LE TZAR ET LES GRANDS-DUCS
1880.
Le couronnement prochain du Tzar me remet en mémoire un ensemble de circonstances dont la mystérieuse frivolité peut éveiller, en quelques esprits, la sensation d’une de ces correspondances dont parle Swedenborg. En tous cas, il en ressort que la réalité dépasse, quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ses coïncidences, les limites les plus extrêmes du bizarre.
Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar offrit au tzar Alexandre II un festival artistique. Plusieurs souverains de l’Allemagne furent invités. C’était, je crois, à l’occasion d’un projet d’alliance entre une princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère du tzaréwitch.
Le programme comprenait une fête à Eisenach — et l’exécution des principales œuvres de Richard Wagner sur le petit théâtre, très en renom d’ailleurs, de Weimar.
Arrivé à l’Hôtel du Prince, la veille de la fête, je me trouvai placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt — qui, sablant le champagne au milieu de sa cour féminine, me parut porter un peu nonchalamment sa soutane. — A ma gauche, gazouillait une jeune chanoinesse de la cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé — très en vogue, paraît-il — mais, en revanche, d’une de ces vertus austères qui l’avait fait surnommer sainte Roxelane.
Autour de la table courait madame Olga de Janina, la fantasque tireuse d’armes ; nous étions entre artistes, on faisait petite ville.
A ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire de six pieds passés, le comte Phëdro, célèbre original. En deux ou trois plaisanteries, nous fîmes connaissance.
Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce courtisan jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient toutes questions difficiles. J’appris, plus tard, que sa charge était une sorte de sinécure créée, à son usage, par la gracieuseté de l’Empereur. — Ah ! l’étrange passant ! Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était sommée d’un légendaire chapeau bossue — n’est-ce pas incroyable ? — comme celui de Robert-Macaire, et affectant la forme indécise d’un bolivar d’ivrogne après vingt chutes. Il y tenait ! L’on eût dit le point saillant de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs. Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très répandu. Je ne le traite à la légère, ici, que grâce à une impression dont je voudrais, en vain, me défendre.
— Vous précédez Sa Majesté ? lui demandai-je avec une surprise naïve.
— Non, me répondit-il : je ne suis à Weimar qu’en simple amateur.
Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne en son pays d’adoption :
— De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé avec malveillance que par les milliers d’yeux de la petite seigneurie russe, de la menue noblesse toujours mécontente. Quant à vos idées de liberté, elles sont, là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis viennent, d’eux-mêmes, se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce n’est plus sous les pieds d’un tzar, c’est autour de lui que luisent les yeux de mauvais augure.
Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia, Phëdro me conseillait, maintenant, en diplomate, sur les « moyens de parvenir dans la vie » — et j’écoutais cet adroit courtisan, comme dit Guizot, avec cette sorte d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le silence.
On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle Mendès, s’approcha de moi.
— Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me dit-il : il désire que ses hôtes français lui soient présentés. Liszt, étant son maître de chapelle, m’envoie te prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de thé. Apporte un de tes manuscrits.
— Soit, répondis-je.
Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation semi-officielle, le Grand-duc, un élancé jeune homme de trente-huit à quarante ans, m’ayant prié de lui lire quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un candélabre, devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du voyage, je donnai lecture, d’environ dix pages, d’une bouffonnerie énorme et sombre, couleur du siècle : Tribulat Bonhomet.
Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté. Un bon hasard m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un d’eux. J’obtins donc un succès de fou rire très extraordinaire.
Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus graves personnages de l’auditoire, jusqu’à leur faire oublier l’étiquette. J’en atteste les invités, le Grand-duc avait, littéralement, les larmes aux yeux. Un sévère officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement, fut obligé de se retirer — et nous entendîmes dans l’antichambre les monstrueux éclats de rire solitaire auxquels il se livrait, enfin, en liberté. — Ce fut fantastique. Et je suis sûr que demain, en lisant ces lignes, S. A. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre d’un sourire au souvenir de cette soirée.
*
Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse vallée d’Eisenach, entourée de collines boisées que domine le féodal donjon de la Wartburg, les quinze ou vingt mille sujets de notre auguste châtelain s’ébattaient dans l’allégresse. — Des brasseries champêtres, des tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine nature ! Ce peuple aimait le passé, se sentant digne de l’avenir.
Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé comme un ami, vénéré de tous, se promenait au milieu des groupes. Signe particulier : on le saluait en souriant.
Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé, à mon tour, cette tache noire que l’encrier de Martin Luther laissa sur la muraille, en s’y brisant, alors qu’un soir le digne réformateur, croyant entrevoir le Diable en face de la table où il écrivait, lui jeta ledit encrier aux cornes ! J’avais vu le couloir où sainte Elisabeth accomplit le miracle des roses, — la salle du Landgrave où les minnesingers Walter de la Vogelwelde et Wolfram d’Eischenbach furent vaincus par le chant du chevalier de Vénus.
La fête continuait donc l’impression des siècles, évoquée par la Wartburg.
Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à moi par un mouvement de courtoisie charmante.
Pendant que nous causions, il salua de la main une très vieille femme qui passait, joyeuse, entre deux beaux étudiants ; ceux-ci, tête nue, lui donnaient le bras.
— C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la Marguerite du Faust, en Allemagne. Elle sera demain centenaire.
Quelques instants après, il reprit, avec un sourire :
— Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à la Wartburg, l’ours, le loup-cervier, le renne, le guépard, l’aigle, — toute une ménagerie ?
Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de mots possible, seulement en français, sorte de calembour de souverain à l’usage des visiteurs :
— A présent, vous voyez le grand-duc. Il y en a par milliers dans le parc de Weimar. C’est le rendez-vous des oiseaux de nuit de l’Allemagne. Je les y laisse vieillir.
Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint, conduit par un chambellan. Je m’éloignai. L’instant d’après, le comte Phëdro m’annonçait que l’empereur arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il assisterait, le lendemain, au Vaisseau-fantôme.
Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de verdure des frênes et des sapins, au feuillage maintenant d’or rouge. Les premières étoiles brillaient sur la vallée dans le haut azur du soir. Soudain, le silence se fit. — Au loin, un chœur de huit cents voix, d’abord invisible, commençait le Chant des Pèlerins, du Tannhauser. Bientôt les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et appuyés sur leurs bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant les hauteurs du Vénusberg, en face de nous. Leurs formes se détachaient sur le crépuscule. — Où d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables, sinon dans ces contrées, tout artistiques, de l’Allemagne ?... Lorsqu’après le puissant forte final, le chœur se tut, — une voix, une seule voix ! celle de Retz ou de Scaria sans doute, — s’éleva, distincte, détaillant magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach à l’Étoile-du-Soir.
Le minnessinger était debout, au sommet du Vénusberg, seul, vision du passé, au-dessus du silence de cette foule. La réalité avait l’air d’un rêve. Le recueillement de tous était si profond que le chant s’éteignit, dans les échos, sans que personne eût l’idée, même, d’applaudir. Ce fut comme après une prière du soir.
Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent que la fête était finie. — Vers huit heures, je repris le train ducal et revins à Weimar. — Le tzar était arrivé.
*
Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la loge de l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin dédia la plupart de ses valses lunaires, sorte de musique d’esprits entendue le soir derrière les vitres d’un manoir abandonné, — Sainte Roxelane s’y trouvait aussi.
Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son ombre magistrale.
La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux d’une myriade de diamants, d’une profusion d’ordres en pierreries sur les uniformes bleu et or et sur les habits noirs. C’étaient aussi de pâles et purs profils d’étrangères, des blancheurs sur le velours des loges — et des regards altiers se croisant comme des saluts d’épées. Une race s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil, comme un burg, sur le Rhin, dans un éclair.
Au centre, — dans la loge du Grand-duc et à côté de lui, — le prince Wladimir ; — auprès de ce jeune homme, l’une des princesses de Saxe-Weimar. A gauche, la loge du roi de Saxe.
A droite, celle du roi de Bavière absent. — Dans l’avant-scène de droite, froid, seul, en uniforme saxon, la croix de Malte au cou, le front enténébré de la mélancolie natale des Romanoff, se tenait, debout, le tzar Alexandre II.
Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée envahit la salle avec un grand silence. L’ouverture du Vaisseau-fantôme se déchaîna ; l’appel funèbre du Hollandais passait dans la houle sur les flots noirs, pareil au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous écoutaient. Je regardai le tzar.
Il écoutait aussi.
A la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit triomphal, je vins souper à l’Hôtel du Prince. Là, c’étaient des cris d’enthousiasme !
Préférant la solitude aux nombreux commentaires que j’entendais, je résolus d’aller me distraire en fumant, seul, dans le parc.
Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins connaisseurs.
Ah ! la belle nuit ! Et le parc de Weimar, de nuit ! quel enchantement ! — J’entrai.
A gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages, une lueur brillait. C’était la maison de Goëthe, perdue, solitaire en cette immensité. Quel isolement des choses ! Je marchais. Je voyais une vaste nappe de clarté lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où il était mort. — « De la lumière ! » pensai-je. — Et je m’enfonçai sous les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant à une hauteur démesurée leurs feuillées et leurs ramures, y assombrissaient encore l’obscurité.
Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de fleurs mouillées, d’écorces fendues par le moût immense de la sève — et cette houle, qui sort de la terre mêlée au frisson des plantes, me pénétraient.
Personne.
Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter, au hasard.
Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par les premiers rameaux des arbres, me paraissaient bruire, à chaque instant, comme si des êtres vivants s’y agitaient.
En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les branches, j’aperçus des myriades de lueurs rondes, clignotantes, phosphorescentes. C’étaient les grands-ducs dont m’avait parlé (je m’incline) celui de Saxe-Weimar.
Certes, ils étaient familiers ! Nul ne les inquiétait. Une superstition les protégeait. Alignés par longues théories, sur de grosses branches, respectés des forestiers du prince, on les laissait à leurs méditations sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait une avenue avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans peut-être, changeait d’arbre. A part ces rares envolées, rien ne troublait leurs taciturnes songeries. Leur nombre était surprenant.
Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture d’une clairière au fond de laquelle j’entrevoyais le château ducal illuminé. Le royal souper devait durer encore ? Bientôt, je heurtai un obstacle. Je reconnus un banc. — Ma foi, je me laissai aller au calme et à la beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux fixés sur la clairière. Il pouvait être une heure et demie du matin.
Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui avoisinent le château, quelqu’un parut, marchant vers ma retraite, un cigare à la main.
— Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je, voyant s’avancer lentement ce promeneur.
Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune l’ayant baigné spontanément, je tressaillis.
— Tiens ! on dirait le tzar ! me dis-je.
Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui. L’homme qui venait de s’aventurer sous cette voûte noire où, seul, je veillais, — celui-là que je ne voyais plus, maintenant, mais que je savais être là, dont j’entendais les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit, — c’était bien l’empereur Alexandre II. Cette façon de me trouver une première fois seul à seul avec lui m’impressionnait.
Personne, sur ses traces ! Pas un officier. Il avait tenu, je suppose, à respirer aussi, sans autre confident que le silence. J’écoutais ses pas s’approcher ; certes, il ne pouvait me voir... A trois pas, le feu de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or, ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte. Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse obscurité.
Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là je vis le tzar, s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de l’aurore — vers l’Orient, plutôt ! Brusquement il écarta de ses deux mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les lointains, fumant par moments et immobile.
Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avaient jeté l’alarme derrière lui ! Et voici qu’entre les profondes feuillées des prunelles sans nombre s’allumèrent silencieusement ! La phrase de Phëdro, par une analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa l’esprit.
Ainsi, comme dans son pays — sans qu’il les aperçût — des milliers d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant ! observaient toujours, — même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne, — ce tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde !... Cet homme ne pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le Grand et de ses vœux démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que sur celui d’un songeur inconnu !
Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses pas, dans l’allée, sous le feu de toutes ces prunelles d’oiseaux occultes dont il semblait passer, sans le savoir, la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il frôlait le banc où j’étais étendu.
Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine clarté, puis, au détour d’une avenue, là-bas, disparut subitement.
Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix, entonnant le « Bogë Tzara Harni » scandé par le feu des puissants canons de la capitale religieuse de l’Empire, et alterné par les lourdes cloches du Kremlin, annonceront au monde le sacre du jeune successeur d’Alexandre II, — le songeur du parc de Weimar se souviendra, lui, du solitaire marcheur dont les pas sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille ! — Il se rappellera le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les branches qui gênaient sa vue et ses pensées — il évoquera la haute figure du prédécesseur qui passa, dans l’ombre, — alors qu’autour de ce tzar, aussi l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards se multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.
L’AVENTURE DE TSË-I-LA
« Devine, ou je te dévore. »
Le Sphynx.
Au nord du Tonkin, très loin dans les terres, la province de Kouang-Si, aux rizières d’or, étale jusqu’aux centrales principautés de l’Empire du Milieu ses villes aux toits retroussés dont quelques-unes sont encore de mœurs à demi tartares.
Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n’a pas encore éteint les vivaces crédulités aux Poussahs, sortes de génies populaires de la Chine. Grâce au fanatisme des bonzes de la contrée, la superstition chinoise, même chez les grands, y fermente plus âpre que dans les états moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin) ; — elle diffère des croyances mandchoues en ce qu’elle admet les interventions directes des « dieux » dans les affaires du pays.
L’avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance impériale fut le gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé la mémoire d’un despote sagace, avare et féroce. Voici à quel ingénieux secret ce prince, échappant à mille vengeances, dut de s’éteindre en paix au milieu de la haine de son peuple — dont il brava, jusqu’à la fin, sans soucis ni périls, les bouillonnantes fureurs assoiffées de son sang.
*
Une fois — quelque dix ans peut-être avant sa mort — par un midi d’été dont l’ardeur faisait miroiter les moires des étangs, craquer les feuillages des arbres, rutiler la poussière — et versait une pluie de flamme sur ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux triples étages, qui, s’avoisinant selon les méandres des rues, constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute grande ville du Céleste-Empire, — Tchë-Tang, assis dans la plus fraîche des salles d’honneur de son palais, sur un siège noir incrusté de fleurs de nacre aux liserons d’or neuf, s’accoudait, le menton dans la main, le sceptre sur les genoux.
Derrière lui, la statue colossale de Fô, l’inexprimable dieu, dominait son trône. Sur les degrés veillaient ses gardes, en armures écaillées de cuir noir, la lance, l’arc ou la longue hache au poing. A sa droite se tenait debout son bourreau favori, l’éventant.
Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des mandarins, des princes de sa famille et sur les grands officiers de sa cour. Tous les fronts étaient impénétrables. Le roi, se sentant haï, entouré d’imminents meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis, chacun des groupes où l’on causait à voix basse. Ne sachant qui exterminer, s’étonnant, à chaque instant, de vivre encore, il rêvait, taciturne et menaçant.
Une tenture s’écarta, donnant passage à un officier : celui-ci amenait, par la natte, un jeune homme inconnu, aux grands yeux clairs et d’une belle physionomie. L’adolescent était revêtu d’une robe de soie feu, à ceinture brochée d’argent. Devant Tchë-Tang, il se prosterna.
Sur un coup d’œil du roi :
— Fils du Ciel, répondit l’officier, ce jeune homme a déclaré n’être qu’un obscur citoyen de la ville et s’appeler Tsë-i-la. Cependant, au mépris de la Mort lente, il offre de prouver qu’il vient en mission vers toi de la part des Poussahs immortels.
— Parle, dit Tchë-Tang.
Tsë-i-la se redressa.
*
— Seigneur, dit-il d’une voix calme, je sais ce qui m’attend si je tiens mal mes paroles. — Cette nuit, dans un songe terrible, les Poussahs, m’ayant favorisé de leur visitation, m’ont fait présent d’un secret qui éblouit l’entendement mortel. Si tu daignes l’écouter, tu reconnaîtras qu’il n’est point d’origine humaine, car l’entendre, seulement, éveillera, dans ton être, un sens nouveau. Sa vertu te communiquera sur-le-champ le don mystérieux de lire — les yeux fermés, dans l’espace qui sépare les prunelles des paupières — les noms mêmes, en traits de sang ! de tous ceux qui pourraient conspirer contre ton trône ou ta vie, au moment précis où leurs esprits en concevraient le dessein. Tu seras donc à l’abri, pour toujours, de toute surprise funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité. Moi, Tsë-i-la, je jure ici, par Fô, dont l’image projette son ombre sur nous, que le magique attribut de ce secret est bien tel que je te l’annonce.
A ce stupéfiant discours, il y eut, dans l’assemblée, un frémissement et un grand silence. Une vague angoisse émouvait l’impassibilité ordinaire des visages. Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans trembler, s’attestait, ainsi, possesseur et messager d’un sortilège divin. Plusieurs s’efforçant en vain de sourire, mais n’osant s’entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de l’assurance de Tsë-i-la. Tchë-Tang observait autour de lui cette gêne dénonciatrice.
Enfin, l’un des princes, — pour dissimuler, sans doute, son inquiétude, s’écria :
— Nous n’avons que faire des propos d’un insensé ivre d’opium.
Les mandarins, alors, se rassurant :
— Les Poussahs n’inspirent que les très vieux bonzes des déserts.
Et l’un des ministres :
— C’est à notre examen, tout d’abord, de décider si le prétendu secret dont ce jeune homme se croit dépositaire est digne d’être soumis à la haute sagesse du roi.
A quoi, les officiers irrités :
— Et lui-même... peut-être n’est-il qu’un de ceux dont le poignard n’attend, pour frapper le Maître, que l’instant où les yeux distraits...
— Qu’on l’arrête !
Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où brillaient des caractères sacrés :
— Continue, dit-il, impassible.
Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts, autour de ces joues, un petit éventail en brins d’ébène :
— Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de trahir son grand secret en le révélant à d’autres, qu’au roi seul, j’en atteste les Poussahs qui nous écoutent, invisibles, ils ne m’eussent point choisi pour interprète : — O princes, non, je n’ai pas fumé d’opium, je n’ai pas le visage d’un insensé, je ne porte point d’armes. Seulement, voici ce que j’ajoute. Si j’affronte la Mort lente, c’est qu’un tel secret vaut également, s’il est réel, une récompense digne de lui. Toi seul, ô roi, jugeras donc, en ton équité, s’il mérite le prix que je t’en demande. — Si, tout à coup, au son même des mots qui l’énoncent tu ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa vertu vivante — et son prodige ! — les dieux m’ayant fait noble en me l’inspirant de leur souffle d’éclairs, tu m’accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse, l’insigne princier des mandarins et cinquante mille liangs d’or.
En prononçant les mots « liangs d’or », une imperceptible teinte rose monta aux joues de Tsë-i-la, qu’il voila d’un battement d’éventail.
L’exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire des courtisans et courrouça le cœur ombrageux du roi, dont elle révoltait l’orgueil et l’avarice. Un cruel sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant le jeune homme qui, intrépide, ajouta :
— J’attends de toi, Seigneur, le serment royal, par Fô, l’inexprimable dieu qui venge des parjures, que tu acceptes, selon que mon secret te paraîtra positif ou chimérique, de m’accorder cette récompense ou la mort qu’il te plaira.
Tchë-Tang se leva :
— C’est juré, dit-il ; — suis-moi.
*
Quelques moments après, — sous des voûtes qu’une lampe, suspendue au-dessus de sa charmante tête, éclairait, — Tsë-i-la, lié de cordes fines à un poteau, regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont la haute taille apparaissait, dans l’ombre, à trois pas de lui. Le roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau ; sa main droite s’appuyait sur le front d’un dragon de métal qui sortait de la muraille et dont l’œil unique semblait considérer Tsë-i-la. — La robe verte de Tchë-Tang jetait des clartés ; son collier de pierreries étincelait, sa tête seule, dépassant le disque noir de la lampe, se trouvait dans l’obscurité.
Sous l’épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre.
— J’écoute, dit Tchë-Tang.
— Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux poète Li-taï-pé. — Les dieux m’ont donné en génie, ce qu’ils t’ont donné en puissance ; ils ont ajouté la pauvreté, pour grandir mes pensées. Je les remerciais donc, chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible, sans désirs, — lorsqu’un soir, sur la terrasse élevée de ton palais, au-dessus des jardins, dans les airs argentés par la lune, j’ai vu ta fille Li-tien-Së, — qu’encensaient, à ses pieds les fleurs diaprées des grands arbres, au vent de la nuit. — Depuis ce soir-là, mon pinceau n’a plus tracé de caractères, et je sens en moi qu’elle aussi songe au rayonnement dont elle m’a pénétré !... Lassé de languir, préférant fût-ce la plus affreuse mort au supplice d’être sans elle, j’ai voulu, par un trait héroïque, d’une subtilité presque divine, m’élever, moi, passant, ô roi ! jusqu’à elle, ta fille !
Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d’impatience, appuya son pouce sur l’œil du dragon. Les deux battants d’une porte roulèrent sans bruit devant Tsë-i-la, lui laissant voir l’intérieur d’un cachot voisin.
Trois hommes, en habits de cuir, s’y tenaient près d’un brasier où chauffaient des fers de torture. De la voûte tombait une corde de soie, solide, s’effilant en fines tresses et sous laquelle brillait une petite cage d’acier, ronde, trouée d’une ouverture circulaire.
Ce que voyait Tsë-i-la, c’était l’appareil de la Mort terrible. Après d’atroces brûlures, la victime était suspendue en l’air, par un poignet, à cette corde de soie, — le pouce de l’autre main attaché, en arrière, au pouce du pied opposé. On lui ajustait alors cette cage autour de la tête, et, l’ayant fixée aux épaules, on la refermait après y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau imprimait ensuite, au condamné, un balancement. Puis il se retirait, le laissant dans les ténèbres et ne devant revenir le visiter que le surlendemain.
A cet aspect, dont l’horreur impressionnait, d’ordinaire, les plus résolus :
— Tu oublies que nul ne doit m’entendre, hors toi ! dit froidement Tsë-i-la.
Les battants se refermèrent.
— Ton secret ? gronda Tchë-Tang.
