Le temps retrouvé Tome 2 (de 2) : $b À la recherche du temps perdu vol.VII
Certains étrangers qui, quand j’avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d’honneur, passaient pour ce qu’il y a de mieux assis dans la société d’alors et l’étaient peut-être, avaient passé sans laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands? Mais leur nom ne devait son lustre qu’à leur situation d’alors et n’était plus porté par personne: on ne savait même pas qui je voulais dire; si je parlais d’eux en essayant d’épeler le nom, on croyait à des rastaquouères.
Les personnes qui n’auraient pas dû, selon l’ancien code social, se trouver là avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies, des personnes admirablement nées, lesquelles n’étaient venues s’embêter chez la princesse de Guermantes qu’à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c’était sa prodigieuse aptitude au déclassement.
Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses. Encore la sensation du temps écoulé et de l’anéantissement d’une partie de mon passé disparu m’était-elle donnée moins vivement encore par la destruction de cet ensemble cohérent (qu’avait été le salon Guermantes) d’éléments dont mille nuances, mille raisons expliquaient la présence, la fréquence, la coordination, qu’expliquée par l’anéantissement même de la connaissance des mille raisons, des mille nuances qui faisaient que tel qui s’y trouvait encore maintenant y était tout naturellement indiqué et à sa place, tandis que tel autre qui l’y coudoyait y présentait une nouveauté suspecte. Cette ignorance n’était pas que du monde, mais de la politique, de tout. Car la mémoire dure moins que la vie chez les individus, et, d’ailleurs, de très jeunes, qui n’avaient jamais eu les souvenirs abolis chez les autres, faisant maintenant partie du monde, et très légitimement, même au sens nobiliaire, les débuts étant oubliés ou ignorés, on prenait les gens—au point d’élévation ou de chute—où ils se trouvaient, croyant qu’il en avait toujours été ainsi, et que la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l’Affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux, grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient: «Pas possible, vous confondez, il est juste de l’autre côté.» Des ministres tarés et d’anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu’un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s’il n’y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu’en effet, dans la première partie de son existence, elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu’ensuite elle avait épouse un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l’élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j’avais cru avec ma grand’tante que Swann ne pouvait connaître des «princesses») et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n’avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c’est que la société d’alors, de même que les visages aujourd’hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n’existait plus que dans la mémoire d’êtres dont le nombre diminuait tous les jours. Bloch, pendant la guerre, avait cessé de «sortir», de fréquenter ses anciens milieux d’autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n’avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m’efforçais aujourd’hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l’absurde sophistique, ouvrages sans originalité, mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l’impression d’une hauteur intellectuelle peu commune, d’une sorte de génie. Ce fut donc après une scission complète entre son ancienne mondanité et la nouvelle que, dans une société reconstituée, il avait fait, pour une phase nouvelle de sa vie, honorée, glorieuse, une apparition de grand homme. Les jeunes gens ignoraient naturellement qu’il fît à cet âge-là des débuts dans la société, d’autant que le peu de noms qu’il avait retenus dans la fréquentation de Saint-Loup lui permettaient de donner à son prestige actuel une sorte de recul indéfini. En tout cas il paraissait un de ces hommes de talent qui à toute époque ont fleuri dans le grand monde et on ne pensait pas qu’il eût jamais vécu ailleurs.
Dès que j’eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes. Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu’elle connaissait des actrices, etc., les dames—aujourd’hui vieilles—de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d’une part parce qu’elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des «royalties», mais encore parce qu’elle dédaignait de venir dans la famille, s’y ennuyait et qu’on savait qu’on n’y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d’ailleurs mal sues, ne faisaient qu’augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d’État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait: «Est-ce même la peine d’inviter Marie Sosthènes? elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d’illusions.» Et si, vers 10 h. ½, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Marie Sosthènes qui s’arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c’était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu’autrefois pour un directeur de théâtre que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité, au lieu du morceau promis, vingt autres. La présence de Marie Sosthènes, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n’en continuait pas moins (l’esprit mène ainsi le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n’y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même «season» (comme aurait encore dit Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s’était pas dérangée Marie Sosthènes qui était une des femmes les plus élégantes du jour. Le nom de la jeune femme à laquelle Bloch m’avait présenté m’était entièrement inconnu, et celui des différents Guermantes ne devait pas lui être très familier, car elle demanda à une Américaine à quel titre Mme de Saint-Loup avait l’air si intime avec toute la plus brillante société qui se trouvait là. Or, cette Américaine était mariée au comte de Furcy, parent obscur des Forcheville et pour lequel ils représentaient ce qu’il y a de plus brillant au monde. Aussi répondit-elle tout naturellement: «Quand ce ne serait que parce qu’elle est née Forcheville. C’est ce qu’il y a de plus grand.» Encore Mme de Furcy, tout en croyant naïvement le nom de Forcheville supérieur à celui de Saint-Loup, savait-elle du moins ce qu’était ce dernier. Mais la charmante amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes l’ignorait absolument et, étant assez étourdie, répondit de bonne foi à une jeune fille qui lui demandait comment Mme de Saint-Loup était parente du maître de la maison, le prince de Guermantes: «Par les Forcheville», renseignement que la jeune fille communiqua, comme si elle l’avait possédé de tout temps, à une de ses amies, laquelle, ayant mauvais caractère et étant nerveuse, devint rouge comme un coq la première fois qu’un monsieur lui dit que ce n’était pas par les Forcheville que Gilberte tenait aux Guermantes, de sorte que le monsieur crut qu’il s’était trompé, adopta l’erreur et ne tarda pas à la propager. Les dîners, les fêtes mondaines, étaient pour l’Américaine une sorte d’École Berlitz. Elle entendait les noms et les répétait sans avoir connu préalablement leur valeur, leur portée exacte. On expliqua à quelqu’un qui demandait si Tansonville venait à Gilberte de son père M. de Forcheville, que cela ne venait pas du tout par là, que c’était une terre de la famille de son mari, que Tansonville était voisin de Guermantes, appartenait à Mme de Marsantes, mais étant très hypothéqué, avait été racheté, en dot, par Gilberte. Enfin un vieux de la vieille, ayant évoqué Swann ami des Sagan et des Mouchy, et l’Américaine amie de Bloch ayant demandé comment je l’avais connu, déclara que je l’avais connu chez Mme de Guermantes, ne se doutant pas du voisin de campagne, jeune ami de mon grand-père, qu’il représentait pour moi. Des méprises de ce genre ont été commises par les hommes les plus fameux et passent pour particulièrement graves dans toute société conservatrice. Saint-Simon, voulant montrer que Louis XIV était d’une ignorance qui «le fit tomber quelquefois, en public, dans les absurdités les plus grossières», ne donne de cette ignorance que deux exemples, à savoir que le Roi, ne sachant pas que Rénel était de la famille de Clermont-Gallerande ni Saint-Hérem de celle de Montmorin, les traita en hommes de peu. Du moins, en ce qui concerne Saint-Hérem, avons-nous la consolation de savoir que le Roi ne mourut pas dans l’erreur, car il fut détrompé «fort tard» par M. de la Rochefoucauld, «Encore, ajoute Saint-Simon avec un peu de pitié, lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons que leur nom ne lui apprenait pas.» Cet oubli si vivace qui recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, créent par contrecoup une valeur d’érudition à un petit savoir d’autant plus précieux qu’il est peu répandu, s’appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations, à la raison d’amour, d’argent ou autre pour quoi ils se sont alliés à telle famille, ou mésalliés, savoir prisé dans toutes les sociétés où règne un esprit conservateur, savoir que mon grand-père possédait au plus haut degré, concernant la bourgeoisie de Combray et de Paris, savoir que Saint-Simon prisait tant que, au moment où il célèbre la merveilleuse intelligence du prince de Conti, avant même de parler des sciences, ou plutôt comme si c’était la première des sciences, il le loue d’avoir été «un très bel esprit, lumineux, juste, exact, étendu, d’une lecture infinie, qui n’oubliait rien, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, d’une politesse distinguée selon le rang, le mérite, rendant tout ce que les princes du sang doivent et qu’ils ne rendent plus. Il s’en expliquait même et, sur leurs usurpations, l’histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer ce qu’il trouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, etc.» Moins brillant, pour tout ce qui avait trait à la bourgeoisie de Combray et de Paris, mon grand-père ne le savait pas avec moins d’exactitude et ne le savourait pas avec moins de gourmandise. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient déjà devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n’était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune une Valintonais. Peu nombreux, peut-être même pas recrutés dans la plus haute aristocratie (ce ne sont pas forcément les dévots, ni même les catholiques, qui sont le plus savants concernant la Légende Dorée ou les vitraux du XIIIe siècle), mais souvent dans une aristocratie secondaire, plus friande de ce qu’elle n’approche guère et qu’elle a d’autant plus le loisir d’étudier qu’elle le fréquente moins, se retrouvant avec plaisir, faisant la connaissance les uns des autres, donnant de succulents dîners de corps, comme la société des bibliophiles ou dos amis de Reims, dîners où on déguste des généalogies. Les femmes n’y sont pas admises, mais les maris rentrant en disant à la leur: «J’ai fait un dîner intéressant. Il y avait un M. de la Raspelière qui nous a tenus sous le charme en nous expliquant que cette Mme de Saint-Loup qui a cette jolie fille n’est pas du tout née Forcheville. C’est tout un roman.»
