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Le sentiment religieux

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II

Le sentiment religieux est un sentiment qui se déploie dans des relations personnelles entre l’homme et une divinité conçue comme personnelle. Mais de même que la vie sociale ne se réduit pas au sentiment social, de même aussi la religion ne se réduit pas au sentiment religieux. Dans des relations vivantes de personne à personne, c’est la personne tout entière qui se trouve et ne peut pas ne pas se trouver engagée. Or, au point de vue psychologique, dans la constitution de l’être humain, le sentiment n’est pas tout : la volonté, l’intelligence s’y montrent aussi intégrés. Est-il besoin de protester que nous n’avons aucune superstition pour le chiffre 3 et que nous tenons pour bien et dument enterrée la vieille théorie classique des facultés séparées, des entités chères à la philosophie écossaise et à la philosophie éclectique ? Il est plus nécessaire de repousser toutes les tentatives faites pour réduire un de ces termes à l’autre, de nous refuser comme M. Ribot à voir dans les états affectifs des états secondaires, dérivés, superficiels, « de l’intelligence confuse », de résister aux efforts dialectiques de Secrétan pour faire sortir l’intelligence de la volonté par un retour ; une réduplication sur soi-même : la méthode psychologique ne sanctionne pas ces subtiles transformations métaphysiques. Autre chose est le sentir, autre chose le vouloir, autre chose le penser.

Mais alors se posent deux questions :

1o Quels sont les rapports du sentiment religieux avec l’intelligence ?

2o Quels sont les rapports du sentiment religieux avec la volonté ?

Forcé de nous restreindre, nous bornerons notre étude à la religion parfaite, le christianisme. Envisageons d’abord le premier problème : Quelles sont dans la vie chrétienne les relations du sentiment avec l’intelligence ?


En réalité, le mot intelligence recouvre d’une même étiquette deux éléments d’une très inégale valeur : la raison d’une part, et de l’autre, l’intelligence proprement dite. Cette distinction, que les empiristes purs refusent ou négligent de faire, s’impose : sans elle il est impossible de rendre justice à la réalité des choses psychologiques.

La raison est l’ensemble des lois qui sont la condition même de l’expérience, et lui préexistent logiquement, quoiqu’elles ne passent de la puissance à l’acte et ne se réalisent au concret que par, dans et avec l’expérience. C’est donc l’ensemble des lois et principes qui sont la condition même de la vie sensible : sensation et perception, de la vie affective : sentiments et émotions, de la vie morale : volonté et pratique du bien, et enfin de la vie sociale et de la vie religieuse. Ces lois et principes rationnels, au nombre desquels doit être inscrite la loi morale, sont innés, donnés dans notre constitution.

Dans un sens, c’est la raison qui a la primauté, puisque c’est elle qui promulgue la loi à laquelle la vie affective doit se soumettre ; dans un autre sens, pourtant, c’est à la vie affective que cette primauté revient, car la vie affective, c’est l’être, tandis que la loi morale est une règle abstraite qui n’existe que par et pour l’être concret ; la règle suppose quelque chose à régler, elle se rapporte aux désirs, aux inclinations, aux tendances, et n’aurait plus d’objet si on supprimait le sentiment. La vie affective, c’est ce que l’individu est en fait ; la loi morale, c’est ce que la vie affective doit être.


Tandis que la raison est la faculté des lois, l’intelligence proprement dite est la faculté des idées. Laissant de côté la question difficile des origines[43], on peut dire que, dans la vie chrétienne actuelle, l’idée est sans aucun doute étroitement mêlée au sentiment religieux, comme elle l’est au sentiment social, et qu’en sus de cette alliance indissoluble de simultanéité, il y a des relations réciproques et inverses de succession, et plus que de succession, de causalité. Émotion et idée se développent intérieurement l’une à l’autre dans une incessante réaction mutuelle, et, normalement, chacune des deux s’enrichit de tout ce qui enrichit l’autre.

[43] Voici le point de vue auquel, le cas échéant, on se placerait pour résoudre cette question : La raison, comme telle, ne contient pas Dieu d’une façon explicite et immédiate. Dieu n’est pas réductible à une loi, il est un être. Il suffit à la raison pour sa gloire de contenir des principes indispensables à l’aide desquels l’homme pourra s’élever à Dieu par son intelligence et qui permettront à la vie religieuse de naître et de fonctionner. — D’une manière générale, tout exercice de l’intelligence réclame une expérience préalable ; l’intelligence ne peut travailler que sur des données qu’elle élabore lorsqu’elles lui ont été fournies par l’expérience. L’intelligence, dans le domaine religieux, ne déroge pas à cette règle. Toutefois, une seconde distinction ici s’impose. Ce que l’intelligence religieuse implique avant elle, c’est simplement l’expérience sensible, la première en date de toutes les expériences ; elle suppose à vrai dire non seulement l’expérience sensible, mais certaines interprétations intellectuelles de ces expériences sensibles. Par ses sens, l’homme primitif subit la pression du milieu extérieur, il réagit contre ces impressions multiples et confuses, il leur applique les principes cardinaux de la raison, il conçoit un monde extérieur : nature et humanité. L’idée religieuse, sous sa forme élémentaire, surgit d’une nouvelle application des lois rationnelles de causalité et de finalité à ce monde extérieur ainsi conçu : l’individu se rattache, avec la nature elle-même et l’humanité, à un être ou à des êtres supérieurs, divins. En effet, comme l’a proclamé saint Paul, « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages » (Rom. I, 20). L’idée religieuse se complète et s’épure par une nouvelle application de la raison (lois de moralité) à l’individu, à la société et à Dieu. — La première idée religieuse n’a donc pas suivi chronologiquement le premier sentiment religieux. L’a-t-elle précédé ? ou bien idée et sentiment ont-ils jailli ensemble dans un même élan de l’être tout entier ? Il est difficile de le décider. Une réponse unique n’est peut-être pas de mise. Qui sait si les deux possibilités ne se sont pas réalisées toutes deux parmi les divers membres de l’humanité primitive ? Quoi qu’il en soit, la première émotion religieuse a nécessairement dû envelopper une croyance, un jugement, une notion. Sans cet élément intellectuel, la première émotion religieuse n’aurait pas été religieuse.

Comme dans tous les domaines, dans le domaine religieux aussi, le sentiment est la force qui met en branle l’intelligence, lui donne l’impulsion, se sert de cet instrument compliqué comme d’un outil, l’emploie à ses fins, et tend à la perfectionner par l’exercice même qu’il lui impose. Comme dans tous les domaines, dans le domaine religieux aussi, la science dépend de l’expérience. Qui parum sentit, parum scit, a dit fort justement Œtinger, et la théorie de Schleiermacher est vraie d’après qui la dogmatique travaille sur un objet donné, la conscience chrétienne, prise à un moment précis de son développement, et en traduit les expériences intimes en langage scientifique. La dogmatique n’est qu’un effort pour égaler l’intelligence à la vie. Quelles différences doctrinales entre un saint Augustin et un Luther, un Calvin et un Spener ou un Zinzendori, un Wesley et un Whitefield, un frère morave et un docteur écossais ou genevois !… Quelles différences même entre un Bossuet, un Fénelon, un Pascal, un Vincent de Paul ! Bien plus, quelles différences déjà entre un saint Jean, un saint Jacques, un saint Pierre, un saint Paul ! Ces noms désignent en vérité presque autant de dogmatiques diverses. Il est incontestable que, pour une bonne part tout au moins, ces divergences doctrinales sont comme le reflet de divergences plus profondes, et que la vie affective particulière de chacun de ces grands chrétiens a donné une coloration et une orientation toute spéciale à leur pensée. Et qui sont, dans le domaine de la spéculation, les grands rénovateurs sinon ceux qui ont eu le courage et la puissance de revenir par l’expérience intime à la vue directe et au contact immédiat des choses, après s’être d’abord dégagé des attitudes routinières et de l’érudition livresque ; qui, après avoir cherché quand il le fallait à dissoudre par la critique l’enveloppe de mots qui recouvrait la vérité, ont rendu à tous les éléments de celle-ci leur sens psychologique profond, ont vivifié leur pensée réfléchie, l’ont baignée de réalité, ont éprouvé leurs idées au contact de l’être, et serrant toujours de plus près le réel, ont apporté une philosophie et une théologie concrètes, fruit de la méditation et de la vie ?

