Le Sentier
SCENE X
LES MEMES, sauf LE JOURNALISTE
ANDREE
Comment as-tu osé?… c'est fou!
BELVAL
Peuh! S'il fallait répondre à tous les journalistes en mal d'interview!… (il se lève) Et maintenant Bardichon venez-vous avec moi faire un tour de canot.
BARDICHON
Volontiers.
ANDREE
Vous allez encore me laisser seule.
BELVAL
Une demi-heure, à peine, le vent est bon. Nous n'irons que jusqu'aux
Roches-Noires. (Ervoan entre, aviron sur l'épaule) Justement, voici
Ervoan! (à Ervoan) Ca marche?
ERVOAN
L'embarcation est prête. Je suis aux ordres de monsieur.
BELVAL
C'est bien! Allez, nous vous suivons. (Ervoan descend l'escalier) (à
Bardichon) Vous venez, Bardichon?
BARDICHON, s'examinant
Mais ce costume… un peu négligé, hein?
BELVAL
Il est superbe! Si vous êtes à votre aise, c'est le principal.
BARDICHON, à Andrée
Alors, à tout à l'heure, ma chère amie. (Il va vers l'escalier, négligeant de prendre sa vareuse).
ANDREE
Ne soyez pas trop longtemps… Nous dînerons de bonne heure.
BELVAL
Oui. Fais préparer un solide repas: le grand air creuse.
(Ils sortent)
(Dans le lointain, un biniou commence à se faire entendre).
ANDREE, penchée sur le rebord de la terrasse
Bonne promenade!
La voix de BARDICHON, qui s'éloigne
Merci.
ANDREE, un temps
Hein?… Vous avez oublié?… Ah bon!… Ne montez pas, je vais vous la jeter… (Elle va vers la vareuse, la prend, puis la laisse tomber dans le vide). Voilà… à tout à l'heure! (Elle agite un peu son mouchoir et pendant quelques instants semble suivre des yeux le groupe qui s'éloigne. Puis elle s'accoude rêveuse sur le rebord de la terrasse. Le biniou se rapproche, Andrée prête l'oreille).
SCENE XI
ANDREE, HORTENSE, LE MENDIANT
(Hortense apparaît à une fenêtre du rez-de-chaussée. Le joueur de biniou — un vieux mendiant s'arrête derrière la grille. Il cesse de jouer et se découvre).
ANDREE, appelant
Hortense! (Elle désigne le mendiant)
HORTENSE
Oui, madame (elle disparaît et descend le perron portant du pain et un bol qu'elle présente au mendiant).
LE MENDIANT, après avoir bu
Merci, nitrou… Kénavo!
HORTENSE
Bonsoir.
(Le mendiant s'éloigne en jouant du biniou. Hortense rentre à la maison. Andrée descend lentement, s'asseoit au premier plan, prend un ouvrage, mais absorbée par ses pensées tristes l'abandonne aussitôt et éclate en sanglots).
(Le biniou a cessé dans l'éloignement)
HORTENSE, descendant le perron
Madame… Les dames de Rumodu… Elles viennent d'arriver en voiture.
ANDREE, se redressant ennuyée
Ah!… Vous leur avez dit que j'étais ici.
HORTENSE
Oui, Madame.
ANDREE
Bien, je vais les recevoir. Faites-les passer par le salon.
(Hortense sort)
ANDREE, à part
Allons, allons, chassons toutes ces pensées… comme je me sens nerveuse aujourd'hui!
(Elle arrange sa coiffure et s'avance au devant des deux dames qui descendent le perron).
SCENE XII
ANDREE, MME DE RUMODU, BLANCHE, sa nièce
MME DE RUMODU, la main tendue vers Andrée
Madame Belval!
ANDREE, serrant la main à Mme de Rumodu
Chère Madame… (à Blanche) Mademoiselle Blanche…
BLANCHE
Madame…
ANDREE, à Mme de Rumodu
Combien je suis heureuse de vous voir… (la conduisant vers un fauteuil). Quelle agréable surprise… (l'installant) Ici, tenez, voulez-vous (d'un geste, elle désigne un siège à Blanche, puis s'asseoit elle-même).
MME DE RUMODU, voix onctueuse
Nous n'avons pas voulu passer devant votre porte sans nous arrêter pour prendre de vos nouvelles. Nous venons de Kerviou.
ANDREE
Le village un peu plus loin?
BLANCHE
Oui, dans la plaine.
MME DE RUMODU
Blanche a été voir une de ses amies de pension qui y villégiature en ce moment… A propos, nous avons rencontré les propriétaires de Kermareck… Je croyais qu'ils vous connaissaient?
ANDREE, simplement
Nous nous voyons quelquefois.
MME DE RUMODU
Mais vous n'avez pas de relations suivies avec eux?
ANDREE
Si… relations de bon voisinage.
MME DE RUMODU
Tiens! (elle échange un regard avec sa petite-fille qui sourit, très légèrement). Madame de Kermareck à qui je parlais de vous tout à l'heure me disait vous connaître très peu.
ANDREE, souriant
Naturellement! Il n'y a que deux mois que nous habitons le pays… Cependant mon mari voit assez fréquemment Monsieur de Kermareck… il a reçu encore de lui tout à l'heure une invitation à une excursion à bord de leur nouveau yacht.
MME DE RUMODU
Vous irez?
ANDREE, un peu gênée
Non! nous ne pourrons pas… Nous avons justement, ce jour-là, des amis qui viennent nous voir.
MME DE RUMODU
Je comprends… Et comment va-t-il Monsieur Belval?
ANDREE
Très bien, je vous remercie… Il est parti tout à l'heure, en canot, avec un vieux notaire de nos amis arrivé de Paris, hier soir.
(A ce moment Annaïc traverse la terrasse dans le fond).