— Mon secret, tyran ! — C’est que ma mort entraînerait la tienne, ce soir ! dit Tsë-i-la, l’éclair du génie dans les yeux. — Ma mort ? Mais, c’est elle seule, ne le comprends-tu pas, qu’espèrent, là-haut, ceux qui attendent ton retour en frémissant !... Ne serait-elle pas l’aveu de la nullité de mes promesses ?... Quelle joie pour eux de rire tout bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité déçue ? Comment ne serait-elle pas le signal de ta perte ?... Assurés de l’impunité, furieux de leur angoisse, comment, devant toi, diminué de l’espoir avorté, leur haine hésiterait-elle encore ?... Appelle tes bourreaux ! Je serai vengé. Mais je le vois : déjà tu sens bien que si tu me fais périr, ta vie n’est plus qu’une question d’heures ; et que tes enfants égorgés, selon l’usage, te suivront ; — et que Li-tien-Së, ta fille, fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins.
« Ah ! si tu étais un prince profond !... Supposons que, tout à l’heure, au contraire, tu rentres, le front comme aggravé de la mystérieuse voyance prédite, entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans la salle de ton trône — et que là, m’ayant toi-même revêtu de la robe des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së — ta fille, et mon âme ! — qu’après nous avoir fiancés, tu ordonnes à tes trésoriers de me compter, officiellement, les cinquante mille liangs d’or, je jure qu’à cette vue tous ceux de tes courtisans dont les poignards sont à demi tirés dans l’ombre, contre toi, tomberont défaillants, prosternés et hagards, — et qu’à l’avenir nul n’oserait admettre, en son esprit, une pensée qui te serait ennemie. — Songe donc ! L’on te sait raisonnable et froid, clairvoyant dans les conseils de l’État ; donc il ne saurait être possible qu’une chimère vaine eût suffi pour transfigurer, en quelques instants, la soucieuse expression de ton visage en celle d’une stupeur sacrée, victorieuse, tranquille !... Quoi ! l’on te sait cruel, et tu me laisses vivre ? L’on te sait fourbe, et tu me laisses vivre ? L’on te sait cupide, et tu me prodigues tant d’or ? L’on te sait altier dans ton amour paternel, et tu me donnes ta fille, pour une parole, à moi, passant inconnu ? Quel doute subsisterait devant ceci ?... En quoi voudrais-tu que consistât la valeur d’un secret, insufflé par les vieux génies de notre Ciel, sinon dans l’environnante conviction que tu le possèdes ?... C’est elle seule qu’il s’agissait de créer ! je l’ai fait. Le reste dépend de toi. J’ai tenu parole ! — Va, je n’ai précisé les liangs d’or et la dignité que je dédaigne que pour laisser mesurer à la munificence du prix arraché à ta duplicité célèbre, l’épouvantable importance de mon imaginaire secret.
« Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché, par tes ordres à ce poteau, exalte, devant la Mort terrible, la gloire de l’auguste Li-taï-pé, mon maître, aux pensées de lumière, — je te déclare, en vérité, voici ce que te dicte la sagesse. — Rentrons le front haut, te dis-je, et radieux ! Fais grâce, d’un cœur sous l’impression du Ciel ! Menace d’être à l’avenir sans miséricorde. Ordonne des fêtes illuminées, pour la joie des peuples, en l’honneur de Fô (qui m’inspira cette ruse divine !) — Moi, demain je disparaîtrai. J’irai vivre, avec l’élue de mon amour, dans quelque province heureuse et lointaine, grâce aux salutaires liangs d’or. — Le bouton de diamant des mandarins — que tout à l’heure je recevrai de ta largesse, avec tant de semblants d’orgueil, — je présume que je ne le porterai jamais ; j’ai d’autres ambitions : je crois seulement aux pensées harmonieuses et profondes, qui survivent aux princes et aux royaumes ; étant roi dans leur immortel empire, je n’ai que faire d’être prince dans les vôtres. Tu as éprouvé que les dieux m’ont donné la solidité du cœur et l’intelligence égale à celle, n’est-ce pas, de ton entourage ? Je puis donc, mieux que l’un de tes grands, mettre la joie dans les yeux d’une jeune femme. Interroge Li-tien-Së, mon rêve ! Je suis sûr qu’en voyant mes yeux, elle te le dira. — Pour toi, couvert d’une superstition protectrice, tu régneras, et si tu ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la crainte en amour de ton trône raffermi. C’est là le secret des rois dignes de vivre ! Je n’en ai pas d’autres à te livrer. — Pèse, choisis et prononce ! J’ai parlé.
Tsë-i-la se tut.
Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants. Sa grande ombre silencieuse s’allongeait sur la porte de fer. Bientôt, il descendit vers le jeune homme — et, lui mettant les mains sur les épaules, le regarda fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille sentiments indéfinissables.
Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la ; puis, lui jetant son collier royal autour du cou :
— Viens, dit-il.
Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main sur la porte de lumière et de liberté.
Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine fortune éblouissait un peu, considérait le nouveau présent du roi :
— Quoi ! ces pierreries encore ! murmurait-il : qui donc te calomniait ? C’est plus que les richesses promises ! — Que veut payer le roi, par ce collier ?
— Tes injures ! répondit dédaigneusement Tchë-Tang, en rouvrant la porte vers le soleil.
AKËDYSSÉRIL
A monsieur le Marquis de Salisbury.
Toute chose ne se constitue que de son vide.
Livres Hindous.
La ville sainte apparaissait, violette, au fond des brumes d’or ; c’était un soir des vieux âges ; la mort de l’astre Souryâ, phénix du monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes de Bénarès.
Sur les hauteurs, à l’est occidental, de longues forêts de palmiers-palmyres mouvaient les bleuissements dorés de leurs ombrages sur les vallées du Habad : — à leurs versants opposés s’alternaient, dans les flammes du crépuscule, de mystiques palais séparés par des étendues de roses, aux corolles par milliers ondulantes sous l’étouffante brise. Là, dans ces jardins, s’élançaient des fontaines dont les jets retombaient en gouttes d’une neige couleur de feu.
Au centre du faubourg de Sécrole, le temple de de Wishnou-l’éternel de ses colonnades colossales dominait la cité : ses portails lamés d’or réfractaient les clartés aériennes et, s’espaçant à ses alentours, les cent quatre-vingt-seize sanctuaires des Dêvas plongeaient les blancheurs de leurs bases de marbre, lavaient les degrés de leurs parvis dans les étincelantes eaux du Gange : les ciselures à jour de leurs créneaux s’enfonçaient jusque dans la pourpre des lents nuages passants.
L’eau radieuse dormait sous les quais sacrés ; des voiles, à des distances, pendaient, avec des frissons de lumière, sur la magnificence du fleuve, et l’immense ville riveraine se déroulait en un désordre oriental, étageant ses avenues, multipliant ses maisons sans nombre aux coupoles blanches, ses monuments, jusqu’aux quartiers des Parais où le pyramidion du lingham de Sivà, l’ardent Wissikhor, semblait brûler dans l’incendie de l’azur.
Aux plus profonds lointains, l’allée circulaire des Puits, les interminables habitations militaires, les bazars de la zone des Échanges, enfin les tours des citadelles bâties sous le règne de Wisvamithra se fondaient en des teintes d’opale, si pures qu’y scintillaient déjà des lueurs d’étoiles. Et surplombant dans les cieux mêmes, ces confins de l’horizon, de démesurées figures d’êtres divins, sculptées sur les crêtes rocheuses des monts du Habad, siégeaient, évasant leurs genoux dans l’immensité : c’étaient des cimes taillées en forme de dieux ; la plupart de ces silhouettes élevaient, dans l’abîme, à l’extrémité d’un bras vertigineux, un lotus de pierre ; — et l’immobilité de ces présences inquiétait l’espace, effrayait la vie.
Cependant, au déclin de cette journée, dans Bénarès, une rumeur de gloire et de fête étonnait le silence accoutumé des tombées du soir. — La multitude emplissait d’une allégresse grave les rues, les places publiques, les avenues, les carrefours et les pentes sablonneuses des deux rivages, car les veilleurs des Tours-saintes venaient de heurter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où tout à coup avait semblé chanter le tonnerre. Ce signal, qui ne retentissait qu’aux heures sublimes, annonçait le retour d’Akëdysséril, de la jeune triomphatrice des deux rois d’Agra, — de la svelte veuve au teint de perle, aux yeux éclatants, — de la souveraine, enfin, qui, portant le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illustrée à l’assaut d’Éléphanta par des faits d’héroïsme qui avaient enflammé autour d’elle mille courages.
*
Akëdysséril était la fille d’un pâtre, Gwalior.
Un jour, au profond d’un val des environs de Bénarès, par un automnal midi, les Dêvas propices avaient conduit, à travers des hasards, aux bords d’une source où la jeune vierge baignait ses pieds, un chasseur d’aurochs, Sinjab, l’héritier royal, fils de Séür le Clément qui régnait alors sur l’immense contrée du Habad. Et, sur l’instant même, le charme de l’enfant prédestinée avait suscité, dans tout l’être du jeune prince, un amour divin ! La revoir encore embrasa bientôt si violemment les sens de Sinjab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa seule épouse, — et c’était ainsi que l’enfant du conducteur de troupeaux était devenue conductrice de peuples.
Or, voici : peu de temps après la merveilleuse union, le prince, — qu’elle aussi avait aimé à jamais, — était mort. Et, sur le vieux monarque, un désespoir avait à ce point projeté l’ombre dont on succombe, que tous entendirent, par deux fois, dans Bénarès, l’aboiement des chiens funèbres d’Yama, le dieu qui appelle, — et les peuples avaient dû élever, à la hâte, un double tombeau.
Désormais, n’était-ce pas au jeune frère de Sinjab, — à Sedjnour, le prince presque enfant, — que la succession dynastique du trône de Séür, sous la tutelle auguste d’Akëdysséril, devait être transmise ?
Peut-être : nul ne délimitera la justice d’aucun droit chez les mortels.
Durant les rapides jours de son ascendante fortune, — du vivant de Sinjab, enfin, — la fille de Gwalior, émue, déjà, de secrètes prévisions et d’un cœur tourmenté par l’avenir, s’était conduite en brillante rieuse de tous droits étrangers à ceux-là seuls que consacrent la force, le courage et l’amour. — Ah ! comme elle avait su, par de politiques largesses de dignités et d’or, se créer, à la cour de Séür, dans l’armée, dans la capitale, au conseil des vizirs, dans l’état, dans les provinces, parmi les chefs des brahmes, un parti d’une puissance que, d’heure en heure, le temps avait consolidée !... Anxieuse, aujourd’hui, des lendemains d’un avènement nouveau dont la nature, même, lui était inconnue — car Séür avait désiré que la jeunesse de Sedjnour s’instruisit au loin, chez les sages du Népâl — Akëdysséril, dès que le rappel du jeune prince eût été ordonné par le conseil, résolut de s’affranchir, d’avance, des adversités que le caprice du nouveau maître pourrait lui réserver. Elle conçut le dessein de se saisir, au dédain de tous discutables devoirs, de la puissance royale.
