Le sorcier de Meudon
DEUXIÈME PARTIE
I
LES DIABLES DE LA DEVINIÈRE
Le plus doux pays qui s'épanouisse sous le plus doux ciel de France, chacun sait que c'est la Touraine; et s'il est dans tout ce florissant jardin, nommé Touraine, un petit nid bien abrité où puissent couver en paix et donner tranquillement la becquée à leurs petits, tous les oiseaux de bon augure, c'est la bonne vieille petite ville de Chinon. Assise au penchant d'un coteau tout chevelu de forêts, elle se mire dans la Vienne qui vient lui câliner les pieds, et elle se trouve toujours jolie malgré la vieillesse de ses murs et les rides de ses pignons, car elle a le secret de beauté des bonnes mères, et l'amour de ses enfants ne cesse de la rajeunir.
Qui croirait que cette bienheureuse cité soit une fille de Caïn? Rien n'est plus vrai, pourtant, s'il faut en croire son vieux nom de Caïno et sa légende plus vieille encore. Suivant cette légende, Caïn, repentant et cherchant par tout le monde une terre ignorante de son crime et un ciel qu'il pût regarder sans frayeur, ne trouva qu'en notre belle Touraine la nature assez indulgente et le ciel assez apaisé. Aussi s'endormit-il, pour la première fois, d'un bon sommeil sur les bords de la Vienne, sa triste pensée se berçant aux voix mêlées de la rivière et de la forêt qui chantaient comme deux nourrices. A son réveil il crut se sentir pardonné, et voulut bâtir en ce lieu même une retraite pour y mourir. C'est ainsi que Chinon prit naissance et fut comme la benoîte abbaye où le diable se fit ermite en la personne de frère Caïn.
Or, comme toutes les villes célèbres du monde ont leurs monuments et leurs merveilles, il serait malséant de mentionner Chinon sans parler de la Cave peinte an cabaret de la Lamproie: c'était dans le bon temps le vrai temple de cette divinité sereine, vermeille et folâtre, qui se couronne de pampres, s'enlumine de lie et presse la grappe à deux mains; là aussi, et non ailleurs, se trouvait le siège de cet oracle de la dive bouteille dont les réponses n'étaient jamais douteuses, et dont les pronostics étaient toujours certains. On y descendait par cent marches, ni plus ni moins, divisées par dix, vingt, trente et quarante, selon la tétrade de Pythagore. Au-dessus de la porte, faite en ogive et toute festonnée de pampre et de lierre artistement ciselés dans la pierre et peints ensuite au naturel, se voyaient trois sphères superposées, figure pleine de mystères et de secrets horrifiques, résumant toute philosophie et symbolisant à la fois toutes choses divines et humaines. La sphère d'en bas était plus large, celle de dessus plus rebondie, celle d'en haut plus petite, mais plus vivement colorée. La sphère d'en bas communiquait avec celle du haut par l'entremise de celle du milieu. En bas était le réservoir, tout en haut la fiole précieuse où se recueillaient les esprits, et entre deux le savant alambic où s'élaborait la divine liqueur. La sphère d'en bas était un tonneau, la sphère du milieu une large et proéminente bedaine, et la sphère supérieure enfin était la tête d'un Bacchus riant à travers les pampres et les raisins, lesquels faisaient à son front un diadème plus divin que les nuages et les étoiles qui pendent en touffes et en grappes sur les noirs cheveux de Jupiter.
Sur le tonneau on lisait en lettres gothiques: Ici l'on boit; sur la bedaine se tordait une légende en bandoulière où l'on pouvait lire: Ici l'on vit; et enfin, sur le front même du Bacchus on découvrait entre les feuilles ces mots non moins lisiblement tracés: Ici l'on rit. Ainsi, par trois fois trois mots et quatre syllabes se résumait en nombres sacrés toute cette sagesse hiéroglyphique, selon laquelle le ciel n'était qu'un éternel sourire, la vie humaine un travail de digestion panthéistique, et la matière un vin en ébullition où l'esprit monte et où la lie descend, le tout resserré et contenu par les cercles planétaires sous les douves du firmament. Que de profondeur et de science dans l'enseigne d'un cabaret!
Ce n'était point aussi un cabaret ordinaire que l'auberge de la Lamproie, ainsi nommée encore en souvenir de sa première enseigne, qui datait du temps des Romains, grands amateurs de lamproies, comme le savent bien ceux qui ont lu l'histoire de Vedius Pollion. Or, l'esclave de Vedius Pollion, le même qui faillit si bien être mangé par les murènes ou lamproies, ayant été affranchi par Auguste, vint se réfugier dans les Gaules et s'établit aubergiste à Chinon. Là, pour venger les pauvres gens que les grands seigneurs romains faisaient manger aux lamproies, il jura de faire manger des lamproies aux pauvres gens; et très-bien sut-il effectuer par adresse ce que par force ouverte avait inutilement tenté Spartacus, un de ses ancêtres, voire même son grand-père, si l'on en croit la légende ferrée: les pauvres, pour peu d'argent il festoyait très-bien; s'assurant ainsi leur amitié et leur pratique; les riches payaient pour les autres et étaient de tous les plus mal servis, non sans un grand empressement moqueur et force révérences patelinoises, et bien souvent leur servait-on couleuvres pour anguilles, tandis que le menu populaire des bons vivants était toujours bien venu, bien vu et bien traité à l'auberge de la Lamproie. On assure que l'affranchi cabaretier hébergea Ovidius Naso, lorsque ce poète, bien avantagé en nez et favorisé des amours, traversa les Gaules pour s'en aller en exil, prenant, comme on dit, le chemin des écoliers; et bien eût-il voulu séjourner longtemps en Touraine. Il resta toutefois assez longtemps pour emporter ensuite les regrets du maître et surtout de la maîtresse de la maison, qui, en souvenir du pauvre exilé, donna un nez démesuré à l'enfant qu'elle mit au monde, neuf mois environ après le départ du poëte, nez qui resta dans la famille et se transmit d'aîné en aîné et de génération en génération.
Au premier cabaretier de la Lamproie succéda Bibulus l'Oriflant, qui, le premier dans les Gaules, fit reposer le Juif errant au commencement de son voyage; car il le fit tant rire par un conte de sa façon, qu'il le contraignit de s'asseoir, se déboutonnant le ventre et se tenant les côtés; et il y serait très-bien resté, n'eût été que le tonnerre gronda et que les cinq sous perpétuels manquèrent tout à coup dans la poche de l'Israélite.
A Bibulus l'Oriflant succéda Gorju le chanteur, qui fut le doyen des troubadours de France et fit le voyage de Rome, dont il eut à se repentir, car il y prit à la fois femme et enfant, celle qu'il y épousa se trouvant grosse lors de son mariage, pour avoir trop goûté les plaisanteries d'un homme de lettres, nommé Lucien, natif de Samosate et peu estimé des augures.
A Gorju le chanteur succéda Siffle-Pipe-le-Franc-Gautier qui, à l'article de la mort, fut baptisé par saint Christophe; et c'est ainsi que le domaine de la Lamproie comptait aussi et remémorait avec grande reconnaissance son premier baron chrétien. Mais, en ce qui concerne le culte de Bacchus, la Cave peinte resta toujours païenne, car jamais le bon vin n'y fut baptisé. Déduire tout au long la généalogie des grands pontifes de ce temple de la gaieté serait chose instructive certainement, utile peut-être, mais à coup sûr fastidieuse. Nous nous en départirons donc, et il nous suffira de dire qu'au moment où vont se passer les faits relatés dans cette nouvelle chronique, la Cave peinte et l'auberge de la Lamproie appartenaient par droit de succession légitime à maître Thomas Rabelais, apothicaire de Chinon et seigneur de la Devinière, homme honnête, mais bien dégénéré de la gaieté de ses aïeux, tant les moines, attentifs à son déclin d'âge, l'avaient circonvenu et presque hébété de la peur du grand diable d'enfer; si bien que le pauvre homme, après avoir consacré son fils unique à saint François, dans le couvent de Fontenay-le-Comte en bas Poitou, d'où le jeune Rabelais était parti pour la Basmette, près d'Angers, n'avait plus voulu en entendre parler, par suite de mauvais rapports qui lui en avaient été faits, et s'en allait mourant parmi les patenôtres et les tisanes, ne voulant plus voir que des moines, et pour cela même, avec quelque raison peut-être, se croyant entouré de diables.
Nous n'avons pas besoin de dire que le dévot apothicaire, renonçant depuis longtemps à la profession de cabaretier, ne logeait plus à la Lamproie; il s'était retiré, comme dans un ermitage, à sa métairie de la Devinière, près de Seuillé, dont il écoutait surtout et voulait à toute heure recevoir et consulter les moines. La Devinière était située à une bonne lieue de Chinon, entre Tisé, Cinais et Chavigny, vis-à-vis de la Roche-Clermaud; c'était une grande maison isolée au milieu des champs, enfermée dans un double mur, celui de son jardin et celui de son clos; car elle avait un petit jardin d'arbres fruitiers et un grand clos planté de vignes. Or, ce clos convenait merveilleusement aux bons religieux de Seuillé, dont les possessions s'étendaient depuis Lerné et le Coudray jusqu'aux murs de la Devinière. Il est certain que c'était un beau petit coin de terre à bénir, et qu'un aussi notable surcroît de vendange ne pouvait désobliger en rien la soif des vénérables pères.
Pendant que maître Thomas était malade à la Devinière, le cabaret de la Lamproie était tenu par son neveu, jeune homme de peu d'esprit, mais grand viveur. Deux servantes, et un grand chien, composaient tout le domestique de la Cave peinte; or, il est temps, je crois, maintenant, d'entrer en matière et de commencer notre récit.
Par une chaude journée de la belle saison, vers deux heures de l'après-midi, huit jours environ après le miracle de la Basmette, dont nous avons parlé dans la chronique précédente, un voyageur, tout couvert de poussière et assez mal en point, s'arrêta devant le seuil de la Cave peinte et en salua l'enseigne philosophique avec toute l'apparence d'un profond respect; puis il secoua son chapeau blanchi, ses gros souliers et ses larges chausses, et se mit à descendre lentement les degrés en regardant attentivement les peintures à fresque dont les parois de l'escalier étaient décorées.
C'était «ung arceau incrusté de piastre, painct en «dehors rudement d'une danse de femmes et satyres accompaignans le viel Silenus riant sur son asne», comme dit un auteur du temps. L'ouvrage n'était ni délicat ni recherché d'invention, mais la composition était naïve et l'exécution vaillante, l'artiste ne bronchant devant aucune difficulté, mais les enjambant à merveille, ou mieux les sautant à pieds joints; là, l'inexpérience du pinceau n'avait rien de timide, et pouvait souvent, à force d'audace, se faire accepter comme un caprice du talent. C'était surtout dans le luxe des arabesques et dans l'entortillement infini des chicorées, des acanthes et des fougères, que se révélait la fantaisie du peintre, toujours plus folle à mesure qu'on approchait du bas de l'escalier, comme si les émanations de cet antre prophétique avaient dessiné elles-mêmes sur la muraille toutes les hallucinations de l'ivresse, ou plutôt, comme si le peintre se fût enivré graduellement à mesure qu'il descendait, et n'avait quitté le pinceau que quand sa main n'avait plus assez été sûre pour tenir même le pied de son verre.
Le voyageur dont nous venons de parler descendait lentement en suivant et caressant des yeux les fantaisies bachiques de cette mirifique peinture. Cependant du fond de la Cave peinte montait au-devant de lui une fraîcheur pleine de voix joyeuses avec le tintement des verres, le cliquetis des assiettes et le gazouillement des cruches. L'étranger s'arrêta comme en extase, humant cette fraîcheur et ce bruit, et je ne sais combien de temps il y serait demeuré, sans le grand chien de la maison, vieux serviteur qu'on laissait vaguer dans le cabaret où il se nourrissait de bribes, véritable frère mendiant, si ce n'est qu'il avait du coeur et ne se rapprochait jamais de ceux qui l'avaient injustement rudoyé.
Ce grand chien donc quitta tout à coup un os dont il s'occupait dans un coin, et remplissant tout le caveau de ses aboiements joyeux qui couvrirent le chant des buveurs, il s'élança vers la porte, et sur le seuil rencontrant le voyageur arrêté, il se dressa tout droit devant lui les pattes posées l'une deçà, l'autre delà sur ses épaules, le souffle haletant, la queue frétillante, autant que le permettait son grand âge, et de lui lécher la figure, les mains, les pieds; et de se frotter à ses jambes, et de tournoyer autour de lui avec des grognements de plaisir et des petits cris entrecoupés, comme si la pauvre bête eût pleuré et sangloté d'aise. L'étranger, de son côté, lui rendait bien toutes ses caresses.
—C'est donc toi, lui disait-il, mon pauvre Lichepot, tu vis toujours et tu te souviens encore de moi! oh! la bonne chienne d'amitié! Là! là! voyons, ne meurs pas de joie, comme fit le vieux chien d'Ulysses. O, mon mignon, mon bedon, mon grognon! ouaf! ouaf! c'est bien toujours sa voix: seulement elle est un peu cassée! Hélas! nous sommes tous mortels, et ta vieillesse me vieillit déjà, mon brave ami, mon pauvre nez camus! Comme passe le temps! il me semble y être encore, à cette époque où nous faisions ménage ensemble! j'allais te trouver dans ta niche, et tous deux ensemble, l'un sur l'autre, nous nous roulions, sens devant derrière, sens dessus dessous, et jamais de fâcherie! tu buvais avec moi du lait dans mon écuelle, je trempais mon pain dans ta soupe, je te mordais les oreilles, tu me débarbouillais n'importe où, n'importe comment, et nous étions parfaitement contents l'un de l'autre. Oh! les beaux jours de mon enfance, pourquoi sont-ils à tout jamais passés!
Pendant ce monologue, ou plutôt pendant ce colloque de l'homme et du chien, tous les buveurs avaient tourné la tête, et une vieille servante s'était approchée, tenant un torchon d'une main et de l'autre une pinte vide.
—Allez coucher! allez coucher! cria-t-elle en frappant le chien de son torchon. Puis jetant sur le nouveau venu un regard d'investigation inquiète:
—Que faudra-t-il vous servir? lui demanda-t-elle.
—Eh quoi! la mère Maguette ne me reconnaît pas? dit à demi-voix l'étranger.
—Non, dit sèchement la vieille, un peu confuse et détournant les yeux.
—Eh quoi! dix ans d'absence ont-ils pu me changer à ce point que tu ne me reconnaisses plus, toi qui m'as si souvent donné le fouet? Je n'aurais peut-être pas dû commencer par te montrer mon visage…
—Silence! silence! reprit Maguette en baissant la voix. Je vous reconnais peut-être bien, mais il ne faut pas que je le dise. Il n'y a pas de place ici pour vous; allez vous-en, allez vous-en!
—Comment! que je m'en aille! Laisse-moi donc arriver d'abord. Comment donc se porte mon père?
—Vous n'avez plus de père, monsieur François; notre vieux maître est si en colère contre vous, qu'il a défendu de prononcer votre nom, et d'ailleurs il n'est plus ici; il demeure à la Devinière.
—Eh bien! qu'est-ce qu'il y a donc, et que demande cet homme? Si c'est la charité, qu'on lui baille un morceau de pain et qu'il s'en aille, cria du fond du cabaret la voix aigre de l'autre servante qui, en l'absence du patron, faisait quelque peu la maîtresse.
—Merci, ma bonne, dit maître François, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu; merci de votre charité, j'y avais droit en ma qualité de frère mendiant, quand j'étais chez les franciscains; mais je vous avertis que, pour le moment, je sens quelque peu le fagot; ainsi placez mieux vos aumônes.
—Que veut dire ce bon pendard, se récria la maritorne furieuse, et comprenant seulement qu'on venait de se moquer d'elle. N'est-ce pas quelque parpaillot ou quelque coupeur de bourse? Allons, arrière! arrière! et que l'on décampe de céans, ou je vais chercher les archers.
—Allez-moi plutôt querir un pot de vin frais, et faites place pour que j'entre et puisse m'asseoir; je suis le fils de votre maître.
—Taisez-vous donc, pour Dieu! taisez-vous donc, et allez vous-en, lui répétait tout bas la vieille Maguette. Dire ainsi tout haut ce que vous êtes, c'est vouloir vous faire chasser à coups de balai!
En effet, la parole ne fut pas plutôt lâchée que la grosse servante-maîtresse devint rouge comme une crête de coq, et se rengorgeant comme une poule en colère:
—Que dites-vous là, menteur, affronteur, vagabond? notre maître n'a point de fils qui soit fait comme vous. Son fils, s'il en a un, est un saint prêtre et un honnête religieux, et non pas un coureur de grands chemins. Allons, en route! et que je ne vous le disions plus, vermine du diable!
Et joignant l'action aux paroles, la truande s'avançait armée d'une vieille poêle à frire.
Le pauvre vieux chien se rua entre elle et son jeune maître en poussant des aboiements plaintifs; mal lui en prit, car il reçut sur la tête un coup de la hallebarde improvisée, dont le fer arrondi ne pouvait pas lui faire une bien profonde blessure. Toutefois, il en porta sur-le-champ la marque, non pas sanglante, mais d'un beau noir de suie, et se retira du combat en hurlant d'un ton de voix désespéré.
Les buveurs de la Cave peinte, riant aux éclats, s'étaient rangés en demi-cercle et encourageaient la colère comique de la servante par ce sifflement de langue et des dents avec lequel on excite les dogues à la bataille. La vieille Maguette, sous l'influence de la peur que lui inspirait sa compagne, s'était mise aussi dans une attitude offensive, et avait pris un balai derrière la porte.
—Touchant accueil fait à l'enfant prodigue! s'écriait maître François en joignant les mains. Oh! les bonnes âmes, et comme je reconnais bien les excellents fruits du saint Évangile!
—Jésus, mon Dieu! dit la vieille, il parle du saint Évangile! C'est donc bien vrai qu'il a renié la religion pour se faire huguenot. Qui aurait pensé cela lorsqu'il était petit, et quand, à le voir si gourmand et si polisson, tout le monde disait: «Ce sera un jour un bon moine.»
—A la porte! à la porte! crièrent alors tous les buveurs; il est de la vache à Colas!
Maître François s'apprêtait à les haranguer, lorsqu'une voix forte se fit entendre sur les degrés de la Cave peinte, chantant sur un air alors connu ce couplet d'une chanson à boire:
De l'huile des savants la lumière est trop terne
Pour nourrir la gaîté, ce lumignon divin,
Et si mon ventre était une lanterne,
Je voudrais éclairer le monde avec du vin!
—Bis! répondirent avec des applaudissements et des acclamations toutes les voix du cabaret.
—C'est frère Jean! c'est frère Jean! répétèrent tous les buveurs.
Maître François se retourna, et se trouvant face à face avec celui qui descendait, il poussa à son tour une exclamation joyeuse et ouvrit ses deux bras, dans lesquels frère Jean, qui le reconnut tout d'abord, se précipita tout d'un élan.
—C'est lui! c'est parbleu bien lui! ça, que je l'étouffe une bonne fois à force de l'embrasser!
—Frère Jean, mon ami!
—Frère François, mon compère! Oh! le roi des frapparts!
—Oh! la crème des penaillons!
—Toujours franc gautier?
—Toujours joyeux compagnon?
—Et la science de votre paternité, comment va-t-elle?
—Et la soif de votre rotondité, qu'en faites-vous?
—Pardienne! je vais t'en faire avoir des nouvelles les plus récentes, docteur, mon mignon. Boirons-nous frais? Eh! parbleu, les belles, qu'est-il affaire ici de balais et de poêle à frire? Il sera temps de balayer quand nous serons partis, et pour la poêle, c'est sur un feu clair et bien flambant qu'il faut la mettre; j'entends avec bonnes andouillettes et menues tranches de lard pour saler la soif. Allons, vite à l'ouvrage, notre sainte religion ne souffre point les fainéants… surtout en matière de cuisine! En attendant, exhibez-nous un pot du meilleur. Je viens ici de la part du révérend prieur de Seuillé.
—Mais c'est que vous ne savez pas que maître Thomas a défendu que…
—Que! que! que! poursuivit frère Jean en poussant les deux servantes chacune par une épaule. En cuisine et à boire! voilà le mot de passe.
—Mais c'est qu'il nous est défendu de reconnaître maître François si par hasard il se présentait, et comme monsieur n'est pas céans…
—Eh! mille tonneaux! qui vous force à reconnaître autre chose que vos jambons et vos bouteilles, et qui parle ici de maître François? Vous ne l'avez pas reconnu, n'est-ce pas? puisque vous le mettiez à la porte; car ainsi n'eussiez-vous pas traité le fils de la maison. Maintenant le repoussiez-vous, parce qu'il vous est inconnu et qu'il vous semble en assez mauvais équipage? Je le connais et je réponds pour lui. C'est le docteur Hypothadée Rondibilis Trouillogan, théologien, médecin et philosophe: que tout le monde boive à sa santé! Mais quoi! n'ai-je pas en descendant ici entendu murmurer les mots de huguenot et de vache à Colas? Croyez-moi, les enfants, quand la vache à Colas aura fait des veaux vous pourrez les reconnaître à un certain air de famille qu'ils auront avec vous, et libres serez-vous alors de leur tremper la queue dans l'eau bénite pour vous en faire des goupillons dont ils vous aspergeront en chassant les mouches. Mais, foin des hérétiques et des buveurs d'eau! sachez tous que celui-là doit être réputé catholique et bon chrétien qui entre à la Cave peinte, bras dessus, bras dessous avec frère Jean des Entommures!
II
LE PATENOTRES DE FRÈRE JEAN
Les paroles joyeusement impératives de frère Jean parurent avoir sur tout le personnel de l'auberge la même influence que le quos ego de Neptunus sur les flots mutinés et sur les turbulents écoliers d'Eolus, c'est-à-dire, sans mythologie, que chacun retourna tranquillement à sa place, que la mère Maguette quitta son balai pour reprendre sa pinte et son torchon, et quels grosse Mathurine se mit à essuyer sa poêle et monta vers le garde-manger pour couper du lard. Frère Jean et frère François s'installèrent triomphalement à la table la plus apparente et la mieux entretenue du cabaret, où ils se mirent à deviser à voix haute, tantôt riant à gorge déployée, tantôt plus graves et se rembrunissant le front à la manière des docteurs, mais toujours finissant leurs propos par trinquer et boire d'autant.
Il ne sera que bien de faire maintenant plus ample connaissance avec ce joyeux personnage, qui, sous le nom de frère Jean, se faisait si bien obéir et si magistralement traiter à l'auberge de la Lamproie.
De tous les moines de Seuillé, nul n'était plus connu dans tout Chinon que le bon frère Jean Buinard, surnommé Jean des Entommures ou Entamures, parce qu'étant toujours le premier à l'attaque des gigots les plus monstrueux et des plus gigantesques pâtés à tous les festins de noces ou de baptême, on lui rapportait toujours l'honneur de l'entamure en lui offrant le premier morceau. On prétend aussi que, dans toutes les négociations, réconciliations et arrangements à l'amiable, nul ne savait mieux que lui accoster les parties adverses et entamer la conversation sur les matières épineuses; et de fait on ne pouvait lui refuser cet avantage naturel d'être homme de bonne compagnie et de bon conseil, sachant toujours prendre les choses du bon côté, et fraternisant volontiers avec le menu populaire; aussi était-il vénéré jusqu'à dix-huit lieues à la ronde par les campagnes, et tous les villageois disaient-ils en façon de proverbe, quand ils avaient entre eux quelques différends difficiles à bien accorder: Je m'en rapporte à frère Jean.
Le frère Buinard, pour bien sentir et discerner toutes choses, avait beaucoup de nez, soit dit au physique aussi bien qu'au moral; de telle sorte qu'on l'avait même soupçonné de quelque consanguinité anonyme avec la dynastie régnante des seigneurs de la Devinière et de la Lamproie. Il n'était, du reste, ni grand ni maigre, comme le dit par antiphrase et par plaisanterie la chronique de Gargantua; c'était, au contraire, un petit homme replet et trapu, aux sourcils noirs et bien fournis, aux yeux vifs et brillants, au teint fortement coloré; c'était une tête du Midi sur le corps d'un bourgmestre de Flandres. Il portait la ceinture très-basse, pour soutenir sa panse un peu plus rebondie que le bon exemple ne l'exigeait pour un prédicateur de carême. Son froc était assez mal boutonné, et son capuchon, en s'abaissant, laissait voir une tête toute dépouillée de cheveux et tonsurée par la nature. Il portait toujours, en sa qualité de sommelier de son couvent, un trousseau de clefs et une escarcelle à sa ceinture; il s'appuyait en marchant sur un gros bâton qui avait servi autrefois de manche à la croix de la procession, et sur lequel on voyait encore en demi-relief quelques fleurs de lis presque effacées. Toujours riant et en belle humeur, distribuant volontiers aux nécessiteux des aumônes, aux petits enfants des images, et aux malades de joyeux contes; chéri de tout le monde, se garant avec soin des cafards et des faux dévots, franc comme l'or et fin comme l'ambre, mais beaucoup plus assidu à la bouteille qu'à son bréviaire, tel était frère Jean des Entommures, un des meilleurs amis de notre joyeux maître François.
Or, en attendant la friture, tous deux assis à la même table et buvant à la même pinte, ils entrèrent en joyeux propos. Oh! le gentil vin blanc! s'écria maître François en lorgnant à travers son verre plein; c'est de la Devinière sans doute? Je reconnais bien là nos excellents raisins pineaux!
—Bren! bren! disait entre ses dents la grosse servante qui allait et venait autour d'eux, la Devinière n'est pas pour toi.
