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Le Vallon Aérien: Ou, Relation du voyage d'un aéronaute dans un pays inconnu jusqu'à présent; suivie de l'histoire de ses habitans et de la description de leurs moeurs

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CHAPITRE XII.

Voici la relation des voyageurs, rédigée par notre frère Montalègre.

«Nous sommes descendus sur la terre, le 3 juillet 1729, une heure après le lever du soleil. Après avoir suivi à gauche un sentier ombragé d'arbustes et ensuite le ruisseau de la cascade, nous sommes arrivés à une vaste plaine semée de graviers et de débris de rochers. Notre dessein étoit de ne nous arrêter, dans cette première journée, qu'à Garringue, village natal d'Andossy. Quoiqu'il y eût plus de quarante ans qu'il en étoit sorti, il n'avoit pas oublié qu'il étoit situé sur une haute colline au-dessus du torrent. Ainsi nous étions sûrs de le trouver en ne perdant pas de vue le lit des eaux. Nous avons rencontré sur la route quelques pâtres qui ont rappelé à notre frère sa langue natale. Enfin, après trois heures de marche, nous avons découvert Garringue élevé sur un plateau. Nous y sommes montés par un sentier sinueux pratiqué dans le rocher. Mais quelle a été la surprise de notre frère en voyant son village abandonné et désert, toutes les maisons découvertes de leur chaume, et la plupart des murailles tombant en ruines! Il a cherché le toit paternel; l'intérieur étoit rempli de ronces et de monceaux de pierres écroulées qui servoient de retraite aux serpens et aux scorpions. La terre d'alentour, autrefois ornée de belles moissons de blé, étoit couverte de genets et de bruyères. On découvroit à peine la trace des anciens sillons. Ce n'est qu'à une demi-lieue plus loin que nous avons trouvé un commencement de culture; jusque-là, les montagnes rapprochées de chaque côté ne laissent de passage qu'au torrent. Le soleil se montre à peine pendant quelques heures dans cet étroit défilé où règnent presque constamment de froides vapeurs. Ici, l'escarpement devenant moins rapide présente quelque surface à la culture; mais cette culture est excessivement pénible sur un sol incliné de 75 degrés. Elle se fait avec des vaches qui, malgré leur petite taille et leur extrême légèreté, ne pourroient conserver leur à-plomb sur la pente du précipice, si elles n'étoient soutenues par le laboureur.

Nous nous sommes arrêtés à ce premier hameau; mon frère Andossy y a été aussitôt reconnu par quelques anciens voisins qui pleuroient de tendresse et de joie en le revoyant. Nous nous sommes assis à leur table frugale, et nous avons couché sous leur toit hospitalier. Ils nous ont fait en ces termes le récit de ce qui se passa après la fuite de nos frères du village de Garringue.

«Peu de tems après cet événement, le gouvernement mit en vente les propriétés des fugitifs. Quoique ces biens nous convinssent principalement, nous étions trop attachés à nos malheureux voisins pour nous revêtir de leurs dépouilles. Le même sentiment de fraternité unissoit tous les montagnards. Aussi, dans toutes les Pyrénées, on pensa comme nous, et aucun de ses habitans ne se présenta pour acheteur. Quelques étrangers furent les seuls qui vinrent visiter ces domaines dans le dessein de les acquérir; mais nous les frappâmes si vivement de la crainte du retour de nos amis, qu'ils renoncèrent tous à leurs projets. Nous reprîmes alors la culture de vos terres. Lorsqu'après plusieurs années de vaine attente, l'espoir de vous revoir s'est évanoui, nous avons cessé nos travaux; et vos champs incultes attestoient nos regrets ainsi que l'absence et les droits de leurs maîtres.»

Tel fut le discours de ces bons montagnards. Nous ne pouvions douter de leur sincérité; ils avoient tous le cœur sur les lèvres. Sur toute la route des montagnes, nous avons trouvé avec la même cordialité, les mœurs et à-peu-près les mêmes habitudes de notre Vallon. On nous a partout donné d'excellent laitage avec un pain très-savoureux fait de la farine de maïs qu'ils appellent mistra. C'étoient les dons de l'hospitalité la plus pure. La première fois, suivant l'instruction qu'on nous avoit donnée, nous avons voulu les payer; mais on a été étonné comme nous aurions pu l'être dans notre Vallon; en un mot, il nous sembloit être encore parmi nos frères; et nous ne nous appercevions de la différence de ce pays au nôtre, qu'à l'épaisseur de l'air que nous respirions. Cet air nous sembloit plus pesant à mesure que nous descendions vers la plaine. Nous n'étions plus animés de cette sensation délicieuse de l'existence qui, dans la région éthérée, suffit peut-être au bonheur des purs esprits. Ainsi le poisson qui nage plein de joie en descendant du haut d'un fleuve, a peine à pénétrer dans l'eau lourde et visqueuse de la mer.

