← Retour

Le roman de Tristan et Iseut

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Le roman de Tristan et Iseut

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le roman de Tristan et Iseut

Author: Joseph Bédier

Release date: March 4, 2013 [eBook #42256]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE TRISTAN ET ISEUT ***

Note de transcription:

L’orthographe originale a été conservée et n’a pas été harmonisée, mais quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.

Couverture

LE ROMAN
DE
TRISTAN ET ISEUT

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
CINQ CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS
SUR JAPON.

Page de titre

LE ROMAN
DE TRISTAN
ET ISEUT


RENOUVELÉ PAR
JOSEPH BÉDIER

PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE


OUVRAGE COURONNÉ
PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE


SOIXANTE-NEUVIÈME ÉDITION

H. PIAZZA, ÉDITEUR
RUE BONAPARTE, 19, PARIS

Tous droits de reproduction
et de traduction réservés.

A
MON CHER DU TERTRE
HOMMAGE FILIAL

JOSEPH BÉDIER

Ce travail de reconstitution de la célèbre légende française, d’après les fragments conservés des poèmes français du douzième siècle et leurs imitations étrangères, a été entrepris par M. Joseph Bédier, sur l’initiative de M. Piazza.

L’ÉDITEUR.

PRÉFACE


J’ai le plaisir de présenter aux lecteurs le plus récent des poèmes que l’admirable légende de Tristan et Iseut a fait naître. C’est bien un poème, en effet, quoiqu’il soit écrit en belle et simple prose. M. J. Bédier est le digne continuateur des vieux trouveurs qui ont essayé de transvaser dans le cristal léger de notre langue l’enivrant breuvage où les amants de Cornouailles goûtèrent jadis l’amour et la mort. Pour redire la merveilleuse histoire de leur enchantement, de leurs joies, de leurs peines et de leur mort, telle que, sortie des profondeurs du rêve celtique, elle ravit et troubla l’âme des Français du douzième siècle, il s’est refait, à force d’imagination sympathique et d’érudition patiente, cette âme elle-même, encore à peine débrouillée, toute neuve à ces émotions inconnues, se laissant envahir par elles sans songer à les analyser, et adaptant, sans y parvenir complètement, le conte qui la charmait aux conditions de son existence accoutumée. S’il nous était parvenu de la légende une rédaction française complète, M. Bédier, pour faire connaître cette légende aux lecteurs contemporains, se serait borné à en donner une traduction fidèle. La destinée singulière qui a voulu qu’elle ne nous parvînt que dans des fragments épars l’a obligé de prendre un rôle plus actif, pour lequel il ne suffisait plus d’être un savant, pour lequel il fallait être un poète. Des romans de Tristan dont nous connaissons l’existence, et qui tous devaient être de grande étendue, ceux de Chrétien de Troyes et de La Chèvre ont péri tout entiers; de celui de Béroul, il nous reste environ trois mille vers; autant de celui de Thomas; d’un autre, anonyme, quinze cents vers. Puis ce sont des traductions étrangères, dont trois nous rendent assez complètement pour le fond, mais non pour la forme, l’œuvre de Thomas, dont une nous représente un poème fort semblable à celui de Béroul; des allusions parfois très précieuses; de petits poèmes épisodiques, et enfin l’indigeste roman en prose où se sont conservés, au milieu d’un fatras sans cesse grossi par les rédacteurs successifs, quelques débris de vieux poèmes perdus. Que faire en présence de cet amas de décombres, si l’on veut restaurer un des édifices écroulés? Il y avait deux partis à prendre: s’attacher à Thomas, ou s’attacher à Béroul. Le premier parti avait l’avantage d’aboutir sûrement, grâce aux traductions étrangères, à la restitution d’un récit complet et homogène. Il avait l’inconvénient de ne restituer que le moins ancien des poèmes de Tristan, celui dans lequel le vieil élément barbare a été complètement assimilé à l’esprit et aux œuvres de la société chevaleresque anglo-française. M. Bédier a préféré le second parti, beaucoup plus difficile et par cela même plus tentant pour son art et pour son savoir, et plus convenable aussi au but qu’il se proposait: faire revivre pour les hommes de nos jours la légende de Tristan sous la forme la plus ancienne qu’elle ait prise, ou du moins que nous puissions atteindre en France. Il a donc commencé par traduire aussi fidèlement qu’il l’a pu le fragment de Béroul qui nous est parvenu, et qui occupe à peu près le centre du récit. S’étant ainsi bien pénétré de l’esprit du vieux conteur, s’étant assimilé sa façon naïve de sentir, sa façon simple de penser, jusqu’à l’embarras parfois enfantin de son exposition et la grâce un peu gauche de son style, il a refait à ce tronc une tête et des membres, non pas par une juxtaposition mécanique, mais par une sorte de régénération organique, telle que nous la présentent ces animaux qui, mutilés, se complètent par leur force intime sur le plan de leur forme parfaite.

Ces régénérations réussissent, on le sait, d’autant mieux que l’organisme est moins arrêté et moins développé. C’était bien le cas pour Béroul. Il s’assimilait lui-même des éléments de toute provenance, parfois assez disparates, et dont la disparité ne le choquait ni ne le gênait, d’autant plus qu’il leur faisait souvent subir une sorte d’accommodation qui suffisait à leur donner une homogénéité superficielle. Le Béroul moderne a donc pu procéder de même, sauf à y mettre plus de choix et de goût. Dans le fragment anonyme qui fait suite au fragment de Béroul, dans la traduction allemande d’un poème voisin de celui de Béroul, dans Thomas et ses traducteurs, dans les allusions et les poèmes épisodiques, dans le roman en prose lui-même, il a pris de quoi refaire au morceau conservé un commencement, une suite et une fin, en cherchant toujours, entre les multiples variantes du conte, celle qui convenait le mieux à l’esprit et au ton du fragment authentique. Puis,—et c’est l’effort le plus ingénieux et le plus délicat de son art,—il a essayé de donner à tous ces morceaux épars la forme et la couleur que leur aurait données Béroul. Je ne jurerais pas qu’il n’a pas écrit tout le poème en vers aussi semblables que possible à ceux de Béroul, pour les traduire ensuite en français moderne avec autant de soin qu’il avait fait pour les trois mille vers conservés. Si le vieux poète revenait aujourd’hui, et qu’il s’enquît de ce qu’est devenue son œuvre, il serait émerveillé de voir avec quelle piété, quelle intelligence, quel travail et quel succès elle a été retirée de l’abîme sur lequel un seul débris surnageait, et remise à flot, plus complète même sans doute, plus brillante et plus alerte qu’il ne l’avait lancée jadis.

C’est donc un poème français du milieu du douzième siècle, mais composé à la fin du dix-neuvième, que contient le livre de M. Bédier. C’est bien ainsi qu’il convenait de présenter aux lecteurs modernes l’histoire de Tristan et d’Iseut, puisque c’est en prenant le costume français du douzième siècle qu’elle s’est emparée jadis de toutes les imaginations, puisque toutes les formes qu’elle a revêtues depuis remontent à cette première forme française, puisque nous voyons forcément Tristan sous l’armure d’un chevalier et Iseut dans la longue robe droite des statues de nos cathédrales. Mais ce costume français et chevaleresque n’est pas le costume primitif; il n’appartient pas plus à nos héros qu’à ceux de la Grèce et de Rome que le moyen âge en affublait au même temps. On s’en aperçoit à plus d’un trait conservé par les adaptateurs. Béroul, notamment, qui s’applaudit d’avoir effacé quelques vestiges de la barbarie primitive, en a laissé subsister bien d’autres; Thomas lui-même, plus soigneux observateur des règles de la courtoisie, ne laisse pas de nous ouvrir çà et là d’étranges perspectives sur le véritable caractère de ses héros et du milieu où ils se meuvent. En combinant les indications souvent bien fugitives des conteurs français, on arrive à entrevoir ce qu’a pu être chez les Celtes ce poème sauvage, tout entier bercé par la mer et enveloppé dans la forêt, dont le héros, demi-dieu plutôt qu’homme, était présenté comme le maître ou même l’inventeur de tous les arts barbares, tueur de cerfs et de sangliers, savant dépeceur de gibier, lutteur et sauteur incomparable, navigateur audacieux, habile entre tous à faire vibrer la harpe et la rote, sachant imiter jusqu’à l’illusion le chant de tous les oiseaux, et avec cela, naturellement, invincible dans les combats, dompteur de monstres, protecteur de ses fidèles, impitoyable à ses ennemis, vivant d’une vie presque surhumaine, objet constant d’admiration, de dévouement et d’envie. Ce type s’est formé à coup sûr très anciennement dans le monde celtique: il était tout indiqué qu’il se complétât par l’amour. Je n’ai pas à redire ici quel est dans la légende de Tristan et Iseut le caractère de la passion qui les enchaîne, et ce qui fait de cette légende, dans ses formes diverses, l’incomparable épopée de l’amour. Je rappellerai seulement que l’idée de symboliser l’amour involontaire, irrésistible et éternel par ce breuvage dont l’action—et c’est en quoi il diffère des philtres vulgaires—se prolonge pendant toute la vie et persiste même après la mort, que cette idée, qui donne à l’histoire des amants son caractère fatal et mystérieux, a évidemment son origine dans les pratiques de la vieille magie celtique. Je ne veux pas non plus insister sur les traits de mœurs et de sentiments barbares que j’ai indiqués tout à l’heure, et qui font à chaque instant un effet si singulier et si puissant dans le tranquille récit des conteurs français. M. Bédier, naturellement, les a recueillis avec prédilection en faisant, pour compléter l’œuvre de Béroul, son travail d’industrieuse mosaïque. Les lecteurs les remarqueront sans peine, et sentiront combien l’histoire que nos poètes français du douzième siècle racontaient à leurs contemporains était étrangère au milieu dans lequel ils la propageaient et avec lequel ils s’efforçaient en vain de la faire cadrer.

Ce qui les attirait, dans l’histoire de Tristan et d’Iseut, ce qui les poussait à entreprendre de la faire entrer, malgré toutes les difficultés et les obscurités qu’elle leur présentait, dans la forme déjà consacrée des poèmes en vers octosyllabiques, ce qui fit en effet le succès de leur entreprise et valut à cette histoire, dès qu’elle fut connue du monde romano-germanique, une popularité sans précédent, c’est l’esprit qui l’anime d’un bout à l’autre, qui circule dans tous ses épisodes comme le «boire amoureux» dans les veines des deux héros: l’idée de la fatalité de l’amour, qui l’élève au-dessus de toutes les lois. Incarnée dans deux êtres d’exception, cette idée, qui répond au sentiment secret de tant d’hommes et de tant de femmes, s’est d’autant mieux emparée des cœurs qu’elle est, ici, purifiée par la souffrance et comme consacrée par la mort. Au milieu de la fragilité ordinaire des affections humaines, des déceptions renouvelées que subit l’illusion toujours changeante, le couple de Tristan et d’Iseut, rivé dès l’abord d’un lien mystérieusement indissoluble, battu par tous les orages et y résistant, essayant vainement de se déprendre et finalement emporté dans un dernier et éternel embrassement, apparaissait et apparaît encore comme une des formes de cet idéal que l’homme ne se lasse pas de faire planer au-dessus du réel et dont les aspects multiples et opposés ne sont que des manifestations diverses de son aspiration obstinée vers le bonheur. Si cette forme est une des plus séduisantes et des plus émouvantes, elle est aussi une des plus dangereuses: l’histoire de Tristan et d’Iseut a versé jadis, on n’en saurait douter, dans plus d’une âme un poison subtil, et aujourd’hui encore, préparé par le magicien moderne qui y a joint la puissance de l’incantation musicale, le breuvage d’amour a certainement troublé, peut-être égaré, plus d’un cœur. Mais il n’y a pas d’idéal dont le charme n’ait son péril, et pourtant on ne saurait priver la vie d’idéal sans la condamner à la platitude ou au morne désespoir. Il faut savoir, quand on passe devant les grottes des Sirènes, se tenir fermement attaché au mât, sans renoncer à entendre la divine mélodie qui fait entrevoir aux mortels les félicités surhumaines.

