ou deux ans, les seuls qui l'année précédente ne m'avaient pas traité en petit personnage impossible. La première glace une fois rompue, c'était devenu tout de suite entre nous trois une grande amitié, sentimentale au possible; nous nous appelions même par nos noms de baptême, ce qui est tout à fait contraire aux belles manières des collèges. Et, comme nous ne nous voyions jamais, jamais qu'en classe, obligés de causer mystérieusement bas, sous la férule des maîtres, nos relations étaient, par cela seul, maintenues dans une courtoisie inaltérable et ne ressemblaient pas aux relations ordinaires des enfants entre eux. Je les aimais de très bon cœur; pour eux, je me serais fait couper en quatre, et m'imaginais vraiment que cela durerait ainsi toute la vie.
Exclusif à l'excès, je considérais le reste de la classe comme n'existant pas; cependant un certain moi superficiel, pour le besoin des relations sociales, se formait déjà comme une mince enveloppe, et commençait à savoir se maintenir à peu près en bons termes avec tous, tandis que le vrai moi du fond continuait de leur échapper absolument.
En général, je trouvais moyen d'être assis entre mes deux amis, André et Paul. Et, si on nous séparait, nous échangions de continuels billets à mots couverts, en une cryptographie dont nous avions seuls la clef.
Toujours des confidences d'amour, ces lettres-là: «Je l'ai vue aujourd'hui; elle portait une robe bleue avec de la fourrure grise, et une toque avec une aile d'alouette, etc., etc.»—Car nous avions chacun fait choix d'une jeune fille, qui formait le sujet ordinaire de nos très poétiques causeries.
Un peu de ridicule et de bizarrerie se mêle infailliblement à cette époque transitoire de l'âge des garçons, et il me faut bien indiquer cette note en passant.
En passant aussi, je vais dire que mes transitions à moi ont duré plus longtemps que celles des autres hommes, parce qu'elles m'ont mené d'un extrême à l'autre,—en me faisant toucher, du reste, à tous les écueils du chemin,—aussi ai-je conscience d'avoir conservé, au moins jusqu'à vingt-cinq ans, des côtés bizarres et impossibles...
À présent, je vais faire la confidence de nos trois amours.
André brûlait pour une grande jeune fille, d'au moins seize ans, qui allait déjà dans le monde,—et je crois qu'il y avait du vrai dans son cas.
Moi, c'était Jeanne et mes deux amis seuls connaissaient ce secret de mon cœur. Pour faire comme eux, tout en trouvant cela un peu niais, j'écrivais son nom en cryptographie sur mes couvertures de cahiers; par goût, par genre, je cherchais à me persuader moi-même de mon amour, mais je dois avouer qu'il était un peu factice, car au contraire, entre Jeanne et moi, l'espèce de petite coquetterie comique des débuts tournait simplement en bonne et vraie amitié,—amitié héréditaire, pour ainsi dire, et reflet de celle que nos grands-parents avaient eue. Non, mon premier amour véritable, que je conterai tout à l'heure et qui date de cette même année, fut pour une vision de rêve.
Quant à Paul,—oh! j'avais trouvé cela bien choquant d'abord, surtout avec mes idées de ce temps-là!—lui, c'était une petite parfumeuse, qu'il apercevait les dimanches de sortie derrière une vitre de magasin. À la vérité, elle s'appelait d'un nom comme Stella ou Olympia, qui la relevait beaucoup,—et puis, il avait soin d'entourer cet amour d'un lyrisme éthéré pour nous le rendre acceptable. Sur des bouts de papier mystérieux, il nous faisait passer constamment les rimes les plus suaves à elle dédiées et où son nom en a revenait fréquemment comme un parfum de cosmétique.
Malgré toute mon affection pour lui, ces poésies me faisaient sourire de pitié agacée. Elles ont été en partie causes que jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l'idée ne m'est venue de composer un seul vers,—ce qui est assez particulier, je crois, peut-être même unique. Mes notes étaient écrites toujours en une prose affranchie de toutes règles, farouchement indépendante.