MME DE RUMODU, qui l'a vue, à Blanche
N'est-ce pas la petite Leguen?
BLANCHE
Oui, c'est Annaïc.
ANDREE
Vous la connaissez?
MME DE RUMODU
C'est ma filleule… Son père aidait autrefois mon jardinier et lorsque l'enfant est née, il m'a priée de la nommer… J'ignorais qu'elle fût placée chez vous. Vous en êtes contente?
ANDREE, gênée
Oui.
MME DE RUMODU, sans remarquer
Vous devez être, du reste, une maîtresse de maison assez indulgente… Annaïc est une très bonne fille, très intelligente, je suis sûre, quand vous retournerez à Paris, que vous ne voudrez plus vous en séparer!
ANDREE, délibérément
Elle va me quitter.
MME DE RUMODU
Elle va vous quitter?
ANDREE
Ses parents la retirent de chez moi!
MME DE RUMODU
Ah! c'est insensé! Et pourquoi?
ANDREE, après une légère hésitation
Parce qu'ils ont entendu dire que Monsieur Belval et moi n'étions pas mariés.
MME DE RUMODU
Qu'est-ce que c'est que cette invention?
ANDREE
La vérité, tout simplement.
MME DE RUMODU, incrédule
La…? Ah non! ce n'est pas possible!
ANDREE, fièrement
Si madame. (Se levant nerveusement malgré elle). Bien que me considérant autant qu'une épouse légitime, je ne suis pas légalement la femme de Pierre Belval.
MME DE RUMODU, vivement
Vous n'êtes pas?… Ah! je ne savais pas… (suffoquée). Je ne savais pas…
ANDREE
Vous me pardonnerez, madame… J'aurais peut-être dû vous le dire plutôt, je n'y avais pas songé… Mon mari et moi sommes si fort adversaires du mariage officiel et partisans de l'union libre, que notre situation nous paraît absolument normale… Il a fallu que je vienne dans ce pays, qu'une servante me quittât, pour que je voie une différence entre mon ménage et les autres ménages… Je sais que tout le monde n'a pas la même hauteur d'idées.
MME DE RUMODU, très froide
Oh! je ne vous blâme pas… loin de moi… chacun est libre. Il y a des femmes charmantes partout… Je ne savais pas… j'ai été surprise tout simplement… (Elle se lève après un geste de départ à sa compagne — très hautaine) Nous partons. Vous m'excuserez, l'heure avance. Je ne puis rester plus longtemps… (Sans tendre la main — froidement) Au revoir, Madame.
ANDREE, très troublée
Mais permettez, je vais vous reconduire.
MME DE RUMODU
Oh! nullement! Ne vous dérangez pas.
ANDREE
Si, si…
(Elles sortent. — Pierre Belval et Bardichon montent l'escalier).
SCENE XIII
PIERRE BELVAL, BARDICHON
BARDICHON, à la cantonade
Quel escalier; jamais je ne m'habituerai à cette sacrée machine-là.
Vous grimpez ça comme un écureuil, vous!… Ouf!
BELVAL
Vous aviez hâte de rentrer; vous voyez que nous ne sommes pas en retard: le couvert n'est pas encore mis.
BARDICHON
Il ne faut pas trop la délaisser, cette pauvre Andrée.
BELVAL, souriant
Comment, Bardichon, c'est vous qui me prêchez l'assiduité au foyer conjugal? (Lui donnant une tape affectueuse sur l'épaule). Vous vieillissez, mon cher!
BARDICHON
Mais, oui, je vieillis. Et vous aussi, Belval.
BELVAL, protestant
Ah!
BARDICHON
Un an chaque année, mon ami. Comme tout le monde!… (il s'asseoit) Ca file très vite. Vous verrez quand nous serez comme moi…
BELVAL, allumant une cigarette
Mais, vous n'êtes pas si vieux, voyons.
BARDICHON
La retraite a sonné… l'heure des inutiles regrets aussi… Ah, si j'avais votre âge!
BELVAL
Eh bien! qu'est-ce que vous feriez?
BARDICHON
Ce que vous avez fait: Je fonderais un foyer.
BELVAL, riant
Mais si j'en crois la légende il me semble que vous avez pas mal bâti de foyers.
BARDICHON
Oui, mais je les ai démolis l'un après l'autre.
BELVAL
C'est qu'au moment vous aviez sans doute de bonnes raisons pour le faire.
BARDICHON
Pour faire des bêtises on trouve toujours d'excellentes raisons.
(Andrée entre)
SCENE XIV
LES MEMES, ANDREE
ANDREE, qui a entendu les dernières paroles
Touchée!
BARDICHON
Hein?
ANDREE
Je dis que votre réflexion tombe à pic… Je me place à un point de vue personnel. Ne cherchez pas.
BELVAL
Pourvu que le dîner n'en soit pas compromis.
ANDREE
Le dîner! il s'agit bien de ça.
BELVAL
Dis donc, j'ai une faim de loup, moi!
ANDREE
Je viens de donner des ordres en conséquence.
BELVAL, ironique
Déjà!
ANDREE
Oui, déjà! Je ne pouvais pas plus tôt, la marquise de Rumodu et sa petite sortent d'ici.
BELVAL
Ah, bon! Toujours aimable, la marquise.
ANDREE
Aimable! (rire nerveux) Plus aimable que jamais! ah! ah!
BELVAL
Tu ne l'es guère en ce moment, toi, dans tous les cas… Qu'est-ce que tu as?
ANDREE
Je suis énervée, voilà.
BELVAL
Tu n'as pas besoin de me le dire… et le motif de cet énervement?
(Discrètement, Bardichon remonte la scène et va s'accouder sur la terrasse).