L’amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n’était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable, mais m’était rendue difficile parce que ce n’était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi, mais celui d’un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que, d’autre part, comme elle voulait m’entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l’oubli, du moins ceux qui n’avaient brillé que de l’éclat individuel d’une personne et n’étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu’elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer, n’ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu’elle était encore jeune, mais parce qu’elle habitait depuis peu la France et n’avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m’en étais moi-même retiré. De sorte que, si nous avions en commun un même vocabulaire de mots, pour les noms, celui de chacun de nous était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres et, par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami, galant auprès d’elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit: «Si, je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte» d’un ton qui voulait dire «une personne que je n’aurais jamais voulu faire venir chez moi». Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes, en parfait homme du monde imbu de l’esprit des Guermantes, dont un des traits était de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire: «Mme Leroi, qui fréquentait toutes les altesses, toutes les duchesses» et il avait préféré dire: «Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci.» Seulement, pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement, selon leur journal, que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière, avec moins d’éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte... Cette jeune femme est, d’ailleurs, une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd’hui personne ne sait plus qui c’est, ce qui est, du reste, parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l’index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis, de laquelle Mme Leroi occupa tant l’esprit. La marquise n’a, d’ailleurs, pas parlé de Mme Leroi, moins parce que celle-ci, de son vivant, avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s’intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l’écrivain. Ma conversation avec l’élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente, mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s’écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et, pour ainsi dire, de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l’immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d’un milliardaire et à l’appui d’un souverain, sachant par le raisonnement, mais ne croyant pas effectivement, qu’ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l’inintelligibilité qui résultait, dans notre conversation avec la jeune femme, du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l’impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l’histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles, qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n’existait pas, qui empêche, pour une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n’en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le prince de Galles, cette ignorance n’existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s’exerçant sur l’individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire, en retenant le fil de notre personnalité identique, attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch, chez le prince de Guermantes, savait parfaitement l’humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n’aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu’il était chic d’aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twickenham, n’avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu’eût-il été lui-même mille fois moins «chic», cela ne l’eût pas empêché davantage d’aller chez Colombin ou à l’hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des «moi» un peu moins distincts de Swann et de Bloch, ne séparaient pas, dans leur mémoire, du Bloch élégant d’aujourd’hui le Bloch sordide d’autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient, en quelque sorte, dans la vie, les voisins de Swann; la leur s’était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui; mais chez d’autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d’intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l’être qu’on a sous les yeux. J’avais entendu, dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire et comme si ç’avait été son titre de notoriété: «Vous parlez du Swann de chez Colombin?» J’entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch: «Le Bloch-Guermantes? Le familier des Guermantes?» Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l’homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n’est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J’eus dans l’instant même un exemple, d’une variété assez différente, il est vrai, mais d’autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l’aspect des êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d’une insolence obstinée qui m’avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j’étais en train de réfléchir sur le temps, à cette matinée chez la princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu’il croyait que j’avais connu de ses parents, qu’il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma connaissance. Il est vrai de dire qu’avec l’âge il était devenu, comme beaucoup, d’impertinent sérieux, qu’il n’avait plus la même arrogance et que, d’autre part, on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu’il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu’accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d’entrer en jeu, c’est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n’avais fait autrefois à ses attaques, parce que j’étais alors pour lui un bien plus petit personnage qu’il n’était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu’il avait dû me voir, ou quelqu’un des miens, chez une de ses tantes... Et ne sachant pas au juste s’il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu’il avait dû me rencontrer, se rappelant qu’on y parlait souvent de moi, mais non de nos querelles. Un nom, c’est tout ce qui reste bien souvent pour nous d’un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui, mais que nous nous rappelons qu’il portait, enfant, d’étranges guêtres jaunes aux Champs-Élysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui assurions, il n’a aucun souvenir d’avoir joué avec nous. Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais: «Il vient dans des salons où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans.» Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. A quoi cela l’avançait-il? De près, dans la translucidité d’un visage où, de plus loin et mal éclairé, je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu’elle y survécût, soit que je l’y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant, tout anxieux, d’un vieux Shylock attendant, tout grimé dans la coulisse, le moment d’entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l’aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d’être obligé d’aller chez les La Trémoïlle. A quoi cela l’avançait-il?
Des changements produits dans la société je pouvais d’autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu’ils n’étaient nullement, comme j’aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque. Au temps où moi-même, à peine parvenu, j’étais entré, plus nouveau que ne l’était Bloch lui-même aujourd’hui, dans le milieu des Guermantes, j’avais dû y contempler, comme faisant partie intégrante de ce milieu, des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, crus, par les ducs d’alors, membres de tout temps du faubourg, y avaient, eux, ou leurs pères, ou leurs grands-pères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n’était pas la qualité d’hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d’avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait, de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils, des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu’aujourd’hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vus alors s’allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd’hui, il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld. Mais ce n’est pas parce que les Colbert, simples bourgeois alors, étaient nobles, que les Guermantes s’allièrent avec eux, c’est parce que les Guermantes s’allièrent avec eux qu’ils devinrent nobles. Si le nom d’Haussonville s’éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu’avant la Révolution, M. d’Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume, tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l’un la fille, l’autre la petite-fille de l’auteur de Corinne. Je me rendais compte, d’après ce que me disait la duchesse de Guermantes, que j’aurais pu faire dans ce monde la figure d’homme élégant non titré, mais qu’on croit volontiers affilié de tout temps à l’aristocratie, que Swann y avait faite autrefois, et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la duchesse de Broglie, qui elle-même était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j’avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n’avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beauserfeuil, moins par ma présence que par des remarques témoignant que j’étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l’usage qu’il avait de la société. Bloch un jour, quand, devenu très vieux, il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu’il se présentait à ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et, d’autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j’avais crues le privilège d’hommes comme M. de Norpois, et qui se reforment et s’incarnent dans ceux qui nous paraissent entre tous les exclure. D’ailleurs, le cas qui s’était présenté pour moi d’être admis dans la société des Guermantes m’avait paru quelque chose d’exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m’entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n’était pas aussi isolé qu’il m’avait paru d’abord et que du bassin de Combray où j’étais né, assez nombreux, en somme, étaient les jets d’eau qui symétriquement à moi s’étaient élevés au-dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d’individuel, c’était de façons toutes différentes que Legrandin (par l’étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d’Odette s’y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n’avoir aucun rapport et avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d’une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu’une rivière divergente, malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais à vol d’oiseau, comme fait le statisticien qui néglige la raison sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes, parties d’un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu’on retrouverait se jetant dans l’océan du «grand monde». Et, d’ailleurs, ils s’y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles—en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir—ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c’est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu’un juge ami. Et les petits-enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n’en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui, qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu’un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu’il recevait beaucoup d’invitations, non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l’âge, avec une sorte d’âge social, si l’on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu’incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu’à tel ou tel moment de l’existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l’acidité de l’estomac, active ou ralentit ses sécrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l’estomac sur les sécrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu’ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l’ingestion du remède.
Ainsi, à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes, considéré comme un ensemble de tous les noms qu’il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux, comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà se confondent dans une masse qui semble pareille, sauf à ceux qui n’ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l’image précise de celles qui ne sont plus.
Plus d’une des personnes que cette matinée réunissait, ou dont elle m’évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu’elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d’où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui, apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d’abord dominer une forêt, ensuite sortir d’une vallée, et révéler ainsi au voyageur des changements d’orientation et des différences d’altitude dans la route qu’il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d’une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des «moi» si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d’habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j’avais même cessé de penser qu’elles étaient les mêmes que j’avais connues autrefois et qu’il me fallait le hasard d’un éclair d’attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu’elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait, de l’autre côté de la haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû, d’ailleurs, rétrospectivement retoucher la signification, qui était du désir. L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d’ailleurs, tellement changé depuis, que je ne l’avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m’arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant: «Mais c’était M. de Charlus, déjà, comme c’est curieux.» Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand-oncle, Mme de Cambremer, sœur de Legrandin, si élégante qu’il craignait que nous ne le priions de nous donner une recommandation pour elle, c’étaient, ainsi que tant d’autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d’images que je m’amusais parfois, quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient, en effet, qu’une image, et non déposée en moi par l’être lui-même, auquel rien ne la reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d’autres pas (sans aller jusqu’à l’oubli constant où vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver toujours—la nouvelle précédente s’étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l’exorciser—de la place pour la nouvelle contraire qu’on leur dit. Mais même à égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L’une aura prêté peu d’attention à un fait dont l’autre gardera grand remords, et, en revanche, aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique une parole que l’autre aura laissé échapper sans presque y penser. L’intérêt de ne pas s’être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d’affirmer très vite qu’on ne l’a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires, si bien que le poète, qui a presque tout oublié des faits qu’on lui rappelle, retient une impression fugitive. De tout cela vient qu’après vingt ans d’absence on rencontre, au heu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et, en revanche, tant de haines dont on ne peut s’expliquer (parce qu’on a oublié à son tour l’impression mauvaise qu’on a faite) la raison. L’histoire même des gens qu’on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu’il y avait au moins vingt ans qu’elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu’il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la duchesse de Chartres quand il avait deux ans.
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. Quoi de plus séparé, par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal, que Legrandin et sa sœur, que l’ancien giletier ami de Françoise, dans la cour! Et aujourd’hui tous ces fils différents s’étaient réunis pour faire la trame ici du ménage Saint-Loup, là jadis du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel et de tant d’autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance, si bien qu’il me semblait que la circonstance était l’unité complète et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu’à plus d’un des êtres qu’elle m’offrait je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter. Aux Elstir que je voyais ici en une place qui était un signe de la gloire maintenant acquise, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, des Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j’avais connu Albertine, et tant d’autres. Ainsi un amateur d’art à qui on montre le volet d’un retable se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière, les autres sont dispersés (de même qu’en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l’objet jumeau de celui qu’il possède et qui fait avec lui la paire, il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l’autel tout entier). Comme un seau, montant le long d’un treuil, vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n’y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n’y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude.
Ce n’était pas que l’aspect de ces personnes qui donnait l’idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l’amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu’à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c’était à la personne qui était là qu’elles n’adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu’elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu’un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s’étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l’amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d’un rêve.