Pendant la nuit du souverain deuil, celle qui ne dormait pas avait donc envoyé, au-devant de Sedjnour, des détachements de sowaris bien éprouvés d’intérêts et de foi pour sa cause, pour elle et pour les outrances de sa fortune. Le prince fut fait captif, brusquement, avec son escorte, — ainsi que la fille du roi de Sogdiane, la princesse Yelka, sa fiancée d’amour, accourue à sa rencontre, faiblement entourée.
Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient pour la première fois, sur la route, aux clartés de la nuit.
Depuis cette heure, prisonniers d’Akëdysséril, les deux adolescents vivaient précipités du trône, isolés l’un de l’autre en deux palais que séparait le vaste Gange, et surveillés, sans cesse, par une garde sévère.
Ce double isolement, une raison d’état le motivait : si l’un d’eux parvenait à s’enfuir, l’autre demeurait en otage et, réalisant la loi de prédestination promise aux fiancés dans l’Inde ancienne, ne s’étant apparus cependant, qu’une fois, ils étaient devenus la pensée l’un de l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.
*
Près d’une année de règne affermit le pouvoir entre les mains de la dominatrice qui, fidèle aux mélancolies de son veuvage et seulement ambitieuse peut-être, de mourir illustre, belle et toute-puissante, traitait, en conquérante aventureuse, avec les rois hindous, les menaçant ! — Son lucide esprit n’avait-il pas su augmenter la prospérité de ses États ! Les Dêvas favorisaient le sort de ses armes. Toute la région l’admirait, subissant avec amour la magie du regard de cette guerrière — si délicieuse qu’en recevoir la mort était une faveur qu’elle ne prodiguait pas.
Et puis, une légende de gloire s’était répandue touchant son étrange valeur dans les batailles : souvent, les légions hindoues l’avaient vue, au fort des plus ardentes mêlées, se dresser, toute radieuse et intrépide, fleurie de gouttes de sang, sur l’haodah lourd de pierreries de son éléphant de guerre et, insoucieuse, sous les pluies de javelots et de flèches, indiquer, d’un altier flamboiement de cimeterre, la victoire.
C’est pourquoi le retour d’Akëdysséril dans sa capitale, après un guerroyant exil de plusieurs lunes, était accueilli par les transports de son peuple.
Des courriers avaient prévenu la ville lorsque la reine n’en fut plus distante que de très peu d’heures. Maintenant, on distinguait, au loin déjà, les éclaireurs aux turbans rouges, et des troupes aux sandales de fer descendaient les collines : la reine viendrait, sans doute, par la route de Surate ; elle entrerait par la porte principale des citadelles, laissant camper ses armées dans les villages environnants.
Déjà, dans Bénarès, au profond de l’allée de Pryamvêda, des torches couraient sous les térébinthes ; les esclaves royaux illuminaient de lampes, en hâte, l’immense palais de Séür. La population cueillait des branches triomphales et les femmes jonchaient de larges fleurs l’avenue du palais, transversale à l’allée des Richis, s’ouvrant sur la place de Kama ; l’on se courbait, par foules, à de fréquents intervalles, en écoutant frémir la terre sous l’irruption des chars de guerre, des fantassins en marche et des flots de cavalerie.
Soudain, l’on entendit les sourds bruissements des tymbrils mêlés à des cliquetis d’armes et de chaînes — et, brisées par les chocs sonores de ces cymbales, les mélopées des flûtes de cuivre. Et voici que, de toute part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville, enseignes hautes, exécutant, en désordre, les commandements vociférés par leurs sowaris.
Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate était couverte de ces fauves tapis d’Irmensul — et des lointaines manufactures d’Ypsamboul — tissus aux bariolures éteintes, importés annuellement des marchands touraniens qui les échangeaient contre des eunuques.
Entre les branches des aréquiers, des palmiers-palmyres, des mangliers et des sycomores, le long de l’avenue du Gange, flottaient de riches étoffes de Bagdad, en signe de bonheur. Sous les dais de la porte d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la forteresse, un éblouissant cortège de courtisans aux longues robes brodées, de brahmes, d’officiers du palais, attendaient, entourant le vizir-gouverneur auprès duquel étaient assis les trois vizirs-guikowars du Habad. — On donnerait des réjouissances, on distribuerait au peuple le butin d’Éléphanta — de la poudre d’or, aussi — et, surtout, on livrerait, aux lueurs d’une torche solitaire, dans la vaste enceinte du cirque, de ces nocturnes combats de rhinocéros qu’idolâtraient les Hindous. Les habitants redoutaient seulement que des blessures eussent atteint la beauté de la reine ; ils questionnaient les haletants éclaireurs ; à grand’peine, ils étaient rassurés.
Dans un espace laissé libre, entre d’élevés et lourd trépieds de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres vapeurs d’encens, se tordaient, en des guirlandes, des théories de bayadères vêtues de gazes brillantes ; elles jouaient avec des chaînes de perles, faisaient miroiter des courbures de poignards, simulaient des mouvements de volupté, — des disputes, aussi, pour donner à leurs traits une animation ; — c’était à l’entrée de l’avenue des Richis sur le chemin du palais.
*
A l’autre extrémité de la place de Kama s’ouvrait, silencieusement, la plus longue avenue. Celle-là, depuis des siècles, on en détournait le regard. Elle s’étendait, déserte, assombrissant, sur son profond parcours à l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant l’entrée, une longue ligne de psylles, ceinturés de pagnes grisâtres, faisait danser des serpents droits sur la pointe de la queue, aux sons d’une musique aiguë.
C’était l’avenue qui conduisait au temple de Sivà. Nul Hindou ne se fût aventuré sous l’épaisseur de son horrible feuillée. Les enfants étaient accoutumés à n’en parler jamais — fût-ce à voix basse. Et, comme la joie oppressait, aujourd’hui, les cœurs, on ne prenait aucune attention à cette avenue. On eût dit qu’elle n’arrondissait pas là, béante, ses ténèbres, avec son aspect de songe. D’après une très vieille tradition, à de certaines nuits, une goutte de sang suintait de chacune des feuilles, et cette ondée de pleurs rouges tombait, tristement, sur la terre, détrempant le sol de la lugubre allée dont l’étendue était toute pénétrée de l’ombre même de Sivà.
*
Tous les yeux interrogeaient l’horizon. — Viendrait-elle avant que montât la nuit ? Et c’était une impatience à la fois recueillie et joyeuse.
Cependant le crépuscule s’azurait, les flammes dorées s’éteignaient et, dans la pâleur du ciel, déjà, — des étoiles...
Au moment où le globe divin oscillait au bord de l’espace, prêt à s’abîmer, de longs ruisseaux de feu coururent, en ondulant, sur les vapeurs occidentales, — et voici qu’en cet instant même, au sortir des défilés de ces lointaines collines entre lesquelles s’aplanissait la route de Surate, apparurent, en des étincellements d’épaisses poussières, des nuages de cavaliers, puis des milliers de lances, des chars — et, de tous côtés, couronnant les hauteurs, surgirent des fronts de phalanges aux caftans brunis, aux semelles fauves, aux genouillères d’airain d’où sortaient de centrales pointes mortelles : un hérissement de piques dont presque toutes les extrémités, enfoncées en des têtes coupées, entreheurtaient celles-ci en de farouches baisers, au hasard de chaque pas. Puis, escortant l’attirail roulant des machines de siège, et les claies sans nombre, attelées de robustes onagres, où, sur des litières de feuilles, gisaient les blessés, d’autres troupes de pied, les javelots ou la grande fronde à la ceinture ; — enfin, les chariots des vivres. C’était là presque toute l’avant-garde ; ils descendaient, en hâte, les pentes des sentiers, vers la ville, y pénétrant circulairement par toutes les portes. Peu après, les éclats de trompettes royales, encore invisibles, répondirent, là-bas, aux gongs sacrés qui grondaient sur Bénarès.
Bientôt des officiers émissaires arrivèrent au galop, éclaircissant la route, criant différents ordres, et suivie d’un roulis de pesants traîneaux d’où débordaient des trophées, des dépouilles opulentes, des richesses, le butin, entre deux légions de captifs cheminant tête basse, secouant des chaînes et que précédaient, sur leurs massifs chevaux tigrés, les deux rois d’Agra. Ceux-ci, la reine les ramenait en triomphe dans sa capitale, bien qu’avec de grands honneurs.
Derrière eux venaient des chars de guerre, aux frontons rayonnants, montés par des adolescentes en armures vermeilles, saignant, quelques-unes, de blessures mal serrées de langes, un grand arc transversal, aux épaules, croisé de faisceaux de flèches : c’étaient les belliqueuses suivantes de la maîtresse terrible.
Enfin, dominant ce désordre étincelant, au centre d’un demi-orbe formé de soixante-trois éléphants de bataille tout chargés de sowaris et de guerriers d’élite — que suivait, de tous côtés, là-bas, là-bas, l’immense vision d’un enveloppement d’armées — apparut l’éléphant noir, aux défenses dorées, d’Akëdysséril.
A cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et saisie à la fois d’orgueil et d’épouvante, exhala son convulsif transport en une tonnante acclamation ; des milliers de palmes, agitées, s’élevèrent ; ce fut une enthousiaste furie de joie.
Déjà, dans la haute lueur de l’air, on distinguait la forme de la reine du Habad qui, debout entre les quatre lances de son dais, se détachait, mystiquement, blanche en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On apercevait, à sa taille élancée, le ceinturon constellé où s’agrafait son cimeterre. Elle mouvait elle-même, entre les doigts de sa main gauche, la chaînette de sa monture formidable. A l’exemple des Dêvas sculptés au loin sur le faîte des monts du Habad, elle élevait, en sa main droite, la fleur sceptrale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une rosée de rubis.
Le soir, qui l’illuminait, empourprait le grandiose entourage. Entre les jambes des éléphants pendaient, distinctes, sur le rouge-clair de l’espace, les diverses extrémités des trompes, — et, plus haut, latérales, les vastes oreilles sursautantes, pareilles à des feuilles de palmiers. Le ciel jetait, par éclairs, des rougeoiements sur les pointes des ivoires, sur les pierres précieuses des turbans, les fers des haches.
Et le terrain résonnait sourdement sous ces approches.
Et, toujours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle effroyable masquait l’espace une monstrueuse nuée noire, mouvante, sembla s’élever, de tous côtés à la fois, orbiculaire — et graduellement — du ras de l’horizon : c’était l’armée qui surgissait derrière eux, là-bas, étageant, entrecoupées de mille dromadaires, ses puissantes lignes. La ville se rassurait en songeant que les campements étaient préparés dans les bourgs prochains.
Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloignée de l’Entrée-du-Septentrion que d’une portée de flèches, les cortèges s’avancèrent sur la route pour l’accueillir.
Et tous reconnurent, bientôt, le visage sublime d’Akëdysséril.
*
Cette neigeuse fille de la race solaire était de taille élevée. La pourpre mauve, intreillée de longs diamants, d’un bandeau fané dans les batailles, cerclait, espacé de hautes pointes d’or, la pâleur de son front. Le flottement de ses cheveux, au long de son dos svelte et musclé, emmêlait ses bleuâtres ombres, sur le tissu d’or de sa robe, aux bandelettes de son diadème. Ses traits étaient d’un charme oppressif qui, d’abord, inspirait plutôt le trouble que l’amour. Pourtant des enfants sans nombre, dans le Habad, languissaient, en silence, de l’avoir vue.
