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Le rouge et le noir: chronique du XIXe siècle

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Ton eau ne me rafraîchit pas, dit le génie altéré.—C'est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar-Békir.
PELLICO.

Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec intérêt, parce que, de toutes les siennes, c'était la seule qui eût appartenu au célèbre Boniface de La Mole. Il trouva à l'hôtel la marquise et sa fille, qui arrivaient d'Hyères.

Julien était un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre à Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des détails sur sa manière de tomber de cheval avec grâce.

Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure n'avaient plus rien du provincial; il n'en était pas ainsi de sa conversation; on y remarquait encore trop de sérieux, trop de positif. Malgré ces qualités raisonnables, grâce à son orgueil, elle n'avait rien de subalterne, on sentait seulement qu'il regardait encore trop de choses comme importantes. Mais on voyait qu'il était homme à soutenir son dire.

—Il manque de légèreté, mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole à son père, en plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donnée à Julien. Mon frère vous l'a demandée pendant dix-huit mois, et c'est un La Mole!

—Oui, mais Julien a de l'imprévu, c'est ce qui n'est jamais arrivé au La Mole dont vous me parlez.

On annonça M. le duc de Retz.

Mathilde se sentit saisie d'un bâillement irrésistible; à le voir, il lui semblait qu'elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre à Paris. Et cependant, à Hyères, elle regrettait Paris.

Et pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle; c'est l'âge du bonheur, disent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix volumes de poésies nouvelles accumulés, pendant le voyage de Provence, sur la consolé du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la poésie, le midi, etc., etc.

Ces yeux si beaux, où respiraient l'ennui le plus profond et, pis encore le désespoir de trouver le plaisir s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n'était pas exactement comme un autre.

—Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève et qui n'a rien de féminin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe, Monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?

—Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à M. le duc. (On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)

—Il a chargé mon frère de vous amener avec lui; et, si vous y étiez venu, vous m'auriez donné des détails sur la terre de Villequier, il est question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant de réputations usurpées!

Julien ne répondait pas.

—Venez au bal avec mon frère, ajouta-t-elle d'un ton fort sec.

Julien salua avec respect. Ainsi, même au milieu du bal, je dois des comptes à tous les membres de la famille; ne suis-je pas payé comme homme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta: Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de la mère! C'est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y être d'une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit de se plaindre.

Que cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes; sa robe lui tombe des épaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage... Quels cheveux sans couleur, à force d'être blonds; on dirait que le jour passe à travers!... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard! quels gestes de reine!

Mlle de La Mole venait d'appeler son frère, au moment où il quittait le salon.

Le comte Norbert s'approcha de Julien:

—Mon cher Sorel, lui dit-il, où voulez-vous que je vous prenne à minuit pour le bal de M. de Retz? Il m'a chargé expressément de vous amener.

—Je sais bien à qui je dois tant de bontés, répondit Julien, en saluant jusqu'à terre.

Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de politesse et même d'intérêt avec lequel Norbert lui avait parlé, se mit à s'exercer sur la réponse que lui, Julien, avait faite à ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.

Le soir, en arrivant au bal, il fut frappé de la magnificence de l'hôtel de Retz. La cour d'entrée était couverte d'une immense tente de coutil cramoisi avec des étoiles en or: rien de plus élégant. Au-dessous de cette tente, la cour était transformée en un bois d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.

Cet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n'avait pas l'idée d'une telle magnificence; en un instant, son imagination émue fut à mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert était heureux, et lui voyait tout en noir; à peine entrés dans la cour, les rôles changèrent.

Norbert n'était sensible qu'à quelques détails, qui, au milieu de tant de magnificence, n'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de chaque chose et, à mesure qu'il arrivait à un total élevé, Julien remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.

Pour lui, il arriva séduit, admirant et presque timide à force d'émotion, dans le premier des salons où l'on dansait. On se pressait à la porte du second et la foule était si grande, qu'il lui fut impossible d'avancer. La décoration de ce second salon représentait l'Alhambra de Grenade.

—C'est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme à moustaches, dont l'épaule entrait dans la poitrine de Julien.

—Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a été la plus jolie, lui répondait son voisin, s'aperçoit qu'elle descend à la seconde place; vois son air singulier.

—Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette contredanse. C'est, d'honneur impayable.

—Mlle de La Mole a l'air d'être maîtresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s'aperçoit fort bien. On dirait qu'elle craint de plaire à qui lui parle.

—Très bien! voilà l'art de séduire.

Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme séduisante: sept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de la voir.

—Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le jeune homme à moustaches.

—Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment où l'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile.

—Vois comme auprès d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un troisième.

—Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilité je déploierais pour vous, si vous étiez l'homme digne de moi!

—Et qui peut être digne de la sublime Mathilde? dit le premier; quelque prince souverain, beau, spirituel bien fait, un héros à la guerre, et âgé de vingt ans tout au plus.

—Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce mariage, on ferait une souveraineté; ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habillé...

La porte fut dégagée, Julien put entrer.

Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la peine que je l'étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là.

Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m'appelle, se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe, fort basse des épaules, de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d'une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu'il avait entendus à la porte, étaient entre elle et lui.

—Vous monsieur, qui avez été ici tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?

Il ne répondait pas.

—Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent d'une façon parfaite.

Les jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l'homme heureux dont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas encourageante.

—Je ne saurais être un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie à écrire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu.

Les jeunes gens à moustaches furent scandalisés.

—Vous êtes un sage, Monsieur Sorel, reprit-on avec un intérêt plus marqué; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.

Un mot venait d'éteindre l'imagination de Julien, et de chasser de son cœur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un dédain un peu exagéré peut-être.

—J.-J. Rousscau, répondit-il, n'est à mes yeux qu'un sot, lorsqu'il s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait le cœur d'un laquais parvenu.

—Il a fait le Contrat Social, dit Mathilde du ton de la vénération.

—Tout en prêchant la république et le renversement des dignités monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la direction de sa promenade après dîner, pour accompagner un de ses amis.

—Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet du côté de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon de la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son savoir à peu près comme l'académicien qui découvrit l'existence du roi Feretrius. L'œil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un moment d'enthousiasme, la froideur de son partner la déconcerta profondément. Elle fut d'autant plus étonnée, que c'était elle qui avait coutume de produire cet effet-là sur les autres.

Dans ce moment, le marquis de Croisenois s'avançait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d'elle, sans pouvoir pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray était près de lui: c'était une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l'était que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l'amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrangé par les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait être duc à la mort d'un oncle fort âgé.

Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d'un air riant elle arrêtait ses grands yeux, d'un bleu céleste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se dit-elle que tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser, il est doux, poli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils donnent ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air borné et content. Un an après le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon château à vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible tout à fait ce qu'il faut pour faire périr d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple; et après?...

Mathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à l'approcher, et lui parlait, mais elle rêvait sans l'écouter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait de l'œil machinalement Julien, qui s'était éloigné d'un air respectueux, mais fier et mécontent. Elle aperçut dans un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamné à mort dans son pays, que le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait épousé un prince de Conti; ce souvenir le protégeait un peu contre la police de la congrégation.

Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme, pensa Mathilde, c'est la seule chose qui ne s'achète pas.

Ah! c'est un bon mot que je viens de me dire! quel dommage qu'il ne soit pas venu de façon à m'en faire honneur. Mathilde avait trop de goût pour amener dans la conversation un bon mot fait d'avance, mais elle avait aussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d'elle-même. Un air de bonheur remplaça dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succès, et redoubla de faconde.

Qu'est-ce qu'un méchant pourrait objecter à mon bon mot? se dit Mathilde. Je répondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela s'achète; une croix, cela se donne; mon frère vient de l'avoir, qu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert. Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et par conséquent de plus méritoire. Voilà ce qui est drôle! c'est le contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortune, on épouse la fille de M. Rothschild.

Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore la seule chose que l'on ne soit pas avisé de solliciter.

—Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.

Elle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes, que son amabilité en fut déconcertée. C'était pourtant un homme d'esprit et fort renommé comme tel.

Mathilde a de la singularité, pensa-t-il; c'est un inconvénient, mais elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole; il est lié avec ce qu'il y a de mieux dans toutes les nuances, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs, cette singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortune le génie n'est point un ridicule, et alors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce mélange d'esprit, de caractère et d'à-propos, qui fait l'amabilité parfaite... Comme il est difficile de faire bien deux choses à la fois, le marquis répondait à Mathilde d'un air vide et comme récitant une leçon:

—Qui ne connaît ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa conspiration, ridicule, absurde.

—Très absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-même, mais il a agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis très choqué.

Le comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l'air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole, elle était suivant lui l'une des plus belles personnes de Paris.

—Comme elle serait belle sur un trône! dit-il à M. de Croisenois, et il se laissa amener sans difficulté.

Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succès?

Le regard de Mathilde se moquait du libéralisme d'Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l'écoutait avec plaisir.