Parfois ce n’était pas en une seule image qu’apparaissait cet être si différent de celui que j’avais connu depuis. C’est pendant des années que Bergotte m’avait paru un doux vieillard divin, que je m’étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet de sa femme, le mystère dont le nom de sa race entourait la duchesse de Guermantes jusque dans un salon: origines presque fabuleuses, charmante mythologie de relations devenues si banales ensuite, mais qu’elles prolongeaient dans le passé comme en plein ciel, avec un éclat pareil à celui que projette la queue étincelante d’une comète. Et même celles qui n’avaient pas commencé dans le mystère, comme mes relations avec Mme de Souvré, si sèches et si purement mondaines aujourd’hui, gardaient à leurs débuts leur premier sourire, plus calme, plus doux, et si onctueusement tracé dans la plénitude d’une après-midi au bord de la mer, d’une fin de journée de printemps à Paris, bruyante d’équipages, de poussière soulevée, et de soleil remué comme de l’eau. Et peut-être Mme de Souvré n’eût pas valu grand’chose si on l’eût détachée de ce cadre, comme ces monuments—la Salute par exemple—qui, sans grande beauté propre, font admirablement là où ils sont situés, mais elle faisait partie d’un lot de souvenirs que j’estimais à un certain prix, «l’un dans l’autre», sans me demander pour combien exactement la personne de Mme de Souvré y figurait.
Une chose me frappa plus encore chez tous ces êtres que les changements physiques, sociaux, qu’ils avaient subis, ce fut celui qui tenait à l’idée différente qu’ils avaient les uns des autres. Legrandin méprisait Bloch autrefois et ne lui adressait jamais la parole. Il fut très aimable avec lui. Ce n’était pas du tout à cause de la situation plus grande qu’avait prise Bloch, ce qui, dans ce cas, ne mériterait pas d’être noté, car les changements sociaux amènent forcément des changements respectifs de position entre ceux qui les ont subis. Non; c’était que les gens—les gens, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour nous—n’ont plus dans notre mémoire l’uniformité d’un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent. Quelquefois nous allons jusqu’à les confondre avec d’autres: «Bloch, c’est quelqu’un qui venait à Combray», et en disant Bloch c’était moi qu’on voulait dire. Inversement, Mme Sazerat était persuadée que de moi était telle thèse historique sur Philippe II (laquelle était de Bloch). Sans aller jusqu’à ces interversions, on oublie les crasses que l’un vous a faites, ses défauts, la dernière fois où on s’est quitté sans se serrer la main et, en revanche, on s’en rappelle une plus ancienne, où on était bien ensemble. Et c’est à cette fois plus ancienne que les manières de Legrandin répondaient dans son amabilité avec Bloch, soit qu’il eût perdu la mémoire d’un certain passé, soit qu’il le jugeât prescrit, mélange de pardon, d’oubli, d’indifférence qui est aussi un effet du Temps. D’ailleurs, les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l’amour, ne sont pas les mêmes. J’avais vu Albertine me rappeler à merveille telle parole que je lui avais dite dans nos premières rencontres et que j’avais complètement oubliée. D’un autre fait enfoncé à jamais dans ma tête comme un caillou elle n’avait aucun souvenir. Nos vies parallèles ressemblaient aux bords de ces allées où de distance en distance des vases de fleurs sont placés symétriquement, mais non en face les uns des autres. A plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu’on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s’en rappelle autre chose, mais de plus ancien, que ce qu’on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d’une situation qu’ils n’avaient pas autrefois mais que l’oublieux accepte d’emblée.
Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui, en les entourant de toutes parts, m’avaient rétréci la vue que j’avais eue d’elles, et m’avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l’objet d’un si grand rêve, quand je m’étais approché d’abord de l’un d’eux, m’étaient apparus sous l’aspect, l’une d’une vieille amie de grand’mère, l’autre d’un monsieur qui m’avait regardé d’un air si désagréable à midi dans les jardins du casino. (Car il y a entre nous et les êtres un liséré de contingences, comme j’avais compris, dans mes lectures de Combray, qu’il y en a un de perception et qui empêche la mise en contact absolue de la réalité et de l’esprit.) De sorte que ce n’était jamais qu’après coup, en les rapportant à un nom, que leur connaissance était devenue pour moi la connaissance des Guermantes. Mais peut-être cela même me rendait-il la vie plus poétique de penser que la race mystérieuse aux yeux perçants, au bec d’oiseau, la race rose, dorée, inapprochable, s’était trouvée si souvent, si naturellement, par l’effet de circonstances aveugles et différentes, s’offrir à ma contemplation, à mon commerce, même à mon intimité, au point que, quand j’avais voulu connaître Mlle de Stermaria ou faire faire des robes à Albertine, c’était, comme aux plus serviables de mes amis, à des Guermantes que je m’étais adressé. Certes, cela m’ennuyait d’aller chez eux autant que chez les autres gens du monde que j’avais connus ensuite. Même, pour la duchesse de Guermantes, comme pour certaines pages de Bergotte, son charme ne m’était visible qu’à distance et s’évanouissait quand j’étais près d’elle, car il résidait dans ma mémoire et dans mon imagination. Mais enfin, malgré tout, les Guermantes, comme Gilberte aussi, différaient des autres gens du monde en ce qu’ils plongeaient plus avant leurs racines dans un passé de ma vie où je rêvais davantage et croyais plus aux individus. Ce que je possédais avec ennui, en causant en ce moment avec l’une et avec l’autre, c’était du moins celles des imaginations de mon enfance que j’avais trouvées le plus belles et crues le plus inaccessibles, et je me consolais en confondant, comme un marchand qui s’embrouille dans ses livres, la valeur de leur possession avec le prix auquel les avait cotées mon désir.
Mais pour d’autres êtres, le passé de mes relations avec eux était gonflé de rêves plus ardents, formés sans espoir, où s’épanouissait si richement ma vie d’alors, dédiée à eux tout entière, que je pouvais à peine comprendre comment leur exaucement était ce mince, étroit et terne ruban d’une intimité indifférente et dédaignée où je ne pouvais plus rien retrouver de ce qui avait fait leur mystère, leur fièvre et leur douceur.
«Que devient la marquise d’Arpajon? demanda Mme de Cambremer.—Mais elle est morte, répondit Bloch.—Vous confondez avec la comtesse d’Arpajon qui est morte l’année dernière.» La princesse de Malte se mêla à la discussion; jeune veuve d’un vieux mari très riche et porteur d’un grand nom, elle était beaucoup demandée en mariage et en avait pris une grande assurance. «La marquise d’Arpajon est morte aussi il y a à peu près un an.—Ah! un an, je vous réponds que non, répondit Mme de Cambremer, j’ai été à une soirée de musique chez elle il y a moins d’un an.» Bloch, pas plus que les «gigolos» du monde, ne put prendre part utilement à la discussion, car toutes ces morts de personnes âgées étaient à une distance d’eux trop grande, soit par la différence énorme des années, soit par la récente arrivée (de Bloch, par exemple) dans une société différente qu’il abordait de biais, au moment où elle déclinait, dans un crépuscule où le souvenir d’un passé qui ne lui était pas familier ne pouvait l’éclairer. Et pour les gens du même âge et du même milieu, la mort avait perdu de sa signification étrange. D’ailleurs, on faisait tous les jours prendre des nouvelles de tant de gens à l’article de la mort, et dont les uns s’étaient rétablis tandis que d’autres avaient a succombé qu’on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu’on n’avait jamais l’occasion de voir s’était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. A cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s’était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne; sans que le ton dont on parlait eût l’air de signifier que cet incident terminait tout pour elle, on disait: «mais vous oubliez, un tel est mort», comme on eût dit: «il est décoré» (l’adjectif était autre, quoique pas plus important), «il est de l’Académie», ou—et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d’assister aux fêtes—«il est allé passer l’hiver dans le Midi», «on lui a ordonné les montagnes». Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts.
«Mais si elle n’est pas morte, comment se fait-il qu’on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus? demanda une vieille fille qui aimait faire de l’esprit.—Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c’est parce qu’ils sont vieux, et qu’à cet âge-là on ne sort plus.» Il semblait qu’il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Sainte-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d’Arpajon était morte, il y avait un an, d’une longue maladie, mais que la marquise d’Arpajon était morte aussi depuis, très vite, «d’une façon tout à fait insignifiante», mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu’elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient. En entendant que Mme d’Arpajon était vraiment morte, la vieille fille jeta sur sa mère un regard alarmé, car elle craignait que d’apprendre la mort d’une de ses «contemporaines» ne la «frappât»; elle croyait entendre d’avance parler de la mort de sa propre mère avec cette explication: «Elle avait été «très frappée» par la mort de Madame d’Arpajon.» Mais la mère, au contraire, se faisait à elle-même l’effet de l’avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque, chaque fois qu’une personne de son âge «disparaissait». Leur mort était la seule manière dont elle prît encore agréablement conscience de sa propre vie. La vieille fille s’aperçut que sa mère, qui n’avait pas semblé fâchée de dire que Mme d’Arpajon était recluse dans les demeures d’où ne sortent plus guère les vieillards fatigués, l’avait été moins encore d’apprendre que la marquise était entrée dans la Cité d’après, celle d’où on ne sort plus. Cette constatation de l’indifférence de sa mère amusa l’esprit caustique de la vieille fille. Et pour faire rire ses amies, plus tard, elle fit un récit désopilant de la manière allègre, prétendait-elle, dont sa mère avait dit en se frottant les mains: «Mon Dieu, il est bien vrai que cette pauvre Madame d’Arpajon est morte.» Même pour ceux qui n’avaient pas besoin de cette mort pour se réjouir d’être vivants, elle les rendit heureux. Car toute mort est pour les autres une simplification d’existence, ôte le scrupule de se montrer reconnaissant, l’obligation de faire des visites. Toutefois, comme je l’ai dit, ce n’est pas ainsi que la mort de M. Verdurin avait été accueillie par Elstir.
Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Mis à part le fait que sa taille avait diminué—ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle «un pied dans la tombe»—on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement, comme ses yeux admirables et ronds, comme sa figure fardée et comme sa robe mauve, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant «à l’anglaise», je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi ses rondes prunelles mauves de l’air qui voulait dire: «Comme il y a longtemps que nous nous sommes vus, nous parlerons de cela une autre fois.» Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. A tout hasard, elle sembla faire allusion à ce qui n’avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu’elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises et revêtait, si elle était obligée de partir avant la fin de la musique, l’attitude désespérée d’un abandon qui toutefois ne serait pas définitif. Incertaine, d’ailleurs, sur la passade avec moi, son serrement furtif ne s’attarda pas et elle ne me dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j’ai dit, d’une façon qui signifiait «qu’il y a longtemps!» et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles d’un passé si lointain, qu’elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis m’ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que, si elle n’avait pas causé avec moi, c’est qu’elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même, près de la porte, je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Elle courait, en effet, à son tombeau.