Au reste, si tout l’attrait du vieux poème subsiste dans le «renouvellement» qu’on va lire, le danger qu’il pouvait présenter pour les contemporains de Béroul y est singulièrement atténué pour les nôtres. Les passions sont d’autant plus contagieuses pour les âmes qu’elles se présentent dans des âmes semblables: lorsqu’il s’agit d’âmes lointaines et très différentes, sinon dans leur fond, au moins dans les conditions extérieures de leur activité, les passions gardent toute leur grandeur et leur beauté, mais perdent beaucoup de leur force suggestive. Le Tristan et l’Iseut de Béroul, ressuscités par M. Bédier avec leurs costumes et leurs allures d’autrefois, avec leurs façons de vivre, de sentir et de parler moitié barbares, moitié médiévales, seront pour les lecteurs modernes comme les personnages d’un vieux vitrail, aux gestes raides, aux expressions naïves, aux physionomies énigmatiques. Mais derrière cette image, marquée de l’empreinte spéciale d’une époque, on voit, comme le soleil derrière le vitrail, resplendir la passion, toujours identique à elle-même, qui l’illumine et la fait flamboyer tout entière. Un éternel sujet des méditations de la pensée et des troubles du cœur, représenté par des figures dont l’archaïsme même fait l’intérêt, voilà tout le poème du renouveleur de Béroul. Il y a là déjà de quoi charmer les lecteurs curieux à la fois d’histoire et de poésie. Mais ce que je n’ai pu dire, ce qu’on découvrira avec ravissement à la lecture de cette œuvre antique, c’est le charme des détails, la mystérieuse et mythique beauté de certains épisodes, l’heureuse invention d’autres plus modernes, l’imprévu des situations et des sentiments, tout ce qui fait de ce poème un mélange unique de vétusté immémoriale et de fraîcheur toujours nouvelle, de mélancolie celtique et de grâce française, de naturalisme puissant et de fine psychologie. Je ne doute pas qu’il ne retrouve auprès de nos contemporains le succès qu’il a obtenu auprès de nos aïeux du temps des croisades. Il appartient vraiment à cette «littérature du monde» dont parlait Gœthe; il en avait disparu par une mauvaise fortune imméritée: il faut savoir un gré infini à M. Joseph Bédier de l’y avoir fait rentrer.

Gaston PARIS.


NOTE ADDITIONNELLE


Comme M. G. Paris l’a trop bienveillamment exposé, j’ai tâché d’éviter tout mélange de l’ancien et du moderne. Ecarter les disparates, les anachronismes, le clinquant, vérifier le vetusta scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus, obtenir sur soi-même, à force de sympathie historique et critique, de ne jamais mêler nos conceptions modernes aux antiques formes de penser et de sentir, tel a été mon dessein, mon effort, et sans doute, hélas! ma chimère. Mais mon texte est très composite, et si je voulais indiquer mes sources par le menu, il me faudrait mettre au bas des pages de ce petit livre autant de notes que Becq de Fouquières en a attaché aux poésies d’André Chénier. Je dois du moins au lecteur les indications générales que voici. Les fragments conservés des anciens poèmes français ont été, pour la plupart, publiés par Francisque Michel: Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures (Paris, Techener, 1835-1839[1]). Le chapitre I de notre roman (les Enfances) est fortement abrégé des divers poèmes, mais principalement de Thomas, représenté par ses remanieurs étrangers.—Les chapitres II et III sont traités d’après Eilhart d’Oberg (édit. Lichtenstein, Strasbourg, 1878).—Le chapitre IV (le Philtre), d’après l’ensemble de la tradition, surtout d’après Eilhart. Quelques traits sont pris à Gottfried de Strasbourg (édit. W. Golther, Berlin et Stuttgart, 1888).—Chapitre V (Brangien), d’après Eilhart.—Chapitre VI (le Grand Pin). Au milieu de ce chapitre, à l’arrivée d’Iseut au rendez-vous sous le pin, commence le fragment de Béroul, que nous suivons fidèlement aux chapitres VII, VIII, IX, X, XI, en l’interprétant çà et là par le poème d’Eilhart et par différentes données traditionnelles.—Chapitre XII (le Jugement par le fer rouge). Résumé très libre du fragment anonyme qui suit le fragment de Béroul.—Chapitre XIII (la Voix du Rossignol). Inséré dans l’estoire d’après un poème didactique du treizième siècle, le Domnei des Amanz.—Chapitre XIV (le Grelot). Tiré de Gottfried de Strasbourg.—Chapitres XV-XVII. Les épisodes de Kariado et de Tristan lépreux sont empruntés à Thomas; le reste est traité, en général, d’après Eilhart.—Chapitre XVIII (Tristan fou). Remaniement d’un petit poème français, épisodique et indépendant.—Chapitre XIX (la Mort). Traduit de Thomas; des épisodes sont empruntés à Eilhart et au roman en prose française contenu dans le manuscrit 103 de la Bibliothèque Nationale.

J. B.

[1] J’indique ici ces éditions plus récentes, qui font partie des publications de la Société des anciens textes français (Paris, Didot): 1. Le Roman de Tristan, par Béroul, publié par Ernest Muret, 1 vol. in-8o, 1904.—2. Le Roman de Tristan, par Thomas, trouvère anglo-normand du douzième siècle, publié par Joseph Bédier, 2 vol. in-8o, 1903 et 1905.—3. Les deux poèmes de Tristan fou, publiés par Joseph Bédier, 1 volume in-8o, 1908.


LE ROMAN DE
TRISTAN ET ISEUT


I
LES ENFANCES DE TRISTAN

Du wærest zwâre baz genant:
Juvente bele et la riant!
(Gottfried de Strasbourg.)

Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand’joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l’épée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour.

Il la prit à femme au moutier de Tintagel. Mais à peine l’eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant; puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.

Blanchefleur l’attendit longuement. Hélas! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l’avait tué en trahison. Elle ne le pleura point: ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains; son âme voulut, d’un fort désir, s’arracher de son corps. Rohalt s’efforçait de la consoler:

«Reine, disait-il, on ne peut rien gagner à mettre deuil sur deuil; tous ceux qui naissent ne doivent-ils pas mourir? Que Dieu reçoive les morts et préserve les vivants!...»

Mais elle ne voulait pas l’écouter. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour, elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre ses bras:

«Fils, lui dit-elle, j’ai longtemps désiré de te voir; et je vois la plus belle créature que femme ait jamais portée. Triste j’accouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi j’ai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan.»

Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sitôt qu’elle l’eut baisé, elle mourut.

Rohalt le Foi-Tenant recueillit l’orphelin. Déjà les hommes du duc Morgan enveloppaient le château de Kanoël: comment Rohalt aurait-il pu soutenir longtemps la guerre? On dit justement: «Démesure n’est pas prouesse»; il dut se rendre à la merci du duc Morgan. Mais, de crainte que Morgan n’égorgeât le fils de Rivalen, le maréchal le fit passer pour son propre enfant et l’éleva parmi ses fils.

Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sage maître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d’années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit à manier la lance, l’épée, l’écu et l’arc, à lancer les disques de pierre, à franchir d’un bond les plus larges fossés; il lui apprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir les faibles, à tenir la foi donnée; il lui apprit les diverses manières de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur; et, quand l’enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps et n’eussent jamais été séparés. A le voir si noble et si fier, large des épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaient Rohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant à Rivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la grâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement le révérait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur nef, l’emportèrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu’un jeune loup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous les mariniers le savent: la mer porte à regret les nefs félonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit nuits à l’aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à travers la brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulait briser leur carène. Ils se repentirent: connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ils firent vœu de le délivrer et parèrent une barque pour le déposer au rivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants portèrent la barque de Tristan sur le sable d’une grève.

A grand effort, il monta sur la falaise et vit qu’au delà d’une lande vallonnée et déserte, une forêt s’étendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse à cor et à cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha. La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjà par grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas de Tristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l’épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s’écria:

«Que faites-vous, seigneur? Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé? Est-ce donc la coutume de ce pays?

—Beau frère, répondit le veneur, que fais-je là qui puisse te surprendre? Oui, je détache d’abord la tête de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous; ainsi, dès le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la; prends ce couteau, beau frère; nous l’apprendrons volontiers.»

Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerf avant de le défaire; puis il dépeça la bête en laissant, comme il convient, l’os corbin tout franc; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du cœur.

Et veneurs et valets de limiers, penchés sur lui, le regardaient, charmés.

«Ami, dit le maître-veneur, ces coutumes sont belles; en quelle terre les as-tu apprises? Dis-nous ton pays et ton nom.

—Beau seigneur, on m’appelle Tristan; et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.

—Tristan, dit le veneur, que Dieu récompense le père qui t’éleva si noblement! Sans doute, il est un baron riche et puissant?»

Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, répondit par ruse:

«Non, seigneur, mon père est un marchand. J’ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vous m’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai connaître, beau seigneur, d’autres déduits de vénerie.

—Beau Tristan, je m’étonne qu’il soit une terre où les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notre seigneur.»

Tristan achevait de défaire le cerf. Il donna aux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia aux différents veneurs: à l’un la tête, à l’autre le cimier et les grands filets; à ceux-ci les épaules, à ceux-là les cuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées sur les fourches.

Alors ils se mirent à la voie en devisant, tant qu’ils découvrirent enfin un riche château. Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre; et sa maîtresse tour, jadis élevée par les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bien taillés, disposés comme un échiquier de sinople et d’azur.

Tristan demanda le nom de ce château.

«Beau valet, on le nomme Tintagel.

—Tintagel, s’écria Tristan, béni sois-tu de Dieu, et bénis soient tes hôtes!»

Seigneurs, c’est là que jadis, à grand’joie, son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas! Tristan l’ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roi Marc lui-même.

Après que le maître-veneur lui eut conté l’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerf bien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtout il admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient se détacher de lui. D’où lui venait cette première tendresse? Le roi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c’était son sang qui s’émouvait et parlait en lui, et l’amour qu’il avait porté à sa sœur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent levées, un jongleur gallois, maître en son art, s’avança parmi les barons assemblés, et chanta des lais de harpe. Tristan était assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvelle mélodie, Tristan lui parla ainsi:

«Maître, ce lai est beau entre tous: jadis les anciens Bretons l’ont fait pour célébrer les amours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles. Maître, ta voix est habile, harpe-le bien!»

Le Gallois chanta, puis répondit:

«Enfant, que sais-tu donc de l’art des instruments? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse.»

Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s’attendrissaient à l’entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté Blanchefleur.

Quand le lai fut achevé, le roi se tut longuement.

«Fils, dit-il enfin, béni soit le maître qui t’enseigna, et béni sois-tu de Dieu! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe pénètrent le cœur des hommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps près de moi, ami!

—Volontiers, je vous servirai, sire, répondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige.»

Il fit ainsi, et, durant trois années, une mutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Les barons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoire vous l’apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgré leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt son père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d’éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et si diverse: que servirait de l’allonger? Je dirai donc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donnée par lui à Blanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit:

«Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort; il est temps qu’elle fasse retour au droit héritier.»

Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son père, défia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra sa terre.

Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi:

«Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquis ce pays et j’ai vengé le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j’ai rendu à mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appeler pères; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit? Or, un haut homme a deux choses à lui: sa terre et son corps. Donc, à Rohalt que voici, j’abandonnerai ma terre: père, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensée; mais vous êtes mes féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil: si donc l’un de vous veut m’enseigner une autre résolution, qu’il se lève, et qu’il parle!»