Un conspirateur au bal, c'est un joli contraste, pensait-elle. Elle trouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il se repose; mais elle s'aperçut bientôt que son esprit n'avait qu'une attitude: l'utilité, l'admiration pour l'utilité.

Excepté ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement de deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n'était digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus séduisante personne du bal, parce qu'il vit entrer un général péruvien.

Désespérant de l'Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser que, quand les États de l'Amérique méridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée. Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s'était approché de Mathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'était pas séduit, et se trouvait piquée de son départ; elle voyait son œil noir briller en parlant au général péruvien. Mlle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Français avec ce sérieux profond qu'aucune de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables?

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais inquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de réponse difficile.

Une haute naissance donne cent qualités dont l'absence m'offenserait, je le vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle étiole ces qualités de l'âme qui font condamner à mort.

En ce moment, quelqu'un disait près d'elle:

—Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel; c'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, décapité en 1268. C'est l'une des plus nobles familles de Naples.

Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime La haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu'une femme comme une autre, eh bien, il faut danser. Elle céda aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut être parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi.

Mais ni la danse, ni le désir de plaire à l'un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d'avoir plus de succès. Elle était la reine du bal, elle le voyait, mais avec froideur.

Quelle vie effacée je vais passer avec un être tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait à sa place une heure après... Où est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après six mois d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal, qui fait l'envie de toutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environnée des hommages d'une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n'y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m'a-t-il pas donnés: illustration, fortune jeunesse! hélas! tout, excepté le bonheur.

Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parlé toute la soirée. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur évidemment à tous. S'ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de conversation, ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une grande découverte, à une chose que je leur répète depuis une heure. Je suis belle, j'ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout sacrifié, et pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une raison pour que je m'ennuie moins, quand j'aurai changé mon nom pour celui du marquis de Croisenois?

Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce pas un homme parfait? c'est le chef-d'œuvre de l'éducation de ce siècle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimable, et même spirituelle, à vous dire, il est brave... Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son œil quittait l'air morne pour l'air fâché. Je l'ai averti que j'avais à lui parler, et il ne daigne pas reparaître!

CHAPITRE IX

LE BAL

Le luxe des toilettes, l'éclat des bougies, les parfums; tant de jolis bras, de belles épaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlèvent, des peintures de Cicéri! Je suis hors de moi!
Voyages d'Uzeri.

—Vous avez de l'humeur, lui dit la marquise de La Mole, je vous en avertis, c'est de mauvaise grâce au bal.

—Je ne me sens que mal à la tête, répondit Mathilde d'un air dédaigneux, il fait trop chaud ici.

A ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut obligé de l'emporter. On parla d'apoplexie, ce fut un événement désagréable.

Mathilde ne s'en occupa point. C'était un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des choses tristes.

Elle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexie, qui même n'en était pas une, car le surlendemain le baron reparut.

Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, après qu'elle eut dansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un autre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel; il n'avait plus l'air anglais.

Il cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort! se dit Mathilde. Son œil est plein d'un feu sombre il a la tournure d'un prince déguisé, son regard à redoublé d'orgueil.

Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira, elle le regardait fixement étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être condamné à mort.

Comme il passait près d'elle:

—Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était un homme!

O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde, mais il a une figure si noble, et ce Danton était si horriblement laid un boucher, je crois. Julien était encore assez près d'elle, elle n'hésita pas à l'appeler, elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.

—Danton n'était-il pas un boucher? lui dit-elle.

—Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien, avec l'expression du mépris le plus mal déguisé, et l'œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à Méry-sur-Seine; c'est-à-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d'un air méchant, qu'il a commencé comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid.

Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assurément fort peu poli.

Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché, et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payé pour vous répondre, et je vis de mon salaire. Il ne daignait pas lever l'œil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu'un valet regarde son maître, afin de prendre des ordres. Quoique ses veux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s'éloigna avec un empressement marqué.

Lui, qui est réellement si beau se dit enfin Mathilde sortant de sa rêverie, faire un tel éloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-même! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que prend mon père quand il fait si bien Napoléon au bal. Elle avait tout à fait oublié Danton. Décidément ce soir, je m'ennuie. Elle saisit le bras de son frère, et, à son grand chagrin, le força de faire un tour dans le bal. L'idée lui vint de suivre la conversation du condamné à mort avec Julien.

La foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment où, à deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tourné. Il vit un bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux noirs, si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.

—Vous voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien; c'est le prince d'Araceli, ambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à votre ministre des affaires étrangères de France, M. de Nerval. Tenez, le voilà là-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me livrer, car nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1862. Si l'on me rend à mon roi je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à moustaches qui m'empoignera.

—Les infâmes! s'écria Julien à demi haut.

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait disparu.

—Pas si infâmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlé de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli, toutes les cinq minutes il jette les yeux sur sa toison d'or, il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au fond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la toison était un honneur insigne, mais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête. Aujourd'hui, parmi les gens bien nés, il faut être un Araceli pour en être enchanté. Il eût fait pendre toute une ville pour l'obtenir.

—Est-ce à ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxiété.

—Non pas précisément, répondit Altamira froidement; il a peut-être fait jeter à la rivière une trentaine de riches propriétaires de son pays, qui passaient pour libéraux.

—Quel monstre! dit encore Julien.

Mlle de La Mole, penchant la tête avec le plus vif intérêt, était si près de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son épaule.

—Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que j'ai une sœur mariée en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce, c'est une excellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non dévote.

Où veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.

—Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l'était en 1815. Alors j'étais caché chez elle, dans sa terre près d'Antibes; eh bien, au moment où elle apprit l'exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser!

—Est-il possible? dit Julien atterré.

—C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y a plus de passions véritables au XIXe siècle; c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.

—Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir; ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut même les justifier un peu que par cette raison.

Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu'elle se devait à elle-même, s'était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'être arrêté par la foule.

—Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s'en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l'ont oublié, et le monde aussi.

Plusieurs sont émus jusqu'aux larmes si leur chien se cas se la patte. Au Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu'ils réunissaient toutes les vertus des preux chevaliers, et l'on parle des grandes actions de leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du prince d'Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma fortune à Paris, je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins honorés et sans remords.

Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous, méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.

—Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.

Altamira la regarda étonné; Julien ne daigna pas la regarder.

—Notez que la révolution à la tête de laquelle je me suis trouvé, continua le comte Altamira, n'a pas réussi uniquement parce que je n'ai pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à nos partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef. Mon roi qui, aujourd'hui, brûle de me faire pendre, et qui, avant la révolte, me tutoyait, m'eût donné le grand cordon de son ordre si j'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces caisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu une charte telle quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'échecs.

—Alors, reprit Julien l'œil en feu, vous ne saviez pas le jeu, maintenant...

—Je ferais tomber des têtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous répondrai, dit Altamira, d'un air triste, quand vous aurez tué un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exécuter par un bourreau.

—Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d'être un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout près de lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.

Elle en fut profondément choquée, mais il ne fut plus en son pouvoir d'oublier Julien; elle s'éloigna avec dépit, entraînant son frère.

Il faut que je prenne du punch et que je danse beaucoup, se dit-elle, je veux choisir ce qu'il y a de mieux et faire effet à tout prix. Bon, voici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son invitation, ils dansèrent. Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent; mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenants. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles élégantes au lieu d'idées faisait des mines, Mathilde, qui avait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et s'en fit un ennemi. Elle dansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en voiture, le peu de forces qui lui restait était encore employé à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne pouvait le mépriser.

Julien était au comble du bonheur, ravi à son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l'élégance générale, et, plus que tout, par son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour tous.

—Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque.

—Il y manque la pensée, répondit Altamira.

Et sa physionomie trahissait ce mépris, qui n'en est que plus piquant, parce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher.

—Vous y êtes, Monsieur le comte. N'est-ce pas la pensée et conspirante encore?

—Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos salons. Il faut qu'elle ne s'élève pas au-dessus de la pointe d'un couplet de vaudeville, alors on la récompense. Mais l'homme qui pense, s'il a de l'énergie et de la nouveauté dans ses saillies, vous l'appelez cynique. N'est-ce pas ce nom-là qu'un de vos juges a donné à Courier? Vous l'avez mis en prison, ainsi que Béranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l'esprit, la congrégation le jette à la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.

C'est que votre société vieillie prise avant tout les convenances... Vous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré.

A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien s'arrêta devant l'hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde conviction: Vous n'avez pas la légèreté française et comprenez le principe de l'utilité. Or il se trouvait que, justement l'avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragédie de M. Casimir Delavigne.

Israël Bertuccio, un simple charpentier de l'arsenal, n'a-t-il pas plus de caractère que tous ces nobles Vénitiens? se disait notre plébéien révolté, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte à l'an 700, un siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y avait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu'au XIIIe siècle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, mais si étiolés, mais si effacés par le caractère, c'est d'Israël Bertuccio qu'on se souvient.

Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Là, un homme prend d'emblée le rang que lui assigne sa manière d'envisager la mort. L'esprit lui-même perd de son empire...

Que serait Danton aujourd'hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal? pas même substitut du procureur du roi...

