Le Tour du Monde; Mont Céleste: Journal des voyages et des voyageurs; 2e Sem. 1905
The Project Gutenberg eBook of Le Tour du Monde; Mont Céleste
Title: Le Tour du Monde; Mont Céleste
Author: Various
Editor: Édouard Charton
Release date: November 21, 2009 [eBook #30518]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the
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LE TOUR DU MONDE
PARIS
IMPRIMERIE FERNAND SCHMIDT
20, rue du Dragon, 20NOUVELLE SÉRIE — 11e ANNÉE 2e SEMESTRE
LE TOUR DU MONDE
JOURNAL
DES VOYAGES ET DES VOYAGEURSLe Tour du Monde
a été fondé par Édouard Charton
en 1860PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
LONDRES, 18, KING WILLIAM STREET, STRAND
1905Droits de traduction et de reproduction réservés.
TABLE DES MATIÈRES
L'ÉTÉ AU KACHMIR
Par Mme F. MICHELI. De Paris à Srinagar. — Un guide pratique. — De Bombay à Lahore. — Premiers préparatifs. — En tonga de Rawal-Pindi à Srinagar. — Les Kachmiris et les maîtres du Kachmir. — Retour à la vie nomade. 1
II. La «Vallée heureuse» en dounga. — Bateliers et batelières. — De Baramoula à Srinagar. — La capitale du Kachmir. — Un peu d'économie politique. — En amont de Srinagar. 13
III. Sous la tente. — Les petites vallées du Sud-Est. — Histoires de voleurs et contes de fées. — Les ruines de Martand. — De Brahmanes en Moullas. 25
IV. Le pèlerinage d'Amarnath. — La vallée du Lidar. — Les pèlerins de l'Inde. — Vers les cimes. — La grotte sacrée. — En dholi. — Les Goudjars, pasteurs de buffles. 37
V. Le pèlerinage de l'Haramouk. — Alpinisme funèbre et hydrothérapie religieuse. — Les temples de Vangâth. — Frissons d'automne. — Les adieux à Srinagar. 49
SOUVENIRS DE LA CÔTE D'IVOIRE
Par le docteur LAMY
Médecin-major des troupes coloniales.I. Voyage dans la brousse. — En file indienne. — Motéso. — La route dans un ruisseau. — Denguéra. — Kodioso. — Villes et villages abandonnés. — Où est donc Bettié? — Arrivée à Dioubasso. 61
II. Dans le territoire de Mopé. — Coutumes du pays. — La mort d'un prince héritier. — L'épreuve du poison. — De Mopé à Bettié. — Bénie, roi de Bettié, et sa capitale. — Retour à Petit-Alépé. 73
III. Rapports et résultats de la mission. — Valeur économique de la côte d'Ivoire. — Richesse de la flore. — Supériorité de la faune. 85
IV. La fièvre jaune à Grand-Bassam. — Deuils nombreux. — Retour en France. 90
L'ÎLE D'ELBE
Par M. PAUL GRUYERI. L'île d'Elbe et le «canal» de Piombino. — Deux mots d'histoire. — Débarquement à Porto-Ferraio. — Une ville d'opéra. — La «teste di Napoleone» et le Palais impérial. — La bannière de l'ancien roi de l'île d'Elbe. — Offre à Napoléon III, après Sedan. — La bibliothèque de l'Empereur. — Souvenir de Victor Hugo. Le premier mot du poète. — Un enterrement aux flambeaux. Cagoules noires et cagoules blanches. Dans la paix des limbes. — Les différentes routes de l'île. 97
II. Le golfe de Procchio et la montagne de Jupiter. — Soir tempétueux et morne tristesse. — L'ascension du Monte Giove. — Un village dans les nuées. — L'Ermitage de la Madone et la «Sedia di Napoleone». — Le vieux gardien de l'infini. «Bastia, Signor!». Vision sublime. — La côte orientale de l'île. Capoliveri et Porto-Longone. — La gorge de Monserrat. — Rio 1 Marina et le monde du fer. 109
III. Napoléon, roi de l'île d'Elbe. — Installation aux Mulini. — L'Empereur à la gorge de Monserrat. — San Martino Saint-Cloud. La salle des Pyramides et le plafond aux deux colombes. Le lit de Bertrand. La salle de bain et le miroir de la Vérité. — L'Empereur transporte ses pénates sur le Monte Giove. — Elbe perdue pour la France. — L'ancien Musée de San Martino. Essai de reconstitution par le propriétaire actuel. Le lit de Madame Mère. — Où il faut chercher à Elbe les vraies reliques impériales. «Apollon gardant ses troupeaux.» Éventail et bijoux de la princesse Pauline. Les clefs de Porto-Ferraio. Autographes. La robe de la signorina Squarci. — L'église de l'archiconfrérie du Très-Saint-Sacrement. La «Pieta» de l'Empereur. Les broderies de soie des Mulini. — Le vieil aveugle de Porto-Ferraio. 121
D'ALEXANDRETTE AU COUDE DE L'EUPHRATE
Par M. VICTOR CHAPOT
membre de l'École française d'Athènes.I. — Alexandrette et la montée de Beïlan. — Antioche et l'Oronte; excursions à Daphné et à Soueidieh. — La route d'Alep par le Kasr-el-Benat et Dana. — Premier aperçu d'Alep. 133
II. — Ma caravane. — Village d'Yazides. — Nisib. — Première rencontre avec l'Euphrate. — Biredjik. — Souvenirs des Hétéens. — Excursion à Resapha. — Comment atteindre Ras-el-Aïn? Comment le quitter? — Enfin à Orfa! 145
III. — Séjour à Orfa. — Samosate. — Vallée accidentée de l'Euphrate. — Roum-Kaleh et Aïntab. — Court repos à Alep. — Saint-Syméon et l'Alma-Dagh. — Huit jours trappiste! — Conclusion pessimiste. 157
LA FRANCE AUX NOUVELLES-HÉBRIDES
Par M. RAYMOND BELÀ qui les Nouvelles-Hébrides: France, Angleterre ou Australie? Le condominium anglo-français de 1887. — L'œuvre de M. Higginson. — Situation actuelle des îles. — L'influence anglo-australienne. — Les ressources des Nouvelles-Hébrides. — Leur avenir. 169
LA RUSSIE, RACE COLONISATRICE
Par M. ALBERT THOMASI. — Moscou. — Une déception. — Le Kreml, acropole sacrée. — Les églises, les palais: deux époques. 182
II. — Moscou, la ville et les faubourgs. — La bourgeoisie moscovite. — Changement de paysage; Nijni-Novgorod: le Kreml et la ville. 193
III. — La foire de Nijni: marchandises et marchands. — L'œuvre du commerce. — Sur la Volga. — À bord du Sviatoslav. — Une visite à Kazan. — La «sainte mère Volga». 205
IV. — De Samara à Tomsk. — La vie du train. — Les passagers et l'équipage: les soirées. — Dans le steppe: l'effort des hommes. — Les émigrants. 217
V. — Tomsk. — La mêlée des races. — Anciens et nouveaux fonctionnaires. — L'Université de Tomsk. — Le rôle de l'État dans l'œuvre de colonisation. 229
VI. — Heures de retour. — Dans l'Oural. — La Grande-Russie. — Conclusion. 241
LUGANO, LA VILLE DES FRESQUES
Par M. GERSPACHLa petite ville de Lugano; ses charmes; son lac. — Un peu d'histoire et de géographie. — La cathédrale de Saint-Laurent. — L'église Sainte-Marie-des-Anges. — Lugano, la ville des fresques. — L'œuvre du Luini. — Procédés employés pour le transfert des fresques. 253
SHANGHAÏ, LA MÉTROPOLE CHINOISE
Par M. ÉMILE DESCHAMPSI. — Woo-Sung. — Au débarcadère. — La Concession française. — La Cité chinoise. — Retour à notre concession. — La police municipale et la prison. — La cangue et le bambou. — Les exécutions. — Le corps de volontaires. — Émeutes. — Les conseils municipaux. 265
II. — L'établissement des jésuites de Zi-ka-oueï. — Pharmacie chinoise. — Le camp de Kou-ka-za. — La fumerie d'opium. — Le charnier des enfants trouvés. — Le fournisseur des ombres. — La concession internationale. — Jardin chinois. — Le Bund. — La pagode de Long-hoa. — Fou-tchéou-road. — Statistique. 277
L'ÉDUCATION DES NÈGRES AUX ÉTATS-UNIS
Par M. BARGYLe problème de la civilisation des nègres. — L'Institut Hampton, en Virginie. — La vie de Booker T. Washington. — L'école professionnelle de Tuskegee, en Alabama. — Conciliateurs et agitateurs. — Le vote des nègres et la casuistique de la Constitution. 289
À TRAVERS LA PERSE ORIENTALE
Par le Major PERCY MOLESWORTH SYKES
Consul général de S. M. Britannique au Khorassan.I. — Arrivée à Astrabad. — Ancienne importance de la ville. — Le pays des Turkomans: à travers le steppe et les Collines Noires. — Le Khorassan. — Mechhed: sa mosquée; son commerce. — Le désert de Lout. — Sur la route de Kirman. 301
II. — La province de Kirman. — Géographie: la flore, la faune; l'administration, l'armée. — Histoire: invasions et dévastations. — La ville de Kirman, capitale de la province. — Une saison sur le plateau de Sardou. 313
III. — En Baloutchistan. — Le Makran: la côte du golfe Arabique. — Histoire et géographie du Makran. — Le Sarhad. 325
IV. — Délimitation à la frontière perso-baloutche. — De Kirman à la ville-frontière de Kouak. — La Commission de délimitation. — Question de préséance. — L'œuvre de la Commission. — De Kouak à Kélat. 337
V. — Le Seistan: son histoire. — Le delta du Helmand. — Comparaison du Seistan et de l'Égypte. — Excursions dans le Helmand. — Retour par Yezd à Kirman. 349
AUX RUINES D'ANGKOR
Par M. le Vicomte DE MIRAMON-FARGUESDe Saïgon à Pnôm-penh et à Compong-Chuang. — À la rame sur le Grand-Lac. — Les charrettes cambodgiennes. — Siem-Réap. — Le temple d'Angkor. — Angkor-Tom — Décadence de la civilisation khmer. — Rencontre du second roi du Cambodge. — Oudong-la-Superbe, capitale du père de Norodom. — Le palais de Norodom à Pnôm-penh. — Pourquoi la France ne devrait pas abandonner au Siam le territoire d'Angkor. 361
EN ROUMANIE
Par M. Th. HEBBELYNCKI. — De Budapest à Petrozeny. — Un mot d'histoire. — La vallée du Jiul. — Les Boyards et les Tziganes. — Le marché de Targu Jiul. — Le monastère de Tismana. 373
II. — Le monastère d'Horezu. — Excursion à Bistritza. — Romnicu et le défilé de la Tour-Rouge. — De Curtea de Arges à Campolung. — Défilé de Dimboviciora. 385
III. — Bucarest, aspect de la ville. — Les mines de sel de Slanic. — Les sources de pétrole de Doftana. — Sinaïa, promenade dans la forêt. — Busteni et le domaine de la Couronne. 397
CROQUIS HOLLANDAIS
Par M. Lud. GEORGES HAMÖN
Photographies de l'auteur.I. — Une ville hollandaise. — Middelburg. — Les nuages. — Les boerin. — La maison. — L'éclusier. — Le marché. — Le village hollandais. — Zoutelande. — Les bons aubergistes. — Une soirée locale. — Les sabots des petits enfants. — La kermesse. — La piété du Hollandais. 410
II. — Rencontre sur la route. — Le beau cavalier. — Un déjeuner décevant. — Le père Kick. 421
III. — La terre hollandaise. — L'eau. — Les moulins. — La culture. — Les polders. — Les digues. — Origine de la Hollande. — Une nuit à Veere. — Wemeldingen. — Les cinq jeunes filles. — Flirt muet. — Le pochard. — La vie sur l'eau. 423
IV. — Le pêcheur hollandais. — Volendam. — La lessive. — Les marmots. — Les canards. — La pêche au hareng. — Le fils du pêcheur. — Une île singulière: Marken. — Au milieu des eaux. — Les maisons. — Les mœurs. — Les jeunes filles. — Perspective. — La tourbe et les tourbières. — Produit national. — Les tourbières hautes et basses. — Houille locale. 433
ABYDOS
dans les temps anciens et dans les temps modernes
Par M. E. AMELINEAULégende d'Osiris. — Histoire d'Abydos à travers les dynasties, à l'époque chrétienne. — Ses monuments et leur spoliation. — Ses habitants actuels et leurs mœurs. 445
VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES
Par M. JULES BROCHERELI. — De Tachkent à Prjevalsk. — La ville de Tachkent. — En tarentass. — Tchimkent. — Aoulié-Ata. — Tokmak. — Les gorges de Bouam. — Le lac Issik-Koul. — Prjevalsk. — Un chef kirghize. 457
II. — La vallée de Tomghent. — Un aoul kirghize. — La traversée du col de Tomghent. — Chevaux alpinistes. — Une vallée déserte. — Le Kizil-tao. — Le Saridjass. — Troupeaux de chevaux. — La vallée de Kachkateur. — En vue du Khan-Tengri. 469
III. — Sur le col de Tuz. — Rencontre d'antilopes. — La vallée d'Inghiltchik. — Le «tchiou mouz». — Un chef kirghize. — Les gorges d'Attiaïlo. — L'aoul d'Oustchiar. — Arrêtés par les rochers. 481
IV. — Vers l'aiguille d'Oustchiar. — L'aoul de Kaënde. — En vue du Khan-Tengri. — Le glacier de Kaënde. — Bloqués par la neige. — Nous songeons au retour. — Dans la vallée de l'Irtach. — Chez le kaltchè. — Cuisine de Kirghize. — Fin des travaux topographiques. — Un enterrement kirghize. 493
V. — L'heure du retour. — La vallée d'Irtach. — Nous retrouvons la douane. — Arrivée à Prjevalsk. — La dispersion. 505
VI. — Les Khirghizes. — L'origine de la race. — Kazaks et Khirghizes. — Le classement des Bourouts. — Le costume khirghize. — La yourte. — Mœurs et coutumes khirghizes. — Mariages khirghizes. — Conclusion. 507
L'ARCHIPEL DES FEROÉ
Par Mlle ANNA SEEPremière escale: Trangisvaag. — Thorshavn, capitale de l'Archipel; le port, la ville. — Un peu d'histoire. — La vie végétative des Feroïens. — La pêche aux dauphins. — La pêche aux baleines. — Excursions diverses à travers l'Archipel. 517
PONDICHÉRY
chef-lieu de l'Inde française
Par M. G. VERSCHUURAccès difficile de Pondichéry par mer. — Ville blanche et ville indienne. — Le palais du Gouvernement. — Les hôtels de nos colonies. — Enclaves anglaises. — La population; les enfants. — Architecture et religion. — Commerce. — L'avenir de Pondichéry. — Le marché. — Les écoles. — La fièvre de la politique. 529
UNE PEUPLADE MALGACHE
LES TANALA DE L'IKONGO
Par M. le Lieutenant ARDANT DU PICQI. — Géographie et histoire de l'Ikongo. — Les Tanala. — Organisation sociale. Tribu, clan, famille. — Les lois. 541
II. — Religion et superstitions. — Culte des morts. — Devins et sorciers. — Le Sikidy. — La science. — Astrologie. — L'écriture. — L'art. — Le vêtement et la parure. — L'habitation. — La danse. — La musique. — La poésie. 553
LA RÉGION DU BOU HEDMA
(sud tunisien)
Par M. Ch. MAUMENÉLe chemin de fer Sfax-Gafsa. — Maharess. — Lella Mazouna. — La forêt de gommiers. — La source des Trois Palmiers. — Le Bou Hedma. — Un groupe mégalithique. — Renseignements indigènes. — L'oued Hadedj et ses sources chaudes. — La plaine des Ouled bou Saad et Sidi haoua el oued. — Bir Saad. — Manoubia. — Khrangat Touninn. — Sakket. — Sened. — Ogla Zagoufta. — La plaine et le village de Mech. — Sidi Abd el-Aziz. 565
DE TOLÈDE À GRENADE
Par Mme JANE DIEULAFOYI. — L'aspect de la Castille. — Les troupeaux en transhumance. — La Mesta. — Le Tage et ses poètes. — La Cuesta del Carmel. — Le Cristo de la Luz. — La machine hydraulique de Jualino Turriano. — Le Zocodover. — Vieux palais et anciennes synagogues. — Les Juifs de Tolède. — Un souvenir de l'inondation du Tage. 577
II. — Le Taller del Moro et le Salon de la Casa de Mesa. — Les pupilles de l'évêque Siliceo. — Santo Tomé et l'œuvre du Greco. — La mosquée de Tolède et la reine Constance. — Juan Guaz, premier architecte de la Cathédrale. — Ses transformations et adjonctions. — Souvenirs de las Navas. — Le tombeau du cardinal de Mendoza. Isabelle la Catholique est son exécutrice testamentaire. — Ximénès. — Le rite mozarabe. — Alvaro de Luda. — Le porte-bannière d'Isabelle à la bataille de Toro. 589
III. — Entrée d'Isabelle et de Ferdinand, d'après les chroniques. — San Juan de los Reyes. — L'hôpital de Santa Cruz. — Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. — Les portraits fameux de l'Université. — L'ange et la peste. — Sainte-Léocadie. — El Cristo de la Vega. — Le soleil couchant sur les pinacles de San Juan de los Reyes. 601
IV. — Les «cigarrales». — Le pont San Martino et son architecte. — Dévouement conjugal. — L'inscription de l'Hôtel de Ville. — Cordoue, l'Athènes de l'Occident. — Sa mosquée. — Ses fils les plus illustres. — Gonzalve de Cordoue. — Les comptes du Gran Capitan. — Juan de Mena. — Doña Maria de Parèdes. — L'industrie des cuirs repoussés et dorés. 613
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—39e LIV. No 39.—30 Septembre 1905.