ANDREE
Toujours la même chose, parbleu! Parce que nous ne sommes pas mariés. On me jette sans cesse cela à la figure… A toi, on ne dit rien. Un homme! Tout est permis à un homme! Mais moi, c'est différent! Chacun se trouve choqué dans ce sale pays!… Je fais scandale ici!…
BELVAL
Oh! une bonne… des cancans de valetaille, des potins d'office!
ANDREE
A midi, c'est une bonne; plus tard ce sont les Kermareck qui m'oublient dans leurs invitations, qui disent ne pas me connaître quand on leur parle de moi; ce soir, c'est une femme, une femme du monde qui, apprenant ma situation, déguise à peine son dégoût.
BELVAL
La marquise?
ANDREE
Oui la marquise!… Elle est venue ici doutant, voulant savoir…
Quelle fuite, quand je lui ai eu dit la vérité!
BELVAL
Il ne fallait pas la dire.
ANDREE
La cacher, peut-être! Comme une coupable…
BELVAL
Mais non… la taire, tout simplement faire une concession à ses principes… Autrement, parbleu! Je vois ça!… (il rit) Avec ses préjugés, elle a dû en être renversée! ô mes aïeux!… quelle tête! J'aurais voulu la voir… (nouveaux rires)
ANDREE
Oh! ne ris pas, va! Je suis assez énervée comme ça.
BELVAL, redevenu sérieux
Je ne vais pourtant pas pleurer!… Je t'ai déjà dit que l'opinion des autres me laissait froid… (s'échauffant). D'ailleurs, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse! Je ne peux rien changer aux choses. Ce n'est pas depuis hier que notre situation est établie; voici trois ans que nous sommes ensemble! Tu as eu le temps de te faire à cette idée et je ne m'explique pas pourquoi tu t'en froisses à présent…
ANDREE
Parce qu'on m'insulte, qu'on me met à l'index.
BELVAL
Eh bien, est-ce de ma faute! Pourquoi t'en prendre à moi et me faire cette figure? Je ne t'ai pas trompée, ni prise de force. Tout a été prévu, envisagé par nous. En acceptant la vie commune tu savais ce que tu faisais et tu étais librement consentante.
ANDREE
Aussi, je n'en suis que moins excusable…
BELVAL
Andrée!
ANDREE
Oui, une fière bêtise que j'ai faite, alors.
BELVAL
Tu as des mots! un ton…
ANDREE
Ah! si c'était à recommencer.
BELVAL
Eh bien?… Dis donc, si tu regrettes?
ANDREE
Il est certain que j'en ai assez depuis ce matin.
BELVAL, éclatant
Et moi de trop! ça a assez duré ce potin-là!
BARDICHON, du fond, se tournant vers eux
Voyons! mes enfants! voyons…
BELVAL
Non, mais Bardichon, croyez-vous que c'est amusant. Je viens ici pour me reposer, pour préparer de nouveaux travaux et il me faut supporter des plaintes continuelles, des scènes ridicules comme celle-ci… Et ce n'est pas la première fois… Déjà, il y a quinze jours… et toujours pour le même motif.
ANDREE
Je t'ai demandé de quitter le pays.
BELVAL
Mais pourquoi? Je m'y plais beaucoup, en Bretagne; je m'y trouve très bien.
ANDREE
Pas moi… (pleurant) Je suis très malheureuse, ici!
BELVAL
Malheureuse! Vraiment!… Alors tu es malheureuse, tu en as assez, tu ne te plais pas là où je suis… dis-le!… Le remède est facile, tu sais.
ANDREE
Le remède!
BELVAL
Mon Dieu, oui, le remède!… Nous ne sommes pas mariés, rien de plus facile que de nous quitter.
BARDICHON
Sapristi, mes enfants! vous mettez tout de suite les choses au pire. Du calme voyons!
ANDREE
Il l'est calme… Si le mot de séparation lui vient si vite sur les lèvres, c'est qu'il y pense depuis longtemps.
BELVAL
Parfait! Cette scène que tu as toi-même fait naître, je la désirais, je l'avais préméditée.
ANDREE
Tu l'avais prévue tout au moins.
BELVAL
Je pourrais te répondre, alors, que toi aussi tu as envisagé la rupture et que tu cherches le premier prétexte pour me pousser à bout. Afin de me quitter, de retourner à Paris. Loret et Frontin, tes flirts habituels, te manquent sans doute!
ANDREE
Oh! l'injure!… Tu aurais pu m'épargner ce odieux soupçon. Quoi que tu en dises, je n'y ai jamais donné prise: tu n'as rien à me reprocher.
BELVAL
Bah! Est-ce que je sais! Il y a commence ment à tout! Avec les femmes…
ANDREE
Ah, c'est ainsi! Eh bien, j'y donnerai une suite… Cette idée de séparation que tu as mise le premier en avant, je m'en empare… Oui je partirai…
BARDICHON
Andrée!
ANDREE
Non, non, laissez, Bardichon!… Je vais partir… Je ne veux pas rester avec Belval malgré lui.
BELVAL
Logique de femme! C'est moi qui la chasse, maintenant!
ANDREE
Calcul d'homme qui voyant arriver ce qu'il appelle en riant "l'échéance de son bail" prend ses précautions pour ne pas le renouveler.
BELVAL
Oh! c'est infâme ce que tu dis là, Andrée… Retourner contre moi ce contrat par lequel je mettais ton existence à l'abri de tous les risques, me reprocher le délai de trois ans que Bardichon fixa lui- même, à l'enregistrement, sans me consulter, c'est indigne!
ANDREE
A mon tour de te répondre: est-ce que je sais! Avec les hommes…!
BELVAL
C'en est trop! (il remonte vers la terrasse) J'en ai assez. Ah! certes, oui, séparons-nous… Bonsoir. (Il allume une cigarette nerveusement).