Que dis-je? il se serait vendu à la congrégation, il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais volé. Faut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l'arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la révolution.

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne songeait encore qu'à la conversation du comte Altamira.

Dans le fait, se disait-il, après une longue rêverie, si ces Espagnols libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi! s'écria tout à coup Julien, comme se réveillant en sursaut.

Qu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables, qui enfin, une fois en la vie, ont osé, ont commencé à agir? Je suis comme un homme qui, au sortir de table, s'écrie: Demain je ne dînerai pas; ce qui ne m'empêchera point d'être fort et allègre comme je le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on éprouve à moitié chemin d'une grande action? Car enfin ces choses-là ne se font pas comme on tire un coup de pistolet... Ces hautes pensées furent troublées par l'arrivée imprévue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothèque. Il était tellement animé par son admiration pour les grandes qualités de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'être pas vaincus, que ses yeux s'arrêtèrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s'aperçurent de sa présence, son regard s'éteignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.

En vain elle lui demanda un volume de l'Histoire de France de Velly, placé au rayon le plus élevé ce qui obligeait Julien à aller chercher la plus grande des deux échelles; Julien avait approché l'échelle, il avait cherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à elle. En remportant l'échelle, dans sa préoccupation, il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothèque; les éclats, en tombant sur le parquet le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à Mlle de La Mole, il voulut être poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec évidence qu'elle l'avait troublé, et qu'il eût mieux aimé songer à ce qui l'occupait avant son arrivée, que lui parler. Après l'avoir beaucoup regardé elle s'en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette actuelle, avec l'élégance magnifique de celle de la veille. La différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante. Cette jeune fille, si altière au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant. Réellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de reine, mais pourquoi est-elle en deuil?

Si je demande à quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautés et les balourdises que j'y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée la première de ces lettres, il entendit tout près de lui le bruissement d'une robe de soie, il se retourna rapidement; Mlle de La Mole était à deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l'humeur à Julien.

Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu'elle n'était rien pour ce jeune homme; ce rire était fait pour cacher son embarras, elle y réussit.

—Évidemment, vous songez à quelque chose de bien intéressant, Monsieur Sorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyé à Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit, je brûle de le savoir; je serai discrète, je vous le jure.

Elle fut étonnée de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d'un petit air léger:

—Qu'est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un être inspiré, une espèce de prophète de Michel-Ange?

Cette vive et indiscrète interrogation, blessant Julien profondément, lui rendit toute sa folie.

—Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air qui devenait de plus en plus farouche. Les révolutionnaires du Piémont, de l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner à des gens même sans mérite toutes les places de l'armée, toutes les croix? les gens qui auraient porté ces croix n'eussent-ils pas redouté le retour du roi? fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage? En un mot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible, l'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre, doit-il passer comme la tempête et faire le mal comme au hasard?

Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d'un pas léger elle sortit de la bibliothèque.

CHAPITRE X

LA REINE MARGUERITE

Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir? Lettre d'une RELIGIEUSE PORTUGAISE.

Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre: Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais! mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était digne de moi.

Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes? cette question est indiscrète de sa part. Elle a manqué d'usage. Mes pensés sur Danton ne font point partie du service pour lequel son père me paye.

En arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne de la famille n'était en noir.

Après dîner, il se trouva tout à fait débarrassé de l'accès d'enthousiasme qui l'avait obsédé toute la journée. Par bonheur, l'académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l'homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.

Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l'avait peinte, se dit Julien. Je n'ai pas été aimable pour elle ce matin, je n'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard, sa hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle différence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle naïveté! Je savais ses pensées avant elle, je les voyais naître, je n'avais pour antagoniste, dans son cœur, que la peur de la mort de ses enfants; c'était une affection raisonnable et naturelle, aimable même pour moi qui en souffrais. J'ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m'ont empêché d'apprécier cette femme sublime.

Quelle différence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien de plus.

On se levait de table. Ne laissons pas engager mon académicien, se dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d'Hernani.

—Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il.

—Alors il n'eût pas osé, s'écria l'académicien avec un geste à la Talma.

A propos d'une fleur, Julien cita quelques mots des Géorgiques de Virgile, et trouva que rien n'était égal aux vers de l'abbé Delille. En un mot, il flatta l'académicien de toutes les façons. Après quoi, de l'air le plus indifférent:

—Je suppose, lui dit-il que Mlle de La Mole a hérité de quelque oncle dont elle porte le deuil.

—Quoi! vous êtes de la maison, dit l'académicien en s'arrêtant tout court, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est étrange que sa mère lui permette de telles choses, mais, entre nous, ce n'est pas précisément par la force du caractère qu'on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous et les mène. C'est aujourd'hui le 30 avril! et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.

Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais.

—Je vous avouerai..., dit-il à l'académicien, et son œil continuait à interroger.

—Faisons un tour de jardin, dit l'académicien entrevoyant avec ravissement l'occasion de faire une longue narration élégante.

—Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est passé le 30 avril 1574?

—Et où? dit Julien étonné.

—En place de Grève.

Julien était si étonné que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosité, l'attente d'un intérêt tragique, si en rapport avec son caractère, lui donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant à voir chez la personne qui écoute. L'académicien, ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli garçon de son siècle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso, gentilhomme piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de Grève. La Mole était l'amant adoré de la reine Marguerite de Navarre.

—Et remarquez, ajouta l'académicien, que Mlle de La Mole s'appelle Mathilde-Marguerite. La Mole était en même temps le favori du duc d'Alençon et l'intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa maîtresse. Le jour du mardi-gras de cette année 1574, la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s'en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d'Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau.

Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avoué elle-même, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une tête, une tête!... et l'académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frappée dans cette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de Navarre, cachée dans une maison de la place de Grève osa faire demander au bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit cette tête dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-même dans une chapelle située au pied de la colline de Montmartre.

—Est-il possible? s'écria Julien touché.

—Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l'amitié intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso comme un Italien qu'il était, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l'académicien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-même, l'un des plus cruels assassins du 24 août 1572... Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison?

—Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner, Mlle de La Mole a appelé son frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.

—C'était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!

Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimité qui brillaient dans les yeux de l'académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit m'étonner de la part de cet homme d'académie.

Un jour, Julien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour à Julien comme jadis Élisa, lui donna cette idée, que le deuil de sa maîtresse n'était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Mole, amant aimé de la reine la plus spirituelle de son siècle et qui mourut pour avoir voulu rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri IV.

Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rênal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris; et, pour peu qu'il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire. Mlle de La Mole fit exception.

Il commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de cœur le genre de beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, pendant les beaux jours du printemps, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de d'Aubigné, et Brantôme. Singulière lecture pensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!

Un jour elle lui raconta, avec ces veux brillants de plaisir qui prouvent la sincérité de l'admiration, ce trait d'une jeune femme du règne de Henri III, qu'elle venait de lire dans les Mémoires de l'Étoile: Trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.

L'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant de respects, et qui, au dire de l'académicien, menait toute la maison, daignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de l'amitié.

Je m'étais trompé, pensa bientôt Julien, ce n'est pas de la familiarité je ne suis qu'un confident de tragédie c'est le besoin de parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brantôme, d'Aubigné, l'Éstoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident passif.

Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si imposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa manière d'être ordinaire, si altière et si froide.

Les guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la France lui disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu'il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix, comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y avait moins d'égoïsme et de petitesse. J'aime ce siècle.

—Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.

—Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de l'être. Quelle femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité?

Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour être utile, doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

Voilà l'immense avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L'histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n'ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle misère! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Je les vois mal sans doute. Ma vie n'est qu'une suite d'hypocrisies, parce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

—A quoi rêvez-vous là, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.

Il y avait de l'intimité dans cette question, et elle revenait en courant et essoufflée pour être avec lui. Julien était las de se mépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait semblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.

A moins d'un mois de là, Julien se promenait pensif, dans le jardin de l'hôtel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la dureté et la roguerie philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il venait de reconduire jusqu'à la porte du salon Mlle de La Mole, qui prétendait s'être fait mal au pied en courant avec son frère.

Elle s'est appuyée sur mon bras d'une façon bien singulière! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du goût pour moi? Elle m'écoute d'un air si doux, même quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde! On serait bien étonné au salon, si on lui voyait cette physionomie. Très certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec personne.

Julien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié. Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque: Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? Dans les premières phrases échangées, le fond des choses n'était plus rien. On n'était attentif des deux côtés qu'à la forme. Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c'était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu'en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?

Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.

Un jour il l'interrompit brusquement:

—Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec respect, mais du reste, il n'a pas le plus petit mot à lui adresser. Il n'est point payé pour lui communiquer ses pensées.

Cette manière d'être et les singuliers doutes qu'avait Julien firent disparaître l'ennui qu'il avait trouvé durant les premiers mois dans ce salon si magnifique, mais où l'on avait peur de tout, et où il n'était convenable de plaisanter de rien.