Mais tous les barons le louèrent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.

II
LE MORHOLT D’IRLANDE

Tristrem seyd: «Ywis,
Y wil defende it as knizt.»
(Sir Tristrem.)

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d’Irlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze années, d’acquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d’anciens traités d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres d’argent fin, et la troisième trois cents livres d’or. Mais, quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l’âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul n’avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil.

Au terme marqué, quand les barons furent assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis sous le dais, le Morholt parla ainsi:

«Roi Marc, entends pour la dernière fois le mandement du roi d’Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtemps refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l’âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port de Tintagel, les emportera pour qu’ils deviennent nos serfs. Pourtant,—et je n’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’il convient,—si quelqu’un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d’Irlande lève ce tribut contre le droit, j’accepterai son gage. Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays?»

Les barons se regardaient entre eux à la dérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait: «Vois, malheureux, la stature du Morholt d’Irlande: il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée: ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête des plus hardis champions, depuis tant d’années que le roi d’Irlande envoie ce géant porter ses défis par les terres vassales? Chétif, veux-tu chercher la mort? A quoi bon tenter Dieu?» Cet autre songeait: «Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie? Mais ma mort ne vous sauverait pas.» Et tous se taisaient.

Le Morholt dit encore:

«Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage? Je lui offre une belle bataille: car, à trois jours d’ici, nous gagnerons sur des barques l’île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier et moi, nous combattrons seul à seul, et la louange d’avoir tenté la bataille rejaillira sur toute sa parenté.»

Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut que l’on enferme dans une cage avec de petits oiseaux: quand il y entre, tous deviennent muets.

Le Morholt parla pour la troisième fois:

«Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habité que par des serfs.»

Alors Tristan s’agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit:

«Seigneur roi, s’il vous plaît de m’accorder ce don, je ferai la bataille.»

En vain le roi Marc voulut l’en détourner. Il était si jeune chevalier: de quoi lui servirait sa hardiesse? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le reçut.

Au jour dit, Tristan se plaça sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit le haubert et le heaume d’acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes. «Ah! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plutôt que toi, entrepris cette bataille? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!...» Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ils espéraient encore, car l’espérance au cœur des hommes vit de chétive pâture.

Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l’île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’île. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.

«Vassal, que fais-tu? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre?

—Vassal, à quoi bon? répondit Tristan. L’un de nous deux reviendra seul vivant d’ici: une seule barque ne lui suffit-elle pas?»

Et tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses, s’enfoncèrent dans l’île.

Nul ne vit l’âpre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l’écart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l’heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre; la barque de l’Irlandais se détacha de l’île, et une clameur de détresse retentit: «Le Morholt! le Morholt!» Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue; chacun de ses poings tendait une épée brandie: c’était Tristan. Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient à la nage. Le preux s’élança sur la grève, et, tandis que les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt:

«Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez: mon épée est ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs: c’est le tribut de la Cornouailles!»

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants d’allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu’on n’eût pas ouï Dieu tonner, Tristan parvint au château, il s’affaissa entre les bras du roi Marc; et le sang ruisselait de ses blessures.

A grand déconfort, les compagnons du Morholt abordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés qui l’acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseut la Blonde, aux cheveux d’or, dont la beauté brillait déjà comme l’aube qui se lève. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s’il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessés déjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies à l’heure propice, les philtres? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l’épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne. Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffre d’ivoire, précieux comme un reliquaire. Et courbées sur le grand cadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l’éloge du mort et sans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier, menaient à tour de rôle parmi les femmes le regret funèbre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan de Loonnois.

Mais, à Tintagel, Tristan languissait: un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et, comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l’écart sur le rivage; et, couché devant les flots, il attendait la mort. Il songeait: «Vous m’avez donc abandonné, roi Marc, moi qui ai sauvé l’honneur de votre terre? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne; mais que pourrait votre tendresse? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse... Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre? je ne sais, mais là peut-être où je trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal.»

Il supplia tant, que le roi Marc consentit à son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on déposât seulement sa harpe près de lui. A quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser? A quoi bon les rames? A quoi bon l’épée? Comme un marinier, au cours d’une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque où gisait son cher fils, et la mer l’emporta.

Sept jours et sept nuits, elle l’entraîna doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à son insu, l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient; dans la première blancheur de l’aube, ils aperçurent la barque errante. «Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait.» Ils ramèrent pour atteindre la barque: elle allait à la dérive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe; mais, à mesure qu’ils approchaient, la mélodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame compatissante, qui saurait peut-être le guérir.

Hélas! ce port était Weisefort, où gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jeté sur une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu’il était un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande: il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les étoiles; des pirates avaient assailli la nef: blessé, il s’était enfui sur cette barque. On le crut: nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’île Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir; il s’échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.

III
LA QUÊTE
DE LA
BELLE AUX CHEVEUX D’OR

En po d’ore vos oi paiée
O la parole do chevol,
Dont je ai puis eü grant dol.
(Lai de la Folie Tristan.)

Il y avait à la cour du roi Marc quatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms: Andret, Guenelon, Gondoïne et Denoalen; or le duc Andret était, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan, leur envie s’irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles:

«Que de merveilles en sa vie! disaient les félons; mais vous êtes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu’il ait triomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque était fée et pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jour verse des poisons au cœur du roi Marc! Comme il a su dompter ce cœur par puissance et charme de sorcellerie! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d’un magicien!»

Ils persuadèrent la plupart des barons: car beaucoup d’hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le cœur peut aussi l’accomplir par la force de l’amour et de la hardiesse. C’est pourquoi les barons pressèrent le roi Marc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs; s’il refusait, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur qu’aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n’entrerait en sa couche. Mais, à son tour, Tristan, qui supportait à grand’honte le soupçon d’aimer son oncle à bon profit, le menaça: que le roi se rendît à la volonté de sa baronnie; sinon, il abandonnerait la cour, il s’en irait servir le riche roi de Gavoie. Alors Marc fixa un terme à ses barons; à quarante jours de là, il dirait sa pensée.

Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement: «Où donc trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour femme?»

A cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent. Mais de leurs becs s’était échappé un long cheveu de femme, plus fin que fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil.

Marc, l’ayant pris, fit entrer les barons et Tristan, et leur dit:

«Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si toutefois vous voulez quérir celle que j’ai choisie.

—Certes, nous le voulons, beau seigneur; qui donc est celle que vous avez choisie?

—J’ai choisi celle à qui fut ce cheveu d’or, et sachez que je n’en veux point d’autre.

—Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu d’or? qui vous l’a porté? et de quel pays?

—Il me vient, seigneurs, de la Belle aux cheveux d’or; deux hirondelles me l’ont porté; elles savent de quel pays.»

Les barons comprirent qu’ils étaient raillés et déçus. Ils regardaient Tristan avec dépit; car ils le soupçonnaient d’avoir conseillé cette ruse. Mais Tristan, ayant considéré le cheveu d’or, se souvint d’Iseut la Blonde. Il sourit et parla ainsi:

«Roi Marc, vous agissez à grand tort; et ne voyez-vous pas que les soupçons de ces seigneurs me honnissent? Mais vainement vous avez préparé cette dérision: j’irai quérir la Belle aux cheveux d’or. Sachez que la quête est périlleuse et qu’il me sera plus malaisé de retourner de son pays que de l’île où j’ai tué le Morholt: mais de nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie à l’aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d’amour loyal, j’engage ma foi par ce serment: ou je mourrai dans l’entreprise, ou je ramènerai en ce château de Tintagel la Reine aux blonds cheveux.»

Il équipa une belle nef, qu’il garnit de froment, de vin, de miel, et de toutes bonnes denrées. Il y fit monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage, choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et de chapes de camelin grossier, en sorte qu’ils ressemblaient à des marchands; mais sous le pont de la nef, ils cachaient les riches habits de drap d’or, de cendal et d’écarlate, qui conviennent aux messagers d’un roi puissant.

Quand la nef eut pris le large, le pilote demanda:

«Beau seigneur, vers quelle terre naviguer?

—Ami, cingle vers l’Irlande, droit au port de Weisefort.»

Le pilote frémit. Tristan ne savait-il pas que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d’Irlande pourchassait les nefs cornouaillaises? Les mariniers saisis, il les pendait à des fourches. Le pilote obéit pourtant et gagna la terre périlleuse.

D’abord Tristan sut persuader aux hommes de Weisefort que ses compagnons étaient des marchands d’Angleterre venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d’étrange sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des échecs et paraissaient mieux s’entendre à manier les dés qu’à mesurer le froment, Tristan redoutait d’être découvert, et ne savait comment entreprendre sa quête.

Or, un matin, au point du jour, il ouït une voix si épouvantable qu’on eût dit le cri d’un démon. Jamais il n’avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port:

«Dites-moi, fait-il, dame, d’où vient cette voix que j’ai ouïe? ne me le cachez pas.

—Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d’une bête fière et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s’arrête à l’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peut entrer, qu’on n’ait livré au dragon une jeune fille; et, dès qu’il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu’il n’en faut pour dire une patenôtre.

—Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s’il serait possible à un homme né de mère de l’occire en bataille.

—Certes, beau doux sire, je ne sais; ce qui est assuré, c’est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l’aventure; car le roi d’Irlande a proclamé par voix de héraut qu’il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le monstre; mais le monstre les a tous dévorés.»

Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s’arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port était désert, car l’aube venait à peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu’à la porte que la femme lui avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, qui éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l’un d’entre eux par ses rouges cheveux tressés, si fortement qu’il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrêté:

«Dieu vous sauve, beau sire! dit Tristan; par quelle route vient le dragon?»

Et quand le fuyard lui eut montré la route, Tristan le relâcha.

Le monstre approchait. Il avait la tête d’une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps écailleux d’un griffon.

Tristan lança contre lui son destrier d’une telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l’assène sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti l’atteinte pourtant; il lance ses griffes contre l’écu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert encore de l’épée, et le frappe sur les flancs d’un coup si violent que l’air en retentit. Vainement: il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses: le haubert de Tristan noircit comme un charbon éteint, son cheval s’abat et meurt. Mais, aussitôt relevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule du monstre: elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deux parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt.

Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller à quelque distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s’échauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé.

Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d’Irlande, et qu’il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle est la puissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, armé, pour assaillir le monstre; pourtant, du plus loin qu’il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l’écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la tête du monstre, la porta au roi et réclama le beau salaire promis.

Le roi ne crut guère à sa prouesse; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sa cour, à trois jours de là: devant le barnage assemblé, le sénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.

Quand Iseut la Blonde apprit qu’elle serait livrée à ce couard, elle fit d’abord une longue risée, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l’imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent en secret vers le repaire du monstre, tant qu’Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singulière; sans doute, le cheval qui avait passé là n’avait pas été ferré en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans tête et le cheval mort; il n’était pas harnaché selon la coutume d’Irlande. Certes, un étranger avait tué le dragon; mais vivait-il encore?

Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent longtemps; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secrètement dans les chambres des femmes. Là, Iseut conta l’aventure à sa mère, et lui confia l’étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langue envenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d’Irlande réveilla le blessé par la vertu d’une herbe et lui dit:

«Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui a tranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sa récompense. Sauras-tu, à deux jours d’ici, lui prouver son tort par bataille?

—Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J’ai conquis Iseut sur le dragon; peut-être je la conquerrai sur le sénéchal.»