LXXVII
Ce Paul, il savait des vers, d'un poète défendu appelé Alfred de Musset, qui me troublaient comme quelque chose d'inouï, de révoltant et de délicieux. En classe il me les disait à l'oreille, d'une voix imperceptible, et, avec un remords, je les lui faisais recommencer:
Jacque était immobile et regardait Marie,
Je ne sais ce qu'avait cette femme endormie
D'étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans le cabinet de travail de mon frère,—où j'allais de temps en temps m'isoler, retrouvant le regret de son départ,—j'avais vu sur un rayon de la bibliothèque un gros volume des œuvres de ce poète, et la tentation m'était souvent venue de le prendre; mais on m'avait dit: «Tu ne toucheras à aucun des volumes qui sont là sans nous prévenir,» et ma conscience m'arrêtait encore.
Quant à en demander la permission, je savais trop bien qu'elle me serait refusée...
LXXVIII
Ceci est un rêve qui date du quatorzième mois de mai de ma vie. Il me vint par une de ces nuits tièdes et douces qui succèdent à de longs crépuscules délicieux.
Dans ma chambre d'enfant, je m'étais endormi au son lointain de ces airs de danse ronde que chantent les matelots et les petites filles autour des «bouquets de Mai», dans les rues. Jusqu'à l'instant du sommeil profond, j'avais écouté ces très vieux refrains de France que ces gens du peuple redisaient là-bas à voix pleine et libre, et qui m'arrivaient assourdis, fondus, poétisés, à travers du tranquille silence; j'avais été bercé un peu étrangement par le bruit de ces gaietés de vivre, de ces débordantes joies, comme en ont, pendant leur jeunesse très éphémère, ces êtres plus simples que nous et plus inconscients de la mort.
Et, dans mon rêve, il faisait une demi-nuit, qui n'était pas triste, mais douce au contraire comme la vrai nuit de mai du dehors, douce, tiède et pleine des bonnes odeurs du printemps; j'étais dans la cour de ma maison, dont l'aspect n'avait rien de déformé ni d'étrange, et, le long des murs tout fleuris de jasmins, de chèvrefeuilles, de roses, je m'avançais indécis et troublé, cherchant je ne sais quoi, ayant conscience de quelqu'un qui m'attendait et que je désirais ardemment voir, ou bien de quelque chose d'inconnu qui allait se passer, et qui par avance m'enivrait...
À un point où se trouve un rosier très vieux, planté par un ancêtre et gardé respectueusement, bien qu'il donne à peine tous les deux ou trois ans une seule rose, j'aperçus une jeune fille, debout et immobile avec un sourire de mystère.
L'obscurité devenait un peu lourde, alanguissante.
Il faisait de plus en plus sombre partout, et cependant, sur elle seule, demeurait une sorte de vague lumière comme renvoyée par un réflecteur, qui dessinait son contour nettement avec une mince ligne d'ombre.
Je devinais qu'elle devait être extrêmement jolie et fraîche; mais son front et ses yeux restaient perdus sous un voile de nuit; je ne voyais tout à fait bien que sa bouche, qui s'entr'ouvrait pour sourire dans l'ovale délicieux de son bas de visage. Elle se tenait tout contre le vieux rosier sans fleurs, presque dans ses branches.—La nuit, la nuit s'assombrissait toujours. Elle était là comme chez elle, venue je ne sais d'où, sans qu'aucune porte eût été ouverte pour la faire entrer; elle semblait trouver naturel d'être là, comme moi, je trouvais naturel qu'elle y fût.
Je m'approchai bien près pour découvrir ses yeux qui m'intriguaient, et alors tout à coup je les vis très bien, malgré l'obscurité toujours plus épaisse et plus alourdie: ils souriaient aussi, comme sa bouche;—et ils n'étaient pas quelconques,—comme si, par exemple, elle n'eût représenté qu'une impersonnelle statue de la jeunesse;—non, ils étaient très particuliers au contraire; ils étaient les yeux de quelqu'un; de plus en plus je me rappelais ce regard déjà aimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie...