Le sentiment précède ainsi et conditionne la connaissance scientifique. Il arrive de même qu’il précède et conditionne la connaissance simple et populaire, sans prétention, et, par exemple, que telle âme soit convertie, sans se douter seulement qu’elle l’est. Il y a peut-être peu de phénomènes psychologiques plus surprenants au premier abord que celui-là, mais il n’y en a pas de plus authentique. Après avoir passé toute une matinée en prières sur une colline couverte de forêts, « tout à coup, sans savoir comment, Finney s’aperçoit qu’une paix inconnue remplit son âme. « Qu’est-ce que cela ? se dit-il. Je n’ai plus le sentiment de mon péché ; j’aurai contristé le Saint-Esprit par mon importunité. Oui, c’est bien cela. Comment un pécheur tel que moi a-t-il eu l’audace de prendre Dieu au mot ? C’était un acte d’outrecuidance, un blasphème. J’ai peut-être commis le péché contre le Saint-Esprit. » Incapable de rien comprendre à cette absence complète de sentiment du péché, Finney cherche à le réveiller dans son âme. Impossible : ses pensées, malgré qu’il en ait, se détournent de lui-même pour se fixer sur Dieu avec une douceur inexprimable. » Un peu plus tard, Finney s’explique sa situation : « Le dogme de la justification par la foi, dit-il, m’a été enseigné comme une vérité d’expérience… Du moment où, dans le bois, j’avais cru, la conscience de condamnation m’avait été ôtée, et c’était pour cela que tous mes efforts pour rappeler dans mon âme le sentiment du péché avaient été vains[44]. »

[44] M. Frommel a relevé un trait analogue dans la conversion de Nettleton. Là aussi il y a « un changement effectif des dispositions de son cœur, antécédent à la connaissance qu’il en a… La surprise qu’il en éprouve, son effroi d’avoir perdu jusqu’à la conviction de son péché, la manière naïve surtout et tout empirique dont il s’assure de la transformation qui, à son insu, vient de s’opérer en lui, démontrent que quelque chose s’est passé au plus intime de son être, à quoi, s’il en a fourni les conditions, sa volonté consciente n’a point participé ». (La Foi et la Vie, 16 janvier 1901.)

Si telle est l’influence et la priorité du sentiment sur l’idée, inversement aussi, l’intelligence peut agir sur les tendances et les désirs pour les modifier. Chaque idée n’a-t-elle pas comme son timbre émotif spécial, sa résonnance affective possible ? C’est en maintenant certaines idées dans le champ de la conscience, en évoquant certaines images, qu’on peut modifier la partie affective de son être. Historiquement, on peut dire que le progrès du sentiment est lié à celui de l’intelligence ; et que le sentiment, d’abord en quelque sorte homogène, vague et confus, n’acquiert d’individualité, d’existence différenciée, ne se spécialise que grâce à l’idée et reçoit de l’idée ses nuances, ses teintes délicates, ses développements divers. Bien plus, dans l’état actuel du Christianisme, il y a incontestablement des idées qui sont pour l’individu antérieures à toute expérience chrétienne de sa part, et qui, bien loin de dériver de son expérience individuelle, la conditionnent et la provoquent. Jamais, si on ne lui avait parlé d’abord clairement ou obscurément de l’Évangile, un chrétien ne tirerait de son expérience religieuse l’idée de l’existence de Jésus-Christ, des prophéties réalisées en sa personne, de la mort et de la résurrection corporelle de l’homme-Dieu. C’est qu’aussi bien, sans des connaissances de ce genre — nous n’avons nulle intention d’en dresser ici la liste, — sans certaines connaissances détaillées ou fragmentaires, pures ou mêlées d’erreur, peu importe, l’expérience religieuse elle-même de cet individu ne se serait jamais produite. Cet homme se convertit : qu’est-ce à dire, sinon que la vérité chrétienne devient pour lui un principe d’unification intime, pénètre et colore peu à peu de sa nuance tout le contenu de sa vie ? Au lieu qu’elle était jadis en lui stérile, froide et morte, aujourd’hui il la pratique intérieurement, et la vérité devient ainsi une habitude de son moi tout entier, une habitude informatrice qui influe sur chacun de ses actes, une force qui met en jeu et multiplie toutes ses énergies. Désormais il vit ses idées. Et vivre une idée, c’est la nourrir, la renouveler sans cesse par l’accession d’autres idées ; c’est la pétrir par la réflexion en vue de lui assurer une efficacité durable, de la rendre praticable, de l’adapter à la réalité et d’adapter la réalité à elle, c’est mettre en elle toute son âme, c’est voir l’univers entier à travers elle, c’est y verser tous les flots de sa vie intérieure, c’est y croire sans interruptions ni limites au lieu de lui réserver des moments et des domaines, c’est la prendre comme levier du progrès spirituel ; vivre une idée, c’est la convertir en sa propre substance, l’intégrer à son moi, l’organiser avec l’ensemble de sa vie. Qui mesurera la puissance incalculable de l’idée ?

Pour appuyer ma thèse, j’emprunterai mes arguments à l’un des psychologues religieux qui paraissent au premier abord lui être le plus contraires. Dans les remarquables articles[45] où il raconte et étudie divers cas de conversion, M. Frommel nous apprend — je reproduis ses propres expressions — qu’« une pensée frappa subitement Nettleton, une idée le troubla beaucoup et laissa dans son esprit une impression ineffaçable… » Quelque temps après, « des paroles de l’Écriture transpercent son âme — je continue de citer — les doctrines évangéliques de la souveraine grâce et de l’élection divine deviennent pour lui la cause de troubles profonds. Ces pensées déchiraient son cœur. » Et M. Frommel conclut sur Nettleton que « les doctrines et les influences intellectuelles du christianisme ne sont pas absentes de sa conversion, puisqu’il entend des prédications, lit sa Bible et des ouvrages de piété ». Converti, Nettleton devient convertisseur. Et M. Frommel dépeint en ces termes la prédication expérimentale de Nettleton : « La doctrine n’était point absente… Armé de la doctrine, le prédicateur descendait au plus profond des cœurs[46]. » Enfin, Adolphe Monod, cité par M. Frommel, écrit : « Un jour, c’était le 21 juillet 1827, me promenant dans les rues de Naples, accablé comme toujours par une mélancolie sans consolations, je me dis tout d’un coup : d’autres ont été tristes avant toi, ils ont trouvé la paix dans l’Évangile. Pourquoi ne l’y trouverais-tu pas ? Sous l’impression de cette pensée, je rentrai chez moi, je me jetai à genoux, et je priai comme je n’avais encore prié de ma vie. A partir de ce jour, une vie intérieure commença pour moi… et une fois engagé dans cette voie, le Dieu de Jésus-Christ auquel je venais d’apprendre à me confier, a fait peu à peu le reste. »

[45] La Foi et la Vie, du 1er janvier au 16 avril 1901.

[46] De même le gradué d’Oxford, dont M. Leuba a publié et dont M. Frommel a traduit l’autobiographie, ne cache pas le rôle important joué dans sa conversion par des textes bibliques, des paroles… des idées.

Il y a donc, entre l’intelligence et le sentiment, d’incessantes relations mutuelles. Si on nous demande là-dessus : de ces deux termes, en est-il un qui doive être considéré comme principal ? L’intelligence est-elle le pouvoir régulateur et souverain auquel il faille tout subordonner ? Est-elle fondée à réclamer qu’on lui reconnaisse une primauté de juridiction parmi les manifestations diverses de la vie consciente ? Doit-elle gouverner dans l’homme ? Nous répondrons sans hésiter : l’intelligence est une lumière qui nous guide et non une force qui se suffit, c’est un auxiliaire et non un chef.