Alors, la reine l’hébergea richement, et brassa pour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prépara un bain et doucement oignit son corps d’un baume que sa mère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage du blessé, vit qu’il était beau, et se prit à penser: «Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fournira rude bataille!» Mais Tristan, ranimé par la chaleur de l’eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu’il avait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit à sourire. Iseut le remarqua et se dit: «Pourquoi cet étranger a-t-il souri? Ai-je rien fait qui ne convienne pas? Ai-je négligé l’un des services qu’une jeune fille doit rendre à son hôte? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j’ai oublié de parer ses armes ternies par le venin.»

Elle vint donc là où l’armure de Tristan était déposée: «Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien digne d’être porté par un preux.» Elle prit l’épée par la poignée: «Certes, c’est là une belle épée, et qui convient à un hardi baron.» Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement ébréchée. Elle remarque la forme de l’entaille: ne serait-ce point la lame qui s’est brisée dans la tête du Morholt? Elle hésite, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court à la chambre où elle gardait le fragment d’acier retiré naguère du crâne du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche; à peine voyait-on la trace de la brisure.

Alors elle se précipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle cria:

«Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour!»

Tristan fit effort pour arrêter son bras; vainement; son corps était perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse:

«Soit, je mourrai; mais pour t’épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tu n’as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l’as conservée et rendue. Une première fois, naguère, j’étais le jongleur blessé que tu as sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l’épieu du Morholt l’avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d’avoir guéri ces blessures; ne les avais-je pas reçues en loyal combat? ai-je tué le Morholt en trahison? ne m’avait-il pas défié? ne devais-je pas défendre mon corps? Pour la seconde fois, en m’allant chercher au marécage, tu m’as sauvé. Ah! c’est pour toi, jeune fille, que j’ai combattu le dragon... Mais laissons ces choses: je voulais te prouver seulement que, m’ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preux sénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avait risqué sa vie pour te conquérir et t’avait conquise, et que tu auras tué sans défense dans ce bain.»

Iseut s’écria:

«J’entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir? Ah! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, par belles représailles, tu as fait cette vantance d’emporter comme ta serve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles...

—Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont volé jusqu’à Tintagel pour y porter l’un de tes cheveux d’or. J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix et amour. C’est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C’est pourquoi j’ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d’or de mon bliaut; la couleur des fils d’or a passé: l’or du cheveu ne s’est pas terni.»

Iseut rejeta la grande épée et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tut longuement; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe de paix et le revêtit de riches habits.

Au jour de l’assemblée des barons, Tristan envoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pour mander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme il convenait aux messagers d’un riche roi: car il espérait atteindre ce jour même au terme de l’aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se désolaient depuis quatre jours d’avoir perdu Tristan; ils se réjouirent de la nouvelle.

Un à un, dans la salle où déjà s’amassaient sans nombre les barons d’Irlande, ils entrèrent, s’assirent à la file sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches vêtements d’écarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux: «Quels sont ces seigneurs magnifiques? Qui les connaît? Voyez ces manteaux somptueux, parés de zibeline et d’orfroi! Voyez à la pomme des épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls, les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer! Qui donc vit jamais splendeur pareille? D’où viennent ces seigneurs? A qui sont-ils?» Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs sièges pour nul qui entrât.

Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et de soutenir par bataille qu’il avait tué le monstre et qu’Iseut devait lui être livrée. Alors Iseut s’inclina devant son père, et dit:

«Roi, un homme est là, qui prétend convaincre votre sénéchal de mensonge et de félonie. A cet homme prêt à prouver qu’il a délivré votre terre du fléau et que votre fille ne doit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci?»

Le roi y pensa et ne se hâtait pas de répondre. Mais ses barons crièrent en foule:

«Octroyez-le, sire! octroyez-le!»

Le roi dit:

«Et je l’octroie!»

Mais Iseut s’agenouilla à ses pieds:

«Père, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement à cet homme!»

Quand elle eut reçu le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblée. A sa vue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent les bras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés et les Irlandais virent qu’il était leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit: «C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt!» Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient: «Qu’il meure!»

Mais Iseut s’écria:

«Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis!»

Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa.

Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au sénéchal qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi:

«Seigneurs, j’ai tué le Morholt, mais j’ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le méfait, j’ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrés du monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d’Irlande et de Cornouailles se répande non plus la haine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l’épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son désir est d’honorer Iseut comme sa chère femme épousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine.»

On apporta les corps saints à grand’joie, et les cent chevaliers jurèrent qu’il avait dit vérité.

Le roi prit Iseut par la main et demanda à Tristan s’il la conduirait loyalement à son seigneur. Devant ses cent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blonde frémissait de honte et d’angoisse. Ainsi, Tristan, l’ayant conquise, la dédaignait; le beau conte du Cheveu d’or n’était que mensonge, et c’est à un autre qu’il la livrait... Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.

Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruse et par la force, Tristan accomplit la quête de la Reine aux cheveux d’or.

IV
LE PHILTRE

Nein, ezn was niht mit wine,
doch ez im glich wære,
ez was diu wernde swaere,
diu endelôse herzenôt,
von der si beide lagen tôt.
(Gottfried de Strasbourg.)

Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère recueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à Brangien:

«Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul œil ne le voie et que nulle lèvre ne s’en approche. Mais quand viendront la nuit nuptiale et l’instant où l’on quitte les époux, tu verseras ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille, que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa vertu: ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort.»

Brangien promit à la reine qu’elle ferait selon sa volonté.

La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre d’Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s’était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils? Vers qui? Vers quelle destinée? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il était venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt; il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays; il n’avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie! «Chétive! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas!...»

Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d’Iseut. «J’ai trouvé du vin!» leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin: c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

A cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit:

«Malheureuse! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nef! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue!»

De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir. Il songeait: «Andret, Denoalen, Guenelon, et Gondoïne, félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah! je suis plus vil encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite! Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin avant même de reconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour, chassé l’enfant errant venu pour vous trahir? Ah! qu’ai-je pensé? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme et ne peut pas m’aimer.»

Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr, pourtant: ne l’avait-il pas vilement dédaignée? Elle voulait le haïr, et ne pouvait, irritée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.

Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elle avait causé. Deux jours elle les épia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout réconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore, quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.

Au troisième jour, comme Tristan venait vers la tente, dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement:

«Entrez, seigneur.

—Reine, dit Tristan, pourquoi m’avoir appelé seigneur? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame?

Iseut répondit:

«Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon maître! Tu le sais que ta force me domine et que je suis ta serve! Ah! que n’ai-je avivé naguère les plaies du jongleur blessé? Que n’ai-je laissé périr le tueur du monstre dans les herbes du marécage? Que n’ai-je asséné sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’épée déjà brandie? Hélas! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui!

—Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui? Qu’est-ce donc qui vous tourmente?

—Ah! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente et cette mer, et mon corps et ma vie!»

Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta:

«Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente?»

Elle répondit:

«L’amour de vous.»

Alors il posa ses lèvres sur les siennes.

Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d’amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et les bras tendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds:

«Malheureux! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore! Mais non, la voie est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vous possède, le breuvage d’amour que votre mère, Iseut, m’avait confié. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous; mais l’Ennemi s’est joué de nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en châtiment de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort!»

Les amants s’étreignirent; dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit:

«Vienne donc la mort!»

Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour.

V
BRANGIEN LIVRÉE AUX SERFS

Sobre toz avrai gran valor,
S’aitals camisa m’es dada,
Cum Iseus det a l’amador,
Que mai non era portada.
(Rambaut, comte d’Orange.)

Le roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit devant le roi; le roi se saisit d’elle en la prenant à son tour par la main. A grand honneur il la mena vers le château de Tintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beauté jeta une telle clarté que les murs s’illuminèrent comme frappés du soleil levant. Alors le roi Marc loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient porté le cheveu d’or; il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, étaient allés lui quérir la joie de ses yeux et de son cœur. Hélas! la nef vous apporte, à vous aussi, noble roi, l’âpre deuil et les forts tourments.

A dix-huit jours de là, ayant convoqué tous ses barons, il prit à femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint la nuit, Brangien, afin de cacher le déshonneur de la reine et pour la sauver de la mort, prit la place d’Iseut dans le lit nuptial. En châtiment de la male garde qu’elle avait faite sur la mer et pour l’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fidèle, la pureté de son corps; l’obscurité de la nuit cacha au roi sa ruse et sa honte.

Les conteurs prétendent ici que Brangien n’avait pas jeté dans la mer le flacon de vin herbé, non tout à fait vidé par les amants; mais qu’au matin, après que sa dame fut entrée à son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans une coupe ce qui restait du philtre et la présenta aux époux; que Marc y but largement et qu’Iseut jeta sa part à la dérobée. Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l’histoire et l’ont faussée. S’ils ont imaginé ce mensonge, c’est faute de comprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours à la reine. Certes, comme vous l’entendrez bientôt, jamais, malgré l’angoisse, le tourment et les terribles représailles, Marc ne put chasser de son cœur Iseut ni Tristan: mais sachez, seigneurs, qu’il n’avait pas bu le vin herbé. Ni poison, ni sortilège; seule, la tendre noblesse de son cœur lui inspira d’aimer.

Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseut est reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi Marc, les barons l’honorent, et ceux de la gent menue la chérissent. Iseut passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonchées de fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de pourpre et les tapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les courtines où sont ouvrés léopards, alérions, papegauts et toutes les bêtes de la mer et des bois. Iseut a ses vives, ses belles amours, et Tristan auprès d’elle, à loisir, et le jour et la nuit; car, ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dans la chambre royale, parmi les privés et les fidèles. Iseut tremble pourtant. Pourquoi trembler? Ne tient-elle pas ses amours secrètes? Qui soupçonnerait Tristan? Qui donc soupçonnerait un fils? Qui la voit? Qui l’épie? Quel témoin? Oui, un témoin l’épie, Brangien; Brangien la guette; Brangien seule sait sa vie, Brangien la tient en sa merci. Dieu! si, lasse de préparer chaque jour comme une servante le lit où elle a couché la première, elle les dénonçait au roi! si Tristan mourait par sa félonie!... Ainsi la peur affole la reine. Non, ce n’est pas de Brangien la fidèle, c’est de son propre cœur que vient son tourment. Écoutez, seigneurs, la grande traîtrise qu’elle médita; mais Dieu, comme vous l’entendrez, la prit en pitié; vous aussi, soyez-lui compatissants!

Ce jour-là, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit la franchise et soixante besants d’or, s’ils juraient de faire sa volonté. Ils firent le serment.

«Je vous donnerai donc, dit-elle, une jeune fille; vous l’emmènerez dans la forêt, loin ou près, mais en tel lieu que nul ne découvre jamais l’aventure; là, vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me les répéter, les paroles qu’elle aura dites. Allez; à votre retour, vous serez des hommes affranchis et riches.»

Puis elle appela Brangien:

«Amie, tu vois comme mon corps languit et souffre; n’iras-tu pas chercher dans la forêt les plantes qui conviennent à ce mal? Deux serfs sont là, qui te conduiront; ils savent où croissent les herbes efficaces. Suis-les donc; sœur, sache-le bien, si je t’envoie à la forêt, c’est qu’il y va de mon repos et de ma vie!»

Les serfs l’emmenèrent. Venue au bois, elle voulut s’arrêter, car les plantes salutaires croissaient autour d’elle en suffisance. Mais ils l’entraînèrent plus loin:

«Viens, jeune fille, ce n’est pas ici le lieu convenable.»

L’un des serfs marchait devant elle, son compagnon la suivait. Plus de sentier frayé, mais des ronces, des épines et des chardons emmêlés. Alors l’homme qui marchait le premier tira son épée et se retourna; elle se rejeta vers l’autre serf pour lui demander aide; il tenait aussi l’épée nue à son poing et dit:

«Jeune fille, il nous faut te tuer.»