Réveillé alors en sursaut, je cherchai à retenir son fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenait plus insaisissable et plus irréel, à mesure que mon esprit s'éclairait davantage, dans son effort pour se souvenir. Était-ce bien possible, pourtant, qu'elle ne fût et n'eût jamais été qu'un rien sans vie, replongé maintenant pour toujours dans le néant des choses imaginaires, effacées... Je désirais me rendormir, pour la revoir; l'idée que c'était fini, rien qu'un rêve, me causait une déception, presque une désespérance.
Et je fus très long à l'oublier; je l'aimais, je l'aimais tendrement; dès que je repensais à elle, c'était avec une commotion intérieure, à la fois douce et douloureuse; tout ce qui n'était pas elle me semblait, pour le moment, décoloré et amoindri. C'était bien l'amour, le vrai amour, avec son immense mélancolie et son immense mystère, avec son suprême charme triste, laissé ensuite comme un parfum à tout ce qu'il a touché; ce coin de la cour, où elle m'était apparue, et ce vieux rosier sans fleurs qui l'avait entourée de ses branches, gardaient pour moi quelque chose d'angoissant et de délicieux qui leur venait d'elle.
LXXIX
Juin rayonnait. C'était le soir, l'heure exquise du crépuscule. Dans le cabinet de mon frère, j'étais seul, depuis un long moment; par la fenêtre, grande ouverte sur un ciel tout en or rose, on entendait les martinets pousser leurs cris aigus, en tourbillonnant par nuées au-dessus des vieux toits.
Personne ne me savait là, et jamais je ne m'étais senti plus isolé dans ce haut de maison, ni plus tenté d'inconnu...
Avec un battement de cœur, j'ouvris ce volume de Musset:
Don Paez!...
Les premières phrases rythmées, musicales, me furent comme chantées par une dangereuse voix d'or:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sourcils noirs, blanches mains, et, pour la petitesse
De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand la nuit de printemps fut tout à fait venue, quand mes yeux, baissés bien près du volume, ne distinguèrent plus, des vers charmeurs, que de petites lignes grises rangées sur le blanc des pages, je sortis, seul par la ville.
Dans les rues presque désertes, et pas encore éclairées, des rangs de tilleuls ou d'acacias fleuris, faisaient l'ombre plus épaisse et embaumaient l'air.
Ayant rabattu mon chapeau de feutre sur mes yeux, comme don Paez, je marchais d'un pas souple et léger, relevant la tête vers les balcons, et poursuivant je ne sais quels petits rêves enfantins de nuits d'Espagne, de sérénades andalouses...
LXXX
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les vacances revinrent encore; le voyage dans le Midi eut lieu pour la troisième fois, et là-bas, au beau soleil d'août et de septembre, tout se passa comme aux précédentes années: mêmes jeux avec ma bande fidèle, mêmes expéditions dans les vignes et les montagnes: mêmes rêveries de moyen âge dans les ruines de Castelnau, et, aux abords du sentier solitaire où gisaient nos filons d'argent, même ardeur à fouiller le sol rouge, en prenant des airs d'aventuriers,—bien que, chez les petits Peyral, la foi en ces mines n'y fût vraiment plus.
Ce recommencement toujours semblable des étés me donnait parfois l'illusion que ma vie d'enfant pourrait indéfiniment se prolonger ainsi; cependant, je n'avais plus de joie à mes réveils; une espèce d'inquiétude, semblable à celle que laisse un devoir non accompli, me reprenait chaque matin, de plus en plus péniblement, à la pensée que le temps fuyait, que les vacances allaient finir et que je n'avais pas encore eu le courage de décider de ma vie.
LXXXI
Et un jour, comme on avait déjà dépassé la mi-septembre, je compris, à l'anxiété particulièrement grande de mon réveil, qu'il n'y avait plus à reculer; le terme que je m'étais assigné à moi-même était venu.