Certes, c’est un auxiliaire indispensable et une lumière sans laquelle il est inévitable de s’égarer. Il y a erreur et péril à déprécier l’intelligence, à prêcher un abandon paresseux de la pensée claire et maîtresse de soi pour je ne sais quel rêve obscur d’une équivoque mysticité. Un gracieux conteur, M. T. de Wyzewa, écrivait naguère : « Si nous devons, comme nous l’ordonne Notre Seigneur Jésus-Christ, arracher l’œil droit, couper la main droite, qui font tomber dans le péché, nous devons nous efforcer surtout de détruire en nous l’intelligence, cette soi-disant faculté de savoir et de penser ; car toute science est vaine, toute pensée est vaine, et c’est d’elle que naît toute la souffrance qui est dans le monde. » Bien des mystiques, j’allais dire des sentimentalistes chrétiens, seraient disposés à contresigner ces paroles. Nous n’en sommes pas réduit aux suppositions ou aux procès de tendances. Pour nous borner à trois exemples pris dans des sphères différentes, Saint-Cyran déclarait à Arnauld : « Il n’y a rien de si dangereux que de savoir. » Saint Vincent de Paul ne craignait pas de dire aux jeunes gens qui entreprenaient des études de théologie que les personnes grossières et ignorantes font pour l’ordinaire mieux l’oraison que les hommes savants, et que Dieu prend plaisir à se communiquer aux simples, parce qu’ils sont plus humbles que les doctes qui ont pour l’ordinaire quelque bonne opinion d’eux-mêmes ; que l’orgueil perdait les savants, comme il avait perdu les anges ; que le plus petit démon des enfers en savait davantage que le plus subtil philosophe et le plus profond théologien de la terre ; que Dieu n’a point besoin des savants pour faire ses œuvres[47]. » Après cela, on se demande avec curiosité s’il s’est trouvé beaucoup de jeunes gens, amis de saint Vincent, pour s’adonner avec enthousiasme aux labeurs scientifiques ! En Allemagne, il est à déplorer que le piétisme dont Spener était le chef n’ait pas hésité à accréditer ce préjugé funeste, si répandu depuis et si indéracinable en certains milieux, que la science et la piété sont incompatibles, que la science est même nuisible à la vraie piété. Qu’en résulta-t-il ? C’est qu’un demi-siècle après, le piétisme se trouva tout aussi impuissant que l’ancienne orthodoxie à opposer une digue au torrent du rationalisme qui envahit avec une rapidité effrayante les universités et les chaires. Et l’on peut accuser le piétisme, en négligeant la science, d’avoir préparé indirectement et sans le vouloir, le triomphe du rationalisme.

[47] Biographie de saint Vincent de Paul, par Abelly, t. II, p. 295.

Les assertions fantaisistes de M. de Wyzewa trouvent leur réfutation dans les belles et fortes paroles de M. Fallot : « Il n’est piété plus opposée à celle de Jésus que la piété qui renonce à penser. Dans ses enseignements, rien de systématique sans doute, mais aucun mot qui ne soit marqué de l’empreinte d’une intelligence toujours en éveil… La vie parfaite implique au reste une plénitude de conscience qui ne peut exister sans un appel constant à l’intelligence. Celui qui recommandait d’aimer Dieu de toute son intelligence (Marc XII, 33), mettait son intelligence dans chacune de ses paroles, en sorte qu’il atteignait à cette simplicité merveilleuse, qui est le privilège d’une pensée maîtresse d’elle-même[48]. »

[48] Qu’est-ce qu’une Église ? p. 39.

Mais si l’intelligence doit être maintenue, elle ne doit pas dominer. Ce serait tomber dans l’intellectualisme que de lui laisser prendre le premier rang. — L’intellectualisme ! je n’ignore pas qu’on a usé et abusé du terme pour flétrir les objets divers de désapprobations plus ou moins légitimes. L’intellectualisme est devenu comme une sorte de monstre, qui, au fur et à mesure des besoins de la polémique, et pour la commodité du discours, se grossit de toutes les erreurs, de tous les préjugés, de toutes les contradictions qu’il est possible à un auteur ingénieux de découvrir chez ceux qui ne pensent pas comme lui. Puisqu’il est entendu que le mot intellectualisme doit être pris en un sens péjoratif, déclarons du moins et proclamons bien haut que ce n’est pas être intellectualiste que de croire à l’influence des idées sur les sentiments, et de se préoccuper de la doctrine, c’est-à-dire, après tout, de la vérité. Ce n’est pas être intellectualiste que de se refuser à tout absorber dans l’émotion, tout, y compris la raison elle-même. Ce n’est pas être intellectualiste que de se refuser à ramener la loi morale au sentiment pur. L’intellectualisme véritable et damnable, c’est celui qui consiste à attacher tant d’importance à la doctrine, œuvre de l’intelligence, qu’on la lui accorde presque toute, que de moyen on la transforme en but, et qu’on en vient à mesurer au degré de l’orthodoxie la valeur morale et religieuse des autres et de soi-même. — Il y a deux voies, semble-t-il, par où l’intellectualisme peut se glisser dans une âme religieuse : la voie ecclésiastique, et la voie scientifique[49]. D’une part, un homme d’Église qui croit à l’influence des doctrines sur la piété et qui se tient, de ce chef, pour obligé de les défendre contre ceux qui les attaquent, peut se laisser aisément aller par réaction à dépasser son propre point de vue, à exagérer le rôle et la valeur des dogmes, et même il peut s’habituer si bien à prôner les idées, que la vie lui glisse entre les doigts sans qu’il s’en doute et qu’il ne retienne que la doctrine. Après s’être attaché à la doctrine pour la vie, on s’attache à la doctrine pour la doctrine, de même, suivant une comparaison empruntée à Stuart Mill, que l’avare, après avoir aimé l’argent pour les jouissances qu’il procure, finit par aimer l’argent pour l’argent. D’autre part, un savant chrétien — Scherer n’en a-t-il pas fourni à l’Église et au monde une illustre et triste démonstration ? — peut débuter par mettre au premier plan le sentiment en pratique et en théorie. Mais voici, à force de réfléchir, d’étudier, d’analyser, de spéculer, il contracte comme une hypertrophie de l’intelligence, à laquelle court le risque de correspondre bientôt une atrophie symétrique du sentiment ; car on dirait parfois que notre être psychique ne dispose que d’une quantité limitée de force mentale, et que lorsque cette force se porte en abondance sur un point, il faille qu’elle manque ailleurs. Alors le groupe des sentiments religieux se dissout comme par morceaux, la sphère affective se rétrécit de plus en plus ; on continue quelque temps encore à mettre l’émotion au premier plan en théorie, tandis qu’elle a déjà baissé dans la vie. Et peu à peu la théorie s’ébranle pour suivre et rejoindre la pratique, la dissolution menaçante est là ; finalement on perd tout, la doctrine comme la vie !

[49] M. Murisier a divisé en deux groupes les maladies du sentiment religieux : 1o maladies causées par l’hypertrophie de l’élément individuel de l’émotion religieuse ; 2o maladies causées par l’hypertrophie de l’élément social de l’émotion religieuse. — D’une manière analogue, on pourrait dire que l’intellectualisme, qui consiste dans l’atrophie de l’émotion religieuse tout entière par rapport à l’intelligence, peut avoir une double origine : 1o une origine individuelle (= scientifique) ; 2o une origine sociale (= ecclésiastique).

L’intellectualisme n’est pas une maladie imaginaire, comme quelques personnes semblent parfois trop portées à se le figurer. Il a sévi à maintes et maintes époques dans la chrétienté. Inconnu lors de la première prédication apostolique, alors que l’Évangile était encore dans toute la fraîcheur de sa divine originalité, il s’est introduit dans les Églises chrétiennes dès qu’elles ont commencé à s’organiser et à se propager des pères aux enfants. L’épître de Jacques nous met en présence de communautés chrétiennes dont les membres se contentaient de professer la bonne doctrine, mais se souciaient trop peu d’agir en conséquence. Intellectualistes sont souvent les premières confessions de foi. Le Symbole Quicunque, dit d’Athanase, prononce la damnation éternelle de ceux qui ne croient pas au dogme de la Trinité formulé dans ce Symbole. Ces anathèmes catholiques ont été reçus dans plusieurs de nos confessions de foi protestantes, comme le font observer non pas seulement MM. Ménégoz[50] et Wilfred Monod[51], mais aussi M. Jalaguier, qui ne craint pas d’écrire : « Cette erreur fatale a dominé pendant des siècles en théologie comme en pédagogie, et c’est ce qui explique l’empire du dogmatisme (Symbole d’Athanase). Elle était générale à l’époque de la Réformation, et elle faussa ou rétrécit sous bien des rapports cette grande restauration religieuse. Elle se pose comme un principe jusque dans les confessions de foi (conf. helv.)[52]. » Le piétisme de Spener, la théologie de Schleiermacher ne furent pas autre chose que des protestations et des réactions contre un intellectualisme dominant. Et M. Jalaguier, à propos du « Réveil » du XIXe siècle, déclare que « trop souvent, dans la lutte contre le déisme socinien qui avait tout envahi, le zèle de la doctrine a fait négliger le travail de la sanctification[53] ».