Mais un regard de frère Jean suffisait pour lui imposer silence, et cette femelle si acariâtre et si hautaine avec tout le monde, filait doux devant lui comme une petite sainte Geneviève, ce dont maître François semblait quelque peu s'étonner.
—Ça! dit frère Jean, racontons-nous un peu nos aventures. Il ne tient qu'à nous de commencer ici un poëme épique et de nous donner mutuellement le commencement de nos faits et gestes héroïques, car je me doute bien que vous avez eu à soutenir de grands combats, tant à Fontenay-le-Comte qu'à la Basmette.
—Frère Buinard, dit maître François, je te renie pour mon frère en moinerie si tu me dis vous comme à un étranger; je veux bien te raconter mes aventures de la Basmette, mais tu me diras ensuite tout ce que tu sais des nouvelles de céans, et pourquoi messire Thomas, mon père, est si fort irrité contre moi.
—-C'est précisément, dit frère Jean, pour tes exploits de la Basmette; mais raconte-les-moi, car je n'en suis pas bien informé.
Et là-dessus maître François lui raconta ce que nous avons déjà vu dans Rabelais à la Basmette.
—Vivat! frère Lubin, dit le moine, et buvons frais à la santé de la gentille Marjolaine. Si jamais je vais en Anjou, je veux lui apprendre mes patenôtres.
—Bon! et en quoi tes patenôtres diffèrent-elles des patenôtres du monde chrétien?
—Ce sont les patenôtres de quintessence, dit frère Jean: mais revenons à nos moutons.—Voici qu'on nous apporte des grillades.
—Bien! nos moutons, à ce qu'il nous paraît, portaient de la soie pour de la laine. C'étaient des rustres parvenus.
—Ou bien des moines enrichis: mais parlons d'autre chose. Tu veux, n'est-ce pas, savoir des nouvelles de ton père et de ta famille, qui te faisait tout à l'heure assez rudement accueillir?
—C'est ce que je te demande, frère Jean mon ami, par les houseaux de saint Benoît.
—Pardieu, tu n'avais besoin d'adjurer personne. Me voici prêt à parler si tu l'es aussi à m'entendre.
—Parle, dit gravement maître François en coupant une tranche de lard.
—Tu sauras donc, dit frère Jean, que la maison d'ici et celle de la
Devinière sont dans le plus grand désarroi.
—Je m'en doutais, mais va toujours.
—Eh bien, c'est que ton pauvre père est à moitié fou.
—Il s'est donc déjà dessaisi de la moitié de son bien en faveur des moines?
—Non, mais il compte bientôt leur donner tout s'il ne tient qu'à frère
Macé-Pelosse, et voici comment la farce se joue:
—Lève le rideau, dit maître François.
—Tu sais ce que c'est que ton cousin Jérôme.
—Parfaitement. C'est une barrique défoncée….
—Oui, mais qui ne perd pas d'esprit faute d'en avoir jamais été pleine. Le drôle n'en a pas moins séduit une petite fille que convoitait frère Macé. Le moine voudrait bien se consoler de cette déconvenue en buvant du meilleur aux dépens du cousin Jérôme, et il voudrait souffler la Devinière à celui qui lui a soufflé sa belle. Aussi s'est-il emparé de l'esprit de messire Thomas, et sous le prétexte de le garder dans sa maladie, il ne laisse pénétrer personne jusqu'à lui, attendant sans doute que le bonhomme ait rendu l'âme pour lever le masque et exhiber un bon testament bien en forme, où le cher neveu sera déshérité à cause de son inconduite. Quant à ta part, on y a mis bon ordre en te faisant prononcer tes voeux de pauvreté; mais on a peur de ton retour, car ton père a reçu une longue lettre du prieur de la Basmette, et toutes les mesures sont prises pour que tu ne parviennes pas jusqu'à lui, si tu voulais le voir et lui parler, attendu que ton éloquence et ta finesse naturelle leur sont bien connues. Et tu vois que des ordres avaient même été donnés pour te mal accueillir ici, où les premiers venus doivent cependant être bien reçus pour leur argent.
—Bien m'en a pris, en ce cas, de te rencontrer; mais comment donc as-tu sur la féroce Mathurine un ascendant aussi prodigieux? Je crois, en vérité, qu'elle baisse les yeux quand tu la regardes.
—C'est que je suis son confesseur, et de plus….
—Assez, frère Jean, mon compère; n'en dis pas tant, j'en comprendrais davantage encore. Tu lui apprends sans doute tes patenôtres?
—Oh! pour cela, je n'ai pas grand'peine; c'est une fille accommodante, et elle dit souvent amen avant que je commence l'oraison. J'en fais tout ce que je veux, je t'assure, et au fond elle n'est pas méchante.
—En ce cas, elle économise bien son fonds, et je la crois femme de ménage. Mais ne parlais-tu pas d'une petite qui avait été trompée par mon cousin Jérôme?
—Ah! oui, la petite Violette, charmante fille, en vérité, et qui méritait de meilleures amours. Il l'a abandonnée, pensant qu'il recouvrerait ainsi les bonnes grâces de son oncle; puis, le mécontentement de lui-même et la paresse l'ont pris au corps, si bien qu'il néglige maintenant à la fois et Violette qui pleure dans sa cabane auprès de la Roche-Clairmaud, où elle attend toujours qu'il vienne la prendre pour l'épouser, comme il le lui a si souvent promis, et son vieil oncle, qui agonise entre les pilules de sa propre composition et les sermons de père Macé, et l'auberge même de la Lamproie, où presque jamais maintenant on ne le rencontre. Les vieilles des environs prétendent qu'il court le garou; moi, je crois qu'il pense de l'ivrognerie ce que l'on dit ordinairement des prophètes: personne ne peut l'être chez soi; et le cousin Jérôme suppose qu'il ne se griserait pas si bien avec le vin de la Cave peinte. Plus d'une fois, en m'en retournant à Seuillé, je l'ai rencontré chancelant au bord d'une route, et je ne pense pas que ce fût de la diète ou de la fièvre. Honni soit, d'ailleurs, qui mal y pensé! la petite Violette n'a pas trop à se plaindre. On la quitte pour la bouteille: c'est la traiter assurément comme j'ai souvent traité mon bréviaire. Or, le bréviaire, comme on sait, est la femme des gens d'église.
—Et tes patenôtres, frère Jean, les laisses-tu pour la bouteille?
—Non, fais-je, en vérité, car le ventre de la bouteille est un des gros grains de mon rosaire. Vois-tu, frère François, mon maître, n'en déplaise à ta médecine, j'enfile dans une même chaîne de gaieté franche mes jours tels que Dieu me les donne, et de tous les plaisirs qu'il m'envoie, je le bénis en les comptant. Tout ce que ma main touche d'agréable à saisir, soit le goulot d'une bouteille, soit une vermeille et appétissante grappe du beau clos de la Devinière, je le prends pour sujet de mon oraison, et j'en remercie dévotement le ciel. C'est ainsi que j'égrène la vie, prenant volontiers pour chapelet cette couronne de raisins qui dessine la tonsure du vieux Silène. N'est-ce pas une bonne chose que de bénir Dieu à propos de tout? et le bon moyen de faire que les choses de ce monde n'empêchent en rien notre sanctification, n'est-ce pas de les sanctifier elles-mêmes? Je te dis en vérité, maître François, mon bel ami, que je ne chante pas une chanson que la reconnaissance de mon âme pour la divine Providence qui nous donne le piot n'en fasse en intention un vrai cantique, un verre de bon vin me fait presque pleurer de joie; il me semble que je goûte la bonté même du bon Dieu, et que son amour me réchauffe le coeur. Alors, je suis indulgent pour toute la terre; le diable serait assis auprès de moi que j'étendrais un coin de mon froc pour m'empêcher de voir sa queue. La grosse Mathurine elle-même me paraît alors aimable et belle comme la plus jeune des sirènes! Çà, combien de patenôtres avons-nous déjà défilées? deux, trois, quatre; débouchons celle-ci, et il ne nous en faudra plus qu'une autre; mes patenôtres sont à l'usage de Rome et doivent avoir six gros grains. Ce sont des ventres de bouteilles; les menus suffrages sont des petits verres. Continuons et ne négligeons rien.
—C'est très-bien, dit maître François, j'estime assez tes patenôtres, mais je vois qu'il faut que je parte pour la Devinière, et que j'essaye de délivrer mon pauvre père de tous ces tirelopins qui l'obsèdent. Comment ferai-je pour parvenir jusqu'à lui? Je compte sur toi, frère Jean, tu me serviras d'introducteur là-bas comme céans: clericus clericum… tu sais le proverbe. Or, ce n'est pas du bien que je me soucie. Je ne m'arrête pas ici, je veux aller à Montpellier où je trouverai plus d'argent qu'il ne m'en faudra; mais, en vérité, je ne saurais laisser mourir mon père entre les mains de ces gens-là.
—Je le conçois, dit frère Jean, et je t'aiderai de tout mon pouvoir; attends que je dise deux mots à l'oreille de Mathurine…. Bien, la voilà toute à ton service. Tout est convenu; personne ne te connaît ici. Tu es un savant de mes amis, venu de très-loin pour me voir; tu reprendras pour ce soir ton ancienne chambre, au-dessus du jeu de boules, je t'y ferai tenir tout ce dont tu as besoin, et dès demain je viendrai te chercher pour aller à la Devinière. C'est entendu, n'est-ce pas? Eh bien! plus rien dans les bouteilles? Eh! Mathurine! Mathurine! va nous remplir la dame-jeanne, mes patenôtres sont finies pour aujourd'hui; passons au dernier oremus!
III
LE SEIGNEUR DE LA DEVINIÈRE
Le pont de Chinon réunit à la ville le bourg de Parillé; à un quart de lieue de là, toujours sur la rive gauche de la Vienne, on trouve, en passant par Vaubreton, le chemin de la Roche-Clairmaud. Des hauteurs de la Roche-Clairmaud, on découvre le plus beau paysage qui se puisse voir; c'est là que les plus riches campagnes de France étendent leurs magnifiques tapis verts sur un terrain délicieusement accidenté et tout brodé de bouquets de bois au milieu desquels s'épanouissent des bourgs et des villages. Là, les aiguilles des clochers semblent percer la mousse des roches et pousser comme des pariétaires; plus loin, de petites maisons blanches s'éparpillent au penchant d'un coteau et se rangent aux bords de la rivière comme des brebis qui descendent à l'abreuvoir. Des cours d'eau serpentent de tous côtés, et les rivières qui baignent ces contrées heureuses semblent vouloir y dépenser toutes leurs eaux, comme si elles espéraient y mourir, et, de fait, nulle part elles ne réfléchiraient le sourire d'un ciel plus doux, et les séductions d'un climat tiède et caressant ne les endormiraient nulle part sous des rives plus enchantées. D'un côté, c'est la Vienne qui va se réunir à la Loire entre Claye et Mont-Soreau, non loin de l'île bienheureuse où devait s'élever l'abbaye de Thélème; plus loin, sur la droite et en arrière, coule tranquillement la Vède, dont le gué fut sondé, dit-on, par les soldats de Picrochole. Au pied même de la Roche-Clairmaud passe la petite rivière de Fresnay, qui se jette dans la Vienne, au-dessous de Potillé et de Cinais, et qui se forme d'une multitude de petits ruisseaux. La campagne, de ce côté, est véritablement merveilleuse: c'est un jardin du pays des fées. Aussi loin que le regard peut se porter, on ne voit que luxe de la nature et délices des yeux; là aussi les clochers se multiplient et les villages se rapprochent en signe de concorde de la terre et du ciel. C'est au milieu de ce paradis terrestre qu'on aperçoit tout d'abord, de la Roche-Clairmaud, les bâtiments gothiques et les tours aiguës de l'abbaye de Seuillé, tout entourée de vignobles et de champs, plantés de pommiers et de poiriers, qui s'étendent, comme nous l'avons dit, jusqu'au clos de la Devinière.
C'est à la Devinière que nous allons.
Après avoir traversé le gué du Fresnay, on continue de suivre à rebours le chemin de la Roche-Clairmaud, et à l'endroit où il se croise avec le chemin de Seuillé, on voit apparaître, au-dessus d'une muraille assez haute, le pignon le plus élevé du grand bâtiment de la métairie. Ce bâtiment ressemble assez à une église de campagne, car le premier étage est comme à cheval sur un rez-de-chaussée beaucoup plus vaste; une petite maisonnette, adossée au front même de cette singulière construction, semble servir de péristyle au grand portail, qui n'existe cependant pas. Une autre maisonnette, un peu plus grande et entièrement séparée du corps de logis principal, sert de retraite au métayer; le premier étage de la grande maison est habité par le seigneur de la Devinière.
Le lendemain de la rencontre de frère Jean et de maître François, le vieux Thomas Rabelais était assis dans un immense fauteuil, près du feu, malgré la belle saison et la grande chaleur, car il avait toujours besoin de tenir chaudes ses potions et ses tisanes. Il était donc enveloppé dans une grande robe de laine à grandes fleurs rouges et jaunes, un bonnet de nuit enfoncé jusque sur ses yeux, et les lunettes attachées au bonnet; un de ses pieds, tout emmaillotté de linges, était étendu sur un tabouret, car il avait des accès de goutte; il appuyait ses deux mains et son menton sur une canne à bec de corbin qui semblait parodier son nez; une petite toux sèche le secouait par intervalles; il regardait les tisons d'un air mécontent, et semblait quereller tous bas les coussins dont son dos et ses coudes étaient, selon lui, mal rembourrés. Près de lui, sur un siège de bois sculpté et garni d'un ancien velours vert à clous dorés et à bordure noire, se prélassait le frère Macé-Pelosse, le pourvoyeur du couvent de Seuillé.
Frère Macé était un petit moine sec et brun, aux yeux sournois, à la peau luisante et bise; ses grosses et flasques paupières embéguinaient de leur mieux ses regards perçants et rancuniers: il plissait habituellement ses lèvres, comme pour rapetisser la fente démesurée de sa bouche et protéger l'incognito d'un râtelier dégarni et déchaussé; car bien rarement les cafards sont-ils porteurs de belles dents, à cause des exhalaisons fortes de leur vie intérieure, qui consiste assez souvent en un mauvais estomac et en un foie engorgé et malade. Frère Macé avait, de plus, la tenue modeste et les mains jointes dans les manches de sa cuculle d'un beau drap fin et mal brossé; un chapelet de Jérusalem était passé dans son étroite ceinture de cuir, et faisait tinter, au moindre mouvement qu'il faisait, toute une grappe de têtes de mort, de reliquaires et de médailles miraculeuses. Il tenait ouvert sur ses genoux un gros et gras bouquin relié en parchemin jaune, c'était la fleur des exemples; il venait de faire au vieux Thomas sa petite lecture du matin, et il en était au commentaire.
—Considérez bien, disait-il, d'après les divers exemples que je vous ai lus, combien les saints ont toujours abhorré la chair et le sang, et les chaînes de la parenté et les tendresses de la famille. Ici, c'est un saint Siméon Stylite qui, après dix-huit ans d'absence, refuse de descendre de sa colonne pour recevoir les adieux d'une mère qui se meurt; là, c'est un saint Alexis qui, le jour même de son mariage, quitte sa femme et ses parents, pour s'en aller mendiant et courant le monde. Plus loin, c'est un pieux solitaire qui, pour obéir à son supérieur, jette son propre enfant dans un puits; Dieu est jaloux de nos affections, et maltraiter ceux qu'il nous soupçonnerait volontiers d'aimer, c'est lui donner des preuves d'amour! Heureux le saint enfant qui compte pour rien les larmes de sa mère, et qui marcherait sur les cheveux blancs de son père, plutôt que de s'arrêter une seule minute sur le chemin glissant de la perfection! La religion est une doctrine de mort qui tue et sacrifie tout sans pitié.
Dieu n'a pas épargné son propre fils; il l'a abandonné au supplice quoique innocent, et nous aurions pitié de nos enfants coupables! Eh! que nous importent les fruits impurs de la chair et du sang! Nos enfants, ce sont nos bonnes oeuvres, nos mortifications, nos aumônes à l'Église et nos incessantes prières. Quant à ceux dont la naissance doit nous faire rougir en nous rappelant des instants de concupiscence satisfaite, nous devons leur laisser de bons exemples à suivre: voilà tout l'héritage d'un chrétien. Mais pour cet argent mal acquis, pour cette richesse d'iniquité, prenons garde qu'elle ne crie contre nous après notre mort en perpétuant nos désordres; sanctifions cet argent afin qu'il ne périsse pas avec nous; suspendons aux colonnes du temple de Dieu les dépouilles de Bélial; mourons pauvres pour expier le crime d'avoir vécu riches, et laissons à nos enfants et à nos hoirs la pauvreté chrétienne comme le plus grand de tous les trésors.
Frère Macé s'arrêta un peu pour souffler au bout de cette lourde période, et, roulant les yeux de côté, il épiait sur les traits du père Thomas l'effet de sa pieuse harangue.
Le vieux Thomas avait l'air toujours plus impatient et plus ennuyé.
—Pardieu! dit-il enfin d'un ton qui fit tressaillir le moine, si la pauvreté est un si excellent bien, pourquoi ne la laisserais-je pas aux bons religieux de Seuillé plutôt qu'à mon pendard de neveu? et si l'argent est une chose si pernicieuse, pourquoi donc les moines sont-ils en général si empressés pour en avoir?
—Saint Benoît! que dites-vous, reprit frère Macé en se signant deux fois, les moines et les religieux ne sont-ils pas toujours pauvres au milieu même des richesses, puisqu'ils ne possèdent rien en propre, pas même le vêtement qui les couvre! C'est à la communauté que vous laisserez votre héritage: aucun de nous en son particulier n'en aura rien, mais tous s'en trouveront mieux et prieront Dieu pour vous. Donner à la communauté, c'est donner à Dieu; car c'est à Dieu seul qu'appartient réellement ce qui est à tous.
—Peut-être bien, frère Macé, peut-être bien! je ne soutiens pas le contraire. Et vous savez, de reste, que je prétends donner à la sainte abbaye de Seuillé cette métairie de la Devinière. Je l'ai promis, et je ne m'en dédis pas; mais j'ai l'entendement tout troublé de doutes et de scrupules. Vous savez que la pauvreté, qui est la bonne nourrice de la vertu des saints, est une mauvaise conseillère pour les âmes faibles. Ainsi me voilà en perplexité touchant mon neveu; car je ne vous parle pas de mon fils, qu'il faudrait peut-être cependant assister dans l'extrémité où il doit se trouver. Mais parlons de mon neveu; il est faible d'esprit et paresseux de son naturel; si je le laisse dans la misère, il se fera peut-être bateleur ou larron, à la honte de sa famille. Vous me dites que Dieu a frappé son fils bien-aimé: sans doute, mais c'était pour lui ouvrir ensuite le royaume de sa gloire et le constituer héritier de sa toute-puissance; de plus, s'il a voulu soumettre sa propre divinité à la mort, c'était pour nous, qui sommes ses enfants: il a donc bien aimé les siens, et nous donne son exemple à suivre. Je ne sais comment le grand saint Siméon Stylite arrangeait sa sainteté avec le commandement de Dieu qui nous dit d'honorer père et mère. Saint Alexis savait sans doute que répondre à cette parole de notre Seigneur: Celui qui se sépare de sa femme, la voue lui-même à l'adultère. Et une lumière surnaturelle lui avait sans doute garanti la vertu de sa nouvelle épouse. Quant à ce solitaire qui jetait son fils dans un puits, je le félicite de n'avoir pas eu à se garder dans ce temps-là d'un bon lieutenant criminel; mais de notre temps pareille obéissance serait appelée par les juges de la Tournelle ou du Châtelet de Paris, complicité d'assassinat. Ce sont toutes ces réflexions qui me tourmentent depuis hier soir, et qui font que je ne comprends plus rien à vos histoires et à vos sermons.
Vous aurez commis quelque péché d'orgueil contre Dieu, dit sèchement le frère Macé; c'est pourquoi votre âme est malade. Faites un bon examen de conscience et renoncez à votre propre jugement. Accusez-vous d'avoir raisonné comme un hérétique, et frappez-vous humblement la poitrine en disant trois fois: C'est ma faute.
En ce moment on frappait assez fort à la porte de la chambre.
—Entrez, dit maître Thomas en toussant.
—Non, cria frère Macé, n'entrez pas, attendez; qui êtes-vous et pourquoi frappez-vous si fort à la porte d'un malade?
Frère Macé s'était levé, et courait vers la porte qui s'ouvrit avant qu'il eût le temps de la retenir…. Mais il se rassura en voyant apparaître la face vermeille de frère Jean.
—Ah! dit-il en allant se rasseoir avec un geste de mépris, c'est ce lourdaud de frère Buinard.
On sait que les bigots pardonnent bien plus volontiers à leurs confrères la goinfrerie que l'intelligence. Or, frère Jean qui avait des vices et de l'esprit, ne laissait paraître que ses vices en présence des autres moines, aussi n'était-il pas regardé par eux comme un homme dangereux; il se moquait bien un peu quelquefois des pratiques de la religion, mais comme il avait soin de ménager les gens d'église et qu'il se montrait fort zélé pour la richesse du couvent et le bon entretien de la vigne, on l'aimait mieux ainsi que s'il eût été vertueux et raisonneur. D'ailleurs, il se confessait régulièrement, et s'il ne disait pas fidèlement ses heures, il passait du moins pour les dire. Il évitait d'ailleurs les esclandres, ne se brouillait jamais avec les pères ni avec les maris, ménageait la chèvre et le chou, et n'avait jamais eu d'enfants; c'était donc un excellent moine dans l'opinion même de frère Macé.
Jean Buinard entra tout essoufflé, s'assit lourdement, renifla bruyamment et s'essuya le front à deux ou trois reprises. Je viens… ouf, je viens… ah! quelle chaleur! je boirais bien un coup, mais pouah! je ne vois ici que des tisanes! je viens de la part… mon front ruisselle….
—Voulez-vous un verre d'eau fraîche, dit frère Macé?
—Non, merci, je n'ai que faire de gagner une pleurésie. Je viens de la part du père prieur qui a besoin de parler tout de suite à frère Macé, et qui m'envoie le remplacer pendant quelques heures, c'est pour une affaire importante à ce qu'il m'a dit. Ah! ouf!… je voudrais bien un verre ou deux de bonne purée septembrale.
—Je vais vous faire donner cela, dit le vieux Thomas, mettez-vous à la fenêtre et appelez le métayer.
—Du tout! du tout! dit frère Macé, frère Jean n'a pas besoin de boire; qu'il dise tierce, cela le rafraîchira. Tenez, voulez-vous mon bréviaire?
—Grand merci, dit frère Jean, je puis me servir du diurnal de messire
Thomas, il est en latin et en français.
—En français, dit frère Macé en soupirant. Voyez les progrès de l'hérésie! Bientôt, chez les gens qui se croient les meilleurs catholiques, on trouvera la Bible en français, et ce sera bien alors la confusion des langues de Babel et le règne de la bête annoncé dans l'Apocalypse.
—Pardieu! dit tout bas frère Jean, quand le roi sera une bête il te prendra pour son premier ministre.
—Hein? que dites-vous?
—Je dis que le règne de la bête ne viendra pas tant que Dieu aura d'aussi bons ministres.
—C'est bien! c'est bien! maître frère Jean, vous êtes un flatteur. Je vous laisse donc ici; veillez bien à ce que le malade ne voie personne, c'est nécessaire pour sa santé. Faites-vous apporter un peu de vin, si bon vous semble, et usez-en modérément. Je ne fais qu'aller et revenir.
—Allez, à votre aise, dit frère Jean, ne suis-je pas fait pour attendre?
—À revoir, maître Thomas; chassez avec soin vos mauvaises pensées, et que je vous trouve repentant à mon retour.
—Va, va, dit frère Jean en refermant la porte sur les talons du frère Macé, je travaillerai mieux que toi à la conversion du bonhomme… Ah! continua-t-il en bâillant de toute sa force et en étendant ses bras, en voilà un qui est ennuyeux!
—C'est bien vrai ce que vous dites là, répondit alors le vieux Thomas qui avait entendu cette dernière exclamation. Décidément, frère Macé m'obsède. C'est un saint homme, sans doute, et je le révère; mais il ne sait que me gronder comme un enfant, au lieu d'éclaircir mes doutes. Eh! par Bacchus… non, je me trompe, je voulais dire par saint Benoît, j'ai soixante-deux ans passés. Je suis malade, c'est vrai: mais je ne suis pas un imbécile. Je connais mon catéchisme aussi bien que personne, et l'on ne m'en fera pas accroire! Tenez, frère Jean, je ne sais si vous pensez comme moi, mais il me semble que le révérend frère Macé n'est pas aussi savant qu'on pourrait bien le croire: qu'en dites-vous? exprimez franchement votre pensée, je ne le lui répéterai pas.
—Qu'il soit savant ou non savant, c'est ce que je ne vous dirai pas, et pour cause. Votre fils, maître François, s'y connaîtrait mieux que moi, sans doute, mais vous avez juré de ne plus le voir, et c'est un vilain jurement que vous avez fait là.
—Ah! ne m'en parlez pas, frère Jean, ne m'en parlez pas: je suis assez tourmenté à son sujet. Hier soir le métayer avait emporté mon diurnal pour en nettoyer les fermoirs: quand il me l'a remis et que je l'ai ouvert, il en est tombé une lettre dont je ne reconnaissais pas d'abord l'écriture. Cette lettre m'a bien donné à penser.
—Et cette lettre venait de maître François? dit le moine faisant l'ignorant (car c'était lui-même qui, la veille, avait caché la lettre dans le livre, pendant que le métayer tournait le dos.)