SCENE XV
ANDREE, BARDICHON
BARDICHON, s'avançant vers Andrée
Ma pauvre enfant…
ANDREE, tombant dans ses bras en sanglotant
Ah! ah! Bardichon! Si j'avais su…
RIDEAU
ACTE III
Un salon luxueux. Beaucoup de fleurs partout. Deux portes de chaque côté. Au fond une large baie laisse voir le vestibule où un ouvrier monté sur une échelle double achève de poser un lustre. Marthe le regarde travailler. Andrée range des bibelots sur la cheminée.
SCENE I
MARTHE, ANDREE, L'OUVRIER
L'OUVRIER, du haut de l'échelle
Là! ça y est!
MARTHE
Est-ce solidement attaché? Il ne faut pas que ça tombe sur la tête.
L'OUVRIER
Oh! pas de danger que ça dégringole, j'en réponds… (Il descend) Et maintenant?
ANDREE
Tous les lustres sont posés?
L'OUVRIER
Oui, madame.
ANDREE
Avez-vous visité les portières de l'atelier?
L'OUVRIER
C'est fait, elles glissent bien à présent.
ANDREE
Alors, c'est tout.
L'OUVRIER
C'est bien tout… (il plie son échelle)
(Hortense entre les bras chargés de fleurs).
MARTHE
Je ne vois plus rien.
L'OUVRIER
Eh bien, bonsoir, mesdames.
ANDREE, MARTHE
Bonsoir!
(L'ouvrier sort, emportant son échelle).
SCENE II
ANDREE, MARTHE, HORTENSE
HORTENSE
Madame! Où faut-il mettre ces fleurs qu'on vient encore d'apporter?
ANDREE
Dans les jardinières de la salle à manger que j'ai dégarnies tout à l'heure pour le buffet… Mais ne les serrez pas trop; s'il en reste, vous les mettrez dans l'atelier.
HORTENSE
Bien, madame.
(Elle sort par une des portes de gauche).
SCENE III
ANDREE, MARTHE
ANDREE, se reculant pour juger de l'effet
C'est mieux comme ça, hein?
MARTHE
C'est superbe!
ANDREE
Ils peuvent tous arriver, maintenant, tout est prêt.
MARTHE
C'est d'un réussi: des fleurs, des lumières partout.
ANDREE
Je tiens à ce que la fête soit belle, je veux qu'on s'amuse beaucoup ce soir.
MARTHE
Tu m'étonnes, tu sais! J'admire ton calme, ton indifférence, ta gaieté même. Tu ris tout le temps.
ANDREE
Mon rire sonne faux?
MARTHE
Non, justement! il paraît naturel.
ANDREE
A la bonne heure.
MARTHE
Ce qui l'est moins, c'est la facilité avec laquelle tu acceptes cette rupture.
ANDREE
Tu vois, pourtant…
MARTHE
Oui, je vois devant moi une petite personne bien sage, bien raisonnable, mais je crois qu'elle en cache une autre qui s'efforce de ne pas penser ou qui dissimule sa pensées, ses larmes peut-être, sous un sourire.
ANDREE
Des larmes! Oh! tu te trompes.
MARTHE
Pourtant!…
ANDREE
Alors, tu voudrais me voir pleurer?
MARTHE
Non! certes, non! mais il n'est pas possible que tu n'aies pas de peine… que tu ne souffres pas… Après trois ans, voyons… Tu l'as tant aimé!
ANDREE
Eh bien c'est fini… voilà tout!
MARTHE
Non?
ANDREE
Si.
MARTHE
Tu me renverses!… Quand j'ai reçu il y a huit jours, votre invitation à cette soirée… Que j'ai vu que vous vouliez vous quitter en fêtant gaiement votre rupture, j'ai été toute bouleversée… Je croyais, moi, à une brouille passagère d'amoureux.
ANDREE
Et tu es accourue?
MARTHE
Oui, pour te consoler, je croyais te trouver en larmes.
ANDREE
Et au lieu de ça?
MARTHE
C'est toi qui fus la plus brave.
ANDREE
Toi, tu étais navrée.
MARTHE
C'est vrai! Vous étiez si gentils tous les deux. J'espérais toujours que ça finirait par un mariage.
ANDREE
Ah bah!… Mais, voyons, réfléchis un peu. Pierre et moi sommes deux originaux; notre mise en ménage avec ce fameux contrat d'union le prouve assez… Ce qui arrive aujourd'hui était indiqué. C'était fatal… Bardichon fixa trois ans… comme pour un bail, tu te rappelles, avons-nous assez ri!… nous sommes au bout du rouleau… nous nous séparons, voilà!
MARTHE
Mais si gaiement.
ANDREE
Parbleu! Il faut finir joyeusement une liaison si bien commencée… tu ne voudrais pas que notre rupture soit aussi lamentable qu'un divorce… Merci bien! Où serait alors l'avantage du contrat d'union!
MARTHE
Enfin… Si c'est votre idée… Soit! Moi, ça m'a surprise parce que rien ne faisait prévoir…
ANDREE
Tout arrive dans la vie… surtout les choses qu'on ne prévoit pas!
MARTHE
Malheureusement! (elle se lève) Mais, dis donc, je me sauve! Il est six heures et je ne suis pas encore coiffée… c'est pour sept heures et demie, hein?
ANDREE
Oui.
MARTHE
Tu es déjà prête, toi?
ANDREE
Presque… Je n'ai plus que ma robe à passer… Le coiffeur est venu à deux heures.
MARTHE
Eh bien! A tout à l'heure.
ANDREE
A tout à l'heure. Et merci de tout ce mal…
MARTHE
Mais non, mais non… j'étais si heureuse de t'aider.
(Elle sort.)