Pendant ce temps on entendait la princesse de Guermantes répéter d’un air exalté et d’une voix de ferraille que lui faisait son râtelier: «Oui, c’est cela, nous ferons clan! nous ferons clan! J’aime cette jeunesse si intelligente, si participante, ah! quelle mugichienne vous êtes!» Elle parlait, son gros monocle dans son œil rond, mi-amusé, mi-s’excusant de ne pouvoir soutenir la gaîté longtemps, mais jusqu’au bout elle était décidée à «participer», à «faire clan».
Je m’étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent, comme si c’eût été un être supérieur qu’elle tenait à me montrer qu’elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l’un à l’autre combien les idées qu’il exposait jadis sur l’art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s’étaient souvent et, en somme, sur un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre. «Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu’il me disait à Doncières et aussi pendant la guerre me frappe maintenant. Les dernières paroles que j’ai entendues de lui, quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir, étaient qu’il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l’offensive d’Hindenburg en mars 1918, c’était «la bataille de séparation d’un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manœuvre que l’Empereur a réussie en 1796 sur l’Apennin et qu’il a manquée en 1815 en Belgique». Quelques instants auparavant, Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’a voulu l’auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute, en l’interprétant de cette façon Robert ne serait pas d’accord avec M. Bidou. Mais d’autres critiques pensent que c’est le succès d’Hindenburg dans la direction d’Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l’arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d’Amiens, puis de Boulogne, des buts qu’il ne s’était pas préalablement assignés. Et, chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l’annonce d’une marche foudroyante sur Paris, d’autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l’armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s’opposent à telles ou telles conceptions, il restera toujours aux critiques le moyen de dire,—comme Mounet-Sully à Coquelin qui l’assurait que le Misanthrope n’était pas la pièce triste, dramatique qu’il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire): «Hé bien, c’est que Molière se trompait.»
«Et sur les avions, répondit Gilberte, vous rappelez-vous quand il disait—il avait de si jolies phrases—: «il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux». Hélas! il n’a pu voir la vérification de ses dires.—Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu’on a commencé par aveugler l’ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs.—Ah! oui, c’est vrai.» Et comme depuis qu’elle ne vivait plus que pour l’intelligence, elle était devenue un peu pédante: «Et lui qui prétendait aussi qu’on reviendrait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre (elle avait dû lire cela à l’époque, dans les articles de Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon? Et pour aller du Tigre à l’Euphrate, le commandement anglais s’est servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens.» Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s’immobilise indéfiniment, si bien qu’on peut le retrouver tel quel. Et j’avoue que, pensant aux lectures que j’avais faites à Balbec, non loin de Robert, j’étais très impressionné—comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné—en Orient, à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout-l’émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l’Évêque, aurait dit le curé de Combray, s’il avait étendu sa soif d’étymologie aux langues orientales), de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois, après avoir quitté Bagdad ou avant d’y rentrer, pour s’embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend, aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.
«Il y a un coté de la guerre qu’il commençait à apercevoir, dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l’offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens? Nous n’en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l’événement de leur progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. A supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïewski raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe.»
Dans toute cette conversation, Gilberte m’avait parlé de Robert avec une déférence qui semblait plus s’adresser à mon ancien ami qu’à son époux défunt. Elle avait l’air de me dire: «Je sais combien vous l’admiriez. Croyez bien que j’ai su comprendre l’être supérieur qu’il était.» Et pourtant, l’amour que certainement elle n’avait plus pour son souvenir était peut-être encore la cause lointaine de particularités de sa vie actuelle. Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas, certes, dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu’elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir sa meilleure amie. Le fait sembla être un signe, chez Gilberte, de son penchant pour ce qu’elle croyait une existence artistique, et pour une véritable déchéance sociale. Cette explication peut être la vraie. Une autre pourtant vint à mon esprit, toujours fort pénétré de ce fait que les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d’une façon quelconque l’effet, d’un premier groupement, assez différent quoique symétrique, d’autres images extrêmement éloignées du second. Je pensais que si on voyait tous les soirs ensemble Andrée, son mari et Gilberte, c’était peut-être parce que, tant d’années auparavant, on avait pu voir le futur mari d’Andrée vivant avec Rachel, puis la quittant pour Andrée. Il est probable que Gilberte alors, dans le monde trop distant, trop élevé, où elle vivait, n’en avait rien su. Mais elle avait dû l’apprendre plus tard, quand Andrée avait monté et qu’elle-même avait descendu assez pour qu’elles pussent s’apercevoir. Alors avait dû exercer sur elle un grand prestige de la femme pour laquelle Rachel avait été quittée par l’homme, pourtant séduisant sans doute, qu’elle avait préféré à Robert.
Ainsi peut-être la vue d’Andrée rappelait à Gilberte le roman de jeunesse qu’avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi un grand respect pour Andrée, de laquelle était toujours amoureux un homme tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu’elle ne l’avait été elle-même. Peut-être, au contraire, ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et fallait-il y voir simplement—comme chez beaucoup—l’épanouissement des goûts, habituellement inséparables chez les femmes du monde, de s’instruire et de s’encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant que moi Albertine, et si même elle savait que c’était Rachel que l’artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais, quand elle les voyait, à ce fait qui n’avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n’aurait pu décider si mon explication première n’était pas seulement possible, mais était vraie, que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s’ils pouvaient apporter dans leurs confidences de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s’y rencontre rarement et la seconde jamais.
«Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses? me demanda Gilberte. Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n’est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m’attendais à vous voir partout ailleurs qu’à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a», ajouta-t-elle d’un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n’était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin, qu’il est vrai elle avait entendu railler mille fois devant elle, dans la famille, tandis que, naturellement, ce n’était que hors de sa présence qu’on avait parlé de la mésalliance qu’avait faite Saint-Loup en l’épousant. Elle affectait, d’ailleurs, d’autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse de Guermantes, par l’espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s’évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu’ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle aimait à dire, en parlant de Gilberte: «Je vous dirai que ce n’est pas pour moi une relation nouvelle, j’ai énormément connu la mère de cette petite; tenez, c’était une grande amie à ma cousine Marsantes. C’est chez moi qu’elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d’avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à la Raspelière.» «Vous voyez que les Verdurin n’étaient pas du tout des bohèmes, me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, c’étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup.» J’étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu’en effet les Verdurin n’étaient pas des bohèmes. Mais ce n’était pas précisément parce qu’ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est jamais allé. «Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d’ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j’inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane, qui a toutes les qualités qu’on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n’est-ce pas, en déclarant qu’elle n’appartient pas à l’élite pensante.» Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j’avais depuis une heure, mais je crus que, sur un point de pure distraction, elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels, en effet, ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu’avec Mme de Saint-Loup. Certes, j’avais l’intention de recommencer dès demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon œuvre primait celui d’être poli, ou même bon. Ils insisteraient sans doute. Ceux qui ne m’avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu, et ayant alors le même besoin de moi que j’avais eu autrefois de Saint-Loup, et cela parce que, comme je m’en étais aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l’un sonne celle du repos en même temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu’il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l’autre, à cause de l’homonymat et du corps commun aux deux, l’abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l’égoïsme. Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser? A quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration? Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu’ils faisaient, ce s paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en décrire la courbe et d’en dégager la loi? Malheureusement, j’aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d’une œuvre, en retarde l’exécution. Car, par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand, se mettant à la place des autres, le devoir quel qu’il soit, fût-ce, pour quelqu’un qui ne peut rendre aucun service au front, de rester à l’arrière s’il est utile, paraîtra comme, ce qu’il n’est pas en réalité, notre plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de roses! Ce que tout d’un coup je souhaitais de nouveau, c’est ce dont j’avais rêvé à Balbec, quand, sans les connaître encore, j’avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée et leurs amies. Mais hélas! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L’action des années qui avait transformé tous les êtres que j’avais vus aujourd’hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d’Albertine si elle n’avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d’être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l’assouvir qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire dans un autre être. J’avais pu souvent soupçonner que ce qui semble unique dans une personne qu’on désire ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m’en donnait une preuve plus complète, puisque, après vingt ans, spontanément, je voulais chercher, au lieu des filles que j’avais connues, celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu’il ne tient pas compte du temps perdu. Il m’arrivait parfois de souhaiter que par un miracle vinssent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j’avais cru, ma grand’mère, Albertine. Je croyais les voir, mon cœur s’élançait vers elles. J’oubliais seulement une chose, c’est que, si elles vivaient en effet, Albertine aurait à peu près maintenant l’aspect que m’avait présenté à Balbec Mme Cottard, et que ma grand’mère, ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec lequel je l’imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu’on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu’on représentait, au XVIIe siècle, les héros d’Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité. Je regardai Gilberte et je ne pensai pas: «Je voudrais la revoir», mais je lui dis qu’elle me ferait toujours plaisir en m’invitant avec des jeunes filles, sans que j’eusse, d’ailleurs, à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d’autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu’il avait si souvent peinte dans ses œuvres, je me donnais l’excuse d’être attiré, par un certain égoïsme esthétique, vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j’avais un certain sentiment d’idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m’inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J’aurais dû pourtant penser qu’antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu’ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j’aurais mieux fait d’aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d’infranchissable, où, à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d’elles par l’impossible. C’est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute l’inconnu et presque l’inconnaissable était devenu le commun, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait été un certain charme. Et, à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n’était pas une de mes années qui n’ait eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l’image d’une femme que j’y avais désirée; image souvent d’autant plus arbitraire que parfois je n’avais pas vu cette femme, quand c’était, par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi l’essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s’élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d’abord au milieu d’un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m’étais attaché à l’imaginer; ensuite, vue du côté du souvenir entourée des sites où je l’avais connue et qu’elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s’était faits dans une ville et qu’il est obligé d’abandonner quand il la quitte, parce que c’est là qu’eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s’il était là encore, au pied de l’église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que l’ombre de Gilberte s’allongeait, non seulement devant une église