Une lueur d’ambre pâle, épandue en sa chair, avivait les contours de son corps : telles ces transparences dont l’aube, voilée par les cimes hymalaïennes, en pénètre les blancheurs comme intérieurement.
Sous l’horizontale immobilité des longs sourcils, deux clartés bleu sombre, en de languides paupières de Hindoue, deux magnifiques yeux, surchargés de rêves, dispensaient autour d’elle une magie transfiguratrice sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils saturaient d’inconnus enchantements l’étrangeté fatale de ce visage, dont la beauté ne s’oubliait plus.
Et le saillant des tempes altières, l’ovale subtil des joues, les cruelles narines déliées qui frémissaient au vent du péril, la bouche touchée d’une lueur de sang, le menton de spoliatrice taciturne, ce sourire toujours grave où brillaient des dents de panthère, tout cet ensemble, ainsi voilé de lointains sombres, devenait de la plus magnétique séduction lorsqu’on avait subi le rayonnement de ses yeux étoilées.
Une énigme inaccessible était cachée en sa grâce de péri.
Joueuse avec ses guerrières, des soirs, sous la tente ou dans les jardins de ses palais, si l’une d’entre elles, d’une charmante parole, s’émerveillait des infinis désirs qu’élevait, sur ses pas, l’héroïque maîtresse du Habad, Akëdysséril riait, de son rire mystérieux.
Oh ! posséder, boire, comme un vin sacré, les barbares et délicieuses mélancolies de cette femme, le son d’or de son rire, — mordre, presser idéalement, sur cette bouche, les rêves de ce cœur, en des baisers partagés ! — étreindre, sans parole, les fluides et onduleuses plénitudes de ce corps enchanté, respirer sa dureté suave, s’y perdre — en l’abîme de ses yeux, surtout !... Pensées à briser les sens, d’où se réfléchissait un vertige que ces augustes regards de veuve, aux chastetés désespérées, ne reflèteraient pas. Son être, d’où sortait cette certitude désolatrice, inspirait, au fort des assauts et des chocs d’armées, aux jeunes combattants de ses légions, des soifs de blessures reçues là, sous ses prunelles.
Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière, s’exhalait une odeur subtile, inespérée ! enivrante — et telle... que, — dans l’animation, surtout des mêlées, — un charme torturait autour d’elle ! excitant ses défenseurs éperdus au désir sans frein de périr à son ombre... sacrifice qu’elle encourageait, parfois, d’un regard surhumain, si délirant qu’elle semblait s’y donner.
C’étaient, dans la brume radieuse de ses victoires, des souvenirs d’elle seule connus et qui s’évoquaient en ses sommeils.
*
Telle apparaissait Akëdysséril, à l’entrée, maintenant de la citadelle. Un moment elle écouta, peut-être, les paroles de bienvenue et d’amour dont la saluèrent les seigneurs ; puis, sur un signe imperceptible, les chars de ses guerrières, avec le fracas du tonnerre, franchirent les voûtes et s’irradièrent sur la place de Kama. Les clameurs d’allégresse de son peuple l’appelaient : poussant donc son éléphant noir sous le porche de Surate et sur les tapis étendus, la souveraine du Habad entra dans Bénarès.
Soudainement, ses regards tombèrent sur l’avenue décriée au fond de laquelle s’accusait, dans l’éloignement, l’antique, l’énorme façade écrasée du temple de Sivà.
Tressaillant — d’un souvenir, sans doute — elle arrêta sa monture, jeta un ordre à ses éléphantadors qui déplièrent les gradins de l’hodah sur les flancs de l’animal.
Elle descendit légèrement. — Et voici que, pareils à des êtres évoqués par son désir, trois phaodjs, en turbans et en tuniques noirs, — délateurs sûrs et rusés — chargés, certes ! de quelque mission très secrète pendant son absence, surgirent, comme de terre devant elle.
On s’écarta, d’après un vœu de ses yeux. Alors, les phaodjs inclinés autour d’elle chuchotèrent, l’un après l’autre, longtemps, longtemps, de très basses paroles que nul ne pouvait entendre, mais dont l’effet sur la reine parut si terrible et grandissant à mesure qu’elle écoutait, que son pâlissant visage s’éclaira, tout à coup, d’un affreux reflet menaçant.
Elle se détourna ; puis, d’une voix brusque et qui vibra dans le silence de la place muette :
— Un char ! s’écria-t-elle.
Sa favorite la plus proche sauta sur le sol et lui présenta les deux rênes de soie tressée de fils d’airain.
Bondissant à la place quittée :
— Que nul ne me suive ! ajouta-t-elle,
Et, de ses yeux fixes, elle considérait l’avenue déserte. Indifférente à la stupeur de son peuple, au frémissement où elle jetait la ville interdite, Akëdysséril, précipitant ses chevaux à feu d’étincelles, renversant les psylles terrifiés, écrasant des serpents sous la lueur des roues, s’enfonça, toute seule, flèche lumineuse, sous les noirs ombrages de Sivà, qui prolongeaient l’horreur de leur solitude jusqu’au temple fatal.
On la vit bientôt décroître, dans l’éloignement, devenir une clarté, — puis, comme une scintillation d’étoile...
Enfin, tous, confusément, l’aperçurent, lorsque, parvenue à l’éclaircie septentrionale, elle arrêta ses chevaux devant les marches basaltiques au delà desquelles, sur la hauteur, s’étendaient les parvis du sanctuaire et ses colonnades profondes.
Retenant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gravissait, maintenant, là-bas, les marches redoutées.
Arrivée au portail, elle en heurta les battants de bronze du pommeau de son cimeterre, et de trois coups si terribles, que la répercussion, comme une plainte sonore, parvint, affaiblie par la distance, jusqu’à la place de Kama.
Au troisième appel, les mystérieux battants s’ouvrirent sans aucun bruit. Akëdysséril, comme une vision, s’avança dans l’intérieur de l’édifice.
Quand sa personne eut disparu, les hautes mâchoires métalliques, distendues à ses sommations, refermèrent leur bâillement sombre sur elle, poussées par les bras invisibles des saïns, desservants de la demeure du dieu.
*
La fille de Gwalior, au dédain de tout regard en arrière, s’aventura sous les prolongements des salles funestes que formaient les intervalles des piliers, — et le froid des pierres multipliait la sonorité de ses pas.
Les derniers reflets de la mort du soleil, à travers les soupiraux creusés, du seul côté de l’Occident, au plus épais des hautes murailles, éclairaient sa marche solitaire. Ses vibrantes prunelles sondaient le crépuscule de l’enceinte. — Ses brodequins de guerre, sanglants encore de la dernière mêlée (mais ceci ne pouvait déplaire au dieu qu’elle affrontait), sonnaient dans le silence. De rougeoyantes lueurs, tombées obliquement des soupiraux, allongeaient sur les dalles les ombres des dieux. Elle marchait sur ces ombres mouvantes, les effleurant de sa robe d’or.
Au fond, sur des blocs — entassés — de porphyre rouge, surgissait une formidable vision de pierre, couleur de nuit.
Le colosse, assis, s’élargissait en l’écartement de ses jambes, configurant un aspect de Sivà, le primordial ennemi de l’Existence Universelle. Ses proportions étaient telles que le torse seul apparaissait. L’inconcevable visage se perdait, comme dans la pensée, sous la nuit des voûtes. La divine statue croisait ses huit bras sur son sein funèbre, — et ses genoux, s’étendant à travers l’espace, touchaient, des deux côtés, les parois du sanctuaire. Sur l’exhaussement de trois degrés, de vastes pourpres tombaient suspendues entre des piliers. Elles cachaient une centrale cavité creusée dans le monstrueux socle de Sivà.
Là, derrière les plis impénétrables, s’allongeait, disposée en pente vers les portiques, la Pierre des Immolations.
Depuis les âges obscurs de l’Inde, à l’approche de tous les minuits, les brahmes sivaïtes, au grondement d’un gong d’appel, débordaient de leurs souterraines retraites, entraînant au sanctuaire un être humain — qui, parfois, était accouru s’offrir de lui-même, transporté du dédain de vivre. Aux circulaires clartés des braises seules de l’autel, car aucune lampe ne brûlait dans la demeure de Sivà, les prêtres étendaient sur la Pierre cette victime nue et que des entraves d’airain retenaient aux quatre membres.
Bientôt, flamboyaient les torches des saïns, illuminant l’entourage recueilli des brahmes. Sur un signe du Grand-Pontife, le Sacrificateur de Sivà, séparant d’un arrêt chacun de ses pas, s’avançait... puis, se penchant avec lenteur vers la Pierre, d’un seul coup de sa large lame ouvrait silencieusement la poitrine de l’holocauste.
Alors, quittant l’autel, dans l’aveugle dévotion à la divinité destructrice, le Grand-Pontife s’approchait, maudissant les cieux. Et, plongeant ses mains onglées dans cette entaille, qu’il élargissait avec force, en fouillait, d’abord, l’horreur. Puis, il en retirait ses bras, les dressait aussi haut que possible, offrant à la Reproduction divine le cœur au hasard arraché, et dont les fibres saignantes glissaient entre ses doigts espacés selon les rites sacerdotaux.
Le grommellement monotone des brahmes, qu’envahissait une extase, râlait autour de lui le vieil hymne de Sivà (la grande Imprécation contre la Lumière) d’eux seuls connu. Au cesser du chant, le Pontife laissait retomber son oblation pantelante sur le feu saint qui en consumait les suprêmes palpitations : et la chaude buée montait ainsi, expiatrice de la vie, le long du ventre apaisé du dieu.
Cette cérémonie, toujours occulte, était si brève, que les échos du temple ne retentissaient jamais que d’un grand cri.
*
Ce soir-là, debout sur le triple degré au-delà duquel s’étalait, ainsi long voilée, la Pierre de sacrificature, se tenait le seul habitant visible des solitudes du temple : — et l’aspect de cet homme était aussi glaçant que l’aspect de son dieu.
La géante nudité de ce vieillard aux reins ceinturés d’un haillon sombre, — et dont l’ossature décharnée, flottante en une peau blanchâtre aux bruissantes rides, semblait lui être devenue étrangère, — se détachait sur l’ensanglantement des lourdes draperies.
L’impassibilité de cette face, au puissant crâne décillé, imberbe et chauve, qu’effleurait en cet instant sur le fuyant d’une tempe, le feu d’une tache solaire, imposait le vertige. Aux creux de ses orbites, sous leurs arcs dénudés, veillaient deux lueurs fulgurales qui semblaient ne pouvoir distinguer que l’Invisible.
Entre ces yeux, se précipitait un ample bec-d’aigle sur une bouche pareille à quelque vieille blessure devenue blanche faute de sang — et qui clôturait mystiquement la carrure du menton. Une volonté brûlait seule en cette émaciation qui ne pouvait plus être appréciablement chargée par la mort, car l’ensemble de ce que l’Homme appelle la Vie, sauf l’animation, semblait détruite en ce spectral ascète.