SCENE IV
ANDREE, puis HORTENSE
ANDREE, inspecte un peu le salon puis elle appelle Hortense
Hortense!
HORTENSE, entrant
Madame!
ANDREE
Charvin a apporté les glaces?
HORTENSE
Oui, madame… les petits fours aussi.
ANDEE
Ah bon… Et est-on venu de chez Belloir.
HORTENSE
A l'instant. Tout est prêt.
ANDREE
Eh bien, vous allez m'aider à m'habiller… préparez ma robe.
(Hortense sort par la porte du pan de gauche qu'elle laisse ouverte).
HORTENSE, criant de la chambre
Madame mettra des bas assortis.
ANDREE
Naturellement! (elle se dirige vers la chambre, coup de sonnette) Ah, on sonne! Qu'est-ce qui vient déjà?… Allez voir, Hortense.
(Elle sort)
HORTENSE, quittant la chambre
Mon dieu, madame qui n'est pas prête.
(Elle sort par la porte du fond et revient bientôt avec Bardichon).
SCENE V
ANDREE, BARDICHON, HORTENSE
BARDICHON, entrant, à Hortense
J'attendrai qu'elle soit habillée.
ANDREE
Qui est là, Hortense?
HORTENSE
C'est monsieur Bardichon. (Elle entre dans la chambre).
ANDREE, de sa chambre
Ah! c'est vous?
BARDICHON
C'est moi! Comment ça va?
ANDREE
Très bien, merci… Excusez-moi, mon pauvre ami, je passe ma robe… je suis à vous dans un instant…
BARDICHON
C'est bon, c'est bon!… ne vous inquiétez pas, habillez-vous tranquillement.
ANDREE
J'ai bientôt fini… (à Hortense) Hortense, vite! agrafez-moi mon corsage… Attention à la dentelle surtout… Vite, vite!
BARDICHON
Mais ne vous pressez pas tant que ça, sapristi!
ANDREE
Là! ça y est!… mon collier… aïe! vous me pincez, maladroite! (elle apparaît à la porte) Vous voyez, ce n'est pas long… (elle se retourne vers la chambre) Rangez tout ça!
HORTENSE
Oui, oui, madame.
(Andrée entre en scène fermant la porte derrière elle).
SCENE VI
ANDREE, BARDICHON
BARDICHON
Peste, que vous êtes jolie, ce soir. Ca donne envie de vous embrasser.
ANDREE
Qui vous en empêche? (elle tend sa joue) Embrassez.
BARDICHON
Quoi, vous voulez…
ANDREE
Parbleu! où est le mal? Ne suis-je pas libre?
(Il l'embrasse)
BARDICHON
Pas encore… après souper seulement.
ANDREE
Quelle blague! Libre, je l'ai été l'instant même où j'ai quitté la maison de Belval le lendemain matin qui suivait notre discussion…
BARDICHON
C'est-à-dire, il y a trois semaines.
ANDREE
Parfaitement. Ce dîner, cette fête, cette rupture officielle et joyeuse ne sont que comédie… Ca ennuyait Pierre que je l'ai quitté la première… il trouvait ça humiliant… Alors, pour sauver les apparences… peut-être aussi pour couper court aux médisances, il a imaginé ce petit truc-là; une fête pour célébrer l'échéance du bail, pour consacrer officiellement notre séparation… (Elle hausse les épaules) Cela fait pendant à la journée du contrat… Du pur vaudeville.
BARDICHON
Mais, au fond, une idée excellente, généreuse…
ANDREE
Oh!
BARDICHON
Si. Je vous assure que Belval paraissait penser beaucoup plus à vous qu'à lui-même en me chargeant de vous exposer ce programme… vous l'avez vous-même compris en l'acceptant de si bonne grâce.
ANDREE
Cela m'était indifférent! Seulement, je n'avais pas de motif pour lui refuser ce qu'il demandait… C'est pour lui que je l'ai fait. Ainsi, tout à l'heure, Marthe m'interrogeait, voulait savoir… eh bien, je lui ai répondu, je lui ai dit tout ce que vous m'avez dit, l'autre jour… je répétais ça comme une leçon apprise par coeur.
BARDICHON
Elle s'en est aperçu?
ANDREE
Au contraire… elle admirait mon calme et mon indifférence…
D'ailleurs, elle avait raison, l'indifférence n'était pas jouée.
BARDICHON
Est-ce bien vrai?… Tout est bien brisé… bien fini?…
ANDREE
Radicalement.
BARDICHON
Alors, c'est grand dommage…
ANDREE
Non, mais qu'espériez-vous?
BARDICHON
Moi, rien… et pourtant! ça me semble tout drôle. Si vous saviez quelle affection j'avais pour vous deux. J'étais habitué à vous voir ensemble, si gentils, si aimants… Tenez, il faut que je vous dise… Cette soirée, cette fête… eh bien… c'est moi…
ANDREE
Comment… Alors, ce n'est pas Pierre?
BARDICHON
Mais non. C'est moi qui lui ai fait comprendre.
ANDREE
Ah bien, si j'avais su!
BARDICHON
Il est trop tard… Vous avez l'air de m'en vouloir.
ANDREE
Non… pas trop… J'envisage seulement l'attitude que Pierre et moi nous allons avoir l'un vis-à-vis de l'autre… C'était plus amusant, autrement.
BARDICHON
Pardonnez-moi… je ne pouvais pas croire que vraiment vous ne l'aimiez plus…
ANDREE
Après ce qu'il m'a dit… ce qu'il a fait. Songez qu'il n'a même pas cherché à me retenir… Et depuis six semaines pas une visite, pas un mot. Vous seul m'avez parlé de lui… Ah! je ne dis pas! Si tout de suite, il avait cherché… car je l'avoue, les premiers jours, c'était atroce, j'étais comme folle, il me semblait que jamais je ne pourrais recommencer une autre vie… Même un soir j'ai voulu mourir… m'empoisonner… du laudanum… je ne savais plus ce que je faisais… c'est le portrait de ma mère sur la cheminée, dans ma chambre, qui a arrêté le geste… (un temps) J'ai horriblement souffert, Bardichon! (un temps) Maintenant, tout est cassé… son silence… son indifférence… C'est fini!