Ma décision,—elle était déjà plus d'à moitié prise au fond de moi-même; pour la rendre effective, il ne me restait plus guère qu'à en faire l'aveu, et je me promis à moi-même que la journée ne passerait pas sans que cela fût accompli, courageusement. C'était à mon frère que je voulais me confier d'abord, pensant qu'il commencerait, lui aussi, par s'opposer à mon projet de toutes ses forces, mais qu'il finirait par prendre mon parti et m'aiderait à gagner ma cause.
Donc, après le dîner de midi, à la rage ardente du soleil, j'emportai dans le jardin de mon oncle du papier et une plume,—et là, je m'enfermai pour écrire cette lettre. (Cela entrait dans mes habitudes d'enfant d'aller ainsi travailler ou faire ma correspondance en plein air, et souvent même dans les recoins les plus singulièrement choisis, en haut des arbres, sur les toits.)
Une après-midi de septembre brûlante et sans un nuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plus silencieux que jamais, plus étranger aussi peut-être, me donnant bien plus que de coutume l'impression et le regret d'être loin de ma mère, de passer toute une fin d'été sans voir ma maison, ni les fleurs de ma chère petite cour.—Du reste, ce que j'étais sur le point d'écrire aurait pour résultat de me séparer encore davantage de tout ce que j'aimais tant, et j'en avais l'impression mélancolique. Il me semblait même qu'il y eût, dans l'air de ce jardin, je ne sais quoi d'un peu solennel, comme si les murs, les pruniers, les treilles et, là-bas, les luzernes se fussent intéressés à ce premier acte grave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux.
Pour m'installer à écrire, j'hésitai entre deux ou trois places, toutes brûlantes, avec très peu d'ombre.—C'était encore une manière de gagner du temps, de retarder cette lettre qui, avec mes idées d'alors, rendrait pour moi la décision irrévocable, une fois qu'elle serait ainsi déclarée. Sur la terre sèche, il y avait déjà des pampres roussis, beaucoup de feuilles mortes; des passe-roses, des dahlias devenus hauts comme des arbres, fleurissaient plus maigrement au bout de leurs tiges longues; l'ardent soleil achevait de dorer ces raisins à grosses graines qui mûrissent toujours sur le tard et qui ont une senteur musquée; malgré la grande chaleur, la grande limpidité bleue du ciel, on avait bien l'impression de l'été finissant.
Ce fut le berceau du fond que je choisis enfin pour m'y établir; les vignes y étaient très effeuillées, mais les derniers papillons à reflet de métal bleu y venaient encore, avec les guêpes, se poser sur les sarments des muscats.
Là, dans un grand calme de solitude, dans un grand silence d'été rempli de musiques de mouches, j'écrivis et signai timidement mon pacte avec la marine.
De la lettre elle-même, je ne me souviens plus; mais je me rappelle l'émotion avec laquelle je la cachetai, comme si, sous cette enveloppe, j'avais scellé pour jamais ma destinée.
Après un temps d'arrêt encore et de rêverie, je mis l'adresse: le nom de mon frère et le nom d'un pays d'Extrême Orient où il se trouvait alors.—Rien de plus à faire maintenant, que d'aller porter cela au bureau de poste du village; mais je restai là longtemps assis, très songeur, adossé au mur chaud sur lesquels couraient des lézards et gardant sur mes genoux, avec épouvante, le petit carré de papier où je venais de fixer mon avenir. Puis, l'envie me prenant de jeter les yeux sur l'horizon, sur l'espace, je mis le pied dans cette brèche familière du mur par laquelle je montais pour regarder fuir les papillons imprenables, et je me hissai des deux mains jusqu'au faîte, où je demeurai accoudé. Les mêmes lointains connus m'apparurent, les coteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, les montagnes dont les bois jaunis s'effeuillaient, et, là-bas, haut perchée, la grande ruine rougeâtre de Castelnau. En avant de tout cela, était le domaine de Bories, avec son vieux porche arrondi, peint à la chaux blanche, et, dès que je le regardai, la chanson plaintive: «Ah! ah! la bonne histoire!...» me revint à l'esprit, étrangement chantée, en même temps que me réapparut ce papillon «citron-aurore» qui était piqué depuis deux ans là-bas, sous une vitre de mon petit musée...