Ce mort vivant, plusieurs fois séculaire, était le Grand-Pontife de Sivà, le prêtre aux mains affreuses, — l’Anachorète au nom de lui-même oublié — et dont nul mortel n’eût, sans doute, retrouvé les syllabes qu’à travers la nuit, dans les déserts, en écoutant avec attention le cri du tigre.
*
Or, c’était vers lui que venait, irritée, Akëdysséril : c’était bien cet homme dont l’aspect la transportait d’une fureur que trahissaient les houles de son sein, le froncement de ses narines, la palpitation de ses lèvres !
Arrivée, enfin, devant lui, la reine s’arrêta, le considéra pendant un instant sans une parole, puis, d’une voix qui retentit ferme, jeune, vibrante dans le terrifiant isolement du démesuré tombeau :
— « Brahmane, je sais que tu t’es affranchi de nos joies, de nos désirs, de nos douleurs et que tes regards sont devenus lourds comme les siècles. Tu marches environné des brumes d’une légende divine. Un pâtre, des marchands khordofans, des chasseurs de lynx et de bœufs sauvages t’ont vu, de nuit, dans les sentiers des montagnes, plongeant ton front dans les immenses clartés de l’orage et, tout illuminé d’éclairs dont la vertu brûlante s’émoussait contre toi, sourd au fracas des cieux, tu réfractais, paisiblement au profond de tes prunelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris des éléments de nos abîmes, tu te projetais, en esprit, vers le Nul sacré de ton vieil espoir.
« Comment donc te menacer, figure inaccessible ! Mes bourreaux épuiseraient en vain, sur ta dépouille vivante, leur science ancienne et mes plus belles vierges, leurs enchantements. Ton insensibilité neutralise ma puissance. Je veux donc me plaindre à ton dieu. »
Elle posa le pied sur la première dalle du sanctuaire, puis, élevant ses regards vers le grand visage d’ombre perdu dans les hautes ténèbres du temple :
— Sivà ! cria-t-elle, dieu dont l’invisible vol revêt de terreur jusqu’à la lumière du soleil, — dieu qui devant l’irrévélé te dressas, improuvant et condamnant ce mensonge des univers... que tu sauras détruire ! — si j’ai senti, jamais, autour de moi, dans les combats, ta présence exterminatrice, tu écouteras, ô dieu de la Sagesse fatale, la fille d’un jour qui ose troubler le silence de ta demeure en te dénonçant ton prêtre.
« Ressouviens-toi, puisque c’est l’attribut des Dieux de s’intéresser si étrangement aux plaintes humaines ! Peu d’aurores avaient brillé sur mon règne, Sivà, lorsque forcée de franchir, avec mes armées, l’Iaxarte et l’Oxus, je dus entrer, victorieuse, dans les cités en feu de la Sogdiane, — dont le roi réclamait sa fille unique, ma prisonnière Yelka. — Je savais que des peuples du Népâl profiteraient, ici, de cette guerre lointaine, pour proclamer roi du Habad celui... que je ne pouvais me résoudre à faire périr, Sedjnour, enfin, leur prince, le frère, hélas ! de Sinjab, mon époux inoublié. — Si j’étais une conquérante, Sedjnour n’était-il pas issu de la race d’Ebbahâr, le plus ancien des rois ?
« Je vainquis, en Sogdiane ! Et je dus soumettre, à mon retour, les rebelles qui m’ont déclarée, depuis, valeureuse et magnanime, en des inscriptions durables.
« Ce fut alors que, pour prévenir de nouvelles séditions et d’autres guerres, le Conseil de mes vizirs d’État, dans Bénarès, statua d’anéantir l’objet même de ces troubles, au nom du salut de tous. Un décret de mort fut donc rendu contre Sedjnour et contre ma captive, sa fiancée, — et l’Inde m’adjura d’en hâter l’exécution pour assurer, enfin, la stabilité de mon trône et de la paix.
« En cette alternative, mon orgueil frémissant refusa de se diminuer en bravant les remords d’un tel crime. Qu’ils fussent mes captifs, je m’accordais avec tristesse — ô dieu des méditations désespérées ! cette inévitable iniquité !... mais qu’ils devinssent mes victimes ?... Lâcheté d’un cœur ingrat, dont le seul souvenir eût à jamais flétri toutes les fiertés de mon être — Et puis, ô dieu des victoires ! je ne suis point cruelle, comme les filles des riches parsis, dont l’ennui se plaît à voir mourir ; les grandes audacieuses, bien éprouvées aux combats, sont faites de clémence — et, comme l’une de mes sœurs de gloire, Sivà, je fus élevée par des colombes.
« Cependant, l’existence de ces enfants était un constant péril. Il fallait choisir entre leur mort et tout le sang généreux que leur cause, sans doute, ferait verser encore ! Avais-je le droit de les laisser vivre, moi, reine ?
*
« Ah ! je résolus, du moins, de les voir, une fois de mes yeux, — pour juger s’ils étaient dignes de l’anxiété dont se tourmentait mon âme. — Un jour, aux premiers rayons de l’aurore, je revêtis mes vêtements d’autrefois, alors que, dans nos vallées, je gardais les troupeaux de mon père Gwalior. Et je me hasardai, femme inconnue, dans leurs demeures perdues parmi les champs de roses, aux bords opposés du Gange.
« O Sivà ! je revins éblouie, le soir !... Et, lorsque je me retrouvai seule, en cette salle du palais de Séür où je devins, où je demeure veuve, une mélancolie de vivre m’accabla : je me sentis plus troublée que je ne l’aurais cru possible !
« O couple pur d’êtres charmants qui s’étonnaient sans me haïr ! Leur existence ne palpitait que d’un espoir : leur union d’amour !... libres ou captifs !... fût-ce même dans l’exil !... Cet adolescent royal, aux regards limpides, et dont les traits me rappelaient ceux de Sinjab ! Cette enfant chaste et si aimante, si belle ! leurs âmes séparées, mais non désunies, s’appelaient et se savaient l’une à l’autre ! N’est-ce donc pas ainsi que notre race conçoit et ressent, depuis les âges, en notre Inde sublime, le sentiment de l’amour ! Fidèle, immortellement !
« Eux, un danger, Sivà ? — Mais, Sedjnour, élevé par des sages, rendait grâce aux Destinées de se voir allégé du souci des rois ! Il me plaignait en souriant, de m’en être si passionnément fatiguée ! Prince insoucieux de gloire, il jugeait frivoles ces lauriers idéals dont le seul éclat me fait pâlir !... S’aimer ! Tel était — ainsi que pour son amante Yalka — l’unique royaume ! Et, disaient-ils, ils étaient bien assurés que j’allais les réunir vite — puisque je fus aimée et que j’étais fidèle !... »
*
Akëdysséril, après avoir un instant caché son visage de veuve entre ses mains radieuses, continua :
— « Répondre à ces enfants en leur adressant des bourreaux ? Non ! Jamais ! — Cependant, que résoudre ? Puisque la mort, seule, peut mettra fin, sans retour, aux persévérances opiniâtres des partisans d’un prince — et que l’Inde me demandait la paix ?... Déjà d’autres rébellions menaçaient : il me fallait encore m’armer contre l’Indo-Scythie... — Soudainement, une étrange pensée m’illumina ! C’était la veille du jour où j’allais marcher contre les aborigènes des monts arachosiens. Ce fut à toi seul que je songeai, Sivà ! Quittant, de nuit, mon palais, j’accourus ici, seule : — rappelle-toi ! divinité morose ! — Et je vins demander secours, devant ton sanctuaire, à ton noir pontife.
« Brahmane, lui dis-je, je sais que, ni mon trône dont la blancheur s’éclaire de tant de pierreries, ni les armées, ni l’admiration des peuples, ni les trésors, ni le pouvoir de ce lotus inviolé — non, rien ne peut égaler en joie les premières délices de l’Amour ni ses voluptueuses tortures. Si l’on pouvait mourir du ravissement nuptial, mon sein ne battrait plus depuis l’heure où, pâle et rayonnante, Sinjab me captiva sous ses baisers, à jamais, comme sous ses chaînes !
« Cependant, si par quelque enchantement, il était possible — que ces enfants condamnés mourussent d’une joie si vive, si pénétrante, si encore inéprouvée, que cette mort leur semblât plus désirable que la vie ? Oui, par l’une de ces magies étranges, qui nous dissipent comme des ombres, si tu pouvais augmenter leur amour même, — l’exalter par quelque vertu de Sivà, — d’un embrasement de désirs... peut-être le feu de leurs premiers transports suffirait-il pour consumer les liens de leurs sens en un évanouissement sans réveil ! — Ah ! si cette mort céleste était irréalisable, ne serait-elle pas une conciliatrice, puisqu’ils se la donneraient à eux-mêmes ? Seule, elle me semblait digne de leur douceur et de leur beauté.
« Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit, engageant ta promesse divine, me répondit avec tranquillité :
— « Reine, j’accomplirai ton désir ! »
« Sur cette assurance de ton prêtre, accès libre lui fut laissé, par mes ordres, des palais de mes captifs. — Consolée, d’avance, par la beauté de mon crime, je me départis en armes, l’aube suivante, vers l’Arachosie, — d’où je reviens, victorieuse encore, Sivà ! grâce à ton ombre et à mes guerriers, ce soir.
« Or, tout à l’heure, au franchir des citadelles, j’eus souci de la fatale merveille sans doute accomplie durant mon éloignement. Déjà songeuse d’offrandes sacrées, je contemplais les dehors de ce temple, lorsque mes phaodjs, apparus, m’ont révélé quelle fut, envers moi, la duplicité de ce très vieux homme-ci. »
La souveraine veuve regarda le fakir : à peine si sa voix décelait, en de légers tremblements, la fureur qu’elle dominait.
— « Démens-moi ! continua-t-elle ; dis-nous de quelles délices tu tins à fleurir, pour ces adolescents idéals, la pente de la mort promise ? sous les pleurs de quelles extases tu sus voiler leurs yeux ravis ? En quels inconnus frémissements d’amour tu fis vibrer leurs sens jusqu’à cet alanguissement mortel où je rêvais que s’éteignissent leurs deux êtres ! Non ! tais-toi.
« Mes phaodjs, aux écoutes dans les murailles, t’observaient — et j’ai lieu d’estimer leur clairvoyance fidèle... Va, tu peux lever sur moi tes yeux ! à qui me jette le regard qui dompte, je renvoie celui qui opprime, n’étant pas de celles qui subissent des enchantements !...
« O prince pur, Sedjnour, ombre ingénue, — et toi, pâle Yelka, si douce, ô vierge ! Enfants, enfants !... le voici, cet homme de tourments qu’il faut, où vous êtes, incriminer devant les divinités sans clémence qui n’ont pas aimé.
« Je veux savoir pourquoi ce fils d’une femme oubliée me cacha cette haine qu’il portait, sans doute, à quelque souverain de la race dont ils sortirent et quelle vengeance il projetait d’exercer sur cette innocente postérité !... — Car de quel autre mobile s’expliquer ton œuvre, brahmane ? à moins que tes féroces instincts natals, ayant, à la longue, affolé ta stérile vieillesse, tu n’aies agi dans l’inconscience... et, devant la perfection de leur double supplice, comment le croire ?