Si l’on veut des exemples particuliers, un bon type d’intellectualiste peut être fourni par Bayle, dont les conversions religieuses successives ont été de simples changements d’opinions, fondés sur des argumentations rationnelles et parfaitement étrangères à sa vie morale. « 1669, le mardi 19 mars, changé de religion ; le lendemain, repris l’étude de la logique. » C’est avec cette froideur que Bayle note sa conversion au catholicisme dans son journal. Il n’y avait, paraît-il, en cet événement, rien qui pût l’émouvoir : ce n’était que la conclusion d’un raisonnement. — Parlant de son état avant sa conversion véritable, Wesley écrit : « Quant à la foi qui sauve, j’en ignorais la nature, croyant qu’elle n’était autre chose qu’une ferme adhésion à toutes les vérités contenues dans l’Ancien et le Nouveau Testament. » — Lorsque l’abbé Miel quitta Rome, l’âme assombrie par tout ce qu’il y avait vu en fait de morale et de piété, un révérend père auquel il faisait part de son désenchantement ne chercha pas à nier ni même à atténuer la vérité des constatations de Miel. « Oui, répondit-il, j’en suis surpris et affligé, et je le déplore comme vous. Cependant… il y a à tout cela une ample compensation. » « Laquelle donc ? » s’écria Miel. Et le révérend Père de répondre : « Ils ont la foi ! » Dans la pensée de ce digne homme la foi, la foi seule, et quelle foi ! une croyance superstitieuse et formaliste tenait lieu de toutes vertus, de tout bien, de toute vraie émotion religieuse. — Dans une conversation avec Ami Bost, un missionnaire anglais orthodoxe, bien salarié, se moquait un jour de la pauvre paie des pasteurs libéraux de Genève : « C’est une chose dure que d’être ministre socinien, disait-il, on n’a que deux mille francs par an dans cette vie, et on est perdu dans l’autre ! »

[50] Publications diverses sur le fidéisme, p. 260, 266.

[51] L’Espérance chrétienne, 2e vol. : « Le Royaume », p. 360, note 2.

[52] Introduction à la dogmatique, p. 68.

[53] Ibid., p. 59.

Eh bien ! messieurs, le chrétien doit savoir se garder de cet intellectualisme qui se contente de saisir une poussière d’idées mortes, qui coupe l’idée de ses communications avec le réel pour en faire un petit monde clos isolé au sein de la vie. Il doit se rendre compte que par elles-mêmes les doctrines ne sont que des abstractions ; et que pour les vivifier, pour leur donner une signification réelle et les rendre capables de mordre sur les âmes, il faut des expériences de l’ordre affectif, des données concrètes. Il doit se rendre compte que le fond de l’être humain, c’est l’appétit au sens de Spinoza, c’est le sentir et non le penser. Il doit se rendre compte que la doctrine n’a de sens que par la qualité d’âme qu’elle révèle ou produit, il doit se rendre compte enfin qu’il ne faut voir la valeur des vérités théologiques que dans la puissance de vie qu’elles renferment, dans le mouvement et l’impulsion qu’elles communiquent à l’âme qui les reçoit, dans le dynamisme psychique dont elles sont le véhicule, dans l’attitude intime, et pour ainsi dire, les gestes intérieurs qu’elles provoquent chez le chrétien qui les pense jusqu’au fond et les rattache aux sources primordiales et intarissables de sa vie cachée.


Si telles sont, si telles doivent être les relations du sentiment religieux avec l’intelligence, comment résoudrons-nous le second des deux problèmes que nous avons soulevés : celui des rapports du sentiment religieux avec la volonté ?


En réalité, le mot sentiment recouvre d’une même étiquette deux éléments de très inégale valeur : l’état de plaisir ou de douleur, d’une part, et de l’autre, la tendance, le désir, l’inclination. Ces deux ordres de phénomènes psychologiques ont des caractères fort différents : la tendance est essentiellement active ; le plaisir ou la douleur sont essentiellement passifs. L’inclination est une donnée première, antérieure, profonde ; le plaisir et la douleur sont des états secondaires, postérieurs, relativement superficiels. Le plaisir suppose avant lui la vie, l’activité ; il naît de la satisfaction d’une tendance, donnée elle-même dans l’organisation physique et mentale primitive. Quand on dit que l’élément affectif est le fond de l’être, on formule la vérité, si on entend par là que le fond de l’être, c’est le désir ; mais on exprime une erreur si on veut dire que le fond de l’être, c’est le plaisir et la douleur. — La tendance et la volonté se rapprochent et se ressemblent en ceci qu’elles sont toutes deux actives. C’est ce qui explique que tant de penseurs les aient confondues. Schopenhauer, par exemple — et il a été suivi sur ce point par Secrétan — a écrit un de ses plus brillants et solides chapitres sur le primat de la volonté ; mais MM. Ribot et Pillon nous préviennent qu’il ne faut pas se laisser abuser par l’équivoque du mot volonté ; car, pour Schopenhauer, vouloir, c’est désirer, aspirer, fuir, espérer, craindre, aimer, haïr, c’est-à-dire que pour Schopenhauer, la volonté comprend non seulement la volonté, mais le désir. Il ne reste plus alors, pour caractériser le sentiment, que le plaisir et la douleur : c’est le point de vue de MM. Bouiller, Léon Dumont, etc. C’est aussi celui de M. Gretillat qui refuse de voir dans la religion une affaire de sentiment, pour ne pas y voir une pure jouissance. Son siège, assure-t-il, ne peut être que l’organe de la volonté, le cœur : langage qui ne laisse pas d’être un peu surprenant. Si nous nous rangions à l’opinion et à la terminologie de Schopenhauer et de M. Gretillat, nous n’hésiterions pas à déclarer, qu’en effet, ce n’est pas le sentiment, mais la volonté qui est le fond de l’être. Mais il est plus exact, psychologiquement, d’éviter la confusion entre le désir et la volonté, tout autant que la confusion entre le désir et la jouissance : La tendance est continue, tandis que la volonté proprement dite est discontinue. La tendance est l’origine et le but : la volonté est le moyen. La tâche de l’agent moral est de constituer en soi un ensemble harmonieux et cohérent de tendances purifiées et conformes à la loi morale, ce qui suppose l’anéantissement de certains désirs, la purification de certaines tendances, la création d’inclinations nouvelles qui soient notre œuvre. La volonté a donc à travailler sur les tendances existantes et à en créer de nouvelles.


Au point de vue religieux, il est capital de distinguer nettement ces trois termes : jouissance, inclination, volonté.

Pour avoir manqué la distinction entre l’inclination et la jouissance, il est arrivé que plusieurs hommes religieux, voulant attribuer au sentiment la première place, se sont figuré qu’il la fallait donner au plaisir et à la douleur. Certes, la tristesse et la joie, qui sont les formes supérieures de la douleur et du plaisir, jouent un rôle considérable, un rôle légitime et normal dans la vie religieuse saine et complète. La tristesse religieuse ! voulez-vous savoir ce que c’est ? Lisez ces récits si divers de conversions et de réveils dont l’étude est aussi instructive au point de vue scientifique qu’elle est utile et féconde pour les progrès de la foi. Voyez ces jeunes gens et ces vieillards, ces hommes et ces femmes abattus, désespérés, qui sanglottent dans une angoisse cruelle, qui cherchent du soulagement sans en pouvoir découvrir, qui se traînent d’un lieu à l’autre la tête pendante sur la poitrine, qui s’agitent et s’inquiètent sans sommeil sur leur couche et passent leurs nuits à pleurer et à gémir. Demandez-leur la cause de cette agonie. Ils vous répondront qu’ils se sentent comme au bord d’un abîme sans fond de douleur et de perdition éternelles ; qu’ils fléchissent sous le fardeau accablant de leurs péchés. Vous les verrez frissonner, éclater en pleurs, et tomber dans un état de prostration physique et morale effrayant à voir. Ce jeune homme quitte un soir une réunion religieuse en proie à de véritables tortures. Il ne peut se résoudre à rentrer dans sa demeure. Il passe sa nuit à errer par la ville, s’arrêtant parfois devant la porte de quelque chrétien et se demandant s’il ne fera pas lever toute la famille, afin qu’on prie pour lui, et le malheureux, poursuivi par les terreurs de la colère à venir, se résigne douloureusement à attendre le jour pour implorer le secours de ses frères.