de l’Ile-de-France où je l’avais imaginée, mais aussi sur l’allée d’un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l’or matinal d’un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n’était, pour chacune de ces femmes, unique. Car, chacune, je l’avais connue à diverses reprises, en des temps différents où elle était une autre pour moi, où moi-même j’étais autre, baignant dans des rêves d’une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenant assemblés autour d’eux les souvenirs d’une femme que j’y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance, était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l’heure m’inviter à déjeuner, autour d’un sensitif tout différent; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu, depuis la dame en rose, plusieurs Mmes Swann, séparées par l’éther incolore des années, et de l’une à l’autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j’avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l’éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j’avais eus dans des temps si différents, comme d’une flore particulière, qu’on ne retrouvera pas dans une autre planète; au point qu’après avoir pensé que je n’irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m’eût transporté dans un monde autre, que l’une n’était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l’autre de la Dame en rose, que parce qu’en moi un homme instruit me l’affirmait avec la même autorité qu’un savant qui m’eût affirmé qu’une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d’une seule et même étoile. Telle Gilberte, à qui je demandais pourtant, sans m’en rendre compte, de me permettre d’avoir des amies comme elle avait été autrefois, n’était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu’avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu pour moi simplement l’auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l’émoi d’avoir été présenté à l’homme, la déception, l’étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première mademoiselle Swann étaient, en effet, retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d’attraction d’un autre univers, autour d’une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps et baignés d’un parfum d’aubépine. La fragmentaire Gilberte d’aujourd’hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant l’air de chercher dans sa tête. Et j’en fus heureux car cela l’empêcha de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont la vue n’eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était: je n’en savais absolument rien. «Comme c’est drôle de voir ici Rachel», me dit à l’oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit aussitôt l’enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille, et je la reconnus alors parfaitement. De même, j’ai dit ailleurs que dès qu’on me nommait les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages l’enchantement cessait, et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que, même nommé, je ne pus reconnaître, et je crus à un homonyme, car il n’avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j’avais connu autrefois mais que j’avais retrouvé il y a quelques années. C’était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé, mais il avait rasé ses moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. Pour en revenir à Rachel, c’était bien avec elle, devenue une actrice célèbre et qui allait, au cours de cette matinée, réciter des vers de Musset et de La Fontaine, que la tante de Gilberte, la duchesse de Guermantes, causait en ce moment. Or la vue de Rachel ne pouvait en tout cas être bien agréable à Gilberte, et je fus d’autant plus ennuyé d’apprendre qu’elle allait réciter des vers et de constater son intimité avec la duchesse. Celle-ci, consciente depuis trop longtemps d’occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu’une telle situation n’existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes, si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d’aucune fête élégante, croiraient; en effet, qu’elle n’occupait aucune situation), ne voyait plus, qu’en visites aussi rares et aussi espacées qu’elle pouvait, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, «l’ennuyait à mourir», et, en revanche, se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu’elle trouvait délicieuse.
La duchesse hésitait encore, par peur d’une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu’elle trouvait adorables, mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes, malgré son nom, devait être quelque demi-castor qui n’avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que, pour quelques souverains dont l’intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à déjeuner. Mais, d’une part, ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse, par la superstition des Guermantes à l’égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l’assommaient et elle tenait à la bonne éducation), faisait mettre: «Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes», «a daigné», etc. Et les nouvelles couches, ignorantes de ces formules, en concluaient que la position de la duchesse était d’autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l’élégance, quand nous croyions qu’au moment où elle refusait d’aller chez Mme de Sainte-Euverte, ce n’était pas au nom de l’intelligence mais du snobisme qu’elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu’elle était snob, n’ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l’intelligence était, en réalité, chez la duchesse, médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien, qui se disent: «comme ce sera amusant», finir leur soirée d’une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d’aller réveiller quelqu’un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu’il est fort tard, on finit par aller se coucher.
Il faut ajouter qu’une vive antipathie qu’avait depuis peu pour Gilberte la versatile duchesse pouvait lui faire prendre un certain plaisir à recevoir Rachel, ce qui lui permettait, en plus, de proclamer une des maximes des Guermantes, à savoir qu’ils étaient trop nombreux pour épouser les querelles (presque pour prendre le deuil) les uns des autres, indépendance de «je n’ai pas à» qu’avait renforcée la politique qu’on avait dû adopter à l’égard de M. de Charlus, lequel, si on l’avait suivi, vous eût brouillé avec tout le monde. Quant à Rachel, si elle s’était, en réalité, donné une grande peine pour se lier avec la duchesse de Guermantes (peine que la duchesse n’avait pas su démêler sous des dédains affectés, des impolitesses voulues, qui l’avaient piquée au jeu et lui avaient donné grande idée d’une actrice si peu snob), sans doute cela tenait, d’une façon générale, à la fascination que les gens du monde exercent à partir d’un certain moment sur les bohèmes les plus endurcis, parallèle à celle que ces bohèmes exercent eux-mêmes sur les gens du monde, double reflux qui correspond à ce qu’est, dans l’ordre politique, la curiosité réciproque et le désir de faire alliance entre peuples qui se sont combattus. Mais le désir de Rachel pouvait avoir une raison plus particulière. C’est chez Mme de Guermantes, c’est de Mme de Guermantes, qu’elle avait reçu jadis sa plus terrible avanie. Rachel l’avait peu à peu non pas oubliée mais pardonnée, mais le prestige singulier qu’en avait reçu à ses yeux la duchesse ne devait s’effacer jamais. L’entretien, de l’attention duquel je désirais détourner Gilberte, fut, du reste, interrompu, car la maîtresse de maison vint chercher Rachel dont c’était le moment de réciter et qui bientôt, ayant quitté la duchesse, parut sur l’estrade.
Or, pendant ce temps, avait lieu à l’autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d’arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu’on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle—parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène—scandale d’autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes, mais que c’était Rachel qui, en réalité, recevait chez la princesse), la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu’ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu’ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n’arrivait chez la Berma. Bloch, à qui on avait demandé s’il voulait y venir, avait répondu naïvement: «Non, j’aime mieux aller chez la princesse de Guermantes.» Hélas! c’est ce qu’au fond de soi chacun avait décidé. La Berma, atteinte d’une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu le monde, avait vu son état s’aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre, souffrant et paresseux, ne pouvait satisfaire, elle s’était remise à jouer. Elle savait qu’elle abrégeait ses jours, mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu’elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait, si elle le mécontentait, qu’il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n’était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s’était laissé persuader que ces représentations de Phèdre n’étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n’ayant retenu que cela de ce qu’il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma; il l’avait dit parce qu’il sentait qu’il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu’il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu’aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu’on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l’abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand, ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l’avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu’elle semblait moribonde à la ville. Et, en effet, nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s’accommoder d’une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n’a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n’aurait pu croire que son cœur résisterait une minute? La Berma n’était pas une moins vieille habituée de la scène, aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés qu’elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public, l’illusion d’une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l’épouvantable nuit qu’elle allait passer, ses admirateurs l’applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d’horribles souffrances mais heureuse d’apporter à sa fille les billets bleus, que, par une gaminerie de vieille enfant de la balle, elle avait l’habitude de serrer dans ses bas, d’où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère, d’où d’incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y., qu’ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma, sentant que le sommeil, qui seul aurait calmé sa souffrance, s’était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C’est sans doute un peu à cause de cela qu’elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c’est aussi parce qu’ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l’insignifiance de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu’elle avait toujours respectée, dont elle était l’incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et, par exemple, juger Rachel non comme l’actrice à la mode qu’elle était devenue, mais comme la petite grue qu’elle avait connue. La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l’avait immolé à sa fille et s’en était ainsi délivrée. D’ailleurs, la fille de la Berma n’eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu’elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie, qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c’était un déjeuner nouveau, et on eût trouvé la Berma égoïste d’en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait, pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l’oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la «promettait» à ces mêmes relations pour une fête au dehors, afin de leur faire «une politesse». Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme, à la même époque, Réjane, dans tout l’éblouissement de son talent, donna à l’étranger des représentations qui eurent un succès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire, et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, ce qui pouvait la faire mourir à cause de l’état de ses reins. Ce même attrait de l’élégance, du prestige social, de la vie, avait, le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d’une machine pneumatique, même les plus fidèles habitués de la Berma, où, par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme, qui n’était pas certain que la fête chez la Berma ne fût, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l’heure passer et comprit que tout le monde la lâchait, elle fit servir le goûter et on s’assit autour de la table, mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m’avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois c’était bien d’un marbre de l’Erechtéion qu’elle avait l’air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme, qui s’était mis à la table par politesse, regardait sans cesse l’heure, attiré qu’il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n’avait pas un mot de reproche à l’adresse des amis qui l’avaient lâchée et qui espéraient naïvement qu’elle ignorerait qu’ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement: «Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là.» Et elle mangeait silencieusement, et avec une lenteur solennelle, des gâteaux défendus, ayant l’air d’obéir à des rites funèbres. Le «goûter» était d’autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-cœur fut d’autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que, s’il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d’inviter ainsi, à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel, et qu’elle l’eût tuée de désespoir en sollicitant de l’ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c’était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l’ennui d’être privée d’eux par cette gêneuse qu’était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps, d’une voix mourante, une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d’air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m’y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux s’était, achever de manger, avec sa fille et son gendre, lies gâteaux funéraires.
La conversation que nous tenions, Gilberte et moi fut interrompue par la voix de Rachel qui venait de s’élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l’actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n’entendions qu’un fragment, comme si l’artiste, passant sur un chemin, s’était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille. Néanmoins, les auditeurs avaient été stupéfaits en voyant cette femme, avant d’avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d’un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant.