« Ainsi, ce ne fut qu’avec des paroles, n’est-ce pas ? rien qu’avec des paroles, que tu fis subir, à leurs âmes, une mystérieuse agonie, jusqu’à ce qu’enfin cette mort volontaire, où tu les persuadais de se réfugier contre leurs tourments, vînt les délivrer... de t’avoir entendu !
« Oui, tout l’ensemble de ce subtil forfait, je le devine, prêtre ; — et c’est par dédain, sache-le, que je n’envoie pas, à l’instant même, ta tête sonner et bondir sur ces dalles profanées par ton parjure. »
Akëdysséril, qui venait de laisser ses yeux étinceler, reprit, avec des accents amers :
« Aussitôt que l’austérité de ton aspect eût séduit la foi de ces claires âmes, tu commenças cette œuvre maudite. Et ce fut la simplicité de leur mutuelle tendresse que tu pris, d’abord, à tâche de détruire. Au souffle de quelles obscures suggestions desséchas-tu la sève d’amour en ces jeunes tiges, qui, pâlissantes, commencèrent, dès lors, à dépérir pour ta joie, — je vais te le dire !
« Vieillard, il te fallut que chacun d’eux se sentit solitaire ! Eh bien, — selon ce que tu leur laissas entendre, — chacun d’eux ne devait-il pas survivre à l’oublié, et régner, grâce à mes vœux, en des pays lointains, — aux côtés d’un être royal et plein d’amour, aujourd’hui préféré déjà ?... Comment te fut-il possible de les persuader ? — Mais tu savais en offrir mille preuves !... Isolés, pouvaient-ils, ces enfants, échanger ce seul regard qui eût traversé les nébuleuses fumées de tes vengeances comme un rayon de soleil ? Non ! Non. Tu triomphais — et, tout à l’heure, je t’apprendrai, te dis-je, par quel redoutable artifice ! Et le feu chaste de leurs veines, attisé, sans cesse, par le ravage des jalousies, par la mélancolie de l’abandon, tu sus en irriter les désirs jusqu’à les rendre follement charnels — à cause de cette croyance où tu plongeais leurs cœurs, l’impossibilité de toute possession l’un de l’autre. Entre leurs demeures, chaque jour, passant le Gange, tu te faisais, sur les eaux saintes, une sorte d’effrayant messager de pleurs, d’épouvante, d’illusions mortes et d’adieux.
« Ah ! les délations de mes phaodjs sont profondes : elles m’ont éclairé sur certaine détestable puissance dont tu disposes ! Ils ont attesté, en un serment, les Dêvas des Expiations éternelles, que nulle arme n’est redoutable auprès de l’usage où ton noir génie sait plier la parole des vivants. Sur ta langue, affirment-ils, s’entre-croisent, à ton gré, des éclairs plus fallacieux, plus éblouissants et plus meurtriers que ceux qui jaillissent, dans les combats, des feintes de nos cimeterres. Et, lorsqu’un esprit funeste agite sa torche au fond de tes desseins, cet art, ce pouvoir, plutôt, se résout, d’abord, en... »
La reine, ici, fermant à demi les paupières, sembla suivre, d’une lueur, entre ses cils, dans les vagues ténèbres du temple, un fil invisible, perdu, flottant : et, symbolisant ainsi l’analyse où ses pensées s’aventuraient, elle lissa, de deux de ses doigts fins et pâles, le bout de l’un de ses sourcils, en étendant l’autre main vers le brahme :
... — « en... des suppositions lointaines, motivées subtilement, et suivies d’affreux silences... Puis, — des inflexions, très singulières, de ta voix éveillent... on ne sait quelles angoisses — dont tu épies, sans trêve, l’ombre passant sur les fronts. Alors — mystère de toute raison vaincue ! — d’étranges consonances, oui, presque nulles de signification, — et dont les magiques secrets te sont familiers, — te suffisent pour éclairer nos esprits d’insaisissables, de glaçantes inquiétudes ! de si troubles soupçons qu’une anxiété inconnue oppresse bientôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil, commençait à te regarder fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes lèvres revêt, alors, les reflets bleus froids des glaives, de l’écaille des dragons, des pierreries. Il enlace, fascine, déchire, éblouit, envenime, étouffe... et il a des ailes ! Ses occultes morsures font saigner l’amour à n’en plus guérir. Tu sais l’art de susciter — pour les toujours décevoir — les espérances suprêmes ! A peine supposes-tu... que tu convaincs plus que si tu attestais. Si tu feins de rassurer, ta menaçante sollicitude fait pâlir. Et, selon tes vouloirs, la mortelle malice qui anime ta sifflante pensée jamais ne louange que pour dissimuler les obliques flèches de tes réserves, qui, seules, importent ! — tu la sais, car tu es comme un mort méchant. D’un flair louche et froid, tu sais en proportionner les atteintes à la présence qui t’écoute. Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe d’une corrosive tristesse, que le temps aggrave, que le sommeil même alimente — et qui devient bientôt si lourde, si âcre et si sombre — que vivre perd toute saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur semble souillé depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais — et que des êtres simples en peuvent mourir. C’est donc sous l’énergie de ce langage meurtrier — ton privilège, brahmane ! — que tu te complus et t’acharnas, jour à jour, à froisser — comme entre les ossements de tes mains — le double calice de ces jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux roses dans la nuit !
« Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans larmes, leurs sourires bien éteints ; lorsque le poids de leur angoisse dépassa ce que leurs cœurs pouvaient supporter sans cesser de battre, lorsqu’ils eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup, cette soif de perdre jusqu’au souvenir de leur être, pour échapper au supplice d’exister sans fidélité, sans croyance et sans espérance, en proie au tourment constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre. — Et cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter dans le vaste fleuve, — te disant, peut-être, que tu saurais bien me donner le change de leur mort. »
Il y eut un moment de grand silence dans le temple, à cette parole.
— « Prêtre, reprit encore Akëdysséril, je tenais à mon rêve que tu t’engageas, librement, à réaliser. Tu fus, ici, l’interprète sacrilège de ton dieu, dont tu as compromis l’éternelle intégrité par ta traîtrise, car tout parjure diminue, à la mesure de la promesse trahie, l’être même de qui l’accomplit ou l’inspira. Je veux donc savoir pourquoi tu m’as bravée : pour quel motif ce long attentat n’a point fatigué ta persévérance !... Tu vas me répondre. »
*
Elle se détourna, comme une longue lueur d’or, vers les profondeurs ensevelies dans l’obscurité. Et sa voix, devenant immédiatement stridente, réveilla, comme de force, en des sursauts bondissants, les échos des immenses salles autour d’elle :
— « Et maintenant, fakirs voilés, spectres errants entre les piliers de cette demeure et qui, cachant vos cruelles mains, apparaissez, par intervalles, — révélés, seulement, par l’ombre rapide que vous projetez sur les murailles, — écoutez la menaçante voix d’une femme qui, — servante, hier encore, de ceux-là — qui entendent les symboles et tiennent la parole des dieux, — ce soir vous parle en dominatrice, car ses paroles ne sont point vaines j’en ai pesé, froidement, l’imprudence — et ce n’est pas à moi de trembler.
« Si, dans l’instant, ce taciturne ascète, votre souverain, se dérobe à ma demande en d’imprécises réponses, — avant une heure, moi, je le jure ! Akëdysséril ! — entraînant mes vierges militaires, nous passerons, debout, au front de nos chars vermeils avec des rires, dans la fumée, dispersant l’incendie de nos torches en feu aux profonds des noirs feuillages de votre antique avenue ! Ma puissante armée, encore ivre de triomphe, et qui est aux portes de Bénarès, entrera dans la ville sur mon appel. Elle enserrera cet édifice désormais déserté de son dieu ! Et cette nuit, toute la nuit, sous les chocs multipliés de mes béliers de bronze j’en effondrerai les pierres, les portes, les colonnades ! Je jure qu’il s’écroulera dans l’aurore et que j’écraserai le monstrueux simulacre vide où veilla, durant des siècles, l’esprit même de Sivà ! Mes milices, dont le nombre est terrible, avec leurs lourdes massues d’airain, les auront broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que le soleil de demain — si demain nous éclaire — ait atteint le haut du ciel ! Et le soir, lorsque le vent, venu de mes monts lointains — devant qui les autres de la terre s’humilient — aura dispersé tout ce vaste nuage de vaines poussières à travers les plaines, les vallées et les bois du Habad, je reviendrai, moi ! vengeresse ! avec mes guerrières, sur mes noirs éléphants, fouler le sol où s’éleva le vieux temple !... Couronnées de frais lotus et de roses, elles et moi, sur ses ruines, nous entre-choquerons nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec des chants de victoire et d’amour, les noms des deux ombres vengées ! Et ceci, pendant que mes exécuteurs enverront, l’une après l’autre, du haut des amoncellements qui pourront subsister encore des parvis dévastés, vos têtes et vos âmes rouler en ce Néant-originel que votre espoir imagine !... J’ai dit. »
La reine Akëdysséril, le sein palpitant, la bouche frémissante, abaissant les paupières sur ses grands yeux bleus tout en flammes, se tut.
*
Alors le serviteur de Sivà, tournant vers elle sa blême face de granit, lui répondit d’une voix sans timbre :
— « Jeune reine, devant l’usage que nous faisons de la vie, penses-tu nous faire de la mort une menace ? — Tu nous envoyas des trésors — semés, dédaigneusement, par nos saïns, sur les degrés de ce temple — où nul mendiant de l’Inde n’ose venir les ramasser ! Tu parles de détruire cette demeure sainte ? Beau loisir, — et digne de tes destinées, — que d’exhorter des soldats sans pensée à pulvériser de vaines pierres ! L’Esprit qui anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles représentent : lui révoqué, le temple, en réalité, n’est plus. Tu oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui te revêt, toi-même, de l’autorité dont les armes ne sont que le prolongement sensible... Et que ce serait à lui seul, toujours, que tu devrais de pouvoir abolir les voiles sous l’accident desquels il s’incorpore ici. Quand donc le sacrilège atteignit-il d’autre dieu... que l’être même de celui qui fut assez infortuné pour le commettre ?
« Tu vins à moi, pensant que la Sagesse des Dêvas visite plus spécialement ceux qui, comme nous, par des jeûnes, des sacrifices sanglants et des prières, préservent la clairvoyance de leur propre raison de dépendre des fumées d’un breuvage, d’un aliment, d’une terreur ou d’un désir. J’accueillis tes vœux parce qu’ils étaient beaux et sombres, même en leur féminine frivolité, — m’engageant à les réaliser, — par déférence pour le sang qui te couvre. — Et voici que, dès les premiers pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des intelligences de délateurs — que je n’ai même pas daigné voir — pour juger, pour accuser et pour maudire mon œuvre, de préférence à t’adresser simplement à moi, tout d’abord, pour en connaître.