—Si elle vient de lui, je ne sais trop comment, dit le malade, car le métayer m'a juré, par tous les saints, que personne autre que lui n'avait touché au livre, et que d'ailleurs, excepté frère Macé et vous, que nous voyons presque tous les jours, personne n'est venu à la maison; cela me confond, en vérité: et je suis presque tenté de croire que mon malheureux fils est devenu sorcier, comme les moines de la Basmette l'en accusent.
—N'en croyez rien, dit frère Jean. Ce serait plutôt un miracle du ciel pour faire éclater l'innocence d'un bon religieux qu'on calomnie.
—Croyez-vous cela, frère Jean? Mais vous savez bien que François est un écervelé qui ne peut rester nulle part. Lors de ses démêlés avec les moines de Fontenay-le-Comte, n'ai-je pas cru bonnement qu'ils étaient jaloux de lui à cause de ses grandes études? Frère Macé m'a bien fait changer d'avis; il connaît un peu les religieux de Fontenay, et d'ailleurs il pose en principe une maxime fort sage: c'est qu'un moine a toujours tort lorsqu'il ne s'accorde pas avec ses supérieurs. Enfin, n'importe; j'ai cru que mon vaurien avait raison, et j'ai fait exprès le voyage de la Basmette pour m'assurer qu'il y serait bien. Lui-même m'a écrit qu'il y jouissait d'une grande liberté, et qu'il était au mieux avec le prieur… et puis voilà que j'apprends des algarades, des profanations, des impiétés!
Mais à l'entendre, cependant, c'est toujours lui qui a raison, et ses supérieurs qui ont tort. Il m'écrit un tas de belles choses et proteste de sa foi en Jésus-Christ et en son Église, de son inviolable attachement pour ses devoirs, de sa tendresse pour son père. Tous les huguenots et tous les impies en disent autant… Cependant, je ne sais pourquoi, je suis dans une grande perplexité. Je me méfie du beau langage, et voilà que je m'y laisse prendre; car depuis que j'ai lu, pour mon malheur, la lettre de ce libertin, je goûte beaucoup moins les sermons de frère Macé, et je crois en vérité que tout à l'heure je raisonnais contre lui; enfin, mon pauvre frère Jean, que vous dirai-je? me voilà tiraillé de droite et de gauche; car d'un côté j'ai promis à frère Macé de ne jamais plus m'occuper de cet indigne fils, et de l'autre pourtant je ne dois pas, comme dans sa lettre il le dit très-bien, le condamner pour jamais sans l'entendre. J'ai eu tort de lire cette maudite lettre… Je ne sais quoi s'est remué dans mes entrailles, et faut-il que je vous l'avoue? oui, je vous l'avouerai tout bas si vous me promettez que frère Macé n'en saura rien, eh bien! en vérité, j'ai pleuré après avoir lu cette lettre. Il est bien difficile de ne pas les aimer toujours un peu, ces pauvres drôles qu'on a vus si petits… Tenez, frère Jean, tenez, grondez-moi, car voici que je redeviens tout bête… Le fripon!… le pendard! ajouta le vieillard en élevant la voix et en sanglotant, qu'il ne revienne jamais, que je ne le voie plus. C'en est fait, c'est fini pour toujours; il a trop abusé de ma bonté!
—Si pourtant il revenait en ce moment, dit frère Jean, et supposé qu'il ne soit pas sans reproche, s'il venait comme l'enfant prodigue se jeter à vos pieds en vous disant…
—Non! non! non! cria le vieux avec colère, après avoir essuyé une larme au coin de son oeil, je le pleure, mais je le maudis. Je ne l'écouterai point, il m'a assez empoisonné l'esprit de sa lettre pernicieuse. Si notre bras droit nous est un sujet de scandale, l'Écriture dit qu'il faut nous le couper; qu'il soit innocent, je le souhaite pour lui; mais ses supérieurs le condamnent. Arrière! loin de moi l'hérétique, je lui dis Raca!
—Celui qui dit à son frère Raca sera condamné par le jugement, dit frère Jean.
—Eh! non, ce n'est pas cela, vous citez mal l'Évangile. D'ailleurs, ce qu'on ne doit pas dire à son frère, on peut bien le dire à son fils… Aïe! aïe! voilà un accès de goutte qui me prend! Ah! pendard de fils! ah! vaurien! je te renie! je te déshérite! je déshérite tout le monde! Aïe! aïe! miséricorde! mon Dieu! confiteor! j'ai péché! Ah! chienne de lettre! maudite lettre! je vais te jeter au feu. Au secours! on me tenaille, on me mord, on me brûle!
—Je citais mal l'Évangile, en effet, dit frère Jean; il y a: «Celui qui dira: vous êtes, fou sera condamné à la gêne et au feu. C'est sans doute pour cela que vous brûlez la lettre. Vous agissez mal envers ce pauvre maître François, et voilà que le bon Dieu vous punit.
—A mon secours! à mon secours! poursuivit eu criant le vieux Thomas; frère Jean, mon ami, je crois que je vais en mourir; ce frère Macé n'entend rien à ma maladie, le médecin du couvent non plus. Je veux un médecin qui sache quelque chose.
—Attendez, dit frère Jean, voici un merveilleux coup de hasard, ou pour mieux dire de Providence. Hier, en me rafraîchissant à la Cave peinte, j'ai rencontré un grand docteur qui arrive de Perse, où il a guéri toutes les femmes et même les chats et les chiens du grand sophi…
—Le sophi de Perse?
—Ma foi, le Grand Mogol, si vous voulez, ou le grand schah. Aussi bien, je vous disais qu'il avait guéri tous les petits chats, ce sont probablement les enfants de ce grand seigneur. Pour en revenir à mon médecin, c'est un homme prodigieux qui ressusciterait des morts; mais je ne sais s'il voudrait bien venir ici, car il ne fait que passer dans le pays, et je crois qu'il repartira aujourd'hui même. Et tenez, cela me rappelle que je devrais aller tout présentement le voir à la Roche-Clairmaud, où il doit être venu pour visiter une personne qui lui est fort recommandée; j'avais promis de boire avec lui le coup du départ, mais je ne puis quitter ainsi cet excellent maître Thomas, surtout au moment où ses douleurs le font le plus souffrir.
—Et comment s'appelle ce grand médecin, je vous prie?
—Maître Rondibilis-Panurgius-Alcofribas.
—Frère Jean, vous êtes de mes amis?
—Je suis tout à vous et aux vôtres.
—Voulez-vous me rendre un grand service?
—Je veux tout ce que je puis pour vous.
—Eh bien! il faut tout de suite que vous partiez pour la Roche-Clairmaud; c'est tout près d'ici. Allez vite et revenez plus vite encore, mais ne revenez pas seul, entendez-vous! Amenez-moi, maître Risibilis… Cacofribas… Comment l'avez-vous appelé? Dites-lui que j'ai des écus au soleil qui font litière pour la science. Dites-lui que je souffre, que je meurs, que je voudrais bien guérir et vivre encore un peu, ne fût-ce que pour ne pas laisser prendre si tôt la Devinière à ce frère Macé Pelosse, et à vous tous, méchants frocards que vous êtes! Ah! le pied! aïe! aïe! aïe! Courez vite, frère Jean, vous êtes un brave et excellent religieux, et les moines ne sont pas de méchants frocards; mais courez, pour l'amour de Dieu!
—Vous allez me faire des affaires avec le frère Macé, dit Jean Buinard en se grattant l'oreille. Il m'a défendu de vous laisser seul et de laisser entrer personne. Vous savez bien qu'il vous garde à vue, pour qu'on ne vienne pas vous détourner de vos bonnes dispositions pour le couvent.
—Il me garde à vue! dit le père Thomas furieux et se soulevant à demi sur sa chaise. Ah! il me garde à vue! Je trouve l'aveu naïf et la chose bonne à savoir. Il me croit donc bien bas, et il voudrait donc bien me voir mort! Le médecin! vite le médecin! qu'il me guérisse seulement pour un an, et je lui donnerai bonne part de l'héritage des moines! Doucement, doucement, mes bons pères! vous ne la tenez pas encore, la bourse du vieux Rabelais; et le raisin de la Devinière ne mûrira peut-être pas encore cette année pour vous!… Ce n'est pas à vous que je parle, frère Jean, mon excellent ami, et vous en boirez toujours avec moi tant que vous voudrez, si jamais je puis boire encore… Allez vite, et dites en passant à Guillaume qu'il en tire du frais; vous boirez à votre retour. Mais ne perdez pas un instant, je vous prie.
—J'y vais donc, dit frère Jean; aussi bien m'eût-il été pénible de laisser partir ce fameux docteur sans le revoir. Mais si frère Macé revient pendant que je n'y serai pas?…
—Prenez la clef de la grande porte; vous la fermerez en sortant, et dites à Guillaume de monter ici: je veux qu'il n'ouvre à personne avant votre retour. Ah! l'on me garde à vue! Je suis bien aise de l'apprendre! Eh bien! frère Macé gardera la porte si bon lui semble; et d'ailleurs il ne reviendra peut-être pas de si tôt.
—Allons, je vais faire toute diligence; mais, si vous m'en croyez, éconduisez doucement frère Macé sans le mettre à la porte; il ne faut jamais fâcher un saint homme, cela fait loucher le bon Dieu. Surtout gardez-moi le secret!…
—Courez donc vite et ne craignez rien: me prenez-vous pour une pie borgne?
—Je vous prendrais plutôt pour un rossignol aveugle, quand la goutte vous fait chanter; car vous vous plaignez alors comme devait se plaindre Philomèle… lorsqu'elle était enrhumée. Je cours sans m'arrêter, et il n'y aura pas de ma faute, si bientôt je ne vous amène Panurgius Alcofribas.
IV
L'ORDONNANCE D'ALCOFRIBAS
Depuis le matin, maître François attendait frère Jean dans une cabane à demi cachée dans un massif de verdure, au pied de la Roche-Clairmaud. Cette cabane était celle d'une pauvre orpheline, la fille de Jacques Deschamps, le manouvrier mort à la peine. On la nommait Violette, à cause de sa modestie, et peut-être aussi parce qu'elle était bonne et jolie comme les petites fleurs de mars. Elle semblait aussi tout parfumer autour d'elle de simplicité et de fraîcheur, vivant seule et cachée, fleurissant en secret sous la feuillée, au pied de la montagne, pleurant à la rosée d'amour, et baissant doucement la tête. Pauvre petite Violette Deschamps!
La cabane de l'orpheline était toute pauvrette et délabrée en dehors, proprette et bien entretenue au dedans, autant que le permettait l'indigence de la jeune fille. Mais pourquoi l'appeler jeune fille encore? La pauvre belle ne l'est déjà plus, et son visage n'a changé que pour s'attrister et pâlir. Seule et sans protecteur presque au sortir de l'adolescence, elle avait d'abord langui de la soif d'amour; car c'était un brave petit coeur, plus délicat et plus aimant qu'on ne s'attend d'ordinaire à les rencontrer au village, sans expérience aucune, et jugeant de tout d'après elle-même; elle avait bien vite aidé à la tromper le premier qui s'en était donné le passe-temps. Mais pour ne trouver qu'un passe-temps à tromper une aussi bonne et généreuse enfant, il fallait être une brute ou un méchant-; Jérôme n'était précisément ni l'un ni l'autre: c'était un paresseux et un ivrogne.
Qui se ressemble s'assemble, dit un proverbe trivial. Cependant, en dépit de la sagesse des nations, la sympathie quelquefois, et l'amour très-souvent, rapprochent des naturels opposés comme étaient ceux de Violette Deschamps et du cabaretier de la Lamproie.
Elle s'était prise à lui d'ailleurs par les liens de la reconnaissance; le seigneur de la Devinière avait payé les dettes de Deschamps, pour empêcher que sa maisonnette ne fût vendue à sa mort. Jérôme avait été le messager de son oncle, et s'était fait l'entremetteur dans cette affaire de bienfaisance, par bonté de coeur d'abord, puis après par intérêt de convoitise. Il était toujours joyeux et grand parleur; la jeune fille était triste et timide. Faute de mieux, elle s'habitua à lui et crut l'aimer, parce qu'elle le parait de tout ce qu'elle imaginait elle-même de plus agréable. Elle s'était enfin donnée à lui les yeux fermés et souriante à sa chimère, comme ces jeunes veuves qui croient en rêve tenir l'époux qu'elles regrettent, et se réveillent en embrassant leur traversin.
A l'époque où se passent les faits de ce récit, Violette Deschamps s'était déjà réveillée, mais son mauvais rêve d'amour lui avait malheureusement laissé autre chose encore que le désenchantement et le veuvage: les preuves de sa faiblesse avaient paru sous la forme d'un bel enfant. Le seigneur de la Devinière lui avait impitoyablement retiré sa protection, à l'instigation du méchant frère Macé, qui d'abord avait essayé lui-même de protéger l'orpheline, et avait été mis par elle à la porte de sa cabane à la suite d'une conversation un peu vive qu'ils avaient eue on ne sait trop sur quel sujet. Jérôme avait peu à peu cessé de venir voir Violette dès qu'il l'avait vue compromise, et s'était contenté de lui envoyer des secours, qu'elle refusa avec fierté, disant qu'elle saurait vivre de sa quenouille et mourir de faim plutôt que de rien accepter de celui qu'elle n'estimait plus. Ainsi, autant la fortune la rabaissait, autant son âme se tenait-elle élevée et fière, et comme dans ce temps-là les moeurs de l'âge d'or semblaient encore s'être attardées et comme oubliées dans les campagnes de la Touraine, ce n'était pas sur la pauvre fille qu'on faisait généralement retomber le blâme; et la punir encore d'avoir été si malheureuse aurait semblé aux bonnes gens de la Roche-Clairmaud quelque chose de trop cruel.
Maître François, revêtu d'une ample robe noire, la tête enfoncée dans une profonde calotte à la Louis XI, et la moitié des traits cachés par une barbe blanche postiche, avait d'abord fait grand'peur à la pauvre abandonnée; mais il lui avait parlé si doucement à travers la cloison en lui disant qu'il était un médecin et un vieillard; ses paroles étaient à la fois si bienveillantes et si bien dites, que Violette entr'ouvrit doucement la porte.
—Vous êtes médecin? dit-elle, entrez si c'est la Providence qui vous envoie: car aujourd'hui je ne me sens pas bien, et maintenant j'ai peur de mourir; ma vie n'appartient plus à moi seule.
Maître François entra gravement et s'assit près de la jeune femme; il la regarda attentivement, lui prit le bras, puis promena son regard autour de la pauvre chambrette; il sourit alors avec amertume, et reportant son regard sur Violette, il surprit deux larmes prêtes à s'échapper de ses grands yeux noirs.
—Est-ce que vous l'aimez encore? lui demanda-t-il à voix basse et de son accent le plus doux.
A cette question, Violette tressaillit.
—Qui donc? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
—Celui qui vous a rendue mère.
—Laissons en paix les morts, dit la femme en baissant les yeux.
Le médecin à la barbe blanche parut étonné à son tour, maître François était surpris en effet de rencontrer dans une si modeste condition cette dignité de visage et de caractère. Il admirait cette fleur rare et précieuse perdue dans les champs et blessée par le pied d'un rustre. La réponse de Violette parut le faire un moment réfléchir, puis, essayant de sourire:
—Les morts ne reviennent pas, dit-il, et les infidèles peuvent revenir quelquefois.
—Qu'est-ce que c'est que d'être infidèle? dit la jeune mère, on aime ou l'on n'aime pas; et quand on aime, c'est pour la vie. J'ai fait une chute comme en peuvent faire ceux qui marchent en dormant, voilà tout. Je ne reproche rien à personne, car c'est moi qui me suis blessée… Parlons d'autre chose, monsieur le docteur: je suis mère et je voudrais nourrir mon enfant; mais je crains que la langueur qui me consume ne tarisse bientôt mon lait. Que faut-il faire? que m'ordonnez-vous?
—Hélas! dit le docteur en hochant la tête, si j'avais le pouvoir de vous procurer l'objet de l'ordonnance, je vous ordonnerais d'être heureuse.
—Heureuse, ne le suis-je pas? s'écria Violette Deschamps, dont les yeux noirs se ranimèrent. Et courant vers les rideaux de serge qui cachaient son lit, elle les tira avec vivacité et découvrit un petit enfant qui dormait enveloppé de pauvres langes; vous voyez bien, docteur, continua-t-elle, que le bon Dieu m'a visitée et que Noël a passé dans ma cabane! Et ce disant, elle prenait doucement et avec soin le poupon tout endormi, et le soulevant sur ses bras, elle restait tout occupée à le regarder, et ne semblait plus se souvenir que maître François était là, tant elle était énamourée de son cher petit nourrisson.
Maître François se leva et la salua profondément en souriant et en disant:
—Je vous salue, vous, qui êtes bénie entre les femmes; le Seigneur est avec vous, et le fruit de votre sein est béni.
—Vous avez raison, lui dit simplement Violette; le bon Dieu est dans le coeur des femmes lorsqu'elles regardent leur premier enfant. J'aurais bien voulu rester vierge toujours comme Marie; mais, que Notre-Dame me le pardonne, je me trouve encore plus heureuse d'être mère quand je regarde mon pauvre cher petit Jésus.
—Ainsi, vous pardonnez à Jérôme?
—Qu'est-ce que c'est que Jérôme? Je ne connais pas cet homme-là?
—Comment donc se nomme alors le père de cet enfant?
—Dans le ciel, il s'appelle Dieu, dit la jeune mère, qui en ce moment était sublime, et dans mon coeur, il s'appelle amour. J'ai conçu cet enfant parce que j'ai aimé, et je me suis trompée d'abord; mais désormais je ne me tromperai plus, car celui-ci je le connais, et il s'est formé auprès de mon coeur. C'était lui que j'aimais et que je cherchais: je l'ai trouvé et ne m'en séparerai plus.
Et Violette attachait avidement ses lèvres au front de son fils. En ce moment, les couleurs de la santé avaient reparu sur son visage; ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire; elle était belle comme une jeune mariée qui reçoit le premier sourire de son époux, lorsque leurs yeux se rencontrent pour la première fois à leur réveil du lendemain; mais tout à coup Violette pâlit et fut obligée de s'asseoir; à peine lui restait-il assez de force pour présenter le sein à son enfant qui s'éveillait, et qui ouvrit sa petite bouche vermeille à la manière des oisillons lorsqu'ils attendent la becquée.
—Pauvre mère! disait tout bas le frère médecin, comme elle est loin de cet animal de Jérôme! Mais le sentiment chez elle est trop exalté; elle mourra d'amour maternel; son enfant lui sucera l'âme. Comment le cabaretier de la Lamproie l'eût-il comprise? elle ne se connaît pas elle-même, et je l'observe comme un phénomène de l'ordre moral. Telles ne sont pas en vérité les femmes ordinaires, et c'est un bonheur pour les ménages, car les hommes seraient à refondre, et pas une épouse peut-être ne daignerait détourner les yeux de dessus son premier enfant pour reconnaître son mari. Le monde ressemblerait à la république des abeilles; les femmes gouverneraient tout, et les pauvres frelons de maris seraient chassés à coups d'aiguilles et de fuseaux. Le sceptre alors ne dégénérerait jamais en quenouille; mais la quenouille s'érigerait en sceptre. Pauvre Violette Deschamps, tu n'es pas de ce monde-ci; et quand ton fils n'aura plus besoin de toi, ta vie se perdra dans la sienne! Je ne veux pas te croire sage; car je ne rirais plus, et voilà déjà que je pleure. Je te prends pour un paradoxe: je le vois et je n'y crois pas.
Après ces réflexions du penseur, le médecin conseilla doucement à Violette de se calmer, et d'éviter autant qu'elle pourrait les divagations de la pensée et les émotions trop vives de l'amour.
—Dormez, lui dit-il en lui passant la main devant les yeux; dormez, apaisez-vous, soyez calme, rafraîchissez votre sang, pour que le lait du cher petit soit doux et pur. Nous songerons à votre enfant et à vous; vivez pour lui, et laissez reposer votre âme, nous allons travailler pour vous.
En ce moment, frère Jean vint frapper à la porte de la maisonnette.
—Je suis à vous, dit maître François.
—Que me veut ce moine? demanda Violette avec inquiétude.
—Il ne vous veut rien; il vient me chercher pour le seigneur de la
Devinière qui est malade.
—Ah! fit Violette avec douceur, j'en suis fâchée, car il a été bon pour moi.
—Le seigneur de la Devinière est mon père, dit maître François en ôtant un instant sa calotte et sa longue barbe qu'il remit aussitôt; ou du moins il était mon père. Je sais qu'il a été rigoureux pour vous comme pour moi. Je veux qu'il cesse de reconnaître son fils, et qu'il reconnaisse le vôtre; je l'adopte déjà en son nom, ce cher petit! Mais quoi! il nous fait la grimace! il pleure, il refuse de téter! Allons, je crois que vous allez le mettre dans de nouveaux langes, et je sors assez à propos, Croyez-moi, chère enfant, vivez sur la terre, puisqu'il le faut et sachez bien que les poupons ne vivent pas seulement d'amour maternel. Vous avez un brave coeur dont je comprends bien toute la fierté, et je vous félicite de ce que le malheur ne vous abaisse pas. Vous souffrez cependant, et vous êtes en langueur: c'est du regret pour le passé, de la dignité blessée pour le présent et de l'inquiétude pour l'avenir. Reposez-vous sur nous, tout s'arrangera, et si vous croyez une bonne fois que votre enfant sera heureux, vous ne serez pas fâchée de l'avoir mis au monde. Il vous tiendra lieu de tout, et vous serez fière s'il profite de vos soins. A revoir bientôt; je vous laisse, faites la toilette du poupon.
Il sortit et referma la porte.
—Eh bien! lui dit frère Jean, que dites-vous de la petite fille?
—Je dis que la petite fille est une grande femme.
—Mais pas déjà si grande, ce me semble.
—De la tête aux pieds, non; du coeur à la tête, oui.
—Elle ressemble en ce cas à ces dives bouteilles au long col qui renferment les vins du Midi. Pour moi, dans les bouteilles, j'aime mieux le ventre que le goulot; dans les volailles j'aime mieux la croupe que le col, et dans les femmes j'aime mieux le coeur que la tête. Mais qu'avez-vous donc, maître François! Vous voilà tout songe-creux et tout pensif: faisons-nous banqueroute à la joyeuseté? Vive la botte de Saint-Benoît, monsieur le docteur, vous porterez tout seul le bonnet vert, si bon vous semble; pour le moment je m'en dépars, et je soutiens qu'il vaut mieux rire.
—Je pense comme toi, frère Jean, et cesse encore une fois de me dire vous. Je veux prendre tout en risée, mais on rit quelquefois aux larmes, et je crois que je viens de pleurer.
—Oh! Lacryma Christi!… Mais, hâtons-nous, le vieux goutteux nous attend; père Macé est consigné à la porte, et, d'ailleurs, il ne viendra point. Je lui ai préparé de l'occupation au monastère et ailleurs, il aura de quoi exercer son zèle et peut-être sa patience, si Dieu lui en connaît un peu.
Laisse-moi te dire vous pour m'y habituer: tu n'es plus le frère François, vous êtes le grand docteur Rondibilis Panurgius Alcofribas, médecin du Grand Mogol et autres chats de Perse. Vous possédez surtout des recettes infaillibles pour la guérison des goutteux.
—Albaradim Gotfano deehmin brin alabo dordio falbroth ringnam abaras, dit gravement maître François.
—Arrêtez, dit frère Jean. Ne faites point venir les diables avant que nous ne soyons dans la chambre du bonhomme, car s'ils doivent entrer avec nous, il ne voudra jamais nous faire ouvrir la porte.
—Ils tardent bien à venir, disait le vieux Thomas en s'agitant dans son fauteuil. Guillaume, va donc voir s'ils viennent… non, verse-moi d'abord de cette tisane dans mon hanap… Au diable l'imbécile! elle est trop chaude, il y en a de la froide dans cette cruche; non, pas dans celle-ci, c'est l'eau de mon remède…. Allons, bon! voilà qu'il renverse tout dans la cendre! oh! le damné garde-malade!
—Pardienne! murmurait tout bas le gros Guillaume, je sommes le métayer de la Devinière, et je ne sommes ni apothicaire ni médecin!
—Que parles-tu d'apothicaire? dit le vieux goutteux qui détestait presque autant ce mot que celui de cabaretier. Je crois qu'il me dit des injures.
—Moi! je crois qu'on frappe à la porte, et ce n'est pas malheureux, tant vous devenez quinteux et difficile. C'est sans doute frère Jean qui revient. Justement le voilà qu'il entre; il avait donc la clef de la grande porte! Un grand sorcier tout noir entre avec lui, les voici qui montent. Vous n'avez plus besoin de moi, je m'en retourne soigner mes bêtes.
—Va, et que le ciel te confonde! tes bêtes ont plus d'esprit que toi. Décidément il faudra que frère Macé me trouve quelque valet intelligent; je suis trop isolé ici. On m'enferme avec ce butor, on veut me faire mourir plus vite…. Entrez, frère Jean, entrez, monsieur le médecin, et pardonnez si je ne me lève pas; vous voyez que ce coussin et ces chiffons me tiennent par la jambe.