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LE BAZAR DE TACHKENT S'ÉTALE DANS UN QUARTIER VIEUX ET FÉTIDE (page 458).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES
Par M. JULES BROCHEREL.I. — De Tachkent à Prjevalsk. — La ville de Tachkent. — En tarentass. — Tchimkent. — Aoulié-Ata. — Tokmak. — Les gorges de Bouam. — Le lac Issik-Koul. — Prjevalsk. — Un chef kirghize.
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UN KOZAQUE DE DJARGHESS (page 468).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le 28 juin, après trente-quatre jours de voyage, j'arrivais à Tachkent, capitale du Turkestan russe. En m'embarquant à Gênes, je pensais pouvoir franchir cette distance en moins de trois semaines. Mais, en Orient, le temps ne fait pas monnaie, et on le dépense sans compter. Quand on part on ne sait jamais quand on arrive, et quand on arrive on ignore à quel moment on se remettra en route. Le chemin est jalonné de menus incidents et de petites mésaventures qui, tout en éprouvant la patience et le caractère, n'en demeurent pas moins des contre-temps toujours fâcheux pour un voyageur pressé. Hommes et choses semblent figés dans une fatidique immobilité, contre laquelle on ne peut rien.
Aussi, ce n'est pas sans un vif soulagement que j'aperçus sur le quai de la gare de Tachkent la haute stature de don Scipion Borghèse, et la face barbue du guide Zurbriggen, qui me souhaitèrent la bienvenue par de cordiales et chaleureuses poignées de main. Pensez donc! Ils m'attendaient depuis quinze jours.
Nous décidâmes de partir le surlendemain, car la saison était déjà avancée et nous risquions fort de compromettre la campagne d'alpinisme que nous allions entreprendre. Les deux journées qui nous restaient, nous les employâmes à visiter la ville, et à régler nos instruments à l'Observatoire météorologique.
Presque toutes les villes asiatiques ont des réserves d'imprévu pour le nouveau débarqué, et possèdent je ne sais quelle charmante originalité qui le captive de prime abord. Il n'en est point ainsi de Tachkent. Cette ville n'a jamais été, dans les temps passés, qu'un petit centre de commerce et un entrepôt de marchandises. Elle n'a, pour ainsi dire, pas subi l'influence de l'épopée timourienne, et n'a pas, par conséquent, reçu l'empreinte de l'art iranien, qui laissa de si belles traces dans la ville de Samarkand. Les ruines grandioses, que les archéologues recherchent avec avidité, y font complètement défaut.
Tachkent, comme étendue, est aussi grande que Paris, mais ne compte que 300 000 habitants. Sauf les quartiers indigènes, refoulés dans les faubourgs, la ville présente un aspect moderne, presque américain. On s'aperçoit immédiatement que c'est une cité toute jeune, créée sur un plan déterminé. Ses larges avenues qui s'entre-croisent et s'allongent pendant plusieurs verstes, sont régulièrement plantées d'une double rangée d'arbres, arrosés par des ruisseaux qui coulent abondamment des deux côtés de la chaussée.
Les maisons russes sont confortables, quoique très basses, composées d'un seul rez-de-chaussée, à cause des fréquents tremblements de terre. Invariablement, un porche en bois y donne accès, et une vaste cour ombragée les entoure de trois côtés.
Dans les rues, on trouve un peu partout des magasins de nouveautés, des clubs, des bibliothèques, des cafés, tout le confort de la vie moderne, avec ses défauts et sa corruption. Certes, si Tachkent ne peut être considérée comme une ville très attrayante, elle ne doit pas non plus être traitée de lieu d'exil, comme de complaisants voyageurs l'ont avancé. Le nombre des étrangers qui l'habitent va toujours en augmentant; il n'est pas rare que quelques-uns d'entre eux la quittent après fortune faite.
L'emplacement de la ville est bien choisi pour devenir un des plus grands centres commerciaux de l'Asie. Située au carrefour des routes de la Sibérie, de la Chine, de l'Afghanistan et de la Perse, reliée à l'Europe par une ligne de chemin de fer, environnée de cultures superbes qui ne font que s'étendre, son avenir est des plus assurés. Et si la ligne projetée qui doit passer par la Sémiretchié et aboutir, à Taïga, au Transsibérien s'effectue, son développement ne peut que s'accentuer encore, car elle échangera ses produits avec les pays du Nord, et deviendra un comptoir de premier ordre en Asie centrale.
Le bazar de Tachkent ne ressemble guère à ceux de Bokhara, de Téhéran ou de Tiflis. C'est un quartier à part, dont l'élément tatar a été modifié par les races qui se sont tour à tour succédé dans le Turkestan: quartier vieux et fétide, dont la lumière et l'eau semblent à jamais bannies.
Ce qui caractérise le bazar de Tachkent, plus que les ruelles obscures et fangeuses, recouvertes de loques invraisemblables et de nattes éraillées, plus que les échoppes encombrées de marchandises bizarres, et plus que la foule bigarrée qui s'y presse, ou y caracole, c'est la distribution des métiers en trente-deux groupes, et de chacun de ces groupes en trente-deux spécialités. Quelle complication pour le moindre achat qu'on y peut faire!
Tachkent est une vraie pépinière de races, ayant chacune son quartier, son temple, sa langue, son costume et ses traditions, animées les unes à l'égard des autres de rancunes et de haines que les siècles n'ont pas étouffées. Au-dessus de ces races diverses, il existe un élément hybride, composite qui constitue le fond de la population de la ville, et forme, pour ainsi dire, un trait d'union entre les naturels et les exotiques: ce sont les Sartes. D'aucuns ont voulu croire que les Sartes étaient un produit du mélange d'Ouzbegs et de Tadjiks. C'est une erreur. Leur tige généalogique s'est greffée aux plus disparates tronçons turco-mongoliques. Ce qui est certain, c'est qu'ils forment une caste privilégiée. Le Sarte est plus instruit, plus souple et plus entreprenant que tout autre de ses coreligionnaires.
L'habitation des indigènes est plutôt misérable, et d'une solidité assez problématique. Les maisons, toujours très basses, divisées au plus en deux ou trois compartiments, sont construites quelquefois en travées de bois, mais le plus souvent elles se composent exclusivement de murs en pisé. Les toits ne sont que des treillis de branchages, consolidés par une épaisse couche de terre, où ne tardent pas à se former des plants de coquelicots et de capucines. Tant que dure la belle saison, tout va bien. Pendant les grandes chaleurs, une agréable fraîcheur règne à l'intérieur de ces demeures, et en hiver l'épaisseur de la couche d'argile est très efficace à conserver le peu de chaleur entretenue à grand'peine par la petite quantité de combustible dont on dispose. Mais, dans les fortes pluies, la terre se gonfle, craque, et la frêle charpente s'effondre tout à coup, surprenant quelquefois la famille au milieu de la nuit. Aussi a-t-on soin de maintenir la toiture en bon état, afin d'éviter autant que possible ces sortes d'accidents.
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LES MARCHANDS DE PAIN DE PRJEVALSK (page 466).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le 30 juin, à cinq heures du matin, nous quittons Tachkent. Les tarentass, qu'on a loués la veille, nous attendent dans la cour de l'hôtel. Les bagages, plutôt encombrants, sont chargés, et nous prenons place à l'intérieur, où nous nous aménageons une petite couchette sur une brassée de paille.
Nous sommes dirigés sur Prjevalsk, près du lac Issik-Koul, au cœur même des Monts Célestes. La distance qui nous en sépare est d'environ 900 kilomètres, que nous comptons pouvoir franchir en une semaine. Naturellement nous voyagerons jour et nuit, autant que nous le permettront l'état de la route, la solidité de nos équipages et la qualité des chevaux que nous relayerons le long du chemin.
Au moment du départ, tout va bien: le yemtchik fait claquer son fouet, les grelots de la dounga tintent joyeusement, et l'air du matin chasse les derniers vestiges d'un sommeil opiniâtre.
La route, en sortant des faubourgs, débouche dans la rase campagne et remonte lentement un long plateau, d'une triste sauvagerie. La teinte brûlée du gazon, maculée ça et là de flaques saumâtres, s'étend à l'infini et s'estompe dans la ligne de l'horizon. Le terrain, sur lequel nous roulons à toute allure, s'enchevêtre peu à peu de bosses et de fondrières. Le tarentass se fait alors connaître pour ce qu'il vaut. Nous avons beau nous cramponner aux rebords de la capote et appuyer énergiquement les pieds sous le siège du cocher, impossible d'éviter les chocs et les heurts de la course folle. Deux mouvements contraires secouent avec rage nos véhicules: un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, le tangage et le roulis! On saute, on danse, on rebondit, on se cogne contre les ferrures, on est projeté contre son voisin et on retombe d'une hauteur de plusieurs pieds sur les valises qui servent de sièges.
Le soleil, qui s'est levé, brûle déjà nos visages. Les chevaux, quand ils ne s'embourbent pas dans la terre molle, soulèvent des nuages de poussière, qui nous recouvrent entièrement, bien que nos équipages se tiennent à une discrète distance l'un de l'autre, afin d'amoindrir cet ennui. Le prince et moi, nous jetons quelquefois un coup d'œil en arrière, afin de constater si Zurbriggen et Abbas nous suivent. Nous n'apercevons ni chevaux ni voiture, mais une véritable nuée qui fonce sur nous à une vitesse effrénée. De temps à autre, nous rencontrons d'interminables théories de chariots, traînés par des chevaux ou par des buffles, attachés au véhicule qui les précède. Plus loin, ce sont de longues caravanes de chameaux qui s'écartent sur le bord de la route, avec de grotesques balancements de têtes et de lasses courbatures de corps, comme s'ils marchaient sur une surface mouvante. Ces convois, s'avançant d'un pas rythmé, mécanique, hommes, bêtes et choses de la même teinte, ressemblent à des processions de revenants condamnés par la fatalité à errer sans cesse sur la terre.
Vers midi, le chemin se déroule, en de brefs lacets, sur la pente d'une côte où court un filet d'eau encadré de verdure. Sur les bords du ruisseau quelques yourtes (maisonnettes) sont disséminées parmi les saules. Une modeste maison de poste nous invite à un sommaire déjeuner pendant qu'on relaye les chevaux. Dans les environs, quelques champs d'orge revêtent d'une blonde toison les mouvements du terrain. Des cavaliers s'y rendent, la faux sur l'épaule; d'autres en reviennent portant d'énormes faix d'herbes sur le devant de la selle. Des chiens hargneux jappent aux jambes de nos chevaux et ne cessent d'aboyer que lorsque nous sommes déjà loin, dans les steppes.
Toute l'après-midi s'écoule en plein désert. Les stantzias ne sont pas toutes situées au milieu d'un bouquet d'arbres. Quelques-unes d'entre elles doivent se contenter d'eau de pluie qu'on recueille dans des citernes, creusées dans le sol. Aussi, malgré la soif qui nous dévore, nous nous abstenons de boire quoi que ce soit.
Peu avant Tchimkent, nous devons traverser une série de petits fossés, dont l'eau, en se faufilant dans les ornières tracées par les roues, a converti la couche de poussière en une boue tenace et profonde d'où nos attelages ont mille peines à se dépêtrer. On cherche à éviter cette fondrière en prenant à côté, mais c'est quelquefois pire.
Nous traversons une rivière et nous pénétrons peu après dans la ville de Tchimkent. Il est dix heures du soir. Sauf quelques rares lumières, c'est l'obscurité la plus complète, et de toute la «cité verte» nous ne voyons que le bouge qui sert de maison de poste, et où nous devons attendre deux heures avant de pouvoir repartir.
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UN DES TRENTE-DEUX QUARTIERS DU BAZAR DE TACHKENT (page 458).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Il y a là un général qui doit se rendre à Viernyi, et il va sans dire que les chevaux disponibles sont pour lui. C'est un contre-temps qui ne laisse pas de nous aigrir....
À minuit nous repartons, et nous regagnons bientôt le steppe. La route paraît bonne, et nous cherchons à nous assoupir. L'air est relativement frais, et surtout il n'y a pas de poussière.
Fatigués par un cahotement de vingt-quatre heures, les muscles détendus, nous finissons par sommeiller autant que nous le permettent le roulement de la voiture, le carillon de la dounga, et les cris, les sifflements dont le cocher se sert pour encourager ses chevaux.