Il serait plaisant qu'elle m'aimât! Qu'elle m'aime ou non, continuait Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à l'aise! Il en est amoureux fou, c'est-à-dire autant qu'un Parisien peut être amoureux, il doit l'épouser. Que de lettres M. de la Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois, le matin, si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable, car enfin, les préférences sont frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et alors, les bontés qu'elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne!

Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait être un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s'animer, quand je parais à l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi jouissons des apparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l'année passée, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales! J'étais presque aussi méchant qu'eux.

Dans les jours de méfiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d'accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement mépriser le manque d'énergie de ce frère! Il est brave, et puis c'est tout, me dit-elle. Et encore, brave devant l'épée des Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du ridicule. Il n'a pas une pensée qui ose s'écarter de la mode. C'est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet âge peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?

D'un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert s'éloigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa sœur distingue un domestique de leur maison? car j'ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. A ce souvenir, la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque?

Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite!

Cette idée devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser à rien autre. Ses journées passaient comme des heures.

A chaque instant, cherchant à s'occuper de quelque affaire sérieuse, sa pensée se perdait dans une rêverie profonde et il se réveillait un quart d'heure après, le cœur palpitant d'ambition, la tête troublée et rêvant à cette idée: M'aime-t-elle?

CHAPITRE XI

L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!

J'admire sa beauté, mais je crains son esprit.
MERIMÉE.

Si Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu'il mettait à s'exagérer la beauté de Mathilde, ou à se passionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu'elle oubliait pour lui, il eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l'entourait. Dès qu'on déplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque instant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour l'amour-propre offensé. Comme elle n'attachait aucun prix à bien des choses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de la famille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux.

Les salons de l'aristocratie sont agréables à citer, quand on en sort, mais voilà tout. L'insignifiance complète, les propos communs surtout qui vont au-devant même de l'hypocrisie finissent par impatienter à force de douceur nauséabonde. La politesse toute seule n'est quelque chose par elle-même que les premiers jours. Julien l'éprouvait; après le premier enchantement, le premier étonnement: La politesse, se disait-il, n'est que l'absence de la colère que donneraient les mauvaises manières. Mathilde s'ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée partout. Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai plaisir.

C'était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands-parents, que l'académicien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu'elle avait donné des espérances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la première distinction. Ils n'étaient pour elle que de nouveaux objets d'épigramme.

Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu'elle avait reçu des lettres de plusieurs d'entre eux et leur avait quelquefois répondu. Nous nous hâtons d'ajouter que ce personnage fait exception aux mœurs du siècle. Ce n'est pas en général le manque de prudence que l'on peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Cœur.

Un jour, le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu'elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'était l'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

Elle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais, suivant elle, toutes se ressemblaient. C'était toujours la passion la plus profonde, la plus mélancolique.

—Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur. Le duc de N***, mon oncle, a été à Wagram.

—Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arrivé, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-Hérédité, la cousine de Mathilde.

—Eh bien! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille, une bataille de Napoléon, où l'on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S'exposer au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d'entre eux a l'idée de faire quelque chose d'extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire! Je suis riche et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en trouver un qui fût un peu amusant!

La manière de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde gâtait son langage comme on voit. Souvent un mot d'elle taisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si elle eût été moins à la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu coloré pour la délicatesse féminine.

Elle, de son côté, était bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreur, c'eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge.

Que pouvait-elle désirer? la fortune, la haute naissance, l'esprit, la beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.

Voilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l'abbé Maury, se dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idées l'occupa; elle y pensait; elle racontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l'illumina tout à coup: J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair! A mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je n'aurai jamais d'amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être, enfin, ils m'ennuient.

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, les Lettres d'une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n'était question, bien entendu, que de la grande passion; l'amour léger était indigne d'une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses. Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable, comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de cœur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mènerais en Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.

Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi ultra, à demi libéral, un être indécis parlant quand il faut agir, toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout.

Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie, qu'elle semble possible aux êtres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va régner dans mon cœur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me mériter? A la première faiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caractère chevaleresque que l'on veut bien m'accorder (c'était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une sotte.

N'est-ce pas là le rôle que je jouerais si j'aimais le marquis de Croisenois? J'aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines, que je méprise si complètement. Je sais d'avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j'aurais à lui répondre. Qu'est-ce qu'un amour qui fait bâiller? autant vaudrait être dévote. J'aurais une signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, où les grands-parents s'attendriraient, si pourtant ils n'avaient pas d'humeur à cause d'une dernière condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.

CHAPITRE XII

SERAIT-CE UN DANTON?

Le besoin d'anxiété, tel était le caractère de la belle Marguerite de Valois, ma tante, qui bientôt épousa le roi de Navarre, que nous voyons de présent régner en France, sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du caractère de cette princesse aimable; de là ses brouilles et ses raccommodements avec ses frères dès l'âge de seize ans. Or que peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus précieux: sa réputation, la considération de toute sa vie.
Mémoires du duc d'ANGOULÊME, fils naturel de Charles IX.

Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat, point de notaire pour la cérémonie bourgeoise; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. A la noblesse près, qui lui manque, c'est l'amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi, si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est, pour eux, le comble de l'audace, et encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. Dès qu'ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

Mon petit Julien, au contraire, n'aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l'appui et du secours dans les autres! il méprise les autres et c'est pour cela que je ne le méprise pas.

Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.

Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s'en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin, qu'elle les piqua.

—Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d'énergie, s'écria son frère; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'énergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'imprévu, que la crainte de rester court en présence de l'imprévu...

—Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par malheur, est mort en 1816.

—Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deux partis.

Sa fille avait compris cette idée.

—Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et après on vous dira:

Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre.

Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur; il l'inquiéta beaucoup; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.

Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère, je veux voir la réponse qu'il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.

Ce serait un Danton! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère? Il est écrit d'avance: La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrêter, pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas peur d'être de mauvais goût, lui.

Ce dernier mot la rendit passive; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite.

Mais, reprit-elle tout à coup, l'œil brillant de joie, l'amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d'eux, que c'est l'homme le plus distingué que nous ayons eu cet hiver. Qu'importent ses défauts, ses ridicules? Il a de la grandeur et ils en sont choqués, eux d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu'il est pauvre et qu'il a étudié pour être prêtre; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas eu besoin d'études, c'est plus commode.

Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et cette physionomie de prêtre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prêtre, il ne l'a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et imprévu, leur premier regard n'est-il pas pour Julien? je l'ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi qu'il adresse la parole, il me croit l'âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu'il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il n'est pas sûr de ses idées tant que j'y trouve la moindre objection. Enfin, tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil, il ne s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon père, homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise, que les dévotes amies de ma mère.

Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l'habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis: c'était l'aigle de ce petit cercle.

Dès qu'il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien n'étant point présent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieue, et en fut charmée.

Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n'a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu'autant qu'il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes?

Jamais elle n'avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint:

—Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s'aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier des housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n'est plus un ridicule. Je vous vois réduit, Monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison: la supériorité de la noblesse de cœur sur la noblesse de province. Mais que vous resterat-il si je veux vous pousser à bout, si j'ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon, et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort?

Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d'assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Quelque dominé que fût Norbert, les paroles de sa sœur étaient si claires, qu'il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l'avouer, à sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots:

—Êtes-vous malade, mon ami? lui répondit Mathilde d'un petit air sérieux. Il faut que vous soyez bien mal pour répondre à des plaisanteries par de la morale.

—De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de préfet?

Mathilde oublia bien vite l'air piqué du comte de Caylus, l'humeur de Norbert et le désespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à prendre un parti sur une idée fatale qui venait de saisir son âme.

Julien est assez sincère avec moi, se dit-elle; à son âge, dans une fortune inférieure, malheureux comme il l'est par une ambition étonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette amie; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractère, il m'eût parlé de cet amour.

Cette incertitude, cette discussion avec soi-même, qui, dès cet instant, occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, à chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa tout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement sujette.

Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre et rendre ses bois au clergé, Mlle de La Mole avait été, au couvent du Sacré-Cœur, l'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se répare. On lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de naissance, de fortune, etc., elle devait être plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies.

Mathilde n'avait point échappé à la funeste influence de cette idée. Quelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en garde à dix ans contre les flatteries de tout un couvent, et aussi bien fondées en apparence.

Du moment qu'elle eut décidé qu'elle aimait Julien, elle ne s'ennuya plus. Tous les jours, elle se félicitait du parti qu'elle avait pris de se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!

Sans grande passion, j'étais languissante d'ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu'à vingt. J'ai déjà perdu mes plus belles années obligée pour tout plaisir à entendre déraisonner les amies de ma mère, qui, à Coblentz en 1792, n'étaient pas tout à fait, dit-on, aussi sévères que leurs paroles d'aujourd'hui.

C'était pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde, que Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arrêtaient sur lui. Il trouvait bien un redoublement de froideur dans les manières du comte Norbert, et un nouvel accès de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de Luz et de Croisenois. Il y était accoutumé. Ce malheur lui arrivait quelquefois à la suite d'une soirée où il avait brillé plus qu'il ne convenait à sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait Mathilde, et la curiosité que tout cet ensemble lui inspirait, il eût évité de suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustaches, lorsque, les après-dîners, ils y accompagnaient Mlle de La Mole.

Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde d'une façon singulière. Mais, même quand ses beaux yeux bleus fixés sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis toujours un fond d'examen, de sang-froid et de méchanceté. Est-ce possible que ce soit là de l'amour? Quelle différence avec les regards de Mme de Rênal!

Une après-dîner, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans précaution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcés très haut. Elle tourmentait son frère. Julien entendit son nom prononcé distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s'établit tout à coup, et l'on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frère étaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un froid de glace. Il s'éloigna.

CHAPITRE XIII

UN COMPLOT

Des propos décousus, des rencontres par effet du hasard se transforment en preuves de la dernière évidence aux yeux de l'homme à imagination s'il a quelque feu dans le cœur.
SCHILLER.

Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa sœur qui parlaient de lui. A son arrivée, un silence de mort s'établit, comme la veille. Ses soupçons n'eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de Mlle de La Mole, pour un pauvre diable de secrétaire. D'abord, ces gens-là ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite supériorité de paroles. Être jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s'explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me persuader qu'elle me distingue, tout simplement pour me donner en spectacle à son prétendu.

Ce cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée trouva dans son cœur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine à détruire. Cet amour n'était fondé que sur la rare beauté de Mathilde, ou plutôt sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce qu'on assure, ce qui étonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il arrive aux premières classes de la société. Ce n'était point le caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce caractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence.

Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqué la messe un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Si, dans le salon de l'hôtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu où il était et se permettait l'allusion la plus éloignée à une plaisanterie contre les intérêts vrais ou supposés du trône ou de l'autel, Mathilde devenait à l'instant d'un sérieux de glace. Son regard, qui était si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d'un vieux portrait de famille.

Mais Julien s'était assuré qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-même volait souvent quelques tomes de la belle édition si magnifiquement reliée. En écartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l'absence de celui qu'il emportait; mais bientôt il s'aperçut qu'une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de séminaire, il plaça quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir intéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines entières.

M. de La Mole, impatienté contre son libraire, qui lui envoyait tous les faux Mémoires, chargea Julien d'acheter toutes les nouveautés un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se répandît pas dans la maison, le secrétaire avait l'ordre de déposer ces livres dans une petite bibliothèque, placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la certitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intérêts du trône et de l'autel, ils ne tardaient pas à disparaître. Certes, ce n'était pas Norbert qui lisait.

Julien s'exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La Mole la duplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à ses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle eût. L'ennui de l'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excès.

Il excitait son imagination plus qu'il n'était entraîné par son amour.

C'était après s'être perdu en rêveries sur l'élégance de la taille de Mlle de La Mole, sur l'excellent goût de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beauté de son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu'il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de Médicis. Rien n'était trop profond ou trop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait. C'était l'idéal des Maslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse. C'était, en un mot, pour lui l'idéal de Paris.

Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de supposer de la profondeur ou de la scélératesse au caractère parisien?

Il est possible que ce trio se moque de moi, pensait Julien. On connaît bien peu son caractère, si l'on ne voit pas déjà l'expression sombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de Mathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d'amitié que Mlle de La Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois.

Piqué par cette bizarrerie soudaine, le cœur de cette jeune fille naturellement froid, ennuyé, sensible à l'esprit devint aussi passionné qu'il était dans sa nature de l'être. Mais il y avait aussi beaucoup d'orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance d'un sentiment qui faisait dépendre d'un autre tout son bonheur fut accompagnée d'une sombre tristesse.

Julien avait déjà assez profité depuis son arrivée à Paris, pour distinguer que ce n'était pas là la tristesse sèche de l'ennui. Au lieu d'être avide, comme autrefois, de soirées, de spectacles et de distractions de tous genres, elle les fuyait.

La musique chantée par des Français ennuyait Mathilde à la mort, et cependant Julien qui se faisait un devoir d'assister à la sortie de l'Opéra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour ne pas planter là cette fille, si riche qu'elle soit! pensait Julien. Et pour lui, indigné des outrages faits à la dignité masculine, il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux réponses peu polies.

Quelque résolu qu'il fût à ne pas être dupe des marques d'intérêt de Mathilde, elles étaient si évidentes de certains jours, et Julien dont les yeux commençaient à se dessiller, la trouvait si jolie, qu'il en était quelquefois embarrassé.

L'adresse et la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d'expérience, se dit-il; il faut partir et mettre un terme à tout ceci. Le marquis venait de lui confier l'administration d'une quantité de petites terres et de maisons qu'il possédait dans le Bas-Languedoc. Un voyage était nécessaire: M. de La Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute ambition, Julien était devenu un autre lui-même.

Au bout du compte, ils ne m'ont point attrapé, se disait Julien, en préparant son départ. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à ces messieurs soient réelles ou seulement destinées à m'inspirer de la confiance je m'en suis amusé.

S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La Mole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur était bien réelle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le plus beau de mes triomphes, il m'égaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc.

Il avait fait de son départ un secret, mais Mathilde savait mieux que lui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours à un mal de tête fou, qu'augmentait l'air étouffé du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l'hôtel de La Mole, qu'elle les força de partir. Elle regardait Julien d'une façon étrange.

Ce regard est peut-être une comédie, pensa Julien; mais cette respiration pressée, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration pressée qui a été sur le point de me toucher, elle l'aura étudiée chez Léontine Fay, qu'elle aime tant.

Ils étaient restés seuls; la conversation languissait évidemment. Non! Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse.

Comme il prenait congé d'elle, elle lui serra le bras avec force:

—Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d'une voix tellement altérée, que le son n'en était pas reconnaissable.

Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.

—Mon père, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain, trouvez un prétexte.

Et elle s'éloigna en courant.

Sa taille était charmante. Il était impossible d'avoir un plus joli pied, elle courait avec une grâce qui ravit Julien; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut tout à fait disparu? Il fut offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot il faut. Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqué du mot il faut, maladroitement employé par son premier médecin, et Louis XV pourtant n'était pas un parvenu.

Une heure après, un laquais remit une lettre à Julien; c'était tout simplement une déclaration d'amour.

Il n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le forçait à rire malgré lui.

Enfin moi, s'écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour être contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une déclaration d'amour d'une grande dame!

Quant à moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignité de mon caractère. Je n'ai point dit que j'aimais. Il se mit à étudier la forme des caractères, Mlle de La Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait besoin d'une occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au délire.

Votre départ m'oblige à parler... Il serait au-dessus de mes forces de ne plus vous voir...

Une pensée vint frapper Julien comme une découverte interrompre l'examen qu'il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je l'emporte sur le marquis de Croisenois, s'écria-t-il, moi, qui ne dis que des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un charmant uniforme il trouve toujours à dire, juste au moment convenable un mot spirituel et fin.

Julien eut un instant délicieux; il errait à l'aventure dans le jardin, fou de bonheur.

Plus tard il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n'était pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin des procès normands l'obligeait à différer son départ pour le Languedoc.

—Je suis bien aise que vous ne partiez pas lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d'affaires, j'aime à vous voir. Julien sortit; ce mot le gênait.

Et moi je vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage avec le marquis de Croisenois qui fait le charme de son avenir: s'il n'est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l'idée de partir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathilde, malgré l'explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.

Que je suis bon, se dit-il; moi, plébéien, avoir pitié d'une famille de ce rang! Moi que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand il apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de coup d'État. Et moi, jeté au dernier rang par une providence marâtre, moi a qui elle a donne un cœur noble et pas mille francs de rente, c'est-à-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain, moi refuser un plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif dans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement! Ma foi, pas si bête chacun pour soi dans ce désert d'égoïsme qu'on appelle la vie.

Et il se rappela quelques regards remplis de dédain, à lui adressés par Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.

Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la déroute de ce souvenir de vertu.

Que je voudrais qu'il se fâchât! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d'épée. Et il faisait le geste du coup de seconde. Avant ceci j'étais un cuistre, abusant bassement d'un peu de courage. Après cette lettre, je suis son égal.

Oui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos mérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du Jura l'emporte.

Bon! s'écria-t-il, voilà la signature de ma réponse trouvée. N'allez pas vous figurer, mademoiselle de La Mole, que j'oublie mon état. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit saint Louis à la croisade.

Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au jardin. Sa chambre, où il s'était enfermé à clef, lui semblait trop étroite pour y respirer.

Moi, pauvre paysan du Jura, se répétait-il sans cesse, moi, condamné à porter toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôt, j'aurais porté l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tué, ou général à trente-six ans. Cette lettre, qu'il tenait serrée dans sa main, lui donnait la taille et l'attitude d'un héros. Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs d'appointements et le cordon bleu, comme M. l'évêque de Beauvais.

Eh bien! se dit-il en riant comme Méphistophélès, j'ai plus d'esprit qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon siècle. Et il sentit redoubler son ambition et son attachement à l'habit ecclésiastique. Que de cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon compatriote Granvelle, par exemple.

