Le Tour du Monde; La Russie, race colonisatrice: Journal des voyages et des voyageurs; 2e Sem. 1905
PLUS LOIN, SOUS UN ABRI, DES BALANCES GIGANTESQUES ÉTAIENT PENDUES (page 206).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. CAHEN.
D'une allure régulière, le Sviatoslav glissait sur le fleuve; il allait prudemment pourtant, le jour, entre les bouées qui signalaient les bancs de sable; la nuit, entre leurs lueurs pâlottes, dont le reflet tremblait sur l'eau, et les feux rouges du rivage, au long des passes. Souvent des sondeurs, armés de perches graduées, se rendaient à la proue. Ils jetaient leur bâton, puis, par de grands cris monotones, transmis de bouche en bouche, ils annonçaient la profondeur. La nuit, lorsque le tressautement du navire, aux coups réguliers de la bielle, s'entendait plus distinct, lorsqu'on ne voyait plus dans le lointain que les falots, rouge et vert, d'un autre bateau, ces sons monotones, qui réglaient, parmi le sommeil du fleuve et de ses rives, cette activité isolée, semblaient étranges, inquiétants. Parfois le Sviatoslav touchait, frottait contre le banc de sable, et l'on entendait des planches qui craquaient sourdement.... Mais les aubes battaient plus vite; le navire s'enlevait, passait.
Pendant des heures, accoudés au bordage d'avant, nous regardions le paysage, indéfiniment renouvelé dans sa monotonie même. C'était, sur la rive droite, la ligne continue des falaises, sans grande élévation, qui dominent le fleuve. Elles étaient dénudées souvent ou recouvertes d'une herbe maigre, jaunie au soleil; un bois de sapins parfois s'y accrochait, ou c'étaient tout en haut les troncs blancs des bouleaux qui luisaient. Parfois aussi, la falaise s'évasait, formait un large amphithéâtre qui s'ouvrait sur la Volga, et les villages, à l'abri de leur église blanche, aux coupoles vertes, y disposaient à l'aise leurs isbas en rondins. Ils étaient si haut perchés, si bien protégés contre les crues qu'ils semblaient tout à fait séparés du fleuve. Des routes, cependant, y conduisaient, qu'on découvrait parfois toutes blanches sur le talus jaune.
DANS UNE AUTRE RUE, LES CHARHONS AVAIENT ACCUMULÉ LEURS ROUES (page 206).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. CAHEN.
À gauche, c'était la plaine unie, à l'infini. Dans le fleuve même, elle se prolongeait par de vastes plages sablonneuses, par des bancs de sable, comme si les collines de la rive droite seules l'arrêtaient. Et, de fait, entre le fleuve large et la plaine qu'il anime, il y a comme une amitié naturelle. Pendant l'hiver, il l'étend lui-même par la surface lisse de ses glaces; plus tard, à la débâcle, c'est lui qui va vers elle, s'enfle, sort de son lit et répand au loin, sur 20 verstes, ses eaux fécondantes. C'est pour cela que les villages se réfugient là-bas à l'abri des ondulations boisées qu'on aperçoit à l'horizon, enveloppées de brume bleue.
Entre ces rives, la Volga déroule largement ses eaux. Point de courants, point de rapides; mais vraiment «le chemin qui marche», la belle route qui glisse loin tout entière, et dont les eaux puissantes et calmes unissent les peuples.
PAYSANNES RUSSES, DE CELLES QU'ON RENCONTRE AUX PETITS MARCHÉS DES DÉBARCADÈRES OU DES STATIONS (page 215).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. CAHEN.
De Nijni jusqu'à Samara, la navigation est fort animée.
C'étaient d'abord les grands paquebots qui nous croisaient, au milieu d'appels joyeux et de saluts réciproques. Puis c'étaient des chalands, dont le passage lourd restait longtemps marqué sur la surface de l'eau. De Moscou, de Nijni, vers le Caucase et vers l'Asie, ils transportaient les produits d'Occident, les indiennes, les rouenneries, les bibelots des civilisés. En sens inverse, les matières brutes de l'Orient remontaient le courant comme une masse énorme de travail en puissance: du blé, du coton, du pétrole enfin que les puits avaient déversé dans les grands réservoirs flottants. Mais les chevaux de halage, que l'on attelait autrefois en foule, et les mariniers, courbés sur la perche, avaient disparu. À peine voyait-on çà et là quelques voiles immenses, qui ramassaient le vent. Partout, la vapeur, l'essoufflement des remorqueurs, leur hâte. Dans le calme infini de ces lieux, l'effort haletant de la navigation moderne semblait se perdre, et les yeux suivaient avec plus de joie les grands trains de bois qui s'abandonnaient avec confiance à la grande force du fleuve.
Autour des villages, une agitation joyeuse régnait. Des bateaux de pêcheurs, des bacs, ponctuaient la nappe des eaux. Dès que le sifflet du Sviatoslav se répercutait au long de la falaise, pénétrait sous les bois et dans les cirques des villages, des canots partaient de la rive, approchaient, malgré le remous des aubes, et les riverains adroits lançaient les paquets de lettres ou recevaient les autres au vol.
Un matin, nous accostâmes au débarcadère de Kazan. C'était un ponton carré, couvert d'un vaste baraquement. L'activité était là, plus dense, et dans la foule des marchands, on sentait la fièvre d une ville. Des fillettes offraient dans des corbeilles des gâteaux ou des pommes; des femmes tenaient un seau de kvass, tendaient un verre; d'autres étaient assises tout au long du pont par où les voyageurs gagnaient la rive; elles avaient devant elles des tas de pastèques ou des ogourtsis (concombres).
Plus haut, sur la route bordée de petits auvents, des marchands, debout, proposaient du pain, de la viande, des poissons séchés. Parmi la foule des moujiks qui couraient aux provisions, des débardeurs, en longue file, transportaient des sacs de blé, des marchands tatars, allant de l'un à l'autre, étalaient sur leurs bras tout un choix bariolé de ces mouchoirs de cou, si légers et si transparents, qu'on fabrique à Kazan. Des bambins se haussaient pour nous offrir du lait, dans des bouteilles de toutes formes. Point d'annonces bruyantes, point de cris discordants, mais de la foule environnante qui vous pressait, qui semblait vous barrer le chemin, un murmure de sollicitation montait, irrésistible.
Nous avons loué des drojkis pour pousser jusqu'à la ville, qui s'étend à 7 verstes de là. Nous avons suivi d'abord une large rue, bordée de maisons de bois à grandes boutiques, et qui prolonge, pour ainsi dire, le débarcadère; il n'y a guère en cet endroit que des boutiques de comestibles et des bureaux.
Le port est relié à Kazan par une chaussée en remblai qui coupe la plaine. Un mince filet d'eau y coulait encore à cette époque de l'année; au moment des inondations, la Volga la couvre toute. On apercevait, d'un côté, un remblai nouveau, celui du chemin de fer, qui se déployait en une longue courbe; de l'autre, parmi l'herbe maigre et desséchée, sur les bords de grandes flaques d'eau, des piles de bois étaient dressées; on travaillait dans des chantiers. À l'extrémité de la route, les tours blanches du Kreml et leurs clochetons dorés faisaient une barrière.
Notre visite fut rapide. Par les rues droites et régulières, nos drojkis ont parcouru la ville haute et le Kreml; c'est là qu'habitent les fonctionnaires et les Russes. Mais dans la plaine basse, de l'autre côté, habitent les Tatars. Vers les portes, dans les faubourgs qui ceignent toutes les villes de vie populaire et de travail, nous en avons vu quelques-uns, quelques types de cette population singulièrement forte, intacte, non russifiée. Ces musulmans sont comme les juifs en Occident; ces femmes voilées, à la marche lente, dans l'enveloppement de leur grand châle, ces hommes d'allure vigoureuse, de force ramassée, accomplissent avec application l'œuvre de chaque jour. Les marchands de chiffons et de vieux habits sont nombreux à Kazan, les petits métiers fleurissent. Parfois les hommes partent, vont dans les grandes villes, domestiques ou garçons de restaurant, probes et économes toujours; mais ils restent musulmans.
Par ces qualités du Tatar, l'industrie devait grandir et transformer Kazan; des usines se sont établies et prospèrent. Vers midi, des ouvriers sortaient, des hommes et des apprentis, couverts de vêtements sombres, bleus ou noirs. Ils ne se répandaient pas par la rue, mais se suivaient en petits groupes, au long des trottoirs. Nulle hâte, nul cri: ils ne sentaient pas, comme nos ouvriers nerveux et délicats, le besoin des mouvements libres, déréglés. Simplement, ils avaient ajusté leur effort à cette tâche nouvelle, et ils la faisaient, comme les travaux anciens, avec la même application tenace.
LE KREML DE KAZAN. C'EST LÀ QUE SONT LES ÉGLISES ET LES ADMINISTRATIONS (page 214).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Dans la plaine sablonneuse, vers le port, le commerce fourmillait. Des chevaux passaient, chargés de paquets; des charrettes se suivaient en longues files; des drojkis filaient, enveloppés de poussière, défiant les poursuites. C'était, sous le soleil aveuglant, une hâte fiévreuse. Plus proche de l'Asie et restée comme nomade, malgré la fermeté de son Kreml, dont les hautes tours la rassemblent, Kazan demeure encore aujourd'hui, sur les bords de la Volga, la ville orientale où l'Asie, qui la créa, concentre toujours ses produits.
Mais la foule se pressait vers le ponton, plus bruyante un peu, car l'heure du départ approchait; la cloche sonna trois fois, et le Sviatoslav repartit, du mouvement régulier de ses palettes.
Au soir du même jour, après le confluent de la Kama, au moment où les rives du fleuve devenaient moins nettes et que ses eaux abondantes semblaient vouloir envahir la plaine, le bateau parut incertain de sa route, il tourna sur lui-même, accosta près d'un bateau noir, en fer, surmonté seulement d'une pompe à bras, où des moujiks attendaient. C'était le réservoir de pétrole.
Un passeur nous a conduits sur la rive, et nous l'avons suivie quelque temps pendant l'arrêt.
La berge était plus haute que de coutume sur la rive gauche; elle montait doucement, par une pente couverte de buissons, d'arbustes et de fleurs. Un isba était là, tout proche; nous avons voulu le visiter.
SUR LA BERGE, DES TARANTASS ÉTAIENT RANGÉES (page 216).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHE DE M. THIÉBEAUX.
Un vieux moujik se tenait à la porte, vendant des fruits, du pain et du poisson. Orloff entra sans lui demander la permission.
Il y avait deux salles, de plafond peu élevé, séparées par une cloison de bois; mais, perçant la cloison, des deux côtés le poêle s'étendait. C'est sur ce poêle que la famille russe couche pendant l'hiver. Dans la première salle, il y avait des tonneaux, des écuelles, des pots, de grands coffres en bois, les ustensiles de la vie quotidienne, jetés là pêle-mêle dans un coin. L'autre était la chambre; point de lit, point d'autres vêtements: le moujik a sur lui toute sa garde-robe. Tout autour de la salle, des bancs étaient fixés, assez larges, où l'on couche pendant l'été; il y avait aussi des tables, quelques verres, et sous les lueurs du soleil couchant, deux samovars étincelaient. Une vieille femme alignait des pains noirs sortant du four; elle nous reconduisit, vint avec nous sur le seuil de la porte. Entre le plafond et le toit de l'isba, dans un grenier ouvert à tous les vents, on apercevait les tonneaux et les pots de grès qui servent à fabriquer le kvass ou à préparer le chtchi, le fameux potage aux choux aigres.
À la porte, sous un auvent, le vieux vendait toujours. Orloff nous présenta comme des «Français de Paris», ce qui fit sourire le moujik, sans qu'il parût comprendre; puis le guide plaisanta, tapota sur les bras nus de la bonne femme, la fit «tournevirer», lança quelques mots qui firent rire des soldats, et après force poignées de main, force salutations du vieux, nous redescendîmes vers le bateau.
C'était, tout autour du débarcadère, la même animation qu'à Kazan: tous les marchands de pommes, de pastèques, de kvass, les paysannes offrant leur lait, des débardeurs transportant des sacs de blé. Mais toute cette foule était bruyante, plus secouée d'une rude gaieté populaire; des soldats, dont on voyait partout les uniformes blancs parmi les jupes bariolées et les blouses rouges, s'embarquaient pour des manœuvres, et, dans un autre paquebot, entre le Sviatoslav et le ponton, les canons avaient été tirés. Notre public de troisième classe se pressait autour d'un petit cabaret de bois; chacun prenait un verre et se servait; le patron, souriant, se contentait de surveiller. Au coup de cloche, tous se dispersèrent, coururent au bateau.
Et le Sviatoslav une fois encore reprit le courant; le crépuscule défaillait déjà, mais ses lueurs affaiblies prolongèrent le soir indéfiniment. Tandis que la nuit avait avancé du fond de la plaine et que la lune, à l'horizon, se levait, incertaine et rougeâtre à l'ouest, le brouillard qui surgissait du fleuve semblait tenir en suspension des teintes rouges, sans éclat, sous le bleu sombre des flots. La nuit, le brouillard, les couleurs, s'élançaient de tous côtés, s'inséraient dans le paysage. La Volga elle-même n'avait plus son allure calme et douce, elle avait peine, semblait-il, à retenir ses eaux; ses berges semblaient moins certaines; la rive droite, moins haute, moins régulière, était entaillée par de larges golfes. Et tandis que les palettes brassaient l'eau plus nerveusement, et que le vent froid de la nuit cinglait déjà la figure, une inquiétude irraisonnée nous saisissait.
Puis, lentement, tout s'apaisa; la lune était maintenant haut dans le ciel; ses rayons se reflétaient en un long cierge tremblotant, dont les lueurs indécises venaient se perdre à l'entour du bateau. Des nuages passaient, mais si légers et transparents qu'ils n'interrompaient point les rayons des étoiles. Dans l'ombre, les rives redevenaient plus proches, plus secourables, et le moujik pouvait reprendre confiance en la grande rivière protectrice, en «la sainte mère Volga». Parfois des chants venaient à travers le silence: tantôt la mélopée lente des hommes de peine qui tiraient un bateau ou le déchargeaient, tantôt, sur une péniche, des mariniers qui se plaisaient à faire sonner leur voix dans le silence, sur les eaux. Ou apercevait les fanaux vert et rouge des bateaux qui remontaient; le travail des hommes ne s'arrêtait pas.
Et nous songions, dans la nuit, au tumulte des peuples qui s'étaient rencontrés là, au heurt des races et des hommes dont les souvenirs persistaient. Les races de l'Orient s'étaient avancées jusqu'à ces bords paisibles, puis elles s'étaient établies. Des Finnois d'abord, les Moraves, les Tchouvaches, les Tchérémisses et les Votiaks; des peuples primitifs et doux, vivant de la chasse et de la pêche, et dont de petits groupes isolés perpétuent aujourd'hui le nom et les coutumes. Puis c'étaient les hordes conquérantes, les Khajars, les Bulgares et les Mongols, dont les chevaux, arrêtés soudain sur la rive, avaient fait dérouler du sable dans les eaux calmes. Itil, Bolgary, Saraï, toutes les capitales ruinées, dormaient à l'entour de Kazan, héritière de leur grandeur, déchue aussi, mais vivante. Et maintenant la sainte rivière était russe tout entière; de Rybinsk à Astrakhan, elle ne reflétait plus que les armes impériales à la proue des bateaux, ou les lettres slavonnes de leurs noms. Mais le fourmillement des hommes était devenu plus grand, et les races qu'elle supportait, plus nombreuses. Elle avait enseigné le chemin à la race voyageuse des Grands-Russiens; vers l'Asie, elle avait entraîné leurs bandes nombreuses, comme autrefois le Dnieper emportait vers Byzance leurs blanches flottilles. Et tous partaient avec confiance, car la sainte Volga ne pouvait être trompeuse. Aujourd'hui, toujours, d'autres partaient pour peupler les pays nouveaux que le cours du fleuve avait faits leurs. Et d'autres races remontaient vers Kazan, Nijni ou Moscou, dont les désirs âpres et la curiosité avaient été éveillés par la venue de ces hommes blonds. C'était toujours «la route unie», la voie naturelle de ces pays, et elle coulait désormais, comme les antiques voies romaines, entre deux lignes de tombeaux.