Avant d'entrer, maître François avait placé en équilibre sur son nez une large paire de lunettes vertes pour déguiser ses yeux. Il entra lentement et sans parler, prit le bras du malade, lui tâta le pouls, fit deux ou trois grimaces, haussa les épaules autant de fois, leva les doigts comme s'il écrivait en l'air, versa du contenu du pot à tisane dans le creux de sa main, le flaira, le goûta, jeta le reste en faisant une nouvelle grimace plus expressive que les autres; puis, faisant signe à frère Jean, qui se tenait le menton pour ne pas rire, de lui avancer un fauteuil, il s'approcha d'une table, s'assit, posa les deux coudes sur la table, prit sa tête dans ses deux mains, et parut méditer profondément.
—Frère Jean, mon ami, dit tout bas le goutteux au moine qui s'était rapproché de lui, je me repens, ou peu s'en faut, d'avoir fait venir ce païen. M'est avis qu'il est en commerce avec le diable. Avez-vous vu comme sans rien dire il a deviné ma maladie et l'ânerie du médecin de Seuillé? O le savant homme! mais je crains qu'il n'y ait péché de le consulter; j'ai peur qu'il ne m'en dise trop, et je tremble de l'interroger.
—Il n'a encore rien dit, observa frère Jean.
—C'est ce qui prouve son grand savoir: un ignorant aurait parlé tout d'abord. Mais croyez-vous qu'il n'ait rien dit? N'avez-vous pas vu flamboyer ses lunettes, et sa grande moustache se mouvoir pendant qu'il me tâtait le pouls? Ses doigts m'ont comme brûlé la main. Ce doit être le diable ou l'un de ses émissaires. Je voudrais bien lui dire de s'en aller. Arrière, Satanas! Sainte Brigitte, priez pour nous!
—Si c'est le diable, c'est un bon diable; je le connais, dit frère
Jean.
Cependant, voici le docteur qui se lève, fait deux ou trois tours par la chambre, puis d'une voix magistrale:
—Qu'on emporte ces drogues, dit-il en montrant les tisanes, qu'on tire ces rideaux et qu'on laisse le soleil entrer.
Frère Jean se hâta d'accomplir l'ordonnance, et le soleil jaillissant à travers les treillis des fenêtres, inonda de son reflet d'or la chambre poudreuse et enfumée.
—Faites apporter du linge blanc, du vin dans des flacons bien clairs et bien brillants, et des fleurs pour cette cheminée.
Le vieux Thomas ne revenait pas de sa surprise. On se moque de moi, se disait-il en lui-même. Il crut donc à propos d'interpeller le docteur en termes scientifiques, autant que le pouvait sa propre science d'apothicaire, sur les vertus des médicaments; il balbutia même quelques barbarismes latins, ou du moins qui prétendaient au latinisme; mais il fut si étourdi des réponses qu'il reçut en beau français plein d'expressions techniques, en latin cicéronien, et même en grec convenablement prononcé, qu'il s'inclina tout ébahi devant la science du docteur.
Cependant, par les soins de frère Jean, la chambre du malade avait pris un nouvel aspect; une nappe blanche avait été étendue sur la table, des flacons brillants comme des rubis ajoutaient à l'éclat du linge la gaieté de leur reflet vermeil.
Des fleurs apportées par les enfants de Guillaume garnissaient la cheminée et les vieux bahuts. Le père Thomas demanda au médecin ce que signifiaient tous ces préparatifs.
—Il faut bien fêter, votre guérison, dit le docteur, et rajeunir un peu cet appartement dont je vais rajeunir le maître.
—Vous allez me rajeunir, dit le vieux Thomas.
—Voyez déjà, dit maître François, en décrochant et en lui présentant un assez lourd miroir qui était suspendu dans un coin de la chambre.
Le vieux Rabelais avait en effet les yeux plus brillants que de coutume, son front semblait se dérider, et le reflet des flacons posés sur la table auprès de lui semblaient enluminer ses joues.
—Faites maintenant apporter de l'eau légèrement parfumée de menthe, continua le médecin, et lavez-vous-en les mains et le visage. Dégagez votre tête et votre cou de ce bonnet et de ces linges, mettez un peu de vin sur ce mouchoir, et bassinez-vous-en les tempes et la paume des mains; aspirez l'odeur de ce flacon; n'êtes-vous pas déjà mieux? Pensez maintenant aux beaux jours de votre jeunesse: ils sont loin les gaillards! Vous souvenez-vous du temps où vous avez aimé celle qui devint madame Rabelais? Dieu la bénisse, la bonne chère âme! elle n'engendrait pas la tristesse. Vous rappelez-vous ses chansons, lorsqu'elle berçait sur ses genoux son gros joufflu d'enfant, son petit Franciot que vous aimiez tant voir, lorsqu'il prenait votre grand verre à deux mains et s'y plongeait le nez et les yeux pour humer la dernière goutte!
—Vous l'avez donc connue? dit le vieux Thomas tout étonné.
—La science fait connaître toute chose, dit gravement le médecin.
—Eh bien! vous devez savoir que le petit Franciot est devenu un mauvais sujet et un drôle que je ne reverrai jamais… et voilà ce qui me mettra bientôt en terre…. Aïe! aïe! je crois que ma goutte me reprend.
—Non, ce ne sera pas votre fils qui vous mettra en terre. Les moines de Seuillé ne veulent pas qu'il accomplisse ce devoir, dit le docteur en faisant semblant de lire la destinée dans la main gauche du malade.
—Frère Jean, vous avez parlé! s'écria alors le vieux Thomas.
—Ce n'est toujours pas dans mon intérêt, dit le moine. Mais en vérité, c'est qu'il m'est pénible de voir que frère Macé voudrait vous enterrer vivant. Moi je vous aime mieux que votre héritage.
—Vous avez donc fait votre testament? dit le docteur à maître Thomas. La mort, selon vous, ne venait donc pas assez vite? Vous l'appeliez de toutes les manières: cette chambre transformée en tombeau, ces médecines à faire vomir Satanas, votre confesseur toujours pendu à vos côtés comme un chapelet de sottise, et votre testament déjà remis peut-être entre les pattes de ce bon raminagrobis!…
—Non, pas encore, il est ici, dit le malade; mais j'ai promis sur le saint Évangile que je le lui remettrai quand il viendra me le demander.
—Fort bien. Or çà, maintenant, voulez-vous guérir ou mourir?
—Je veux guérir, si c'est possible, et le plus tôt qu'il se pourra.
—Vous conformerez-vous en tout point à mon ordonnance?
—Je le promets, car déjà il me semble que vous m'avez fait un grand bien.
—Je vous ordonne donc, dit maître François, de changer absolument de régime, et d'éloigner de vous tout ce qui peut sentir la maladie. Il faut changer d'air, de matelas, de fauteuil, de chambre, s'il se peut, et surtout de confesseur.
—Pourquoi de confesseur?
—Parce que, si je suis bien informé, le vôtre est malade et d'une mauvaise haleine. Vous pourrez le reprendre quand vous serez guéri; en attendant, vous avez frère Jean, qui est vermeil et bien nourri, vous pouvez le consulter sur vos scrupules de conscience.
—J'aimerais mieux quelqu'un de plus savant et de plus sévère, dit le vieux en faisant la moue.
—Eh bien! voulez-vous que je vous envoie un de mes grands amis qui voyage avec moi et qui se trouve en ce moment à Chinon? C'est le révérend père Hypothadée, professeur en théologie, qui se rend à Rome pour éclairer la conscience du pape, et matagraboliser la réconciliation des papefigues.
—Je le veux bien voir, et recommandé par vous il ne peut être qu'un savant homme…. Oh! si mon fripon de fils avait voulu étudier!
—Comment! votre fils n'étudiait pas! Mais j'avais entendu dire que les moines de la Basmette l'avaient chassé à cause de son grand savoir.
—N'en croyez rien, docteur; il s'est enfui après avoir commis des sacrilèges, et s'il est devenu savant, c'est dans la science des ivrognes. Qu'on ne me parle jamais de lui!
—Soit. Mais calmez-vous et tâchez de vous distraire. Pensez à la santé plutôt qu'à la maladie, à la vie plutôt qu'à la mort; ayez devant vous tant que vous pourrez les images de la jeunesse; évitez tout ce qui peut vous porter à l'impatience, et pour cela, au lieu de vous faire servir par le gros métayer Guillaume, écoutez ce que dit la Sainte Écriture quelque part, dans les livres sapientiaux: «Où la femme n'est point le malade languit.» Faites-vous soigner par une femme, et qu'elle soit jeune et gentille, pour mieux vous réjouir l'esprit. La beauté d'ailleurs est faite pour donner de bonnes pensées; c'est une image de Dieu et une confusion pour la laideur du diable.
—Mais que dira frère Macé?
—Ne m'avez-vous pas dit que vous vous en rapporteriez à mon docteur Hypothadée? Je vais le chercher et je le ramène. Je me charge aussi de vous trouver une garde-malade. J'espère que vous serez content de mon choix.
—Vous conduirai-je? dit frère Jean.
—Non, restez ici, et veillez à l'accomplissement de l'ordonnance. Puis, s'approchant de son oreille, prenez garde surtout que frère Macé n'arrive sur ces entrefaites.
—Ne craignez rien, dit frère Jean, je l'ai fait envoyer par le prieur au château du seigneur de Basché, sur un faux avis que le seigneur était malade et voulait se confesser à frère Pelosse. Je crois qu'il sera bien reçu; car vous connaissez le seigneur de Basché?
—Oui, oui, dit frère François, celui qui daube si bien sur les chicaneaux. Gare aux épaules de frère Macé.
—A lui le soin de ses épaules; à vous le soin du bonhomme. Mais comment ramèneras-tu le docteur Hypothadée?
—Je l'enverrai seul. Frère Jean, mon bel ami, tu aurais dû le deviner.
V
LA QUENOUILLE DE PÉNÉLOPE
Le docteur Rondibilis Alcofribas avait fait environ cent pas en longeant la muraille du clos de la Devinière, et il était arrivé au point où le chemin de Seuillé se croise avec celui de la Roche-Clairmaud, lorsqu'il vit venir à lui un quidam assez mal en point, qui paraissait être là pour attendre quelqu'un. Cet homme était «beau de stature et élégant en tous linéaments du corps, mais tant mal en ordre, qu'il semblait être échappé des chiens, ou mieux ressemblait un cueilleur de pommes du pays du Perche.» Maître François, que nous venons de citer ici, regarda attentivement cette figure, croyant bien y trouver quelque chose de connaissance; et de fait, le quidam avait, quant aux Rabelais, un air de famille si prononcé, qu'il eût été difficile de le méconnaître longtemps pour un des leurs. A part qu'il marchait un peu en poussant le ventre en avant et en laissant trimbaler sa tête comme le Silène de la Cave peinte, il avait dans toute sa personne un certain air de distinction mal gardée. Ses regards un peu ternes pouvaient passer pour très-doux avec un peu de bonne volonté; et c'est ce qui expliquerait l'illusion de la pauvre Violette qui, en un beau jour de printemps, avait embelli ce garnement de toutes les tendresses de son âme, et s'était prise à l'aimer d'amour.
Nous avons déjà reconnu ce fripon de neveu qui tenait alors pour son oncle le cabaret de la Lamproie, ou plutôt qui le laissait gérer par cette grosse servante aux mains rouges, devenue maîtresse chez lui, au grand profit de frère Jean.
—Monsieur le docteur, dit-il en prenant un air câlin, et en rajustant les boutons de son pourpoint, vous venez de la Devinière?
—Vous m'avez vu sortir? dit maître François.
—Comment se porte mon oncle très-honoré, messire Thomas Rabelais de la
Devinière?
—Que n'entrez-vous le lui demander à lui-même?
—On ne me laisserait jamais parvenir jusqu'à lui. Vous ne savez donc pas que le damné de frère Macé Pelosse… mais vous ne connaissez pas peut-être frère Macé Pelosse, le grand zélateur, ou je me donne au diable, de la religion de saint Benoît? Il s'est emparé de l'esprit de mon oncle et de sa porte, vous avez dû le voir; c'est un petit moineton jaunâtre et sournois, qui ne sort pas de la chambre du malade. Il a donné le mot au métayer Guillaume, qui est tout à sa dévotion depuis qu'en mourant sa femme se confessa au frère Macé; ce qui, je crois, la fit mourir huit jours plus tôt de la peste, tant le frère a mauvaise bouche. Vous comprenez cependant bien, monsieur le docteur, que je veux savoir des nouvelles de mon oncle, et que je ne voudrais pas le laisser mourir sans m'être réconcilié avec lui.
—Que lui avez-vous donc fait?
—Rien, sur mon honneur! Mais j'ai fait, je crois, quelque chose à une petite qu'il protégeait sans l'avoir jamais vue, bien qu'elle fût presque notre voisine. Mais vous devez bien savoir tout cela, docteur, puisque vous avez passé quelques instants chez elle, à la Roche-Clairmaud, avant de venir voir mon oncle. Tout se sait bien vite dans la campagne.
—Je suis allé en effet ce matin chez une belle jeune femme qui vient de mettre au monde, il y a un mois à peine, un enfant beau comme un Cupidon et vermeil comme un Bacchus. Est-ce vous qui en êtes le père?
—Mais… c'est selon. Cela dépendra beaucoup de mon oncle. Dites-moi, cependant, est-il bien bas? a-t-il la fièvre? parle-t-il? garde-t-il le lit?
—C'est selon, dit à son tour le docteur en souriant, cela dépend beaucoup de son neveu qui le rajeunirait, dit-il (c'est de maître Thomas que je parle), si lui, le neveu, voulait prendre une conduite plus régulière. Mais parlons, s'il vous plaît, de cette pauvre Violette. Comment diable, grand mauvais sujet que vous êtes, avez-vous pu séduire et tromper une si sage et si bonne fille?
—Bon! ce n'est pas moi qui l'ai séduite. Je ne m'en flatte pas, et je la crois plus séduisante que moi de toutes manières. Quant à la tromper, je m'en suis bien gardé, et si je ne lui convenais pas, c'était elle-même qui se trompait. Ai-je pris un nez de carton pour aller la voir? ai-je exagéré l'élégance de mes braguettes? lui ai-je proposé de brûler ensemble des cierges devant sainte Nytouche? Point. J'ai voulu faire avec elle un transon de chère-lie. Mais je n'ai jamais pu lui égayer le coeur. En se laissant embrasser elle pleurait. Le soir, quand j'étais près d'elle et que je voulais batifoler, elle me faisait taire et passait des heures à regarder les étoiles en me serrant la main, tandis que de l'autre j'étouffais sur ma bouche des bâillements démesurés. En honneur, elle est bien gentille, mais elle est aussi par trop ennuyeuse.
—Que ne la laissiez-vous tranquille.
—Eh! que ne me laissait-elle en repos? est-ce ma faute à moi si pendant deux mois et demi ses yeux m'ont fait tourner la tête?
—-Non, sans doute, mais c'est bien votre faute si vous l'avez abandonnée après l'avoir rendue mère.
—Eh bien, c'est ce qui vous trompe encore: je ne l'ai pas abandonnée; c'est elle qui ne veut plus me voir.
—Vous l'avez sans doute offensée?
—Oh! mon Dieu, non; elle s'est offensée elle-même en s'apercevant à la fin que je bâillais à n'y plus tenir quand je restais longtemps près d'elle.
—Elle a pensé alors qu'elle vous ennuyait.
—Probablement; et voyez l'injustice! Ennuyer les gens, c'est leur rendre un mauvais service; mais leur en vouloir de l'ennui qu'on leur cause; n'est-ce pas faire payer l'amende à ceux qui sont battus?
—En vérité, dit à part lui maître François, ce garçon-là n'est pas si bête qu'on avait bien voulu me le dire.
—On vous a dit que j'étais bête, dit Jérôme qui avait entendu cette réflexion faite à demi-voix. Qui vous a dit cela, Violette, peut-être? Si c'est elle, je le lui pardonne; elle m'a vu bien bête en effet quand je roucoulais l'amour à ses genoux comme une tourterelle malade; et puis, quand j'allais la voir, j'avais toujours peur de sentir le vin, et je ne buvais pas. Or, quand je n'ai pas bu, je suis sot comme une cruche qui a perdu son anse. Mais, à propos de cruche, parlons de mon oncle, s'il vous plaît.
—Jeune homme, songez bien que vous êtes de sa famille.
—J'y songe beaucoup, et je m'inquiète fort de la santé du vieux père Thomas; car vous saurez que je fais valoir le cabaret de la Lamproie pour son compte et que, tout bien réglé, il ne me reste pas un sou de bénéfice.
—Surtout quand vous venez de boire.
—Quand je viens de boire! Ah! voilà le grand mot lâché! Je vois bien qu'ils vous ont fait mon portrait, et que vous en savez long de nos affaires. Ainsi, à les entendre, je bois! tandis que je pousse la délicatesse jusqu'à me refuser, à la Cave peinte, une seule bouteille du vin de mon oncle!…
—C'est bien ce qu'on m'a dit. Mais on prétend aussi que vous êtes moins scrupuleux hors du logis, et que pour une bouteille que vous vendez chez vous, vous en buvez cinq dans les cabarets des environs.
—Cinq! oh! les calomniateurs! je ne procède jamais que par trois, six, neuf et douze; ce sont des nombres sacrés, comme dit Paracelse.
—Vous connaissez les ouvrages de Paracelse? en vérité, vous m'étonnez!
—Je n'ai jamais lu Paracelse, comme bien vous pouvez croire, et je ne sais même pas ce qu'il était; mais j'ai trouvé quelques mots sur ce qu'il disait des nombres dans une page qui avait servi à envelopper, pour la garantir des oiseaux et des mouches, une grosse grappe de pineau.
—Voyez comme la science est toujours bonne à quelque chose!
—Sans doute, et je voudrais bien être aussi grand clerc que vous, ne fût-ce que pour savoir si mon cher oncle penserait déjà à faire un mot de testament.
—Je crois, entre nous, qu'il y pense, dit mystérieusement Alcofribas.
—Et il donne tout aux moines de Seuillé, n'est-ce pas? même la Devinière, même le cabaret de la Cave peinte, d'où je vais être chassé comme un intrus!
—Je ne sais rien de ses dispositions testamentaires; mais il demande à voir Violette Deschamps et son enfant qu'elle garde comme un beau petit Jésus, ne le laissant voir à personne. Je vais de ce pas chez elle pour la décider à venir. Je fais une indiscrétion en vous le disant, mais vous me paraissez un bon vivant et un bon buveur, et je me sens tout disposé à vous obliger.
—Grand merci! docteur, nous boirons ensemble; et ce soir nous nous retrouverons bien, puisque je sais à quel endroit de Chinon vous avez pris logement, et que frère Jean est de vos amis; je rentrerai aujourd'hui même à la Cave peinte exprès pour vous. Mais vous allez donc voir cette petite Violette? Pauvre fille! elle est bien jolie, n'est-ce pas? un peu triste seulement, et des idées!… comme on n'en a pas. C'est à la croire folle; mais sa folie n'est pas amusante, c'est dommage; elle ne parle que par sentence; on la dirait ensorcelée. Je voudrais pourtant bien la revoir… et son enfant… Pauvre petit, que je n'ai pas même entrevu depuis qu'il est au monde… Écoutez, docteur, je veux que vous lui parliez pour moi; puisque mon oncle veut la voir, moi je veux ce que veut mon oncle. J'ai cessé de voir Violette parce que nos amourettes déplaisaient à mon oncle; il ne m'a pas encore pardonné, et le désespoir depuis ce temps-la m'emporte à travers tous les cabarets du pays. Je ne m'éloigne que de la Cave peinte, qui me rappelle trop vivement le souvenir de mon bon oncle… Mais est-il possible qu'il demande à voir Violette? il va lui faire quelque avantage pour me faire pièce et me narguer. Pauvre fille! j'ai toujours pensé à l'épouser cependant! elle ne le croit pas, et cela n'en est pas moins vrai. C'est cette grosse sotte de Mathurine aussi qui m'en a détourné. Ne veut-elle pas aussi que je l'épouse, celle-là? Que n'épouse-t-elle frère Jean? Je vais avec vous, docteur, allons à la Roche-Clairmaud, je veux revoir ma pauvre petite Violette.
—Elle ne voudra pas vous parler.
—Eh bien! vous lui parlerez pour moi. Promettez-lui….
—Quoi?
—Que je l'épouserai si mon oncle lui donne une bonne part de son bien.
—Je pense qu'elle sera touchée de votre bon vouloir.
—Vous pouvez compter sur ma gratitude, docteur, si vous prenez mes intérêts dans cette affaire, ajouta le compère Jérôme en faisant mine de fouiller à son escarcelle.
—Fi donc! dit Alcofribas en passant dédaigneusement devant lui et en tendant la main derrière le dos comme un vrai médecin de comédie. Mais il n'y avait rien dans l'escarcelle du cabaretier, et il crut se tirer d'affaire en mettant sa main vide dans celle du docteur qui la retira brusquement en disant encore une fois: Fi donc! Puis maître François continua sa route en pressant le pas d'un air fâché, tandis que le cousin Jérôme le suivait à la piste en le suppliant de l'entendre.
—Vous serez hébergé tant qu'il vous plaira à la Lamproie, vous y serez comme chez vous, et eussiez-vous aussi peu d'argent qu'il y en a pour l'heure dans mes grègues et dans ma gibecière, on se tiendra pour bien payé et très-honoré quand il vous plaira de partir.
—Je pars ce soir même, dit le docteur, et c'est messire Jean Buinard qui s'est chargé de mes dépens.
Se disputant ainsi, ils arrivèrent par delà le gué de Fresnay, au pied de la roche Clairmaud.
—Restez à distance, dit vivement maître François, je parlerai pour vous, mais n'approchez pas: voici la cabane de Violette; elle est assise sur le seuil.
En effet, la jeune mère était assise devant sa porte, son petit enfant dormait couché sur ses genoux, abrité du soleil par un petit lange bien blanc. Elle filait avec précaution sa quenouille, en chantant à demi-voix un Noël dont le refrain était:
Dormez, mignon,
Dormez, gentil
Petit poupon.
Elle sourit mélancoliquement en voyant revenir le docteur. Quant à
Jérôme, il s'était caché derrière un gros arbre.
—Eh bien! dit le docteur, nous devenons donc moins sauvage? nous prenons un peu de soleil, et nous ne cachons plus le petit Jésus que voilà au fond de notre maisonnette.
—Non, dit Violette avec douceur, je sais bien maintenant que personne ne veut me le prendre. J'avais peur dans les premiers jours qu'un homme ne prétendit être le père de mon enfant, ce qui eût été un grand mensonge, car c'est le bon Dieu qui m'a donné mon enfant à la suite d'un beau rêve que j'ai fait. Je suis encore ce que j'étais avant, puisque je n'ai pas aimé d'homme, et qu'aucun homme ne m'a aimée! Tout ce qui est resté vrai de mon joli songe d'amour, c'est toi, mon bel enfant chéri! et Violette effleura de ses lèvres le front paisible de son enfant.
Maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi le cacherais-je? je n'ai pas honte de lui; j'en suis fière! Il faut bien que je le montre au soleil pour que le soleil le réchauffe et le caresse. Tout le ciel doit l'aimer et lui faire gracieux accueil, puisque c'est l'enfant du bon Dieu.
—Ma chère Violette, dit maître François un peu ému, ne seriez-vous pas bien aise de donner un nom à ce petit ange?
—Oh! certainement! dit naïvement la mère; je veux le faire baptiser. Si j'ai tardé jusqu'à présent, c'est que je craignais de parler à M. le curé, car je ne comprends jamais rien à ce que les prêtres me disent, et il me semble toujours qu'ils me regardent comme une folle.
—Je suis prêtre et je vous comprends. Je me charge du baptême, mais ce n'est pas de cela que je voulais vous parler. Vous savez que devant la loi un enfant, pour être légitime, doit porter le nom de son père.
—Nous l'appellerons donc Amour trompé, dit tristement la jeune femme… Oh! non cependant, pas trompé; puisque c'était mon enfant que je désirais! Si ce cher mignon doit porter le nom de son père, il faudra lui donner le plus joli de tous les noms du bon Dieu.
—Je vois que vous ne pardonnez pas à celui qui vous a trompée. Mais s'il était repentant, et qu'il voulût vous épouser, le refuseriez-vous?
—Qui donc? dit Violette, comme sortant d'un rêve.
—Moi, dit alors Jérôme en sortant tout à coup de sa cachette et en se jetant assez gauchement aux genoux de la jeune femme.
—Mon enfant! prenez garde! ne touchez pas à mon enfant! dit-elle en se levant avec précipitation.
—Imbécile! dit maître François, vous avez tout gâté; qui vous priait de venir ici?
Violette était rentrée dans sa cabane et avait refermé sa porte.
—Eh bien! tant pis! disait Jérôme: il faut que je lui parle. Et il frappait en appelant: Violette! ma chère petite Violette!
—Que me voulez-vous, monsieur? Jérôme dit une voix de l'intérieur.
—Vous demander pardon, Violette, et faire ma paix avec vous.
—Je n'ai rien à vous pardonner, et je ne suis en guerre avec personne.
Laissez-moi travailler et allez-vous-en.
—Violette, ma pauvre Violette, j'ai bien des torts envers toi, mais je veux tout réparer. Je reconnaîtrai ton enfant.
—Comment reconnaîtriez-vous mon enfant? Vous ne m'avez jamais connue, et moi, lorsque j'ai cru vous connaître, c'est que je vous prenais pour un autre.
—Vous voyez bien qu'elle bat la campagne, dit alors le cousin en se retournant du côté d'Alcofribas.
Le docteur ne l'écoutait pas et se promenait devant la porte en tenant sa longue barbe dans une de ses mains, et murmurait tout bas: «Sublime, sublime nature! bizarre exception qui confirme la règle!… Combien tu vas me faire mépriser les femmes!
—Ne craignez rien et ouvrez-nous, Violette, dit-il enfin à son tour; si
Jérôme vous est désagréable, il s'en ira.