L'heure approchait où la vieille diligence campagnarde allait partir, emportant les lettres au loin. Je descendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que je refermai à clef, et me dirigeai, lentement vers le bureau de poste.
Un peu comme un petit halluciné, je marchais cette fois-là sans prendre garde à rien ni à personne. Mon esprit voyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l'île délicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habité l'oncle au musée, et à travers le Grand Océan austral où des dorades passaient.
La réalité assurée et prochaine de tout cela m'enivrait; pour la première fois, depuis que j'avais commencé d'exister, le monde et la vie me semblaient grands ouverts devant moi; ma route s'éclairait d'une lumière toute nouvelle:—une lumière un peu morne, il est vrai, un peu triste, mais puissante et qui pénétrait tout, jusqu'aux horizons extrêmes avoisinant la vieillesse et la mort.
Puis, des petites images très enfantines se mêlaient aussi de temps en temps à mon rêve immense; je me voyais en uniforme de marin, passant au soleil sur des quais brûlants de villes exotiques; ou bien revenant à la maison, après de périlleux voyages; rapportant des caisses qui étaient remplies d'étonnantes choses—et desquelles des cancrelats s'échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendant les déballages d'arrivée de son père...
Mais tout à coup mon cœur recommença de se serrer: ces retours de campagnes lointaines, ils ne pourraient avoir lieu que dans bien des années... et alors, les figures qui me recevraient au foyer, seraient changées par le temps... Je me les représentai même aussitôt, ces figures chéries; dans une pâle vision, elles m'apparurent toutes ensemble: un groupe qui m'accueillait avec des sourires de douce bienvenue, mais qui était si mélancolique à regarder! Des rides marquaient tous les fronts; ma mère avait ses boucles blanches comme aujourd'hui... Et grand'tante Berthe, déjà si vieille, pourrait-elle être là encore?... J'en étais à faire rapidement, avec crainte, le calcul de l'âge de grand-tante Berthe, quand j'arrivai au bureau de la poste...
Cependant, je n'hésitai pas; d'une main qui tremblait seulement un peu, je glissai ma lettre dans la boîte, et le sort en fut jeté.
LXXXII
J'arrête là ces notes, parce que d'abord la suite n'est pas encore assez loin de moi dans le temps pour être livrée aux lecteurs inconnus. Et puis, il me semble que mon enfance première a vraiment pris fin ce jour où j'ai ainsi décidé mon avenir.
J'avais alors quatorze ans et demi; trois années me restaient par conséquent pour me préparer à l'École navale; c'était donc dans les choses très raisonnables et très possibles.
Cependant je devais me heurter encore à bien des refus, à des difficultés de toutes sortes avant d'entrer au Borda. Et ensuite je devais traverser bien des années d'hésitations, d'erreurs, de luttes; monter à bien des calvaires; payer cruellement d'avoir été élevé en petite sensitive isolée; à force de volonté, refondre et durcir ma trempe physique, aussi bien que morale,—jusqu'au jour où, vers mes vingt-sept ans, un directeur de cirque, après avoir vu comme mes muscles se détendaient maintenant en ressorts d'acier, laissa tomber dans son admiration ces paroles, les plus profondes que j'aie entendues de ma vie; «Quel dommage, monsieur, que votre éducation ait été commencée si tard!»
LXXXIII
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Nous croyions, ma sœur et moi, revenir encore l'été suivant dans ce village...
Mais Azraël passa sur notre route; de terribles choses imprévues bouleversèrent notre tranquille et douce vie de famille.
Et ce ne fut que quinze années plus tard, après avoir couru le monde entier, que je revis ce coin de la France.