Au matin, le bateau est entré dans la boucle de Samara. C'était une matinée toute blanche, où, devant le soleil, les brumes de la terre montaient purifiées. À droite, les monts élevés, couverts de bois sombres, paraissaient tout bleus dans l'air du matin; et le sifflet du Sviatoslav s'y répercutait longuement.
À Stavropol, ce fut le dernier arrêt avant Samara. Comme toujours, la ville était loin dans les terres; une route poussiéreuse, à larges ornières, y conduisait. Sur la berge, dont le sable fin brûlait, des tarantass étaient rangées; les petits chevaux piaffaient, secouaient la tête; et les sonnettes pendues à la douga faisaient entendre un carillon nerveux et impatient.
Puis les dernières heures s'écoulèrent avant l'arrivée; le soleil était haut déjà dans le ciel, et ses rayons dardés se répandaient sur l'eau, en flaques miroitantes. À la gaieté du matin, au fleuve qui manifestait sa puissance, l'imagination plus alerte répondait; elle évoquait une dernière fois les paysages accoutumés des derniers jours, la suite ininterrompue des hautes falaises, avec leurs bois et leurs villages, la plaine immense et ses plages sablonneuses, et cette large coulée de flots qui avait aidé si longtemps le labeur des hommes.
(À suivre.) Albert Thomas.
PARTOUT SUR LA VOLGA D'IMMENSES PAQUEBOTS ET DES REMORQUEURS (page 213).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—19e LIV. No 19—13 Mai 1905.
À PRESQUE TOUTES LES GARES IL SE FORME SPONTANÉMENT UN PETIT MARCHÉ (page 222).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. CAHEN.
LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE[3]
IMPRESSIONS DE VOYAGE DE MOSCOU À TOMSK,
Par M. ALBERT THOMAS.
IV. — De Samara à Tomsk. — La vie du train. — Les passagers et l'équipage: les soirées. — Dans le steppe: l'effort des hommes. — Les émigrants.
DANS LA PLAINE (page 221).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Par un gris matin d'août, nous sommes montés sur le «Transsibérien», et nous avons retrouvé le plaisir paresseux des trains russes. De Samara jusqu'à Oufa, nous avons traversé, pendant tout un jour, la plaine qui précédé l'Oural. C'était à l'infini l'étendue grise des champs fauchés. Près de la voie, les villages étaient rares, mais plus populeux, plus vastes; et ils se ressemblaient tous avec leur église, leur cimetière sous un bois de bouleaux, leurs isbas noires et pitoyables, et leurs petits enclos, où verdissaient quelques légumes, où des tournesols agitaient, au bout des tiges, leurs «soleils» jaunes. On les trouvait, de préférence, au bord des cours d'eau, petites rivières lentes qui avaient creusé dans le sol friable des vallées minuscules et abruptes.—Et plus loin, en voici un qui avait brûlé: ce n'étaient plus que des débris noirs, des tas de cendres à la place des meules, des planches noircies et brisées aux lieux où étaient les isbas. Pas un homme: sur l'ordre du feu, ils s'en étaient allés plus loin, vers cette Sibérie peut-être, dont les trains vagabonds avaient fait naître en eux le désir. Et l'on se répétait dans les wagons que deux cents maisons de Kazan avaient brûlé deux jours avant.
Dans les champs, les blouses rouges des faucheurs souriaient au soleil, et sur les routes, dont le ruban s'amincissait au loin, parfois un tarantass allait grand train, dans un nuage de poussière. Nous le suivions longtemps du regard, avec un sourire de penser à Michel Strogoff. Un bouquet de bouleaux, des chevaux dans un champ, deux ou trois isbas autour d'une gare, une petite mare, avec des herbes aquatiques, un bœuf blanc et des oies, c'étaient les plaisirs des yeux dans ces plaines grises.
Après midi, un grand vent a soufflé: de tous côtés, la poussière s'est élevée, ici plus fine au-dessus des champs, là plus obscure, plus épaisse sur les routes ou près des villages. La plaine se soulevait de partout. De petits arbres pliaient. Des chevaux effarés galopaient au hasard, et les bandes de corbeaux tourbillonnaient sur les villages. Le ciel était noir, et des gouttes de pluie, lourdes, tombaient déjà, faisant des taches claires sur les vitres poussiéreuses du train. Dans les champs, les moissonneurs rentraient sans hâte, sans effroi. Sur la route, une vieille femme ramenait un cheval. Des enfants continuaient de jouer au bord d'une mare. Mais l'orage s'est dissipé, a disparu; et plus loin, sous le ciel éclairci, le travail continuait. À l'horizon, quelques collines se sont profilées, premières hauteurs de l'Oural, et les nuages lourds, de teintes cuivrées, se sont arrêtés au-dessus, quand commençait le crépuscule. À Oufa, la nuit était tombée, et dans le Transsibérien, comme dans un grand hôtel roulant, la vie des longues soirées s'organisait.
Nous avons visité notre maison roulante. Après la locomotive et le fourgon à bagages, dont une partie était occupée par une machine électrique, le train se composait de quatre wagons, de ces wagons russes, hauts et larges, un peu lourds d'aspect, mais si commodes! La voiture verte, la première, était le wagon-restaurant; elle contenait les cabines des employés, de l'équipage, comme nous disions; puis la salle de bains, avec sa grande baignoire de marbre, ses robinets de douches et ses appareils de gymnastique; enfin, après un petit passage resserré où était l'office, la grande salle à manger. L'ameublement était simple, avec un bel air d'aisance: des chaises et un grand canapé de cuir sombre, un guéridon et de petites tables, une bibliothèque, un piano, des portraits du tzar et de la tzarine, et dans un coin de la salle, l'icône minuscule. Pas de cuisine: les buffets sont le charme de ces longs voyages. Aux gares, tous se pressent autour de leur comptoir, choisissent les portions et s'assoient à la table commune; souvent aussi, les garçons du restaurant emportent les plats dans le wagon, et le repas, moins pressé, augmenté de quelques hors-d'œuvre, se prolonge parfois longtemps, dans le bercement du voyage. C'est de Moscou, dans les coffres à provisions, entre les roues, que l'on a emporté les saucissons et les jambons, les œufs, le caviar, les harengs, les zakouskis indispensables. Aux gares, les marchés en plein air permettent de les renouveler.
UN PETIT FUMOIR, VITRÉ DE TOUS CÔTÉS, TERMINE LE TRAIN (page 218).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Puis vient un wagon de seconde, un large wagon à couloir, aux compartiments fermés tantôt par des portes pleines, tantôt par de simples portières.—Au milieu du wagon de première, tout un grand salon a été réservé, dont les canapés et les fauteuils sont recouverts de housses rayées rouge et blanc. Par les portes entr'ouvertes, on aperçoit les tables surchargées de livres, de tasses de thé ou de gâteaux, l'abat-jour vert de la petite lampe électrique, et de tous côtés, dans les filets, sur les banquettes, l'amas des valises et des oreillers. Enfin l'autre wagon de seconde termine le train par une sorte de fumoir, vitré de tous côtés, d'où l'on découvre en tous sens le pays parcouru.
Dans les couloirs, des tableaux annoncent la gare prochaine et les buffets; dans le salon des premières, de grandes cartes sont pendues, qui permettent de suivre la route; et l'on trouve dans la bibliothèque des livres de renseignements sur la Sibérie.
Cet hôtel roulant a son personnel: l'électricien, un petit bonhomme noir et toujours sautillant; le médecin, masseur et dentiste à la fois; les petits garçons de restaurant, le brun et le blond, toujours souriants, amusés de tout au long de la route, courant à chaque gare réunir les plats du buffet ou marchander les provisions; le maître d'hôtel et cuisinier, qui règle nos repas, prépare les œufs et le thé, et fait la note: il montre parfois sa large figure et sa barbe brune à la porte de l'office. Chaque soir, les garçons des wagons retirent, de dessous le toit, les oreillers, les matelas, et dressent les couchettes. Enfin deux ingénieurs (c'est ainsi qu'ils se désignent) surveillent la marche du train et font la joie des voyageurs. C'est à qui des deux en fera le moins pour conduire le train, pour examiner l'état de la voie, pour télégraphier notre arrivée; mais tous deux rivalisent de bons offices auprès des étrangers, de paroles aimables auprès des voyageuses. L'un, K....., barbe brune et beaux yeux noirs, était un joli garçon et qui le savait; notre guide l'appelait tsertsaïed, voleur de cœurs. L'autre, Sergui Serguievitch, grand maigre, à la barbiche blonde, aux yeux ternes, plus intelligent peut-être, mais à la figure usée déjà par les longues nuits de ripaille.
LES ÉMIGRANTS ÉTAIENT LÀ, PÊLE-MÊLE, PARMI LEURS MISÉRABLES BAGAGES (page 226).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. CAHEN.
Dans le train, c'est un va-et-vient continuel: du restaurant au fumoir, des compartiments au salon, les passagers goûtent, vingt fois par jour, le plaisir de ces petits voyages. Ils vont lentement, par le long couloir, devant les compartiments ouverts d'où s'échappent, avec la fumée des papirosses, des parfums de thé et des bribes de conversations bruyantes. Comme notre hôtel n'est pas grand et que le couloir est étroit, les rencontres sont fréquentes. Bientôt un sourire les égaie, et comme beaucoup le désirent, la conversation s'engage. Ils chantonnent tous un français pur et facile, et devant la carte du salon, dans l'isolement du petit fumoir, les entretiens se prolongent longtemps, sérieux et familiers, sur la Sibérie, sur la France, sur le mir russe, sur les études classiques ou sur Zola. De la part de tous, c'est la même amabilité, le même empressement curieux, avec tantôt plus de discrétion, tantôt plus de simplicité et de candeur.
Pendant le jour, le fumoir de l'arrière était toujours très occupé: on y trouvait habituellement une jeune femme et sa sœur, demoiselle blonde en robe rouge, avec une ceinture dorée, qui s'occupait avec patience de ses deux neveux, deux bambins turbulents et pleurnicheurs. À côté d'elles, un vieux Monsieur, tout enveloppé d'une houppelande grise, se perdait dans une vague contemplation du pays parcouru; c'était un personnage assez bizarre, composant toujours la simplicité de ses allures, et dont les paroles donnaient une impression de fausseté; quelques-uns d'entre nous l'appelaient le «pasteur protestant» et d'autres «le banquier en fuite». On ne l'aurait pas rencontré sans sa femme, une vieille à bonnet noir, toujours dans une attitude de déférence et d'approbation aux paroles et aux gestes de son mari; pour un peu, elle nous aurait appelés, afin de nous le montrer tandis qu'il distribuait du pain aux émigrants ou qu'il s'essayait déplorablement à jouer la Marseillaise sur le piano du wagon-restaurant.—D'un bout à l'autre du train, on se heurtait partout à un Américain, grand vieillard maigre et remuant, presque âgé de soixante-dix ans, et qui entreprenait un voyage d'agrément autour du monde: il levait très haut sa tête fine, encadrée de cheveux blancs bouclés, et faute de pouvoir parler français, distribuait quelques sourires. Son guide ne le quittait point, un gros homme blond, d'allure et d'accent tudesques. Il vantait fort «son Monsieur» et l'aidait naïvement à faire montre de sa richesse; à Tomsk, ils firent atteler une voiture «à trois chevals le premier jour, à cinq chevals le lendemain», comme il disait; mais un officier de police coupa les clochettes du pompeux équipage: les pompiers seuls ont le droit de se servir de clochettes pour annoncer l'incendie.
Pour nous, c'était dans l'intimité du petit salon que nous restions de préférence; quelques-uns agitaient déjà des projets de voyage au Baïkal, ou nous causions tous ensemble avec le commandant N... et Monsieur M.... C'étaient nos hôtes préférés, ceux dont l'hospitalité semblait la plus franche, la plus sérieuse. Et c'était chose importante que ce choix, dans un pays de mensonges comme la Russie!
Le commandant s'en allait à Vladivostok rejoindre son navire. Grand et vigoureux, de figure calme et sympathique, il parlait fort bien français, mais ses phrases devenaient alors comme plus timides et plus sourdes. Les enfants l'aimaient; lorsque nous descendions aux gares, il y en avait toujours un ou deux qui couraient vers lui; il les tenait par la main, et tout heureux et souriant, il se promenait avec eux le long des quais; «ils allaient voir ensemble la locomotive» et revenaient parfois avec une petite canne ou des fleurs. Lorsque le commandant parlait de la marine ou du Transsibérien, une lueur animait la douceur de ses yeux; ses paroles devenaient plus vives et communiquaient à tous un peu du respect et de l'admiration qu'il avait pour le tzar. Les récentes constructions de vaisseaux, les millions de roubles dont Nicolas II venait de décider la dépense pour l'augmentation de la flotte, la défense rapide et sûre de l'Asie contre l'Anglais (on ne redoutait pas encore le Japonais), tout cela l'enthousiasmait.
Avec lui, notre interlocuteur habituel était M. M..., riche entrepreneur, qui s'en allait plus loin que Tomsk, du côté de Krasnoïarsk, pour surveiller l'exploitation de ses mines. Grand et fort, comme tant de Russes, M. M... était un homme de trente-cinq à quarante ans; dans sa figure au teint mat, aux traits un peu lourds, ses yeux vifs brillaient encore avec plus d'intelligence, et de malice. D'esprit souple et riche, comme un Slave, il avait pourtant dans la discussion quelque chose de la logique et de la certitude mesurée de l'esprit occidental. Il aimait à faire la preuve de ses connaissances, citait Virgile, le récitait, et discutait sur nos auteurs; d'ailleurs, nul pédantisme. Hardi, entreprenant, il témoignait une sorte de dédain aristocratique pour ceux qui restent à la maison. Il aurait dit volontiers, avec le moujik, que le foyer rend bête et le voyage instruit: Pitchka prolchit, doroga outchit. Surtout il se montrait à tout propos convaincu de la grandeur de l'Empire, de la supériorité de sa race et de l'avenir du slavisme.
LES PETITS GARÇONS DU WAGON-RESTAURANT S'APPROVISIONNENT (page 218).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Le soir, lorsque l'électricité illuminait le train, la gaieté devenait plus bruyante. C'était l'heure où tous se trouvaient; dans la journée, les spectacles qu'offrait le pays distrayaient bien des esprits, mais personne ne résistait plus à la gaieté d'être ensemble. C'était dans le wagon-restaurant que la société se réunissait. Après le repas, lorsque la fumée des cigarettes emplissait la salle et que les verres de thé circulaient, les conversations devenaient plus vives, les voix s'élevaient peu à peu, et les rires. Le gros guide de l'Américain pressentait un plaisir, courait chercher son «Monsieur». Une demoiselle allemande se mettait au piano, attaquait une fois encore le début du Pas de quatre.—Le «pasteur-banquier» s'essayait à jouer la Marseillaise, et le gros homme se mettait à chanter.—Les enfants couchés, la demoiselle en rouge et sa sœur venaient prendre le thé; les autres voyageurs peu à peu envahissaient la salle, et par la porte entrebâillée de l'office, on voyait le maître d'hôtel et les employés du train, qui se bousculaient pour voir, ou qui se jetaient en arrière pour rire à l'aise.