Violette ouvrit tout à coup la porte, mais elle ne tenait plus son enfant; elle l'avait déposé sur son lit et avait fermé les rideaux.
Elle parut sur le seuil de sa cabane avec un visage calme.
—Je ne crains pas monsieur Jérôme, dit-elle; pourquoi me ferait-il du mal? Nous ne sommes rien l'un à l'autre. Pourquoi pense-t-il encore à moi, quand je ne pense plus à lui?
—C'est que je m'inquiète de vous, dit effrontément l'ivrogne. Il faut bien que vous viviez, et votre quenouille ne peut suffire pour vous et votre enfant.
—Monsieur, répondit Violette, ne me faites pas rougir en me rappelant que j'ai reçu autrefois quelques secours de votre oncle. Il a dû regretter de n'avoir pu me les apporter lui-même. Toutefois, je ne vous reproche rien; ce qui est arrivé, Dieu l'a permis. Quant à vous, permettez-moi de ne plus vous connaître.
—Mais enfin, comment pourrez-vous élever cet enfant, si vous n'avez pas un mari? Et comment ferez-vous pour que votre fils ne soit pas toute sa vie… un bâtard?
—Un bâtard! dit la jeune femme avec hauteur. Les bâtards sont les enfants qui font rougir leurs mères, les enfants des femmes qui se sont vendues à des hommes qu'elles n'aimaient pas! Les bâtards, ce sont les enfants qui font horreur à leurs mères elles-mêmes. Le mien est légitime, car je l'aime et j'en suis fière! J'ai eu assez d'amour pour justifier et ennoblir sa naissance. Cet amour, je le donnais à qui ne pouvait le recevoir ni même le comprendre; il m'est donc resté tout entier! J'aimerai mon enfant pour deux. J'ai sans doute un amant ou un mari quelque part, dans le ciel peut-être: je ne sais, mais je sens qu'il existe, puisque j'aime de tant d'amour! C'est à celui-là qu'appartient l'âme qui est sortie de mon âme, c'est lui qui adoptera cet enfant de moi toute seule, cet enfant qui m'est venu comme je m'oubliais en songeant à mon véritable bien-aimé. Vous riez, monsieur Jérôme, et vous ne comprenez rien à ce que je dis. Vous voyez bien que vous n'êtes pas le père de mon enfant, et que je n'ai jamais pu être rien pour vous?
—La pauvre petite a la fièvre, dit tout bas Jérôme au docteur; c'est une suite de ses couches probablement, car avant elle était loin de parler ainsi. C'était une jeune fillette toute douce et toute timide.
—En effet, dit maître François, je la trouve un peu exaltée. Retirez-vous, croyez-moi; votre vue lui fait mal; nous ferions peut-être mieux vos affaires en votre absence.
—Je me recommande à vous et je m'en vais. Adieu donc, méchante
Violette.
—Merci, monsieur Jérôme, et ne vous dérangez plus pour moi.
Le cabaretier de la Cave peinte s'éloigna lentement, et maître François se rapprochant de la jeune mère:
—Enfant, lui dit-il, où avez-vous puisé ces idées étranges? et pourquoi êtes-vous sans pitié pour un homme que vous pourriez peut-être rendre meilleur? je vous le confesse, j'ai pensé au respect qu'on doit à la Vierge Marie en vous voyant si fière de bien aimer votre cher enfant, et je vous crois pure de coeur et vierge d'âme, ce qui vous anoblit comme femme et comme mère. Pourquoi donc ne seriez-vous en tout semblable au divin modèle des femmes? Au lieu de mépriser les petits que ne les grandissez-vous en les élevant sur vos bras? Je vous le dis, Violette, vos idées sont folles, parce qu'elles sont à moitié sublimes; vous avez voulu être amante et vous n'avez été que mère, vous l'étiez même pour celui qui n'était pas digne de vous, car semblable à la femme qui aime le petit enfant, lorsqu'il ne peut encore ni penser à elle ni la connaître, vous revêtiez la pauvreté de son naturel de toutes les richesses du vôtre; est-ce donc parce que la misère de votre protégé a paru plus grande que vous avez dû cesser d'être généreuse envers lui? un amour comme le vôtre, Violette, ne se trompe jamais que lorsqu'il se lasse. Vous ne pouvez peut-être plus être l'amante de Jérôme, mais vous pourriez encore être sa mère, et étendre jusque sur lui un peu de cet amour que vous avez pour votre enfant.
—Si Jérôme était malheureux, abandonné ou malade, dit Violette en baissant la tête et en essuyant une larme, je me dévouerais volontiers pour lui.
—Je le crois sans peine, vous devez être le bon ange de ceux qui souffrent.
—Les gens des environs me consultent assez volontiers quand ils sont malades; je ne saurais dire si c'est qu'ils me supposent un peu sorcière. Mais je leur donne simplement les conseils qui me viennent au coeur, et je suis heureuse de leur être utile.
—Eh bien! si je vous proposais de remettre la paix dans la conscience d'un vieillard, de réconcilier une famille, de guérir peut-être un malade, viendriez-vous avec moi?
—J'irais: car vous avez gagné toute ma confiance.
—Venez donc chez le seigneur de la Devinière. Chemin faisant je vous expliquerai pourquoi… ou plutôt attendez-moi ici, car il faut d'abord que je retourne à Chinon, et que j'y change de costume; dans une heure je serai ici, et je vous prendrai avec moi; nous tâcherons de faire en sorte que votre journée ne soit pas perdue.
—Oh! que cela ne vous inquiète pas, lorsque je perds un jour à visiter des malades ou à pleurer, je regagne en veillant la nuit ce que j'ai perdu le jour.
—Voilà pourquoi vous êtes souffrante, chère enfant, vous usez le fil d'or des Parques sur la quenouille de Pénélope. Laissez-moi vous parler en père; je suis prêtre et j'en ai le droit; je suis médecin et vous m'avez consulté; je suis homme enfin, et vous m'avez tout ému; aussi, devant vous seule, et pour la seule fois de ma vie peut-être, je dépose le masque de plaisanterie et de risée que je me suis fait pour dérober la franchise de mon visage à la malveillance des hommes; plus tard nous nous connaîtrons peut-être mieux, et si je ne puis alors vous faire rire avec moi, je viendrai pleurer avez vous. Je vais revenir déguisé en théologien, et j'aurai bien du malheur si vous ne riez pas un peu de mon costume et de ma tournure. Je vous dirai, en cheminant avec vous vers la Devinière, pourquoi je suis forcé de faire cette mascarade. C'est pur devoir d'amour filial.
—Eh bien! donc, je vais vous attendre, dit Violette, et j'irai avec vous où vous me conduirez.
VI
LES SENTENCES D'HYPOTHADÉE
Une heure ne s'était pas écoulée que maître François ayant changé de barbe, s'étant coiffé d'un chaperon quelque peu gras et remplaçant ses lunettes par un garde-vue de taffetas, vêtu, comme Janotus de Bragmardo, d'un liripipion à l'anticque, portant sous le bras un gros et gras in-folio qui plus fort sentait, mais non mieux que roses, arriva chez Violette Deschamps et lui expliqua de son mieux le personnage d'Hypothadée, qu'il allait faire près du vieux Thomas. La confiance s'était déjà établie entre elle et lui, car les âmes au-dessus du vulgaire se comprennent dès qu'elles se rencontrent. La jeune femme expliqua à l'homme d'esprit pourquoi elle se tenait habituellement renfermée, ne parlant à personne, parce que personne ne parlait comme elle. Maître François apprit alors que le pauvre manouvrier Deschamps n'était pas né dans ces belles campagnes de la Touraine, et que son langage et ses manières vulgaires avec les profanes cachaient dans l'intimité de ses entretiens avec sa fille la plus parfaite distinction; mais qu'il l'avait toujours instruite à ne tenir aucun compte de ce qui était dans le monde, se préoccupant seulement de ce qui devait être. Violette n'en savait pas davantage, et son père avait sans doute un secret qu'il avait emporté en mourant.
—Je crois le deviner, dit maître François; c'était sans doute un de ces hommes que l'esprit d'avenir tourmente, et qui ont peur d'eux-mêmes. Mais pourquoi, lui qui savait si bien prendre l'apparence des idées communes, ne vous apprenait-il pas à vivre au milieu de ce monde?
—Il le voulait, dit Violette, mais j'aimais mieux les idées de mon père; et puis il ne croyait sans doute pas mourir si tôt.
—Pauvre digne homme! murmura maître François, livré aux angoisses de la pensée et aux fatigues du travail, il ne devait pas compter sur la durée de sa chandelle; il la brûlait par les deux bouts.
Chemin faisant pour la métairie de la Devinière, maître François aussi se confiait à Violette, et lui parlait de ses projets pour l'avenir. Il n'avait qu'un but, la liberté de sa conscience; qu'un espoir, l'indépendance de sa pensée. Il espérait parvenir, à force d'adresse, à l'impunité de l'intelligence et du talent. Violette était vivement émue et pressait doucement son enfant contre sa poitrine; car on peut bien avoir supposé déjà que le marmot n'avait pas été laissé seul dans la cabane.
—D'ailleurs, disait maître François, je veux lui donner le baptême. Nous trouverons pour lui sans doute un parrain à la Devinière. Je veux porter bonheur à ce que vous aimez le mieux.
En arrivant chez le vieux Rabelais, maître François, devenu le docteur Hypothadée, donna à sa voix une lenteur solennelle et un accent un peu nazillard qui le déguisaient parfaitement, et l'empêchaient de ressembler en rien à celle du médecin Alcofribas.
Si l'on me demande où il avait pris ces divers déguisements, je répondrai que frère Jean les avait empruntés, moyennant une pistole, chez un fripier de Chinon, et les avait portés lui-même secrètement au logis de la Cave peinte, dans la chambre de maître François.
Le révérend père Hypothadée fut donc reçu par frère Jean, qui le conduisit à la chambre du malade; quant à Violette, on la fit asseoir dans une chambre du rez-de-chaussée, en attendant que le vieux Thomas voulût la voir. Le métayer Guillaume ne comprenait rien à tout cela, et se demandait si on allait remettre son propriétaire en nourrice. Toutefois, il ne disait rien, pensant que tout se faisait d'accord avec les moines de Seuillé, puisque frère Jean des Entommures semblait diriger toute l'affaire. Il prenait donc tout en patience, et profitait de l'ordre qu'il avait reçu d'exhiber du vin de la cave et de remplir les flacons du meilleur, pour goûter un peu si le piot se conservait bien et ne sentait pas le moisi.
Pendant l'absence un peu longue de maître François, frère Jean avait égayé les esprits du vieux goutteux en lui racontait des histoires à rire. Il lui avait dit, entre autres, celle de ce paysan qui fut médecin malgré lui, et qui guérit la fille du roi rien qu'en se grattant le haut des jambes devant un feu clair, puis rassembla tous les malades de la ville et leur fit crier à tous qu'ils étaient guéris, rien qu'en leur proposant de brûler le plus malade d'entre eux, et de mettre sa cendre en tisane pour la guérison des autres. Le vieux Thomas riait à gorge déployée, car l'accès de goutte était passé; et l'assurance du docteur, qui avait promis de le rajeunir, l'aspect nouveau de sa vieille chambre, le grand air ivre de soleil et tout parfumé des senteurs de la belle saison, le souvenir de son jeune temps, et je ne sais quelle envie, dont le vieillard s'étonnait lui-même, de secouer l'ennui qu'avaient appesanti sur sa tête embéguinée les capucinades de frère Pelosse, tout cela regaillardissait le bonhomme, et, comme rien n'est meilleur pour les goutteux que de se distraire et de rire, comme la maladie de vieillesse s'aggrave toujours par le chagrin, il s'ensuivait naturellement que l'ordonnance de Rondibilis opérait déjà des merveilles.
—Dieu nous protège, frère Jean, mon grand ami, dit l'ex-apothicaire, en essuyant au coin de son oeil une larme de gaieté; je vois bien maintenant que le docteur, votre ami, est un grand homme, et qu'il ne guérit pas ses malades par des balivernes; je crois que les bons pères de Seuillé ne vendangeront pas encore cette année dans le clos de la Devinière. Buvez à ma santé, mon bon frère; si j'osais, j'en boirais une goutte: mais, à propos de goutte, je ne veux pas fâcher la mienne. Elle passera, mon gros ami, elle passera, notre père en Dieu, et alors nous ferons chère-lie! frère Macé n'en aura rien. Mais voilà bien longtemps que le docteur Alcofribas tarde à revenir; n'aurait-il plus trouvé à Chinon le révérend Hypothadée?
—Je crois plutôt qu'il est fatigué, et qu'il se repose: voilà bien du chemin qu'il fait aujourd'hui. Ou bien, peut-être, il aura été arrêté à Chinon par quelque autre goutteux de bon aloi. Il faut bien partager avec ses frères les ressources que Dieu nous envoie, et vous êtes trop bon chrétien pour vouloir du soulagement pour vous seul. Mais je crois que le voici; ne bougez, je vais lui ouvrir.
Un moment après, frère Jean introduisait Hypothadée.
—Que la paix soit dans cette maison, dit en entrant le théologien d'une voix grave et lente; je viens de la part de mon docte confrère le docteur Rondibilis Alcofribas, qui est resté à Chinon pour soigner le maître de l'auberge de la Lamproie, atteint soudainement d'apoplexie.
—Quoi! dit le vieux Thomas, mon neveu! le malheureux est-il en danger? Voilà pourtant la suite de son inconduite. Le docteur le croit-il en danger?… J'avais bien prévu que tout cela finirait mal. Allons! je n'aurai plus besoin de le déshériter, et s'il en meurt je lui pardonne.
—Puisse le bon Dieu, notre Seigneur, ne point vous pardonner vos péchés à une si dure condition, dit en saluant Hypothadée.
—Monsieur notre maître, reprit le bonhomme Rabelais, je vous ai fait mander pour que vous me tiriez de toute perplexité d'esprit; afin que la nature opère sans obstacle pour ma guérison, selon le bon vouloir de notre docteur Rondibilis. Et d'abord, dites-moi si vous ne pensez pas que du bien amassé pendant toute la vie d'un homme lui soit une lourde charge à sa mort?
—La mort nous décharge de tout, excepté de nos mauvaises actions et de nos mérites.
—Hélas! mon père, c'est précisément cela qui m'effraye. Quand je mourrai, j'aurai été riche, et notre Seigneur a crié: Malheur aux riches! C'est pourquoi je pensais à me dépouiller de tout avant de mourir, afin de sauver ma pauvre âme par la vertu de pauvreté.
—Lisez saint Paul, il vous dira que la pauvreté volontaire n'est rien sans la charité qui la vivifie.
—C'est bien pour cela que j'ai résolu de faire la charité de tous mes biens aux pauvres moines de Seuillé.
—Voilà une charité qui me semble peu charitable.
—Pourquoi donc?
—Vous voulez vous sauver par la pauvreté en risquant de perdre les bons moines par la richesse.
—Mais, que voulez-vous que je fasse! Je ne veux plus entendre parler de mon vaurien de fils, et j'ai un neveu qui est un mauvais drôle; l'enrichir serait mettre l'argent du bon Dieu dans l'escarcelle du diable.
—L'argent du bon Dieu, dites-vous! oh! oh! qu'est ceci? Ne savez-vous pas comment notre Seigneur appelle le Dieu de l'argent? il le nomme Mammona, et en fait le dieu de l'iniquité. Je ne connais, pour moi, d'autre argent du bon Dieu que les trente deniers au prix desquels on le vendit, et qui servirent ensuite à ouvrir l'auberge de la mort; c'est Haceldama, le champ du sang, la sépulture des étrangers.
—Que dites-vous donc à votre tour, mon père? Quoi! l'argent appartient au diable! Mais n'est-ce pas l'argent qui paye la pompe des églises et les sacrements qu'on y donne? car s'il est défendu de vendre les sacrements, on les donne gratuitement à ceux qui font volontairement quelque aumône à la sainte Église. Or, afin que les fidèles ne soient pas embarrassés, les tarifs sont fixés d'avance, et tout se fait pour la gloire de Dieu.
—Je n'en disconviens pas; car, en ma qualité de théologien ordinaire du pape, je suis avant tout l'enfant soumis de l'Église. Judas a été un grand criminel de vendre son Maître, parce que l'Église infaillible n'avait pas encore autorisé ce commerce. Il exerçait sans lettre patente. D'ailleurs, maintenant, comme vous dites, on ne vend plus Jésus-Christ, on le donne pour de l'argent, et c'est bien différent; et puis, à cet échange tout généreux, c'est la sainte Église qui perd, puisque l'argent n'est que fumier du diable, pour lequel elle nous donne le bon Dieu et toutes ses grâces.
—Vous dites bien, maître Hypothadée; oh! que vous dites bien! Partant, vais-je donner certainement tout mon argent aux bons moines, puisque l'argent n'est que fumier de Satanas: la question n'était que de savoir si, pour mon salut, volontiers ils se feraient les palefreniers du diable. Frère Macé m'a déjà rassuré sur ce point.
—Voyez la charité du saint homme! Mais ne craignez-vous pas d'en abuser, messire Thomas? Est-il charitable, encore une fois, de mettre son prochain en péril? N'avez-vous pas peur que cet argent ne pèse sur la conscience du frère Macé?
—Oh! tant s'en faut; qu'au contraire il acceptera volontiers pour son couvent, non-seulement tout mon argent comptant, mais encore la Devinière et jusqu'au revenu de l'auberge de la Lamproie; il assure que plus le couvent devient riche de biens, plus les frères sont pauvres d'esprit, et que c'est là réellement ce que le Sauveur recommande.
—Frère Macé est, à ce que je vois, un connaisseur en fait de pauvretés d'esprit. Il aime mieux que les moines se grisent que de penser à mal, et il tire merveilleusement la conclusion de l'argument qui bene bibit bene dormit. Revenons à votre neveu: le voilà donc bel et bien déshérité?
—Et c'est juste, n'est-ce pas? un ivrogne!
—Un débauché!
—Oui, qui séduit les petites filles.
—Et qui ne les épouse pas.
—Ah bien, oui! il ne lui manquerait plus que de vouloir les épouser.
—Il ne lui manquerait que cela pour être excusable, n'est-ce pas? En effet, le mariage répare l'offense faite à Dieu et aux parents.
—Des parents! ah bien, oui! la donzelle n'en a pas; c'est une orpheline.
—A laquelle vous avez servi de père; on m'a raconté cette histoire.
Mais est-il bien vrai que vous ne l'ayez jamais vue?
—Qui?
—La petite Violette Deschamps.
—Je l'ai vue toute petite, et je ne croyais pas alors qu'elle grandirait pour me faire tout ce chagrin! Depuis, elle n'est pas venue une seule fois à Chinon ni à la Devinière; mon fripon de neveu se chargeait de m'en donner des nouvelles, mais il me cachait bien celles qui le concernaient, le paillard! Bref, ils m'ont bien trompé, les sournois.
—Comment aussi chargiez-vous votre neveu, un jeune homme, un mauvais sujet, de voir chez elle votre petite protégée? N'était-ce pas envoyer le loup dans la retraite de la brebis?
—Mon Dieu, nous autres bonnes gens de la Touraine, nous ne croyons au mal que quand il est arrivé.
—Mais alors le réparez-vous?
—Quoi réparer? et que voulez-vous que je répare? l'honneur d'une fille? c'est un bijou qui ne se raccommode jamais. D'ailleurs chacun doit répondre de ses fautes, et j'ai assez des miennes.
—Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, disent les patenôtres.
—Mais… en tout ceci personne ne m'a offensé, que je sache.
—Eh bien! alors, pourquoi vous chargez-vous de punir?
—Mon bien est à moi, monsieur notre maître, et j'en puis faire ce qui me plaît, dit ici le vieux Thomas impatienté.
—Fort bien, messire; voilà qui est parlé. Et si tous les pénitents disaient de même, point ne serait besoin de tant de docteurs pour diriger les consciences. Je fais ce que bon me semble; voilà qui répond à tout en matière de morale. Le bon Dieu ne dirait pas mieux. Vous n'aviez pas besoin, en ce cas, de nous faire venir; je vais, s'il vous plaît, retourner à Chinon et je vous renverrai le médecin.
—Ne vous fâchez pas, voyons: je veux faire de ce qui est à moi le meilleur usage possible; et puisque tout nous vient de Dieu, c'est à Dieu que je voudrais rendre ce qui m'est venu de lui. Je sens bien que lui seul est le grand propriétaire, et que nous sommes ses petits fermiers. Quand nous mourons il nous fait rendre gorge, et nous n'emportons rien qu'un vieux drap, quand notre héritier nous le donne. Cela est bien triste, docteur!
—Oui, triste pour le mauvais riche, et consolant pour le pauvre Lazarus qui doit avoir son tour et se réjouir, tandis que l'autre va pleurer et grincer des dents; tout cela est dit en parabole et se réalisera en vérité; c'est pourquoi les sages qui prévoient l'avenir ont horreur du bien mal acquis, et aiment mieux vivre dénués de tout que de mourir voleurs.
—Est-ce donc qu'à votre avis, notre maître, tous les riches sont des voleurs?
—Oh non! car vous savez qu'il en entre dans le royaume du ciel autant qu'il passe de chameaux par le trou d'une aiguille. Ceci est parole d'Évangile.
—Voler c'est prendre ce qui appartient aux autres.
—Ou le garder.
—Mais bien des riches n'ont rien pris à personne.
—Beaucoup gardent du superflu, tandis que les pauvres manquent du nécessaire. Que diriez-vous d'un frère qui gaspillerait le reste de son pain après avoir mangé, tandis que son frère à côté de lui mourrait de faim?
—Je dirais que c'est un mauvais coeur, mais il serait dans son droit.
—Peut-être. Mais si son frère expirant se redressait dans le délire d'une dernière convulsion et voulait étrangler son bourreau avant de mourir, que diriez-vous de celui-là?
—Ah mon Dieu! vous me faites peur! mais je dirais que c'est une bête féroce, qu'il faut l'enchaîner et le pendre.
—Avec tous ses complices?
—Sans doute, s'il en avait.
—Fort bien. Il faudrait pendre alors avec l'assassin celui qui l'aurait exaspéré et provoqué un crime; mais le malheureux affamé serait déjà mort et se soucierait peu de la potence; resterait, monsieur, le beau mangeur qui aurait de l'argent pour se payer une corde neuve. Il aurait bien mieux fait de donner du pain à son frère.
—Docteur Hypothadée, il me semble que ces propos ont je ne sais quoi qui sent l'hérésie. Cependant me voilà tout perplexe et tympanisé. Je ne veux point arriver à la porte du ciel avec une bosse de chameau. Je donne tout aux pauvres, et les vrais bons pauvres ce sont les moines, ils prieront pour le repos de mon âme.
—Et ils boiront votre bon vin à votre résurrection future.
—Amen! Je ne pourrai alors leur faire raison…. C'est une triste chose que la mort! Ah! le docteur Rondibilis? Où est le docteur? voilà que je revieillis; je crois que mes accès de goutte vont me reprendre.
—Pourquoi aussi pensez-vous sans cesse à ces diseurs de Requiem? Ne vous semble-t-il pas que placer votre héritage entre leurs mains, c'est comme si vous donniez d'avance votre mesure au fossoyeur? Donnez ou plutôt restituez à Dieu votre fortune, rien de mieux; mais si vous aimez encore un peu la vie, pourquoi cherchez-vous votre Dieu sous la figure de la mort? Vive la jeunesse, la santé, la beauté, la vie! ce sont les vraies images de Dieu! Regardez ce soleil, le prenez-vous pour un hérétique? Il est catholique si jamais on le fut, car est-il quelque chose de plus universel que la lumière? Eh bien! lui trouvez-vous le visage blafard de frère Macé? Ne rit-il pas mieux que frère Jean? n'est-il pas resplendissant et vermeil? Tous les jours il se rajeunit et s'éveille, comme un beau petit enfant, dans les linges blancs de dame Aurora, qui le fait jouer avec des roses et lui passe entre les boucles naissantes de ses cheveux d'or une main toute humide de rosée; la rosée est la sève des roses; leur nom atteste leur parenté, et la dive rosée du flacon fait refleurir les joues et les lèvres des vieillards. Les roses de la jeunesse sont belles à voir aussi sur les joues des jeunes filles et des petits enfants. Que ne faites-vous comme le bon Sauveur qui aimait à se voir entouré de bambins et de jeunes mères. On dit que des femmes le suivaient partout, et qu'il embrassait les petits enfants. Cela me rappelle que je ne suis pas venu seul, et qu'une jeune femme attend en bas qu'il vous plaise de lui parler. C'est maître Alcofribas qui l'a choisie et qui vous l'envoie pour vous soigner. Il a préféré pour cela à tout autre une jeune et belle nourrice, parce que celle-là sait comment il faut soigner un vieillard qui soigne un petit nourrisson; et puis, d'ailleurs, il s'agit de vous rajeunir, et c'est un petit frère de lait que le docteur va vous donner. Le révérend dom Buinard veut-il bien dire à la jeune dame de monter?
—Appelez-moi frère Jean des Entommures, dit dom Buinard, je ne réponds qu'à ce nom-là.
Un moment après la jeune femme était introduite; sa beauté et sa modestie parurent faire une vive impression sur le vieux Rabelais, qui dans sa jeunesse avait passé pour aimer beaucoup les femmes. Violette s'empressa près du vieillard, se souvenant qu'il lui avait autrefois voulu du bien; mais elle se garda bien de lui dire son vrai nom, car maître François lui avait fait la leçon en route, et s'était emparé complètement de son esprit.