L’annonce d’une poésie que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on avait vu Rachel, avant de commencer, chercher partout de, yeux d’un air égaré, lever les mains d’un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s’était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s’habitue, c’est-à-dire qu’on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire: ceci c’est mieux, ceci moins bien. La première fois de même, dans une cause simple, lorsqu’on voit un avocat s’avancer, lever en l’air un bras d’où retombe la toge, commencer d’un ton menaçant, on n’ose pas regarder les voisins. Car on se figure que c’est grotesque, mais, après tout, c’est peut-être magnifique et on attend d’être fixé. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire; quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire; chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s’en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l’imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu’un cite un vers qu’on ignore mais qu’on veut avoir l’air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en entendant l’actrice, chacun attendait, la tête baissée et l’œil investigateur, que d’autres prissent l’initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d’applaudir. Mme de Forcheville, revenue exprès de Guermantes, d’où la duchesse, comme nous le verrons, était à peu près expulsée, avait pris une mine attentive, tendue, presque carrément désagréable, soit pour montrer qu’elle était connaisseuse et ne venait pas en mondaine, soit par hostilité pour les gens moins versés dans la littérature qui eussent pu lui parler d’autre chose, soit par contention de toute sa personne afin de savoir si elle «aimait» ou si elle n’aimait pas, ou peut-être parce que, tout en trouvant cela «intéressant», elle n’«aimait» pas, du moins, la manière de dire certains vers. Cette attitude eût dû être plutôt adoptée, semble-t-il, par la princesse de Guermantes. Mais comme c’était chez elle, et que, devenue aussi avare que riche, elle était décidée à ne donner que cinq roses à Rachel, elle faisait la claque. Elle provoquait l’enthousiasme et faisait la presse en poussant à tous moments des exclamations ravies. Là seulement elle se retrouvait Verdurin, car elle avait l’air d’écouter les vers pour son propre plaisir, d’avoir eu l’envie qu’on vînt les lui dire, à elle toute seule, et qu’il y eût par hasard là cinq cents personnes, à qui elle avait permis de venir comme en cachette assister à son propre plaisir. Cependant, je remarquai sans aucune satisfaction d’amour-propre, car elle était devenue vieille et laide, que Rachel me faisait de l’œil, avec une certaine réserve d’ailleurs. Pendant toute la récitation, elle laissa palpiter dans ses yeux un sourire réprimé et pénétrant qui semblait l’amorce d’un acquiescement qu’elle eût souhaité venir de moi. Cependant, quelques vieilles dames, peu habituées aux récitations poétiques, disaient à un voisin: «Vous avez vu?», faisant allusion à la mimique solennelle, tragique, de l’actrice, et qu’elles ne savaient comment qualifier. La duchesse de Guermantes sentit le léger flottement et décida de la victoire en s’écriant: «C’est admirable!» au beau milieu du poème, qu’elle crut peut-être terminé. Plus d’un invité tint alors à souligner cette exclamation d’un regard approbateur et d’une inclinaison de tête, pour montrer moins peut-être leur compréhension de la récitante que leurs relations avec la duchesse. Quand le poème fut fini, comme nous étions à côté de Rachel, j’entendis celle-ci remercier Mme de Guermantes et en même temps, profitant de ce que j’étais à côté de la duchesse, elle se tourna vers moi et m’adressa un gracieux bonjour. Je compris alors qu’au contraire des regards passionnés du fils de M. de Vaugoubert, que j’avais pris pour le bonjour de quelqu’un qui se trompait, ce que j’avais pris chez Rachel pour un regard de désir n’était qu’une provocation contenue à se faire reconnaître et saluer par moi. Je répondis par un salut souriant au sien. «Je suis sûre qu’il ne me reconnaît pas, dit en minaudant la récitante à la duchesse.—Mais si, dis-je avec assurance, je vous ai reconnue tout de suite.»
Si, pendant les plus beaux vers de La Fontaine, cette femme, qui les récitait avec tant d’assurance, n’avait pensé, soit par bonté, ou bêtise, ou gêne, qu’à la difficulté de me dire bonjour, pendant les mêmes beaux vers Bloch n’avait songé qu’à faire ses préparatifs pour pouvoir, dès la fin de la poésie, bondir comme un assiégé qui tente une sortie, et passant, sinon sur le corps, du moins sur les pieds de ses voisins, venir féliciter la récitante, soit par une conception erronée du devoir, soit par désir d’ostentation.
«C’était bien beau», dit-il à Rachel, et ayant dit ces simples mots, son désir étant satisfait, il repartit et fit tant de bruit pour regagner sa place que Rachel dut attendre plus de cinq minutes avant de réciter la seconde poésie. Quand elle eut fini celle-ci, les Deux Pigeons, Mme de Monrienval s’approcha de Mme de Saint-Loup, qu’elle savait fort lettrée sans se rappeler assez qu’elle avait l’esprit subtil et sarcastique de son père, et lui demanda: «C’est bien la fable de La Fontaine, n’est-ce pas?» croyant bien l’avoir reconnue mais n’étant pas absolument certaine, car elle connaissait fort mal les fables de La Fontaine et, de plus, croyait que c’était des choses d’enfants qu’on ne récitait pas dans le monde. Pour avoir un tel succès l’artiste avait sans doute pastiché des fables de La Fontaine, pensait la bonne dame. Or, Gilberte. jusque-là impassible, l’enfonça sans le vouloir dans cette idée, car n’aimant pas Rachel et voulant dire qu’il ne restait rien des fables avec une diction pareille, elle le dit de cette nuance trop subtile qui était celle de son père et qui laissait les personnes naïves dans le doute sur ce qu’il voulait dire. Généralement plus moderne, quoique fille de Swann—comme un canard couvé par une poule—elle était assez lakiste et se contentait de dire: «Je trouve d’un touchant, c’est d’une sensibilité charmante.» Mais à Mme de Morienval Gilberte répondit sous cette forme fantaisiste de Swann à laquelle se trompaient les gens qui prennent tout au pied de la lettre: «Un quart est de l’invention de l’interprète, un quart de la folie, un quart n’a aucun sens, le reste est de La Fontaine», ce qui permit à Mme de Morienval de soutenir que ce qu’on venait d’entendre n’était pas les Deux Pigeons de La Fontaine mais un arrangement où tout au plus un quart était de La Fontaine, ce qui n’étonna personne, vu l’extraordinaire ignorance de ce public.
Mais un des amis de Bloch étant arrivé en retard, celui-ci eut la joie de lui demander s’il n’avait jamais entendu Rachel, de lui faire une peinture extraordinaire de sa diction, en exagérant et en trouvant tout d’un coup à raconter, à révéler à autrui cette diction moderniste, un plaisir étrange, qu’il n’avait nullement éprouvé à l’entendre. Puis Bloch, avec une émotion exagérée, félicita de nouveau Rachel sur un ton de fausset et de proclamer son génie, présenta son ami qui déclara n’admirer personne autant qu’elle, et Rachel, qui connaissait maintenant des dames de la haute société et, sans s’en rendre compte, les copiait, répondit: «Oh! je suis très flattée, très honorée par votre appréciation.» L’ami de Bloch lui demanda ce qu’elle pensait de la Berma. «Pauvre femme, il paraît qu’elle est dans la dernière misère. Elle n’a pas été, je ne dirai pas sans talent, car ce n’était pas au fond du vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement; elle jouait d’une façon assez vivante, et puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte.—Elle ne disait pas très bien les vers? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit:—Oh! ça, elle n’a jamais su en dire un; c’était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était pas mieux, au contraire.»
Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.
Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu’ajoutent à l’être humain, quand ils ont passé sur lui, «trente ans de théâtre». Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.
Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était, nous l’avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle jugeait inébranlable. En revanche, lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles; comme jadis dans l’étroit petit jardin où on prenait de l’orangeade, tout ce qu’il y avait de plus exquis dans le grand monde venait familièrement, parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen, entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire, connaître des auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha, pour connaître les uns et les autres, de femmes avec qui jadis elle n’eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l’espoir d’avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l’y avait précédée. La duchesse, parce qu’à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n’était changé à sa situation. En réalité, elle, la seule d’un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer: Guermantes—Guermantes quand elle ne signait pas: la duchesse de Guermantes—elle qui à ses belles-sœurs mêmes semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot: «Il m’a assez embêtée pendant vingt ans», et comme Mme de Cambremer disait: «Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique», elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence: «Relisez est un chef-d’œuvre! Ah! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire.» Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant une des formes de l’esprit Guermantes.
«On peut dire ce qu’on veut, c’est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c’est intelligent, personne n’a jamais dit les vers comme ça», dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne la débinât. Celle-ci s’éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d’ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d’avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser, à partir d’un certain moment, d’avoir de l’esprit. Swann ne retrouvait plus dans l’esprit dur de la duchesse de Guermantes le «fondu» de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j’avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard, et qui pendant tant d’années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais, pour ainsi dire, à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s’interrompait pendant le même nombre de secondes qu’autrefois, elle avait l’air d’hésiter, de produire, mais le mot qu’elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes, d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à la survivance de l’esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d’une même maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait: «la KKKKultur», ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes. Et certes, c’était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel, du reste, s’il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s’étonnaient et parfois disaient, s’ils n’étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens: «Comme elle est bête!» La duchesse, d’ailleurs, s’arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s’étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait, pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-sœur ou son mari n’étaient pas dans la salle, la duchesse, timorée, avec les apparences superbes de l’audace, répondait insolemment: «Je n’en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve.» Ainsi s’évitait-elle que le parvenu trop empressé s’attirât des rebuffades—et lui attirât à elle-même des réprimandes—de M. de Marsantes et de Basin.
Je dis à Mme de Guermantes que j’avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus «baissé» qu’il n’était, les gens du monde faisant des différences, en ce qui concerne l’intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta: «Il a toujours été le portrait de ma belle-mère; c’est encore plus frappant maintenant.» Cette ressemblance n’avait rien d’extraordinaire. On sait, en effet, que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire: felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité, et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve susceptibilité, etc. N’importe, dans la figure, fût-elle barbue, dans les joues, même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n’est guère de vieux Charlus qui ne soit une ruine où l’on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d’une belle femme en sa jeunesse éternelle.