Toute la nuit, le train avait suivi les longs méandres des rails dans l'Oural, et nous avons pu voir encore, dans les brouillards du matin qui s'allégeaient, les rivières aux lits encombrés de pierres, les forêts sombres et les hautes parois déchiquetées de la montagne; puis les dernières collines ont bleui à l'horizon, et nous sommes entrés dans la plaine. Trois jours de lent voyage jusqu'à Tomsk, trois jours de dorlotement doux et continu dans la grande maison roulante.
ÉMIGRANTS PRENANT LEUR MAIGRE REPAS PENDANT L'ARRÊT DE LEUR TRAIN (page 228).—PHOTOGRAPHIE DE M. A. N. DE KOULOMZINE.
Avant Tchéliabinsk, nous nous plaisions à retrouver un peu de la précision et de la fraîcheur des paysages ouraliens. À droite de la voie, de grands lacs riaient à la lumière, et tout à l'entour de leur resplendissement, sur les pentes qui les bordaient, les isbas étaient rassemblées en de grands villages, comme dans la montagne, le long des rivières. C'étaient là, de loin en loin, comme de petites nations, des mondes isolés. La barrière de l'Oural, sous la ligne claire du soleil, fermait un côté de l'horizon; de l'autre, des brumes blanchâtres s'amassaient, et l'on aurait cru que leurs gazes et leurs mousselines montaient d'une vallée lointaine.
Plus loin, c'était le steppe. De chaque côté du remblai, il déroulait son étendue jusqu'à l'horizon. Partout l'herbe avait poussé, dans sa variété riche, dans sa puissance non contrariée. On dit qu'elle est superbe, lorsqu'au printemps, hors de la boue des neiges fondues, elle fait jaillir du sol ses floraisons éclatantes. Mais elle était belle alors encore, après que juillet avait commencé de la dessécher, avec ses fleurs rouges ou bleues, demi-fanées, avec ses tiges jaunies que le poids des baies avait courbées, et pourtant si hautes encore qu'elles atteignaient le poitrail des chevaux, et que les hommes y baignaient jusqu'à la ceinture. Quand le vent s'élevait, il gonflait ses vagues mouvantes, et leur houle grisâtre venait battre le chemin droit qui la coupait comme une digue. Parfois, des bois de bouleaux émergeaient, comme des îlots dans la mer, des grandes herbes, et nous aimions leurs jeunes taillis, avec leurs troncs blancs, leurs petites branches tordues et grêles, leur feuillage grisâtre et frémissant. Parfois aussi, c'étaient des lacs, d'un bleu sombre, ou qui reflétaient les volumineuses lueurs du crépuscule. Mais bientôt recommençait la plaine.
C'était aux heures de midi surtout qu'elle faisait éclater sa puissance. À travers l'air immobile, des niasses lourdes de chaleur s'affaissaient sur elle, et l'on aurait dit qu'elle frémissait toute, et s'offrait plus entière aux flamboiements du soleil. Les taillis de bouleaux semblaient plus petits et plus humbles, une touffe d'herbes un peu plus haute: tout se perdait dans l'unité de cette étendue. Et tout entière elle crépitait de vie. On entendait un murmure vague et formidable, qui sortait du remuement des hautes herbes: froissements de tiges et chocs de fleurs, bruissement des sauterelles, et grésillement de milliards d'insectes, qui luisaient sous le soleil comme des molécules de lumières.
Puis le crépuscule venait; la lumière d'or se diffusant d'abord dans tout l'horizon, le flamboiement des nuages, les dégradations infinies des teintes, dans l'enveloppement d'une buée rougeâtre, et tout enfin, quand les dernières lueurs s'étaient éteintes dans le ciel vaporeux et diaphane, cette lumière vert pâle qui persistait jusqu'au jour.
Dans la molle tiédeur de la nuit, la vie s'apaisait; mais le frissonnement de toutes ces petites existences montait encore de chaque touffe dans l'immensité sans écho. Tranquilles d'âme, dans le bercement indolent du wagon, nous avons passé là des heures délicieuses de rêverie: ce n'était plus le voyage haletant à travers les villes, les monuments qu'il fallait voir, les souvenirs qui se réveillaient: nous nous abandonnions tout entiers à l'influence douce de la puissance de la plaine.
À d'autres heures, son immensité effrayait; sa fécondité nous semblait mauvaise, dévoratrice d'efforts, useuse d'hommes, et toute notre tendresse se reportait sur les villes, sur les gares, sur tout ce qu'il y avait d'humanité tenace, groupée là contre le rail.
Rien n'est plus beau, en effet, que la concentration des efforts autour de ce chemin de fer que les ingénieurs ont étendu tout droit à travers le steppe. Autrefois, les marchands s'en allaient en longues caravanes vers Kazan, vers Nijni, porter jusqu'en Europe le thé et les fourrures, les produits de Chine et de Sibérie. Maintenant, c'est vers la grande ligne, vers les quelques villes qui la jalonnent que tous portent leurs pas; les trains, perpétuelles et régulières caravanes, recueillent aujourd'hui les denrées de l'Asie, et nous avons vu les interminables files de chariots, ou les chameaux qui les apportaient vers les gares. Il se peut qu'une raison politique et militaire ait décidé la construction de la nouvelle ligne, mais aujourd'hui le commerce s'en empare, et c'est avant tout l'œuvre de colonisation qui s'accomplira par elle.
Aux gares, nous rencontrions, de temps en temps, les trains habituels qui attendaient que le nôtre fût passé. C'étaient, à côté des tchinovniks et des autres riches passagers, la même foule que sur le pont du Sviatoslav: les marchands d'Orient, au teint bronzé, aux yeux bridés, aux cheveux crépus, toujours enveloppés de leurs longs manteaux, avec un bonnet d'astrakan, ou sur le sommet de la tête une riche calotte de velours,—des Kirghizes, indigènes, aux yeux vifs, au visage profondément ridé, à la barbe frisée, et que l'on voyait aussi le long de la voie sur leurs petits chevaux nerveux, ou devant leurs huttes; enfin, la foule des travailleurs russes, paysans émigrés, marchands, ouvriers de la voie.
L'AMEUBLEMENT DU WAGON-RESTAURANT ÉTAIT SIMPLE, AVEC UN BEL AIR D'AISANCE (page 218). PHOTOGRAPHIE DE M. A. N. DE KOULOMZINE.
Les gares remplaçaient les caravansérails; beaucoup y logeaient, attendant le train qui devait les emmener; tous y arrêtaient pour les repas. De deux heures en deux heures, elles apparaissaient longtemps à l'avance, à l'horizon du chemin droit et blanc. Elles se ressemblaient toutes. Derrière de longs quais de bois, au milieu d'un petit jardin dont les fleurs voyantes tiraient les yeux, une maisonnette, aux boiseries découpées, dressait son toit rouge ou vert. Elle était presque tout entière occupée par le buffet, salle commune de ces nouveaux relais, où les voyageurs mangeaient et dormaient. Sur les murs, un tronc surmonté d'une image dorée représentait l'église à construire et mendiait une aumône aux voyageurs. Devant la gare ou sous un abri spécial, un tonneau contenait de l'eau potable, et un énorme samovar versait l'eau bouillante dans les théières. Près de la station, quelques isbas, la plupart en construction; les villages sont toujours loin dans les terres et il s'en construit là de nouveaux.
À presque toutes les gares, il se forme spontanément un petit marché. Sur une table de bois ou sur la terre, devant elles, les paysannes disposent des gâteaux de miel, du pain blanc ou noir, des melons d'eau et des pastèques, des poissons sèches ou des saucissons, des pommes de «kèdre» et des graines de tournesol, que les Sibériens ou les Russes grignotent toute la journée, des fruits sauvages, semblables à des groseilles; parfois il y avait des œufs, de petits œufs comme ceux des poulettes anglaises, des œufs frais! qui ne voyageaient pas dans les coffres d'un wagon depuis six jours. Sur une assiette, un jour, une marchande nous offrit exactement une trentaine de petits pois écossés. C'étaient des femmes du pays, grandes et fortes, aux traits vagues comme ceux des Russes, au visage marqué de taches de rousseur, aux yeux bleus, clairs et sans profondeur: la fatigue précoce des femmes qui travaillent les avait enlaidies, toutes jeunes encore. Elles portaient par-dessus leur chemisette une simple jupe voyante, qui les serrait à la taille, et s'enveloppaient tout le haut du corps d'un grand châle, d'éclatante couleur. Des enfants, des bambins, venus peut-être d'un village éloigné, offraient une bouteille d'un lait épais, crémeux, ou de petits pains noirs qu'ils vendaient 1 kopeck; dans leur visage bouffi par la misère, le sourire immuable de la race restait marqué.
LES GENDARMES QUI ASSURENT LA POLICE DES GARES DU TRANSSIBÉRIEN—PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Plus près du train, plus attentif au voyage de la caravane nouvelle, tout un peuple d'ouvriers ou d'employés formait sur le quai des groupes bariolés et actifs; sur les piles de bois alignées, pendant près d'un kilomètre, avant ou après la gare, et sur le tender de la locomotive, on voyait une chaîne de moujiks et des bûches qui volaient, de blouse rouge en blouse rouge, jusque sur la machine. Au matin, toute une équipe faisait la toilette du train: les uns montaient sur les wagons, et à l'aide d'un seau accroché à une longue corde, emplissaient les réservoirs; d'autres manœuvraient une pompe à bras pour recharger la locomotive; d'autres encore inspectaient les graisseurs et faisaient sonner les cercles des roues. Toute une bande de femmes, armée de seaux, de chiffons et de balais, envahissaient les wagons et lavaient les couloirs.—Le chef de gare, en casquette rouge, surveillait ce travail, tout en causant avec le chef de train, en tunique noire à lisérés violets, avec les ingénieurs ou avec quelque voyageur. Immobiles et droits en arrière, deux ou trois «gendarmes du train», des hommes superbement bâtis, en uniformes bleus à brandebourgs rouges, et surmontés d'une toque rouge à haute bordure d'astrakan et à plumet.
Toute cette activité, ce fourmillement des hommes et des couleurs, nous paraissait plus minuscule et plus cher dans l'immensité du steppe. Longtemps, lorsque de nouveau, sur la voie toute droite, l'horizon attirait le train, nos yeux restaient attachés à ce petit point rouge ou vert, qui désignait encore le toit aigu de la station.
Et sur le blanc remblai qui avait coupé la plaine, le convoi roulait de nouveau. On sentait alors l'importance de la route nouvelle qui pénétrait la terre de fécondité, et nous songions que peut-être, un jour, dans les esprits innocents des peuplades d'Asie, le chemin de fer aurait sa légende, comme «la sainte mère Volga».
L'ÉGLISE, PRÈS DE LA GARE DE TCHÉLIABINSK, NE DIFFÈRE DES ISBAS NEUVES QUE PAR SON CLOCHETON (page 225).—PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU «GUIDE DU TRANSSIBÉRIEN».
Point de villes, point de villages: toujours le steppe, où les poteaux des verstes se succèdent monotones. À peine, dans tout ce long voyage, deux ou trois grandes gares, et quelques heures d'arrêt. Les villes sont loin, toujours, parfois à 4 kilomètres de la gare qui porte leur nom, et il en résulte qu'un faubourg se forme là pour le commerce, pour le repos des voyageurs, pour l'abri des ouvriers, villages d'auberges et de campements qui supplanteront un jour les villes anciennes.
À Tchéliabinsk, nous avons erré au milieu des isbas nouvelles, groupées à leur aise dans la plaine unie et sablonneuse qui semble aboutir là. C'est comme la première étape de la civilisation; c'est «le point d'émigration» où tous les paysans attendent que les fonctionnaires aient réglé leur sort. C'est là aussi, sous ces hangars que longe la voie, que toutes les marchandises attendent parfois pendant plusieurs semaines d'être dirigées vers l'Europe. Au bord de la grande route, que suivent les longues files des télègues, on a l'unique impression d'un arrêt, d'un bivouac où chacun sait qu'il faut aller plus avant.—Ici comme à Omsk, comme à Taïga, comme dans tous les groupes d'isbas que la grande ligne a fait jaillir de terre, une église de bois a été ajustée; avec ses poutres équarries, elle diffère peu des isbas neuves, mais elle est surmontée de clochetons bulbeux et de croix grecques. Nous sommes entrés: on sentait l'odeur d'un office récent, et les rayons clairs, qui entraient par la fenêtre, illuminaient une atmosphère encore alourdie d'encens. De ce petit sanctuaire, il transpirait un air d'humilité, mais d'une humilité coquette, rieuse, orthodoxe. Le sacristain a pris plaisir à nous montrer les ornements en perles, les fleurs en papier et, sous une vitrine, le cercueil de Pâques que l'on expose au Vendredi-Saint. Tout cet attirail du culte, nous le connaissions pour l'avoir vu chez nous, dans les greniers des presbytères villageois, mais il était ici plus respecté.
UN TRAIN DE CONSTRUCTEURS ÉTAIT REMISÉ LÀ, AVEC SON WAGON-CHAPELLE (page 225).—PHOTOGRAPHIE DE M. A. N. DE KOULOMZINE.
Le lendemain, c'était à Omsk que nous passions; le train a franchi l'Irtych sur un long pont de fer de 800 mètres de long, et nous avons aperçu la ville au loin, sur la rive droite. Ici, c'était encore une grande gare, caravansérail et entrepôt. Entre le fleuve et la station, un campement d'ouvriers blottissait contre la voie ses huttes recouvertes de terre. Un train de constructeurs était remisé là, avec ses dortoirs, avec son wagon-chapelle. Cette gare, ces hangars, cette grande roulotte, et tout là-bas ces bâtiments blancs, dont les façades dominaient les toits de la ville, tout marquait un nouveau point d'appui pour les colonisateurs. Devant la gare, le faubourg s'étendait; dans des cabanes, des paysans vendaient des poissons séchés, du lait et des fruits; une église était en construction, et nous sommes montés sur les poutres pour mieux découvrir la ville.
Comme on devait les aimer, ces villes dans l'immensité de la plaine! Elles n'étaient pas encore comme en Occident des agglomérations productrices, mais déjà des lieux de réunion, des marchés, des foires continuelles, où les hommes se retrouvaient, où, par le contact de tous, les marchandises devenaient des valeurs. Dans les hangars de Tchéliabinsk, les marchandises attendaient pour passer l'Oural; à Petropavlosk, une caravane de chameaux venait lentement vers la gare. Dans des stations, souvent modestes, nous avons vu de grands amoncellements de sacs blancs et de forme plate; les trains de marchandises en étaient chargés, et les télègues, sur les routes, douze, quinze, vingt ou trente en file, pliaient sous leur poids. C'était le blé, un petit blé, au grain dur, comme le blé irka de la Crimée. Et cependant nous n'avions aperçu, du train, que des champs peu nombreux, de petits rectangles plus gris dans l'immensité du steppe. Qu'adviendra-t-il quand tout sera mis en culture, quand des millions d'émigrants russes auront retourné la terre, quand les chemins seront devenus plus commodes, quand au lieu de passer par Moscou, il s'écoulera par les lignes nouvelles de Samara à la mer Noire, on quelques jours? Qu'adviendra-t-il de nos marchés, et comme les mesures de protection auront peu d'efficacité contre la pauvreté surproductrice du peuple jeune!