Le vieux ne sentit pas sans tressaillir d'aise, ses petites mains délicates lui soutenir la tête, en arrangeant ses coussins derrière son dos; Hypothadée, pendant ce temps, tenait le poupon dans ses bras et déridait son front magistral en le berçant, comme eût fait une bonne nourrice.
—Il me semble, dit le père Thomas, que je vois la béate Vierge Marie venir elle-même à mon secours, et que pour remuer mes coussins, elle a donné son fils à garder à M. saint Joseph.
—Saint Joseph est de trop dans l'affaire, dit le faux Hypothadée, je ne suis ni charpentier, ni marié, ni… rien de ce qu'était le grand saint Joseph. Mais la jeune femme que voici est vraiment l'image vivante de la mère de Dieu, et cet enfant! qu'en dites-vous, bonhomme Rabelais? N'est-il pas joli comme un vrai bon Dieu nouveau-né? Voilà une image de Dieu plus gracieuse que frère Pelosse!
—Je conviens avec vous que frère Pelosse n'est pas beau, et je vois que vous le connaissez. Mais, grand Dieu! j'y pense; il va revenir! Que dira-t-il? Voilà de belles équipées! Comment l'empêcher de rentrer et lui expliquer pourquoi le docteur Alcofribas… Mais frère Jean s'en chargera, n'est-ce pas, frère Jean? Et vous, monsieur notre maître Hypothadée, vous qui avez une langue dorée, je compte sur vous pour l'apaiser. Tenez, prenez cette clef, ouvrez ce tiroir, prenez dans le coin à droite un paquet de parchemin, c'est mon testament. J'ai juré de le lui remettre; nous le lui donnerons quand il viendra, et il consentira volontiers à tout.
VII
LA VENDANGE DU DIABLE
On en était sur ces menus propos, lorsque, dans le clos même de la métairie, un bruit horrifique se fit entendre. C'étaient des cris étouffés renforcés par des tumultes confus de grelots et de sonnettes; des voix qui n'avaient rien d'humain se mêlaient à tout ce tapage: Hho! hho! hho! brrrourrrs, rrrourrrs, rrrourrrs! Hou, hou, hou! A l'aide! au secours! drelin din din! Une fumée sentant le souffre et la résine entrait en même temps par les fenêtres.
—Qu'est ceci? s'écria le vieux Rabelais. Violette courut à son enfant.
—Le voici, ne craignez rien, dit maître François; je ne sais ce que signifie cette farce. Tenez bien votre poupon; je sors et vais voir ce que c'est.
—Grand saint Benoît! dit frère Jean, qui s'était mis à la fenêtre; c'est frère Macé Pelosse assailli par une légion de diables; ils le poursuivent dans le clos comme ceux du mystère de la tentation pourchassent le compagnon de saint Antoine.
—Maître François faisait signe de l'oeil à frère Jean pour savoir si cette plaisanterie venait de lui; mais dora Buinard paraissait franchement et naïvement étonné d'abord, puis le rouge de la colère lui monta au visage.
—Ils saccagent la vigne! s'écria-t-il. Attendez, attendez, brigands de diables, je vous donnerai sur les oreilles et je vous applatirai les cornes. Où est mon bâton de la croix?
—Frère Jean! frère Jean! à mon secours! miséricorde! criait d'une voix langoureuse et désespérée frère Pelosse, cerné par les diables et trébuchant à travers les ceps en renversant les échalas.
—Frère Jean, mon ami, disait le vieux Thomas, maître Hypothadée, mon père spirituel, voyez ici mon gros livre d'heures, apportez-le-moi, fermez bien la porte, restez près de moi, et récitons ensemble alternativement les Psaumes de la pénitence.
—Pénitence! dit frère Jean; il sera temps de la faire quand le piot nous manquera l'année prochaine. Vive Dieu! le beau clos de la Devinière! La vigne qui alimente la Cave peinte, le meilleur vin de la Touraine! les diables ne le ravageront pas impunément; je le jure par les houzeaux de saint Benoìt! Maître Hypothadée, restez ici pour rassurer maître Thomas; mettez-vous seulement à la fenêtre et regardez-moi faire, vous allez voir comme j'entends les exorcismes.
Ce disant, il met son froc en bandoulière, empoigne son bâton de la croix qui était en coeur de cormier, se précipite hors de la chambre, et presque au même instant on le voit tomber dans le clos comme la foudre. Les diables qui poursuivaient frère Macé étaient tout caparaçonnés de peaux de loup, de veaux et de béliers, passementées d'os de mouton, de têtes de chiens, de ferrailles, de chaînes et d'ustensiles de cuisine; ils étaient ceints de grosses courroies auxquelles pendaient de grosses cymballes de vaches et des sonnettes de mulets, ils tenaient en main et agitaient en l'air de longs bâtons noirs pleins de fusées; d'autres portaient de longs tisons allumés sur lesquels ils jetaient de temps en temps de pleines poignées de souffre et de résine en poudre. C'étaient les gens du seigneur de Basché qui, à l'instigation de leur maître, faisaient cette momerie, et étaient venus attendre le moine sur la route de Seuillé, près du clos de la Devinière, dans lequel le frère Macé cherchait vainement un refuge. Ils étaient donc là piétinant la vigne, cassant les bourgeons, renversant les ceps, enfumant et faisant jaunir le pampre, lorsque frère Jean, plus formidable que Samson armé de la mâchoire d'âne, se rua sur eux sans dire gare, et frappant à tort à travers, lourd comme plomb et dru comme grêle, envoya les premiers qu'il rencontra la tête en bas et les pieds pardessus la tête, ratisser les cailloux avec leurs dos. Frère Pelosse plus mort que vif était tombé la face contre terre et n'osait plus lever la tête, frère Jean des Entommures enjamba bravement par-dessus lui et donna avec une nouvelle furie sur les malheureux diableteaux, qui commençaient à lâcher pied et à regarder du côté de la porto. Le bâton de la croix tournoyant en l'air comme l'aile d'un moulin, semblait frapper partout à la fois, de ci, de là, d'estoc, de taille, sur les têtes, sur les bras, sur les jambes, sur les bedaines rembourrées de filasse, sur les griffes qui portaient les torches et les brandons, faisant voler le bois en éclats et le feu en nuages d'étincelles; aux uns il accrochait en passant leur nez postiche et découvrait le visage camus d'un pleutre, aux autres ils abattait les cornes, et enlevant leur perruque de crin, il mettait à nu le crâne chauve d'un cuisinier dont la femme avait des amants. Les sonnettes tintaient sec sous les horions, comme des armures à l'assaut lorsqu'il pleut des bûches et des pierres; l'un s'enfuyant en tenant à deux mains sa tête; l'autre sautillant sur une jambe et faisant piteuse grimace, s'en allait criant son genou; l'autre s'esquivait à quatre pattes et recevait du pied du frère Jean un argument à posteriori; un autre qui voulait monter sur un arbre, se croyait embroché par le terrible bâton, qui l'atteignait au défaut de son haut de chausses; c'était une déroute générale! Jamais diables ne furent si bien rossés.
Le champ de bataille, était jonché de masques, de tisons éteints, de torches brisées, de cornes fracassées; les fuyards jetaient bas leurs peaux de bêtes pour courir plus vite, plusieurs saignaient du nez et se barbouillaient toute la figure en voulant s'essuyer; quelques poignets furent foulés, quelques os meurtris, quelques cervelles étonnées; il n'est point de victoire sans carnage, quand c'est la force qui triomphe! frère Jean avait vraiment l'air d'un Alcide. Rouge et le front ruisselant d'une noble sueur, les yeux étincelants d'éclairs, la bouche superbe et souriante de dédain, il respectait la vigne souffrante dans les plus grands efforts de sa colère, et sachant diriger ses coups pour ne pas atteindre la jeune anche à demi brisée. On assure qu'il fut moins attentif pour le dos de frère Pelosse, et qu'en le protégeant de trop près, il laissa quelquefois son bâton lui fleurer les côtes: le pauvre Macé, qui mourut huit jours après des suites de son saisissement, n'a jamais parlé de cette circonstance et se trouva alors trop heureux d'être délivré, pour chicaner ainsi sur les excès de zèle du moine et sur les anicroches du bâton libérateur.
Voici maintenant, si vous voulez le savoir, comment était survenue cette algarade.
Le seigneur de Basché était un viveur, une espèce de comte Ory, qui conservait les traditions de Villon, et faisait refleurir les compagnons de la franche lipée. Grand dépensier, il mangeait comme Panurge son blé en herbe, et ne payant jamais ses dettes, il avait souvent maille à partir avec les chicaneaux. Ceux qui voudront savoir comment il les traitait n'ont qu'à relire attentivement les chapitres 13, 14 et 15 du quatrième livre de Pantagruel. Il vivait aussi assez mal avec les moines de Seuillé, avec lesquels il avait procès, mais s'il en était un qu'il détestât par-dessus tous, c'était sans contredit ce malencontreux frère Macé. On peut juger de son étonnement et en même temps de sa maligne joie lorsque ce moine, trompé par un faux message de frère Jean, arriva au château de Basché, et dit qu'il venait pour entendre la confession du seigneur. Les valets voulurent d'abord le chasser en lui riant au nez, mais le sieur de Basché ouvrit lui-même sa porte, et fit entrer le moine dans son cabinet; puis, sous prétexte d'aller se préparer dans l'oratoire, il vint réunir ses gens dans la cour, leur dit de se déguiser en diable et d'aller attendre le moine près du clos de la Devinière; rentrant, ensuite près du frère Macé, il s'excusa de se confesser, alléguant que les diables le tourmentaient et chassaient de sa mémoire le souvenir de ses péchés.
—Si vous vouliez vous dévouer à ma place et répondre pour moi aux mauvais esprits, ils trouveraient à qui parler, et ils seraient obligés de s'enfuir dans la mer Morte. Car jamais n'oseraient-ils assaillir un si saint personnage!
—Frère Macé, flatté dans son amour-propre de saint homme, s'engagea un peu inconsidérément; le seigneur de Basché alors le remercia, le festoya, ordonna qu'on le fit manger et boire, et dans ses aliments fit mêler des poudres capables d'exagérer les effets naturels de la peur qu'il avait préparée au pauvre frocard, puis il le renvoya très-satisfait, et ne s'attendant à rien moins qu'à ce qu'il devait rencontrer.
Tandis que frère Jean abattait ainsi les puissances de l'enfer, le vieux goutteux, tout tremblant, disait aux faux docteur Hypothadée:
—Donnez-moi l'absolution, notre maître, ils vont venir chercher ma pauvre âme! Oh! que ne prennent-ils plutôt celle de frère Macé! Mon pauvre clos! mes belles vignes! je me repens, confiteor! j'ai mal fait de donner mon bien h ces moines. Voyez quelle compagnie ils amèneront dans mon clos, et pour qui sera la vendange! Approchez-vous, ma belle, protégez-moi, avec votre petit enfant innocent! Maître Hypothadée, sauvez-nous! je refais mon testament en votre faveur, si vous exorcisez ces diables, je ne veux faire tort à personne: Convertissez mon coquin de neveu, et je lui donnerai la part, seulement, pour Dieu, délivrez-nous.
—Voulez-vous, dit maître François, faire tout ce que je vous dirai?
—Dites vite, et que ces diables s'en aillent. Ah! mon Dieu, j'entends des cris et des lamentations; ils tordent sans doute le cou à frère Jean et à frère Macé.
—Prenez ce petit enfant dans vos bras; vous croyez, n'est-ce pas, à la vertu de l'innocence contre l'enfer?
—J'y crois, j'y crois! mais faites vite.
—Qu'allez-vous donc faire? dit Violette.
—Vous allez voir, répondit Hypothadée; c'est un charme infaillible pour chasser le diable des maisons, et y faire entrer la grâce de Dieu. Maître Thomas, récitez-nous votre credo.
—Volontiers.
Et le vieux Thomas prononça toute la formule.
Maître François, s'approchant alors d'une aiguière, y trempa ses doigts, et, les secouant trois fois sur le front de l'enfant:
—Thomas-François, dit-il, je te baptise au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit.
Puis, reprenant le nouveau baptisé des bras de son parrain improvisé, et l'élevant comme une sainte image;
—Voilà, dit-il, comment le bon Dieu se fait voir aux hommes; adorez le frère nouveau-né du Sauveur.
En ce moment le bruit avait cessé dans le clos, tous les diables étaient en fuite, et frère Jean s'occupait à faire bassiner avec de l'eau-de-vie les contusions de frère Macé, auquel, pour certaines raisons, il fallait aussi faire changer la chemise et les chausses.
Le vieux Thomas était attendri jusqu'aux larmes; il criait miracle, et s'inclinait du mieux qu'il pouvait devant le petit ange que lui présentait maître François.
—Vous voyez, lui dit le docteur, qu'il vient de sauver votre vigne, et que les diables n'y sont plus. Maudiriez-vous votre neveu, s'il vous avait rendu un tel service avec une pareille innocence?
—Ah! le drôle! répondit le père Rabelais, que n'est il encore un petit enfant innocent comme celui-ci! Dire que je l'ai vu naître!… (Et ici la voix du vieillard s'attendrit.) Je croyais qu'à défaut de mon vaurien de fils ce serait lui qui me fermerait les yeux… Me voilà seul maintenant… et je ne veux plus entendre parler ni de mon fils, ni de mon neveu, ni de frère Macé… Quel est le père de ce chérubin?
—Son père est mort, dit Violette, en baissant les yeux.
—Eh bien, je l'adopte!… pour qu'il continue à protéger ma maison contre l'enfer. N'est-ce pas, maître Hypothadée? Je suis déjà son parrain, et je ne veux pas m'en défendre; je ferai plus, je serai son père adoptif. Je ne sais pourquoi il me plaît, et il me semble que mon coeur est tout remué à sa vue. D'ailleurs, il a chassé le diable de céans, il est juste que la maison soit un jour à lui. Je l'avais bien donnée à ce damné frère Pelosse, qui vient d'y amener tout l'enfer.
—Je vous approuve, dit Hypothadée, faites vite, car les diables reviendraient peut-être. Écrivons en deux mots votre volonté, pour mettre tous vos biens sous la sauvegarde de la sainte enfance. Tenez, voici du vélin et de l'encre; moi je ferai l'acte de baptême.
—Écrivez vous-même, je signerai, dit le vieux Thomas. J'ai eu tant de peur de ces diables, que j'ai la main toute tremblante.
Maître François se mit à écrire.
—Un instant, dit Thomas Rabelais en se ravisant; de qui cet enfant est-il le fils?
—De Dieu, dit gravement Hypothadée. De Dieu, qui vient de l'adopter par le baptême, et de maître Thomas Rabelais, qui l'adopte par religion, et pour sanctifier sa vie, en élevant un enfant de Dieu, qui a reçu le baptême entre ses bras. Tenez, voici l'acte, signez.
—Mais frère Jean ne revient pas, observa le vieillard.
—C'est que les diables ne sont peut-être pas encore bien éloignés, ou peut-être le gardent-ils en otage.
En ce moment on frappa assez fort à la porte de la chambre. Le vieux
Thomas tressaillit.
—Le verrou est-il mis? dit-il d'une voix effarée. N'ouvrez pas, ce sont eux.
—Qui est là? dit Hypothadée.
—C'est frère Macé et sa compagnie, répondit du dehors frère Jean en contrefaisant sa voix.
—Arrière! arrière la compagnie! s'écria le vieux goutteux. Je me voue à la sainte Vierge, représentée par cette jeune mère, je donne tout à ce petit ange, et que son innocence nous protège. Donnez vite, je vais signer.
—Mais ouvrez donc, criait le frère Macé avec un accent plaintif.
—Vite maintenant, mon père, donnez-moi l'absolution, dit le vieillard; j'ai satisfait pour mes péchés, que me reste-il encore à faire?
—Bénir votre nièce et embrasser votre petit neveu. Votre bien ne sortira pas de votre famille.
—Qu'est-ce à dire! s'écria le vieux Thomas tout ébahi.
—Mais ouvrez donc! êtes-vous morts? criait à son tour frère Jean de sa voix naturelle.
—Ah! c'est notre ami frère Jean, dit Hypothadée. Nous sommes en paix avec Dieu et avec les hommes. Maintenant nous pouvons ouvrir.
VII
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT
Frère Jean, en attitude de triomphateur romain, son bâton de la croix sur l'épaule et soutenant d'une main le malheureux frère Pelosse, entra dans la chambre, faisant un grand bruit de fanfares.
—Baoum! baoum! Turlututu! tutu! tutu! Place au vainqueur des Philistins et à son armée! Ne regardez pas pour cela la mâchoire de frère Macé; pour vaincre les diables d'enfer nous n'avons pas joué de la mâchoire: c'est le bâton de la croix qui les a chassés avec l'aide des bonnes prières de maître Thomas ici présent et du grand docteur Hypothadée!
—Von, von, vrelon, von, von, bredouillait frère Macé, voulant parler et craignant de cracher ses dents.
—Arrière! arrière! criait le vieux Thomas; vous, sentez le roussi. Ne me touchez pas, vous sortez des griffes du diable!
—Dieu nous soit en aide, dit maître François; tenez buvez ce verre devin frais, notre frère, cela vous raffermira le coeur et vous déliera peut-être la langue. Mais frère Macé ayant aperçu Violette et son enfant, fit mine de vouloir sortir, et, comme personne ne le retenait, il revint sur ses pas, se laissa tomber lourdement dans un fauteuil avec des soupirs à ébranler les solives, joignit les mains en levant vers le ciel des regards désespérés, et regarda maître Thomas avec fureur.
—Voyez, voyez, docteur Hypothadée, notre maître, il est encore ensorcelé! il a respiré des diableteaux; il me semble que j'en vois sortir par ses yeux, par son nez et par ses oreilles. Ne le quittez pas, frère Jean, tenez-le bien; j'ai peur qu'il ne se jette sur nous! Onc je ne vis un aussi vilain chrétien. Il va nous donner quelque sort. Maître Hypothadée, chantez-lui un mot d'exorcisme. Il doit être devenu hérétique pour que le diable s'attache ainsi à lui. Faites-lui baiser mon reliquaire.
—Eh! non, disait maître François, frère Macé est bon chrétien, il a renoncé à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres; il a fait voeu et le fait encore de chasteté, d'obéissance et de pauvreté; n'est-il pas vrai, monsieur mon frère?
Frère Macé fit signe de la tête que c'était vrai.
—Que lui voulaient les mauvais esprits? continua le docteur Hypothadée; il n'est ni païen ni juif et croit à la sainte Écriture. Il respecte l'Ancien Testament et croit à toutes les promesses y contenues; mais il préfère le Nouveau, et adhère de tout son coeur à tous les articles qu'il renferme, n'est-il pas vrai, frère Macé? Frère Macé s'étranglant pour dire oui, et crachant du sang deux ou trois fois, fit encore signe de la tète que c'était vrai.
—L'Ancien Testament, dit le docteur Hypothadée, n'est qu'une figure des biens à venir, c'est la cédule des promesses dont se sont rendus indignes ceux auxquels elles étaient faites. Le second, c'est la réconciliation du père avec sa famille, c'est l'adoption de l'homme nouveau, c'est l'enfant de la femme rendu légitime par la destruction du péché originel; vous le croyez comme moi, et vous l'approuvez de tout votre coeur, n'est-il pas vrai, frère Macé?
—C'est… c'est vrai!… toussa frère Pelosse qui s'était décidé à avaler un verre de vin.
—Oh bien, dit le révérend Hypothadée, je vois que nous nous entendons et que vous êtes bon chrétien. Je vous le fais dire, pour rassurer maître Thomas auquel votre aventure d'aujourd'hui avec les diables semble avoir causé des scrupules. Moi, je ne doute pas de vous, car je vous connais de réputation et je suis sur que ce que je viens de dire sur les deux Testaments, vous seriez prêt à le signer.
—De mon sang, grogna frère Macé en cherchant une seconde fois la salive rouge de ses gencives.
—Je le crois certes de tout mon coeur; mais nous le prouverons à ceux qui pourraient en douter, afin que cette affaire de diablerie qui va faire bruit dans le pays, ne cause à personne de scandale, en faisant à tort suspecter la foi d'un très-vénérable religieux, Or, sus! voici ce que j'écris et ce que vous allez signer:
«Moi, frère Macé Pelosse» (et à mesure que maître François prononçait ces paroles, il les écrivait sur le revers même du parchemin que le vieux Rabelais venait de signer) «religieux et procurateur de l'abbaye de Seuillé, afin que personne ne suspecte mes intentions, déclare en présence de…, etc. (ici étaient nommées les personnes présentes), que je crois à l'existence de deux testaments, l'Ancien et le Nouveau: je reconnais que l'Ancien était une figure et contenait des promesses et des menaces d'un père qui voulait ramener ses enfants; je crois que le Nouveau Testament a abrogé l'Ancien, et a rendu à l'enfant de l'homme pécheur, lavé par le baptême des péchés de son père, tous les droits à l'héritage du père de famille, en le faisant membre de la société des chrétiens et de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, dans la foi de laquelle je veux vivre et mourir.»
Que dites-vous de cette formule?
—Je la signe les yeux fermés, baragouina frère Pelosse, à la gloire de saint Benoît et à la confusion de tous les diables.
—Amen! dit maître François en lui tendant le parchemin et en lui présentant la plume.
—Frère Macé relut la profession de foi des yeux et la signa.
Le vieux Thomas, qui avait compris tout cet apologue, ne put se retenir de rire.
—Nous nous en tiendrons donc à ce que dit le Nouveau Testament, dit-il en regardant Violette.
—Sans préjudice, toutefois, du respect qu'on doit à l'Ancien, dit frère
Pelosse avec effort.
—Certainement, dit Hypothadée, et prenant sur le prie-Dieu auprès du lit deux gros livrer reliés en parchemin gothique, il mit dans l'un la donation faite précédemment de tous les biens du vieux Thomas aux moines de Seuillé, et dans l'autre l'écrit en faveur du fils de Violette, signé par Rabelais le père et contre-signe par Macé Pelosse.
—Respect à l'Ancien Testament, dit-il en présentant le premier volume au procurateur de Seuillé, nous croyons l'honorer comme il le mérite, en le remettant entre vos mains. Quant à nous, le Nouveau Testament nous suffit, ajouta-t-il en remettant le second volume avec l'écrit qu'il contenait, entre les mains de Violette.
Frère Macé, se doutant un peu tard de quelque chose, ouvrit précipitamment la Bible qu'on venait de lui remettre: le premier testament de Thomas Rabelais en tomba, à la stupéfaction du moine. Les éclats de rire des assistants lui firent deviner tout le reste. A cette vue, à cette pensée, il oublie toutes ses douleurs; il se lève, il verdit, ses yeux jettent des flammes; il ne sait à qui s'en prendre d'abord: maître Thomas est effrayé d'avance du sermon que son ancien confesseur va faire.
—Frère Jean, vous m'avez trompé! s'écrie enfin Pelosse avec explosion…
Mais, à ce premier mot, il s'arrête, il se tord, il se replie sur lui-même.
—Ah! je suis empoisonné, s'écrie-t-il d'une voix qui sort à peine du gosier.
—Vous ne l'êtes pas seul, dit frère Jean en faisant mine de se boucher le nez, et c'est moi-même qui me serai trompé, quand j'ai cru tout à l'heure vous avoir fait changer de linge.
—Emmenez-le! emmenez-le! cria tout le monde tout d'une voix.
—Maintenant, dit maître François ou maître Hypothadée, comme nous voudrons l'appeler, ouvrons à notre tour le livre que nous avons choisi, et faisons une petite lecture.
Ouvrant alors le volume à l'endroit qu'il avait marqué en y glissant l'extrait de baptême du petit François, il lut avec une voix distincte et les plus douces inflexions l'histoire de l'enfant prodigue. Le vieux Rabelais l'écoutait attentivement, et essuya même une larme qui glissait au coin de son oeil.
—Merci, dit-il à maître Hypothadée en lui serrant la main; je comprends ce que vous voulez dire; vous êtes véritablement un homme de Dieu, et vous m'avez mis aujourd'hui en grande paix avec moi-même. Vous m'avez rendu un fils à la place du mien qui s'est perdu; je vous en remercie, et je me sens joyeux comme le père de famille de la parabole. Je me crois rajeuni de dix ans, et le docteur Rondibilis avait raison lorsqu'il parlait de me rajeunir. Mais pourquoi donc ne vient-il pas? On dit qu'il soigne mon neveu qui est mourant. Envoyez quelqu'un à Chinon dire à mon neveu qu'il meure en paix et que je lui pardonne; mais sur toute chose qu'on me ramène ici le docteur Rondibilis Alcofribas.
—Je dois vous dire la vérité, reprit humblement Hypothadée: ce n'est pas auprès de votre neveu qu'est occupé en ce moment mon savant ami le médecin Alcofribas: il soigne dans un galetas de Chinon un pauvre voyageur arrivé dernièrement de l'Anjou dans le plus piteux équipage; c'est un pauvre orphelin de la religion qui l'a méconnu, et de la maison paternelle qui le repousse; c'est un enfant prodigue qui demande à quelle condition il pourrait espérer le pardon de son père.
A ce discours, le front du vieillard s'était rembruni:
—Qu'il me prouve son repentir par une conduite meilleure, dit-il, et je le recevrai peut-être; qu'il étudie et qu'il devienne un médecin comme Rondibilis, ou un théologien et un sage comme Hypothadée, et je le recevrai à bras ouverts!
—Qu'à cela ne tienne, dit maître François.