Mais le soleil ne tarde pas à nous frapper en plein visage; en même temps nous éprouvons des secousses si violentes et si continues, que nos yeux s'ouvrent: impossible de dormir. Nous descendons un couloir d'érosion, où les galets détachés des terrains supérieurs se sont donné rendez-vous sur la route même. Quant à les entasser sur les bords, ou à les transporter ailleurs, personne n'y songe.
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UN CONTREFORT MONTAGNEUX BORDE LA RIVE DROITE DU TCHOU (page 462).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
N'allez pas croire que le yemtchick ait modéré l'allure endiablée de ses chevaux: sauf là où la pente est trop raide, et où forcément il doit ralentir son train, c'est comme s'il roulait sur une pelouse.
À Vannovsk, petit poste de Kozaques, perdu dans le steppe, nous devons attendre de dix heures du matin jusqu'à trois heures de l'après-midi. Ici, ce n'est plus le général qui a de l'avance sur nous, mais le courrier. On ne connaît pas l'heure de son passage, mais on a été informé qu'il arrivera et repartira dans la journée. Cela suffît au smotrissiel pour nous refuser les chevaux pendant un temps indéterminé.
Fortement intrigués de cet état de choses insolite, nous demandons des explications sur le fonctionnement étrange de la poste. Le smotrissiel nous dit que notre podoroyné (feuille de route) n'est que de troisième classe, et que par conséquent il ne nous confère aucun privilège. Il ne nous donne droit d'avoir des chevaux que quand le courrier et les fonctionnaires auront été servis.
Heureusement, dans l'après-midi, nous apprenons que des moujiks du village nous loueraient volontiers des chevaux jusqu'à la prochaine station. Nous débattons les prix, et nous obtenons deux troïkas pour quatre roubles. Nous faisons de même pour les relais suivants, car la poste n'a pas l'air de se presser, et nous ne pouvons attendre son bon plaisir.
Vers le soir, nous atteignons le col de Tchak-pak, large dépression qui s'ouvre dans la chaîne du Karataou, se détachant des monts Alexandre, et s'avançant, comme une jetée cyclopéenne, dans l'espace plat et désert. Au delà, nous nous engageons dans une petite gorge boursouflée de rochers, et parsemée de broussailles blanchâtres. Comme la route est en pente raide, le cocher a attaché les roues du tarentass, afin que son poids n'entraînât pas les chevaux. Ayant mis pied à terre, pour nous dégourdir un peu, nous découvrons une source d'eau fraîche qui jaillit de la fêlure d'un rocher. C'est une aubaine inattendue, qui nous permet de nous rafraîchir le gosier, brûlé par la chaleur et la poussière.
À la tombée de la nuit, nous passons à Aoulié-Ata, village insignifiant, qui doit sa petite célébrité au tombeau d'un khan vénéré par les Kirghizes. Son nom lui vient de là: Saint-Père.
La région qui se prolonge au delà d'Aoulié-Ata, c'est le Tegherek-minn des nomades, le pays des «mille torrents» dont parle le pèlerin chinois Hiouen-Tsang, et où s'établit, selon la tradition, le premier royaume des Kara-Kitaïs, les Chinois noirs. C'est le bassin supérieur du Tchou, dont les nombreux affluents, descendant des monts Alexandre, arrosant la zone qui s'étend à leurs pieds, facilitent la culture. Graphiquement, ce faisceau de rivières a quelque analogie avec un pin-parasol, dont les racines disparaîtraient dans le steppe. En effet, le Tchou, après être devenu un fleuve respectable, finit on ne sait où, absorbé par les sables du désert.
Ce pays a été la voie historique des migrations, de la guerre, et du commerce entre la Chine du nord et l'Asie occidentale. Mais les villes que bâtissait un conquérant, un autre les renversait, et l'on n'y voit plus que des ruines. Il en est ainsi de Merke et de Pichpek, que nous rencontrons sur notre chemin, et où de nombreuses colonies russes cherchent à redonner l'ancienne fertilité à ce sol stérilisé par le dépeuplement.
La fatigante monotonie des plaines du steppe est ici fréquemment rompue par le cours des rivières, sur la berge desquelles des fouillis de joncs gigantesques émettent une odeur de fourrés de fauves. Les tigres y apparaissent quelquefois pour donner la chasse aux sangliers et aux antilopes qui y pullulent.
À Pichpek, nous laissons à gauche le grand track, qui continue sur Viernyi, en évitant, par un grand lacet, le contrefort qui se prolonge et borde la rive droite du Tchou. Ceux qui veulent esquiver ce fastidieux détour, prennent par Tokmak, où un sentier mène rapidement à la capitale de la Sémiretchié, en escaladant le col de Kastek.
Enfin, nous approchons des montagnes, qui, depuis plusieurs jours, se déroulaient sans fin sur notre droite, et qui, avec leur dentelle de neige, ne faisaient qu'augmenter notre impatience. Le paysage a changé d'aspect, et le regard peut se rafraîchir en se reposant sur la verdure des prairies. Mais pas la moindre trace d'un bois, d'une forêt quelconque. Allons-nous en être privés pendant toute la durée du voyage? Au moment où nous formulons cette question, nous voyons venir au-devant de nous une file de chariots chargés de troncs de sapins. C'est d'un heureux présage.
Vers le milieu de la troisième nuit, nos voitures s'arrêtent à la station de Tjillaryk, isolée complètement, et accotée à l'escarpement d'un promontoire, à l'entrée des gorges de Bouam.
Ici, un incident se produit. À la merci d'un vent furieux et glacé, nous frappons à la maison de poste, mais inutilement. On explore les environs; pas le moindre signe de vie. Tandis que quelques-uns de nous, découragés, vont s'enfouir dans le tarentass, Zurbriggen revient à la charge.
«J'enfoncerai la porte, dit-il, mais je veux savoir quelque chose.» Et il cogne dur sur le panneau. Enfin, on entend craquer le plancher, et la porte s'ouvre. Un tout jeune homme à moitié déshabillé se présente, une bougie à la main. Nous n'attendons pas qu'il nous invite à pénétrer dans son logis, bien que son accueil ne soit pas pour nous y convier. Un rapide coup d'œil, jeté à l'intérieur de la poste, suffit à nous faire rebrousser chemin!
Nous apprenons qu'il n'y a pas un seul cheval libre, et que, d'ailleurs, la route étant mauvaise, il est prudent d'attendre jusqu'au lendemain. De bonne heure, on pourra aller chercher les bêtes, qui ne sont pas rentrées du pâturage. Nous profitons de ce sursis pour faire un petit somme, blottis sous les couvertures. À la première lueur du jour on attelle les chevaux, et on repart.
Cette fois, les voitures ont changé leur train enragé, et c'est à petits pas que nous grimpons un raidillon, surplombant un affreux précipice. La route est tracée sur de nombreux mamelons qu'on remonte et redescend, tel un ruban qu'on laisserait choir sur une surface ondulée.
Les parois du défilé sont déchirées ça et là, montrant la nudité de leur structure. Ce sont d'énormes dépôts de calcaires rougeâtres, entremêlés de couches de schistes moirés. Dans la partie supérieure, il y a de curieuses formations de pouddingues, qu'on prendrait pour des coulées de lave, n'étaient leurs éraflures grenues provoquées par la corrosion des eaux.
En somme, c'est une gorge très intéressante pour le géologue, mais ennuyeuse pour le simple voyageur qui doit à chaque instant mettre pied à terre, et n'a pas même la compensation d'une échappée pittoresque. Après deux relais, pendant lesquels nous repassons sur la rive droite du Tchou, nous apercevons devant nous une nappe d'eau bleuâtre qui s'étend à perte de vue. Au delà, une muraille crénelée, s'estompant dans la brume, nous annonce l'approche de la haute montagne. C'est le lac Issik-Koul et la chaîne du Terskeï Ala-taou.
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LE BAZAR DE PRJEVALSK, PRINCIPALE ÉTAPE DES CARAVANIERS DE VIERNYI ET DE KACHGAR (page 466).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le tableau est admirable de couleur et de ligne. Au premier plan, la déclivité fauve du talus de la montagne s'évase lentement vers le lac, où de minuscules falaises abritent des colonies de cygnes sauvages, de pélicans, de toute une tribu variée d'oiseaux aquatiques. La grève, d'un rouge doré, borde la chatoyante surface de l'eau, d'une polychromie sans cesse changeante. Tout au fond, au-dessus d'une couche ouatée de vapeurs violettes, le Terskeï Ala-taou dresse son rempart de roches, avec les arabesques lumineuses de ses reliefs et le fouillis cendré de ses ombres. Le tout est si ténu, si effacé et si dilué, que l'éloignement semble beaucoup plus grand qu'il ne l'est en réalité.
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COUPLE RUSSE DE PRJEVALSK.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Pendant les premières cent verstes, la campagne est absolument inculte et inhabitée. La route traverse de nombreux cônes de déjection, encombrés de débris de la montagne, et bosselés de petits tertres de terre, portant chacun une touffe de graminées. Notre passage met en émoi des milliers de lièvres, qui se sauvent de chaque côté du chemin, tandis que de grands vautours les guettent, perchés sur un tombeau kirghize, ou planant au-dessus de nos têtes.
Mais à mesure que nous avançons, le paysage s'anime de quelques troupeaux de bétail; nous voyons des aouls kirghizes, et des villages de Kozaques; deux de ces derniers sont même de petits bourgs très florissants, grâce à des torrents qui arrosent les environs.
Le long de la route défilent d'innombrables tombeaux kirghizes groupés en nécropoles, ou isolés dans le steppe. Les bords du lac Issik-Koul sont réputés comme sacrés par les nomades, et les gens aisés s'y font construire des monuments funéraires. Tous ces tombeaux sont en terre glaise battue, et affectent presque toujours la forme d'une pyramide tronquée s'élevant en menus gradins. Quelques-uns sont même très somptueux par rapport aux matériaux employés et à l'endroit désolé où ils se trouvent. Leur construction se compose de quatre murs en argile, supportant un dôme, sur le haut duquel sont fixés différents attributs, comme crânes d'animaux, verroteries et queues de cheval flottant au bout d'une perche. La façade est agrémentée d'ouvertures ogivales, ouvragées de motifs et inscriptions en relief, le tout façonné dans un style incertain et avec des symétries enfantines.
À l'extrémité orientale du lac, le Koungheï Ala-taou court tout près du lac, et le chemin est taillé quelquefois dans le roc. Les flancs de la montagne sont très tourmentés, et se hérissent de quelques sombres sapinières. À droite, dans un endroit désert et sauvage, le monastère de Troïtsky mire ses bâtisses dans les eaux du lac. Il paraît que ce couvent est une prison, un refuge, un lieu d'exil, et un cottage en même temps.
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ARRIVÉE D'UNE CARAVANE À PRJEVALSK.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
À dix heures, le 6 juillet, nous passons par Preobrajensk, qui échelonne ses maisons sur le dos d'une falaise. Nous ne sommes plus qu'à 30 verstes de Prjevalsk. Le plateau qui sépare les deux villes, s'étage en plusieurs terrasses successives, entrecoupées par les eaux du Tioum et du Djargalan qui ont creusé des lits profonds dans cet instable terrain d'alluvions. Sauf au bord de l'eau, le sol est partout dépourvu de végétation.
Enfin nous atteignons le dernier repli, et nous entrevoyons l'ancienne Karakol, assise pittoresquement au milieu d'une verte frondaison et appuyée au pied d'un amphithéâtre de hautes montagnes neigeuses. De prime abord, elle ressemble à une bourgade des Alpes, avec ses clochers, ses vergers, ses bois et ses glaciers, s'étageant sur les hauteurs. Seulement, autour d'elle, le steppe la cerne, inculte et comme brûlé par le feu. Cette grande tache de vert tendre, percée de points blancs et dorés, réjouit nos yeux. Même de loin on sent la bienfaisante influence de cette végétation inopinée, et la vue seule de la neige nous rafraîchit le visage.
Aux abords de la ville, la route est flanquée de peupliers, au delà desquels s'étendent des champs de céréales et de pavots multicolores. Un cimetière s'allonge à la droite du chemin, avec ses tumulus et ses sarcophages en terre glaise.
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LE CHEF DES KIRGHIZES DE PRJEVALSK ET SA PETITE FAMILLE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Il est deux heures de l'après-midi quand nous pénétrons dans la cour de la maison de poste de Prjevalsk. Nous quittons nos tarentass. Ce n'est pas trop tôt! Nous sommes tous meurtris, et comme désarticulés. Zurbriggen ne peut s'empêcher d'exprimer sa satisfaction. Il nous assure que jamais, dans ses voyages aux Indes, en Australie et dans l'Argentine, il n'a rencontré d'aussi malencontreux véhicules.
Le smotrissiel, très obligeamment, nous offre les deux pièces qu'on destine habituellement aux voyageurs. Les meubles n'existent pas, mais nous coucherons par terre. Ce sera toujours mieux que sur le tarentass. En attendant, une foule de gamins et de badauds ont envahi la cour, attirés par l'étrangeté de notre accoutrement. Peu après arrive un gendarme colossal, qui requiert nos papiers. Apprenant qui nous sommes, il s'en va incontinent en référer au gouverneur qui vient, accompagné d'un interprète, nous présenter ses compliments protocolaires.
Nous désirerions que ces messieurs nous donnassent, au moins, quelques utiles indications sur le massif du Khan Tengri et les vallées qui y aboutissent, mais ils ne peuvent rien nous apprendre que nous ne sachions déjà. Cependant, le Gouverneur nous promet un garde pour nous accompagner, et M. Kross, l'interprète-pharmacien de la ville, fera de son mieux pour nous aider dans nos recherches.
Le lendemain, il nous conduit chez un chef kirghize, duquel nous espérions avoir des renseignements et surtout un guide attitré des montagnes. C'était un vieux renard que ce chef, borgne, à la barbe de fleuve, et drapé dans une ample houppelande en soie de couleur. En entrant dans son logis—une masure en décrépitude,—nous aperçûmes une couvée de marmots, qui jouaient dans la cour avec les oies et les poules qui s'échappèrent en tout sens, par des issues invisibles. Le personnage nous reçoit dans une pièce qui, pour être le home d'un chef, n'en demeure pas moins un trou malpropre, où il y a pour tous meubles un tapis et deux ou trois coffres poussés dans les coins. Nous nous asseyons à la turque autour de lui et nous l'écoutons attentivement afin de déchiffrer quelque chose du charabia qu'il débite avec une volubilité débordante. Notre interprète officieux n'a pas l'air de se déranger trop souvent pour nous traduire en allemand le discours du chef. À force d'attention, nous pénétrons le raisonnement de notre hôte, qui n'est autre qu'une violente diatribe contre les nouveaux maîtres du pays, qui l'ont dépossédé de ses privilèges d'antan. Cette franchise est imprudente de sa part. Il ne se gêne pas pour souligner ses phrases, en nous tapant sur l'épaule, ou en nous pressant familièrement les genoux. Il nous prend la main, dont il écarte les doigts s'il veut énumérer quelque chose. Il nous promet tout ce que nous voulons avec des da, da, da pleins d'excuses. Avant de se séparer de nous, il nous offre le tchiaï, que sert une de ses nièces, une superbe jeune fille de seize ans, dans un négligé par trop indiscret. Il faut croire que ce rusé personnage n'était pas très versé dans les us et coutumes des Occidentaux: il cassait le sucre avec une brosse quelconque sur le plancher, et nous jetait négligemment les morceaux en prenant nos tasses pour cibles.