« Tu le vois, ta langue a formé, bien en vain, les sons dont vibrent encore les échos de cet édifice, — et s’il me plût d’entendre jusqu’à la fin tes harmonieux et déjà si oubliés outrages, c’est que, — fût-elle sans base et sans cause, — la colère des jeunes tueuses, dont les yeux sont pleins de gloire, de feux et de rêves, est toujours agréable à Sivà.
« Ainsi, reine Akëdysséril, tu désires — et ne sais ce qui réalise ! Tu regardes un but et ne t’inquiètes point de l’unique moyen de l’atteindre. — Tu demandas s’il était au pouvoir de la Science divine d’induire deux êtres en ce passionnel état des sens où telle subite violence de l’Amour détruirait en eux, dans la lueur d’un même instant, les forces de la vie ?... Vraiment, quels autres enchantements qu’une réflexion toute naturelle devais-je mettre en œuvre pour satisfaire à l’imaginaire de ce dessein ? — Écoute : et daigne te souvenir.
« Lorsque tu accordas la fleur de toi-même au jeune époux, lorsque Sinjab te cueillit en des étreintes radieuses, jamais nulle vierge, t’écriais-tu, n’a frémi de plus ardentes délices, et ta stupeur, selon ce que tu m’attestas, était d’avoir survécu à ce grave ravissement.
« C’est que, — rappelle-toi, — déjà favorisée d’un sceptre, l’esprit troublé d’ambitieuses songeries, l’âme disséminée en mille soucis d’avenir, il n’était plus en ton pouvoir de te donner tout entière. Chacune de ces choses retenait, au fond de ta mémoire, un peu de ton être et, ne t’appartenant plus en totalité tu te ressaisissais obscurément et malgré toi — jusqu’en ce conjugal charme de l’embrassement — aux attirances de ces choses étrangères à l’Amour.
« Pourquoi, dès lors, t’étonner, Akëdysséril, de survivre au péril que tu n’as pas couru ?
« Déjà tu connaissais, aussi, des bords de cette coupe où fermente l’ivresse des cieux, d’avant-coureurs parfums de baisers dont l’idéal avait effleuré tes lèvres, émoussant la divine sensation future. Considère ton veuvage, ô belle veuve d’amour qui sais si distraitement survivre à ta douleur ! Comment la possession t’aurait-elle tuée, d’un être — dont la perte même te voit vivre ?
« C’est que, jeune femme, ta nuit nuptiale ne fut qu’étoilée. Son étincelante pâleur fut toute pareille à celle de mille bleus crépuscules, réunis au firmament, et se voilant à peine les uns les autres. L’éclair de Kamadéva, le Seigneur de l’amour, ne les traversa que d’une pâleur un peu plus lumineuse, mais fugitive ! Et ce n’est pas en ces douces nuits que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa puissante foudre.
« Non !... Ce n’est que dans les nuits désespérées, noires et désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir, où nul regret des choses perdues, nul désir des choses rêvées ne palpitent plus dans l’être, hormis l’amour seul ; — c’est seulement en ces sortes de nuits qu’un aussi rouge éclair peut luire, sillonner l’étendue et anéantir ceux qu’il frappe ! C’est en ce vide seul que l’Amour, enfin, peut librement pénétrer les cœurs et les sens et les pensées au point de les dissoudre en lui d’une seule et mortelle commotion ! Car une loi des dieux a voulu que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi pour elle : alors seulement cette joie, se saisissant à la fois de toute l’âme, l’incendie, la consume et peut la délivrer !
« C’est pourquoi j’ai accumulé beaucoup de nuits dans l’être de ces deux enfants : je la fis même plus profonde et plus dévastée que n’ont pu le dire les phaodjs !... Maintenant, reine, quant aux enchantements dont disposent les antiques brahmanes, supposes-tu que tes si clairvoyants délateurs connaissent, par exemple, l’intérieur de ces grands rochers du sommet desquels tes jeunes condamnés voulurent, hier au soir, se précipiter dans le Gange ? »
*
Ici, Akëdysseril, arrachant du fourreau son cimeterre, qui continua la lueur de ses yeux, s’écria, ne dominant plus son courroux :
— « Insensé barbare ! Pendant que tu prononces toutes ces vaines sentences qui ont tué mes chères victimes, ah ! le fleuve roule, sous les astres, à travers les roseaux, leurs corps innocents !... Eh bien, le Nirvanah t’appelle. Sois donc anéanti ! »
Son arme décrivit un flamboiement dans l’obscurité. Un instant de plus, et l’ascète, séparé par les reins sous l’atteinte robuste du jeune bras, — n’était plus. Soudain, elle rejeta son arme loin d’elle, et le bruit retentissant de cette chute fit tressaillir encore les ombres du temple.
C’est que — sans même relever les paupières sur l’accusatrice — le pontife sombre avait murmuré, sans dédain, sans terreur et sans orgueil, ce seul mot :
— « Regarde ».
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A cette parole s’étaient écartés les pans du grand voile de l’autel de Sivà, laissant apercevoir l’intérieur de la caverne que surplombait le dieu.
Deux ascètes, les paupières abaissées selon les rites sacerdotaux, soutenaient, aux extrémités latérales du sanctuaire, les vastes plis sanglants.
Au fond de ce lieu d’horreur, les trépieds étaient allumés comme à l’heure d’un sacrifice. L’esprit de Sivà s’opposant, dans les symboles, à la libre élévation de leurs flammes, ces grandes flammes, renversées par les courbures de hautes plaques d’or, réverbéraient d’inquiétantes clartés sur la Pierre des victimes. Au chevet de cette Pierre se tenaient, immobiles et les yeux baissés, deux saints, la torche haute.
Et là, sur ce lit de marbre noir, apparaissaient, étendus, pâles d’une pâleur de ciel, deux jeunes êtres charmants. Les plis de neige de leurs transparentes tuniques nuptiales décelaient les lignes sacrées de leurs corps ; la lumière de leur sourire annonçait en eux le lever d’une aube éclose dans les invisibles et vermeils espaces de l’âme ; et cette aurore secrète transfigurait, en une extase éternelle, leur immobilité.
Certes, quelque transport d’une félicité divine, passant les forces de sensation que les dieux ont mesurées aux humains — avait dû les délivrer de vivre, car l’éclair de la Mort en avait figé l’expressif reflet sur leurs visages ! Oui, tous deux portaient l’empreinte de l’idéale joie dont la soudaineté les avait foudroyés.
Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivà les avaient posés, ils gardaient l’attitude, encore, où la Mort — que, sûrement, ils n’avaient point remarquée — était venue les surprendre effleurant leurs êtres de son ombre. Ils s’étaient évanouis, perdus en elle, insolitement, laissant la dualité de leurs essences en fusion s’abîmer en cet unique instant d’un amour — que nul autre couple vivant n’aura connu jamais.
Et ces deux mystiques statues incarnaient ainsi le rêve d’une volupté seulement accessible à des cœurs immortels.
La juvénile beauté de Sedjnour, en sa blancheur rayonnante, semblait défier les ténèbres. Il tenait, ployée entre ses bras, l’être de son être, l’âme de son désir ; — et celle-ci, dont la blanche tête était renversée sur le mouvement d’un bras jeté à l’entour du cou de son bien-aimé, paraissait endormie en un éperdu ravissement. L’auguste main de Yelka retombait sur le front de Sedjnour : ses beaux cheveux, brunissants, déroulaient sur elle et sur lui leurs noires ondes, et ses lèvres, entr’ouvertes vers les siennes, lui offraient, en un premier baiser, la candeur de son dernier soupir. — Elle avait voulu, sans doute, attirer dans un doux effort, la bouche de son amant vers la fleur de ses lèvres, lui faisant ainsi subir, en même temps, le subtil et cher parfum de son sein virginal qu’elle pressait encore contre cette poitrine adorée !... Et c’était au moment même où toutes les défaillances, où tous les adieux, toutes les tortures d’âme s’effaçaient à peine sous le mutuel transport de leur soudaine union !
Oui, la résurrection, trop subitement délicieuse, de tant d’inespérées et pures ivresses, le contrecoup de cette effusion enchantée, l’intime choc de ce fulgurant baiser, que tous deux croyaient à jamais irréalisable, les avaient emportés, d’un seul coup d’aile, hors de cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et certes, le supplice eût été, pour eux, de survivre à cet instant non pareil !
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Akëdysséril considérait, en silence, l’œuvre merveilleuse du grand prêtre de Sivà.
— « Penses-tu que si les Dêvas te conféraient le pouvoir de les éveiller, ces délivrés daigneraient accepter encore la Vie ? dit l’impénétrable fakir d’un accent dont l’ironie austère triomphait : — vois, reine, te voici leur envieuse ! »
Elle ne répondit pas : une émotion sublime voilait ses yeux. Elle admirait, se joignant les mains sur une épaule, l’accomplissement de son rêve inouï.
Soudainement, un immense murmure, la rugissante houle d’une multitude et de longs bruissements d’armes, troublant sa contemplation, se firent entendre de l’intérieur du temple — dont les portails roulèrent lourdement, sur les dalles intérieures.
Sur le seuil, n’osant entrer en apercevant la reine de Bénarès éclairée encore, au fond du temple, par les flammes du sanctuaire et qui s’était détournée, — les trois vizirs inclinés la regardaient, leurs armes en main, l’air meurtrier.
Derrière eux, les guerrières montraient leurs jeunes têtes d’Apsarâs menaçantes, aux yeux allumés par une inquiétude de ce qu’était devenue leur maîtresse : elles se contenaient à peine d’envahir la demeure du dieu.
*
Autour d’elles, au loin, l’armée, dans la nuit.
Alors, tout ce rappel de la vie, et la mélancolie de sa puissance, et le devoir d’oublier la beauté des rêves ! et jusqu’aux adieux de l’amour perdu, — tout l’esclavage, enfin, de la Gloire, gonfla, d’un profond soupir, le sein d’Akëdysséril : et les deux premières larmes, les dernières aussi ! de sa vie, brillèrent en gouttes de rosée, sur les lis de ses joues divines.
Mais — bientôt — ce fut comme si un dieu eût passé ! — Redressant sa haute taille sur la marche suprême de l’autel :
— « Vice-rois, vizirs et sowaris du Habad, cria-t-elle de cette voix connue dans les mêlées et que répercutèrent toutes les colonnades du sombre édifice — vous avez décidé la mort d’un prince, héritier du trône de Séür, depuis la mort de Sinjab, mon époux royal : vous avez condamné à périr Sedjnour et, aussi, sa fiancée Yelka, princesse de cette riche région, soumise, enfin, par nos armes ! — Les voici !
« Récitez la prière pour les ombres généreuses, qui, dans l’abîme de l’esprit, s’efforcent vers le Çwargâ divin ! — Chantez, pour elles, guerrières, et vous, ô chers guerriers ! l’hymne du Yadjnour-Vêda, la parole du Bonheur ! Que l’Inde, sous mon règne, hélas ! enfin à ce prix pacifiée, refleurisse, à l’image de son lotus, l’éternelle Fleur !... Mais qu’aussi les cœurs se serrent de ceux dont l’âme est grave : car une grandeur de l’Asie s’est évanouie sur cette pierre !... La sublime race d’Ebbahâr est éteinte. »