Et lorsque ces pensées nous envahissaient l'esprit, nous nous prenions à aimer davantage toute l'activité de la route paisible qui créait des nations et révolutionnait le monde. Ces gares et le grouillement de leur foule bigarrée, cette voie et le travail qu'elle suscitait, les ponts, ponts de bois à fleur d'eau et dont toutes les poutres craquaient sous la lourdeur du train, ponts de fer monumentaux sur le Tobol, sur l'Irtych et sur l'Ob, tout cela nous devenait plus précieux.
C'était surtout une joie vive que la rencontre de ces larges fleuves qui pénétraient le continent, et qui venaient nouer leur œuvre de commerce à celle de la grande ligne. Le dernier soir, nous avons traversé l'Ob; longtemps à l'avance, une teinte bleue légère, qui coupait le ciel avant l'horizon, nous avait désigné sa vallée. Puis, après une station, le train s'est engagé lentement sur le pont, et nous avons dominé le fleuve. Il était large de près de 1 200 mètres, divisé en deux bras, par une île de sable, où se dressaient de noirs sapins. Sous le soleil chaud de cette soirée, entre les deux gares qui bordaient son pont, il nous apparaissait plus puissant encore, plus dispensateur de civilisation et de fécondité.
À la gare de Samara, comme nous attendions le Transsibérien, nous avions remarqué des hommes, des femmes, des enfants, couchés dans une salle, à l'entour de la vaste bouilloire en cuivre rouge qui était le samovar de la station. Ils étaient là, pêle-mêle, parmi leurs misérables bagages, comme des paquets de haillons; leurs vêtements étaient crasseux, et les vives couleurs avaient passé; les touloupes qu'ils emportaient luisaient de graisse. Des millions de mouches assiégeaient cette misère, se posaient sur les hardes et sur les hommes, sur le visage des enfants, pauvres petits êtres chlorotiques qui ne prenaient plus la peine de les chasser. Quand on entrait, l'odeur violente de la misère russe et la fumée des cigarettes saisissaient à la gorge.
Sur le quai, on entourait un vieux moujik: de longs cheveux gris et bouclés encadraient son front ridé; dans son visage bronzé, les pommettes faisaient saillie et, profondément, les yeux bleus luisaient. Une barbe blanchissante coulait sur sa poitrine entre les deux côtés de la touloupe ouverte. Sous la touloupe, il portait la blouse rouge et le pantalon bouffant; des lacis de toile entouraient ses jambes. D'une voix douce et chantante, il racontait que dans le Gouvernement de Kazan toutes les récoltes avaient brûlé, qu'il était allé plus loin en voyage d'exploration pour voir des terres; et maintenant il revenait, il retournait chercher toute la famille qui allait partir s'installer là-bas.
VUE DU STRETENSK: LA GARE EST SUR LA RIVE GAUCHE, LA VILLE SUR LA RIVE DROITE. PHOTOGRAPHIE DE M. A. N. DE KOULOMZINE.
Ils étaient 200 000, cette année-là, qui partirent pour la Sibérie, pendant les quatre mois de l'été, et que l'on rencontrait en troupes inégales, répandues sur tout le parcours. Depuis que Gregori Strogonoff s'était heurté, pour la première fois, aux peuplades asiatiques, et que le kosak Irmak Timoféévitch avait envoyé à Ivan le Terrible la couronne de Sibérie, le peuple russe tout entier se sentait attiré par l'horizon nouveau du steppe; les «monts de la Ceinture» ne l'arrêtaient point; il sentait, par delà, l'immensité qui était à lui. Malgré le servage, malgré les peines sévères qui frappaient les fuyards, des aventuriers, des paysans plus épris de liberté, partaient; ils savaient passer les monts, se cacher, se terrer dans la taïga, et des communautés russes furent retrouvées plus tard à la frontière de Chine. De hardis chasseurs cherchaient les fourrures; d'autres l'or et les métaux, et les kosaks établissaient leurs ostrogui. C'était comme un retour vers l'Asie qui commençait. Et toute la masse paysanne, rivée à la glèbe, secouait son frein, voulait partir, puisque la plaine amie l'invitait au voyage, puisque l'horizon la demandait. Il fallait des mesures terribles pour la tenir là.
UN POINT D'ÉMIGRATION (page 228).—PHOTOGRAPHIE DE M. A. N. DE KOULOMZINE.
Enfin, après des siècles, l'oukase parvint, l'oukase tant attendu, si souvent annoncé, qui déclarait les paysans libres; cette fois, il n'était point faux. Mais il leur fallait encore acheter cette liberté, payer des droits. Ils payèrent donc, et quand ils eurent payé, quand le chemin de fer qu'on n'avait point fait pour eux eut tracé une facile et large route au travers de l'Asie, la race se réveilla joyeuse; d'une irrésistible poussée, les forces naturelles, longtemps contenues, augmentées de tous les progrès modernes, exaltées par leur liberté, se précipitèrent.
Grande masse instinctive qui accomplit sans la connaître et sans la vouloir sa besogne prodigieuse! Ils n'émigrent point, comme les Allemands, pour créer des débouchés nouveaux au commerce de la métropole, répandre leur langue et partout le respect de leur nation! Ils vont plus loin, parce que la foudre a brûlé les isbas, parce que l'incendie a ravagé les moissons, parce qu'il n'y a plus assez de terres pour la population augmentée des mirs. Ils vont plus loin, parce qu'il y aura peut-être, là-bas, des terres où de grands propriétaires ne feront pas de procès aux petits moujiks imbéciles, où tout le sol, tout l'usufruit du sol appartiendra aux moujiks; ne dit-on pas dans les villages que le labeur est moins rude là-bas, que la terre est plus fertile avec moins de peine, et que toute la récolte appartient à qui la cultive? Et ils vont plus loin, comme les raskolniks et les stranniki, poussés, eux aussi, par leur rêve mystique, stimulés par leur désir de l'âge nouveau, cherchant de steppe en steppe la cité idéale, «le pays des justes», comme le héros de Gorki;—agissant d'instinct, surtout, sans souci jamais du lendemain, la conscience fermée, comme le torrent qui descend la montagne, comme le fleuve qui a crevé ses digues!
Que trouvera-t-il au bout de son espoir? La loi du 2 décembre 1896 l'a réglé: l'émigrant russe va d'abord gratuitement visiter les terres; puis il emmène sa famille. Parfois ce sont des mirs entiers qui s'arrachent au sol et vont établir ailleurs la nouvelle communauté. La terre concédée demeure la propriété de l'État; mais le paysan en a l'usufruit. Chaque émigrant masculin reçoit 16 hectares 5 ares de terre; on lui fait une avance de 30 roubles; on lui donne le bois pour construire l'isba.
Depuis ceux qui revenaient du voyage d'exploration ou qui attendaient le départ, dans le caravansérail de Samara, jusqu'aux paysans de Sibérie que nous avons vus au marché de Tomsk, nous en avons trouvé à chacun des moments de l'émigration.
Un soir, à la gare d'Oufa, il y en avait qui attendaient un autre train pour passer l'Oural; la pluie tombait, et les lampes du Transsibérien répandaient une lueur triste sur le bitume mouillé. Ils étaient tous, quinze ou vingt peut-être, entassés ensemble sur le quai; un monceau de femmes et d'enfants, enveloppés dans les touloupes, étendus là comme des cadavres. Une moiteur humaine s'exhalait cependant de ces paquets de haillons. La gare, trop petite, était pleine, et le train ne partait que le lendemain à cinq heures.
Tchéliabinsk est un point d'émigration: c'est là que l'administration russe règle le sort des communautés ou des individus; sous les hangars de la station ou dans les baraquements, la foule s'entasse en attendant que les passeports soient vérifiés, les terres assignées. On les recueille, nous dit-on, dans des constructions semblables à l'asile de Nijni; on les soigne, on les chauffe, on les nourrit, et c'est de là qu'on les dirige, par des voies diverses, vers les terres nouvelles. Comme nous nous promenions dans toute la gare, nous en avons vu qui allaient repartir, les formalités accomplies; ils souriaient tous, heureux de l'attente enfin terminée, heureux des champs qu'ils allaient ensemencer. Dans un autre coin, un moujik qui revenait d'exploration et qui avait peut-être un peu trop bu de la blanche vodka, délieuse des langues, plaisantait, nous raillait de payer beaucoup de roubles pour voyager, alors que lui, pauvre moujik, allait et venait gratuitement et, dans sa quatrième classe, arrivait tout comme nous.
Plus loin, dans une petite station, un groupe avait campé; avant de construire l'isba, ils avaient dressé près de la voie quelques abris de feuillage. Deux hommes sont venus d'abord, curieux de mieux voir le train et les voyageurs, puis des enfants qui couraient pieds nus, des femmes aux yeux clairs, aux traits plus réguliers et plus déliés que ceux des Grands-Russiens. Ceux-là venaient de Mohilef.
Plus loin encore, des isbas étaient en construction; des moujiks apportaient sur leurs épaules les troncs de sapin équarris, d'autres les ajustaient. Ici encore, ils ne récolteraient rien avant un an, et les femmes apportaient aux voyageurs des baies rouges et des pommes de hêtre, pour gagner quelques kopecks.
Et partout, au long de la ligne, on rencontrait leurs trains, les wagons rouges de quatrième classe, avec leurs petites fenêtres, et qui ressemblaient aux roulottes de nos bohémiens errants. Ils étaient entassés là, heureux pourtant, si, dans les gares, le samovar versait l'eau chaude en abondance, et s'ils pouvaient trouver des poissons séchés ou des fruits.
Ce qui nous frappait surtout, c'était la constante charité des voyageurs; à toutes les gares où nous trouvions des émigrants, ils nous avaient appris à distribuer aux femmes des morceaux de pain, des kopecks aux enfants. Jamais les émigrants ne demandaient; jamais les regards ne convoitaient; c'était en tous la même insouciante résignation. Cependant, la misère était grande, quand il avait fallu quitter le village incendié, les champs dévastés, ou que la famine, décimant les mirs, les avait boutés hors la province.
Mais si développée que soit la charité des hautes classes russes, la collaboration qu'elle crée entre tous n'est point suffisante; elle ne saurait empêcher bien des forces d'être perdues, dans leur libre expansion, sur la terre d'Asie. En poussant instinctivement de ce côté, dès l'instant où il a été dégagé de la terre, le moujik a déterminé de nouveau l'avenir de la race; il a traîné derrière lui le Gouvernement et les hautes classes, tous ceux qui détournaient trop souvent leurs regards vers l'Occident; il les a forcés de le suivre, d'aider son œuvre de leurs efforts et de leur science.
Celui qu'ils avaient négligé ou moqué, qu'ils avaient voulu plier à toutes leurs conceptions de politiciens occidentaux, les a dominés à son tour, parce qu'il est resté plus près de la nature, parce qu'il a obéi plus fidèlement à leur instinct de race! Tandis qu'ils étaient incertains du modèle, qu'ils forgeaient des plans de société, le moujik a agi, et tous se sont reconnus dans son action.... Mais qui sait si tout là-bas, à la limite de l'Asie, les combinaisons ambitieuses n'ont point, de nouveau, compromis l'avenir? Qui peut dire si l'œuvre pacifique de la race sortira intacte de la lutte présente?
(À suivre.) Albert Thomas.
ENFANTS D'ÉMIGRANTS (page 228).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—20e LIV. No 20.—20 Mai 1905.
UN PETIT MARCHÉ DANS UNE GARE DU TRANSSIBÉRIEN.—PHOTOGRAPHIE DE M. LEGRAS.
LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE[4]
IMPRESSIONS DE VOYAGE DE MOSCOU À TOMSK,
Par M. ALBERT THOMAS.
V. — Tomsk. — La mêlée des races. — Anciens et nouveaux fonctionnaires. — L'Université de Tomsk. Le rôle de l'État dans l'œuvre de colonisation.
LA CLOCHE LUISAIT, IMMOBILE, SOUS UN PETIT TOIT ISOLÉ (page 236).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
À Tomsk, où notre voyage aboutissait, nous avons eu la sensation de ce que devrait être toute l'œuvre russe, si elle était bien conduite: le moujik colonisateur pénétrait les autres races; les hautes classes l'aidaient par leur hardiesse dans les entreprises, par leur dévouement dans les fonctions publiques; le Gouvernement dirigeait et réglait les efforts. Et c'était une œuvre de civilisation, où la race qui colonisait se découvrait elle-même, dans l'exaltation de ses forces, fixait son caractère et se grandissait par l'action. Cette Sibérie occidentale, cette plaine immense avec ses bouquets de bouleaux, ses fleuves analogues à ceux de la plaine européenne, qu'était-elle autre chose qu'une Russie exagérée, et où il fallait refaire en plus grand le travail qui avait fait la Russie?
C'est pour cela que la force du peuple s'y exerçait plus obstinément à coloniser et que l'intelligence y multipliait les œuvres.
Nous étions arrivés tard à la gare de Taïga, où M. M... et le commandant N... nous avaient quittés; ils devaient suivre plus loin la grande ligne. Puis, pendant toute la nuit, le train nous a cahotés lentement, sur les 65 kilomètres qui séparent Tomsk de Taïga. Au matin, on nous a réveillés: nous étions devant une station blanche. Nous nous sommes levés, nous avons rassemblé nos bagages, et M. Orloff a sifflé des isvotchiks; Tomsk, comme toute ville sibérienne qui se respecte, était cachée à quelques verstes de sa gare.
Un tronçon de route conduisait jusqu'à une plaine vague, à l'herbe rare et jaunie, où les conducteurs de voitures s'étaient fait un chemin à leur gré. Des deux côtés de la route primitive, que des prisonniers étaient occupés à remblayer, à transformer en chaussée solide et définie, les sinuosités des ornières marquaient dans la boue ou la poussière les chemins les plus usités; les frôles drojkis ou les télègues manquaient à tout instant de culbuter dans des fondrières.
À la moindre pluie, cette plaine n'est plus qu'un vaste marécage, où les roues disparaissent tout entières. Quelques maisons se sont établies là, pourtant; des isbas sales, groupées autour d'une mare, sur le bord de la route, des traktirs borgnes, des marchands de fruits ou des fabricants de cercueils, tout un quartier d'aspect peu sûr, comme toujours ces alentours de gares sibériennes, sans administration ni police, où l'assassinat est fréquent, où «la nuit, comme nous disait un Russe, les moujiks ont coutume de demander les papiers». Puis nous sommes passés près d'une église à clochetons verts, et dont la cloche luisait, immobile, sous un petit toit isolé. Enfin, par une pente rapide où les cochers ont lancé leurs chevaux, nous sommes descendus dans la ville.
Dans une vallée que les collines de la rive droite de la Tome élargissent en cet endroit, elle a groupé ses maisons grises et ses toits verts, tantôt arrêtés au pied des hauteurs, tantôt envahissant leurs montées jaunâtres quand elles se rapprochent du fleuve; des dômes d'or n'y flamboient pas, mais comme dans un village, les murailles plus blanches de quelques églises ou la vive verdure d'un jardin illuminent d'un peu de gaieté cette mélancolie.
Il y eut bientôt un coin de la ville que nous connûmes mieux, un coin délicieux que nous avons affectionné davantage, durant les quelques jours que nous y sommes demeurés. C'étaient les environs de notre hôtel, l'hôtel d'Europe.