Après la tristesse, la joie. Reprenez les récits de conversions et de réveils que nous venons de feuilleter, et relisez les témoignages enthousiastes et débordants de ceux qui tout à l’heure se lamentaient. Quels changements dans leurs traits ! Un sourire calme et plein d’une douce sérénité a remplacé l’expression de découragement. Le fardeau a disparu. L’inquiétude s’est évanouie. Savez-vous qu’il leur semble voir Jésus à leur droite, oui, Jésus leur souriant d’un sourire plein d’amour ? A cette vue, leur âme se remplit d’une joie ineffable et triomphante. Celui-ci, sur son lit de mort, s’écrie : « Je suis aussi heureux que je puis l’être sur la terre, et aussi assuré du ciel que si j’y étais. » Cet autre se met à parcourir sa chambre comme ravi en extase : il a entrevu les splendeurs de l’éternité bienheureuse. Jamais spectacle plus magnifique ne s’est offert aux regards d’un mortel. Il court à la fenêtre appelant de tous ses vœux le jour, afin d’aller dire à tous comment il a trouvé son Sauveur. Bientôt l’aurore étincelante paraît et la lumière du dehors vient faire fête à la lumière du dedans. Jamais, non, jamais, les oiseaux n’avaient fait retentir les airs de chants si suaves et si mélodieux ! Jamais la nature entière n’avait paru si radieuse, si parfumée ! Les prés, les champs, les fleurs ont revêtu une beauté inconnue. La nature elle-même est comme née de nouveau.

Si j’ai choisi mes exemples dans les récits de réveils, c’est que la tristesse et la joie y sont plus accessibles à l’observation et s’y montrent à nous comme dans un relief grossi. Mais quel est le chrétien, qui n’ait jamais constaté autour de lui et senti en lui-même au moins quelque chose de ces fortes et pénétrantes émotions[54] ?

[54] Il est d’ailleurs parfaitement certain que ces émotions varient soit d’intensité, soit de nature, avec les temps et les milieux. En ce qui concerne même les « réveils » proprement dits, elles paraissent n’être pas tout à fait exactement identiques dans ceux de Finney ou de Wesley, par exemple, et dans ceux de Moody…

Je comprends, certes, ceux qui recommandent aux chrétiens de les rechercher. Ne sont-elles pas les symptômes d’événements internes profonds ? Et si on tient à la réalité, n’est-il pas naturel qu’on tienne par là même à ce qui en est normalement le signe et l’effet ? « Sentez votre misère, dit saint Jacques ; soyez dans le deuil et dans les larmes ; que votre rire se change en deuil, et votre joie en tristesse. » Et saint Paul, d’autre part, s’écrie : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ; je le répète, réjouissez-vous. Soyez toujours joyeux[55]. » D’ailleurs si, dans le fond, et à l’origine toute première, c’est la tendance qui précède le plaisir et qui le produit, il arrive aussi, ensuite, que le plaisir influe sur la tendance, la provoque, la développe et agit par là sur la volonté. Quand on a éprouvé les douceurs et les délices de la foi, les jouissances ressenties ont leur répercussion sur la tendance religieuse elle-même, et, à travers l’amour pour Dieu, sur le vouloir, l’obéissance à Dieu. On a joui. Parce qu’on a joui, on désire et on aime. Parce qu’on désire et qu’on aime, on veut. Jouissance, inclination, volonté, voilà l’ordre que la nature et la grâce s’accordent à suivre souvent.

[55] Dans le volume intitulé le Réveil Américain ou la puissance de la prière, on rencontre de temps à autre sur la bouche des chrétiens qui s’occupent de la conversion de leurs frères des questions telles que celles-ci : « Ces réunions vous ont-elles fait du bien ? Vous sentez-vous pécheresse ? Éprouvez-vous une véritable horreur de vos péchés ? Êtes-vous heureux dans votre foi ? »

Et néanmoins l’âme humaine est si complexe, les ressorts délicats qui font mouvoir cette étonnante machine sont si faciles à fausser, qu’on ne saurait ériger en signe certain ou en condition nécessaire du début et de la continuation de la vie chrétienne les états pénibles ou agréables de la sensibilité.

Les faits nous prouvent que la vie spirituelle peut être présente, parfois, lors même que ces symptômes réguliers de sa présence font défaut. Ils ont manqué en grande partie, sinon totalement, dans la conversion de Wesley : « Vers neuf heures moins un quart, en entendant la description que Luther fait du changement que Dieu opère dans le cœur par la foi en Christ, je sentis que mon cœur se réchauffait étrangement. Je sentis que je me confiais en Christ, en Christ seul pour mon salut, et je reçus l’assurance qu’il avait ôté mes péchés, et qu’il me sauvait de la loi du péché et de la mort. Je me mis alors à prier de toutes mes forces pour ceux qui m’avaient le plus outragé et persécuté. Puis, je rendis témoignage ouvertement, devant les personnes présentes, de ce que j’éprouvais en mon cœur pour la première fois. L’ennemi me suggéra bientôt : « Ceci ne peut être la foi : car où est ta joie ? » Mais j’appris bientôt que, si la paix et la victoire sur le péché sont étroitement liées à la foi au Chef de notre salut, il n’en est pas ainsi de ces transports de joie, qui l’accompagnent ordinairement, surtout chez ceux qui ont passé par une angoisse profonde, mais que Dieu se réserve de dispenser ou de refuser selon son bon plaisir[56]. » Adolphe Monod à son tour, dans la période antérieure à sa conversion, écrit, en parlant des doctrines chrétiennes : « Ces idées ne parlent point à mon cœur… Cette orthodoxie est un sacrifice trop pénible de tous mes sentiments naturels ; je ne sens pas ce qu’elle enseigne et je sens ce qu’elle n’enseigne pas. » C’est le sentiment qui l’empêche de devenir chrétien. Et quand il se convertit, c’est à la fois contre ses sentiments naturels et sans émotions chrétiennes. « Je ne suis pas encore très heureux, ni constamment heureux, dit-il, en parlant de son état immédiatement après sa conversion, parce que le sentiment de la présence et de l’amour de mon Dieu ne m’est ni continuel, ni vif… Mais cette tristesse n’a rien de désespéré : je sais trop bien que Dieu peut y mettre fin quand il voudra, et qu’il le voudra quand il le faudra. » Sur quoi M. Frommel, fort justement, ajoute : « Quant à la crise psychologique elle-même, elle n’offre rien de violent. L’émotion n’y joue qu’un rôle secondaire ; tout se concentre dans la volonté. »

[56] John Wesley, par Matthieu Lelièvre, 3e édit., p. 76-77.