Dans la soirée nous allons visiter le «boulevard». C'est ainsi que les Russes d'Asie appellent les parcs qu'ils entretiennent avec de grands soins dans toute ville qui se respecte. L'église, le parc et le club, ce sont les trois éléments sine qua non de l'existence dans ces pays. Le parc de Prjevalsk est surtout intéressant pour nous avec son jardinet de plantes locales, et les quelques grosses pierres blanches qui surgissent dans le feuillage des buissons. De loin, ces pierres ne nous disent pas grand'chose; mais, en approchant, on distingue des formes régulières, quelque chose comme des têtes humaines, grossièrement sculptées. Ces pierres sont d'anciens monuments funéraires des Nestoriens, qui à une époque indéterminée ont dû habiter le pays. Il serait très intéressant pour l'histoire de ce peuple, de recueillir et d'analyser tous les documents que leur passage a jalonnés en Asie centrale. M. Gourdet, un ingénieur français établi à Viernyi, qui nous fit l'honneur d'un entretien, avait déjà retrouvé maintes épaves des doctrinaires de Nestorius, qui jadis étendaient leurs colonies jusque sur les confins de la Mongolie.
À Prjevalsk nous devions nous procurer des chevaux, acheter les grosses provisions de bouche, et recruter des indigènes pour la conduite des bêtes de somme.
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NOTRE DJIGHITE, SORTE DE GARDE ET DE POLICIER (page 467).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Les chevaux valent une trentaine de roubles environ; les juments à lait jusqu'à quarante et cinquante. Mais les maquignons auxquels nous nous adressâmes, nous en demandèrent tout de suite le double, nous traitant en étrangers. Nous les déroutâmes bientôt par un petit stratagème. Nous fîmes répandre le bruit que nous allions nous rendre ailleurs, et, pour donner plus de créance à ce bruit, nous apprêtâmes les voitures. Cela fit son effet. Depuis lors, pendant toute la journée, et plusieurs jours de suite, tous les chevaux de la ville et des environs défilèrent devant nos yeux, dans la cour de la maison. Nous n'avions qu'à choisir. Nous en prîmes douze: six pour la selle, et six pour le bât.
On ne peut imaginer les ennuis de toutes sortes que demande l'organisation d'une petite caravane dans un pays où l'on ne peut se faire comprendre que par l'intermédiaire de tierces personnes. Heureusement pour nous, Abbas se multipliait avec une abnégation et une honnêteté extraordinaires, et M. Kross nous pilotait dans les magasins de la ville.
Le bazar de Prjevalsk est très fréquenté par les Kirghizes et par les caravaniers qui font la navette entre Viernyi et Kachgar, en passant par les cols de Djououka et de Bedel. En dehors de ce peu de commerce, la ville est sans importance.
Les environs sont très fertiles, riches en pâturages, en céréales et en arbres à fruits; seulement, on ne cultive que pour la consommation locale. On n'exporte guère que de l'opium, de la laine et quelques fourrures. Avec le chemin de fer Transasiatique, le bassin de l'Issik-Koul acquerra un développement considérable, car le terrain, formé d'alluvions, est des plus productifs. L'eau est plus que suffisante, les vallées foisonnent de gibier, et les montagnes recèlent de vastes gisements miniers. En dehors de ces ressources, le pays est très sain, d'une captivante beauté, tout en ayant un climat tempéré.
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LE MONUMENT DE PRJEVALSKY, À PRJEVALSK.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Avant de quitter la ville, nous allâmes déposer une gerbe de fleurs sur la tombe du grand explorateur Prjevalsky, qu'un modeste monument rappelle à la postérité à l'endroit même où il succomba. Il se trouve tout près du lac, sur le haut d'une falaise, isolé au bord du steppe. L'emplacement ne pouvait être mieux choisi pour recevoir le corps de celui qui passa la moitié de sa vie à errer dans les solitudes de l'Asie centrale. Une pyramide en rocaille supporte un aigle aux ailes éployées, tenant dans ses serres une croix orthodoxe et une chaîne brisée, pour indiquer que la civilisation russe a supprimé l'aveugle fatalisme qui retenait les populations dans la barbarie. Vers la moitié du socle émerge le médaillon du célèbre savant, avec des inscriptions rappelant ses exploits. À côté du monument, la pierre tombale est entourée d'un parterre de fleurs, qu'un jardinier entretient constamment.
Le 11 juillet, à deux heures de l'après-midi, nous partons de Prjevalsk. Notre caravane se compose de sept hommes et de treize chevaux. Le chef kirghize nous avait bien promis un de ses administrés pour nous guider dans les montagnes de sa juridiction, mais nous l'attendîmes en vain. Nous apprîmes plus tard que ce bonhomme n'avait jamais été chef de tribu, mais qu'il était réputé par les nomades comme un puits de science, une espèce de Salomon, tranchant les questions les plus ardues. Aussi les Kirghizes viennent-ils le consulter souvent; et, pour cet effet, ils n'hésitent pas à faire des centaines de verstes.
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DES TÊTES HUMAINES, GROSSIÈREMENT SCULPTÉES, MONUMENTS FUNÉRAIRES DES NESTORIENS... (page 466).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Notre personnel se compose d'Abbas, d'un djighite, d'un jeune colon russe, Piotra, et d'un nomade, chasseur de profession. Ces quatre individus de races si différentes, ont toutes les peines du monde à s'accorder. Le nommé Abbas est un irani authentique déraciné du Farsistan, dont l'accoutrement est une singulière réminiscence des milieux dans lesquels il a passé. Imaginez un homme plutôt malingre, d'une taille moyenne, à la figure quelconque, à la barbe crépue et à la chevelure d'ébène ruisselant en boucles sur le revers du veston. Car il porte un veston, un pantalon et des bottines jaunes à l'européenne, tandis que, en dessous et en dessus, il s'affuble de nippes persanes, plissées et serrées à la taille par une ceinture avec boucle de fantaisie. À son côté, pend l'inséparable yatagan, et sur son chef s'élève un magistral bonnet en toison d'agneau. De loin, il a plutôt un air rébarbatif et des allures d'égorgeur. Au fond, c'est un brave homme, honnête jusqu'au scrupule, et qui avec ses aptitudes multiples et le zèle considérable qu'il déploie, peut devenir, suivant les occurrences, un drogman, un cuisinier, un caravanier et autre chose encore.
Le djighite est une sorte de garde et de policier aux ordres du Gouvernement russe. Bien qu'il soit aussi kirghize que les nomades auxquels il a affaire, il se prétend supérieur à eux et les traite avec la dernière brutalité. Il va sans dire que quand il accomplit une tournée pour faire rentrer les tributs, une bonne part du produit entre dans sa poche, l'employé des finances n'ayant qu'une vague idée de la statistique de ses contribuables. Le nôtre était porteur d'une lettre autographe en langues russe et kirghize, munie du sceau du gouverneur, dans laquelle il était ordonné de nous recevoir en amis et de nous offrir tout ce dont nous pourrions avoir besoin. Ce papier était pour nous comme un talisman qui nous rendait presque intangibles. Nous sachant des protégés de la Russie, les nomades se seraient bien gardés de nous molester en quoi que ce soit, car la moindre transgression au devoir d'hospitalité leur aurait peut-être coûté cher. Le djighite, pour faire connaître sa qualité, porte une plaque en tôle sur son tchiapann et est armé d'un sabre et d'un revolver. Notre djighite a l'air très malin, tout en étant un dévoué serviteur, bien qu'il ne soit pas payé par nous. Cependant on lui a promis un cadeau s'il fait bien son service.
Piotra et le «chasseur» sont des personnages de moindre importance. Le premier est fils d'un Kozaque, cantonné à Prjevalsk; il nous sert de sommelier. Le deuxième, un Kirghize de corps et d'âme, est le meilleur caravanier qu'on puisse rencontrer; il conduit bien ses chevaux et évite avec soin les accidents de la route, mais une fois arrivé à l'étape il devient de plomb, et il est impossible de le faire bouger.
En sortant de Prjevalsk nous prenons la route qui, passant par le col de Santach, contourne les deux chaînes de l'Ala-taou transilien et du Koungheï Ala-taou et aboutit à Viernyi. Elle se déroule au milieu d'une campagne fertile, mais peu cultivée, à l'escarpe des derniers contreforts du kirghize Ala-taou.
Après une dizaine de verstes, nous touchons Aksouïskijie, une misérable colonie de Kozaques. Toute la population se range sur le chemin; les hommes aux lourdes bottes et à la chemise écarlate tombant sur le pantalon, nous saluent respectueusement. Les femmes, aux formes rebondies, et couvertes de haillons aux couleurs éclatantes, se tiennent dans l'embrasure des portes, les poings sur les hanches.
Vers sept heures, nous nous arrêtons près d'un ruisseau, pour camper. Un peu plus bas, une vingtaine de masures se cachent derrière une haie de saules: c'est Djarghess, autre colonie de Kozaques.
Notre arrivée et notre installation n'ont pas manqué d'attirer des curieux; ce sont presque tous des Kozaques du village voisin, qui viennent familièrement s'accroupir autour du feu. Une bonne femme pousse même la gracieuseté jusqu'à nous offrir un vase de lait. Nous lui distribuons de gros morceaux de sucre, dont elle est très friande.
En attendant le dîner, nous flânons autour des tentes tout en admirant un inoubliable coucher de soleil. En aval, la petite rivière de Djargalan serpente au milieu d'une plaine bleuâtre, agrémentée de quelques arbres solitaires, dont les sombres silhouettes se détachent sur les lointains lumineux. Suivant les sinuosités du ruisseau, les yourtes ou tentes des nomades s'égrènent près de la berge dans une béate quiétude, avec des panaches de fumée s'envolant au-dessus de leur dôme en feutre. À notre gauche, à plus de deux cents verstes, les monts Alexandre, d'un lilas cendré, lèvent leurs têtes neigeuses. À droite l'Ala-taou s'avance insensiblement de notre côté, accentuant ses détails, et fonçant sa teinte à mesure qu'il s'approche de nous, gouaché ça et là par les derniers épanouissements du soleil. Le lac reste masqué par l'épaisse couche de vapeurs que la subite fraîcheur de la nuit a condensées.
Mais Piotra, le Russe, nous a préparé le dîner sur un tapis de feutre, devant la tente du prince. Nous nous asseyons gaiement par terre, appuyés sur un coude, autour d'une serviette où est placé le modeste et frugal repas. Dans le menu figure encore un poulet rôti. Seulement, il est d'une résistance inébranlable.
Enfin, à dix heures, nous nous glissons dans nos sacs, et nous cherchons à nous endormir. C'est la première nuit de campement. Notre corps a déjà subi maintes épreuves; notre épiderme s'est pour ainsi dire insensibilisé sur le tarentass, ce qui n'empêche pas que nous sentions encore quelques menus cailloux nous agacer insolemment les côtes. Mais la fatigue ne tarde pas à nous plonger dans les bras de Morphée.
(À suivre.) Jules Brocherel.
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ENFANTS KOZAQUES SUR DES BŒUFS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—40e LIV. No 40.—7 Octobre 1905.
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UN DE NOS CAMPEMENTS DANS LA MONTAGNE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES[1]
Par M. JULES BROCHEREL.II. — La vallée de Tomghent. — Un aoul kirghize. — La traversée du col de Tomghent. — Chevaux alpinistes. — Une vallée déserte — Le Kizil-tao. — Le Saridjass. — Troupeaux de chevaux. — La vallée de Kachkateur. — En vue du Khan Tengri.
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MONTÉE DU COL DE TOMGHENT.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le 12 juillet nous sommes debout dès cinq heures. Mais il faut faire et prendre le thé, assembler les chevaux, trier les bagages et les charger; il est bien sept heures quand nous levons le camp pour quitter la pauvre bourgade kozaque d'Aksouïskijie.
Pendant qu'on démarre, nous croisons d'innombrables caravanes de Kirghizes, qui émigrent vers les monts Alexandre, à la recherche de nouveaux pâturages. Ces longues files d'hommes, de femmes et d'enfants, montés sur des chevaux, des chameaux ou des bœufs; ces milliers de brebis s'avançant comme une marée vivante; ces centaines de chevaux aux robes multicolores, de tous les âges et de toutes tailles; ces bandes de chameaux attachés les uns aux autres, disparaissant sous les objets les plus divers, et procédant d'un pas uniforme; enfin ce confus clapotement des sabots sur le gravier de la route, mêlé aux hennissements des poulains appelant leurs mères, aux bêlements des agneaux, aux cris déchirants des dromadaires, aux sifflements et aux appels des bergers,... tout cela forme un spectacle unique: c'est un défilé féerique, propre à frapper et à émouvoir les gens les plus blasés.
Peu après Djarghess, la route effleure un mamelon rocheux, et continue à gravir lentement la pente de gauche de la vallée de Djargalan. En aval, toute une ville de yourtes se réveille près de la rivière; de nombreux troupeaux, partent en tout sens, tandis qu'autour des tentes errent des personnages microscopiques. Nous suivons un sentier qui nous conduit à l'entrée de la vallée de Tomghent, dont les lianes sont presque entièrement recouverts par une épaisse sapinière. Le chemin longe la rive gauche du torrent, au milieu d'un chaotique amoncellement de pierres et d'un enchevêtrement de branches qui sont loin de faciliter la circulation. Pourtant, la route est assez fréquentée par les Kirghizes qui habitent de l'autre côté de la montagne, mais aucun ne s'est avisé de frayer un passage convenable au milieu de ce dangereux fouillis de ronces. Dans certains endroits, on est obligé de se coucher sur le cou du cheval pour éviter une branche qui empiète sur le chemin; ailleurs il faut se livrer à de vrais tours d'acrobate pour contourner un gros bloc roulé sur le sentier. Il en est ainsi depuis des siècles, et cela continuera encore longtemps.
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DANS LA VALLÉE DE KIZIL-TAO (page 473).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Nous admirons l'habileté avec laquelle nos montures triomphent des mille et un obstacles de ce terrain tourmenté, le flair et l'adresse avec lesquels elles savent éviter les passages dangereux. Seulement, il faut se tenir sur le qui-vive, car le moindre faux mouvement de la bête nous lancerait vite dans le torrent qui gronde à côté.
Un pont primitif, fait avec des troncs d'arbres jetés transversalement sur deux poutres, nous mène sur l'autre rive. Ici, il faut gravir une série de raidillons jonchés de cailloux qui s'éboulent en avalanches sous les pieds des chevaux. Arrivés à un certain point, un écroulement de monolites semble nous barrer le chemin. Eh bien, non: nos chevaux passent par dessus les rocs avec une agilité de chèvre, ou posent adroitement leurs sabots dans les interstices des blocs, sans que leurs jarrets en reçoivent la moindre égratignure.