Brangien tomba sur l’herbe et ses bras tentaient d’écarter la pointe des épées. Elle demandait merci d’une voix si pitoyable et si tendre qu’ils dirent:

«Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame et la nôtre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelque grand tort.»

Elle répondit:

«Je ne sais, amis; je ne me souviens que d’un seul méfait. Quand nous partîmes d’Irlande, nous emportions chacune, comme la plus chère des parures, une chemise blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint qu’Iseut déchira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces, je lui ai prêté la mienne. Amis, voilà tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu’elle veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de tout ce qu’elle m’a fait de bien et d’honneur depuis qu’enfant, ravie par des pirates, j’ai été vendue à sa mère et vouée à la servir. Que Dieu, dans sa bonté, garde son honneur, son corps, sa vie! Frères, frappez maintenant!»

Les serfs eurent pitié. Ils tinrent conseil et, jugeant que peut-être un tel méfait ne valait point la mort, ils la lièrent à un arbre.

Puis ils tuèrent un jeune chien: l’un d’eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle, et tous deux reparurent ainsi devant Iseut.

«A-t-elle parlé? demanda-t-elle, anxieuse.

—Oui, reine, elle a parlé. Elle a dit que vous étiez irritée à cause d’un seul tort: vous aviez déchiré sur la mer une chemise blanche comme neige que vous rapportiez d’Irlande, elle vous a prêté la sienne au soir de vos noces. C’était là, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu grâce pour tant de bienfaits reçus de vous dès l’enfance, elle a prié Dieu de protéger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons.

—Meurtriers! cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma chère servante! Ne saviez-vous pas qu’elle était ma seule amie? Meurtriers, rendez-la moi!

—Reine, on dit justement: «Femme change en peu d’heures; au même temps, femme rit, pleure, aime, hait.» Nous l’avons tuée, puisque vous l’avez commandé!

—Comment l’aurais-je commandé? Pour quel méfait? n’était-ce pas ma chère compagne, la douce, la fidèle, la belle? Vous le saviez, meurtriers: je l’avais envoyée chercher des herbes salutaires et je vous l’ai confiée, pour que vous la protégiez sur la route. Mais je dirai que vous l’avez tuée et vous serez brûlés sur des charbons.

—Reine, sachez donc qu’elle vit et que nous vous la ramènerons saine et sauve.»

Mais elle ne les croyait pas, et comme égarée, tour à tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-même. Elle retint l’un des serfs auprès d’elle, tandis que l’autre se hâtait vers l’arbre où Brangien était attachée:

«Belle, Dieu vous a fait merci, et voilà que votre dame vous rappelle!»

Quand elle parut devant Iseut, Brangien s’agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts; mais la reine était aussi tombée à genoux devant elle, et toutes deux, embrassées, se pâmèrent longuement.

VI
LE GRAND PIN

Isot ma drue, Isot m’amie,
En vos ma mort, en vos ma vie!
(Gottfried de Strasbourg.)

Ce n’est pas Brangien la fidèle, c’est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs cœurs enivrés seraient-ils vigilants? L’amour les presse, comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins; ou tel encore, après un long jeûne, l’épervier soudain lâché fond sur la proie. Hélas! amour ne se peut celer. Certes, par la prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son ami; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas comment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveau ruisselle de la cuve?

Déjà les quatre félons de la cour, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine. Déjà ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlent de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la nouvelle: ils verront la tendresse se muer en fureur; Tristan, chassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ils craignaient pourtant la colère de Tristan; mais, enfin, leur haine dompta leur terreur; un jour, les quatre barons appelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit:

«Beau roi, sans doute ton cœur s’irritera et tous quatre nous en avons grand deuil; mais nous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé ton cœur en Tristan et Tristan veut te honnir. Vainement nous t’avions averti; pour l’amour d’un seul homme, tu fais fi de ta parenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sache donc que Tristan aime la reine: c’est vérité prouvée, et déjà l’on en dit mainte parole.»

Le noble roi chancela et répondit:

«Lâche! quelle félonie as-tu pensée! Certes, j’ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où le Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête, tremblants et pareils à des muets; mais Tristan l’affronta pour l’honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son âme aurait pu s’envoler. C’est pourquoi vous le haïssez, et c’est pourquoi je l’aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus que personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert? qu’avez-vous vu? qu’avez-vous entendu?

—Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeux ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre. Regarde, écoute, beau sire; peut-être il en est temps encore.»

Et, s’étant retirés, ils le laissèrent à loisir savourer le poison.

Le roi Marc ne put secouer le maléfice. A son tour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. Mais Brangien s’en aperçut, les avertit, et vainement le roi tenta d’éprouver Iseut par des ruses. Il s’indigna bientôt de ce vil combat, et comprenant qu’il ne pourrait plus chasser le soupçon, il manda Tristan et lui dit:

«Tristan, éloigne-toi de ce château; et quand tu l’auras quitté, ne sois plus si hardi que d’en franchir les fossés ni les lices. Des félons t’accusent d’une grande traîtrise. Ne m’interroge pas: je ne saurais rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche pas des paroles qui m’apaisent: je le sens, elles resteraient vaines. Pourtant, je ne crois pas les félons: si je les croyais, ne t’aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse? Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul ton départ le calmera. Pars; sans doute je te rappellerai bientôt; pars, mon fils toujours cher!»

Quand les félons ouïrent la nouvelle: «Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l’enchanteur, chassé comme un larron! Que peut-il devenir désormais? Sans doute il passera la mer pour chercher les aventures et porter son service déloyal à quelque roi lointain!»

Non, Tristan n’eut pas la force de partir; et quand il eut franchi les lices et les fossés du château, il connut qu’il ne pourrait s’éloigner davantage; il s’arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenal dans la maison d’un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre, plus blessé que naguère, aux jours où l’épieu du Morholt avait empoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabane construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtant l’assistaient, Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se tenaient encore à son chevet; mais le roi Marc ne venait plus, et Tristan gémissait:

«Certes, bel oncle, mon corps répand maintenant l’odeur d’un venin plus repoussant, et votre amour ne sait plus surmonter votre horreur.»

Mais, sans relâche, dans l’ardeur de la fièvre, le désir l’entraînait, comme un cheval emporté, vers les tours bien closes qui tenaient la reine enfermée; cheval et cavalier se brisaient contre les murs de pierre; mais cheval et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la même chevauchée.

Derrière les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore: car, parmi ces étrangers qui l’épient, il lui faut tout le jour feindre la joie et rire; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l’agitation de ses membres et les tressauts de la fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle se lève et qu’elle court jusqu’à la porte; mais sur le seuil obscur, les félons ont tendu de grandes faulx: les lames affilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Il lui semble qu’elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s’élancent deux rouges fontaines.

Bientôt les amants mourront, si nul ne les secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien? Au péril de sa vie, elle s’est glissée vers la maison où Tristan languit. Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et pour sauver les amants, elle enseigne une ruse à Tristan.

Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouï parler d’une plus belle ruse d’amour.

Derrière le château de Tintagel, un verger s’étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans nombre, chargés de fruits, d’oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès des pieux de la palissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. A son pied, une source vive: l’eau s’épandait d’abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre; puis, contenue entre deux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrant dans l’intérieur même du château, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiait leur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roi Marc et les félons, elle s’en venait vers son ami.

Elle s’en vient, agile et craintive pourtant, guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusqués derrière les arbres. Mais dès que Tristan l’a vue, les bras ouverts, il s’élance vers elle. Alors, la nuit les protège et l’ombre amie du grand pin.

«Tristan, dit la reine, les gens de mer n’assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que, par sortilège, deux fois l’an, en hiver et en été, il se perd, et disparaît aux yeux? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe: une muraille d’air l’enclôt de toutes parts; des arbres fleuris, un sol embaumé; le héros y vit sans vieillir entre les bras de son amie, et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d’air?»

Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.

«Non, dit Tristan, la muraille d’air est déjà brisée, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au pays fortuné dont nul ne retourne. Là s’élève un château de marbre blanc; à chacune de ses mille fenêtres, brille un cierge allumé; à chacune, un jongleur joue et chante une mélodie sans fin; le soleil n’y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière: c’est l’heureux pays des vivants.»

Mais au sommet des tours de Tintagel, l’aube éclaire les grands blocs alternés de sinople et d’azur.

Iseut a recouvré sa joie: le soupçon de Marc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ils épient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse! dit à ses compagnons:

«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manières d’enchantements. Il sait, à la naissance d’un enfant, observer si bien les sept planètes et le cours des étoiles qu’il conte par avance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s’il veut, les ruses d’Iseut la Blonde.»

En haine de beauté et de prouesse, le petit homme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, considéra le cours d’Orion et de Lucifer, et dit:

«Vivez en joie, beaux seigneurs; cette nuit vous pourrez les saisir.»

Ils le menèrent devant le roi.

«Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneurs qu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n’entendez pas, cette nuit même, quels discours Tristan tient à la reine.»

Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuit tombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain en croupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu’il savait, il pénétra dans le verger et le nain le conduisit sous le grand pin.

«Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos flèches: ils vous serviront peut-être. Et tenez-vous coi: vous n’attendrez pas longuement.

—Va-t’en, chien de l’Ennemi!» répondit Marc.

Et le nain s’en alla, emmenant le cheval.

Il avait dit vrai; le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages. Mais, comme il s’était penché sur la fontaine en les jetant, il vit, réfléchie dans l’eau, l’image du roi. Ah! s’il pouvait arrêter les copeaux qui fuient! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseut épie leur venue; déjà, sans doute, elle les voit, elle accourt. Que Dieu protège les amants!

Elle vient. Assis, immobile, Tristan la regarde, et dans l’arbre, il entend le crissement de la flèche qui s’encoche dans la corde de l’arc.

Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait coutume. «Qu’est-ce donc? pensa-t-elle. Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre? aurait-il vu quelque ennemi?»

Elle s’arrête, fouille du regard les fourrés noirs; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à son tour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse des femmes en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branches de l’arbre: «Seigneur Dieu! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisse parler la première!»

Elle s’approche encore. Écoutez comme elle devance et prévient son ami:

«Sire Tristan, qu’avez-vous osé? M’attirer en tel lieu, à telle heure! Maintes fois déjà vous m’aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle prière? Qu’attendez-vous de moi? Je suis venue enfin, car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me voici donc: que voulez-vous?

—Reine, vous crier merci, afin que vous apaisiez le roi!»

Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le Seigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie.

«Oui, reine, je vous ai mandée souvent et toujours en vain: jamais, depuis que le roi m’a chassé, vous n’avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié le chétif que voici; le roi me hait, j’ignore pourquoi; mais vous le savez peut-être; et qui donc pourrait charmer sa colère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui son cœur se fie?

—En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encore qu’il nous soupçonne tous les deux? Et de quelle traîtrise! faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moi qui vous l’apprenne? Mon seigneur croit que je vous aime d’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’il honnisse mon corps! jamais je n’ai donné mon amour à nul homme, hormis à celui qui le premier m’a prise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votre pardon? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents!»

Tristan gémit:

«Bel oncle, on dit: «Nul n’est vilain, s’il ne fait vilenie.» Mais en quel cœur a pu naître un tel soupçon?

—Sire Tristan, que voulez-vous dire? Non, le roi mon seigneur n’eût pas de lui-même imaginé telle vilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire ce mensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ils s’aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l’ont tourné à crime. Oui vous m’aimiez, Tristan, pourquoi le nier? ne suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux fois sauvé de la mort? Oui, je vous aimais en retour: n’êtes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ouï maintes fois ma mère répéter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’elle n’aime pas la parenté de son seigneur? C’est pour l’amour du roi que je vous aimais, Tristan; maintenant encore, s’il vous reçoit en grâce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’ai grand’peur, je pars, j’ai trop demeuré déjà.»