Peu à peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se dit, comme son maître Tartuffe, dont il savait le rôle par cœur:

Je puis croire ces mots un artifice honnête.
..................................
Je ne me firai point à des propos si doux;
Qu'un peu de ses faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire.
TARTUFFE, acte IV, scène V.

Tartuffe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre... Ma réponse peut être montrée..., à quoi nous trouvons ce remède, ajouta-t-il en prononçant lentement, et avec l'accent de la férocité qui se contient, nous la commençons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde.

Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et m'arrachent l'original.

Non, car je suis bien armé, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais.

Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se précipite sur moi. On lui a promis cent napoléons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure, c'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort légalement; je parais en police correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et équité de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et Magallon. Là, je couche avec quatre cents gueux pêle-mêle... Et j'aurais quelque pitié de ces gens-là? s'écria-t-il en se levant impétueusement. En ont-ils pour les gens du tiers-état, quand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui, malgré lui, le tourmentait jusque-là.

Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiavélisme, l'abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n'auraient pas mieux fait. Vous m'enlèverez la lettre provocatrice, et je serai le second tome du colonel Caron à Colmar.

Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un paquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est honnête homme, janséniste, et en cette qualité à l'abri des séductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres..., c'est à Fouqué que j'enverrai celle-ci.

Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'était l'homme malheureux en guerre avec toute la société.

Aux armes! s'écria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'hôtel. Il entra dans l'échoppe de l'écrivain du coin de la rue; il lui fit peur.

—Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.

Pendant que l'écrivain travaillait, il écrivit lui-même à Fouqué; il le priait de lui conserver un dépôt précieux. Mais, se dit-il en s'interrompant, le cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez...; non, messieurs. Il alla acheter une énorme bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son paquet partit par la diligence, adressé à un des ouvriers de Fouqué, dont personne à Paris ne savait le nom.

Cela fait, il rentra joyeux et leste à l'hôtel de La Mole. A nous! maintenant, s'écria-t-il, en s'enfermant à clef dans sa chambre, et jetant son habit:

«Quoi! mademoiselle, écrivait-il à Mathilde, c'est Mlle de La Mole qui, par les mains d'Arsène, laquais de son père, fait remettre une lettre trop séduisante à un pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se jouer de sa simplicité...» Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu'il venait de recevoir.

La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à l'Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait exalté à ce point. Il était un dieu.

CHAPITRE XIV

PENSÉES D'UNE JEUNE FILLE

Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera lui-même. Mais il part, il s'éloigne.
ALFRED DE MUSSET.

Ce n'était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu'eût été le commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il domina l'orgueil qui, depuis qu'elle se connaissait, régnait seul dans son cœur. Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueil, il était encore fidèle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelèrent, pour ainsi dire, tout son être moral.

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes courageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre la dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui répondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.

La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par les Caylus, les de Luz, les Croisenois avait assez peu d'empire sur son âme; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une terre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d'elle.

Peut-être aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme supérieur?

Elle abhorrait le manque de caractère, c'était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s'écarte de la mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.

Ils étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves? se disait-elle: en duel. Mais le duel n'est plus qu'une cérémonie. Tout en est su d'avance, même ce que l'on doit dire en tombant. Étendu sur le gazon, et la main sur le cœur, il faut un pardon généreux pour l'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d'exciter les soupçons.

On brave le danger à la tête d'un escadron tout brillant d'acier, mais le danger solitaire, singulier, imprévu vraiment laid?

Hélas! se disait Mathilde, c'était à la cour de Henri III que l'on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n'aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Français n'étaient pas des poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres perplexités.

Leur vie n'était pas emprisonnée, comme une momie d'Égypte, sous une enveloppe toujours commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir, en sortant de l'hôtel de Soissons, habité par Catherine de Médicis, qu'aujourd'hui à courir à Alger. La vie d'un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation et le préfet de police ont chassé le hasard, plus d'imprévu. S'il paraît dans les idées, il n'est pas assez d'épigrammes pour lui; s'il paraît dans les événements, aucune lâcheté n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu'aurait dit Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût vu, en 1793, dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des moutons, pour être guillotinés deux jours après? La mort était certaine, mais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps héroïques de la France, au siècle de Boniface de La Mole, Julien eût été le chef d'escadron et mon frère le jeune prêtre, aux mœurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.

Quelques mois auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se permettant d'écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la déshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son père, et de tout l'hôtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projeté, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-là, les jours où elle avait écrit une de ces lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n'étaient que des réponses.

Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.

Cette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son parti? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le coup de l'affreux mépris des salons?

Et encore parler était affreux, mais écrire! Il est des choses qu'on n'écrit pas, s'écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et c'était Julien qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d'avance une leçon.

Mais tout cela n'était rien encore, l'angoisse de Mathilde avait d'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la société la tache ineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait écrire à un être d'une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.

La profondeur, l'inconnu du caractère de Julien eussent effrayé, même en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-être son maître!

Quelles ne seront pas ses prétentions, si jamais il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme Médée: Au milieu de tant de périls, il me reste MOI.

Julien n'avait nulle vénération pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-être il n'avait nul amour pour elle!

Dans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les idées d'orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d'une fille comme moi, s'écria Mathilde impatientée. Alors l'orgueil qu'on lui avait inspiré dès le berceau se trouvait un adversaire pour la vertu. Ce fut dans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.

(De tels caractères sont heureusement fort rares.)

Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle très pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette manœuvre peut n'avoir aucun résultat, se dit-il, mais si elle réussit, elle me croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l'œil.

Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'hôtel sans être aperçu, mais il rentra avant huit heures.

A peine était-il dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de lui parler, rien n'était plus commode du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l'écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que lui dire.

Si tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l'amour baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu'il ne convient, si jamais je me laissais entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait été de sa vie.

Dans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l'orgueil de la naissance sera comme une colline élevée, formant position militaire entre elle et moi. C'est là-dessus qu'il faut manœuvrer. J'ai fort mal fait de rester à Paris; cette remise de mon départ m'avilit et m'expose, si tout ceci n'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d'eux, s'ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je centuplais cet intérêt.

La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.

C'était une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses fautes. Il était fort contrarié de celle-ci et ne songeait presque plus à la victoire incroyable qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothèque, lui jeta une lettre et s'enfuit.

Il paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu.

On lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu'il annonça, vers la fin de sa réponse, son départ décidé pour le lendemain matin.

Cette lettre terminée: Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de Mlle de La Mole.

Elle était au premier étage, à côté de l'appartement de sa mère, mais il y avait un grand entresol.

Ce premier était tellement élevé, qu'en se promenant sous l'allée de tilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait être aperçu de la fenêtre de Mlle de La Mole. La voûte formée par les tilleuls, fort bien taillés, interceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre à la main, c'est servir mes ennemis.

La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa sœur, et si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

Mlle de La Mole parut derrière sa vitre; il montra sa lettre à demi; elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rênal, se dit Julien, quand, même après six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m'a regardé avec des yeux riants.

Il ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse, avait-il honte de la futilité des motifs? Mais aussi quelle différence, ajoutait sa pensée, dans l'élégance de la robe du matin, dans l'élégance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance un homme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la société. Voilà ce qu'on peut appeler un mérite explicite.

Tout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pensée; Mme de Rênal n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n'avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons.

A cinq heures, Julien reçut une troisième lettre; elle lui fut lancée de la porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle manie d'écrire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commodément! L'ennemi veut avoir de mes lettres c'est clair, et plusieurs! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases élégantes, pensait-il; mais il pâlit en lisant. Il n'y avait que huit lignes:

«J'ai besoin de vous parler; il faut que je vous parle ce soir; au moment où une heure après minuit sonnera trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits, placez-la contre ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune; n'importe.»

CHAPITRE XV

EST-CE UN COMPLOT?

Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet conçu et son exécution! Que de vaines terreurs! que d'irrésolutions! Il s'agit de la vie.

—Il s'agit de bien plus: de l'honneur!
SCHILLER.

Ceci devient sérieux, pensa Julien... et un peu trop clair ajouta-t-il après avoir pensé. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la bibliothèque avec une liberté qui, grâce à Dieu, est entière; le marquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptes, n'y vient jamais. Quoi! M. de la Mole et le comte Norbert, les seules personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journée; on peut facilement observer le moment de leur rentrée à l'hôtel, et la sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable!

C'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable! par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une échelle à un premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation! on aura le temps de me voir, même des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle! Julien monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à partir et à ne pas même répondre.

Mais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du cœur. Si par hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de bonne foi! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d'un lâche parfait. Je n'ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions parlantes...

Il fut un quart d'heure à se promener dans sa chambre. A quoi bon le nier? dit-il enfin, je serai un lâche à ses veux. Je perds non seulement la personne la plus brillante de la haute société, ainsi qu'ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera duc lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me manquent: esprit d'à-propos, naissance, fortune...

Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de maîtresses!