Mais la forêt devient clairsemée, la vallée se découvre et un superbe cirque de pâturages décline moelleusement vers la rivière. Nous longeons le gravier du torrent. Au delà nous rencontrons un aoul kirghize, composé de quelques yourtes égrenées le long d'un ruisseau. À notre approche toute la tribu sort des tentes et nous regarde anxieusement, presque affolée de notre brusque apparition. Le fusil que Zurbriggen porte en bandoulière n'est peut-être pas fait pour leur donner une opinion trop bienveillante sur nos intentions. Cependant un homme, qui a reconnu le djighite, se détache du groupe, et lui demande ce que nous voulons. Nous nous arrêtons en face d'eux, dans une dépression de la colline. Pendant que nous hissons nos tentes, quelques membres de la colonie nous apportent de la crème, du lait et des borsaks, biscuits faits avec de la farine d'orge frite dans de la graisse de mouton. En échange, nous donnons aux femmes des bagues et des peignes en aluminium, ce qui les met au comble du bonheur.
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LA CARABINE DE ZURBRIGGEN INTRIGUAIT FORT LES INDIGÈNES (page 472).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Je remarque une jeune fille, rouge comme une pivoine, aux traits réguliers, coiffée d'un bonnet en poil de renard, sous lequel descend une multitude de petites nattes de cheveux couleur jais. Sous son tchiapann entre-bâillé on entrevoit une charpente rudement taillée. En s'en allant toute joyeuse du modeste cadeau reçu, elle ne trouve rien de mieux que d'administrer de formidables coups de poing à son petit frère, l'envoyant à maintes reprises rouler sur le gazon. C'est une façon à elle de le taquiner.
L'endroit où nous sommes s'appelle Bak-hali-koul. Nous n'avons jamais su pourquoi; les nomades n'en savent rien; pourtant, la vallée est toujours la même.
13 juillet.—Plus haut, la vallée se bifurque. Nous nous engageons dans le vallon de gauche, qui se dirige vers le Levant. Deux cavaliers nous ont aperçus d'en haut, et descendent à notre rencontre. Ils s'enquièrent auprès du djighite, lequel pour toute réponse exhibe le papier dont il est muni. Ne sachant le déchiffrer, ils appellent un jeune homme qui se trouve être l'unique lettré de la tribu. En apprenant qui nous sommes, on fait avertir le boloch ou chef, de notre arrivée.
Quand nous atteignons la première cabane, nous nous voyons cernés par une foule de personnages aux longues robes et coiffés invariablement d'un bonnet en peau d'agneau. Au premier rang se tiennent les anciens de la tribu, parmi lesquels le boloch, qui, s'avançant de notre côté, nous souhaite la bienvenue dans un incompréhensible charabia, tout en nous faisant une série de courbettes, les mains soigneusement croisées sur le ventre.
Un tapis est étendu sur l'herbe, où l'on nous invite à nous reposer un instant. Pendant que nous vidons les étriers, des hommes tiennent la bride de nos chevaux. Tout le monde prend place autour de nous, en cercles concentriques; on apporte une outre de koumiss, et des bols de faïence. Ces écuelles sont pour les naturels du pays un luxe exceptionnel, une vaisselle réservée exclusivement pour les grandes occasions. Aussi les renferme-t-on avec soin dans des étuis ad hoc, bien capitonnés, appelés tchiennegat.
Toute la caravane fait honneur au koumiss du boloch, sauf Zurbriggen et moi. Acquiesçant aux incitations réitérées du chef, j'essaie pourtant d'approcher le bol de mes lèvres; mais, à l'instant même, je sens une telle puanteur se dégager du liquide, que je dois détourner la tête pour ne pas avoir la nausée. On dit que le koumiss est une boisson capiteuse, très rafraîchissante et d'un goût agréable; peut-être, mais toujours est-il qu'on le prépare dans des vases en peau qui ont plusieurs centimètres de crasse, et en outre le lait contient un tas de malpropretés qui ne vous engagent pas à le boire.
Ce qui excita le plus la curiosité des nomades, ce furent nos chaussures cloutées et la carabine de Zurbriggen. On se la passait de main en main, pendant que d'autres examinaient nos brodequins, en palpant la semelle et en comptant un à un les clous qui en sortaient.
Comme il est un peu tard, nous croyons prudent de nous remettre immédiatement en route. Des cavaliers kirghizes s'offrent pour nous accompagner jusque sur le col de Tomghent.
Dans la montée nous rencontrons de nombreuses yourtes, autour desquelles des femmes sont occupées à tanner des peaux de mouton, et à tresser des bandes d'étoffe. Les peaux sont tendues au moyen de piquets enfoncés dans le sol, et recouvertes d'un mélange de lait caillé et de terre argileuse, qu'on renouvelle tous les deux jours; après quoi, on les racle avec un couteau.
Des troupeaux de brebis, de chèvres, de chameaux sont dispersés un peu partout sur les deux flancs de la vallée, jusqu'à la limite des neiges.
Le chemin devient très escarpé; il faut le chercher au milieu d'une vaste zone d'éboulis qui s'épaississent à mesure que nous montons. À midi nous nous trouvons tous réunis au bas du col. Un glacier, déblayé de neige, rayé en diagonale par une bande obscure, descend jusqu'à nous. En temps ordinaire, c'est-à-dire quand il y a beaucoup de neige, on monte en suivant cette ligne, qui n'est autre que de la fiente de moutons, déposée au fur et à mesure par les caravanes. Mais ce chemin nous est absolument interdit dans l'état où se trouve la glace. Les sabots des chevaux n'auraient aucune prise et les bêtes glisseraient inévitablement avec charges et cavaliers. Nous croyons préférable d'attaquer le glacier de front au lieu de le prendre de biais. La distance qui nous séparera du sommet sera moindre; puis les chevaux, en gravissant ainsi la pente, se trouveront avoir plus d'adhérence sur la surface gelée.
Pendant qu'on décharge les chevaux, Zurbriggen taille des marches avec son piolet, afin de faciliter l'ascension. Je lui emboîte le pas, tenant mon cheval par la bride. Après une cinquantaine de mètres, je m'aperçois que celui-ci, au lieu de mettre ses pieds dans les creux, préfère marcher à côté, où ses sabots peuvent entamer une légère croûte de neige durcie. Enchanté des aptitudes alpinistes de mon coursier, je le laisse faire, et continuant ainsi je parviens sans encombre au sommet du col.
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AU SUD DU COL, S'ÉLEVAIT UNE BLANCHE PYRAMIDE DE GLACE (page 478).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Profitant de cette leçon, nous conduisîmes en très peu de temps toutes les bêtes sur le haut du glacier. Puis on transporta les bagages. Les Kirghizes, malgré leurs chaussures rudimentaires, se mirent à la besogne avec beaucoup de courage et de dévouement.
Quand tout fut terminé, et pendant que nous étions en train de nous restaurer un peu, survint une bourrasque de grêle qui eut vite fait de transpercer nos vêtements. Il fallait transiger avec l'estomac et déménager séance tenante de cette altitude de 3 545 mètres, d'autant plus qu'il soufflait un vent glacial, qui risquait d'être dangereux.
Nous dévalâmes lentement sur l'autre versant, et, après quelques rapides dégringolades, nous atteignîmes le thalweg de la vallée de Kizil-tao. Nous campâmes sur la berge, à l'herbe drue et haute, où les chevaux s'en donnèrent à belles dents.
Mais si le site était charmant, il manquait complètement de combustible. On avait beau interroger du regard tous les replis de la vallée: pas l'ombre d'un arbuste. En outre, elle paraissait inhabitée, manquait par conséquent de bois, de lait et de viande. Nous n'avions certainement pas compté là-dessus, et le djighite, qui devait être pourtant au courant des lieux, ne nous en avait soufflé mot. Il est vrai que nous ne risquions pas encore de mourir de faim, avec notre réserve de provisions; mais nous tenions à les ménager pour la haute montagne. Et comme nous nous trouvions encore assez près d'une tribu de Kirghizes, et pas très éloignés d'une forêt, nous décidâmes d'envoyer dès le lendemain maître Abbas et le djighite chez le boloch, pour acheter un troupeau de moutons et des charges de bois.
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LA VALLÉE DE KIZIL-TAO.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
En attendant nous nous mîmes à la recherche d'herbes et de racines sèches, avec lesquelles nous parvînmes, non sans beaucoup de peine, à faire un peu de feu. Il nous fallut presque deux heures, avant de pouvoir déguster une tasse de thé, et le dîner, très long à préparer, n'avait pas précisément le meilleur parfum; mais ces bagatelles n'étaient rien en comparaison du bien-être que quelques aliments chauds causèrent à nos estomacs exténués.
14 juillet.—Pendant qu'Abbas et le djighite rebroussent chemin, en quête de moutons et de bois, nous faisons une reconnaissance dans la partie supérieure de la vallée. Un bel amphithéâtre de pics, coupés de glaciers, domine le fond du bassin, traversé par une quantité de ruisseaux arrosant les molles ondulations du gazon. Deux cols s'ouvrent au nord et au sud: le premier dit de Karaguer communique avec l'embranchement ouest de la vallée de Tomghent; l'autre, plus élevé et aussi moins fréquenté à cause des difficultés qu'il présente, est celui d'Otrouk, donnant sur l'autre vallon.
Le soir, arrivèrent nos deux hommes avec tout un troupeau de moutons et de chèvres et deux bœufs encombrés de troncs d'arbres. Le boloch les accompagnait, avec quelques membres de sa tribu. Nous retînmes deux jeunes gens pour la conduite des bêtes. Notre caravane comptait désormais, en personnes et animaux, soixante-trois têtes.
La vallée de Kizil-tao est ainsi appelée à cause de la profusion de dépôts d'oligistes plus ou moins rougeâtres qu'on y rencontre. Kizil, en kirghize, signifie rouge, et tao, pierre, c'est donc la «vallée aux pierres rouges». Les vallées, les monts et les cols du Thian-chan empruntent leur nom à la couleur ou à la forme de certains objets, dont la bizarrerie a frappé l'imagination des nomades. Deux vallons débouchent dans la vallée de Kizil-tao, pour la plupart du temps inhabitée: à droite celui d'Otrouk, et à gauche celui du Berkout, ce dernier communiquant avec le plateau de Saridjass.
Dans le contrefort qui la sépare de la vallée de Keou-eou-leou s'ouvre le col de Torpeu, haut de 3 066 mètres, duquel on embrasse une vaste étendue de montagnes. Ce passage, non mentionné sur les cartes russes, est très fréquenté par les nomades qui transitent par la vallée de Kizil-tao.
Celle-ci, jusque-là épanouie largement, se rétrécit tout à coup, et ce n'est plus qu'une étroite gorge où le torrent se fraye à grand'peine une issue. Le sentier court au ras de l'eau, dont tantôt il longe le courant et tantôt il coupe les détours. Nous devons alors traverser en choisissant les endroits où le lit s'étale, afin que le courant ne nous emporte pas. Mais il ne nous est pas toujours donné de trouver un point guéable, et force nous est alors de franchir le fleuve où nous pouvons. On est obligé de jeter un à un les moutons dans l'eau, et de les laisser se débrouiller tout seuls.
C'était vraiment pitié de voir ces pauvres bêtes, jetées brutalement à l'eau, dont elles avaient une instinctive répulsion, ballottées par le courant, lancées contre les rochers, englouties momentanément dans un creux, puis finalement, après une lutte héroïque contre l'inexorable élément, atterrir tremblantes sur le gravier de la rive. Aussi, quand elles le pouvaient, préféraient-elles s'évader sur les escarpements de la montagne, ce qui obligeait le berger à une gymnastique dont il se serait dispensé volontiers.
Peu à peu nous atteignons la vallée du Saridjass qui n'est autre qu'une tranchée effroyable, tranchée de roches bouleversées, au milieu desquelles serpente un fleuve énorme aux eaux fangeuses. Mais ce qui nous inquiète, c'est de savoir par où cette masse d'eau va s'échapper, la montagne s'élevant d'un seul bloc et bornant partout le regard. Existerait-il une mystérieuse issue par quelques antres souterrains? Pour le moment, il ne nous est pas possible d'élucider ce problème. Les topographes russes n'étaient pas plus avancés, puisque sur la carte que nous avions ils ne savaient par où faire sortir cette rivière, la laissant se perdre au sein du Keou-eou-leou.
Le chemin escalade les parois de la tranchée, souvent déchirées par des éboulements, puis redescend à même le niveau du fleuve, pour franchir aussitôt un autre précipice. Dans les anfractuosités sont tapis quelques rares arbrisseaux, et sur les arêtes des sapins rabougris profilent leurs branches ajourées.
Un peu plus loin, un gros bloc semble placé à dessein au milieu du fleuve. À son sommet s'élève un petit «cairn», amas de pierres maintenant une petite perche au bout de laquelle est fixé un crâne de cheval. Ce singulier monument rappelle, paraît-il, le souvenir d'un fait dramatique survenu en cet endroit. Ce crâne est celui du coursier d'un chef kirghize, d'un torgoi, qui périt en voulant traverser la rivière, au temps de la conquête russe.
17 juillet.—De loin, la vallée du Saridjass apparaît comme une immense plaine limitée par une bordure de pics neigeux. Mais, en l'abordant, on est surpris de l'étrangeté de sa configuration qui est loin d'être celle qu'on s'était imaginée. Si ce n'est l'étendue démesurée, il n'y a là aucun simulacre de plaine. C'est une succession de mamelons, de promontoires et de collines, une série de couloirs, de vallons et de conques, le tout recouvert par un manteau de gazon éventré, ça et là, par des éraflures de terre jaunâtre, troué par des écueils de rochers aux reflets métalliques, et brisé par de profondes coupures, au fond desquelles bouillonnent les eaux bourbeuses des torrents.
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LE COL DE KARAGUER, VALLÉE DE TOMGHENT (page 473).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Il est impossible, par un examen superficiel du terrain, de trouver l'explication ou la cause de cette perturbation. Des surprises de toutes sortes attendent le voyageur à chaque tournant du sentier, et dérouteraient la perspicacité du géologue le plus éclairé. Certes, l'époque glaciaire a dû être l'un des principaux agents de transformation, pour laisser des traces si manifestes d'un gigantesque travail.
À partir de notre camp, la vallée s'ouvre peu à peu avec des couloirs qui débouchent de chaque côté. Les phénomènes glaciaires commencent à devenir très visibles. Les éminences et les arêtes s'arrondissent et s'adoucissent de plus en plus, par suite du frottement de l'ancien glacier, tandis que la paroi de gauche de la vallée conserve encore pour longtemps son aspect tourmenté.
Notre caravane avance toujours du même pas, silencieusement, comme un convoi funèbre. C'est que la chaleur est devenue insupportable; le paysage est toujours de la même teinte et de la même monotonie. On traverse un ruisseau, on remonte sur la berge, on longe une terrasse, on pénètre dans un couloir pour redescendre dans un torrent, et ainsi de suite sans discontinuer.
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SUR LE COL DE TOMGHENT.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
De temps à autre, le cri aigu d'une marmotte nous donne un moment d'émotion. On galope de ce côté, Zurbriggen met pied à terre, épaule son fusil et attend patiemment que le rongeur sorte de son terrier. Puis un coup part, et la pauvre victime de la civilisation vient augmenter le trophée accroché à la selle du guide.