Tout y était bien changé; l'oncle et la tante dormaient au cimetière; les grands cousins étaient dispersés; la cousine, qui avait déjà quelques fils d'argent mêlés à ses cheveux, se préparait à quitter pour toujours ce pays, cette maison vide où elle ne voulait plus rester seule; et la Titi, la Maricette (qui ne s'appelaient plus ainsi) étaient devenues de grandes jeunes filles en deuil que je ne savais plus reconnaître.
Entre deux longs voyages, pressé comme toujours, ma vie allant déjà son train de fièvre, je revenais là, moi, pour quelques heures seulement, en pèlerinage de souvenir, voulant revoir encore une fois cette maison de l'oncle du Midi, avant qu'elle fût livrée à des mains étrangères.
C'était en novembre; un ciel sombre et froid changeait complètement les aspects de ce pays, que je n'avais jamais connu qu'au beau soleil des étés.
Ayant passé mon unique matinée à revoir mille choses, avec une mélancolie toujours croissante, sous ces nuages d'hiver,—j'avais oublié ce vieux jardin et ce berceau de vigne à l'ombre duquel s'était décidée ma vie, et je voulus y courir, à la dernière minute, avant le départ de la voiture qui allait m'emporter pour jamais.
«Vas-y seul, alors!» me dit la cousine, empressée elle aussi à faire fermer des caisses. Et elle me remit la grosse clef, la même grosse clef que j'emportais autrefois quand je m'en allais en chasse, ma papillonnette à la main, aux heures lumineuses et brûlantes des jours passés... Oh! les étés de mon enfance, qu'ils avaient été merveilleux et enchanteurs...
Pour la dernière des dernières fois, j'entrai dans ce jardin, qui me parut tout rapetissé, sous le ciel gris. J'allai d'abord à ce berceau du fond,—effeuillé, désolé aujourd'hui,—où j'avais écrit à mon frère ma lettre solennelle, et, à l'aide toujours de cette même brèche du mur qui me servait jadis, je me hissai sur le faîte, pour regarder furtivement la campagne d'alentour, lui dire à la hâte un suprême adieu: le domaine de Bories m'apparut, alors, singulièrement rapproché et rapetissé lui aussi; méconnaissable, comme du reste ces montagnes du fond qui avaient l'air de s'être abaissées pour n'être plus que de petites collines. Et tout cela, que j'avais vu jadis si ensoleillé, était sinistre aujourd'hui sous ces nuages de novembre, sous cette lumière terne et grise. J'eus l'impression que l'arrière-automne était commencé dans ma vie, en même temps que sur la terre.
Et du reste, le monde aussi,—le monde que je croyais si immense et si plein d'étonnements charmeurs, le jour où je m'étais accoudé sur ce même mur, après ma grande décision prise,—le monde entier ne s'était-il pas décoloré et rétréci à mes yeux autant que ce pauvre paysage?...
Oh! surtout cette apparition du domaine de Bories, semblable à un fantôme de lui-même sous un ciel d'hiver, me causait une mélancolie sans bornes.
Et en le regardant, je repensai au papillon a «citron-aurore» qui existait toujours sous sa vitre, au fond de mon musée d'enfant; qui était resté à sa même place, avec des couleurs aussi fraîches, pendant que j'avais couru par toutes les mers... Depuis bien des années, j'avais oublié l'association de ces deux choses, et, dès que le papillon jaune me fût revenu en mémoire, ramené par le porche de Bories, j'entendis en moi-même une petite voix qui reprenait tout doucement: «Ah! ah! la bonne histoire!...» Et la petite voix était flûtée et bizarre; surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts.
FIN
PARIS,—IMP. CHAIX, RUE BERGÈRE, 20.—11382-5-90
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
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DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
| au maroc | 1 | vol. |
| aziyadé | 1 | — |
| fleurs d'ennui | 1 | — |
| japoneries d'automne | 1 | — |
| le mariage de loti | 1 | — |
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Format in-8º cavalier | ||
madame chrysanthème, imprimé sur magnifique vélin et illustré d'un grand nombre d'aquarelles et de vignettes par Rossi et Myrbach | 1 | vol. |
IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—11382-5-50.