Dans la ramure, le roi eut pitié et sourit doucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle: «Reine, au nom du Sauveur, venez à mon secours, par charité! les couards voulaient écarter du roi tous ceux qui l’aiment; ils ont réussi et le raillent maintenant. Soit; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin, misérable comme j’y vins jadis: mais, tout au moins, obtenez du roi qu’en reconnaissance des services passés, afin que je puisse sans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pour acquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes.

—Non, Tristan, vous n’auriez pas dû m’adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule en ce palais où nul ne m’aime, sans appui, à la merci du roi. Si je lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse? Ami, que Dieu vous protège! Le roi vous hait à grand tort. Mais, en toute terre où vous irez, le Seigneur Dieu vous sera un ami vrai.»

Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, où Brangien la prend, tremblante, entre ses bras: la reine lui dit l’aventure. Brangien s’écrie:

«Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vous un grand miracle! Il est père compatissant et ne veut pas le mal de ceux qu’il sait innocents.»

Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre le perron de marbre, se lamentait:

«Que Dieu me prenne en pitié et répare la grande injustice que je souffre de mon cher seigneur!»

Quand il eut franchi la palissade du verger, le roi dit en souriant:

«Beau neveu, bénie soit cette heure! Vois: la lointaine chevauchée que tu préparais ce matin, elle est déjà finie!»

Là-bas, dans une clairière de la forêt, le nain Frocin interrogeait le cours des étoiles; il y lut que le roi le menaçait de mort; il noircit de peur et de honte, enfla de rage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.

VII
LE NAIN FROCIN

Wê dem selbin getwerge,
Daz er den edelin man vorrit!
(Eilhart d’Oberg.)

Le roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, comme naguère, Tristan couche dans la chambre du roi parmi les privés et les fidèles. A son gré, il y peut entrer, il en peut sortir: le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses amours secrètes?

Marc avait pardonné aux félons, et comme le sénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêt lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui eut pitié et lui pardonna son méfait.

Mais sa bonté ne fit qu’exciter la haine des barons; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se lièrent par ce serment: si le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement:

«Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton choix; mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit qui veut, mais nous, nous ne le souffrirons plus.»

Le roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait.

«Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choix que nous t’offrons; choisis donc!

—Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devez le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute démesure.

—Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous défiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait ce soir-là sous le pin? Il sait maintes choses; prenez son conseil.»

Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Ecoutez quelle trahison il enseigna au roi:

«Sire, commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Arthur un bref sur parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristan couche près de ton lit. Sors de ta chambre à l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son départ: mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan de ce message avant l’heure du coucher.

—Oui, répondit Marc, qu’il en soit fait ainsi!»

Alors le nain fit une laide félonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah! qui se fût jamais avisé de telle traîtrise? La nuit venue, quand le roi eut prit son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc.

«Beau neveu, faites ma volonté: vous chevaucherez vers le roi Arthur jusqu’à Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu’un jour auprès de lui.

—Roi, je le porterai demain.

—Oui, demain, avant que le jour se lève.»

Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah! Dieu! la folle pensée!

Le nain couchait, comme il avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine: si l’un des deux amants allait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, le vit.

«Qu’est-ce à dire? ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien; mais il sera déçu: bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de ses pas!»

A minuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre: ni cierge allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu! pourquoi eut-il cette pensée? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas! la veille, dans la forêt, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navré à la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’était point bandée. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne, mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à la lune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amants étaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi:

«Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre!»

Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus: il se relève, s’élance, atteint son lit... Hélas! au passage, le sang a malement coulé de la blessure sur la farine.

Voici le roi, les barons, et le nain, qui porte une lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir; ils étaient restés seuls dans la chambre, avec Perinis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempée de sang frais.

Alors les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils découvrent la blessure qui saigne:

«Tristan, dit le roi, nul démenti ne vaudrait désormais; vous mourrez demain.»

Il lui crie:

«Accordez-moi merci, seigneur! Au nom du Dieu qui souffrit la passion, seigneur, pitié pour nous!

—Seigneur, venge-toi! répondent les félons.

—Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vous implore; que m’importe de mourir? Certes, n’était la crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient osé toucher mon corps de leurs mains; mais, par respect et pour l’amour de vous, je me livre à votre merci; faites de moi selon votre plaisir. Me voici, seigneur, mais pitié pour la reine!»

Et Tristan s’incline et s’humilie à ses pieds.

«Pitié pour la reine, car s’il est un homme, en ta maison, assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aimée d’amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos. Sire, grâce pour elle, au nom du seigneur Dieu!»

Mais les trois barons l’ont lié de cordes, lui et la reine. Ah! s’il avait su qu’il ne serait pas admis à prouver son innocence en combat singulier, on l’eût démembré vif avant qu’il eût souffert d’être lié vilement.

Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se fiait justement en Dieu. Quand il jurait qu’il n’avait jamais aimé la reine d’amour coupable, les félons riaient de l’insolente imposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la vérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-il mensonge? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais le jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et, seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusé pourrait soutenir son droit par bataille, et lui-même combat avec l’innocent. C’est pourquoi Tristan réclamait justice et bataille et se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais s’il avait pu prévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah! Dieu! pourquoi ne les tua-t-il pas?

VIII
LE SAUT DE LA CHAPELLE

Qui voit son cors et sa façon,
Trop par avroit le cuer felon
Qui nen avroit d’Iseut pitié.
(Béroul.)

Par la cité, dans la nuit noire, la nouvelle court: Tristan et la reine ont été saisis; le roi veut les tuer. Riches bourgeois et petites gens, tous pleurent.

«Hélas! nous devons bien pleurer! Tristan, hardi baron, mourrez-vous donc par si laide traîtrise? Et vous, reine franche, reine honorée, en quelle terre naîtra jamais fille de roi si belle, si chère? C’est donc là, nain bossu, l’œuvre de tes devinailles? Qu’il ne voie jamais la face de Dieu, celui qui, t’ayant trouvé, n’enfoncera pas son épieu dans ton corps! Tristan, bel ami cher, quand le Morholt, venu pour ravir nos enfants, prit terre sur ce rivage, nul de nos barons n’osa s’armer contre lui, et tous se taisaient, pareils à des muets. Mais vous, Tristan, vous avez fait le combat pour nous tous, hommes de Cornouailles, et vous avez tué le Morholt; et lui vous navra d’un épieu dont vous avez manqué mourir pour nous. Aujourd’hui, en souvenir de ces choses, devrions-nous consentir à votre mort?»

Les plaintes, les cris, montent par la cité; tous courent au palais. Mais tel est le courroux du roi qu’il n’y a si fort ni si fier baron qui ose risquer une seule parole pour le fléchir.

Le jour approche, la nuit s’en va. Avant le soleil levé, Marc chevauche hors de la ville, au lieu où il avait coutume de tenir ses plaids et de juger. Il commande qu’on creuse une fosse en terre et qu’on y amasse des sarments noueux et tranchants et des épines blanches et noires, arrachées avec leurs racines.

A l’heure de prime, il fait crier un ban par le pays pour convoquer aussitôt les hommes de Cornouailles. Ils s’assemblent à grand bruit: nul qui ne pleure, hormis le nain de Tintagel. Alors le roi leur parla ainsi:

«Seigneurs, j’ai fait dresser ce bûcher d’épines pour Tristan et pour la reine, car ils ont forfait.»

Mais tous lui crièrent:

«Jugement, roi! le jugement d’abord, l’escondit et le plaid! Les tuer sans jugement, c’est honte et crime, Roi, répit et merci pour eux!»

Marc répondit en sa colère:

«Non, ni répit, ni merci, ni plaid, ni jugement! Par ce Seigneur qui créa le monde, si nul m’ose encore requérir de telle chose, il brûlera le premier sur ce brasier!»

Il ordonne qu’on allume le feu et qu’on aille quérir au château Tristan d’abord.

Les épines flambent, tous se taisent, le roi attend.

Les valets ont couru jusqu’à la chambre où les amants sont étroitement gardés. Ils entraînent Tristan par ses mains liées de cordes. Par Dieu! ce fut vilenie de l’entraver ainsi! Il pleure sous l’affront; mais de quoi lui servent ses larmes? On l’emmène honteusement; et la reine s’écrie, presque folle d’angoisse:

«Être tuée, ami, pour que vous soyez sauvé, ce serait grande joie!»

Les gardes et Tristan descendent hors de la ville, vers le bûcher. Mais, derrière eux, un cavalier se précipite, les rejoint, saute à bas du destrier encore courant: c’est Dinas, le bon sénéchal. Au bruit de l’aventure, il s’en venait de son château de Lidan, et l’écume, la sueur et le sang ruisselaient aux flancs de son cheval:

«Fils, je me hâte vers le plaid du roi. Dieu m’accordera peut-être d’y ouvrir tel conseil qui vous aidera tous deux; déjà il me permet du moins de te servir par une menue courtoisie. Amis, dit-il aux valets, je veux que vous le meniez sans ces entraves,—et Dinas trancha les cordes honteuses;—s’il essayait de fuir, ne tenez-vous pas vos épées?»

Il baise Tristan sur les lèvres, remonte en selle, et son cheval l’emporte.

Or, écoutez comme le seigneur Dieu est plein de pitié. Lui, qui ne veut pas la mort du pécheur, il reçut en gré les larmes et la clameur des pauvres gens qui le suppliaient pour les amants torturés. Près de la route où Tristan passait, au faîte d’un roc et tournée vers la bise, une chapelle se dressait sur la mer.

Le mur du chevet était posé au ras d’une falaise, haute, pierreuse, aux escarpements aigus; dans l’abside, sur le précipice, était une verrière, œuvre habile d’un saint. Tristan dit à ceux qui le menaient:

«Seigneurs, voyez cette chapelle; permettez que j’y entre. Ma mort est prochaine, je prierai Dieu qu’il ait merci de moi, qui l’ai tant offensé. Seigneurs, la chapelle n’a d’autre issue que celle-ci; chacun de vous tient son épée; vous savez bien que je ne puis passer que par cette porte, et quand j’aurai prié Dieu, il faudra bien que je me remette entre vos mains!»

L’un des gardes dit:

«Nous pouvons bien le lui permettre.»

Ils le laissèrent entrer. Il court par la chapelle, franchit le chœur, parvient à la verrière de l’abside, saisit la fenêtre, l’ouvre et s’élance... Plutôt cette chute que la mort sur le bûcher, devant telle assemblée!

Mais sachez, seigneurs, que Dieu lui fit belle merci; le vent se prend en ses vêtements, le soulève, le dépose sur une large pierre au pied du rocher. Les gens de Cornouailles appellent encore cette pierre le «Saut de Tristan».

Et devant l’église les autres l’attendaient toujours. Mais pour néant, car c’est Dieu maintenant qui l’a pris en sa garde. Il fuit: le sable meuble croule sous ses pas. Il tombe, se retourne, voit au loin le bûcher: la flamme bruit, la fumée monte. Il fuit.

L’épée ceinte, à bride abattue, Gorvenal s’était échappé de la cité: le roi l’aurait fait brûler en place de son seigneur. Il rejoignit Tristan sur la lande, et Tristan s’écria:

«Maître! Dieu m’a accordé sa merci. Ah! chétif, à quoi bon? Si je n’ai Iseut, rien ne me vaut. Que ne me suis-je plutôt brisé dans ma chute! J’ai échappé, Iseut, et l’on va te tuer. On la brûle pour moi; pour elle je mourrai aussi.»

Gorvenal lui dit:

«Beau sire, prenez réconfort, n’écoutez pas la colère. Voyez ce buisson épais, enclos d’un large fossé; cachons-nous là: les gens passent nombreux sur cette route; ils nous renseigneront, et si l’on brûle Iseut, fils, je jure par Dieu, le fils de Marie, de ne jamais coucher sous un toit jusqu’au jour où nous l’aurons vengée.