Dans une sorte de fossé, de vallon minuscule, et qui faisait songer à une carrière abandonnée depuis longtemps, un ruisseau coulait, l'Ouchaïka, qui coupait la ville en deux. Il roulait encore en cette saison un peu d'une eau malpropre, où des blanchisseuses cependant lavaient leur linge. À droite, cette dépression du sol était bordée par une large rue, une place plutôt, limitée par toute une rangée de boutiques basses, d'où parfois la muraille nue d'une église ou la façade régulière d'une maison moderne s'élevait. D'un côté, cette rue menait au pied de la colline, tantôt grise, tantôt égayée par les teintes claires d'un jardin; une chapelle blanche y riait sous le ciel chaud. De l'autre, elle aboutissait dans une vaste place, devant la berge de la Tome. Là, une église allongeait son mur, dont les fenêtres, ornées de vitraux, laissaient venir jusqu'à la rue le bruit des offices. C'était une assez grande église, mais elle avait un air pauvre et délabré. Dans ce pays où les plus simples sanctuaires ont un aspect neuf, où l'on rebadigeonne sans cesse les cathédrales du Kreml et les vieilles peintures, on prenait plaisir à voir ces murs, dont les plâtres tombés avaient mis la brique à nu, ces ornements d'or pâlis et cette teinte bleue du dôme, ternie par le rude climat.
NOUS SOMMES PASSÉS PRÈS D'UNE ÉGLISE À CLOCHETONS VERTS (page 230).—PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
De l'autre côté de la rue, ou plutôt dans le milieu même de la chaussée, de petits arbres entouraient la chapelle d'une icône, étincelante de lumière. Elle était précédée d'un long abri, où de nombreux fidèles pouvaient se prosterner. Parfois, la voiture de l'icône stationnait là, une berline attelée de trois chevaux, où les moines la transportaient, quand des particuliers désiraient la recevoir, pour attirer sur leur demeure des bénédictions. Plus loin, c'était la place avec de petites halles, comme dans nos villes de province, avec un marché en plein air, très animé; tout autour, des maisons plus serrées, plus hautes et plus blanches: un nouveau quartier de commerce. Quelques pas encore, et l'on découvrait le cours de la Tome, une rivière bleue, plus large que notre Seine. Elle miroitait gaiement au soleil et se mêlait à la plaine, dans un horizon qui semblait tout proche. La ligne verte de l'autre rive, plus élevée, bornait le regard, et comme rien ne la dépassait, comme c'était partout au-dessus d'elle l'immensité vaste du ciel, l'imagination retrouvait la plaine qui recommençait.
À distance à peu près égale de la colline et de la Tome, une autre rue joignait la première au coin de l'hôtel d'Europe, et sur un pont de bois qui grondait sourdement au galop des troïkas, elle franchissait l'Ouchaïka. Elle venait, large et droite, depuis l'extrémité de la ville, depuis l'horizon clair qu'on apercevait là-bas, entre les deux rangées des maisons basses et leurs trottoirs de bois. Des files interminables de charrettes s'avançaient, par trente, par cinquante, comme de longues caravanes, au pas lent des petits chevaux, attachés souvent à la voiture qui les précédait, et les blouses rouges des conducteurs se dandinaient à côté. Comme à Tchéliabinsk, comme à Omsk, on avait sur cette route l'impression du plus loin, du plus avant, toujours; Tomsk n'était encore qu'un campement, une auberge sur la longue voie que suivait l'émigration. Par delà l'Ouchaïka, la route bordée d'une barrière contournait un instant la petite vallée creusée par le fleuve, puis montait toute droite vers la haute ville, où se groupaient, comme en un Kreml non fortifié, la cathédrale et le palais du gouverneur, l'Université et les bâtiments administratifs. C'était de là que descendaient les fils du télégraphe et du téléphone, et leur réseau enveloppait la ville. Quand venait le soir, les lampes électriques, suspendues à deux poteaux, répandaient en cercles leurs lueurs bleues.
TOMSK A GROUPÉ DANS LA VALLÉE SES MAISONS GRISES ET SES TOITS VERTS (page 230).—PHOTOGRAPHIE DE M. BROCHEREL.
Grandes routes ou petits chemins, les rues de Tomsk étaient toutes semblables: une simple bande de terrain que l'on n'empierre sans doute jamais, limitée par les maisons qui la bordent, et, pendant l'été, rarement praticable aux piétons, soit que la pluie en ait fait un marécage infect, soit que le soleil, séchant la boue, y amoncelle la poussière. Par bonheur, il y avait les trottoirs, des trottoirs en bois, élevés au-dessus de la chaussée, et où l'on monte par des escaliers de deux ou trois marches. C'est sur cette estacade improvisée au-dessus de la mer de boue qui envahit les rues, que nous pouvions faire quelques promenades à travers la ville. De distance en distance, aux carrefours, en particulier, un parquet de bois, que la boue couvrait parfois, réunissait les deux trottoirs et permettait de traverser la rue. Les maisons étaient basses, avec des boutiques en sous-sols et de grandes enluminures d'enseignes. Une odeur de fruits s'en exhalait, parfois l'odeur des petites pommes vertes qui se vendaient partout, sur les étals du marché, dans les gares du Transsibérien, aux débarcadères de la Volga.
Mais plus que la ville, le peuple, la rue nous charmait. Ce n'était plus le bonheur naïf et à demi mystique du moujik de Moscou, quand il se confondait dans la sainteté de la ville; le travail était là comme plus positif: chacun paraissait plus ardent à sa tâche, définie et limitée. Les porteurs d'eau descendaient vers la Tome, avec leur petit cheval et leur tonneau; ils entraient dans le fleuve, et debout sur le rebord de leur véhicule, à l'aide d'une large écope, ils remplissaient le tonneau; puis, dans la boue, tous les muscles tendus, les petits chevaux nerveux gravissaient la berge. Sur le bord de l'Ouchaïka, quatre ou cinq isvotchiks formaient toujours comme une station de fiacres; ou les entendait à toute heure échanger leurs plaisanteries, mais le moindre coup de sifflet les mettait en émoi, et, rivalisant de vitesse, ils galopaient comme des cochers antiques, caracolaient devant le client, qui choisissait. Le matin, ils descendaient eux aussi dans la Tome et lavaient leurs voitures. Dans les rues, les marchands de kvass sollicitaient un achat; d'autres offraient des graines de tournesol, des sortes de prunelles et des pommes de kèdre. Et sur les trottoirs, il y avait des groupes de gens assis, causant ou grignotant des graines: c'étaient des dvorniks et des commissionnaires, toujours prêts à courir pour quelques kopecks.
De nos promenades parmi cette foule mêlée, nous avons gardé une impression bizarre de méfiance et de curieuse amitié. C'est que cette ville abritait, en effet, des individus de toutes nations, de toutes classes, de toutes qualités. Au milieu des Russes, des Polonais, qui sont nombreux ici, dit-on, et que nous ne savions discerner, on rencontrait des indigènes asiatiques, des Kirghizes ou d'autres races amenées là, des hommes au teint bronzé, aux cheveux noirs, aux yeux vifs, vêtus de longs manteaux, coiffés de toques à fleurs et que nous appelions d'un seul nom: des Tatars. Ça et là, quelques Chinois, presque aussi rares qu'à Nijni, éveillaient l'attention. Ils vendent librement du thé et des peaux, et font clandestinement le commerce de l'or. On nous désignait aussi des Sibériens plus vigoureux, plus massifs que les Russes: ils avaient, en général, le teint basané, moins pâle; les femmes étaient lourdes et fortes, sans beauté, et notre ami K... en tchinovnik insolent, leur lançait au passage un «Sibirskaïa!» de mépris. Il faut convenir d'ailleurs avec Catherine II «que les beautés de Iaroslav sont bien autre chose que les femmes sibériennes».
APRÈS LA DÉBÂCLE DE LA TOME, PRÈS DE TOMSK (page 230).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. LEGRAS.
Avec cette population confuse, Tomsk apparaît d'abord comme la ville orientale, le marché constant où les nomades, venus de loin, rencontreront les marchands. Mais en même temps que cette affluence, Tomsk a dû recevoir d'autres activités, qui ont augmenté l'âpreté des luttes; à coté des émigrants, des entrepreneurs, des tchinovniks, dont la foule s'est entassée là depuis cinquante ans, toutes les années lui ont amené des aventuriers et des condamnés. C'étaient des aventuriers déjà, ces brigands des rives du Don, que le kosak Irmak Timoféévitch avait entraînés avec lui à la conquête des régions nouvelles; et la Russie n'a cessé de produire de ces conquistadores, de ces hardis coureurs, moitié brigands, moitié chasseurs, qui allaient habiter dans les ostrogui des kosaks. Puis les «criminels» et les «politiques» ont été déportés là, pêle-mêle; on ne les distingue pas du reste de la foule; ils sont tenus seulement à la résidence, et se sont recréé bien souvent une «situation». Tel cocher est un ancien criminel; tel marchand a été condamné pour vol; tel prince célèbre, qui emploie ses loisirs forcés à faire des enquêtes sur la Sibérie, est un concussionnaire de marque, dont les exploits en ce genre ont le don de réjouir la haute société russe. Comment s'étonner que la police russe s'exagère encore ici, s'il est possible,—et que quelque haut fonctionnaire à l'uniforme imposant vienne, par exemple, nous interroger sur nos passeports, dont quelques traits le préoccupent! Pays neuf, où se ruent les appétits égoïstes dans une espérance de satisfactions plus amples; mêlée des races qui fait l'effort plus pénible et plus obstiné le travail; résidence de condamnés politiques à l'intelligence élevée, à la volonté ferme, et de criminels; ville au milieu d'un désert avec tous les raffinements des jouissances, où les passions seront plus âpres et les désirs plus véhéments! Fatalement ici, parmi la race vigoureuse, mais encore indécise, forte au bien comme au mal, le vice s'épanouira et il usera peut-être l'énergie du peuple!
LE CHEF DE POLICE DEMANDE QUELQUES EXPLICATIONS SUR LES PASSEPORTS (page 232).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Les hôtels sibériens donnaient bien cette impression; malgré leurs lampes électriques, malgré les belles salles de billard ou les salons de restaurant avec leurs orgues monumentaux et leurs pianos mécaniques, ils avaient une apparence d'auberge louche, où des domestiques hypocrites et crasseux devaient partager avec le patron les produits de leurs vols. À l'hôtel d'Europe où nous étions, c'était un spectacle curieux que le va-et-vient continuel des paysans qui venaient vendre aux voyageurs du pain, du beurre ou des fruits; en Sibérie, on ne demande souvent à l'hôtel qu'une chambre et un samovar; les Russes apportent toujours leurs oreillers et leurs draps et achètent leurs repas à ces marchands du dehors. Nous couchions tout en haut, à côté d'un ménage de domestiques, dont le sourire volontairement niais et l'empressement suspect nous tinrent toujours en méfiance.
À l'hôtel de Russie c'était autre chose; on n'y pouvait venir, à n'importe quelle heure du jour, sans y rencontrer quelques femmes, vêtues à l'avant-dernière mode de Paris, et qui étaient sans doute attachées à l'établissement. Là-haut, dans les salons particuliers, les conducteurs du train, les «beaux ingénieurs» et quelques tchinovniks de leurs amis célébraient avec elles leur séjour à Tomsk. Forts au plaisir comme ils pouvaient l'être au travail, ils passaient là les nuits et quelquefois la moitié du jour à chanter et à boire.
À une extrémité de la ville, quand on avait traversé les derniers faubourgs et qu'on atteignait la lisière des champs, un café-concert, un «jardin», comme on disait, était caché dans un assez joli bois. Le jour, il était désert; à peine un étranger y venait-il en promenade. Mais le soir, lorsque la nuit était tombée, les isvotchiks commençaient d'arriver; au-dessus de la porte d'entrée où l'on pouvait lire, en lettres de bois, le nom de l'établissement: Sad Rossia, deux quinquets répandaient une lueur faible. C'était une promenade délicieuse que de venir à cette heure-là, à la limite de la ville et de la plaine, au galop nerveux du petit cheval et parmi les cahots des ornières. Hors des maisons enténébrées, aucun rayon de lumière ne filtrait. Un souffle frais arrivait par-dessus la plaine, caressait le visage; dans le ciel illimité, les étoiles brillaient. Et il faisait bon encore dans les coins plus retirés, lorsque dans le feuillage où s'éteignaient les notes criardes, la fraîcheur du soir pénétrait et tombait lentement parmi les nappes de chaleur que le jour avait accumulées. Quant au concert, sous le baraquement où il était installé, on eût dit quelque concert de barrière; l'expérience de Nijni nous avait prouvé, d'ailleurs, qu'en cette matière, les Russes ne sont pas d'une grande exigence. Pour nous, bien qu'intéressés plutôt par la grosse sottise du public, nous sourîmes de pitié quand quelques malheureux chanteurs, hommes et femmes, en costume de marins français, vinrent nous chanter une chanson allemande sur l'air connu des Matelots. C'était là le plaisir des marchands, des petits fonctionnaires qui repartaient continuer leur noce dans les maisons de Tomsk. Quelquefois, dit-on, le moujik veut avoir aussi sa part de plaisir, et il détrousse le fêtard au bord du chemin.
Mais ce n'était point là tout Tomsk; les colonisateurs y poursuivaient leur labeur, et lui donnaient son caractère; les indigènes et les premiers colons qui avaient vécu sous la protection des kosaks, les Sibériens et les déportés, toutes les populations qui s'étaient formées là successivement, puis pêle-mêle, le flot d'hommes que le chemin de fer apportait pendant les mois des étés, tout se confondait là. À vrai dire ce n'était point, à ce qu'il nous parut, un peuple nouveau qui naissait, une race nouvelle qui se démêlait. Quels que soient, en effet, le caractère et l'avenir des autres Sibéries, ici, dans cette Russie nouvelle, identique de climat et de sol à l'ancienne, c'était l'œuvre primitive, l'œuvre instinctive et obstinée de la russification qui continuait de s'accomplir plus complexe encore et plus parfaite, puisqu'elle éprouvait plus de résistance.
Oui, c'était vraiment la Russie que l'on retrouvait dans sa primitive vigueur. D'abord, la masse anonyme des émigrants avait fécondé le sol nouveau. On les retrouvait sur la grande place, aux bords de la Tome, les jours de marché, vendant les fruits, les produits de la terre, devant leur télègue; puis ils repartaient au long des rues poussiéreuses, s'arrêtant parfois pour un achat, et sur la litière de foin, femme, enfants, toute la famille aux vêtements rouges, était entassée. Et c'étaient bien les mêmes paysans, plus bronzés seulement, moins pâles, et (peut-être était-ce une illusion!) de figure plus animée.
LA CATHÉDRALE DE LA TRINITÉ À TOMSK (page 238). PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU "GUIDE DU TRANSSIBÉRIEN".
C'étaient eux encore que nous avons vus défiler en une longue procession, un jour de fête, celui des Préobrajéniés, où l'orthodoxie consacre les fruits de la terre. La veille, toutes les cloches l'avaient annoncé; les notes sourdes des bourdons ou les battements plus secs, plus allègres des petites cloches étaient tombés en pluie pressée sur les toits plats, dans les rues larges, et s'étaient perdus dans le ciel et sur la plaine. Au matin, ils avaient de nouveau chanté leur appel joyeux, et les paysans étaient revenus une fois encore avec tout le grouillement de leurs vêtements rouges; et les femmes étaient endimanchées, plus élégantes dans l'enveloppement de leurs châles neufs. Puis, dans un nouveau carillon, les processions s'étaient mises en marche, les étendards d'or en avant, les popes majestueux et hâtifs, enfin la foule naïvement heureuse, qui les suivait sans recueillement. Bruit des chants et murmure de la religieuse cohue, grouillement des vêtements clairs, et par-dessus tout, l'averse ininterrompue des carillons.