Et ce n’est pas seulement au moment de la conversion que cette absence ou cette atrophie de la sensibilité religieuse peut se produire. Tel chrétien qui jouit à peine de sa foi, en est possédé : il y donne sa vie. Ami Bost, dans ses mémoires, avoue, à maintes et maintes reprises, la privation de joie spirituelle, l’absence de tout amour sensible pour Dieu, le défaut de jouissance dans sa vie chrétienne. « Il me manquait, confesse-t-il, le fil continu, je ne dis pas de la foi, mais de la jouissance religieuse et d’un amour senti. »

Chez Wesley, Adolphe Monod, Ami Bost, la réalité existe sans le signe. Mais il peut se faire aussi que le signe existe sans la réalité. Dans ses discours à ceux qui font profession d’être chrétiens, Finney décrit en ces termes ceux qui vivent sur leurs sentiments : « Ils ajoutent beaucoup d’importance aux émotions qu’ils éprouvent de temps à autre. S’il leur arrive d’avoir à l’occasion des élans de ferveur religieuse, ils y arrêtent complaisamment leur pensée et font durer longtemps cette preuve de leur piété… S’ils ont eu la chance d’être mêlés à des scènes de réveil, que leur imagination ait été excitée au point de faire couler leurs larmes et de les pousser à la prière, ce souvenir va nourrir leurs espérances pendant des années. Quoique, le réveil passé, ils ne fassent rien pour l’avancement du règne du Christ et que leurs cœurs soient aussi durs que le roc, ils sont pleins d’assurance, et attendent patiemment qu’un nouveau réveil vienne les pousser derechef en avant. » Ami Bost que nous venons de citer, raconte que les Moraves, chez lesquels il avait passé quatre ans dans sa jeunesse, donnent une grande valeur à la sensibilité, surtout quand elle porte sur le souvenir des souffrances de Jésus. « Chez eux, écrit-il, cette émotion est particulièrement sensible dans la semaine qui précède Pâques. Là, et nommément dans l’assemblée du vendredi soir, au moment où se lisent les paroles : « Et ayant baissé la tête il rendit l’esprit, » le lecteur ne manque jamais de s’arrêter ; toute l’église tombe à genoux, il n’y a plus de paroles, il n’y a plus que des larmes. Et la scène est tellement émouvante qu’en écrivant ces lignes, je suis repris par cet attendrissement. Mais, soit ma petite philosophie, de treize, de quatorze et de quinze ans… qui me faisait trouver assez singulier qu’on pût pleurer ainsi à jour fixe, soit, surtout que je m’aperçusse que ma conduite n’était pas toujours sainte à proportion de l’attendrissement que j’avais éprouvé, — je compris bientôt qu’il ne faut pas prendre des émotions de ce genre pour mesure de sa piété. »

Oui, le penchant aux pleurs, même appliqué aux émotions religieuses, peut nous faire illusion sur la qualité de notre âme. A force de poursuivre les douleurs ou les plaisirs de la piété, on court le danger de finir par donner tant d’importance au signe, qu’on lui en accorde plus qu’à la chose signifiée, et qu’on en fasse au lieu du résultat, le but, au lieu d’une condition éventuelle et relative, une condition essentielle et absolue.

Rien n’est plus funeste à la piété que cette préoccupation constante de ce que l’on sent, traduisez du plaisir ou de la douleur qu’on éprouve. Parce qu’on ne les éprouve pas comme on pense qu’on devrait les éprouver, on estime qu’on n’est pas chrétien, qu’on n’est pas converti, ou bien que l’on ne fait aucun progrès dans la vie chrétienne, que l’on va même en reculant. Parce que l’on n’a pas ressenti, en célébrant la Sainte-Cène, ce qu’on pensait qu’il fallait ressentir, on se demande si l’on ne s’est pas rendu coupable d’une communion indigne. Parce que l’on ne se sent pas intérieurement poussé à prier, on s’abstient de fléchir les genoux. On se replie constamment sur soi-même pour faire l’anatomie de son cœur, on observe avec anxiété les mouvements qui s’y produisent, on s’efforce de fixer les impressions fugitives. Parfois on réussit à provoquer superficiellement ces agitations de la sensibilité, et alors, elles ne prouvent et ne produisent rien. Plus souvent on échoue à les faire naître, et alors on attend passivement qu’elles veuillent bien survenir, que Dieu les suscite en nous, et on ne se met pas résolument et énergiquement à l’œuvre pour agir et pour vivre[57].

[57] Pour mesurer les dangers de celle recherche excessive des sensations religieuses, on n’a qu’à lire dans les Récits américains, publiés par Louis Bridel, le chapitre intitulé : Attendre des impressions plus vives ou il faut obéir à Dieu, et celui qui est intitulé : Je ne puis rien sentir ou une ruse très subtile du cœur naturel.

Aussi les pasteurs et les révivalistes ne cessent-ils de mettre leurs auditeurs en garde contre cette funeste préoccupation. Henri Pyt écrivait à une dame anxieuse et agitée : « Chère sœur, croire n’est pas sentir. Le salut est un fait indépendant de ce que nous sentons, ou ne sentons pas, un fait accompli : oui, accompli pour et dans tous ceux qui croient, quoiqu’ils ne le sentent pas. Où donc, chère sœur, avez-vous lu, dans la parole de votre Seigneur : « L’homme est justifié en sentant ce qu’il croit ; » ou bien : « Celui qui ne sent pas ce qu’il croit, est condamné ? » Le moi est à la racine de toutes ces tristes méprises. La nature répugne à chercher hors d’elle-même des motifs d’espérance, de paix et de joie. » — « Sentiment, sentiment, sentiment ! s’écrie Moody. J’ai entendu ce cri au point que j’en ai des nausées. Supposez qu’un ami m’invite aujourd’hui à dîner. — Ah ! je serais bien aise de dîner avec vous ; mais je ne sais pas si mes sentiments sont ce qu’ils devraient être. — Êtes-vous malade ? — Non, je ne me suis jamais mieux porté. — Alors, que voulez-vous dire ? — Je doute que mes sentiments soient convenables ; je crains de n’être pas dans de bonnes dispositions d’esprit… — Ah ça ! dirait-il, je crains que M. Moody n’ait le cerveau dérangé. Je l’invitais à dîner, et au lieu de me répondre tout simplement, il n’a fait que me parler de ses sentiments. Mes amis, Dieu vous invite-t-il ? S’il vous invite, pourquoi ne pas accepter l’invitation ? Si vous avez envie de venir, venez et cessez de parler de vos sentiments. » Et ailleurs, à une jeune dame qui cherchait Jésus depuis trois ans sans le trouver : « Allez de la Genèse à l’Apocalypse, vous ne trouverez nulle part le salut attaché au sentiment. Il faut s’élever au-dessus de la région du sentiment. »

Qu’est-ce à dire ? Messieurs, c’est que la volonté et l’action, voilà ce qui doit être au premier rang dans les préoccupations du chrétien. « Celui qui veut faire », selon l’expression de Jésus, a le double avantage d’accomplir son devoir présent dans l’instant donné, et en même temps de former en soi une habitude. Et lorsqu’il aura ainsi développé au plus profond de son individu une seconde nature, par la satisfaction des tendances profondes de son être, par la création de nouvelles tendances qui obtiendront elles aussi une satisfaction sans cesse renouvelée, alors je vous le dis, la jouissance qu’il n’aura pas recherchée viendra ; le meilleur moyen de la manquer, c’est d’en faire le but : le meilleur moyen de l’atteindre, c’est de ne pas y viser. Volonté, inclination, jouissance, voilà l’ordre auquel il doit se tenir.


Mais la volonté peut-elle agir sur l’inclination ? Kant l’a contesté. Pouvons-nous nous contraindre à aimer ? C’est impossible, déclare l’illustre penseur. Le devoir peut commander d’être juste, non d’aimer son prochain : l’amour ne se commande pas. On peut se forcer à agir comme si l’on aimait, non se forcer à aimer. — Agir comme si l’on aimait, lui répondrons-nous, cela même conduit à aimer. Et à la théorie de Kant nous opposerons la pratique de Pascal. « Il y a trois moyens de croire, a dit Pascal : la raison, la coutume, l’inspiration. » C’est là en trois mots toute l’autobiographie spirituelle de Pascal. Intellectuellement convaincu qu’il lui faut être chrétien, Pascal n’est pas chrétien pourtant. Sa sœur Jacqueline nous informe qu’« il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ». C’est que l’intelligence ne peut changer de but en blanc l’état profond d’un cœur. « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » « Est-ce par raison que vous aimez ? C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur et non à la raison. » « La foi est dans le cœur. » Or, en quoi consiste proprement ce cœur rebelle, cette nature qui sépare Pascal de Dieu ? Pascal l’a discerné d’un coup d’œil aussi rapide que profond. Si la coutume n’est qu’une seconde nature, la nature n’est qu’une première coutume. Si la nature n’est qu’une coutume, la nature est modifiable, La même cause qui lui a donné naissance peut la changer. La coutume ancienne peut être combattue par de nouvelles coutumes. Et ainsi, Pascal fera comme s’il croyait, il prendra de l’eau bénite, il entendra des messes, dira des prières, afin de ployer la machine. Naturellement même, ces actions provoqueront dans le cœur la foi dont elles sont le signe. Et surnaturellement, à l’homme qui a ainsi « commencé » et qui est allé au-devant de la grâce, Dieu, pour achever l’œuvre du salut, accordera une vision, un ravissement dont Pascal éternisera le souvenir en ces mots : « Sentiment, joie, paix… Joie, joie, joie, pleurs de joie. Renonciation totale et douce… Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. »