Aussitôt, jetant bas sa coiffure de sorboniste et sa robe de dessus il tire de sa poche une barbe blanche et des besicles, voilà le docteur Rondibilis, dit-il; vous venez de voir Hypothadée, et maintenant, ajouta-t-il en ôtant le reste de son accoutrement et sa barbe postiche, voici le pauvre François Rabelais, qui se jette aux pieds de son père, dont il n'a pas mérité le courroux.
Que fit alors maître Thomas? justement ce qu'avait fait bien avant lui le père de l'enfant prodigue. Il pleura de joie, ouvrit ses bras, et embrassa tendrement son fils. Tous les assistants étaient émus de cette scène comme il convenait de l'être; frère Jean pleurait en riant et se versait un grand verre de vin, lorsqu'un nouveau personnage qu'on n'attendait pas se précipita dans la chambre; et resta tout ébahi et comme pétrifié devant ce groupe de reconnaissance mutuelle, de paternelle joie et de réjouissance filiale.
IX
LA DOT DE LA DIVE BOUTEILLE
Le bruit de l'invasion des diables dans le clos de la Devinière s'était déjà répandu au loin à la ronde, et le neveu de maître Thomas en avait été instruit un des premiers. Il n'ignorait pas non plus la présence de Violette Deschamps et de son fils près du malade, car il ne s'éloignait guère ce jour-là de la demeure de son oncle, attiré qu'il était par je ne sais quelle odeur de testament qui le mettait en appétit. Il profita donc du moment où le métayer Gros-Guillaume, encore tout bouleversé de ce qui venait d'avoir lieu, se départait malgré lui de ses habitudes de sauvagerie et laissait entrer dans le clos la foule des voisins accourus au bruit du combat; il en profita, dis-je, pour se glisser entre les curieux et arriver inaperçu jusqu'à la chambre de son oncle, où il entra précisément comme le père et le fils s'embrassaient.
—Et moi donc? et moi? cria Jérôme. M'est avis que j'arrive à propos, et puisque l'on s'embrasse ici, point n'ai-je besoin de pleurer longtemps mes péchés et de crier miséricorde. Ah! sainte bouteille! comme le docteur est rajeuni! Enchanté de vous voir, cousin; je ne vous aurais pas reconnu. Eh bien! mon oncle, à mon tour maintenant! Ne voulez-vous pas m'embrasser?
—Arrêtez, monsieur, dit le vieux Rabelais, moitié sévère, moitié pleurant et riant à la fois d'avoir revu son fils, car le sentiment paternel venait de s'éveiller et de se manifester d'autant plus vivement dans son coeur, qu'il l'avait plus longtemps comprimé; arrêtez, dit-il à son neveu en lui montrant Violette; mettez-vous d'abord à genoux devant cette charmante femme et tâchez d'obtenir son pardon, si vous voulez avoir le mien.
—En vérité, mon oncle, je n'ai pas d'autre désir; et elle peut vous dire que je lui ai offert de l'épouser; elle m'a refusé avec mépris: que voulez-vous que je lui dise?
—A genoux, te dis-je, et demande-lui pardon.
—Je n'ai rien à pardonner à monsieur, dit Violette; s'il croit faire quelque chose pour moi en m'épousant, j'ai le droit de le remercier et de ne pas accepter ce qu'il regarderait comme un bienfait. J'aime à donner plus que je ne reçois, et je n'accepterai jamais la main d'un homme à qui je ne pourrais pas donner mon coeur en échange. Le monde dira que je suis déshonorée parce que je ne rachèterai pas son estime au prix de la mienne, mais j'en crois plus ma conscience que le monde, et je me chagrinerai peu d'être déshonorée pour lui si je suis honorée par elle.
—Entends-tu, vaurien, comme elle parle? Mais c'est donc une fée ou une princesse déguisée que ce trésor de petite femme-là! Imbécile! qui avait trouvé une si jolie bague à son doigt et qui l'a perdue!
—Je ne le méritais pas, dit le vaurien un peu attendri.
—Voilà du moins une bonne parole, dit le vieux Thomas.
—Pardieu! aussi, pourquoi est-elle si sévère après avoir été si bonne? continua Jérôme: elle a plus d'esprit que moi, je le vois bien. Je n'en suis pas moins un bon enfant; s'il ne tenait qu'à me mettre à ses genoux pour faire la paix, je le ferais bien tout de suite; mais j'ai déjà essayé et je n'ai pas réussi. Le docteur, ou plutôt le cousin, car je vois bien que c'est la même personne… le cousin donc m'avait promis de parler pour moi…
—Et c'est ce que j'ai fait, dit maître François: Violette m'a répondu que si vous étiez malheureux et abandonné de tout le monde, elle se dévouerait encore à vous.
—Tu as dit… Vous avez dit cela, mademoiselle Violette? Oh! tenez, croyez-moi si vous voulez, je suis mauvais sujet, c'est possible; mais je n'ai pas un mauvais coeur!… Pourquoi ne voulez-vous pas vous appeler Mme Rabelais? vous savez bien comme le monde est bête. Si ce n'est pas pour moi, faites cela du moins pour vous. Je vous laisserai tranquille tant que vous voudrez, et je n'entrerai même jamais chez vous si vous ne me le permettez pas… Tenez, voyez-vous… bon… voilà maintenant que les larmes me viennent aux yeux… je suis donc bête aussi, moi? Eh bien, tant pis: j'ai le temps d'être un chenapan, je veux être honnête aujourd'hui… Voyez-vous, il faut que je vous le dise… j'avais d'abord des idées intéressées en vous parlant de mariage; car vraiment je suis un cuistre et je n'ai jamais su ce que vous valiez… Eh bien! tenez aujourd'hui, Violette, rien que de vous voir si douce et si belle, avec ce pauvre chérubin qui devait m'appeler son père… cela me bouleverse tout le coeur… Faites de moi ce que vous voudrez, Violette, et que mon oncle vous donne tout; vous en méritez encore davantage! si vous voulez mon nom, je vous le donnerai; mais vous serez libre de me jeter à la porte comme un chien crotté, si je ne répare pas par ma conduite tous mes torts envers vous… Violette, votre main seulement en signe de pardon, et qu'il me soit permis d'être père au moins une fois et d'embrasser notre cher enfant.
Violette pleurait et regardait maître François.
—Acceptez du moins sa promesse, dit en souriant l'ex-médecin
Rondibilis, et donnez-lui un peu de temps pour se corriger. Puisque vous
êtes meilleure que lui, c'est vous qui lui devez de l'indulgence: le bon
Dieu nous attend bien, lui: pourquoi n'attendriez-vous pas Jérôme?
—Eh bien, c'est cela, dit le vieux Thomas, corrige-toi, mon garçon, et nous verrons plus tard. Mme Violette n'a pas besoin de toi, d'ailleurs, pour donner un nom à son poupon: il s'appelle François-Thomas Rabelais, entends-tu? et si tu n'es pas digne de lui servir de père, c'est moi qui veux être le sien. Tâche de bien faire à la Lamproie, surveille un peu plus ta pharmacie; mais sache bien que tout cela appartient à Mme Violette, qui t'y donnera part si tu deviens sage. Fais en sorte, enfin, qu'elle puisse encore t'aimer. Car pour lui donner un mari en peinture, merci pour elle, mon gros; le mariage donne toujours des droits, et plutôt que de la fiancer à un coureur et à un ivrogne, je l'épouserais plutôt moi-même.
—Vivat, le père Thomas! dit le frère Jean. Nous danserons tous à la noce.
—Je crois, en vérité, que j'y danserai aussi, dit le père Rabelais, tant je suis regaillardi en me retrouvant en famille. Oh! mes vauriens d'enfants! Mon Franciot! ma belle petite Violette, que j'aimerais tant depuis longtemps, si je l'avais connue plus tôt! et toi mon poupon nouveau-né! Vous voilà tous vermeils, bien portants et le sourire sur les lèvres; comment serais-je encore malade? Nous n'allons plus nous quitter, n'est-ce pas? C'est pourtant ce pauvre François qui nous a tous rendus heureux! Et moi qui écoutais les rapports de ces faux moines de la Basmette! Voyez comme il a grandi, le vaurien; et comme il a l'air malin! Il me ressemble un peu, n'est-ce pas, mais il ressemble davantage à sa mère. Savez-vous qu'il est médecin comme saint Thomas, et théologien comme Hypocrate… Non… si fait… Je ne sais plus ce que je dis et j'embrouille tout, tant que je suis joyeux! Embrasse-moi encore mon grand enfant.
Ça, que ferons-nous pour lui? Hélas! on ne peut ni le marier ni le doter; mais puisqu'il n'est plus au couvent, on peut lui donner quelque chose.
—J'y compte bien, dit maître François: donnez-moi tous votre amitié. Quant à rester ici, ce n'est point possible; je suis connu dans le pays, non pas de figure, mais de nom, les moines pourraient m'y poursuivre. D'ailleurs je suis médecin sans avoir pris mes degrés, et je ne veux pas qu'un âne approuvé par quelque faculté peu difficile vienne me traiter de charlatan. Je pars demain pour Montpellier, où j'espère que je ferai honneur à ma famille et à mon nom. Si vous voulez me prouver votre bon vouloir, accordez-moi seulement à perpétuité une petite place à la Cave peinte et ici, à la Devinière; mais conservez-moi toujours une bouteille du meilleur et du plus frais.
—Nous n'y manquerons point, dit Jérôme; et je veux que la bouteille soit faite exprès et demeure toujours exposée comme une relique au plus noble endroit de la cave. Je la ferai garnir de ciselures et de peintures; elle sera célèbre dans tout Chinon, et, avant qu'il soit quelques années, je veux qu'elle fasse des miracles.
—Elle en fera, dit frère Jean; elle réconciliera les parents divisés d'intérêt, elle rajeunira les vieillards, gaudira et regaillardira l'humeur des goutteux, rapprochera les amoureux, voire même en viendra-t-elle peut-être jusqu'à ressusciter les morts! Elle consolera les veufs et sera la femme des célibataires; mais c'est le clos du père Thomas qui fournira la dot.
—L'idée est belle, dit maître François, et la Cave peinte doit désormais être plus célèbre que le sanctuaire d'Apollon Delphien; car c'est le bon vin qui découvre la vérité, et partant il rend des oracles. Soit donc la dive bouteille ma fortune et ma fiancée! Elle a des embrassements qui ne trompent jamais, ses amours ne manquent jamais de chaleur, son glou glou, jamais de franchise. C'est à ses douces vapeurs que je laisserai le soin de dissiper les nuages de la science et de la philosophie. Le vin n'est-il pas fils de la lumière? N'est-ce pas là le rayon du soleil rendu potable que cherchaient tous les alchimistes?
Lorsque de tout les semences premières
Dormaient encore sous un limon bourbeux,
Quand du chaos le manteau ténébreux
Flottait sur l'eau des froides grenouillères,
Survint l'amour, qui grisa le chaos
Et de nectar lui barbouilla la trogne.
Le vieux dormeur alors devint ivrogne,
Et de la terre il sépara les eaux.
Pour les garder plus longtemps sans les boire,
Il les sala, si l'on en croit l'histoire.
Ainsi naquit cet abîme des mers,
Qui vit plus tard naître Vénus, plus belle
Que son azur, et souvent plus cruelle
Que la tourmente et les gouffres amers.
—Encore une surprise! s'écria le vieux Rabelais émerveillé. Mon fils n'est pas seulement théologien et médecin, il est encore poëte, et fait des vers aussi jolis que ceux de maître Villon!
—Je fais, dit maître François, bien davantage; je sais faire de la ficelle, tresser du jonc, tailler la vigne, égoutter le fromage et écaler des noix. Mais à ce propos, n'est-il pas temps de mettre la table? Nous allons dîner en famille, et mon estomac sera antidoté pour mon voyage de demain. Monsieur mon très-honoré père voudra bien être le roi du festin, Violette en sera la reine et frère Jean sera sommelier!
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
LE MÉNÉTRIER DE MEUDON
I
UNE SOIRÉE AU PRESBYTÈRE
C'était le plus beau pied de vigne qu'on eût vu depuis Noé, tordu, noueux et vigoureux comme les membres du vieil Atlas; il semblait se pressurer lui-même pour gonfler plus abondamment ses raisins; adossé au vieux mur noirâtre et moussu que décoraient encore çà et là quelques débris de colonnettes, il pliait sous ses branches puissamment attachées et déployées en éventail, ombragées à peine par quelques feuilles éclaircies; jaunes comme l'or ou rouges comme le vin, ses grappes pleines, rebondies et pressées les unes contre les autres, ressemblaient au sein de la nature avec ses innombrables mamelles. Les unes à demi cachées sous ce qui restait de feuilles, étaient fraîches, dodues et fleuries, d'autres moins honteuses et plus aventurées au soleil, dégageaient leurs grains brunis et à demi fendus où brillait un jus plus doux et plus blond que le miel. Elles semblaient sucrées à l'oeil, et rien qu'à les voir on les savourait en idée.
Cette vigne, maître François l'avait plantée, elle venait du clos de la Devinière et s'était acclimatée dans le petit jardin du presbytère de Meudon. Sur le mur ombragé par ses branches, le lézard tantôt courrait en glissant comme une flèche à travers les feuilles, ou dormait aux rayons tièdes, en relevant avec volupté sa petite tête de serpent; le limaçon, portant coquille au dos comme un beau petit pèlerin de Saint-Jacques, s'y promenait en traînant sa queue; les mouches bourdonnaient, les oiseaux voletaient, sans que personne songeât à les effaroucher, car tout le monde était bien venu dans le presbytère de Meudon.
Auprès de cette vigne, sous un berceau formé par des branches de lilas et des touffes de lierre, une table était dressée. Sur cette table, on voyait encore une assiette de fruits, un hanap du bon vieux temps et une grande pinte à demi pleine de cidre, car le bon curé réservait presque toujours son vin pour ses malades; puis un écritoire, des feuilles éparses et un assez gros cahier sur lequel, ont eût pu lire en belle et grande écriture:
LES AVENTURES DE PANTAGRUEL LIVRE CINQUIÈME
Un homme était assis à cette table. C'était un prêtre d'assez haute stature, au front large et grisonnant, au regard malicieux et doux, sa barbe taillée en fourche descendait entre les deux pointes de son rabat toujours blanc, mais un peu recroquevillé. Il était vêtu d'une soutane boutonnée à moitié, une barrette posée un peu de travers, se rejetait sur le derrière de sa tête et laissait à nu son grand front calme et pensif. C'était notre ami Rabelais; d'une main il tenait une plume, de l'autre il égrenait une grappe de raisin ou froissait sans y songer, quelque quartier de noix: il achevait son dessert et il écrivait une page de Pantagruel.
Autour de lui, gloussait, trottait, becquetait et caquetait tout le menu peuple de la basse-cour. Les poules venaient entre ses pieds ramasser les miettes de son pain, et alors il avait soin de ne point déranger ses pieds qu'elles ne fussent parties, de peur de les blesser ou de leur faire peur.
La porte du jardin était ouverte, et une demi-douzaine d'enfants jouaient et se traînaient sur le seuil. Un gros chien se roulait avec les plus petits qui l'embrassaient des jambes et des bras, riant à coeur joie, et mêlant les boucles de leurs têtes blondes à ses longs poils noirs et soyeux. Tous avançaient peu à peu vers la table du bon curé, sans en faire semblant et comme si un aimant les eût attirés. Mais un grave personnage, à la panse respectable et à la trogne vermeille, les tançait de l'oeil lorsqu'ils riaient trop fort ou lorsqu'ils avançaient trop près, c'était le sacristain de maître François, qui remplissait de plus, au près de sa personne, les fonctions délicates de cuisinier et de sommelier.
Maître Buinard était le gardien fidèle de son patron, et s'acquittait du soin de le faire respecter, mieux que le chien du presbytère, animal un peu paresseux et insouciant de sa nature, puis d'humeur beaucoup trop facile pour les mendiants et les marmots.
Tout à coup cependant, ce débonnaire animal (c'est le chien que nous voulons dire), se mit à dresser les oreilles et à japper de toute sa force. Dom Buinard se leva alors du banc où il était assis comme absorbé dans la contemplation de la vigne ou de maître François, car l'un étant si près de l'autre, on ne pouvait savoir au juste, ce qu'il regardait avec tant d'amour. Maître Buinard, disons-nous, se leva, menaçant le chien d'un torchon qu'il tenait à la main, et regardant curieusement vers la porte où bientôt se présenta un personnage couvert de poussière, comme un voyageur qui vient de loin. C'était un jeune homme inconnu dans le pays, et que dom Buinard ne se rappelait pas avoir jamais vu.
C'était un garçon de moyenne taille accoutré comme un écolier de Montaigu, c'est-à-dire assez pauvrement; il n'en était pas moins de belle et fière mine: peu de régularité, mais beaucoup d'énergie dans les traits, le front déjà un peu chauve, bien qu'il fût encore jeune; le regard doux et pensif, l'air d'un homme qui a été bien triste, mais qui ne l'est plus, et qui au besoin saurait encore rire comme les bienheureux du bon Homère, dominé toutefois par quelque préoccupation absorbante comme la pierre philosophale ou la réalisation de la benoîte abbaye de Thélème.
A peine ce nouveau venu eut envisagé maître François qui avait relevé la tête en le voyant entrer, qu'il courut à lui les bras ouverts avec l'impétuosité d'un coup de vent: c'est lui, enfin! je le retrouve! mon père! mon ami, mon sauveur, maître François. Eh quoi! vous ne reconnaissez pas votre ancien protégé! au fait il y a dix ans au moins que vous ne m'avez vu. Mais je vous reconnais bien moi! vous n'avez guère changé; aussi pourquoi changer lorsqu'on est bien…
—Eh mais, dit le curé de Meudon en paraissant rappeler de loin un souvenir qui épanouissait tout son visage en un joyeux sourire, il me semble, au contraire, que je te reconnais bien, maître fripon, tu étais le frère Lubin!…
—Silence, maître, et ne m'appelez plus de ce nom maudit. On m'appelle Guilain le ménétrier, et tenez, souffrez maintenant que je reprenne mon instrument que j'ai déposé à la porte, il me semble que déjà les enfants vont rôder autour et je crains un peu pour mon pauvre violon leur goût précoce pour la musique.
Il était temps, en effet, car les marmots avaient ouvert la boîte déposée sur le banc à la porte du presbytère, et le plus hardi en avait déjà tiré l'archet dont il commençait à s'escrimer comme d'une épée à deux mains.
Guilain, après avoir repris son bien de vive force et avoir appuyé, pour châtiment, un bon gros baiser sur la joue rose du petit paladin, revint avec son violon s'asseoir près de maître François.
Pendant ce temps, frère Jean ou dom Buinard, car c'était bien notre ancien ami qui était devenu le majordome du curé de Meudon, frère Jean était descendu à la cave et en avait rapporté une grande pinte de vin frais.
—Allons, frère Jean, dit maître François, ne faites pas le dégoûté, et venez trinquer avec nous, je vous présente mon ancien élève, un ami de jeunesse, qui va nous conter toute son histoire.
—Permettez que d'abord nous parlions de vous, dit Guilain. Cher bon maître, vous qu'on a tant persécuté, et que je retrouve heureux autant que j'en puis croire les apparences. On m'a déjà bien parlé de vous, car depuis longtemps je vous cherche. Je suis allé à votre poursuite, à Montpellier, à Rome et ailleurs. Partout les honnêtes gens vous aimaient, les cafards vous disaient sorcier et le menu populaire faisait des contes à n'en plus finir.
—Par la dive bouteille, dit Rabelais, je vais donc bientôt être saint, puisque les bons me canonisent, les diables enragent, et les bonnes femmes font ma légende.
—C'est plus vrai que vous ne pensez, reprit Guilain; et de tout ce qu'on m'a dit, croyez que je n'en ai reçu comme bon argent que la moitié. Ainsi on m'a dit qu'à Montpellier, vous êtes arrivé déguisé en rustre, et qu'ayant souri aux discours des recteurs de de la faculté, ils vous ont invité dérisoirement à dire votre avis; qu'alors, vous avez devant eux, disserté en beau latin et en grec convenablement accentué, dans le dialecte le plus pur, de tout ce qu'il est possible à l'homme de savoir…
—Et de bien autre chose, interrompit Rabelais en riant. Mais poursuis ce propos, mignon.
—Puis, que vous avez été reçu docteur par acclamation (que n'étais-je là pour crier plus haut que les autres!) ensuite que la faculté vous a chargé de ses affaires et s'en est bien trouvée (de cela je ne doute pas); mais on ajoute que vous vous êtes déguisé en marchand d'orviétan, et que par une série de farces dignes tout au plus d'un bateleur, vous avez obtenu pour elle tout ce que vous avez voulu de M. le chancelier Duprat.
—Le marchand d'orviétan est de trop, dit Rabelais, mais pour le vrai de l'aventure je t'en ferai lire le récit dans mon Histoire de Pantagruel.
—Croyez-vous donc que je ne l'ai pas lu, poursuivit Guilain. Je sais à quoi vous faites allusion: il s'agit de Panurge parlant toutes les langues devant le fils de Gargantua et captivant ainsi son attention, ce qui lui valut plus tard son amitié.
—Tu dis vrai, moinillon de mon coeur, mais achève.
—De tout ce qui précède, à part la farce que vous désavouez, rien ne m'étonne. Voici maintenant le côté absurde de la légende.
—Ho! ho! dit maître Rabelais en s'accoudant sur la table et en ramenant sa barrette de côté.
—On m'a dit que votre grande réputation de médecin s'étant répandue partout, un gentilhomme de la cour, dont la fille avait les pâles couleurs, vous fit venir en désespoir de cause après avoir consulté tous vos confrères. Ils s'accordaient tous à ordonner une potion apéritive, mais pas un n'en avait su donner convenablement la formule. Ce que sachant, vous fîtes mettre un chaudron sur le feu avec de l'eau, dans laquelle vous fîtes infuser et bouillir toutes les vieilles clefs de la maison, assurant que rien n'est apéritif comme les clefs puisqu'elles ouvrent toutes les portes. Puis, que vous fîtes réduire cette infâme décoction de rouille, que vous la fîtes sérieusement prendre à la pauvre jeune malade, et, pour que l'histoire soit complète, on ajoute qu'elle fut guérie.
—Et c'est cela, demanda Rabelais, que tu n'as jamais voulu croire?
—Le moyen de supposer la possibilité d'une pareille ânerie lorsqu'on vous connaît.
—Guilain, mon ami, parlons d'âneries tant qu'il te plaira devant frère Jean qui n'est pas un âne, devant frère Jean qui pouvait être un gros prieur, voir même un abbé mitré, et qui s'est pris d'amitié pour moi au point de vouloir être mon bon et fidèle serviteur; mais devant les autres, jamais: il ne faut point parler de corde dans la maison des pendus.
—Que voulez-vous dire, fit Guilain?
—Je veux dire que l'histoire est vraie, complètement vraie, plus vraie que le reste. La jeune fille fut guérie, non pas parce que les clefs sont apéritives, mais parce qu'elles sont en fer. Or, le sang de la pauvre enfant était débile et malade parce qu'il lui manquait du fer.
—Du fer dans le sang! se récria Guilain; mais je croyais que toutes les maladies du sang se guérissaient seulement par la vertu des simples.
—Ce sont les simples qui font courir ce bruit-là, dit Rabelais. Mais la vérité est que les corps s'alimentent du moins parfait, et se guérissent par le plus parfait, en nature. Ainsi les végétaux se nourrissent de la terre, moins parfaite qu'ils ne sont, et se guérissent par les substances animales; ainsi les animaux, et surtout le plus parfait de tous, qui est l'homme, se nourrissent de végétaux, et doivent chercher leur guérison dans la nature minérale, plus parfaite et plus durable dans la série des corps formés par les influences du soleil. Fallait-il dire à ces bonnes gens que, chez leur fille, les débilités de Vénus avaient besoin de l'influence de Mars, et que chez elle la lymphe, ou l'eau mercurielle de la vie, avait besoin de la copulation du soufre lumineux, dont la chaleur se concentre surtout dans le fer? C'eût été parler en alchimiste et l'on m'eût dénoncé infailliblement comme nécromancien et sorcier.
—Vous êtes toujours mon grand maître, répondit Guilain en s'inclinant. Mais continuons mon histoire ou plutôt la vôtre. J'ai lu que vous étiez devenu l'ami du cardinal du Bellay, et que vous aviez fait avec lui le voyage de Rome. J'y suis allé, espérant vous trouver, mais vous veniez de partir, en prenant la route de Lyon. J'étais désespéré, mais je vous ai suivi toujours.
A Lyon, des bruits mystérieux se répandaient sur votre compte. Vous aviez été arrêté, disait-on, et traité en prisonnier d'État. On parlait de complot contre le roi et la reine. Cette fois vous ne me direz pas que l'histoire était vraie.
—Vraie quant à l'arrestation, dit Rabelais, fausse quant à l'histoire de l'empoisonnement. Voici le fait:
J'étais parti de Rome précipitamment par suite d'une brouillerie passagère avec le cardinal.
—Qui vous laissa partir sans argent, interrompit Buinard.
—Cela est vrai, continua Rabelais; mais les grands, lorsqu'ils honorent les petits de leur amitié, leur font aussi l'honneur de croire qu'ils n'ont jamais besoin de rien. Poursuivons. J'arrive à Lyon, et je me repose dans une hôtellerie; là, grand embarras pour payer. Je n'avais pour toute fortune que le manuscrit de la chronique gargantuine, l'ébauche de mon Gargantua.
—C'était plus précieux que de l'or, se récria frère Jean.
—Tais-toi, majordome, dit en riant maître François, ton zèle t'emporte trop loin, et les aubergistes de Lyon n'eussent certainement pas été de ton avis, si je n'avais eu l'idée de prendre à part le jeune garçon de mon hôte, et de lui faire écrire en grand secret sur l'enveloppe de mon manuscrit:
LES MYSTÈRES DE LA COUR DE FRANCE.