—Beau maître, je n’ai pas mon épée.

—La voici, je te l’ai apportée.

—Bien, maître; je ne crains plus rien, fors Dieu.

—Fils, j’ai encore sous ma gonelle telle chose qui te réjouira: ce haubert solide et léger, qui pourra te servir.

—Donne, beau maître. Par ce Dieu en qui je crois, je vais maintenant délivrer mon amie.

—Non, ne te hâte point, dit Gorvenal. Dieu sans doute te réserve quelque plus sûre vengeance. Songe qu’il est hors de ton pouvoir d’approcher du bûcher; les bourgeois l’entourent et craignent le roi: tel voudrait bien ta délivrance, qui, le premier, te frappera. Fils, on dit bien: Folie n’est pas prouesse. Attends...»

Or, quand Tristan s’était précipité de la falaise, un pauvre homme de la gent menue l’avait vu se relever et fuir. Il avait couru vers Tintagel et s’était glissé jusqu’en la chambre d’Iseut:

«Reine, ne pleurez plus. Votre ami s’est échappé!

—Dieu, dit-elle, en soit remercié! Maintenant, qu’ils me lient ou me délient, qu’ils m’épargnent ou qu’ils me tuent, je n’en ai plus souci!»

Or, les félons avaient si cruellement serré les cordes de ses poignets que le sang jaillissait. Mais souriante, elle dit:

«Si je pleurais pour cette souffrance, alors qu’en sa bonté Dieu vient d’arracher mon ami à ces félons, certes, je ne vaudrais guère!»

Quand la nouvelle parvint au roi que Tristan s’était échappé par la verrière, il blêmit de courroux et commanda à ses hommes de lui amener Iseut.

On l’entraîne; hors de la salle, sur le seuil, elle apparaît; elle tend ses mains délicates, d’où le sang coule. Une clameur monte par la rue: «O Dieu, pitié pour elle! Reine franche, reine honorée, quel deuil ont jeté sur cette terre ceux qui vous ont livrée! Malédiction sur eux!»

La reine est traînée jusqu’au bûcher d’épines, qui flambe. Alors, Dinas, seigneur de Lidan, se laissa choir aux pieds du roi:

«Sire, écoute-moi; je t’ai servi longuement, sans vilenie, en loyauté, sans en retirer nul profit: car il n’est pas un pauvre homme, ni un orphelin, ni une vieille femme, qui me donnerait un denier de ta sénéchaussée que j’ai tenue toute ma vie. En récompense, accorde-moi que tu recevras la reine à merci. Tu veux la brûler sans jugement: c’est forfaire, puisqu’elle ne reconnaît pas le crime dont tu l’accuses. Songes-y, d’ailleurs. Si tu brûles son corps, il n’y aura plus de sûreté sur ta terre: Tristan s’est échappé; il connaît bien les plaines, les bois, les gués, les passages, et il est hardi. Certes, tu es son oncle, et il ne s’attaquera pas à toi; mais tous les barons, tes vassaux, qu’il pourra surprendre, il les tuera.»

Et les quatre félons pâlissent à l’entendre: déjà ils voient Tristan embusqué, qui les guette.

«Roi, dit le sénéchal, s’il est vrai que je t’ai bien servi toute ma vie, livre-moi Iseut; je répondrai d’elle comme son garde et son garant.»

Mais le roi prit Dinas par la main et jura par le nom des saints qu’il ferait immédiate justice.

Alors Dinas se releva:

«Roi, je m’en retourne à Lidan, et je renonce à votre service.»

Iseut lui sourit tristement. Il monte sur son destrier et s’éloigne, marri et morne, le front baissé.

Iseut se tient debout devant la flamme. La foule, à l’entour, crie, maudit le roi, maudit les traîtres. Les larmes coulent le long de sa face. Elle est vêtue d’un étroit bliaut gris, où court un filet d’or menu; un fil d’or est tressé dans ses cheveux, qui tombent jusqu’à ses pieds. Qui pourrait la voir si belle sans la prendre en pitié aurait un cœur de félon. Dieu! comme ses bras sont étroitement liés!

Or, cent lépreux, déformés, la chair rongée et toute blanchâtre, accourus sur leurs béquilles au claquement des crécelles, se pressaient devant le bûcher, et, sous leurs paupières enflées leurs yeux sanglants jouissaient du spectacle.

Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi d’une voix aiguë:

«Sire, tu veux jeter ta femme en ce brasier; c’est bonne justice, mais trop brève. Ce grand feu l’aura vite brûlée, ce grand vent aura vite dispersé sa cendre. Et, quand cette flamme tombera tout à l’heure, sa peine sera finie. Veux-tu que je t’enseigne pire châtiment, en sorte qu’elle vive, mais à grand déshonneur, et toujours souhaitant la mort? Roi, le veux-tu?»

Le roi répondit:

«Oui, la vie pour elle, mais à grand déshonneur et pire que la mort... Qui m’enseignera un tel supplice, je l’en aimerai mieux.

—Sire, je te dirai donc brièvement ma pensée. Vois, j’ai là cent compagnons. Donne-nous Iseut, et qu’elle nous soit commune! Le mal attise nos désirs. Donne-la à tes lépreux, jamais dame n’aura fait pire fin. Vois, nos haillons sont collés à nos plaies qui suintent. Elle qui, près de toi, se plaisait aux riches étoffes fourrées de vair, aux joyaux, aux salles parées de marbre, elle qui jouissait des bons vins, de l’honneur, de la joie, quand elle verra la cour de tes lépreux, quand il lui faudra entrer sous nos taudis bas et coucher avec nous, alors Iseut la Belle, la Blonde, reconnaîtra son péché et regrettera ce beau feu d’épines!»

Le roi l’entend, se lève, et longuement reste immobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main. Elle crie:

«Par pitié, sire, brûlez-moi plutôt, brûlez-moi!»

Le roi la livre. Yvain la prend et les cent malades se pressent autour d’elle. A les entendre crier et glapir, tous les cœurs se fondent de pitié; mais Yvain est joyeux; Iseut s’en va, Yvain l’emmène. Hors de la cité descend le hideux cortège.

Ils ont pris la route où Tristan s’est embusqué. Gorvenal jette un cri:

«Fils, que feras-tu? Voici ton amie!»

Tristan pousse son cheval hors du fourré:

«Yvain, tu lui as assez longtemps fait compagnie; laisse-la maintenant si tu veux vivre!»

Mais Yvain dégrafe son manteau.

«Hardi, compagnons! A vos bâtons! A vos béquilles! C’est l’instant de montrer sa prouesse!»

Alors il fit beau voir les lépreux rejeter leurs chapes, se camper sur leurs pieds malades, souffler, crier, brandir leurs béquilles: l’un menace et l’autre grogne. Mais il répugnait à Tristan de les frapper; les conteurs prétendent que Tristan tua Yvain: c’est dire vilenie; non, il était trop preux pour occire telle engeance. Mais Gorvenal, ayant arraché une forte pousse de chêne, l’asséna sur le crâne d’Yvain; le sang noir jaillit et coula jusqu’à ses pieds difformes.

Tristan reprit la reine: désormais, elle ne sent plus nul mal. Il trancha les cordes de ses bras, et, quittant la plaine, ils s’enfoncèrent dans la forêt du Morois. Là, dans les grands bois, Tristan se sent en sûreté comme derrière la muraille d’un fort château.

Quand le soleil pencha, ils s’arrêtèrent au pied d’un mont; la peur avait lassé la reine; elle reposa sa tête sur le corps de Tristan et s’endormit.

Au matin, Gorvenal déroba à un forestier son arc et deux flèches bien empennées et barbelées et les donna à Tristan, le bon archer, qui surprit un chevreuil et le tua. Gorvenal fit un amas de branches sèches, battit le fusil, fit jaillir l’étincelle et alluma un grand feu pour cuire la venaison; Tristan coupa des branchages, construisit une hutte et la recouvrit de feuillée; Iseut la joncha d’herbes épaisses.

Alors, au fond de la forêt sauvage, commença pour les fugitifs l’âpre vie, aimée pourtant.

IX
LA FORÊT DU MOROIS

«Nous avons perdu le monde, et le monde nous; que vous en samble, Tristan, ami?—Amie, quand je vous ai avec moi, que me fault-il dont? Se tous li mondes estoit orendroit avec nous, je ne verroie fors vous seule.»

(Roman en prose de Tristan.)

Au fond de la forêt sauvage, à grand ahan, comme des bêtes traquées, ils errent, et rarement osent revenir le soir au gîte de la veille. Ils ne mangent que la chair des fauves et regrettent le goût du sel. Leurs visages amaigris se font blêmes, leurs vêtements tombent en haillons, déchirés par les ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.

Un jour, comme ils parcouraient ces grands bois qui n’avaient jamais été abattus, ils arrivèrent par aventure à l’ermitage du frère Ogrin.

Au soleil, sous un bois léger d’érables, auprès de sa chapelle, le vieil homme, appuyé sur sa béquille, allait à pas menus.

«Sire Tristan, s’écria-t-il, sachez quel grand serment ont juré les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier un ban par toutes les paroisses. Qui se saisira de vous recevra cent marcs d’or pour son salaire, et tous les barons ont juré de vous livrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan! Dieu pardonne au pécheur qui vient à repentance.

—Me repentir, sire Ogrin? De quel crime? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons bu sur la mer? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et j’aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d’herbes et de racines avec Iseut que, sans elle, être roi d’un beau royaume.

—Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre. Le traître à son seigneur, on doit le faire écarteler par deux chevaux, le brûler sur un bûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croît plus d’herbe et le labour reste inutile; les arbres, la verdure y dépérissent. Tristan, rendez la reine à celui qu’elle a épousé selon la loi de Rome!

—Elle n’est plus à lui; il l’a donnée à ses lépreux; c’est sur les lépreux que je l’ai conquise. Désormais, elle est mienne; je ne puis me séparer d’elle, ni elle de moi.»

Ogrin s’était assis; à ses pieds, Iseut pleurait, la tête sur les genoux de l’homme qui souffre pour Dieu. L’ermite lui redisait les saintes paroles du Livre; mais, toute pleurante, elle secouait la tête et refusait de le croire.

«Hélas! dit Ogrin, quel réconfort peut-on donner à des morts? Repens-toi, Tristan, car celui qui vit dans le péché sans repentir est un mort.

—Non, je vis et ne me repens pas. Nous retournons à la forêt, qui nous protège et nous garde. Viens, Iseut, amie!»

Iseut se releva; ils se prirent par les mains. Ils entrèrent dans les hautes herbes et les bruyères; les arbres refermèrent sur eux leurs branchages; ils disparurent derrière les frondaisons.

Écoutez, seigneurs, une belle aventure. Tristan avait nourri un chien, un brachet, beau, vif, léger à la course: ni comte, ni roi n’a son pareil pour la chasse à l’arc. On l’appelait Husdent. Il avait fallu l’enfermer dans le donjon, entravé par un billot suspendu à son cou; depuis le jour où il avait cessé de voir son maître, il refusait toute pitance, grattait la terre du pied, pleurait des yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion.

«Husdent, disaient-ils, nulle bête n’a su si bien aimer que toi; oui, Salomon a dit sagement: «Mon ami vrai, c’est mon lévrier.»

Et le roi Marc, se rappelant les jours passés, songeait en son cœur: «Ce chien montre grand sens à pleurer ainsi son seigneur: car y a-t-il personne par toute la Cornouailles qui vaille Tristan?»

Trois barons vinrent au roi:

«Sire, faites délier Husdent; nous saurons bien s’il mène tel deuil par regret de son maître; si non, vous le verrez, à peine détaché, la gueule ouverte, la langue au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et bêtes.»