BARDICHON
Irrévocablement?
ANDREE
Oui.
BARDICHON
Tant pis.
SCENE VII
LES MEMES, BELVAL
BELVAL, entrant
Bonjour.
ANDREE, se retournant brusquement
Ah!
BARDICHON
Bonjour.
BELVAL, après avoir serré la main du notaire. (A Andrée)
Pardonnez-moi d'entrer ainsi chez vous… Je n'ai pas dit à Hortense de m'annoncer.
ANDREE
Oh! ça ne fait rien…
BELVAL
Je viens un peu tôt, mais j'ai tenu à arriver avant les autres… pour jouer encore une fois le maître de maison.
ANDREE
Oui, je sais… Bardichon m'a expliqué… Asseyez-vous, je vous prie.
BARDICHON, se levant
Je vais vous laisser.
ANDREE
Mais, non, restez.
(Il se rasseoit, un long silence)
BARDICHON, embarrassé
Hum! Il a fait beau aujourd'hui.
BELVAL
Une belle journée, en effet.
ANDREE
Il a fait chaud…
(Nouveau silence)
BARDICHON, soudain
Ah! j'y pense! (à Andrée) Avez-vous le téléphone, ici?
ANDREE
Oui, pourquoi?
BARDICHON
J'ai à téléphoner à mon étude…
ANDREE
Eh bien, faites (désignant) Dans mon atelier, tout au fond du vestibule. Voulez-vous que je vous conduise?
BADICHON
Non, non, ne vous dérangez pas, je trouverai.
(Il sort)
SCENE VIII
ANDREE, BELVAL
BELVAL
Vous êtes installée, maintenant.
ANDREE
Oui, complètement, depuis huit jours.
BELVAL
Vous avez dû avoir du mal… seule…
ANDREE
Non, pas trop, ça m'amusait… Marthe est venue pour m'aider, du reste.
BELVAL
Ah… Elle a dû être surprise… quand elle a su… notre rupture…
ANDREE
Oh oui, beaucoup! Elle était navrée, j'ai dû la consoler.
(Elle rit)
BELVAL
Ah! c'était vous…
ANDREE
Oui… Loret aussi est venu…pour aider le tapissier.
BELVAL
Enfin, à présent vous êtes tranquille, vous avez entièrement repris votre vie d'autrefois?
ANDREE
Non, pas encore… cette soirée bouleverse tout, ici, mais c'est l'affaire de quelques jours… Et vous, vous êtes resté longtemps en Bretagne?
BELVAL
Je l'ai quittée deux jours après vous…
ANDREE
Vous êtes rentré à Paris?
BELVAL
Non, je suis allée en Touraine chez Cellier, puis dans les Vosges, chez
Mouzac… et avant de rentrer à Paris j'ai piqué une pointe vers
Biarritz…
Il n'y a que trois jours que je suis ici.
ANDREE
Ah, bah! vous avez beaucoup voyagé; il me semble que vous détestiez les voyages, autrefois?
BELVAL
On change…
ANDREE
Bardichon ne m'avait pas dit…
BELVAL
Vous lui avez demandé?
ANDREE
Non, c'est vrai!… Et maintenant?
BELVAL
Maintenant, je vais rester à Paris… reprendre mes travaux…
ANDREE
Votre roman est fini?
BELVAL
Non; mon drame non plus, mais je vais bâcler tout ça, très vite.
ANDREE, vivement
Il ne faut pas, si ça allait être moins bien!
BELVAL
Tant pis. Je n'ai pas la tête aux travail en ce moment. Si ce n'étaient les engagements pris ultérieurement je partirais… j'ai l'humeur vagabonde depuis quelque temps.
ANDREE
Vous voudriez partir?
BELVAL
Oui, loin, très loin… Vous allez rire, il me semble que je vais m'ennuyer cet hiver (il rit) Vous allez me manquer… l'habitude de ne plus être seul.
ANDREE
Quelle idée… On s'y fait très vite vous verrez. Dans huit jours vous n'y penserez plus.
BELVAL
Au fait, c'est possible, si j'en juge par vous-même.
ANDREE
Oh, moi!
BELVAL
Eh bien?
ANDREE
Vous aviez raison: j'ai repris très vite ma vie d'autrefois… Après ces trois ans mon indépendance d'aujourd'hui m'amuse… ça me semble nouveau… j'ai goûté un certain charme à revenir maîtresse de mes actions.
BELVAL
Oh, je n'ai pas été bien tyrannique! Je n'ai jamais pesé sur votre volonté. Vous étiez libre…
ANDREE
Certes!… mais vous savez combien je suis capricieuse, fantasque… une drôle de petite nature, au fond.
BELVAL
Non. Tu étais… Vous étiez, très douce, très aimante.
ANDREE
Oh!
BELVAL
Si. Nous avons été très heureux ensemble… avouez-le… trois années de vrai bonheur.
ANDREE
Peut-être (on sonne). On a sonné. Ce sont eux (elle écoute).
BELVAL
Déjà!
ANDREE
Non, c'est un fournisseur.
BELVAL
Je respire… j'ai eu un trac…
ANDREE
Pourquoi?
BELVAL
Parce qu'on est très bien comme ça… tous les deux… Il me semble presque être encore à l'année dernière… il n'y a que l'appartement qui me fait froid… (il se lève et regarde autour de lui) Je ne le connais pas… C'est nouveau, il m'impressionne. On dirait que je suis un étranger ici… Il faut que je fasse connaissance avec lui.