...Mais il n'est qu'un honneur!

dit le vieux don Diègue, et ici clairement et nettement, je recule devant le premier péril qui m'est offert, car ce duel avec M. de Beauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout différent. Je puis être tiré au blanc par un domestique, mais c'est le moindre danger, je puis être déshonoré!

Ceci devient sérieux, mon garçon, ajouta-t-il avec une gaieté et un accent gascons. Il y a de l'honur. Jamais un pauvre diable, jeté aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion: j'aurai des bonnes fortunes mais subalternes...

Il réfléchit longtemps, il se promenait à pas précipités, s'arrêtant tout court de temps à autre. On avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal de Richelieu qui, malgré lui, attirait ses regards. Ce buste éclairé par sa lampe avait l'air de le regarder d'une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit être si naturelle au caractère français. De ton temps, grand homme, aurais-je hésité?

Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piège, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en 1574 du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle de La Mole est si enviée! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir!

Les domestiques jasent, entre eux, des préférences marquées dont je suis l'objet, je le sais, je les ai entendus...

D'un autre côté, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambre, on me les enlève. J'aurai affaire à deux, trois, quatre hommes que sais-je? Mais ces hommes, où les prendront-ils? où trouver des subalternes discrets à Paris? La justice leur fait peur... Parbleu! les Caylus, les Croisenois les de Luz eux-mêmes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les aura séduits. Gare le sort d'Abeilard, M. le secrétaire!

Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai à la figure, comme les soldats de César à Pharsale... Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu sûr.

Julien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la poste.

Quand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été un quart d'heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.

Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie, cette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant d'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair; une fois avoué, je cesserais d'y penser.

Quoi! un destin, incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-même, de gaieté de cœur, déclaré son inférieur! Au fond, il y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide tout, s'écria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie!

Si ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!... Si c'est une mystification parbleu! messieurs, il ne tient qu'à moi de rendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.

Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre; ils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse!

C'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon maître d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que l'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur répondre: il tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce fût fulminante, il la renouvela.

Il y avait encore bien des heures à attendre; pour faire quelque chose, Julien écrivit à Fouqué:

«Mon ami, n'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu entends dire que quelque chose d'étrange m'est arrivé. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t'envoie et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire à M. le marquis de La Mole, et quinze jours après, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières.»

Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne devait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour Mlle de La Mole; mais enfin, il peignait fort exactement sa position.

Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna, elle fit battre son cœur. Son imagination préoccupée du récit qu'il venait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s'était vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave, avec un bâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si l'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure eût une fin tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alors, on disait qu'il était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.

Ému de son propre conte comme un auteur dramatique Julien avait réellement peur lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'expédition de cette nuit? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant outragés, ils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille; elle était pâle, et il lui trouvait tout à fait une physionomie du Moyen Âge. Jamais il ne lui avait vu l'air si grand, elle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).

En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment, délivré son cœur d'un grand poids.

Pourquoi ne pas l'avouer? il avait peur. Comme il était résolu à agir, il s'abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au moment d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce que je puis sentir en ce moment? Il alla reconnaître la situation et le poids de l'échelle.

C'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir! ici comme à Verrières. Quelle différence! Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n'étais pas obligé de me méfier de la personne pour laquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger!

J'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Ici, quels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel de Chaulnes, de l'hôtel de Caylus, de l'hôtel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la postérité.

Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette idée l'anéantissait. Et moi, où pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu'une infamie de plus. Quoi! Je suis reçu dans une maison, et pour prix de l'hospitalité que j'y reçois, des bontés dont on m'y accable, j'imprime un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah, mille fois plutôt, soyons dupes!

Cette soirée fut affreuse.

CHAPITRE XVI

UNE HEURE DU MATIN

Ce jardin était fort grand, dessiné depuis peu d'années avec un goût parfait. Mais les arbres avaient figuré dans le fameux Pré-aux-Clercs, si célèbre du temps de Henry III, ils avaient plus d'un siècle. On y trouvait quelque chose de champêtre.
MASSINGER

Il allait écrire un contre-ordre à Fouqué lorsque onze heures sonnèrent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s'il se fût enferme chez lui. Il alla observer à pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout dans les mansardes du quatrième, habitées par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirée, les domestiques prenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie de l'expédition nocturne, ils seraient plus sérieux.

Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens chargés de me surprendre.

Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut épouser de me faire surprendre avant le moment où je serai entré dans sa chambre.

Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s'agit de mon honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque bévue, ce ne sera pas une excuse à mes propres yeux de me dire: Je n'y avais pas songé.

Le temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune s'était levée, à minuit et demi elle éclairait en plein la façade de l'hôtel donnant sur le Jardin.

Elle est folle, se disait Julien comme une heure sonna, il y avait encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien n'avait eu autant de peur il ne voyait que les dangers de l'entreprise, et n'avait aucun enthousiasme.

Il alla prendre l'immense échelle, attendit cinq minutes, pour laisser le temps à un contre-ordre, et à une heure cinq minutes posa l'échelle contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet à la main, étonné de n'être pas attaqué. Comme il approchait de la fenêtre, elle s'ouvrit sans bruit:

—Vous voilà, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d'émotion; je suis vos mouvements depuis une heure.

Julien était fort embarrassé, il ne savait comment se conduire, il n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait oser, il essaya d'embrasser Mathilde.

—Fi donc? lui dit-elle en le repoussant.

Fort content d'être éconduit, il se hâta de jeter un coup d'œil autour de lui: la lune était si brillante que les ombres qu'elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole étaient noires. Il peut fort bien y avoir là des hommes cachés sans que je les voie, pensa-t-il.

—Qu'avez-vous dans la poche de côté de votre habit? lui dit Mathilde, enchantée de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait étrangement, tous les sentiments de retenue et de timidité, si naturels à une fille bien née, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice.

—J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets, répondit Julien, non moins content d'avoir quelque chose à dire.

—Il faut abaisser l'échelle, dit Mathilde.

—Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l'entresol.

—Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire, vous pourriez, ce me semble, abaisser l'échelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au premier échelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi.

Et c'est là une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu'elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement, mais que tout simplement je lui succède. Au fait que m'importe! est-ce que je l'aime? je triomphe du marquis en ce sens, qu'il sera très fâché d'avoir un successeur, et plus fâché encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au café Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaître; avec quel air méchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s'en dispenser!

Julien avait attaché la corde au dernier échelon de l'échelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu'elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour me tuer pensa-t-il, si quelqu'un est caché dans la chambre de Mathilde; mais un silence profond continuait à régner partout.

L'échelle toucha la terre, Julien parvint à la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

—Que va dire ma mère, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes tout écrasées!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance difficile à expliquer.

—Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisant, et en affectant le langage créole. (Une des femmes de chambre de la maison était née à Saint-Domingue.)

—Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette idée.

Ah! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle.

Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. Ils restèrent immobiles et sans respirer. La lune les éclairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inquiétude.

Alors l'embarras recommença, il était grand des deux parts. Julien s'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous; il pensait bien à regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.

Mathilde était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus extrême. Elle avait horreur de sa position.

—Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.

Quelle bonne occasion de déconcerter ces messieurs s'ils sont aux écoutes, et d'éviter la bataille! pensa Julien.

—La première est cachée dans une grosse bible protestante que la diligence d'hier soir emporte bien loin d'ici.

Il parlait fort distinctement en entrant dans ces détails, et de façon à être entendu des personnes qui pouvaient être cachées dans deux grandes armoires d'acajou qu'il n'avait pas osé visiter.

—Les deux autres sont à la poste, et suivent la même route que la première.

—Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces précautions? dit Mathilde étonnée.

A propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il lui avoua tous ses soupçons.

—Voilà donc la cause de la froideur de tes lettres! s'écria Mathilde avec l'accent de la folie plus que de la tendresse.

Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la tête, ou du moins ses soupçons s'évanouirent, il se trouva élevé à ses propres yeux, il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussé qu'à demi.

Il eut recours à sa mémoire, comme jadis à Besançon auprès d'Amanda Binet, et récita plusieurs des plus belles phrases de la Nouvelle Héloïse.

—Tu as un cœur d'homme, lui répondit-on sans trop écouter ses phrases; j'ai voulu éprouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soupçons et ta résolution te montrent plus intrépide encore que je ne croyais.

Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle était évidemment plus attentive à cette étrange façon de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiement dépouillé du ton de la tendresse, au bout d'un moment ne fit aucun plaisir à Julien; il s'étonnait de l'absence du bonheur; enfin, pour le sentir, il eut recours à sa raison. Il se voyait estimé par cette jeune fille si fière, et qui n'accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur d'amour-propre.

Ce n'était pas, il est vrai, cette volupté de l'âme qu'il avait trouvée quelquefois auprès de Mme de Rênal. Quelle différence, grand Dieu! Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C'était le plus vif bonheur d'ambition, et Julien était surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnés, et des précautions qu'il avait inventées. En parlant, il songeait aux moyens de profiter de sa victoire.