Et c'étaient encore des Russes que nous rencontrions aux hôtels, sur les trottoirs de bois, dans les bureaux des administrations ou dans les salles de l'Université, tout un peuple de fonctionnaires, d'avocats, de médecins, de professeurs, venus de Pétersbourg ou de Moscou, des marchands, de grands entrepreneurs. Sans doute, ce ne sont que des portraits trop exacts que ceux faits si souvent de ces hautes classes, sottement pliées à des coutumes d'emprunt, raffinées et sceptiques, et recherchant uniquement, parmi les intrigues des salons et de la cour, des satisfactions personnelles, de ces marchands égoïstes, âpres au gain, usuriers et voleurs, de ces tchinovniks, à la fois insolents et plats, qui profitent de l'anarchie administrative pour exploiter le peuple et voler l'État. Mais, dans la jeune génération, des éléments nouveaux se sont révélés: princes, commerçants et industriels délaissant Pétersbourg pour venir extraire de la houille en Sibérie, ou tchinovniks consacrant leur vie à amoindrir la souffrance du paysan et à assurer son voyage.
TOMSK: EN REVENANT DE L'ÉGLISE (page 234).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Après nos promenades dans la ville, ou lorsque nous étions las des plaisanteries d'un K..., il y avait un endroit solitaire où nous aimions nous réfugier: une chambre de l'hôtel de Russie, petite et claire, où il y avait du silence et du travail. Un fonctionnaire y logeait, un ingénieur agronome, chargé d'une répartition des terres. Nous l'avions rencontré sur le Transsibérien, et bien qu'il ne nous eût pas souvent adressé la parole, nous avions été heureux de le retrouver après le départ de nos camarades; sa modestie et sa douceur donnaient confiance. À toute heure du jour, lorsqu'il n'était point en voyage, nous étions assurés de le trouver devant sa table, entre des cartes et des mémoires, près du samovar qui chantait.
Nous aimions son isolement, son travail d'esprit net, énergique et lucide, qui réglait modestement la vie de populations entières, et c'était pour nous une vraie joie, lorsqu'il voulait bien distraire quelques minutes pour parler de son labeur, de ses fonctions, de toute la grande émigration. Nous aimions à deviner son dévouement qu'il ne disait pas, quand il nous parlait avec amour des campements, des nouveaux villages et de la qualité des terres.
Et nous resongions alors à la cohue des trains sibériens, du train de luxe surtout, à ces travailleurs qui venaient soutenir par la hardiesse de leurs entreprises, par leurs capitaux et leur intelligence, par leur dévouement de fonctionnaires, que la routine n'entravait point, l'instinctive poussée des paysans. Alors nous comprenions plus intimement le caractère et les paroles de M. M..., son mépris pour ces Français qui restent au foyer, qui ne savent point eux-mêmes exploiter leurs capitaux, qui préfèrent, dans la crainte des risques, les prêter à un État, et son admiration pour ceux qui savaient sacrifier les plaisirs aux vastes entreprises. Avocat et bien renté comme lui, un Français se serait fait dans les milieux intellectuels de la capitale une vie de dilettantisme oisif; lui, l'instinct colonisateur l'avait poussé, comme le moujik, et cette souplesse, cette jeunesse, d'un esprit qui voulait tout embrasser, aller au fond de tout, et que la science aurait enivré, il la sacrifiait à cette œuvre réaliste, ou plutôt il la consacrait comme une force nouvelle de civilisation. Puis nous nous rappelions la passion avec laquelle ils s'entretenaient tous du chemin de fer, des canaux, des terres à exploiter, des moyens de culture; nous nous rappelions ces histoires qu'on nous avait contées d'exilés politiques se donnant à la même œuvre, demeurant en Sibérie, même après leur peine terminée, pour coloniser encore. Et il nous semblait presque alors que nous avions part à leur activité, et que nous allions être entraînés avec eux dans l'immensité de leur œuvre.
TOMSK N'ÉTAIT ENCORE QU'UN CAMPEMENT, SUR LA ROUTE DE L'ÉMIGRATION (page 231).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
C'était cette joie qui les animait tous, qui les soulevait, qui les faisait déborder de force et d'espoir, et qui les entraînait sur les grands chemins. Enfin! ils avaient pris conscience de leurs destinées, de leur mission dans le monde; ils s'étaient déliés de tous leurs préjugés, de toutes leurs croyances d'Occidentaux que les circonstances politiques condamnaient à l'impuissance; ils avaient suivi le moujik, "l'humble camarade", qui obéissait naïvement à l'instinct de la race, et de cet instinct ils avaient pris une claire conscience. Autrefois, toutes les classes étaient isolées dans leur tâche, vivaient et travaillaient seulement dans l'intérêt de la couronne. Maintenant, toutes les forces étaient associées dans une œuvre commune, dans la besogne de la race, et les hautes classes devenaient ardentes à instruire le peuple par les écoles privées, par les sociétés d'instruction primaire, pour l'aire l'union plus féconde encore, et plus accompli le travail. Le caractère se fixait, se déterminait dans l'action par cette création d'une Sibérie, qui allait devenir comme le modèle de la Russie future.
UNE RUE DE TOMSK, DÉFINIE SEULEMENT PAR LES MAISONS QUI LA BORDENT (page 231).—PHOTOGRAPHIE DE M. BROCHEREL.
Quand nous sortions de chez l'agronome et que nous nous retrouvions dans les rues de Tomsk, après ces moments de conversation et de rêverie, la ville nous semblait tout inachevée, non point endormie à la manière de la Grande-Russie, dans une indétermination séculaire, mais comme un prodigieux chantier, où l'on hâtait la construction de la cité prochaine. On n'en pouvait douter à l'heure qui précède le crépuscule, lorsque des coulées d'or pâli glissaient à l'horizon; ça et là, c'étaient des places nues, baignées de clarté, des espaces non bâtis encore; une palissade de bois entourait encore la cathédrale inachevée; les rues boueuses semblaient des alentours de palais en construction, détrempées par les mortiers, défoncées par les lourds chariots; là-bas, les maisons grises n'étaient plus que des baraquements d'ouvriers, et les hauts poteaux du télégraphe, du téléphone, des lampes électriques, formaient l'échafaudage géant de la ville future. La Tomsk actuelle semblait plus frêle, plus au ras du sol, dans le triomphe de cette lumière vermeille qui la submergeait; mais on pressentait la ville définitive et solide qui devait naître.
Nous sommes allés à l'Université. Elle est isolée dans un bois de bouleaux, là-bas, à l'extrémité de la ville, passé la cathédrale et le palais du gouverneur. Son domaine s'étend au long d'une large route dont l'autre côté est semé de villas, prenant leurs aises dans des jardins boisés. Nous avons découvert les longs bâtiments blancs où elle s'abrite; les isvotchiks ont franchi la barrière du bois et nous ont menés par une allée solide, bien sablée, devant la grande porte.
Nous nous réjouissions à la pensée que nous allions trouver des étudiants russes, qui nous diraient leur travail, leurs projets, un recteur que les conditions mêmes de notre voyage intéresseraient et qui allait nous parler à la fois de nos Universités et de celle de Tomsk, des études qu'on y faisait, des programmes!... Nous espérions qu'il serait tout heureux de nous recevoir, de nous donner en abondance des renseignements, de nous faire connaître des "camarades" de Sibérie. Il y avait bien de la vanité, peut-être, dans ces imaginations; mais elle était si naturelle!
Nous fûmes déçus. Nous avions oublié pour ces camarades ce que nous n'oublions pas pour nous-mêmes, qu'ils avaient aussi des vacances en Sibérie! Chez le recteur, notre visite fut pénible; il y mit infiniment de bonne grâce; mais, chose qui nous étonna! malgré dix mois de séjour en France, il baragouinait à peine quelques mots de français. Devant un si haut personnage, Orloff semblait s'effacer. Nous aurions pu audacieusement risquer un discours latin; la conversation se fit en allemand, très laborieuse. Nous avons compris que l'Université ne se composait encore que d'une faculté de médecine,—car c'était de médecins que le besoin se faisait sentir tout d'abord en ces pays neufs; qu'une faculté de droit allait ouvrir à la rentrée prochaine, que les autres viendraient plus tard. Puis il nous apprit que les élèves étaient en vacances, qu'ils étaient externes, que quelques-uns cependant logeaient dans un pavillon particulier, qu'il nous désigna dans un coin du bois, primitive Sorbonne de l'Université qui naissait! Le recteur nous avait l'air d'un administrateur bienveillant et doux; il était gros, un peu crasseux, nonchalant, peu intéressé au fond, et nous cachait mal l'ennui que lui causait notre visite.
Le lendemain, le bibliothécaire devait être là; nous sommes revenus le trouver. C'était un homme encore jeune, un peu hirsute, qui cachait dans sa barbe un visage malicieux: on devinait derrière les lunettes la vivacité de ses yeux de myope, son regard limité et aigu. Il parlait un français agréable, et se servait assez drôlement des préjugés accoutumés contre nous. Il savait les noms des voyageurs qui étaient passés par Tomsk et racontait sans rire l'histoire de leurs méprises. Plein de prévenance et fort instruit, il connaissait admirablement les trésors confiés à sa garde, toute cette collection dont le fond principal est constitué par l'ancienne bibliothèque du comte Strogonoff. Il nous a montré des éditions rares de Boccace, de Lucien, de Daphnis et Chloé, de la Pucelle, la plupart ornées de fines gravures du XVIIIe siècle. Il cherchait les plus licencieuses, pensant peut-être que c'étaient celles-là auxquelles des Français devaient prendre le plus de plaisir; d'ailleurs il connaissait fort bien leur place.
Il nous fit remarquer encore une vieille bible allemande du XVIe siècle, une chronique depuis l'origine du monde, vieux livre en lettres gothiques, édité à Nuremberg en 1493, de pittoresques reproductions de Sainte-Sophie, toute une collection de vieilles estampes pour les œuvres de Shakespeare, enfin des livres de la bibliothèque du roi de France, reliés en rouge avec des fleurs de lys d'or, et il s'est donné la petite satisfaction du Moscovite qui montre au Kreml nos canons de 1812: «Vous ne les avez plus!», répétait-il. Plus loin, sur une édition de Lucrèce, il s'est fort amusé à nous faire lire, à haute voix, une page de latin. Enfin, il nous a salués cérémonieusement et est retourné à son travail.
Ça et là, dans les rayons, nous avions aperçu, non sans étonnement, les œuvres de Guizot, le XIXe siècle de Michelet, surtout d'assez nombreux traités d'économie politique, enfin des écrits de Pecqueur, de Proudhon et d'auteurs socialistes.
Avec les appartements de quelques fonctionnaires et la bibliothèque, l'Université contient encore des salles de clinique, de curieux musées de géologie et d'archéologie. Nous nous sommes promenés dans les couloirs, dans les salles où pénétrait librement la clarté du jour; lorsqu'on regardait par la fenêtre, les yeux se reposaient sur le feuillage vert tendre des bouleaux. Un calme profond, le silence d'un grand couvent. Le jeune homme blond qui nous conduisait marchait d'un pas lent et respectueux. Nous avons visité une sorte de parloir, de salle de réception, où le tzar s'est arrêté pendant son voyage de tzarévitch à travers l'Asie, et où il a laissé son portrait avec sa signature: le guide nous fit découvrir. Enfin, tout au bout de longs couloirs, et comme dominant tout le reste, la chapelle.
L'Université dépendait de l'État, de l'État religieux et autocratique, mais l'État, c'était ici la grande puissance qui colonisait.
LES CLINIQUES DE L'UNIVERSITÉ DE TOMSK (page 238).—PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU «GUIDE DU TRANSSIBÉRIEN».
Lorsqu'on errait à travers les rues de la ville, dont les maisons basses semblaient toujours provisoires, la cathédrale de pierre, qui était presque achevée, le palais du gouverneur, les nombreuses administrations du chemin de fer, des voies fluviales et des routes, et même le bureau de poste, dans son haut pavillon de bois, nous apparaissaient au contraire comme les points solides où s'appuyait l'activité des colons. Lorsque nous voyagions de bureau en bureau pour avoir des renseignements, nous avions plaisir à passer dans ces antichambres un peu solennelles, avec leurs huissiers cérémonieux, avec leurs glaces et leurs grands escaliers de bois, à pénétrer dans le bourdonnement de ces salles où retentissaient plus haut la sonnette du téléphone et les petits coups secs des appareils télégraphiques, ou bien dans le silence de ces bureaux, dont les tables étaient surchargées de cartes, de mémoires, de rapports, imprimés ou manuscrits, et où travaillaient de hauts fonctionnaires toujours bienveillants. Quelle joie, encore, dans ce bureau tumultueux de la poste, où l'on apercevait, courbées sur les appareils, des jeunes filles, serrées dans leurs dolmans à boutons de métal, attentives, comme si elles avaient eu conscience de la valeur de leur tâche! Sans doute, nous connaissions les habitudes anarchiques de l'administration russe; à l'heure même, nous eûmes à en souffrir, mais nous ne pouvions nous empêcher d'imaginer le rôle de cette colonisation officielle qui, dans un État renouvelé, compléterait et grandirait l'autre. C'est qu'elle était gigantesque la besogne qui revenait à l'État, le Transsibérien d'abord, la grande ligne qui avait pénétré le pays; les commissaires d'émigration qui préparaient et réglaient le voyage des paysans; les ingénieurs qui hâtaient la construction des embranchements nouveaux, qui allaient faire des forages dans le steppe pour trouver l'eau nécessaire; les enquêteurs qui reconnaissaient la qualité des terres, les mœurs, le tempérament des habitants primitifs; les agronomes qui faisaient le partage du sol, tout ce peuple de fonctionnaires dépendait forcément du Gouvernement central.
LES LONGS BÂTIMENTS BLANCS OÙ S'ABRITE L'UNIVERSITÉ (page 237).—PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU «GUIDE DU TRANSSIBÉRIEN».
Paysans, hautes classes, État, trois forces associées dans la même œuvre. Mais de ce qu'il y a fatalement collaboration, il doit s'ensuivre une révolution profonde dans l'État russe.
Longtemps, bien longtemps, presque depuis le jour où Pierre le Grand avait rêvé de faire de la Russie la représentante de l'Europe en Orient et l'héritière de sa politique traditionnelle contre le Turc, une sorte de discordance profonde avait régné entre l'État et le peuple. Pour faire la Russie plus forte, pour dégager son corps entravé et massif, Pierre le Grand avait dû lutter contre les nations occidentales et avec leurs propres armes. Alors il avait créé cet État moderne, à l'européenne, création artificielle et voulue, qui avait soulevé tant de haines. Contre la Suède, contre la Pologne, contre la Prusse, contre l'Autriche, ses successeurs avaient poursuivi ses guerres et ils avaient perfectionné ses institutions européennes.