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J'ÉTAIS ENCHANTÉ DES APTITUDES ALPINISTES DE NOS COURSIERS (page 472).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Ne sachant que faire, j'observe notre troupeau de moutons qu'un garçonnet kirghize chasse devant lui. Comme on devient parfois terre-à-terre, en un tel voyage! Une des plus grandes consolations, c'est trop souvent de penser qu'on aura quelque chose à se mettre sous la dent. Ce n'est pas la perspective d'un mets délicat qui nous tente. L'art culinaire n'a rien à voir ici. À force de caracoler, de suer et de respirer à pleins poumons l'air vivifiant de la montagne, on aiguise un appétit formidable, et, à l'heure du repas, on est bien aise de faire bonne chère et d'absorber les plats que maître Abbas nous prépare. Pourvu qu'on mange, et le plus possible, cela suffît. On devient d'une voracité pantagruélique.
Les pauvres petits agneaux, avec l'étrange sac de graisse qui se dandine sur leur postérieur, tondus à grands coups de ciseaux, n'avaient guère le temps de mordre les brins d'herbe, l'inexorable berger ne leur laissait pas un moment de répit. Il fallait que leurs jambes fissent un triple travail, pour suivre l'allure des chevaux. Quand, par malheur, ils rencontraient un ruisseau, c'était un bêlement à vous fendre le cœur, car ils n'avaient que fort peu de goût pour l'eau, bien qu'ils nageassent à merveille. Mais souvent l'eau était profonde et le courant très prononcé, et alors c'était un naufrage général, une émouvante noyade, où les pauvres petits animaux étaient entraînés bien loin à la dérive. Aussi, le soir, quand elles arrivaient à l'étape et qu'on ne s'occupait plus d'elles, ces pauvres bêtes, au lieu d'aller chercher le peu de nourriture dont elles avaient besoin, s'accroupissaient, exténuées, sur le sol.
Les deux bœufs, par exemple, étaient d'un grotesque achevé avec leur anneau en bois passé au museau, leur carcasse anguleuse, et surtout leur charge de troncs d'arbres attachés à l'une de leurs extrémités sur une sorte de bât rudimentaire, et traînant de l'autre par terre, en décrivant sur le sable de menus zigzags à chaque pas qu'ils faisaient. Quand ils devaient traverser un terrain en pente, c'était un mauvais quart d'heure pour eux. Pensez donc! le tronc qui se trouvait en amont les poussait en aval, tandis que l'autre, suspendu dans le vide, les y entraînait. Au passage d'une rivière, ils ne trouvaient quelquefois rien de mieux que de s'arrêter tout à coup au beau milieu de l'eau, narguant l'impatience des conducteurs qui ne savaient comment s'y prendre pour les faire sortir de leur stupide immobilité.
Le soir, faute de trouver un endroit propice, nous campâmes tout près d'un marécage. L'eau de celui-ci, qu'on nous servit pendant le dîner, nous octroya certaines coliques, qui nous tinrent éveillés pendant toute la nuit.
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LE PLATEAU DE SARIDJASS, PEU TOURMENTÉ, EST POURVU D'UNE HERBE SUFFISANTE POUR LES CHEVAUX (page 477).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Peu après notre départ du camp, nous laissons à gauche le vallon du Berkout, dont le col donne dans la vallée de Kizil-tao. Le contrefort qui la sépare du Saridjass semble une gigantesque moraine, entièrement recouverte de pâturages crevés par quelques îlots de roches, qui rompent un peu la maussade uniformité de cet interminable dos d'âne.
À un certain moment, nous remarquons un groupe d'ovispoli de l'autre côté du fleuve, paissant tranquillement dans une combe. Ces animaux sont de la taille d'un veau, mais d'une carrure plus accentuée, avec un manteau aux poils touffus et blonds, et portent sur le crâne une paire d'énormes cornes en spirales. Les Kirghizes les appellent: koudja. Ce mouton sauvage se tient de préférence sur les hauts plateaux du Pamir et du Tian-Chan. Il est inutile de le chercher sur les pentes abruptes des montagnes, où il ne peut circuler, vu que ses cornes, qui sortent latéralement de la tête, se heurteraient contre les rochers. En automne, les mâles se livrent des batailles acharnées. Le plus souvent, à force de se choquer le crâne, un des combattants tombe assommé sur le terrain, et son cadavre ne reste pas longtemps avant d'être écartelé et dépecé par les oiseaux de proie et les fauves des environs. Les cornes seules demeurent sur place, recueillies quelquefois par les nomades qui les étalent sur des rochers dont les formes étranges attirent leur attention.
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NOUS PASSONS À GUÉ LE KIZIL-SOU.—D'APRÈS DES PHOTOGRAPHIES.
Le plateau du Saridjass est surtout peuplé de milliers de chevaux, partagés en plusieurs troupeaux, et disséminés un peu partout dans la haute vallée. C'est un endroit très favorable à l'élevage hippique. Le terrain est peu tourmenté, et si l'herbe n'est pas très fournie, elle est suffisante cependant pour nourrir quelques centaines de milliers de bêtes.
Pour surveiller autant de chevaux, il y a relativement peu de gardiens. À vrai dire, leur tâche se résume à bien peu de chose: elle consiste à ne pas perdre de vue les bêtes pendant le jour et à les rassembler le soir autour de leurs tentes. Mais, s'ils n'ont rien à faire, ces pauvres diables de bergers ne jouissent pas d'une vie très enviable. Ils logent, soit sous un rocher, soit sous un feutre jeté en forme de tente, rarement dans une yourte. Leur nourriture n'est autre que le koumiss. Ils n'ont pas autre chose. Tous ces chevaux appartiennent à des Kozaques de la Sémiretchié et de la Dzoungarie. Deux fois par an, ils viennent faire un choix et conduisent des troupes de chevaux aux foires de Kouldja, d'Ak-sou ou de Kachgar, où ils les vendent de 30 à 60 francs la tête.
Le sol sur lequel nous marchons est sillonné d'une multitude d'ornières tracées parallèlement, comme si le terrain avait été labouré par une charrue. Ce sont les chevaux qui ont cannelé ainsi le gazon, parce que, comme les chameaux, ils aiment à marcher côte à côte; de cette manière, ils creusent autant de sentiers réguliers qu'il y a d'espace disponible.
Le torrent a tout à coup disparu de notre vue et il semble que la toison végétale ne doive pas discontinuer d'un côté à l'autre de la vallée. Le fleuve est dissimulé dans un fossé profond, coupé à pic. Un peu plus haut, il réapparaît, et partage ses eaux en de nombreux canaux.
Mais le plateau, ou ce qui de loin nous parut comme tel, a pris fin, et nous nous trouvons bientôt dans la région de la haute montagne. L'air même est devenu très vif et nous annonce le voisinage des glaciers. En effet, sur notre droite, le flanc gauche de la vallée se dresse brusquement et se brise en plusieurs conques, où des glaciers montrent leur tête crevassée au-dessus de leurs moraines frontales. Vers le soir, nous sommes au débouché de la vallée de Kachkateur, qui s'ouvre à droite du Saridjass, et mène par deux cols dans les vallées de Kokdjart et de Kapkak, dans le bassin de l'Ili.
19 juillet.—Le Khan Tengri, le «prince des cieux», comme le désignent les Mongols dans leur langue imagée, est le pic géant de toute la chaîne des monts Célestes. Cette dénomination pompeuse n'a rien de déplacé, si l'on considère sa position exceptionnelle et surtout son élévation considérable, qui, selon quelques voyageurs, dépasse 7 200 mètres d'altitude.
Presque tous les peuples barbares vivant en contact continuel avec la nature sauvage sont enclins à glorifier des choses inanimées, à donner un sens, une signification à des objets dont la singularité dépasse les bornes de leur compréhension. Pour ne parler ici que de l'Asie centrale, on peut dire que le nom des villes, des fleuves, des lacs et des montagnes se rapporte le plus souvent à une impression que l'habitant de ces contrées a reçue au moment où il en a aperçu le site. Nous avons déjà eu l'occasion de relever ce fait dont l'exactitude ne saurait être mise en doute. Il serait désirable que les explorateurs eussent le tact de respecter ces règles de nomenclature géographique d'un cachet beaucoup plus original, en évitant de la remplacer par les noms de savants, qui n'ont quelquefois aucun rapport avec les localités ou les objets qu'il s'agit de désigner.
La situation du Khan Tengri n'a jamais été exactement établie. Les géographes l'ont casé un peu partout, sauf à sa vraie place. Les rares voyageurs qui l'approchèrent ne sont même pas tous d'accord; cela provient sans doute de ce qu'on n'a fait que l'entrevoir d'une certaine distance, et presque toujours du fond d'une des vallées qui rayonnent autour de sa base.
Tandis qu'il est visible des plaines du Tekès, à plus de 200 verstes au nord, et même de la route de Kachgar à Koutcha, il demeure partout ailleurs masqué par les contreforts qui constituent sa vaste assise. Sur quelques-unes des cartes que nous avions sous les yeux, le Khan Tengri semblait s'élever isolément au nord de la petite ville de Baï, sur le chemin d'Ak-sou.
Suivant l'enquête que nous avions faite à Prjevalsk et selon les indications de la carte russe dont nous étions nantis, le 18 juillet nous devions être tout près du pic, nous trouvant à une vingtaine de verstes du point terminus de la vallée du Saridjass, où il était placé. Nous brûlions de le voir et de l'étudier, même d'une certaine distance, impatients de présenter nos hommages à cette mystérieuse souveraineté, qui, depuis des mois, hantait notre esprit.
Nous décidâmes donc d'escalader un pic quelconque de la vallée de Kachkateur, mais dont l'élévation fût assez considérable pour jouir d'une vaste étendue de montagnes. À dix heures, nous arrivons sur le col de Kachkateur, passage très fréquenté par les nomades qui s'adonnent à l'élevage des chevaux sur le plateau du Saridjass. De ce col, en suivant la vallée de Kokdjart, on arrive aux villages de Tald-boulak, de Dgilkarkara et de Kheghen.
Au sud du col, s'élevait une blanche pyramide de glace, dont les angles se hérissaient de rochers. C'est par là que nous dirigeâmes nos pas, et au bout de deux heures nous atteignîmes sans difficulté aucune le sommet, formé par une calotte de neige surplombant en une gigantesque corniche la vallée de Kapkak.
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PANORAMA DU MASSIF DU KHAN TENGRI.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
En ôtant nos lunettes à neige pour mieux voir, nous éprouvâmes un douloureux éblouissement qui nous contraignit à fermer instinctivement les yeux. Jamais, jusqu'alors, nous ne nous étions trouvés au milieu d'un pareil scintillement de neige, d'une fulguration de glaces aussi intense. Partout où le regard pouvait plonger ou s'arrêter, il ne distinguait qu'une succession chaotique de pics, d'arêtes, de dômes, d'aiguilles, un moutonnement infini de montagnes recouvertes de neiges, enchevêtrées les unes dans les autres et se dirigeant en tous sens.
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ENTRÉE DE LA VALLÉE DE KACHKATEUR.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
NOUS BAPTISÂMES KACHKATEUR-TAO, LA POINTE DE 4 250 MÈTRES QUE NOUS AVIONS ESCALADÉE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
On a souvent comparé l'aspect d'une vaste étendue de montagnes aux vagues de la mer, qui se seraient subitement solidifiées par un coup de baguette magique. Sur les Alpes cette comparaison est exacte, car le déploiement des contreforts imite parfaitement, à peu de chose près, la formation des ondes de la mer. Mais ici le bouleversement était tel, l'asymétrie si frappante, que cette similitude nous semblait trop modeste. C'était plutôt un océan agité par un cataclysme, aux prises avec une tempête effrénée. Les roches mêmes qui crénelaient les crêtes de leurs étranges silhouettes, présentaient des reflets de poteries, des éclats de verre de Venise, avec des effets d'ombres qui faisaient qu'à grand'peine on les discernait de la neige qui les saupoudrait.
Le Khan Tengri dominait de sa haute pyramide de granit cette armée de colosses qui semblaient former comme une garde d'honneur et interdire l'approche aux profanes. Il se trouvait à une quarantaine de verstes au sud de nous, formant le centre, d'où rayonnaient et divergeaient de tous côtés les contreforts et les vallées.
D'après notre carte, le Khan Tengri aurait dû être à l'est du col de Kachkateur, à moins d'une vingtaine de verstes de l'endroit où nous étions. Nous n'eûmes pas de difficulté à constater que cette carte était tout à fait erronée sur ce point, et que si nous voulions aboutir à quelque résultat, nous devions nous en méfier. Nous faisions fausse route, car par la vallée du Saridjass, jamais nous n'aurions abordé le colosse. Il fallait tourner bride et nous en approcher par un autre côté. Après quelques observations sur le massif, nous baptisâmes Kachkateur-tao, la pointe que nous venions d'escalader. Elle mesurait 4 250 mètres d'altitude.
Une heure après nous étions sur le col, où le pauvre Kirghize qui gardait nos chevaux, à la merci d'un vent glacial, battait la semelle depuis longtemps, prenant force chiques de nass, pour combattre la faim, ne se doutant pas qu'il avait les vivres sur le dos!
En descendant rejoindre le camp, nous trouvâmes une paire d'énormes cornes de cerf, à 3 000 mètres, gisant là, qui sait depuis combien de temps, rougies par les intempéries, et calcinées par le soleil.
20 juillet.—Au delà du Saridjass-tao s'étend la vallée d'Inghiltchik, qui, selon toute probabilité, doit prendre naissance au pied du Khan Tengri. Mais le contrefort qui les divise est très élevé et encombré dans sa majeure partie par des neiges éternelles. Pour des alpinistes, ces entraves étaient moins que rien, car, avec un guide comme Zurbriggen, les difficultés s'aplanissent et deviennent des jeux d'enfants. Mais nous n'étions pas seuls et il fallait aussi transporter tous les bagages de la caravane, car arrivés de l'autre côté, nous n'aurions rien trouvé ni pour nous abriter ni pour nous sustenter. Nos chevaux ne craignaient guère le vertige, et leurs aptitudes de grimpeurs nous faisaient espérer que même dans un passage un peu laborieux ils se comporteraient bien. Seulement, il fallait trouver ce passage, ce qui n'était pas très facile avec l'ignorance des lieux et l'impatience qui nous agitait, et qui écartait toute velléité d'un long tâtonnement. Cependant le djighite nous fit comprendre que, peut-être, en interrogeant les gardiens des chevaux, il trouverait notre affaire. De l'endroit où nous étions il ne fallait pas compter pouvoir franchir la montagne. On devait dévaler jusqu'à la rencontre d'un vallon dont le col n'était pas trop dur pour nos montures.
En attendant, nous nous réveillons avec 20 centimètres de neige sur nos tentes. Et ce n'est que très tard que nous pouvons partir.
Le passage à gué du Saridjass-sou n'était pas sans offrir quelques dangers; néanmoins nous arrivâmes sains et saufs sur l'autre rive, après avoir éprouvé dans maintes baignades des émotions assez vives.