«Je ne peux pas vous dire comme ça me fait plaisir de vous voir, reprit la duchesse. Mon Dieu, quand est-ce que je vous avais vu la dernière fois...—En visite chez Mme d’Agrigente où je vous trouvais souvent.—Naturellement, j’y allais souvent, mon pauvre petit, comme Basin l’aimait à ce moment-là. C’est toujours chez sa bonne amie du moment qu’on me rencontrait le plus parce qu’il me disait: «Ne manquez pas d’aller lui faire une visite.» Au fond, cela me paraissait un peu inconvenant cette espèce de «visite de digestion» qu’il m’envoyait faire une fois qu’il avait consommé. J’avais fini assez vite par m’y habituer, mais ce qu’il y avait de plus ennuyeux c’est que j’étais obligée de garder des relations après qu’il avait rompu les siennes. Ça me faisait toujours penser au vers de Victor Hugo: «Emporte le bonheur et laisse-moi l’ennui.» Comme dans la poésie j’entrais tout de même avec un sourire, mais vraiment ce n’était pas juste, il aurait dû me laisser, à l’égard de ses maîtresses, le droit d’être volage, car, en accumulant tous ses laissés pour compte, j’avais fini par ne plus avoir une après-midi à moi. D’ailleurs, ce temps me semble doux relativement au présent. Mon Dieu, qu’il se soit remis à me tromper, ça ne pourrait que me flatter parce que ça me rajeunit. Mais je préférais son ancienne manière. Dame, il y avait trop longtemps qu’il ne m’avait trompée, il ne se rappelait plus la manière de s’y prendre! Ah! mais nous ne sommes pas mal ensemble tout de même, nous nous parlons, nous nous aimons même assez», me dit la duchesse, craignant que je n’eusse compris qu’ils étaient tout à fait séparés, et comme on dit de quelqu’un qui est très malade: «Mais il parle encore très bien, je lui ai fait la lecture ce matin pendant une heure», elle ajouta: «Je vais lui dire que vous êtes là, il voudra vous voir.» Et elle alla près du duc qui, assis sur un canapé auprès d’une dame, causait avec elle. Mais en voyant sa femme venir lui parler, il prit un air si furieux qu’elle ne put que se retirer. «Il est occupé, je ne sais pas ce qu’il fait, nous verrons tout à l’heure», me dit Mme de Guermantes préférant me laisser me débrouiller. Bloch s’étant approché de nous et ayant demandé, de la part de son Américaine, qui était une jeune duchesse qui était là, je répondis que c’était la nièce de M. de Bréauté, nom sur lequel Bloch, à qui il ne disait rien, demanda des explications. «Ah! Bréauté, s’écria Mme de Guermantes, en s’adressant à moi, vous vous rappelez? Mon Dieu, que tout cela est loin!» Puis, se tournant vers Bloch: «Hé bien, c’était un snob. C’étaient des gens qui habitaient près de chez ma belle-mère. Cela ne vous intéresserait pas, c’est amusant pour ce petit, ajouta-t-elle en me désignant, qui a connu tout ça autrefois en même temps que moi», ajouta Mme de Guermantes me montrant par ces paroles, de bien des manières, le long temps qui s’était écoulé. Les amitiés, les opinions de Mme de Guermantes s’étaient tant renouvelées depuis ce moment-là qu’elle considérait son charmant Babal comme un snob. D’autre part, il ne se trouvait pas seulement reculé dans le temps, mais, chose dont je ne m’étais pas rendu compte quand, à mes débuts dans le monde, je l’avais cru une des notabilités essentielles de Paris, qui resterait toujours associé à son histoire mondaine comme celui de Colbert à celle du règne de Louis XIV, il avait lui aussi sa marque provinciale, il était un voisin de campagne de la vieille duchesse, avec lequel la princesse des Laumes s’était liée comme tel. Pourtant ce Bréauté, dépouillé de son esprit, relégué dans ses années si lointaines qu’il datait, ce qui prouvait qu’il avait été entièrement oublié depuis par la duchesse, et dans les environs de Guermantes, était entre la duchesse et moi, ce que je n’eusse jamais cru le premier soir à l’Opéra-Comique quand il m’avait paru un Dieu nautique habitant son antre marin, un lien, parce qu’elle se rappelait que je l’avais connu, donc que j’étais son ami à elle, sinon sorti du même monde qu’elle, du moins vivant dans le même monde qu’elle depuis bien plus longtemps que bien des personnes présentes, qu’elle se le rappelait, et assez imparfaitement cependant pour avoir oublié certains détails qui m’avaient à moi semblé alors essentiels, que je n’allais pas à Guermantes et n’étais qu’un petit bourgeois de Combray, au temps où elle venait à la messe de mariage de Mlle Percepied, qu’elle ne m’invitait pas, malgré toutes les prières de Saint-Loup, dans l’année qui suivit son apparition à l’Opéra-Comique. A moi cela me semblait capital, car c’est justement à ce moment-là que la vie de la duchesse de Guermantes m’apparaissait comme un Paradis où je n’entrerais pas, mais, pour elle, elle lui apparaissait comme sa même vie médiocre de toujours, et puisque j’avais, à partir d’un certain moment, dîné souvent chez elle, que j’avais d’ailleurs été, avant cela même, un ami de sa tante et de son neveu, elle ne savait plus exactement à quelle époque notre intimité avait commencé et ne se rendait pas compte du formidable anachronisme qu’elle faisait en faisant commencer cette amitié quelques années trop tôt. Car cela faisait que j’eusse connu la Mme de Guermantes du nom de Guermantes impossible à connaître, que j’eusse été reçu dans le nom aux syllabes dorées, dans le faubourg Saint-Germain, alors que tout simplement j’étais allé dîner chez une dame qui n’était déjà plus pour moi qu’une dame comme une autre, et qui m’avait fait quelquefois inviter, non à descendre dans le royaume sous-marin des néréides mais à passer la soirée dans la baignoire de sa cousine. «Si vous voulez des détails sur Bréauté, qui n’en valait guère la peine, ajouta-t-elle en s’adressant à Bloch, demandez-en à ce petit qui le vaut cent fois: il a dîné cinquante fois avec lui chez moi. N’est-ce pas que c’est chez moi que vous l’avez connu? En tout cas, c’est chez moi que vous avez connu Swann.» Et j’étais aussi surpris qu’elle pût croire que j’avais peut-être connu M. de Bréauté ailleurs que chez elle, donc que j’allasse dans ce monde-là avant de la connaître, que de voir qu’elle croyait que c’était chez elle que j’avais connu Swann. Moins mensongèrement que Gilberte quand elle disait de Bréauté: «C’est un vieux voisin de campagne, j’ai plaisir à parler avec lui de Tansonville», alors qu’autrefois, à Tansonville, il ne les fréquentait pas, j’aurais pu dire: «C’est un voisin de campagne qui venait souvent nous voir le soir», de Swann qui, en effet, me rappelait tout autre chose que les Guermantes. «Je ne saurais pas vous dire! reprit-elle. C’était un homme qui avait tout dit quand il parlait d’Altesses. Il avait un lot d’histoires assez drôles sur des gens de Guermantes, sur ma belle-mère, sur Mme de Varambon avant qu’elle fût auprès de la princesse de Parme. Mais qui sait aujourd’hui qui était Mme de Varambon? Ce petit-là, oui, il a connu tout ça, mais tout ça c’est fini, ce sont des gens dont le nom même n’existe plus et qui, d’ailleurs, ne mériteraient pas de survivre.» Et je me rendais compte, malgré cette chose mie que semble le monde, et où, en effet, les rapports sociaux arrivent à leur maximum de concentration et où tout communique, comme il y reste des provinces, ou du moins comme le Temps en fait qui changent de nom, qui ne sont plus compréhensibles pour ceux qui y arrivent seulement quand la configuration a changé. «C’était une bonne dame qui disait des choses d’une bêtise inouïe», reprit en parlant de Mme de Varambon la duchesse qui, insensible à cette poésie de l’incompréhensible, qui est un effet du temps, dégageait en toute chose l’élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, à l’esprit des Guermantes. «A un moment, elle avait la manie d’avaler tout le temps des pastilles qu’on donnait dans ce temps-là contre la toux et qui s’appelaient—ajouta-t-elle en riant elle-même d’un nom si spécial, si connu autrefois, si inconnu aujourd’hui des gens à qui elle parlait—des pastilles Géraudel. «Madame de Varambon, lui disait ma belle-mère, en avalant tout le temps comme cela des pastilles Géraudel, vous vous ferez mal à l’estomac.» «Mais Madame la Duchesse, répondait Mme de Varambon, comment voulez-vous que cela fasse mal à l’estomac puisque cela va dans les bronches?» Et puis c’est elle qui disait: «La duchesse a une vache si belle qu’on la prend toujours pour étalon.» Et Mme de Guermantes eût volontiers continué à raconter des histoires de Mme de Varambon, dont nous connaissions des centaines, mais nous sentions bien que ce nom n’éveillait dans la mémoire ignorante de Bloch aucune des images qui se levaient pour nous aussitôt qu’il était question de Mme de Varambon, de M. de Bréauté, du prince d’Agrigente et, à cause de cela même, excitait peut-être chez lui un prestige que je savais exagéré mais que je trouvais compréhensible, non pas parce que je l’avais moi-même subi, nos propres erreurs et nos propres ridicules ayant rarement pour effet de nous rendre, même quand nous les avons percés à jour, plus indulgents à ceux des autres.
Le passé s’était tellement transformé dans l’esprit de la duchesse, ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien, que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d’elle, qu’elle pouvait supposer non seulement que j’avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d’homme du monde qu’elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d’acquérir, la duchesse l’avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu’il n’était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment, sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom—puis l’objet de mon amour—et le moment où elle n’avait été pour moi qu’une femme du monde quelconque. Or, je n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.
Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait: «Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges.—Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela», me répondit la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu’elle fit complaisamment. «Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C’étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là.—Mais est-ce que ce n’était pas joli?» lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. «Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n’en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture», ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu’un sourire lui disputa: «Vous êtes sûr que c’étaient des souliers rouges? Je croyais que c’étaient des souliers d’or.» J’assurai que cela m’était infiniment présent à l’esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l’affirmer. «Vous êtes gentil de vous rappeler cela», me dit-elle d’un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs œuvres. D’ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne pas être oublié, «Vous rappelez-vous, me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, que nous vous avons ramené, Basin et moi? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu’on vous faisait des visites à cette heure-là.» Je me rappelais, en effet, que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu’elle l’eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n’avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C’est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d’alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu’en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu’ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu’on les identifie. (Mme de Guermantes n’identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, n’avait jamais su son nom et n’en parlait qu’à cause de la bizarrerie de l’heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.
Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m’intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n’avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n’y avait pas subi une moindre transformation. «Je vous dirai, me dit-elle, que cela m’intéresse d’autant plus de l’entendre, et de l’entendre acclamer, que je l’ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d’elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s’est fait entendre en public, c’est chez moi! Oui, pendant que tous les gens prétendus d’avant-garde, comme ma nouvelle cousine, dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui, pour Oriane, restait Mme Verdurin, l’auraient laissée crever de faim sans daigner l’entendre, je l’avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire, d’un mot un peu bête et prétentieux, car, au fond, le talent n’a besoin de personne, que je l’ai lancée. Bien entendu, elle n’avait pas besoin de moi.» J’esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée: «Si? Vous croyez que le talent a besoin d’un appui? Au fond, vous avez peut-être raison. C’est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d’une telle artiste.» Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c’était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s’était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s’en former une. «Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public, qui s’appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J’avais beau leur dire: «C’est curieux, c’est intéressant, c’est quelque chose qui n’a encore jamais été fait», on ne me croyait pas, comme on ne m’a jamais crue pour rien. C’est comme la chose qu’elle jouait, c’était une chose de Maeterlinck, maintenant c’est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s’en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m’étonne même, quand j’y pense, qu’une paysanne comme moi, qui n’ai que l’éducation des filles de province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement, je n’aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait; tenez, Basin qui n’a rien d’un sensible avait été frappé de l’effet que ça me produisait. Il m’avait dit: «Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade.» Et c’était vrai parce qu’on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs.»
A ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu’avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l’ennui du jeune couple auprès de leur mère s’était accru, la pensée que d’autres s’amusaient les tourmentait, bref, profitant d’un moment où la Berma s’était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu’elle ne pouvait pas se déranger, qu’ils écrivissent un mot pour dire l’objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu’elle et son mari n’avaient pu résister au désir d’entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu’elle était désolée, mais qu’elle avait terminé ses récitations. Déjà, dans l’antichambre, où l’attente du couple s’était prolongée, les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d’une avanie, le souvenir du rien qu’était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d’abord le simple besoin du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l’entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien qu’on disait séduit par l’attrait de sa grande fortune, dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l’origine; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l’illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde, d’une façon plaisante, cet incident, elle fit dire au jeune couple d’entrer, ce qu’il fit sans se faire prier, ruinant d’un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l’avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse que n’eût fait son refus. Aussi les reçut-elle à bras ouverts, avec affectation, disant d’un air de protectrice en vue et qui sait oublier sa grandeur: «Mais je crois bien! c’est une joie. La princesse sera ravie.» Ne sachant pas qu’on croyait, au Théâtre, que c’était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu’en refusant l’entrée aux enfants de la Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s’éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu’un avait l’air de rechercher le monde, il baissait dans l’estime de la duchesse. Elle n’en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui avait présentés. Rachel, cependant, composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses: «J’ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j’avais compris! Elle m’envoyait bien cartes sur cartes.» Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, et en les laissant vivre. D’ailleurs, où était son tort? Elle devait dire en riant, quelques jours plus tard: «C’est un peu fort, j’ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu’elle n’a jamais été pour moi, et pour un peu on m’accuserait de l’avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin.» Il semble pour les grands artistes que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d’elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu’elles jouaient.
Gilberte, nous l’avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante au sujet de Rachel. Elle avait bien fait: il n’était déjà pas facile de prendre devant Mme de Guermantes la défense de la fille d’Odette, tant son animosité était grande, et cela parce que la manière nouvelle dont la duchesse m’avait dit être trompée était la manière dont le duc la trompait, si extraordinaire que cela pût paraître à qui savait l’âge d’Odette, avec Mme de Forcheville.
Quand on pensait à l’âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait, en effet, extraordinaire. Mais peut-être Odette avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu’à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu’on les croyait mortes, faisant le désespoir d’une jeune femme que pour elles abandonne son mari.
La vie de la duchesse ne laissait pas, d’ailleurs, d’être très malheureuse et pour une raison qui, par ailleurs, avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu’il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s’était épris de Mme de Forcheville sans qu’on sût bien les débuts de cette liaison.
Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant, dans ce dernier amour, la manière de celles qu’il avait eues autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que, si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l’amour de Swann pour Odette, l’amour de M. de Guermantes rappelait celui que j’avais eu pour Albertine. Il fallait qu’elle déjeunât, qu’elle dînât avec lui, il était toujours chez elle; elle s’en parait auprès d’amis qui sans elle n’eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu’il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu’elle lui avait parlé d’eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu’elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle tendait, malgré tout l’acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu’elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d’autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie? Ces circonstances nouvelles, elle s’y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville dans un espoir d’héritage, sans s’occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n’était qu’une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l’Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l’Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d’une même paresse, d’un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l’Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l’être pas, de les désocialiser.
Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez Odette. Mais aujourd’hui, comme elle-même s’était rendue à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l’ennui de rencontrer sa femme. Je ne l’eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse, quelques instants plus tôt, ne me l’eût clairement désigné en allant jusqu’à lui. Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à l’expression de finesse et d’enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l’être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette de l’éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort. Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu’Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l’allure d’un roi de théâtre avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l’accessoire, le faisait ressembler. Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d’une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d’une autre façon. Car il n’avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu’il eût jadis dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l’escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s’arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu’il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d’un appui, lui donnait à son insu l’air de l’implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l’avait fait encore plus qu’auguste, suppliant.
Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l’action d’un principe intérieur auquel on n’avait pas pensé: chez M. de Charlus l’amour de Charlie qui l’avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d’art; chez M. de Guermantes, un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de l’âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d’ailleurs, ne fonctionnait plus guère, n’opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre des empires et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d’un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.
Ne pouvant se passer d’Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d’où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d’être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l’entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.
Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de «collectionneur» qui achevait le caractère démodé de cette scène, avec ce duc si «Restauration» et cette cocotte tellement «Second Empire», dans un des peignoirs qu’il aimait, la dame en rose l’interrompait d’une jacasserie: il s’arrêtait net, plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s’était-il aperçu qu’elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c’était un trait d’esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l’hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l’Afrique. Levant brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui avaient l’éclat d’yeux de fauves il fixait sur elle un de ces regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m’avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l’audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu’il était, non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l’entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d’où pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui, d’ailleurs, généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait d’avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres. Mais le duc ne s’en doutait pas ou préférait ne pas avoir l’air de s’en douter; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s’obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c’est en un personnage de Molière—non pas même en l’olympien amant d’Alcmène mais en un risible Géronte—que se change inévitablement Jupiter. D’ailleurs, Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n’y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l’avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu’elle s’imaginait, bien que je n’eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j’étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j’allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle: «Ah! si j’avais pu deviner que ce petit serait un jour un grand écrivain!» Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d’amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m’intéresser: «Tenez, une fois il y avait un homme qui s’était toqué de moi et que j’aimais éperdument aussi. Nous vivions d’une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c’était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j’avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j’étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins l’acheter. Je lui répondis: «Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d’argent.» Puis c’était une autre histoire: «Un jour j’étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n’avais vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit: «Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule.» C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j’étais en fureur, je lui dis: «Je ne vous permets pas de me parler ainsi.» Il se mit à pleuvoir. Je lui dis: «Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture—Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous accompagner.—Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous.» Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou.» Elle reprit: «Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j’ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d’un air mélancolique, j’ai passé ma vie cloîtrée parce que je n’ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c’était un médiocre et je n’ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l’est ce pauvre duc; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu’il n’est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c’était parce que je l’aimais follement, et je trouve qu’on peut bien sacrifier la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qu’on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d’hommes que j’aimais.» Et c’était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n’était pas «son genre». A vrai dire, «son genre», même plus tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes «qui n’étaient pas leur genre». Peut-être cela tient-il à bien des causes; d’abord, parce qu’elles ne sont pas votre genre on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n’eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu’il n’y a pas grand désir physique à la base, et si l’amour naît, le cerveau travaille bien davantage: il y a un roman au lieu d’un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d’elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d’autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme elle-même, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous moments; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude. J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu’elle me racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu’il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu’il devinait à en être sûr, rien qu’à ses regards quand elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu’elle croyait des sujets de nouvelles! Elle se trompait, non qu’elle n’eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d’une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait d’elle à son insu les lois de sa vie.
M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse, sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d’attirer l’attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j’en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n’avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite, en réalité, d’un nombre incalculable d’aventures habilement dissimulées. Je n’avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L’idée qu’elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité que presque toujours les trois quarts des gens ignorent. Je me rappelais bien certains regards bleus et vagabonds de la duchesse de Guermantes dans la nef de Combray, mais, vraiment, aucune des deux idées n’était réfutée par eux, et l’une et l’autre pouvaient leur donner un sens différent et aussi acceptable. Dans ma folie, enfant, je les avais pris un instant pour des regards d’amour adressés à moi. Depuis j’avais compris qu’ils n’étaient que des regards bienveillants d’une suzeraine, pareille à celle des vitraux de l’église, pour ses vassaux. Fallait-il maintenant croire que c’était ma première idée qui avait été la vraie, et que si, plus tard, jamais la duchesse ne m’avait parlé d’amour, c’est parce qu’elle avait craint de se compromettre avec un ami de sa tante et de son neveu plus qu’avec un enfant inconnu rencontré par hasard à Saint-Hilaire de Combray?