Mais le peuple ne suivait pas: sourdes, les oppositions persistaient; et dans la masse amorphe de l'immense nation, l'État centralisé n'avait point de racines. Parfois, il est vrai, lorsque la lutte contre le Polonais hérétique ou contre le Turc impie réveillaient les vieilles croyances, il semblait momentanément qu'il y eût accord entre la nation russe et cet État moderne; l'enthousiasme pieux et le calcul des princes semblaient tendre au même but. Parfois encore, à quelques moments terribles de son histoire, la Russie connaissait cette unanimité profonde entre le Gouvernement et la masse qui atteste l'existence d'un peuple; dans le péril de 1812, par exemple, lorsque l'ennemi souillait le Kreml, lorsque les savants d'Occident devaient abandonner la défense au vieux Kutusow, alors le peuple se sentait groupé autour du Gouvernement moderne, et le Gouvernement moderne se mettait au service du peuple. Mais cette unité n'était que passagère; la crise passée, les princes et les leurs continuaient d'intriguer, de lutter en Occident, tandis que la nation, sacrifiée et résignée, rêvait, dans la misère, du jour heureux où le tzarisme donnerait enfin aux moujiks et les terres et le bonheur.
Mais où les trouver ces terres? où le trouver ce bonheur? Au loin, dans la plaine, la race errante et vagabonde les cherchait, la race colonisatrice qui depuis Novgorod-la-Grande et Moscou avait peu à peu envahi, conquis, russifié l'immense pays. Le jour où le chemin eut été désigné, le jour où le voyage enfin fut possible, des masses partirent. Coûte que coûte, il fallut suivre; le Gouvernement, lui aussi, dut se retourner vers l'Asie; il dut aider le peuple dans son labeur sibérien.
De là vient l'originalité étrange de cette colonisation sibérienne: elle ne procède pas d'une tradition politique, comme celle qui s'accomplit dans le Brandebourg; elle n'est pas l'œuvre voulue, systématique d'un État qui dirige tout, qui conduit tout. Elle n'est point due, non plus, comme la colonisation du Far West à des initiatives individuelles et réfléchies; on ne les rencontre ici que dans les hautes classes et en nombre limité. Elle est seulement comme la continuation, le prolongement de l'œuvre instinctive de colonisation et d'assimilation qui caractérise la race russe.
Mais alors on conçoit le rôle propre qui doit être celui de l'État russe; Gouvernement paternel, par tradition, il a le devoir de protéger, d'aider les masses instinctives dans leur poussée vers l'Asie; c'est à l'œuvre pacifique de colonisation qu'il doit consacrer ses ressources nouvelles. Mais l'œuvre entreprise exige aussi qu'il soit un Gouvernement économique et industriel. Il répondrait ainsi à la conception politique de la haute classe. M. M... et tous ceux que nous avons rencontrés aimaient à nous répéter alors qu'il était oiseux de discuter de la forme du Gouvernement. L'essentiel était que le Gouvernement favorisât les entreprises, fît des enquêtes, établît des communications, répandît partout le bien-être et la prospérité. Et c'était avec enthousiasme qu'ils décrivaient l'œuvre de l'État, la construction des chemins de fer ou des canaux, les enquêtes, les règlements de l'émigration, et cette union économique que l'activité centralisatrice allait réaliser entre les pays divers de l'immense Empire.
C'était là le point de départ; mais, sans doute, en admettant même que les événements violents, qui troublent parfois les évolutions les plus sûres, ne bouleversent point cette œuvre, en admettant même que le tzarisme ne se laisse point tromper par sa puissance nouvelle et ne compromette point par de folles entreprises l'énergie sûre de la race, qui ne voit les conséquences infinies et certaines d'une telle transformation? Lorsqu'à l'usage, dans le pays désormais exploité, les problèmes économiques seront devenus plus complexes, les intérêts des individus et des entreprises plus enchevêtrés et plus mêlés, alors la bourgeoisie et le peuple, voudront connaître et discuter du Gouvernement. La nation s'est consacrée à la colonisation, au commerce; la colonisation et le commerce la ramèneront à la politique. Par ce caractère industriel et commerçant de l'État, les questions économiques deviennent fatalement des questions politiques; les appétits surexcités feront sortir le peuple russe de sa résignation séculaire. Les questions sociales surviennent; et l'on sait quelles racines vivaces elles ont dans les âmes russes: rêves mystiques du communisme paysan, exaltation de la jeunesse pensante, christianisme d'un Tolstoï, sans compter ici encore les souvenirs et les leçons de nos luttes occidentales, toutes ces aspirations soutenues par les désirs matériels voudront être satisfaites. Que de changements inouïs le travail instinctif du moujik aurait fait germer!... Mais qui sait si l'État comprendrait bien sa tâche! Qui sait si les traditions du passé ne compromettraient point l'œuvre nouvelle et grande qui s'offrait à lui!
(À suivre.) Albert Thomas.
LA VOITURE DE L'ICÔNE STATIONNAIT PARFOIS (page 230).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Droits de traduction et de reproduction réservées.
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—21e LIV. No 21.—27 Mai 1905
FLÂNEURS À LA GARE DU PETROPAVLOSK (page 242).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. LEGRAS.
LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE[5]
IMPRESSIONS DE VOYAGE DE MOSCOU À TOMSK,
Par M. ALBERT THOMAS.
VI. — Heures de retour. — Dans l'Oural. — La Grande-Russie. — Conclusion.
DANS LES VALLÉES DE L'OURAL, HABITENT ENCORE DES BACHKIRS (page 245).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
Dimanche 21/9 août.—Ce soir, nous avons retrouvé notre train; il était propre, remis à neuf, devant la gare blanche et coquette. Nous étions arrivés longtemps à l'avance, et nous nous sommes mêlés à la foule qui était venue pour voir le départ du grand train ou pour le visiter. Hors des petits groupes de toilettes claires et d'ombrelles blanches, des voix féminines s'élevaient; plus loin, parmi les blouses rouges des moujiks, ou n'entendait que le grignotement des pommes de kèdre, ou des graines de tournesol. Tout souriait: c'était la joie du crépuscule approchant, la joie du lent voyage et du retour. La cloche nous a semblé tinter avec plus de solennité; les adieux ont été plus tendres, plus prolongés que de coutume; un dernier tintement et, sur les rails, le glissement indolent a recommencé.
Autour de Tomsk, s'étendait une fraîche campagne toute bosselée de collines que les troncs blancs des bouleaux avaient parées: dans la prairie, ainsi limitée, une rivière coulait. La mélancolie d'un soir d'automne, déjà, transpirait de ce paysage. Les feuilles n'avaient pas encore pris leurs teintes d'or, mais elles étaient comme séchées, d'un vert sans éclat. Une lueur rose flottait dans un brouillard à l'horizon. Ça et là, dans le ciel, quelques nuages, gris bleu s'effilaient, et les troncs mauves des bouleaux semblaient refléter quelque chose de leurs teintes étranges. La nuit était tombée quand nous sommes arrivés à Taïga.
Lundi 22/10 août.—Nous avons retrouvé dans le train l'Américain et son guide, et la demoiselle en rouge qui revient à Pétersbourg, toute seule. Nous occupons, Dujardin et moi, un compartiment, et personne ne viendra nous déranger de tout le voyage. M. A..., un musicien, d'origine grecque, est notre voisin: visage brun, cheveux noirs, parler gras et vêtements clairs, grand causeur et qui trouve pourtant moyen d'être discret.
Ce matin, un accident est arrivé à la machine; deux heures environ, nous sommes restés entre deux gares, attendant une locomotive. C'était passé l'Ob, dans le steppe. Les voyageurs sont descendus. À droite, un taillis de bouleaux entourait une petite mare, et dans ce terrain marécageux, des plantes grasses avaient poussé; des essaims de moustiques empêchaient d'avancer. De l'autre côté du remblai, on était plongé dans les hautes herbes, fourmillantes de vie. Tandis que les garçons du restaurant cherchaient des baies sauvages, de petits fruits noirs ou rouges, dont ils étaient friands, tandis que le guide pétersbourgeois photographiait, et qu'Avierino s'essayait à marcher sur un rail, nous avons cueilli des fleurs, et nous avons eu plaisir à détailler l'infinie variété des herbes. Il y en avait de droites et d'élancées, dont la tige souple se terminait par des vrilles, et garnies d'un duvet que le moindre souffle faisait envoler. Il y avait aussi des quantités innombrables de fleurs rouges que la sécheresse avait plus ou moins assombries, et qui, vues de loin, en masses, teignaient la plaine d'un brun merveilleux. Hors des herbes grasses, la multitude des graminées élançait ses épis argentés et mouvants, qui luisaient comme un vol d'insectes dans un rayon de soleil. Au milieu d'elles, des ombelles épanouissaient leurs disques roses ou violets. D'autres agitaient des clochettes bleues; des immortelles faisaient des taches d'un grenat sombre, et des marguerites sauvages cerclaient de pétales de feu leur centre noir. Au travers de ces masses, parmi la forêt des tiges, les menthes humbles, dont on découvrait près de terre les fleurs violettes, exhalaient leur parfum. Et là aussi, sur le bord du remblai, les lychnis, les compagnons blancs, inclinaient leurs clochettes blanches, comme sur le bord de nos routes.
Mardi 23/11 août.—Toujours la monotonie du steppe: à droite, à gauche, les yeux avides d'émotions accueillent avec empressement tout spectacle inaccoutumé. Ici, la mélancolie d'une forêt brûlée, avec ses troncs de bouleaux noircis, ses feuilles recroquevillées et rousses qui pendent encore; là, au passage, un Kirghize, sur son petit cheval.....
..... Petropavlosk, toute une grande gare: des marchands, des émigrants, des flâneurs. Derrière une plaine sablonneuse, stérile, lentement ondulée, des façades blanches émergent, luisent au soleil: des bureaux, cela est sûr; des maisons d'administration, où parmi la paresse et le vol, l'œuvre des colonisateurs s'accomplit encore.
Plus loin, une petite gare dans un bouquet de verdure.
Nous causons; nous jouons aux dominos, nous regardons les gravures du voyage du tzarévitch en Sibérie ou dans l'Inde. Mon camarade prend des notes sur un livre de Dolgoroukov, établit nos comptes, écrit des lettres. À chaque gare, il court chercher des fleurs nouvelles. Ce soir, il en a rapporté de merveilleuses, toutes violettes, tige, feuilles et fleurs, comme si on les avait trempées dans un bain de couleur,—couvertes de duvet,—douces au toucher.
UN TAILLIS DE BOULEAUX ENTOURAIT UNE PETITE MARE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Mercredi 24/12 août.—À Omsk, à Petropavlosk, à Kourgane et à Tchéliabinsk, des voyageurs nouveaux sont montés: marchands, tchinovniks, ingénieurs, deux officiers.
Dans un compartiment, nos «ingénieurs», puis un nouveau venu, André Andrévitch, de figure plus fine, aux yeux plus brillants derrière le lorgnon, plus sérieux et plus réfléchi, sont assis toujours auprès d'une même voyageuse, et font d'interminables parties de cartes; la dame ne cesse de fumer des papirosses, dont les cartons jonchent le tapis. K... est bruyant; c'est lui qui marque: il marque à la craie, à même le tapis vert de la table, de grands chiffres blancs, qu'une petite brosse n'efface, qu'imparfaitement, après chaque partie. Au bout de plusieurs heures, lorsqu'ils sont las, ils viennent causer avec nous; ils aiment à parler des popes crasseux et répugnants, à railler leur famille nombreuse et misérable, et se moquent des prétentions de leur femme, la popadiana: ils n'en feront que plus de signes de croix aux offices.
Dans le fumoir, à l'arrière, la demoiselle en rouge, un haut fonctionnaire, deux officiers et le musicien. Ce dernier scande la marche du train, et on l'entend parfois qui, tout seul, bat la mesure: τουτο μἑν, τουτο δε; ou encore τουτον τον τρὁτον, quand les roues sautent d'un rail à l'autre.
LES RIVIÈRES ROULAIENT UNE EAU CLAIRE (page 244).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Des deux militaires, l'un est un officier supérieur attaché au gouverneur d'Omsk: c'est un homme de taille moyenne, d'allure un peu lente, d'aspect modeste; un honnête visage russe, des yeux intelligents; une voix douce, un parler lent. Il nous raconta qu'il conduisit jadis, à travers le gouvernement d'Omsk, Henri d'Orléans et Bonvalot, et nous vante l'amabilité de «notre» prince. Il ne parle du tzar et de l'État qu'avec beaucoup de respect, infiniment d'affection.... Chose rare en Russie! il cause seulement de ce qu'il sait, de la campagne des Balkans à laquelle il a pris part, de l'organisation militaire russe; et à son tour, il nous demande des renseignements sur notre armée, sur nos écoles spéciales.
Par contre, son compagnon, jeune officier de l'Académie de guerre, est insupportable. Dans un visage plat, des traits durs, des yeux vifs, une moustache blonde peu fournie, sur une lèvre tombante et grossière; jambe fine et pantalon collant; le dolman pris à la taille; une voix aiguë et sifflante, insolent et fat de toute sa personne. Aux gares, il parlait fort pour attirer sur lui l'attention. Trois sujets de conversation: le jeu, les chevaux et les femmes;—posant au désillusionné, au misogyne, au pessimiste, et ne dédaignant pas de dire des grossièretés devant des jeunes filles.
Ce soir, tout un petit concert dans le wagon-restaurant: les artistes ont quêté pour l'orphelinat de Moscou.
Entre Miask et Oufa s'étend la région de l'Oural méridional, nettement définie par sa hauteur entre les deux plaines de Sibérie et de Grande-Russie.—La ligne se déroule dans la montagne, sur les pentes et les montées: elle suit la vallée des rivières, coupe comme une écharpe blanche le flanc des collines, s'abrite sous les roches à pic, ou dans de vastes circuits dont on aperçoit longtemps à l'avance l'autre extrémité, contourne les gorges plus profondes. La voie est peu solide, les pluies plus fréquentes; les gelées et les débâcles du printemps minent, chaque année, le remblai. Les ingénieurs sont attentifs; on entend tour à tour ahaner la locomotive et les freins grincer. Mais, dans cette lente promenade, les yeux jouissent davantage de la nouveauté, de la fraîcheur du paysage.
C'est comme un monde isolé et fermé, une forteresse de rochers, battus par la mer des plaines et qui les domine de la ligne bleuâtre de ses remparts. On dirait que les nappes lourdes de la chaleur, qui s'affaissaient uniment sur l'immensité du steppe et exaltaient partout la vie de l'herbe, n'ont pu pénétrer ces vallées et qu'elles sont demeurées au-dessus de leur atmosphère fraîche, impénétrable. Le matin, on avait froid. Le ciel était pâle, comme un ciel d'hiver, empli de brume, mais sans pluie. Dans une bande de lumière plus blanche, les arêtes des sommets se détachaient plus vigoureusement.
Ces montagnes, cependant, n'étaient point sauvages; à l'exception de quelques falaises abruptes qui menaçaient la voie et dont on apercevait contre les wagons les masses noires stratifiées, les vallées étaient douces, hospitalières. On se serait cru dans les environs de Tarbes ou d'Argelès, parmi les premières hauteurs des Pyrénées; les rivières roulaient des cailloux dans leur eau claire, écumaient contre de gros rochers; mais elles se répandaient plus librement que nos gaves, dans des vallées plus larges, à fond plat. C'était la fin de l'été; quelques torrents étaient à sec. Parfois les monts s'interrompaient, et le train traversait une sorte de cirque où la bigarrure d'une prairie brillait sous la lumière plus franche. Puis les hauteurs recommençaient; elles étaient presque toutes boisées, et dans le lointain aucun pic ne scintillait de neiges.