Je lui recommande de se taire, il parle, me voilà dénoncé. Les gens de justice pour faire preuve de zèle me font garder à vue dans l'auberge, où je continue à me faire bien servir; mes bagages sont visités, mon paquet saisi, on l'envoie à Paris, et les gens du roi ne comprenant rien à mes fanfreluches antidotées, les font parvenir au roi lui-même, qui lit le manuscrit, en rit comme un dieu d'Homère, le relit, et en rit encore davantage; enfin, il s'informe de moi et ordonne qu'on me ramène à Paris avec toutes sortes de soins et d'égards; on me présente à lui, il m'interroge, me prend en amitié, me choisit pour l'un de ses médecins, et me recommande si bien, comme peut le faire un roi, c'est-à-dire d'une manière toute-puissante, que me voici pourvu de deux bénéfices et curé de Meudon, pour te servir.
Maintenant tu vas me dire pourquoi tu me cherchais, et ce que je puis faire pour toi. Tu vas me parler de toi, de ce que tu es devenu, de ta femme, de ta gentille Marjolaine: pourquoi n'est-elle pas avec toi?
Ici le visage de Guilain devint sérieux et il pâlit légèrement.
—Je n'ai plus de femme, dit-il.
—Oh! pauvre ami! serait-elle morte?
—Oui, morte pour moi, bien morte, car elle ne m'aime plus. Elle a tout oublié, elle m'a quitté en me prêtant des torts chimériques. Mais, quand une femme renonce aux devoirs du mariage, elle ne renonce pas pour cela au chaperon que lui prête le nom de l'époux; et lorsque ces dames se sont montrées lâches et cruelles, c'est nous tout naturellement qui devons en être responsables.
Il y eut ici un silence de quelques instants. Une larme roulait dans les yeux de Guilain, et Rabelais baissait les yeux d'un air peiné, n'osant l'interroger davantage.
—J'avais été élevé chez les moines, reprit Guilain en faisant un visible effort; j'avais été à la veille de faire mes voeux, et le nom de frère Lubin m'était resté comme la tache originelle. D'ailleurs, je n'avais appris ni à penser, ni à parler, ni à travailler comme les autres. Je faisais triste figure à la veillée; on se taisait et l'on chuchotait quand j'entrais. Je finis par ne plus voir personne, et la coquette Marjolaine ne s'accommodait pas de cette solitude. Souvent je la voyais se parer en soupirant, et quand je lui demandais pour qui, elle disait que c'était pour moi; mais les yeux démentaient la bouche. Puis, si je voulais l'embrasser, elle se détournait en disant: «Fi! vilain, vous avez la tête d'un moine et vos habits sentent le froc!»
Pourquoi donc m'avait-elle aimé précisément quand j'étais moine? Oh! c'est qu'alors j'étais pour elle l'impossible, le rêve fantastique, le fruit défendu. Tant que les enfants voient à l'étalage d'un marchand un beau jouet qu'on leur refuse, ils le convoitent de tous leurs yeux, de tous leurs gestes, de toutes leurs larmes; mais, si une fois on le leur donne, l'objet de tant de voeux perd tout son prestige. Il n'était donc ni si rare, ni si désirable puisqu'on pouvait l'avoir! Des jouets! il y en a bien d'autres, et lorsqu'on les possède à quoi sont-ils bons? A briser.
Marjolaine me brisa un jour, et je me trouvai seul au monde. Elle partit avec un vieux chevalier d'industrie qui lui promettait de faire sa fortune et de la produire à la cour. Sûre d'ailleurs, disait-elle, que le monde respecterait son honneur et trouverait sa conduite irréprochable, parce que son protecteur était vieux et laid.
Pendant quelque temps, je crus que j'allais en mourir, mais je me ressouvins de vous. On est ingrat lorsqu'on est heureux; le malheur nous rend la mémoire. Je pensai à votre science si étendue et si profonde, à votre indépendance d'esprit; à votre sérénité olympienne, et je résolus de vous retrouver et de me faire votre disciple. En attendant, je me mis à lire, à étudier. Je lus et j'étudiai beaucoup. La vente du petit bien de mes parents, morts peu de temps après mon mariage, me fournit les moyens de vivre un certain temps sans travail. La tristesse me donna le goût de la poésie, cette musique de la pensée qui endort le coeur en faisant chanter les larmes. J'appris à jouer du violon; je composai des chansons dont j'improvisai la mélodie. Ainsi ma douleur s'apaisa.
Je partis pour vous retrouver. Ma première station fut au beau pays de Chinon, dans votre verte et plantureuse Touraine. Là, j'ai eu le bonheur de connaître une jeune femme dont je n'oublierai jamais ni le noble coeur, ni le grave et mélancolique visage. Elle aussi avait bien souffert, mais elle était mère, et le sentiment délicieux de la maternité la consolait de toutes ses peines. Elle devina les miennes, me parla comme vous m'auriez parlé, mais avec une autre grâce que la vôtre. Je ne me lassais pas de l'entendre, et si je n'avais craint pour elle les mauvaises langues du pays, il me semble que j'aurais voulu ne la quitter jamais.
—Pauvre chère Violette, dit Rabelais, je la reconnais bien là.
—On a quelque raison de vous croire sorcier, cher maître, car vous devinez à merveille. C'est votre cousine qui m'a reçu avec bonté quand je lui ai dit combien je vous aimais. Nous avons parlé de vous avec admiration, avec respect… et puis je l'ai quittée pour continuer mes recherches. Pourquoi l'aurais-je vue davantage? Elle est mariée, elle est mère et elle comprend le devoir bien mieux que le sentiment et le plaisir.
A Montpellier, je fis connaissance avec un vieil homme qu'on croyait fou, parce qu'il avait pénétré les mystères de la nature; il me parla des analogies, des sympathies équilibrées et proportionnelles. Je comprenais tout, car mon intelligence s'était agrandie pendant les tortures de mon coeur. La vraie science est comme un vin délicieux qui tombe goutte à goutte des âmes violemment pressurées. Je compris les lois occultes de la lumière et le grand clavier des harmonies; j'essayais de faire dire à mon violon tout ce que ma pensée osait atteindre, tout ce que ma bouche n'osait ou ne pouvait révéler. Souvent, le soir, jouant du violon au clair de la lune, j'ai été tenté de prendre à la lettre toutes les fables de l'ancien Orphée; il me semblait que la lune se penchait pour m'écouter. Je la voyais plus grosse, plus brillante, plus près de moi, je lui voyais un visage doux et maternel qui me rappelait celui de la bonne Violette, le vent se taisait tout à coup dans les arbres, les chiens errants venaient bondir en cercle autour de moi, car mon violon parlait toutes les langues de la nature. Sa musique répétait celle des étoiles, elle caressait le vent, elle chuchotait aux arbres des choses verdoyantes et pleines de sève; elle chantait aux animaux de la campagne les mystères de l'instinct et les élans de la vie. C'était quelque chose d'universel, de sublime ou d'insensé; je finissais par m'enivrer moi-même, j'oubliais tous, je ne me sentais plus vivre et quand je revenais à moi je me trouvais baigné de larmes.
—C'est très-bien, dit maître François, mais c'est comme cela qu'on devient fou.
—Je passai simplement pour sorcier, répliqua Guilain. Dans le Midi on est curieux et crédule. Je fus épié. On affirma que je donnais le signal aux sorciers pour se rendre au sabbat, et que j'étais le grand ménétrier de la danse des loups.
Craignant quelque mauvaise affaire je me hâtai de partir pour Rome. Je voyageais en pèlerin, jouant du violon et chantant des cantiques le long des routes, mais parfois l'archet entraînait la main, le cantique finissait par une chanson, et tout mon dévot auditoire me suivait en dansant. C'était ensuite à qui m'hébergerait. C'est ainsi que par un des plus beaux soleils de l'année (c'était le jour de la Saint-Jean), sur la place d'un village de Provence, devant l'église, j'avais commencé à chanter le patron du jour:
Du bon saint Jean voici la fête,
Berger, prends garde à ton troupeau.
Mets des guirlandes sur la tête
Du plus joli petit agneau.
Mets des rubans à ta houlette,
Voici le plus beau jour de l'an!
Donnons-nous-en! (bis.)
Du bon saint Jean voici la fête,
Dansons en l'honneur de saint Jean.
Après ce couplet, qui finissait déjà trop gaiement pour un cantique, je ne trouvai rien de mieux à chanter que ceci:
Voici la saison des cerises,
On en fait de petits bouquets;
Puis bientôt elles seront mises
En jolis paniers bien coquets.
Oh! les charmantes friandises!
Bijoux des plus grands jours de l'an!
Donnez-nous-en! (bis.)
Voici la saison des cerises,
Des cerises de la Saint-Jean.
A leurs lèvres presque pareilles
Nos fillettes et nos garçons
Les suspendent à leurs oreilles,
Les mêlent à leurs cheveux blonds;
Elles tombent dans leurs chemise
Lorsqu'ils s'agitent en dansant…
Donnez-nous-en! (bis.)
Voici la saison des cerises,
Des cerises de la Saint-Jean.
A ton moineau, gentille Annette,
N'en offre pas entre tes dents;
Car ta lèvre, autre cerisette,
Recevrait des baisers mordants.
Que vos épingles soient bien mises,
Vierges au double fruit charmant…
Donnez-nous-en! (bis.)
Voici la saison des cerises,
Des cerises de la Saint-Jean.
Aux oiseaux faisons la morale
Pour qu'ils n'osent pas tout manger.
Sur l'arbre on met le manteau sale
Et le chapeau d'un vieux berger.
Les mannequins sont des bêtises!
Siffle un vieux merle intelligent.
Donnons-nous-en! (bis/.)
Voici la saison des cerises,
Des cerises de la Saint-Jean.
J'avais à peine fini, qu'une belle et riante jeune fille, aux tresses noires, abondantes et brillantes, comme les gros raisins du Midi, vint à moi avec ses deux mains brunes toutes pleines des fruits que j'avais chantés. «Tenez, dit-elle dans le patois si doux de la Provence, vous les avez bien méritées.» Les enfants, de leur côté, ces jolis petits comédiens de la nature, mettaient en scène ma chanson et dansaient de toutes leurs forces avec des cerises dans les cheveux; des garçons montaient sur les arbres et cueillaient à pleines mains les grosses perles rubicondes du cerisier; les fillettes tendaient leurs robes pour les recevoir, sans se trop soucier de montrer un peu leurs genoux. Annette, malgré ma recommandation, prenait une cerise entre ses lèvres et semblait défier les moineaux; mais son ami Colin ne leur laissait pas le temps d'approcher et tâchait de mordre au fruit défendu. Le tout finit par une danse générale, et, quand je voulus partir, on me mit sur la tête une couronne de feuilles de cerisier enrichie de grosses touffes des plus belles cerises du pays. Jamais saint Jean ne fut, que je sache, aussi joyeusement fêté.
—Guilain, mon ami, dit Rabelais, tu n'es pas curé comme moi, mais je te trouves passé maître en dévotion bien entendue et en bonne théologie.
—Vous me faites honneur, cher maître, aussi, comme je vous le disais, ai-je fait le voyage de Rome. Une grande tristesse me prit à la vue de ces ruines et de ces palais. Je passais des journées, assis sur des débris de colonnes, ne pensant à rien de précis, mais l'âme oppressée comme d'une montagne de choses vagues. Je regardais les moines aller et venir à travers ces grands monuments, comme les rats et les lézards entre les pierres du Colisée. Je n'osais pas, le soir, toucher à mon violon, comme si j'avais eu peur de voir la poussière s'agiter, les tombeaux s'ouvrir, et de faire danser les ombres.
Quant aux habitants du pays, ils me paraissaient semblables à ces gens endormis qui vont et qui viennent en rêvant. Je n'osais leur faire entendre les sons joyeux de mon instrument enchanté, de peur de les réveiller; car ils eussent alors rougi d'eux-mêmes devant les débris de l'ancienne Rome, et ils se seraient trouvés trop malheureux.
A Rome, comme partout, j'ai trouvé votre nom populaire, mais nulle part on ne vous a bien compris. On vous prend pour un bouffon, parce que sur les hauteurs sereines de la philosophie où vous vivez, vous avez le courage de rire de tout. Ainsi l'on m'a conté d'une manière bien ridicule votre première entrevue avec le saint-père…
—Oh! je sais parfaitement ce qu'ils disent, s'écria Rabelais; il y a du vrai, mais ils ne disent pas tout. Voici comment les choses se sont passées: le cardinal mon maître venait de baiser les pieds du pape, c'était mon tour. Je recule au lieu d'avancer:
—Eh bien, qu'est-ce donc, dit le pape?
—Très-saint-Père, lui dis-je en me prosternant, c'est qu'il est impossible que je sois traité avec autant d'honneur que le cardinal mon maître. Que puis-je faire lorsqu'il vous a baisé les pieds?
Toute la cour romaine se prit à rire; le pape lui-même avait souri gracieusement.
—Maître Rabelais, me dit-il, nous avons entendu parler de votre mérite et vous voulez que nous soyons à même d'apprécier votre esprit un peu satirique et malin. Nous comprenons votre embarras.
Mais, ajouta-t-il, qu'à cela ne tienne. Quand la grandeur commence en bas, il faut remonter pour descendre. Vous pouvez baiser notre anneau.
Le cardinal pinça les lèvres. Le soir, il ne m'adressa pas la parole. Je vis qu'il était blessé de la faveur que j'avais reçue en sa présence. Le lendemain, il me querella sous le plus faible prétexte; je le saluai alors profondément sans rien dire, et je revins en France sans argent, comme tu sais. Je t'ai raconté le reste. Le roi, plus tard, me réconcilia avec le cardinal, qui est resté mon protecteur et mon ami.
Or çà, maître Guilain, puisque nous voilà réunis, je ne veux plus que tu quittes mon presbytère, à moins que grande envie ne te prenne d'ailler ailleurs, car le règlement de ma maison est celui de l'abbaye de Thélème: «Fais ce que voudras.» Bien entendu aussi que je n'y reçois seulement que les personnes de bon vouloir. Je comprends que tu ne veuilles plus être appelé frère Lubin, ce nom-là t'a porté malheur. Il sent le froc, comme disait ta charmante ennemie; rassure-toi, je ne te parlerai plus d'elle ni des moines de la Basmette; mais tu dois avoir besoin de repos. Un dernier verre de ce vieux vin et rentrons, il commence à se faire tard.
Pendant qu'ils parlaient, en effet, la nuit était descendue, non pas toute noire, mais resplendissante d'étoiles. La lune blanchissait les pampres doucement agités par un vent frais et donnait aux grappes, naguère si bien dorées, la blancheur mate de l'argent, l'herbe devenait sombre et humide, un rossignol, caché dans un grand arbre voisin, préludait à la romance de toutes les nuits. Frère Jean se hâta de desservir et alluma la lampe dans la salle basse du presbytère. Rabelais se leva, et, la main appuyée sur l'épaule de Guilain, il se dirigea vers la maison.
II
LE PRÔNE DE RABELAIS
Or, le lendemain était un dimanche, et de plus un jour de grande fête pour les paroissiens de Meudon. C'était la fête de Saint-François le patron de leur bon curé. Tous avaient donc des fleurs à la boutonnière. L'église était parée comme aux grands jours, les saints bien époussetés semblaient se réjouir dans leurs niches, on leur avait attaché des bouquets aux mains avec des rubans de toutes couleurs dont les bouts bien frais et coquettement étalés flottaient comme des banderoles. L'église était pleine lorsque la messe commença, le duc et la duchesse de Guise précédés d'un petit page qui portait leurs livres d'heures étaient entrés dans leur chapelle. Un valet de madame de Guise avait apporté dès le grand matin pour parer l'autel deux vases magnifiquement dorés avec de gros bouquets, des fleurs les plus précieuses et les plus rares.
L'office se faisait à Meudon, depuis que maître François en était curé, avec gravité et décence. Point de chantres braillards et mal accoutrés, point d'enfants de choeur effrontés, polissonnant pendant le service divin et criant leurs versets ou leurs répons avec des glapissements de chien qu'on fouette. Rabelais avait mis ordre à tout cela. Il donnait lui-même à ses enfants de choeur des leçons de plain-chant et leur faisait le catéchisme. Il sermonnait et morigénait ses chantres, ne leur permettant d'être ivrognes qu'après vêpres et jamais avant. Frère Jean s'occupait de la sacristie, sonnait les cloches, faisait diacre à la messe, chantait au lutrin à vêpres, semblait se multiplier tant il avait de zèle et d'activité et se trouvait un peu partout. Rabelais n'exigeait pas de lui qu'il fût à jeun, mais il lui recommandait de s'observer et de ne jamais boire plus d'une bouteille le matin. Aussi tout allait-il pour le mieux.
Le curé de Meudon entra ce jour-là dans l'église précédé d'un nouvel acolyte. C'était Guilain qui prit place dans une des stalles du choeur où bientôt il attira tous les regards. Nous avons dit qu'il était beau et bien fait de sa personne, et puis il chantait d'une voix si pleine et si douce qu'on croyait toujours n'entendre que lui seul. Quand vint le moment du prône il prit le livre des Évangiles, et monta dans la chaire derrière le bon curé pour lui présenter le saint livre au besoin.
Rabelais était beau à voir en chaire, il avait une de ces figures qui attirent le respect et la sympathie de tous lorsqu'elles paraissent au milieu des assemblées, une double lumière intérieure semblait l'éclairer: celle d'un bon esprit et d'un bon coeur.
«Bonnes gens, dit-il en commençant son prône, bonnes gens où êtes-vous, je ne vous saurais voir, attendez que je chausse mes lunettes. Or, bien; maintenant je vous vois, Dieu vous bénisse et moi aussi, et qu'il nous tienne tous en joie.
«Le monde dit ordinairement que quand le diable fut devenu vieux il se fit ermite, d'où vient le proverbe. Onc ne l'ai pu savoir, faute d'avoir à qui me bien informer et du pourquoi et du comment, tout ce que je sais, c'est que j'ai connu des ermites qui, en se faisant vieux devenaient diables.
«Point n'en fut-il ainsi du séraphique père saint François dont nous faisons aujourd'hui la fête. Aussi ne restait-il point solitaire et reclus, ce qui est contre le voeu de nature. Il n'est pas bon que l'homme soit seul dit la Genèse. Mais il se mêlait à la foule des pauvres gens, les instruisant, les consolant et leur donnant de vaillants exemples de courage dans la pauvreté.
«Plus sévère envers lui-même qu'un philosophe stoïcien, il n'avait pour toutes les créatures que débonnaireté et bienveillance sans égales; il appelait ses frères et ses soeurs non-seulement les boiteux, les ladres, les ribauds, les femmes pécheresses et les béguines, mais encore les animaux, les éléments, le soleil, la lune, les étoiles.—Oh! mon frère le loup, disait-il un jour les larmes aux yeux, comment es-tu assez cruel pour manger ma soeur la brebis?
«Un jour étant sorti de son couvent, il vit ou plutôt il entrevit derrière une feuillée deux jeunes gens qui s'embrassaient. Point ne chercha le bon saint s'ils étaient de sexes différents et si la malice du diable y pouvait trouver prise. Jamais il ne songeait à mal. Dieu soit béni, dit-il en continuant tout doucettement son chemin, je vois qu'il est encore de la charité sur la terre!
«Croyez-vous, bonnes gens, qu'il fût triste et rechigné en son maintien comme certaines bonnes âmes de céans, qui, au lieu des patenôtres de l'Évangile semblent babinotter toujours la patenôtre du singe et font continuellement la mine à la nature de ce qu'elle les a faits si laids et si sots? Oh! que nenni! Le bon saint François composait souvent de pieuses chansonnettes, les chantait volontiers et dansait même parfois au besoin, comme il fit en certaine ville d'Italie dont je veux vous conter l'histoire.
«Vous savez que les Italiens passent pour vindicatifs et rancuniers, toujours divisés par familles ennemies et par factions rivales: ainsi furent autrefois et sont encore Guelfes et Gibelins, c'est-à-dire ceux qui voudraient que le pape fût l'empereur et ceux au contraire qui veulent que l'empereur soit le pape. Gens faciles à accorder au fond, la chose n'étant que de bonnet blanc à blanc bonnet, n'était que l'on a beau vouloir que le soleil soit la lune et que la lune soit le soleil, toujours tant que le monde sera monde, la lune et le soleil seront et resteront le soleil et la lune.
«Donc en une ville d'Italie, le nom de la ville ne fait rien à l'histoire, tout le monde était en guerre: la moitié des habitants détestait l'autre moitié. Un jour fut pris pour en venir à une explication. Savez-vous comment? Avec pierres, bâtons, épées et autres arguments de cette force. Voilà les parties en présence, les uns d'un côté de la place, les autres de l'autre, se mesurant de l'oeil, chacun retroussant ses manches et préparant ses armes…. Voilà que tout à coup, dans l'espace laissé vide entre les deux bandes ennemies, arrive un moine, la guitare à la main, chantant et dansant. Ce moine c'était saint François. Tout le monde le regarde, on l'écoute, et voici ce qu'il leur chanta:
«Seigneur, je voudrais vous louer et vous bénir, mais je ne suis rien devant vous. Je suis pauvre, je suis chétif, je suis ignorant et je ne sais pas l'art de bien dire; j'aime cependant l'éloquence du ciel, j'admire la grandeur de votre ouvrage. Soyez loué par les grandes choses que vous avez faites, soyez honoré par tout ce qui est harmonieux et beau!
Soyez béni par mon frère le soleil, parce qu'il est rayonnant et splendide, mais aussi parce qu'il est doux et indulgent: il modère l'éclat de ses rayons pour ne pas brûler la pauvre petite herbe qui fleurit, il donne sa lumière aux méchants pour leur montrer la route du bien et les inviter au repentir; il regarde en pitié les frères qui se haïssent et leur distribue également sa lumière comme s'il déchirait en deux, pour le leur partager, son riche manteau de drap d'or.
Soyez béni, mon Dieu, par ma soeur la lune, parce qu'elle est vigilante et silencieuse comme une pieuse femme à son foyer, ne conseillant ni la guerre ni la haine, mais remettant dans la route le pèlerin attardé et réjouissant sur la mer le coeur du pauvre matelot!
Soyez béni, mon Dieu, par mon frère le feu, non parce qu'il brûle, mais parce qu'il réchauffe les mains des pauvres vieillards.
Soyez béni par ma soeur l'eau, qui lave les plaies du pauvre blessé, et qui semble pleurer en disant: Hélas! comment les hommes peuvent-ils navrer et déchirer leurs frères les hommes!
Soyez béni, Seigneur, par tout ce qui bon, par les mémoires qui oublient les injures, par les coeurs qui aiment et qui pardonnent, par les mains qui jettent le glaive et qui s'étendent pour s'unir, par les ennemis qui se souviennent qu'ils sont frères, que le sang du Sauveur a coulé pour eux tous, et qui rougissent de leurs fureurs et qui se rapprochent doucement les uns des autres, qui s'étonnent enfin de se regarder avec malveillance, qui étendent leurs bras les uns vers les autres, non plus pour se battre, mais pour s'embrasser…. O Dieu, soyez béni! soyez béni!»
«Saint François chantait ainsi, les traits illuminés, les lèvres souriantes, les yeux pleins de larmes. Peu à peu les deux partis s'étaient rapprochés et faisaient cercle en l'écoutant; quand il eut fini, toutes les épées étaient remises au fourreau et les ennemis s'embrassaient.
«O bonnes gens, que je vois si bien quand j'ai chaussé mes besicles, que n'avons-nous maintenant un saint François dont la guitare soit assez puissante pour toucher l'oreille dure des luthéristes, des calvinistes, des casuistes et des sorbonistes! Oh! Janotus de Bragmardo, toi qui es né pour être un homme et qui devrais apprendre de saint François que les baudets même sont tes frères, quel cantique nouveau te décidera et te fera humblement prier pour ton frère égaré Mélanchton? Se battre à propos d'Évangile n'est-ce pas folie furieuse, quand l'Évangile ne veut, n'enseigne et ne montre que charité!
«Disputeurs de religion vont ressembler à ces plaideurs de la fable, qui ayant trouvé une huître, la font gruger à Perrin Dandin et s'en partagent les écailles.
«Heureux et sages sont ceux-là qui font le bien sans disputer, ils ont trouvé la pie au nid.
«Vous autres, mes bons paroissiens, vous êtes tous catholiques et ne sentez en rien l'hérésie, ce dont je me réjouis du fond de mon coeur. Mais s'il y avait entre vous quelque levain de rancune, si toutes les familles ne sont pas d'accords, s'il existe des bouderies entre frères ou entre époux, je vous convie aujourd'hui, jour de Saint-François à vous réunir après vêpres sous les charmilles devant la porte du presbytère. Nous y trinquerons ensemble à l'union de tous les coeurs, et voici derrière moi mon ami Guilain qui, avec son violon et ses chansonnettes, nous donnera peut-être une bonne représentation du miracle de saint François.»
—Ainsi soit-il, murmura joyeusement l'assistance.
Puis Rabelais acheva gravement et convenablement la messe. Quand il se rendit à la sacristie pour déposer ses ornements, il y trouva monsieur et madame de Guise qui le complimentèrent sur son prone, ajoutant que monsieur Pierre de Ronsard avait beaucoup perdu de ne point l'entendre. Car le poëte vendômois sachant que c'était la fête du curé, n'était point venu ce jour-là à l'église de sa paroisse et s'en était allé dès le matin entendre la messe à Paris.