De la volonté à l’inclination, de l’inclination à la jouissance, telle est la formule de l’évolution religieuse chez Pascal[58]. Mais la volonté ne se borne pas à créer ou à fortifier la tendance religieuse en face des autres tendances ; elle est appelée à exercer son influence sur la tendance religieuse elle-même qui n’est pas simple[59], pour assurer son harmonie et son développement normal[60], pour maintenir en particulier la proportion entre les tendances religieuses individualistes et les tendances religieuses sociales. M. Murisier a fort bien montré[61] que dans la piété normale, le sentiment religieux comprend un élément individuel et un élément social indivisiblement unis. Mais dans les maladies, les perversions, les déviations du sentiment religieux, cette synthèse se brise, d’un côté par l’exagération du sentiment religieux individuel qui conduit au complet détachement de l’extase, de l’autre par l’exagération du sentiment religieux social qui conduit au fanatisme, à l’exclusivisme, au prosélytisme. Eh bien ! souvenons-nous ici de la distinction que nous avons établie entre la tendance et le plaisir. Qu’est-ce à dire ? il y en a chez qui les tendances individuelles plus développées procurent par leur satisfaction plus de plaisir, d’autres chez qui ce sont les tendances sociales qui l’emportent et qui, par leur satisfaction, procurent une jouissance plus grande. Supposez que nous prenions le plaisir religieux pour principe recteur, que toute notre ambition se réduise à dissiper les moindres malaises et à « nous sentir heureux », nous prolongerons dans le sens où notre inclination nous pousse. Et il nous arrivera ce que M. Murisier a si justement décrit : le tempérament ultra-individuel tombera dans un mysticisme malsain, conduisant par l’extase à l’anéantissement ; le tempérament ultra-social tombera dans une extériorisation superficielle où sa vie intérieure finira par disparaître ; et la ruine se trouvera au bout de cette voie, comme de la précédente. S’il s’agit de trouver non pas un palliatif, un anesthésique, qui atténue pour un temps la souffrance, ou même la supprime, mais pour accélérer la dissolution, s’il s’agit de trouver un vrai remède qui rende la santé, cette santé qui est, comme l’estime avec raison M. Murisier, l’union harmonique de l’individuel et du social, il faudra tenir aux malades le langage suivant : Vous, vous vous sentez troublé, dérouté par le contact avec le milieu social ; gardez-vous de vous réfugier dans le recueillement, de vous enfuir dans la solitude, vous pourriez y trouver un soulagement passager, mais vous courriez le risque d’accroître votre mal et de tomber à brève échéance dans les dernières phases du mysticisme extatique, l’anéantissement du moi. Sans abandonner, bien entendu, la culture de votre vie individuelle, employez votre volonté à rechercher le contact social au lieu de vous y dérober. — Vous, au contraire, vous vous sentez troublé, dérouté par l’isolement, par le tête à tête avec vous-même ; gardez-vous de vous absorber et de vous extérioriser dans les relations sociales ; vous pourriez y trouver un soulagement passager, mais vous courriez le risque d’accroître votre mal et de tomber à brève échéance dans les dernières phases du fanatisme. Sans abandonner, bien entendu, la culture des relations sociales, employez votre volonté à rechercher le recueillement au lieu de le fuir.

[58] A l’exemple illustre de Pascal, joignons-en un plus modeste. Un jour Ami Bost propose à sa petite fille, tout d’un coup et sans occasion particulière, d’aller prier ensemble un moment. « Elle vint. Quand nous eûmes fini : « Papa ! quand je ne prie pas, je n’aime pas ; et quand je prie, j’aime. » Je vis que cette petite créature, tout en m’obéissant pour venir prier, avait d’abord été un peu ennuyée de mon invitation ; puis, une fois la prière en train, elle y avait trouvé de la jouissance. Quelle observation importante et vraie que celle-là ! Celui qui ne sait pas se forcer à la prière, s’il le faut, trouvera toujours plus de répugnance à cet exercice ; celui au contraire qui saura surmonter cette répugnance finira par y trouver de la douceur. N’attendez donc pas que le zèle vous arrive de lui-même… » « Heureux sommes-nous quand nous éprouvons de l’attrait ; mais quand il nous manque, bien loin de céder à cette langueur, cette langueur même est une raison de plus pour que nous priions. » — Déjà l’Imitation de Jésus-Christ blâmait ceux qui s’éloignent de la sainte communion « par un désir trop vif de la ferveur sensible ». — « Le progrès de la vie spirituelle, disait-elle, ne consiste pas seulement à jouir des consolations de la grâce, mais à en supporter la privation avec humilité, avec abnégation, avec patience, de sorte qu’alors on ne se relâche point… C’est à Dieu de consoler, et de donner quand il veut, autant qu’il veut et à qui il veut, comme il lui plaît, et non davantage. »

[59] Si le sentiment religieux est un sentiment qui se déploie dans des relations personnelles entre l’homme et une divinité conçue comme personnelle, il en découle immédiatement que, comme le sentiment social, l’émotion religieuse n’est pas une émotion simple, mais un ensemble d’émotions. Et de même que l’on dit non pas le sentiment social, mais les sentiments sociaux, de même on devrait dire non pas le sentiment religieux, mais les sentiments religieux. La seconde définition proposée par Schleiermacher pour le sentiment religieux est insuffisante et étroite. La piété est bien autre chose encore qu’un instinct de dépendance ; il y a en elle des éléments non seulement de crainte, mais de reconnaissance, d’espérance, de joie, d’amour. Et M. Tarde a raison d’affirmer que le sentiment religieux, « dans toutes les religions, naît de la fusion des émotions les plus contraires, grâce à une température interne très élevée, en une émotion caractéristique, métal complexe, airain de Corinthe du cœur ». — Si le sentiment religieux est une émotion complexe et multiple, la proportion de ses éléments différents est loin de demeurer constante. Et y a correspondance étroite entre la qualité et la quantité de l’émotion et la conception que l’homme se fait de la divinité et des rapports qu’il est possible, désirable, obligatoire d’entretenir avec elle. Et l’association étroite du sentiment religieux avec des notions et des sentiments moraux infiniment variés, le contraignent à se nuancer de mille teintes nouvelles, dont chacune est propre à un temps, à un pays, à une dogmatique, à une liturgie, à un code et à un cérémonial particuliers.

[60] M. Ribot (La psychologie des sentiments, p. 307, 421) estime que le sentiment religieux est un sentiment binaire formé par la combinaison d’éléments dépressifs (la peur, qui va dans le sens du strict égoïsme) et d’éléments expansifs (l’amour, qui va dans le sens de la dépossession de l’individu). Le sentiment religieux a débuté chronologiquement par la peur à laquelle se mêlait un amour embryonnaire. L’évolution morale a consisté dans le développement de l’amour et sa prédominance sur la crainte. Avec la régression du sentiment religieux, l’amour diminue et l’élément de la crainte devient exclusif : le sentiment religieux revient ainsi à la peur, sa forme primitive dans l’évolution. — Il y aurait lieu de voir si le développement de l’élément de l’amour ne peut pas produire une hypertrophie (relative et proportionnelle) ou une altération de cet élément.

[61] Les maladies du sentiment religieux.