ANDREE
Vous voulez le visiter?
BELVAL
Ce n'est pas la peine. Indiquez-moi seulement. Qu'est-ce qu'il y a là?
ANDREE
La salle à manger
BELVAL
Bon… et ici?
ANDREE
Le fumoir.
BELVAL
Comment, le fumoir? Il n'y a pas d'homme avec vous?
ANDREE, souriant
Pour ce soir, seulement… les autres jours, ce sera la lingerie.
BELVAL
C'est mieux… Et là?
ANDREE
C'est ma chambre.
BELVAL
Ah! c'est là… (il hésite puis se dirige vers la chambre) Vous permettez?
ANDREE
Vous voulez la voir?
BELVAL
De loin… pour comparer (il ouvre la porte) Ah! vous n'avez plus les mêmes rideaux (se tournant vers Andrée) Pourquoi avez-vous changé les tentures? Les autres étaient très belles.
ANDREE
J'ai voulu ne rien garder… Tout est nouveau dans cette chambre.
Examinez bien.
BELVAL, regardant
C'est vrai, tout est nouveau. Pourquoi?
ANDREE
Une idée à moi.
BELVAL
Alors… les autres meubles?… vendus… dispersés?…
ANDREE
Non, relégués… dans la chambre d'à côté.
BELVAL
Relégués… comme le passé… comme tout (il referme la porte).
ANDREE
Dame! Je me suis fait une vie nouvelle… entièrement.
BELVAL
Je vois ça… (un temps, brusquement) Et Frontin est-ce qu'il vient souvent ici?
ANDREE
Non, jamais! je le verrai ce soir pour la première fois depuis mon retour. Mais pourquoi cette question?… quel rapport?
BELVAL
Il n'y a pas de rapport, n'en cherchez pas! (il s'assied).
ANDREE
Qu'est-ce que vous avez? Vous êtes tout drôle.
BELVAL
Ne faites pas attention, ce n'est rien… Je suis patraque depuis quelque temps.
ANDREE
Comment! vous êtes souffrant? Vous ne m'avez pas dit…
BELVAL
Je ne pensais pas que cela pût vous intéresser.
ANDREE
Oh!
BELVAL
Ne sommes-nous pas devenus deux étrangers l'un pour l'autre?
ANDREE
Si, certainement!… Néanmoins je serai toujours heureuse d'avoir de vos nouvelles.
BELVAL
Vrai?
ANDREE
Sans doute! Etrangers nous le sommes entièrement dans le présent, dans l'avenir… mais le passé…
BELVAL
Oui, le passé est là… on ne peut pas le rayer de son existence… ni le changer, en faire un nouveau.
ANDREE
Malheureusement non, on ne peut pas (elle soupire).
BELVAL
Alors, Andrée… Si je te demandais de revenir?
ANDREE, se levant vivement
Oh, non! Ca, jamais! C'est fini! C'est fini!… Trop tard…
BELVAL
Tu ne veux pas?
ANDREE
Non, non! bien sûr!… Quoi qu'on en dise les raccommodements ne valent jamais rien.
BELVAL
Si… on prétend que, souvent, c'est plus solide après qu'avant.
ANDREE
Je n'en crois rien.
BELVAL
On pourrait essayer.
ANDREE
C'est inutile, je n'ai plus la foi… c'est fini! entièrement fini!
BELVAL
Permets-moi seulement de venir ici, quelquefois?
ANDREE
Pour quoi faire?
BELVAL
Pour te voir, pour te raconter ma vie, pour connaître la tienne?
ANDREE
A quoi bon! Nos existences vont être totalement différentes à présent… Nous avons bifurqué, nos chemins ne sont plus les mêmes.
BELVAL
Parce que tu le veux bien. Nous pourrions rester amis… Quand même, malgré tout… C'était déjà beaucoup qu'il y ait entre nous une rupture avec des regrets, des tristesses… pourquoi y mettre de l'amertume, de la haine peut-être?
ANDREE
Non, ce que vous demandez n'est pas possible. Plus tard, vous le regretteriez vous-même… ce serait flétrir nos souvenirs que de les effeuiller ensemble. Quand on s'est aimé comme nous nous sommes aimés, on ne peut pas faire pousser l'amitié sur les ruines de l'amour.
BELVAL
Vous avez peut-être raison… les choses mortes ne reviennent jamais, mais je ne voulais pas croire que ce fût vraiment mort… j'espérais… j'étais fou! Ah! maintenant je vois clair. Je raisonne, je n'hésite plus (il se lève).
ANDREE, inquiète
Qu'est-ce que vous allez faire?
BELVAL
Ecrire.
ANDREE
Vous voulez écrire?
BELVAL
Oui. Vous avez ce qu'il faut?
ANDREE
Là… l'encre et le papier sur la table.
BELVAL
Merci… (il va à la table, s'asseoit et écrit).
ANDREE, à part
Il me fait peur! (haut) Quelle est cette lettre?
BELVAL
Un engagement… j'accepte les offres des directeurs du Grand Journal… Ils m'ont demandé de partir aux Indes… pour des recherches très importantes. C'est une proposition très avantageuse… sous tous les rapports. J'étais insensé de vouloir refuser!
ANDREE
C'est loin, les Indes… Et ce serait pour longtemps?
BELVAL
Cinq ou six ans, je pense… Il faut remonter aux origines de ce pays et de ses habitants, étudier les races, les religions, en refaire l'histoire… C'est un travail immense!
ANDREE
Oui, ce sera long! Et vous acceptez?
BELVAL
Par cette lettre, oui (cachetant sa lettre) Là, ça y est!… (il se lève) (il donne la lettre à Andrée) Voulez-vous avoir la bonté de la faire porter.