Sur l'autre versant, nous ne fûmes pas peu déconcertés de trouver, au lieu de la plaine que nous attendions, un terrain ondoyant de collines, creusé de réservoirs d'eau bourbeuse et sillonné de ruisseaux qui disparaissaient dans les déchirures du sol. Le terrain était morainique par excellence, par conséquent très poreux, et surtout d'une uniformité sans pareille. Il n'était pas prudent de s'éloigner trop de la caravane, car on aurait eu vite fait de s'égarer. Aussi, nous ne nous perdions jamais de vue et marchions en file indienne très serrée.
Le soir, on campa en face de la vallée d'Adeurteur, dont le glacier s'appelle de Mouchktoff, en l'honneur d'un officier russe du même nom, qui, le premier, entrevit le plateau du Saridjass.
Le lendemain matin, même surprise que la veille. Pendant la nuit, la neige était tombée drue sur nos tentes. À la première heure, des hennissements déchirants et un piétinement accéléré de sabots nous firent sursauter dans nos sacs. C'était une avalanche effrénée de chevaux, descendant des coteaux supérieurs chassés par une tourmente de neige.
À midi, nous nous acheminons, toujours sur le même versant, qui augmente peu à peu sa déclivité et s'approche de plus en plus de la ligne des vraies montagnes. Nous longeons plusieurs mares d'eau peuplées par des colonies de canards sauvages. Piotra, notre jeune colon russe, se met en devoir d'attraper quelques-uns de ces volatiles; dépouillé de vêtements, il se dissimule entièrement dans l'eau, et saisit par les pattes les pauvres bêtes qui, ne se doutant pas de sa présence, passaient à la portée de sa main. Entre temps, le djighite s'est informé auprès des bergers, et découvre finalement un passage pour franchir la montagne. C'est le col de Tuz. En hâtant un peu le pas, nous arrivons le soir, à l'embouchure de la vallée du même nom.
(À suivre.) Jules Brocherel.
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LA VALLÉE DE TOMGHENT.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Droits de traduction et de reproduction réservés.
TOME XI, NOUVELLE SÉRIE.—41e LIV. No 41.—14 Octobre 1905.
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DES KIRGHIZES D'OUSTCHIAR ÉTAIENT VENUS À NOTRE RENCONTRE (page 489).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
VOYAGE DU PRINCE SCIPION BORGHÈSE AUX MONTS CÉLESTES[2]
Par M. JULES BROCHEREL.III. — Sur le col de Tuz. — Rencontre d'antilopes. — La vallée d'Inghiltchik. — Le «tchiou mouz». — Un chef kirghize. — Les gorges d'Attiaïlo. — L'aoul d'Oustchiar. — Arrêtés par les rochers.
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KIRGHIZE JOUEUR DE FLÛTE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le passage du col de Tuz est une étape importante dans l'excursion aux Monts Célestes; le vallon qui le précède ne s'aperçoit pas depuis le thalweg du Saridjass-sou; il reste masqué par une moraine s'avançant comme une sorte de digue entre les deux fleuves, qui, avant de se réunir, roulent longtemps presque parallèlement l'un à l'autre.
Le 22, en quittant notre camp, nous sommes assaillis par des nuées de moustiques qui s'abattent sur nous avec une voracité cruelle. Nous avons beau couper l'air de nos cravaches pour éloigner ces agaçants insectes, notre épiderme devient leur proie et nous en souffrons beaucoup.
Vers dix heures, nous rencontrons un groupe de trois arkars, espèce d'antilope du genre du chamois, qui paissaient tranquillement sur une pente gazonnée. Ils ne semblent guère surpris de notre présence, et au lieu de détaler à notre approche ils continuent à tondre les bouquets d'herbes, en s'arrêtant de temps à autre pour nous regarder. De la taille d'un petit chamois, ils sont très frêles, avec un pelage ras, d'un blond d'ocre, qui se confond facilement avec la teinte du terrain. Ils portent une paire de petites cornes droites, légèrement divergentes. C'est l'antilope argalis, commune dans la chaîne du Tien Chan.
Le vallon de Tuz se divise en trois combes. Nous prenons par celle de droite; les autres sont impraticables. Des traces de sentier nous conduisent rapidement aux premiers éboulis, au bas d'un énorme bastion de roches caverneuses. Il y a bien un semblant de chemin qui côtoie en rampant les escarpements bouleversés de la montagne, qu'on distingue de loin aux pierres remuées par les fréquentes traversées des caravanes, et qui se détache comme une longue bande claire sur la teinte ferrugineuse du sol. En réalité, c'est une parodie de sentier, car nous avançons avec beaucoup de peine, les cailloux qui jonchent le sol roulant avec une facilité extraordinaire.
Zurbriggen, qui nous a devancés, s'est placé en statue équestre sur le haut du bastion. Quand nous parvenons à lui, il secoue tristement sa barbe rousse, malmenant la pipe éteinte au coin de sa bouche. C'est un mauvais présage.
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LE MASSIF DU KIZIL-TAO (page 486).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
«Par où passerons-nous?» nous dit-il en promenant son regard sur l'amphithéâtre de rochers et de glaces qui nous fait face à quelques centaines de mètres.
Nous appelons le djighite. Celui-ci nous indique une raie foncée qui traverse le glacier du milieu.
«Vot doroga!—Voilà le chemin—nous répond-il en russe. Djol djâman!—C'est très mauvais», ajoute-t-il dans son dialecte.
Près de nous, un petit lac recueille les eaux de trois glaciers, qui, bien que de petites dimensions, sont presque tous découverts, et d'une inclinaison assez alarmante. Mais «le chasseur», prenant par la bride deux chevaux, a déjà escaladé la moraine frontale. Nous le suivons sans savoir au juste ce que nous allons faire. Avec un courage un peu téméraire, nous hissons toutes les bêtes sur le sommet du pierrier, où elles ont bien de la peine à se tenir debout, tant la place est exiguë et le sol glissant, à cause du suintement du glacier.
Zurbriggen, tenant sa bête par les rênes, s'aventure audacieusement sur la pente glacée. D'abord il monte droit devant lui, puis un brusque renflement le contraint d'obliquer à droite, en prenant le glacier en écharpe.
Nous tentons d'en faire autant, en suivant les fissures où un petit relief permet de poser les pieds, et cherchons les endroits rugueux et granulés. Dépourvus de piolet, nous sommes forcés de nous servir des mains, afin de ne pas tomber. Mais quand il nous faut tourner à droite, pour traverser diagonalement le glacier, nous jugeons que le jeu est décidément trop dangereux. Les chevaux auraient toutes les chances de verser les charges, en même temps qu'ils dégringoleraient inévitablement jusqu'aux abrupts rochers d'en bas.
Le guide, parvenu miraculeusement en lieu sûr, nous crie de toutes ses forces de ne pas avancer, car il avait failli tomber, et son cheval en tremblait encore d'épouvante.
Tout à coup un cheval chargé roula comme une pierre contre la moraine, où stationnait le restant de la caravane. Abbas jeta un cri de douleur, se ramassant sur lui-même, sous les pieds du cheval. On le dégagea. Il avait une jambe blessée.
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LES KIRGHIZES MÈNENT AU VILLAGE UNE VIE PEU OCCUPÉE.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Continuer dans de pareilles conditions, c'était de la folie. Nous décidâmes donc de camper tout près du lac, afin de pouvoir chercher pendant le reste de la journée une route meilleure.
Abandonnant nos chevaux à leur sort, nous rejoignîmes le guide, et en quelques minutes nous parvînmes au sommet du col. Nous étions à 3 450 mètres d'altitude. À nos pieds s'étendait la vallée d'Inghiltchik sur une longueur de cent verstes, flanquée au sud par une paroi vertigineuse qui s'élevait à plus de 6 000 mètres.
Mais le temps pressait, et pour l'instant il convenait de découvrir un passage sûr, plutôt que de nous délecter du spectacle de la nature. À droite du col, au delà d'une arête de rocher, descendait un glacier avec une pente très douce et des moraines latérales peu escarpées. C'était par là que nous devions passer.
En arrivant au campement, nous trouvâmes deux malades, Abbas et Piotra. Celui-ci se roulait par terre en se tenant le ventre dans des contorsions atroces. L'autre se plaignait de souffrir de la jambe. On les frictionna avec un antiseptique, et on administra un purgatif au jeune Russe. La confiance aveugle que ces hommes simples avaient en notre toute-puissance, aidèrent à l'efficacité des remèdes. Nous eûmes plus tard occasion de nous servir de notre pharmacie auprès des Kirghizes. Bien qu'ils soient des hommes très endurcis, ce sont toujours des malades plus imaginaires que réels. Il suffit alors d'un rien pour les guérir incontinent. Ils professent à l'égard de la médecine des civilisés une confiance illimitée.
Le lendemain, au bout de trois heures, nous parvenons jusqu'au col de Tuz numéro deux. En réalité ce sont deux cols que fréquentent les nomades, selon que l'un des deux est plus ou moins praticable. Nous ne faisons donc que suivre l'exemple des Kirghizes.
Tandis que la caravane marchait vers la vallée d'Inghiltchik, je grimpai sur une petite éminence pour procéder à mes travaux. La vallée se développait en forme de croissant, à la périphérie duquel je me trouvais. De la sorte, mon regard pouvait plonger en amont et en aval dans presque toute la longueur de ce gigantesque sillon.
Au premier coup d'œil, on peut facilement distinguer dans ce massif, trois sections. La partie supérieure, longue de 50 verstes environ, est occupée entièrement par un glacier colossal, ayant la forme d'un tronc d'arbre dont les embranchements se perdent dans des gorges. La partie moyenne de la vallée, presque plate, est constituée par le thalweg même du fleuve, qui s'étend sur une largeur de 2 à 3 verstes. Après une vingtaine de verstes d'un amoncellement de pierres, et d'un fouillis de canaux, une écluse naturelle de rochers réunit tous les ruisseaux en un unique faisceau. C'est là que la vallée inférieure commence, revêtue de maigres pâturages.
Le versant qui tombe du faîte du Saridjass-tao, est recouvert jusqu'à mi-hauteur d'une forte couche de dépôts morainiques, marquant par une ligne nettement tracée le niveau de l'ancien glacier. Le terrain est brûlé par le soleil, et sa couleur jaunâtre ne fait que rehausser l'éblouissement des neiges supérieures.
Mais la paroi de roches qui fait vis-à-vis est tout ce qu'on peut imaginer de plus terrible, de plus convulsé, de plus disloqué dans la nature. Des aiguilles s'élancent avec une sveltesse étonnante, s'alignent en de multiples rangées au-dessus du contrefort qui est labouré par des fentes, et tourmenté en tout sens par une force diabolique.
Ce bloc incommensurable de granit et de gneiss est tailladé de gradins, fendu de fissures qui stupéfient parfois par leur tranchante netteté. Un talus de débris s'adosse à la base des rochers, dissimulant les anfractuosités. Des filets d'eau gazouillent en des fêlures ténébreuses, dont les parois tiennent en suspension d'énormes rochers, pris entre les bords de la crevasse.
Pour descendre le col de Tuz, il s'agit de faire un saut de 2 000 mètres. Ne croyez pas qu'un sentier facilite la besogne et qu'on n'ait qu'à se laisser glisser. Il faut s'ouvrir une route. Quand je parvins aux premiers gazons, mon cheval saignait de ses quatre pieds, et ne paraissait pas très enthousiasmé de ce divertissement.
Vers trois heures nous arrivons tous au bas du coteau, dont la bordure s'était écroulée par suite de l'érosion du torrent. Le paysage manque toujours de charme, bien qu'il s'égaye de quelques arbrisseaux blottis dans les anses de la berge. Des bouquets de crucifères, couleur safran, des chardons, des centaurées rouges et des anémones jaunes folâtrant en de longues traînées sur les buissons, se disputent une piètre existence dans le maigre terrain du talus. Quelquefois un ruisseau jaillit on ne sait comment de ce roc torréfié et arrose des parterres de graminées, formant de véritables oasis, dans le pierrier interrompu.
Sur une petite terrasse du rivage, quelque chose d'insolite attire notre attention. C'est un tombeau kirghize formé par des troncs d'arbres entrecroisés, au centre duquel s'élève une pyramide de cailloux.
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NOTRE PETITE TROUPE S'AVENTURE AUDACIEUSEMENT SUR LA PENTE GLACÉE (page 482).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Peu de temps après, nous atteignons un aël abandonné de nomades. C'est là qu'ils viennent s'établir pendant la mauvaise saison, car il paraît qu'alors, le versant que nous venons d'arpenter dans sa hauteur, exposé comme il est aux rayons du soleil, se débarrasse vite de la neige, et se recouvre d'herbes. Autour d'un gros bloc de granit, on voit distinctement les cercles tracés par les keregas, c'est-à-dire les treillis de bois qui forment la carcasse de la yourte. Au milieu, les trois pierres calcinées de l'âtre, sont encore debout. L'herbe a poussé, drue et haute, là où le stationnement prolongé des animaux a engraissé le sol.
Mais, au lieu de nous installer dans cet emplacement, nous préférons nous cacher à l'abri d'un mamelon, afin de protéger notre camp de l'haleine par trop réfrigérante du glacier qui, tout près de nous, vomit par mille bouches des torrents d'eau bourbeuse. En face, la masse écrasante du Kizil-tao, voilée de nuages, nous menace incessamment de tonnantes avalanches, dont la chute nous amuse plutôt qu'elle ne nous effraie, car nous sommes hors de leur portée. En amont, une mignonne cascade apparaît parmi les broussailles.
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VALLÉE SUPÉRIEURE D'INGHILTCHIK.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Les Kirghizes y réunissent habituellement leurs troupeaux de moutons, le site se trouvant clos naturellement.
24 juillet.—Nous allons faire une reconnaissance sur le glacier d'Inghiltchik, afin de chercher un endroit par où faire passer les chevaux. Si nous avons cette chance, nous nous transporterons le plus haut possible, de manière à pouvoir établir notre quartier général tout près de la base du Khan Tengri. Il doit être, certainement, au point terminus de cette gigantesque coulée de glace, que les nomades appellent le «tchiou mouz», le grand glacier.
La surface est très mouvementée: c'est tout un système de lacs et de torrents, de combes et de monticules, littéralement encombrés de pierres qui, suivant leur provenance et la plasticité du glacier, s'accumulent en stries longitudinales et transversales, de couleurs variées. Vu d'en haut, le glacier ressemble à la carapace d'un reptile.
Nous n'attendons pas longtemps pour nous apercevoir de l'impossibilité absolue d'y amener nos bêtes, à cause du manque de pâturages et de l'impraticabilité du terrain. Pour remonter le glacier d'Inghiltchik jusqu'à ses origines et y séjourner pendant quelques semaines, il eût fallu avoir sous la main une équipe de porteurs solides et chaussés ad hoc; ce qui n'était pas le cas des hommes dont nous disposions, ni de ceux que nous aurions pu trouver dans les vallées voisines. Ils sont d'abord mal habillés, et puis on ne peut leur faire porter quoi que ce soit sur les épaules. Nous nous résignâmes donc à chercher ailleurs le point d'attaque du Khan Tengri. Nous décidâmes de l'aborder depuis le col du Mouj-art, en passant sur le territoire chinois.