Ainsi de toutes parts ressort avec éclat cette grande loi psychologique que la volonté, avec sa règle rationnelle, le devoir, est indispensable à la fondation et au maintien de la santé religieuse ; que le chrétien doit savoir se garder de prendre le plaisir, même religieux, pour but immédiat et pour critère ; et que c’est seulement par la volonté et l’action soumise au devoir qu’il pourra acquérir et conserver une vie religieuse normale et complète, où toutes les parties de sa nature demeureront harmonieusement combinées et fondues, et où il se donnera tout entier à son Dieu et à ses frères pour se retrouver lui-même agrandi dans ce don. Comment ne pas ajouter que là où cette vie religieuse est vraiment réalisée dans sa plénitude, la synthèse psychologique idéale de toutes les puissances du moi humain se trouve par là-même établie ? Voyez saint Paul. Y a-t-il parmi les athées, y a-t-il parmi les sectateurs des autres religions, une combinaison plus riche et plus originale de volonté forte et indomptable, de dialectique invincible, de sentiment poussé jusqu’au mysticisme et à l’extase, d’action constante et ininterrompue ? Voyez surtout Jésus. La louange ne se change-t-elle pas en humble adoration devant cette âme sainte et pure où tout n’est qu’harmonie, paix, puissance calme et forte, beauté, sérénité, incomparable maîtrise du monde et de soi-même, intime et constante possession de son Dieu ! Ecce homo ! Voilà l’homme ! voilà le chef-d’œuvre de Dieu ! voilà l’homme parfait, dont on peut dire qu’en réalisant la perfection morale, il a du même coup réalisé la perfection psychologique de la nature humaine par l’intensité souveraine comme par l’équilibre irréprochable et indéfectible de tous les éléments de son être !

Je vous le demande, n’est-il pas manifeste ici qu’envisagée froidement, impartialement, la religion se démontre au psychologue comme la puissance suprême de santé et de vie ? Et nous avons la joie de pouvoir conclure une fois de plus que si la psychologie religieuse peut soulever telles ou telles difficultés, elle n’en est pas moins destinée à être à sa façon, elle aussi, un pédagogue conduisant à Christ, παιδαγωγὸς εις Χριστόν. A la bien prendre, et sans sortir le moins du monde de son cadre, ni se départir de la rigueur de ses méthodes, la psychologie religieuse se transforme à chaque instant d’elle-même en une apologétique vivante et persuasive de la foi au Christ !


La psychologie religieuse, nous avons été insensiblement conduit à l’indiquer, est une science qui non seulement renseigne sur la santé et la maladie religieuses, mais encore sur l’hygiène grâce à laquelle on peut conserver la santé et sur les remèdes par lesquels on peut combattre la maladie. Des quelques réflexions si incomplètes, je le sens, que je viens de présenter, découlent à cet égard d’importantes et de nombreuses leçons. Permettez-moi, Messieurs les étudiants, en m’adressant spécialement à vous, d’en dégager, pour finir, quelques-unes :

Dans cette Faculté de théologie, ce sont naturellement les périls de l’intelligence que vous avez d’abord à redouter, si vous êtes ce que vous devez être, j’entends de bons étudiants.

Les périls de l’intelligence, sous la forme des objections qui se dressent devant tout homme religieux qui veut penser sa vie et vivre sa pensée, au milieu de la mêlée des discussions et des systèmes.

Les périls de l’intelligence ensuite et surtout sous la forme plus subtile de l’intelligence qui s’étend, déborde et court le risque par son expansion disproportionnée d’étouffer la vie intérieure[62].

[62] Le journal The Evangelist publiait naguère les lignes suivantes : « L’accès à une belle bibliothèque, le stimulant fourni par les discussions dans les classes ou dans les sociétés d’étudiants, par le commerce avec des esprits alertes et solides, tout cela risque de développer la partie intellectuelle de l’individu aux dépens de la partie morale et spirituelle. »

Pour vous préserver de ces divers périls, pour réussir à conserver la fraîcheur et l’intensité de l’émotion religieuse, nous ne vous conseillerons pas de vous réfugier dans l’ignorance, de faire aussi peu de théologie que possible, juste assez pour les examens, de choisir un sujet de thèse qui ne touche à aucune question vitale, et de vous absorber dans l’activité pratique, à moins encore que ce ne soit dans l’inactivité… Vous êtes ici, Messieurs, pour regarder en face et le monde et les hommes et vous-mêmes et Dieu. Ouvrez plutôt, ouvrez tout grand vos esprits et vos cœurs, sans crainte de la vérité. La crainte de la vérité, c’est déjà du scepticisme, c’est au fond de l’incrédulité !

Voulez-vous que je vous le dise ? la religion chrétienne possède assez de souplesse pour s’arranger fort bien des vérités acquises de la science. Elle ne sera jamais en peine pour se défendre contre la science réelle ou se modifier de manière à répondre à ses légitimes exigences. De même que la science peut bien détruire certaines conceptions que les hommes se sont faites et se font sur la nature et l’histoire de l’individu humain et des sociétés humaines, mais ne saurait supprimer l’individu ni la race, de même elle peut bien amener les hommes religieux à modifier leurs idées sur les rapports historiques de l’homme et de Dieu, elle ne saurait supprimer ni Dieu, ni l’homme ni leurs rapports. Il est sûr que dans un individu tout affaiblissement intellectuel court le risque d’entraîner la disparition des états affectifs correspondants. Mais ce qui menace le plus gravement et peut-être le plus fréquemment la religion dans une âme, c’est l’affaiblissement, je ne dis pas de la jouissance religieuse, je dis du sentiment affectif profond.

Cultivez donc dans tous les sens et développez hardiment votre intelligence, Messieurs, et ne vous lassez pas de la féconder et de l’enrichir. Souvenez-vous seulement de l’avis que donnait saint Vincent de Paul à ceux qui entreprenaient des études théologiques. Il leur répétait « qu’à chaque fois que leur entendement était éclairé d’une nouvelle connaissance, il fallait échauffer la volonté, et se servir de l’étude comme d’un moyen pour s’élever à Dieu. » Souvenez-vous de l’exhortation que Saint-Cyran adressait à Arnauld : « Il faut vous bâtir une bibliothèque intérieure, et faire passer dans votre cœur toute la science que vous avez dans la tête, pour la faire remonter ensuite et répandre lorsqu’il plaira à Dieu. » Souvenez-vous aussi de la parole de Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer ! » Souvenez-vous, enfin, de la recommandation de Gerson : « Ce que tu dis, ce que tu entends, ce que tu penses, fais-le passer aussitôt dans le sentiment, trahe confestim in affectionem. » Oui, Messieurs, par une constante tension morale de votre vouloir, transformez en sentiment, transformez en tendance immanente et profonde de votre être, toutes les connaissances que vous pouvez acquérir. Ce travail n’est pas moins indispensable que l’autre, si vous voulez que vos études soient pour vous autre chose qu’une préparation scientifique sans lien avec la vie. Prenez soin, ajouterai-je, d’éviter la dissociation toujours menaçante entre l’élément individuel et l’élément social de la piété. Ne négligez pas la méditation et la prière pour vous éparpiller sans mesure dans les nombreuses et excellentes sociétés d’activité morale et sociale et chrétienne qui se sont développées parmi vous ! Ne négligez par non plus cette dépense saine, féconde et nécessaire de vos jeunes énergies pour vous concentrer exclusivement dans le silence et la retraite ! En un mot, examinez soigneusement quelle est votre tendance dominante afin de ne pas lui laisser prendre un empire exclusif qui altérerait et mutilerait votre foi, renouvelez sans cesse en vous un viril effort pour maintenir la convergence des inclinations diverses et réaliser l’unité de votre caractère en les subordonnant au devoir et à la volonté de Dieu. Saisissez d’une seule prise la religion, dans sa plénitude de manière à la posséder simultanément et harmoniquement dans tous ses aspects, soumettez-lui toutes vos facultés et toutes vos puissances, livrez-lui votre âme et votre vie tout entières, soyez des hommes enfin, des hommes complets, des chrétiens complets, pour devenir des pasteurs complets…

Qui est suffisant pour ces choses ? demandait saint Paul… Mais sous sa plume, cette interrogation n’avait rien de pessimiste ni de découragé. Qui est suffisant pour ces choses, pensait-il, sinon nous, les apôtres du Christ, pénétrés de sa grâce et débordants de son Esprit ? Vous de même, Messieurs les étudiants, si le besoin de ce qu’Adolphe Monod réclamait pour sa conversion, si le besoin d’une « influence extérieure », si le besoin d’un attrait surnaturel pour monter à la hauteur de l’idéal d’un apôtre se fait irrésistiblement sentir à votre sincérité, allez implorer Celui qui peut et qui veut bénir. Et vous percevrez aussitôt la réponse qui ne fait jamais défaut à celui qui prie : « Ma grâce te suffit ! Toutes choses sont possibles à Dieu ! »

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