ANDREE
Tout de suite?
BELVAL
Si c'est possible.
(Il descend la scène et s'asseoit sur le canapé. Andrée regarde Belval puis la lettre. Elle hésite).
ANDREE, rejetant la lettre et allant à Pierre
Tu pleures?… Pourquoi pleures-tu? Il ne faut pas pleurer, Pierre.
BELVAL
Non, il ne faut pas; mais c'est malgré moi… C'est en vain qu'on se raisonne… les plus forts ne sont pas maîtres… (il met la tête dans ses mains).
ANDREE, très émue
Voyons, essuie tes yeux, je ne veux pas que tu pleures.
BELVAL
J'avais tant espéré…
ANDREE, s'asseyant près de lui
Eh bien n'y pensons plus… C'est fini!
BELVAL
Qu'est-ce qui est fini? La lettre est partie?
ANDREE
Non… elle est là… je n'ai pas pu.
BELVAL, prenant Andrée dans ses bras
Oh!… c'est bien vrai? Tu ne veux pas que je parte?
ANDREE, les larmes aux yeux
Non, c'est trop loin. Je ne veux pas que tu me quittes… je t'aime toujours, moi!
BELVAL, joyeux
Oh ma Dédée! C'est vrai! bien vrai!… Tu ne m'en veux plus! Nous n'allons plus nous quitter jamais, jamais!
ANDREE, pleurant sur son épaule
Non, jamais.
BELVAL, souriant
Ma chérie! (il l'embrasse) Tu ne voulais pas tout à l'heure. Tu me repoussais…
ANDREE
C'était l'orgueil. J'aurais voulu me jeter dans tes bras et je ne pouvais pas… Je me raidissais pour ne pas céder.
BELVAL, l'embrassant encore
Tu m'as fait souffrir, petite méchante.
ANDREE
Toi, aussi… là-bas… le matin quand je suis partie. Tu n'as pas cherché à me retenir… tu es allé te promener pour ne pas me voir…
BELVAL
J'étais encore sous le coup de la discussion de la veille… Et tu as eu de la peine?… beaucoup?
ANDREE
Si j'en ai eu! Dans la voiture qui m'emportait loin de toi, je sanglotais… je criais de désespoir… Ah! comme je désirais que tu coures après moi, que tu m'empêches de prendre le train, que tu me ramènes… Ce que je m'en fichais, alors, des potins des Rumodu et des Kermareck!
BELVAL
Et il m'aurait été égal alors à moi de quitter la Bretagne, comme tu me l'avais demandé… Quel sale pays!
ANDREE
Alors, quand tu ne m'as pas retrouvée à ton retour?
BELVAL
Je ne croyais pas… je ne pouvais pas croire que tu fusses vraiment partie… il y a avait en réalité si peu de motifs que je me disais: c'est pour me faire peur… et je t'attendais… Quand j'ai compris… Ah!… j'avais envie de me jeter du haut de la falaise… Bardichon ne me quittait pas… il voyait bien… Au bout de trois jours, je suis parti… Ca valait mieux… Si j'étais rentré à Paris et que tu m'aies repoussé, j'aurais fait un mauvais coup, la jalousie m'aveuglait!
ANDREE
Oh!
BELVAL
Si… Tu ne sais pas combien je t'aime… je ne savais pas moi-même. Il faut avoir souffert pour comprendre.
ANDREE
Oui, ça ouvre les yeux… cruellement.
BELVAL
Mais c'est fini maintenant… Nous allons être heureux.
ANDREE
Ne plus nous quitter jamais… la leçon a suffi.
BELVAL
Oui… je te veux complètement à moi… avec toutes garanties, cette fois, (en riant) même légales.
ANDREE
Tu veux, toi?
BELVAL
Oui, j'ai compris… Je vois bien maintenant que l'union libre n'est pas possible dans un monde comme le nôtre. Le contrat d'union n'est encore qu'une utopie.
ANDREE
Alors?
BELVAL
Nous allons nous marier tout simplement
ANDREE
Mon Pierre…
BELVAL
Ma Dédée.
(Ils s'embrassent)
SCENE IX
LES MEMES, MARTHE
MARTHE, à la cantonade
Ne te dérange pas, Andrée. C'est moi et Loret (entrant, apercevant
Belval et Andrée) ô pardon.
ANDREE
Mais, non! Arrive donc…Il faut que je t'apprenne tout de suite la grande nouvelle: Pierre et moi nous nous marions.
MARTHE
Comment!… c'est vrai? (elle va vers eux les mains tendues) Tous mes compliments!… (à Andrée) C'était donc ça, petite cachottière!… Elle ne se faisait pas de bile… ne pleurait pas. Je m'étonnais aussi… Parbleu! elle se mariait.
(Dans le fond Bardichon et Loret apparaissent).
SCENE X
LES MEMES, BARDICHON, LORET
LORET
Qui est-ce qui se marie?
MARTHE
Tous les deux.
LORET
Vous vous mariez! Mais alors que faites-vous de vos belles théories?
C'est la faillite du contrat d'union!
ANDREE, joyeusement
Nullement! c'est sa glorification.
BELVAL
Il permet aux amoureux de s'apprécier, de se connaître bien, avant l'engagement définitif.
ANDREE
Sans compter qu'il y a bien des chances pour que les époux, après un stage comme le nôtre, n'aient jamais ensuite recours au divorce.
MARTHE
En effet! Ainsi le contrat d'union…
BARDICHON
Est le sentier qui conduit à la mairie.
RIDEAU
MONTIVILLIERS
Imprimerie du "Journal de Montivilliers"
H. RILLET
49, Rue Félix-Faure, 49
End of Project Gutenberg's Le Sentier, by Max du Veuzit and Robert Nunès