En levant le camp, nous ne fûmes pas peu surpris de voir le djighite nous amener un vieux Kirghize qui vint, sur-le-champ, se prosterner devant nous comme s'il implorait une grâce. Ce n'était rien moins que le chef, le chirtaï, de toute la vallée de Kaënde, venu exprès pour offrir ses bons offices. La veille, pendant que nous déambulions sur le glacier d'Inghiltchik, le djighite avait tout à coup disparu sans crier gare et, pour quérir son homme, il avait parcouru tout simplement 150 verstes et accompli le voyage en vingt-quatre heures.
Maître Abbas, abandonnant pour un moment ses casseroles, remplit gravement les fonctions de maître des cérémonies et d'interprète. D'une flegmatique imperturbabilité, il envisagea la chose avec son tact habituel, c'est-à-dire en traitant son hôte comme une vieille connaissance à lui. Il faut dire qu'il n'aimait guère les Kirghizes, il les considérait comme des quantités négligeables. En parlant d'eux et de leurs femmes, il avait coutume de dire que c'étaient des chiens.... capables de manger jusqu'à des charognes.
Ce chirtaï ne paraissait pas, à vrai dire, d'une très haute distinction. Sauf quelques paroles de convenance, qu'Abbas nous traduisait dans son français de Téhéran, il ne savait guère s'exprimer qu'à force de courbettes et de salamalecs, qu'il exécutait automatiquement à tout propos, en fermant les yeux et en pressant les mains sur la poitrine.
À peine étions-nous en route que deux nouveaux cavaliers vinrent à notre rencontre et se joignirent à nous. C'étaient deux sujets de notre autocrate en raccourci, mandés par lui pour venir en aide à notre caravane. Comme on le voit, si ce chef n'était pas très avenant, il connaissait au moins les règles élémentaires de l'hospitalité.
Ces hommes nous furent d'une grande utilité pour passer à gué le fleuve qui, en certains endroits, mesurait près de 200 mètres de largeur. Nous atterrîmes sur l'autre rive, à l'entrée du vallon d'Attiaïlo, le seul passage communiquant avec la vallée de Kaënde qui longe, au sud, celle d'Inghiltchik.
Le contrefort qui les sépare se présente, au point de vue géologique, comme le noyau central du groupe du Khan Tengri. C'est un système ayant des caractères propres, tant par son aspect extérieur que par la nature de ses roches. À son profil anguleux et à la disposition en éventail des couches granitiques, on reconnaît aisément l'origine plutonique de sa formation. Ce qui est surprenant dans la constitution de ce massif, c'est qu'à un moment donné il cesse inopinément, coupé en biais, du sud-ouest au nord-est, par l'entaille des gorges d'Attiaïlo. De loin, on ne s'attendrait pas à cette surprise, parce que la chaîne ne semble guère interrompue et paraît continuer sous la forme atténuée d'un contrefort servant d'appui gigantesque à la masse imposante du Kizil-tao. Mais, de près, comme nous le constatons en remontant le vallon d'Attiaïlo, on découvre que cet appendice montueux est d'une origine et d'une structure toutes différentes.
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VALLÉE DE KAËNDE: L'EAU D'UN LAC S'ÉCOULAIT AU MILIEU D'UNE PRAIRIE ÉMAILLÉE DE FLEURS.—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Après deux ou trois verstes, le vallon se partage en deux: à gauche, une effroyable tranchée paraît contourner le bastion de granit, comme pour l'isoler. Nous prenons par celui de droite. Après quelques heures de rapide montée, la pluie nous surprend et nous oblige de nous arrêter au pied d'une paroi de rochers, coiffée de glaces. Il y a bien des pierres qui dégringolent de temps à autre et voltigent autour de notre camp, mais, habitués comme nous sommes à ces bagatelles, nous n'y faisons même plus attention.
C'est le chapeau rabattu, le col relevé et le plaid sur les épaules, que nous partons de notre bivouac de 3 000 mètres, sans savoir au juste où nous coucherons le soir. Lentement, fouettés par la pluie que le vent chasse contre nous, nous gravissons l'échelonnement des terrasses éventrées par les éboulements, contournant de temps à autre quelques moraines, dont les glaciers s'enfuient dans des gouffres enveloppés de brouillard, à notre gauche.
Au sommet du col, les nuages se déchirent un instant, et nous nous apercevons que nous frôlons un lac, dont l'eau s'écoule en serpentant au milieu d'une prairie émaillée de fleurs. Dans notre singulier état d'âme, voisin de l'indolence maussade, cette esquisse de paysage, aux lignes estompées et noyées dans un flottement de vapeurs, nous est comme un soulagement. La lourdeur apathique dans laquelle sommeillait notre esprit, disparaît tout à coup, et c'est presque avec enthousiasme que nous saluons ce lambeau de gazon ensoleillé, qui nous rappelle un petit coin des Alpes, un fragment de la patrie lointaine.
Mais cet attendrissement nostalgique n'est pas de longue durée. Après cette oasis alpestre, nous nous engageons, sans transition aucune, dans un affreux défilé, qui nous fait l'effet de quelque tunnel.
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LES FEMMES KIRGHIZES D'OUSTCHIAR SE RANGÈRENT, AVEC LEURS ENFANTS, SUR NOTRE PASSAGE (page 489).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Le temps s'obscurcit et la pluie recommence de plus belle. Le torrent s'est grossi démesurément. Il nous faut quand même le traverser et le longer à plusieurs reprises, avec la menace continuelle des pierres qui se détachent des pentes supérieures et dégringolent avec une rapidité extraordinaire. Pour éviter des accidents, nous sommes contraints à de périlleuses galopades sur le terrain trempé et glissant au plus haut degré.
Soudain, le djighite s'arrête tout court et nous fait signe d'en faire autant. Il nous dit alors, qu'un peu plus loin il y a un précipice très dangereux, et qu'il serait de la dernière imprudence de s'y aventurer. Nous nous regardons interloqués. Que faire? Pourquoi ne nous avait-il pas avertis plutôt? Devrons-nous camper en cet endroit? Nous nous trouvons sur une bande de gravois charriés par la rivière, dont l'eau tourbillonne à côté, entraînant, dans sa course, de gros blocs qui, en formant un barrage, auraient pu enlever notre camp et nous avec lui.
Mais à la seule pensée de retourner en arrière et de refaire la route de tout à l'heure, nous nous résignons à accepter notre triste sort. Ce soir-là, nous ne nous attardâmes pas à flâner, comme d'habitude, autour des tentes, pour faire la causette, et nous ne dînâmes pas non plus sur le tchiamkerr étendu à l'entrée de nos demeures. Après une courte inspection sur la solidité de celles-ci et une enquête sur leur imperméabilité, nous enfilâmes nos sacs-lits et nous attendîmes que le Dieu du sommeil mît un terme à notre surexcitation.
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LE CHIRTAÏ DE KAËNDE (page 485).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Pendant la nuit, les cauchemars les plus insensés nous faisaient sursauter à chaque instant, avec la hantise s'attachant à notre esprit qu'à tout moment nous allions être anéantis. La pluie qui crépitait avec une intensité toujours croissante sur la toile, nous faisait penser au torrent, dont le volume d'eau avait dû augmenter encore et dans lequel on entendait s'entrechoquer sourdement les pierres que le courant désagrégeait des berges. Et les allées et venues des chevaux qui rôdaient autour du camp, frôlant les tentes, buttant contre les piquets et les cordes tendues, n'étaient pas sans nous donner de sérieuses appréhensions sur la solidité de notre logis.
Vers le matin cependant, les nuages se dissipèrent, et un splendide soleil sécha vite nos bagages trempés.
Le précipice, dont le djighite nous avait entretenus la veille, était une énorme crevasse s'ouvrant dans la montagne dans le sens de la pente. Nous dûmes le remonter et le contourner avec mille précautions, à cause de l'humidité du sol. Avant de quitter les gorges d'Attiaïlô, nous refaisons instinctivement le geste fameux du Dante. Arrivés en lieu sûr, nous contemplons la beauté farouche de ce gouffre, où le torrent se débat furieusement entre les parois exiguës qui l'emprisonnent, disparaissant de temps en temps dans des antres invisibles.
Le versant que nous venons de côtoyer présente à découvert sa rude charpente en gneiss micaschiste, ravagée ça et là par les effondrements des assises rocheuses, dont les débris se sont entassés les uns sur les autres, formant une mosaïque accidentée de pierres de toutes couleurs et de toutes tailles. Mais de l'autre côté, la nature plus solide de la roche a conservé aux escarpements leur structure primitive; ce sont des parois verticales, s'étageant en gradins, et déchiquetées au faîte par des blocs isolés, qui donnent l'illusion d'un formidable castel du Moyen Âge. La couleur ferrugineuse des roches, striées verticalement de bandes bleuâtres, brunies par l'écoulement des eaux, et une multitude de trous évasés produits par je ne sais quel agent, donnaient à cette assise de calcaire dolomitique une vétusté d'un pittoresque charmant.
Après quelques détours, nous descendons dans la vallée de Kaënde, où le chirtaï nous attendait avec deux hommes de sa tribu. Il nous apportait une outre pleine de koumiss, qu'il nous offrit très obligeamment. Puis, prenant la tête de la caravane, il nous guida à travers le dédale de canaux qui sillonnent les pierres du thalweg et nous amena, après force baignades, sur un tertre gazonné, à la lisière d'un bois de sapins.
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NOUS SALUÂMES LA VALLÉE DE KAËNDE COMME UN COIN DE LA TERRE DES ALPES (page 480).—D'APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
Là, le chef nous invite à pousser jusqu'à son aoul, qui se trouve à environ une demi-journée de marche, en amont. Mais pressés comme nous sommes d'atteindre le but de nos pérégrinations, nous déclinons ses avances, en lui laissant espérer que plus tard peut-être nous serions à même d'acquiescer à son désir.
Pour franchir le contrefort qui flanque au sud la vallée de Kaënde, il nous faut redescendre celle-ci pendant trois heures environ, après quoi nous serpentons à travers de beaux pâturages, jusqu'au col d'Oustchiar, que nous touchons vers deux heures de l'après-midi. Là encore, deux Kirghizes aux visages inconnus, nous attendent avec la provision traditionnelle de koumiss. Leur présence nous étonne profondément. Comment ces hommes savaient-ils notre venue, puisqu'ils habitent l'autre versant? Mystère! Escortés par ces deux cavaliers d'honneur, nous arrivâmes une heure après à leur aoul, établi près d'un torrent dans le creux de la courbe.
Tous les hommes présents s'en vinrent incontinent à notre rencontre, pendant que les enfants se sauvaient épouvantés et que les femmes nous guettaient anxieusement à travers les fissures des yourtes. C'était, pour tout ce monde, un événement incompréhensible, que notre visite dans leur pays.
Aussi le djighite et Abbas avaient-ils grand'peine à leur expliquer le but de notre voyage et à les convaincre qu'aucune idée hostile ne nous animait.
Pendant toute l'après-midi notre camp se trouva envahi par l'élément mâle de la colonie, qui fraternisait avec nous comme avec de vieux amis. Les Kirghizes ont ceci de particulier, qu'ils deviennent d'une effronterie extraordinaire une fois qu'ils vous savent inoffensifs. Le koumiss coula à flots, échangé par Abbas contre de copieuses libations de thé, préparé d'avance dans une grande marmite.
Dans la soirée, nous fîmes un petit tour au milieu des yourtes, au grand ahurissement des femmes, qui se cachaient à notre approche. Mais les maris qui nous accompagnaient les firent sortir et ranger sur notre passage; elles s'exécutèrent avec assez de bonne grâce. Si leur accoutrement était pittoresque, leurs personnes n'avaient rien de bien appétissant, et, il fallait quelque attention pour les distinguer des hommes, tellement leur charpente était disgracieuse et leurs traits durs et repoussants.
Invités par un Kirghize, nous pénétrâmes dans une yourte. Deux femmes se tenaient dissimulées derrière un rideau; sur notre demande, le mari le fit glisser sur la tringle. Une d'elles était occupée auprès d'un bébé de quelques mois, qu'elle emmaillottait avec des peaux d'agneaux. Elle lui tendit bientôt un biberon fait d'une corne de bœuf évidée, avec au bout une ventouse de parchemin en guise de suçon. L'autre femme était en train de broder pour son époux une calotte. Pour ce faire, elle avait tendu l'étoffe sur un cercle en bois, qu'elle tenait entre ses genoux, et passait à travers le tissu un fil de laine, au moyen d'une pointe d'os. Le dessin n'était guère symétrique, mais les couleurs, bien que trop vives, étaient savamment combinées, et le tout formait un ensemble harmonieux de teintes et de lignes.
Sur ces entrefaites, le bétail rentra. Ce fut un spectacle saisissant, que cette avalanche d'animaux, descendant des pentes de la montagne, refoulés par les pâtres jusque dans l'emplacement exigu où on les parque pendant la nuit. Un affolement général règne dans l'aoul, à l'arrivée des troupeaux. Toutes les femmes sortent des yourtes; chacune cherche à reconnaître son bétail, l'appelle et s'efforce de le réunir. À cet effet, on tend par terre une longue corde, où l'on attache les brebis, les chèvres, les vaches et les juments.
Les jeunes gens aident leurs mères à trier les bêtes. Mais les hommes se gardent bien de faire quoi que ce soit; ils se contentent d'observer et, le cas échéant, de gronder les femmes, si elles se trompent. De gros marmots joufflus, âgés de deux ou trois ans à peine, à la peau tannée par l'air, aux formes rebondies, laids «comme des Kirghizes», petits monstres de santé, se mêlent à la bagarre, se roulent, courent nus comme des bêtes, en voulant imiter leurs aînés.
29 juillet.—Avant de quitter l'aoul d'Oustchiar, comme un de nos chevaux boitait sérieusement, nous l'échangeâmes moyennant quelques roubles contre un autre appartenant aux nomades. À ce petit marché assista naturellement toute la tribu, et Dieu sait combien il aurait duré si nous n'avions pas ordonné à Abbas d'envoyer se promener tous ces faiseurs d'embarras.
À dix heures, nous atteignons le col d'Artchiar qui s'ouvre dans le petit contrefort qui sépare les vallons d'Oustchiar et d'Artchiar. Depuis le sommet on jouit d'une belle vue sur le pic d'Oustchiar, s'élevant au delà de l'aoul, revêtu d'une cuirasse de glace, et coiffé d'une toque de neige. De l'autre côté du col, quatre ou cinq rangées de montagnes se superposent et s'entre-croisent, nous cachant complètement l'issue de la conque qui décline à nos pieds. Cependant nous suivons l'encoignure de la combe qui nous mène en quelques heures dans un étranglement du vallon, où le torrent disparaît tout à coup dans un précipice, dont les parois se rapprochent pour nous barrer la route.
Mais une espèce de sentier escalade une coulée d'éboulis et côtoie une suite de promontoires et d'éperons qui s'élancent audacieusement dans le vide. Nous nous trouvons environnés par une affreuse tombée de roches disloquées et tourmentées en tout sens, s'écroulant vertigineusement à des profondeurs insondables. Il nous semble être enserrés dans un étau d'où nous chercherions vainement à nous dégager.