On le délie. Il bondit par la porte et court à la chambre où naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit, cherche, découvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas à pas la route que Tristan avait suivie vers le bûcher. Chacun le suit. Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la chapelle, et qui bondit sur l’autel; soudain il se jette par la verrière, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la grève, s’arrête un instant dans le bois fleuri où Tristan s’était embusqué, puis repart vers la forêt. Nul ne le voit qui n’en ait pitié.

«Beau roi, dirent alors les chevaliers, cessons de le suivre; il nous pourrait mener en tel lieu d’où le retour serait malaisé.»

Ils le laissèrent et s’en revinrent. Sous bois, le chien donna de la voix et la forêt en retentit. De loin Tristan, la reine et Gorvenal l’ont entendu: «C’est Husdent!» Ils s’effrayent: sans doute le roi les poursuit; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des limiers... Ils s’enfoncent sous un fourré. A la lisière, Tristan se dresse, son arc bandé. Mais quand Husdent eut vu et reconnu son seigneur, il bondit jusqu’à lui, remua sa tête et sa queue, ploya l’échine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle joie? Puis il courut à Iseut la Blonde, à Gorvenal, et fit fête aussi au cheval. Tristan en eut grande pitié:

«Hélas! par quel malheur nous a-t-il retrouvés! Que peut faire de ce chien, qui ne sait se tenir coi, un homme harcelé? Par les plaines et par les bois, par toute sa terre, le roi nous traque: Husdent nous trahira par ses aboiements. Ah! c’est par amour et par noblesse de nature qu’il est venu chercher la mort. Il faut nous garder, pourtant. Que faire? Conseillez-moi.»

Iseut flatta Husdent de la main et dit:

«Sire, épargnez-le! J’ai ouï parler d’un forestier gallois qui avait habitué son chien à suivre, sans aboyer, la trace de sang des cerfs blessés. Ami Tristan, quelle joie si on réussissait, en y mettant sa peine, à dresser ainsi Husdent!»

Il y songea un instant, tandis que le chien léchait les mains d’Iseut. Tristan eut pitié et dit:

«Je veux essayer; il m’est trop dur de le tuer.»

Bientôt Tristan se met en chasse, déloge un daim, le blesse d’une flèche. Le brachet veut s’élancer sur la voie du daim, et crie si haut que le bois en résonne. Tristan le fait taire en le frappant; Husdent lève la tête vers son maître, s’étonne, n’ose plus crier, abandonne la trace; Tristan le met sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de châtaigner, comme le font les veneurs pour exciter les chiens; à ce signal, Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l’enseignant ainsi, au bout d’un mois à peine, il l’eut dressé à chasser à la muette: quand sa flèche avait blessé un chevreuil ou un daim, Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur la neige, la glace ou l’herbe; s’il atteignait la bête sous bois, il savait marquer la place en y portant des branchages; s’il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corps abattu et revenait, sans un aboi, chercher son maître.

L’été s’en va, l’hiver est venu. Les amants vécurent tapis dans le creux d’un rocher: et sur le sol durci par la froidure, les glaçons hérissaient leur lit de feuilles mortes. Par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre ne sentit sa misère.

Mais quand revint le temps clair, ils dressèrent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies. Tristan savait d’enfance l’art de contrefaire le chant des oiseaux des bois; à son gré, il imitait le loriot, la mésange, le rossignol et toute la gent ailée; et parfois, sur les branches de la hutte, venus à son appel, des oiseaux nombreux, le cou gonflé, chantaient leurs lais dans la lumière.

Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sans cesse errants; car nul des barons ne se risquait à les poursuivre, connaissant que Tristan les eût pendus aux branches des arbres. Un jour, pourtant, l’un des quatre traîtres, Guenelon, que Dieu maudisse! entraîné par l’ardeur de la chasse, osa s’aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-là, sur la lisière de la forêt, au creux d’une ravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle de son destrier, lui laissait paître l’herbe nouvelle; là-bas, dans la loge de feuillage, sur la jonchée fleurie, Tristan tenait la reine étroitement embrassée, et tous deux dormaient.

Tout à coup, Gorvenal entendit le bruit d’une meute: à grande allure les chiens lançaient un cerf, qui se jeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur; Gorvenal le reconnut; c’était Guenelon, l’homme que son seigneur haïssait entre tous. Seul, sans écuyer, les éperons aux flancs saignants de son destrier et lui cinglant l’encolure, il accourait. Embusqué derrière un arbre, Gorvenal le guette: il vient vite, il sera plus lent à s’en retourner.

Il passe. Gorvenal bondit de l’embuscade, saisit le frein, et, revoyant à cet instant tout le mal que l’homme avait fait, l’abat, le démembre tout, et s’en va, emportant la tête tranchée.

Là-bas, dans la loge de feuillée, sur la jonchée fleurie, Tristan et la reine dormaient, étroitement embrassés. Gorvenal y vint sans bruit, la tête du mort à la main.

Lorsque les veneurs trouvèrent sous l’arbre le tronc sans tête, éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait, ils s’enfuirent, craignant la mort. Depuis, l’on ne vint plus guère chasser dans ce bois.

Pour réjouir au réveil le cœur de son seigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la tête à la fourche de la hutte: la ramée épaisse l’enguirlandait.

Tristan s’éveilla et vit, à demi cachée derrière les feuilles, la tête qui le regardait. Il reconnaît Guenelon; il se dresse sur pieds, effrayé. Mais son maître lui crie:

«Rassure-toi, il est mort. Je l’ai tué de cette épée. Fils, c’était ton ennemi!»

Et Tristan se réjouit; celui qu’il haïssait, Guenelon, est occis.

Désormais, nul n’osa plus pénétrer dans la forêt sauvage: l’effroi en garde l’entrée et les amants y sont maîtres. C’est alors que Tristan façonna l’arc Qui-ne-faut, lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l’endroit visé.

Seigneurs, c’était un jour d’été, au temps où l’on moissonne, un peu après la Pentecôte, et les oiseaux à la rosée chantaient l’aube prochaine. Tristan sortit de la hutte, ceignit son épée, apprêta l’arc Qui-ne-faut et, seul, s’en fut chasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peine lui adviendra. Non, jamais amants ne s’aimèrent tant et ne l’expièrent si durement.

Quand Tristan revint de chasse, accablé par la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras.

«Ami, où avez-vous été?

—Après un cerf qui m’a tout lassé. Vois, la sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et dormir.»

Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première. Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pour leur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait au doigt l’anneau d’or aux belles émeraudes que Marc lui avait donné au jour des épousailles; ses doigts étaient devenus si grêles que la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l’un des bras de Tristan passé sous le cou de son amie, l’autre jeté sur son beau corps, étroitement embrassés; mais leurs lèvres ne se touchaient point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. A travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut, qui brillait comme un glaçon.

Or, un forestier trouva dans le bois une place où les herbes étaient foulées; la veille, les amants s’étaient couchés là; mais il ne reconnut pas l’empreinte de leurs corps, suivit la trace et parvint à leur gîte. Il les vit qui dormaient, les reconnut et s’enfuit, craignant le réveil terrible de Tristan. Il s’enfuit jusqu’à Tintagel, à deux lieues de là, monta les degrés de la salle, et trouva le roi, qui tenait ses plaids au milieu des vassaux assemblés.

«Ami, que viens-tu quérir céans, hors d’haleine comme je te vois? On dirait un valet de limiers qui a longtemps couru après les chiens. Veux-tu, toi aussi, nous demander raison de quelque tort? Qui t’a chassé de ma forêt?»

Le forestier le prit à l’écart et, tout bas, lui dit:

«J’ai vu la reine et Tristan. Ils dormaient, j’ai pris peur.

—En quel lieu?

—Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux bras l’un de l’autre. Viens tôt, si tu veux prendre ta vengeance.

—Va m’attendre à l’entrée du bois, au pied de la Croix-Rouge. Ne parle à nul homme de ce que tu as vu; je te donnerai de l’or et de l’argent, tant que tu en voudras prendre.»

Le forestier y va et s’assied sous la Croix-Rouge. Maudit soit l’espion! Mais il mourra honteusement, comme cette histoire vous le dira tout à l’heure.

Le roi fit seller son cheval, ceignit son épée, et, sans nulle compagnie, s’échappa de la cité. Tout en chevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit où il avait saisi son neveu: quelle tendresse avait alors montrée pour Tristan Iseut la Belle, au visage clair! S’il les surprend, il châtiera ces grands péchés; il se vengera de ceux qui l’ont honni...

A la Croix-Rouge, il trouva le forestier:

«Va devant; mène-moi vite et droit.»

L’ombre noire des grands arbres les enveloppe. Le roi suit l’espion. Il se fie à son épée, qui jadis a frappé de beaux coups. Ah! si Tristan s’éveille, l’un des deux, Dieu sait lequel! restera mort sur la place. Enfin le forestier dit tout bas:

«Roi, nous approchons.»

Il lui tint l’étrier et lia les rênes du cheval aux branches d’un pommier vert. Ils approchèrent encore, et soudain, dans une clairière ensoleillée, virent la hutte fleurie.

Le roi délace son manteau aux attaches d’or fin, le rejette, et son beau corps apparaît. Il tire son épée hors de la gaine, et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Le forestier le suivait; il lui fait signe de s’en retourner.

Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue, et la brandit... Ah! quel deuil s’il assène ce coup! Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu’une épée nue séparait leurs corps:

«Dieu! se dit-il, que vois-je ici! Faut-il les tuer? Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois, s’ils s’aimaient de fol amour, auraient-ils placé cette épée entre eux? Et chacun ne sait-il pas qu’une lame nue, qui sépare deux corps, est garante et gardienne de chasteté? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement? Non, je ne les tuerai pas; ce serait grand péché de les frapper; et si j’éveillais ce dormeur et que l’un de nous deux fût tué, on en parlerait longtemps, et pour notre honte. Mais je ferai qu’à leur réveil ils sachent que je les ai trouvés endormis, que je n’ai pas voulu leur mort, et que Dieu les a pris en pitié.»

Le soleil, traversant la hutte, brûlait la face blanche d’Iseut; le roi prit ses gants parés d’hermine: «C’est elle, songeait-il, qui, naguère, me les apporta d’Irlande!...» Il les plaça dans la feuillée pour fermer le trou par où le rayon descendait; puis il retira doucement la bague aux pierres d’émeraude qu’il avait donnée à la reine; naguère il avait fallu forcer un peu pour la lui passer au doigt; maintenant ses doigts étaient si grêles que la bague vint sans effort: à la place, le roi mit l’anneau dont Iseut, jadis, lui avait fait présent. Puis il enleva l’épée qui séparait les amants, celle-là même—il la reconnut—qui s’était ébréchée dans le crâne du Morholt, posa la sienne à la place, sortit de la loge, sauta en selle, et dit au forestier:

«Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tu peux!»

Or, Iseut eut une vision dans son sommeil: elle était sous une riche tente, au milieu d’un grand bois. Deux lions s’élançaient sur elle et se battaient pour l’avoir... Elle jeta un cri et s’éveilla: les gants parés d’hermine blanche tombèrent sur son sein. Au cri, Tristan se dressa en pieds, voulut ramasser son épée et reconnut, à sa garde d’or, celle du roi. Et la reine vit à son doigt l’anneau de Marc. Elle s’écria:

«Sire, malheur à nous! Le roi nous a surpris!

—Oui, dit Tristan, il a emporté mon épée; il était seul, il a pris peur, il est allé chercher du renfort; il reviendra, nous fera brûler devant tout le peuple. Fuyons!...»

Et, à grandes journées, accompagnés de Gorvenal, ils s’enfuirent vers la terre de Galles, jusqu’aux confins de la forêt du Morois. Que de tortures amour leur aura causées!

Chargement de la publicité...