Mathilde encore fort embarrassée, et qui avait l'air atterrée de sa démarche, parut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire à des gens très clairvoyants, le petit Tanbeau était certainement un espion, mais Mathilde et lui n'étaient pas non plus sans adresse.

Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothèque, pour convenir de tout?

—Je puis paraître, sans exciter de soupçons, dans toutes les parties de l'hôtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arrivât toujours par une échelle c'était avec un cœur ivre de joie qu'il s'exposerait à ce faible danger.

En l'écoutant parler, Mathilde était choquée de cet air de triomphe. Il est donc mon maître! se dit-elle. Déjà elle était en proie au remords. Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'eût pu, elle eût anéanti elle et Julien. Quand, par instants la force de sa volonté faisait taire les remords, des sentiments de timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n'avait nullement prévu l'état affreux où elle se trouvait.

Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle à la fin cela est dans les convenances, on parle à son amant. Et alors, pour accomplir un devoir et avec une tendresse qui était bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses résolutions qu'elle avait prises à son égard pendant ces derniers jours.

Elle avait décidé que, s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'échelle du jardinier, ainsi qu'il lui était prescrit, elle serait toute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous était glacé. C'était à faire prendre l'amour en haine. Quelle leçon de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?

Après de longues incertitudes, qui eussent pu paraître à un observateur superficiel l'effet de la haine la plus décidée, tant les sentiments qu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder à une volonté aussi ferme, Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable.

A la vérité, ces transports étaient un peu voulus. L'amour passionné était bien plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité.

Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son amant. Le pauvre garçon, se disait-elle, a été d'une bravoure achevée, il doit être heureux, ou bien c'est moi qui manque de caractère. Mais elle eût voulu racheter au prix d'une éternité de malheur la nécessité cruelle où elle se trouvait.

Malgré la violence affreuse qu'elle s'imposait, elle fut parfaitement maîtresse de ses paroles.

Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu! avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières! Ces belles façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se disait-il dans son injustice extrême.

Il se livrait à ces réflexions debout dans une des grandes armoires d'acajou où on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l'appartement voisin, qui était celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa mère à la messe, les femmes quittèrent l'appartement, et Julien s'échappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.

Il monta à cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus solitaires du bois de Meudon. Il était bien plus étonné qu'heureux. Le bonheur qui, de temps à autre, venait occuper son âme, était comme celui d'un jeune sous-lieutenant qui, à la suite de quelque action étonnante, aurait été nommé colonel d'emblée par le général en chef; il se sentait porté à une immense hauteur. Tout ce qui était au-dessus de lui la veille, était à ses côtés maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le bonheur de Julien augmenta à mesure qu'il s'éloignait.

S'il n'y avait rien de tendre dans son âme, c'est que, quelque étrange que ce mot puisse paraître, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous les événements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait trouvés au lieu de ces transports divins dont parlent les romans.

Me serais-je trompée, n'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle.

CHAPITRE XVII

UNE VIEILLE ÉPÉE

I now mean to be serious;—it is time, Since laughter now-a-days is deem'd too serious A jest at vice by virtue's called a crime.
Don Juan, C. XIII.

Elle ne parut point au dîner. Le soir elle vint un instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange; mais, pensa-t-il, je dois me l'avouer, je ne connais les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu faire cent fois, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agité par la plus extrême curiosité, il étudiait l'expression des traits de Mathilde, il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air sec et méchant. Évidemment ce n'était pas la même femme qui, la nuit précédente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour être vrais.

Le lendemain, le surlendemain même froideur de sa part; elle ne le regardait point, elle ne s'apercevait pas de son existence. Julien, dévoré par la plus vive inquiétude, était à mille lieues des sentiments de triomphe qui l'avaient seuls animé le premier jour. Serait-ce, par hasard, se dit-il, un retour à la vertu? Mais ce mot était bien bourgeois pour l'altière Mathilde.

Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la religion, pensait Julien, elle l'aime comme utile aux intérêts de sa caste.

Mais par simple délicatesse féminine ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute irréparable qu'elle a commise? Julien croyait être son premier amant.

Mais, se disait-il dans d'autres instants, il faut avouer qu'il n'y a rien de naïf, de simple, de tendre dans toute sa manière d'être; jamais je ne l'ai vue plus semblable à une reine qui vient de descendre de son trône. Me mépriserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce qu'elle a fait pour moi, à cause seulement de la bassesse de ma naissance.

Pendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et dans les souvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d'une maîtresse tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant, la vanité de Mathilde était furieuse contre lui.

Comme elle ne s'ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus l'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage.

Je me suis donc donné un maître! se disait Mlle de La Mole en se promenant agitée dans sa chambre. Il est rempli d'honneur, à la bonne heure; mais si je pousse à bout sa vanité, il se vengera en faisant connaître la nature de nos relations. Tel est le malheur de notre siècle, les plus étranges égarements même ne guérissent pas de l'ennui. Julien était le premier amour de Mathilde, et, dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres même aux âmes les plus sèches, elle était en proie aux réflexions les plus amères.

Il a sur moi un empire immense, puisqu'il règne par la terreur et peut me punir d'une peine atroce, si je le pousse à bout. Cette seule idée suffisait pour porter Mathilde à l'outrage, car le courage était la première qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guérir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que l'idée qu'elle jouait à croix ou pile son existence entière.

Le troisième jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait à ne pas le regarder, Julien la suivit après dîner, et évidemment malgré elle dans la salle de billard.

—Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une colère à peine retenue, puisque en opposition à ma volonté bien clairement déclarée, vous prétendez me parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant osé?

Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans s'en douter ils étaient animés l'un contre l'autre des sentiments de la haine la plus vive. Comme aucun des deux n'avait le caractère endurant que d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bientôt à se déclarer nettement qu'ils se brouillaient à jamais.

—Je vous jure un éternel secret, dit Julien, j'ajouterais même que jamais je ne vous adresserai la parole, si votre réputation ne pouvait souffrir de ce changement trop marqué.

Il salua avec un parfait respect et partit.

Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir, il était bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait caché dans la grande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son âme, du moment qu'il se vit à jamais brouillé avec elle.

Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui, dans la réalité, l'avait laissé si froid.

Dès la seconde nuit qui suivit la déclaration de brouille éternelle, Julien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il avait de l'amour pour Mlle de La Mole.

Des combats affreux suivirent cette découverte: tous ses sentiments étaient bouleversés.

Huit jours après, au lieu d'être fier avec M. de Croisenois, il l'aurait presque embrassé en fondant en larmes.

L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.

Il se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place dès le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arrêta et revint à l'hôtel de La Mole, annoncer son départ au marquis.

M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?

En le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre.

Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'âme:

—Ainsi, vous ne m'aimez plus?

—J'ai horreur de m'être livrée au premier venu, dit Mathilde, en pleurant de rage contre elle-même.

Au premier venu! s'écria Julien, et il s'élança sur une vieille épée du Moyen Âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.

Sa douleur, qu'il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à Mlle de La Mole, venait d'être centuplée par les larmes de honte qu'il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.

Au moment où il venait de tirer l'épée, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle, s'avança fièrement vers lui; ses larmes s'étaient taries.

L'idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille! se dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l'épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s'il y eût cherché quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.

Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute, Mlle de La Mole le regardait étonnée: J'ai donc été sur le point d'être tuée par mon amant! se disait-elle.

Cette idée la transportait dans les plus belles années du siècle de Charles IX et de Henri III.

Elle était immobile, debout devant Julien qui venait de replacer l'épée, elle le regardait avec des yeux d'où la haine s'était envolée. Il faut convenir qu'elle était bien séduisante en ce moment, certainement jamais femme n'avait moins ressemblé à une poupée parisienne (Ce mot était la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).

Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui pensa Mathilde; c'est bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et maître, après une rechute, et au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle s'enfuit.

Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voilà cet être qui se précipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas quinze jours... et ces instants ne reviendront jamais! et c'est par ma faute! et au moment d'une action si extraordinaire, si intéressante pour moi, je n'y étais pas sensible!... Il faut avouer que je suis né avec un caractère bien plat et bien malheureux.

Le marquis parut; Julien se hâta de lui annoncer son départ.

—Pour où? dit M. de La Mole.

—Pour le Languedoc.

—Non pas, s'il vous plaît, vous êtes réservé à de plus hautes destinées, si vous partez ce sera pour le Nord... même, en termes militaires, je vous consigne à l'hôtel. Vous m'obligerez de n'être jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous d'un moment à l'autre.

Julien salua et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort étonné, il était hors d'état de parler, il s'enferma dans sa chambre. Là, il put s'exagérer en liberté toute l'atrocité de son sort.

Ainsi, pensait-il, je ne puis pas même m'éloigner! Dieu sait combien de jours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas un ami que je puisse consulter: l'abbé Pirard ne me laisserait pas finir la première phrase, le comte Altamira me proposerait, pour me distraire, de m'affilier à quelque conspiration.

Et cependant je suis fou, je le sens; je suis fou!

Qui pourra me guider, que vais-je devenir?

CHAPITRE XVIII

MOMENTS CRUELS

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