Dans l'isolement de cette région, des hommes s'étaient arrêtés; sans doute, l'instinct nomade des moujiks de la plaine ne les poussait plus, comme eux, en avant. Sur la voie, à l'exception de quelques terrassiers, on apercevait seulement les gardes-barrières, qui, le train passé, se plaçaient entre les deux rails, et, immobiles, continuaient d'observer sa marche, jusqu'à ce qu'ils l'eussent perdu de vue. Aux gares, les employés, quelques marchands d'objets en fer forgé, rarement un mendiant; les émigrants ne s'arrêtent point là, et les habitants ne savent pas regarder les trains, toute une journée, en rêvant de la fertilité des régions lointaines.
Dans les vallées, entre la rivière et la montagne, ou tout à l'entour d'un lac à l'eau sombre, les villages s'échelonnaient. De loin, à Zlatooust, les isbas on bois avaient un aspect misérable, comme des huttes; mais par-dessus leur amas noir, l'église faisait resplendir sa coupole verte et ses murs blancs; et devant la lisière des bois, des cultures incitaient au village une ceinture de teintes claires. À Vazovaïa, la forêt cernait la gare, un bâtiment dont le granit grisâtre éclatait sur un fond de sapins noirs, et qui plaisait par sa solidité. En arrière, les bois neufs d'une chapelle éclairaient les dessous du bois, et les clochetons d'argent luisaient parmi les feuilles. Sur la terre, les fleurs avaient déroulé comme un tapis rouge. Plus loin, dans une de ces vallées qui se ressemblaient toutes, avec leurs rivières incertaines et sans profondeur, avec leurs îles verdoyantes, leurs collines boisées ou leurs falaises noires, un autre village avait encore assemblé ses isbas, autour de l'église blanche et verte. Les maisons peu serrées laissaient entre elles de grands espaces, couverts d'un gazon jauni; elles étaient uniformes, toutes entourées d'un petit jardin. Au bord de la rivière, des forges s'abritaient sous des bâtiments et dressaient haut leurs cheminées. Là, tout remuait, tout était vivant; une activité, continue et tenace, des hommes et de la nature. Les routes étaient nombreuses, des routes grises que les ornières accoutumées avaient tracées; des troïkas y filaient allègrement, ou toute une file de chariots qui montait vers la gare. Les rivières, aussi, étaient vivantes, tantôt perdues sous l'amoncellement des pierres et cherchant à retrouver leur cours, tantôt plus profondes et rassemblant leurs eaux, pour mouvoir les roues des moulins ou des forges. Et voilà que la montagne elle-même s'animait. Comme dans ces forêts, les bouleaux avaient poussé leurs troncs d'argent entre les sapins, et que les bouquets, tantôt clairs, tantôt sombres de leur feuillage, distinguaient chaque arbre par l'inégalité de leurs teintes, on aurait dit que toute cette masse remuait. C'était comme une armée de géants verts qui gravissait la pente, qui allait à l'assaut de la montagne. Ça et là, l'or de quelques feuilles déjà sèches pointait dans ce revêtement sombre.
LA LIGNE SUIT LA VALLÉE DES RIVIÈRES (page 243).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. THIÉBEAUX.
L'Oural est riche en minerai, et cette richesse a retenu le labour des habitants. L'industrie a crevé la montagne, elle a envahi ses vallées, elle a, accroché ses ateliers bruyants au-dessus des rivières. Mais les usines sont loin de la ligne, à 150 verstes, quelquefois, comme l'usine d'une compagnie française dont les Russes aimaient à nous vanter l'exemple. Il suit de là que l'organisation industrielle, dans ces régions, a une physionomie originale, et qui fait saillir quelques traits du nouveau mode de travail.
Dans le gouvernement d'Orenbourg, en effet, il y a peu de culture; l'été est court; on ne peut semer que de l'avoine, qui rend peu. Le pays est donc un pays d'ouvriers, et comme il est d'usage en Russie, ils sont plusieurs milliers dans une même usine. L'ouvrier reçoit de la terre, un petit jardin, des pâturages et du bois pour construire son isba; mais on lui retient tout cela sur son salaire. L'usine a ses magasins, vend les vivres. L'organisation en cité ouvrière, sous la direction du patron, est la forme la plus fréquente de la vie des travailleurs russes. Par ordre de l'État, chaque usine a son école, son hôpital, son médecin, et des inspecteurs passent, dit-on, souvent. Peut-être le moujik agriculteur a-t-il aujourd'hui plus d'indépendance! Peut-être a-t-il plus souvent à exercer son initiative! Mais n'est-il pas frappant de voir la servitude séculaire, devenue pour ainsi dire instinctive, reparaître au moment où le Russe doit s'assouplir à une nouvelle condition de vie?
COMME TOUTE L'ACTIVITÉ COMMERCIALE SEMBLE FRÊLE EN FACE DES EAUX PUISSANTES DE LA VOLGA (page 248).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. G. CAHEN.
Ce monde des cités ouvrières vit et produit, ainsi, dans l'isolement de sa vallée; il produit, toute une année, sans interruption, sans souci des acheteurs et de leurs besoins; dans les forêts, les bûcherons et les charbonniers préparent le combustible, et pendant des mois, sur les rives de la Bielaïa, les fers s'amoncellent. Mais au printemps, c'est un réveil subit: le fleuve s'enfle, les lourds bateaux peuvent se confier à ses eaux puissantes; on se rappelle ici qu'il y a d'autres hommes, là-bas, dans la plaine; et par la Bielaïa, par la Kama et par la Volga, jusqu'à Kazan, jusqu'aux quais de Nijni, les fers de l'Oural descendent. C'est tout le capital des entreprises, c'est tout le travail de l'année, toute la vie d'un peuple qui se confie aux eaux. Il est des années, dit-on, où la Bielaïa du printemps n'a pas assez d'eau, et c'est pendant deux ans que le travail s'amasse ainsi.
Étrange isolement des forces productrices! Comme on doit souhaiter là-bas, dans les inquiétudes du printemps, de pouvoir plus constamment mesurer son effort aux besoins des autres! comme on doit sentir parfois toute la puissance de solidarité en germe dans le travail moderne!
Autrefois, une population de race finnoise habitait ces vallées, les Bachkirs; mais, selon le phénomène ethnographique qui a créé la Moscovie, les Slaves ont russifié ces indigènes païens, et les derniers, sans doute, bientôt disparaîtront. On dit que ceux-ci sont devenus musulmans, et cette particularité explique le vouloir-vivre tenace de leur race. Le Gouvernement, tolérant, leur permet d'élever des mosquées, et le fanatisme religieux est inconnu chez ces peuples simples. Dans les villages, les deux races sont mêlées; ils sont excellents voisins, mais la race vigoureuse étouffera les derniers indigènes dans son envahissement pacifique.—À une station, nous avons vu un mendiant bachkir, un vieillard aveugle, attentivement conduit par un petit garçon. Le bonhomme était grand, droit malgré la vieillesse, mais il laissait retomber sa tête sur sa poitrine, et l'on avait peine à voir son visage maigre et ridé, bronzé par le soleil et par la vieillesse, où la place des yeux semblait plus vaste. Le petit, à la mine éveillée, guettait à droite et à gauche où recueillir les kopecks. Et le vieux avait de doux gestes, pleins d'affection, pour le remercier. Vivante et triste image de la race qui disparaît!
Mais qui sait si la race, triomphante à son tour, n'est point sur son déclin, minée, elle aussi, par l'industrie! Les peuples occidentaux, dont le caractère avait été précisé et affermi par des siècles d'histoire et qui avaient fait la machine, ont été eux-mêmes asservis par elle. Par la collaboration de tous, par l'instruction, par une aspiration plus véhémente à l'indépendance, ils ont commencé de s'affranchir. Mais qu'adviendra-t-il de la race douce, aux traits vagues et indolents, au caractère incertain, et qui accomplit encore, par instinct seulement, son œuvre de colonisation? Ne va-t-elle pas être broyée dans les engrenages de l'industrie? On dit que les mœurs sont horribles dans les campagnes russes où elle a pénétré, que la vodka y coule plus pernicieuse, et que les ouvriers se vendent mutuellement leurs femmes. Que le foyer de la chaudière n'anéantisse point la race en même temps que ses forêts!
La nuit est tombée. Par une dernière pente, le train descend vers Oufa. Le crépuscule vient de s'éteindre: mais une déchirure d'un rouge sombre cerne l'horizon et colore de violet les revers des nuages noirs. Nous descendons le long de la rivière Oufa, qui entre, elle aussi, dans la plaine, et sur l'eau, luisante des derniers reflets du ciel, des bateaux glissent, formes noires.
Nous avons éprouvé, en traversant la Grande-Russie, l'impression d'une reconnaissance; nous avons revu Samara et la Volga, des isbas de pêcheurs et des chalands, puis la campagne plate avec ses villages, Moscou enfin. Et des paysages nouveaux nous semblaient déjà vus. Autour de nous, les voyageurs parlaient, comme avec plus d'affection, des moujiks, du mir, des vieilles institutions, de cette primitive Russie, si séduisante, dans l'incertitude de sa force. Car c'était là la Moscovie, une Russie plus intimement russe, puisque des colons l'avaient faite dans un premier essai de colonisation orientale, et qu'à son tour, elle envoyait ses émigrants vers la Sibérie. De nos souvenirs et de nos impressions, une image se réveille en nous, douce et grisâtre, et qui pour nous est la Russie. Point de couleurs mêlées et éclatantes, point de vive lumière, mais une mélancolie effacée et pauvre, et tout au fond, le scintillement d'un dôme.
Russie marchande de la Volga, Russie industrielle de Toula et de Moscou, Russie agricole de la plaine, il y a là toutes les formes de l'activité russe, non point dispersées et heurtées, mais comme le travail d'une même race, soutenu par les mêmes forces et par les mêmes qualités; et c'est comme une première et incomplète ébauche de la Russie à faire.....
BACHKIRS SCULPTEURS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. PAUL LABBÉ.
τουτο μἑν, τουτο δε, le musicien grec scande toujours la marche du train qui va maintenant plus allègre, au sortir de l'Oural. Voici de nouveau la plaine, non plus immense et traîtresse comme le steppe mouvant, mais lentement ondulée, coupée de ruisseaux, paisible; tantôt des pâturages, tantôt des carrés jaunâtres de champs moissonnés, à peine distincts. Point de variété: le moujik ne fait pas de différence entre son village et le village voisin, entre son champ et les autres champs. Toujours, si loin qu'il aille, il est assuré de revoir les troncs argentés des bouleaux et des trembles, la poussière blanche des chemins que soulève le galop des troïkas, les blouses rouges ou les jupes éclatantes des femmes pointillant la plaine, les troupeaux de bétail ou les chevaux gambadant en liberté, et tout en haut, dans le ciel clair, le vol noir des corbeaux. On ne peut pas ne pas les aimer. cette grisaille, ces villages, ces isbas en troncs de sapins, grises comme le sol, grises comme les meules où s'entasse la paille des années précédentes, et les cimetières! et les ruisseaux profondément entaillés, aux rives noires, d'aspect sauvage! et l'église dominant tout de la floraison dorée de ses bulbes! Dans tous ces lieux, la même activité si pauvre de moyens: une culture arriérée encore, les instruments et les méthodes du XVe siècle; pas d'engrais. Au loin, les moulins à vent hérissant les collines; près des villages, on voit des groupes de paysans, des blouses rouges qui s'agitent; on bat le blé. Cependant, tout près de la voie, vers laquelle s'en viennent toujours les longues files des télègues, aux gares, il y a parfois un élévateur où le blé s'amasse pour l'exportation. Et tout cela, terre et travail, tout est souriant dans sa pauvreté, heureux sous le ciel pur, dans l'air vif qui court sur les champs nus.
À LA GARE DE TCHÉLIABINSK, TOUJOURS DES ÉMIGRANTS (page 242).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. J. LEGRAS.
De loin en loin, c'est une ville, Samara, Toula, un plus grand village avec plus de dômes et de murs blancs, mais ni plus fier, ni plus dur à l'homme que la pauvre campagne. Nous avions revu Samara répandant ses toits verts sur une pente douce de colline, égrenant, pêle-mêle, insouciante et gracieuse, la parure de ses coupoles; c'était la ville de province que nous connaissions, mais plus naïve et plus jolie de loin que dans la civilisation crasseuse de ses rues. Le lendemain, c'était Toula, «la charmante Toula», comme disait le colonel qui venait d'Omsk, bâtie dans une vallée fraîche, au bord d'une maigre rivière. Comme le train la contournait, en passant d'une gare à l'autre, pour rejoindre la ligne de Moscou, nous avons pu goûter sa beauté légère et aussi plus occidentale, ses dômes moins obsédants, ses maisons modernes et sa verdure. Les cheminées des usines, groupées au fond de la vallée, ne la déparaient pas; elles fixaient seulement le paysage, le rendaient moins vague. Tout auprès s'étendait le faubourg ouvrier, un vrai village russe, des isbas isolées, chacune avec son enclos, et laissant toujours entre leurs rangées, non pas une rue, mais une large place couverte d'une herbe rare que paissaient des bestiaux. Le train a dépassé ces faubourgs; il a traversé un champ vaste, désolé, où des bandes de corbeaux croassaient, voletaient, s'abattaient sur le sol, et tournoyaient autour de quelques chevaux en liberté; puis nous sommes revenus, par l'autre ligne, jusqu'à la gare principale. Là, d'autres trains allaient partir, dans des directions diverses, pour des distances plus courtes; une foule plus nombreuse, une ardeur plus mêlée occupait la station. Les convois de marchandises témoignaient du travail de la côte. Des soldats embarquaient, après la manœuvre, le visage noir, les habits de toile blanche salis par la poussière et la graisse; ils avaient formé les faisceaux, et le long du train, dans les marmites de campement, préparaient le thé; ils avaient rompu les rangs, couraient en désordre, mais c'est à peine si l'on entendait un vague murmure. Dans la gare, il y avait un riche buffet, une belle icône; on y vendait des objets en fer de Toula, des anneaux pour clefs, des couteaux, des porte-monnaie.
UNE BONNE D'ENFANTS, AVEC SON COSTUME TRADITIONNEL (page 251).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. G. CAHEN.
Mais l'industrie qui les produisait n'élevait pas là son bourdonnement accoutumé; on aurait dit qu'elle ne pénétrait ni les mœurs ni la nature; c'étaient des moujiks que l'on voyait aux gares, et dans l'indolence résignée des caractères, dans l'immensité des horizons, il semblait que l'industrie usait vainement sa force. Ici, comme dans la plaine, le travail semblait pauvre et sans fixité.
Point d'œuvre humaine ici qui paraisse grande: si belle soit-elle, elle ne s'accommodera qu'avec peine à la majesté de la nature. Dans nos pays d'Occident, les grands travaux, les grandes usines, toutes les «merveilles de l'industrie» apparaissent à l'esprit, fortes et splendides; ici le pont du chemin de fer, jeté à travers la Volga, ce pont long de 1 200 mètres, avec ses douze piles blanches qui le jalonnent, avec ses entrées triomphales surmontées des armes de la Russie, avec son gigantesque tablier dont le fleuve reflète la large bande rouge, tout cela est mesquin; la Volga déroule au loin la puissance de ses eaux bleues, elle entraîne confusément les bancs de sable et les frêles bateaux. À la sortie du pont, une chapelle est bâtie, où l'icône resplendit de la lueur des cierges. Et le village de Syzrane qui a logé entre le fleuve et la voie ses isbas misérables, garnies de poissons séchés, ses jardinets où les filets sont étendus au soleil, et ses barques en construction, semble tout humble, lui aussi, dans son labeur.