Lorsque nous sommes arrivés dans la plaine, on nous a offert deux places dans une voiture publique qui partoit pour Toulouse. Nous avons préféré continuer la route à pied. Nous nous sommes apperçus sur cette route, que nous n'étions plus parmi nos frères, mais parmi des étrangers qui faisoient trafic des besoins des passans. Nos repas et nos gîtes payés ne valoient pas ceux qui nous avoient été donnés. La campagne de chaque côté étoit florissante d'une riche culture; mais nous n'avons pas été peu surpris de voir presqu'autant de femmes que d'hommes livrés aux travaux de la terre. Ce bouleversement dans l'ordre de la nature, qui a si bien marqué par la force, le caractère et le goût qu'elle a donnés à chaque sexe, le genre d'occupation qui lui convient, est évidemment un des plus déplorables effets des guerres précédentes. Plusieurs années consécutives, dépouillées de leur printems, ont attaqué la génération dans sa source; et les femmes ont été obligées de quitter leurs fuseaux, pour prendre la bêche et conduire la charrue abandonnée. Que doit-il résulter d'un pareil désordre? Si les femmes s'endurcissent, si elles perdent cette exquise sensibilité en quoi consiste la plus grande partie de leur esprit; si elles se font hommes, qui les remplacera dans les douces fonctions d'épouses et de mères? Les Amazones s'étoient faites guerriers, mais elles avoient renoncé au mariage. Ces paysannes, devenues hommes, ne garderont pas le célibat: elles seront épouses sans pudeur, mères sans tendresse, et auront ainsi perdu les avantages de leur sexe, sans acquérir ceux du nôtre.

CHAPITRE XIII.

Nous sommes entrés à Toulouse par la porte de Muret, et nous avons traversé la Garonne sur un très-beau pont construit sous le règne de Louis XIV. Mais à peine avons-nous été dans l'enceinte de la ville, que tous nos sens ont été frappés du plus affreux bouleversement: l'air empesté des rues, le tumulte des voitures, les cris, le froissement d'une foule insensée, deux rangées de hautes maisons qui nous permettoient à peine de voir le ciel; tout redoubloit à chaque pas notre étonnement, notre embarras et notre frayeur. Nous marchions en silence en nous serrant la main de tems en tems avec les larmes aux yeux, et à chaque fois nous éprouvions le même désir de retourner sur nos pas; mais un regard de Dieu, toujours présent à notre pensée, a raffermi notre courage, et nous avons avancé jusqu'à l'auberge du Grand-Monarque que nos amis de la montagne nous avoient indiquée. Il nous a fallu quelque tems pour nous remettre dans notre assiette ordinaire. Que de fois un souvenir involontaire nous a reportés dans notre paisible retraite! ah! mes dignes amis! si nous avions eu quelque doute sur l'incomparable félicité de notre demeure, ce voyage l'auroit dissipé sans retour. Non, Dieu n'a rien créé de plus parfait que le Vallon aérien!

L'objet principal de notre mission étoit de nous instruire de l'état actuel de la France et de ses principes politiques et religieux. En cherchant cette instruction, il falloit bien prendre garde de nous faire connoître. Pour cet effet, nous nous sommes introduits dans quelques sociétés de quartier, d'état, de conditions, de rapports entièrement opposés; et dès que nous devenions dans une maison l'objet de la curiosité, nous n'y retournions plus. Un jour, en passant dans la rue Nazareth, je fus frappé de cette inscription sur le fronton d'une porte cochère: Hôtel de Montalègre. Comme j'étois arrêté à considérer l'hôtel qui portoit mon nom, et à réfléchir sur le jeu de la fortune qui me conduisoit, pour la première fois après cinquante ans, devant la maison de mes pères, je vois un vieillard accourir à moi, les bras tendus, en s'écriant: «C'est lui, c'est lui, c'est le fils de mon bon maître. Oui, voilà encore à son poignet la marque de la brûlure..... Ah! pardon, monsieur, pardon; mais je vous ai vu tout petit, je vous ai porté dans mes bras. Comme vous ressemblez à monsieur votre père! Ah! quel père! quel homme c'étoit que celui-là! Hélas! je suis le seul de sa maison qui ne l'ait pas accompagné dans sa fuite. Il me le défendit, il avoit ses raisons...» Aux exclamations du vieillard, au nom de Montalègre qu'il répétoit à chaque instant, les voisins, les passans s'étoient rassemblés; la cour se remplissoit de moment en moment. Mais à une fenêtre de l'hôtel paroît tout-à-coup un gros homme qui crie d'une voix furibonde: «François, François, qu'est-ce donc que toute cette canaille-là? chassez tout cela et fermez les portes.» Le bon François obéit, et me dit les larmes aux yeux: «Ah! monsieur, j'avois autrefois un père dans le vôtre; mais à présent... il se retint et me pria de lui permettre de me venir voir chez moi; j'y consentis avec plaisir. Cependant cette aventure se répandit dans la ville, et dès le lendemain je reçus la visite de plusieurs personnes et entr'autres d'un ancien ami de mon père qui étoit son collègue au parlement dont il étoit encore membre. Cette connoissance m'en fit faire d'autres dans la première classe de la société; car les parlemens, depuis la mort de Louis XIV, ont usurpé une portion de l'autorité souveraine. Il vous est sans doute indifférent de savoir comment est composé celui de Toulouse; et quand vous désireriez l'apprendre, me seroit-il possible de vous en donner une idée? Vous, mes amis, mes bons frères, qui vivez dans une égalité parfaite, comment pourriez-vous comprendre qu'il y a des sociétés où la richesse et le pouvoir sont d'un côté, la misère et la servitude de l'autre? La classe des despotes est peut-être plus malheureuse encore que celle des esclaves. Vous ne consentirez sûrement jamais qu'une partie de notre population aille un jour accroître le nombre des tyrans ou celui des victimes. D'ailleurs la liberté de conscience n'est pas plus assurée dans cette ville que la justice; et voici ce que me dit à ce sujet le vénérable vieillard, ami de mon père, que je rencontrai. «Mon ami, la religion est assujettie en France à toute l'instabilité du ministère. Lorsque votre père fut contraint de fuir, la bigotterie étoit sur le trône; les dépositaires de l'autorité déclarèrent la guerre à l'esprit qu'ils n'avoient pas et qu'ils redoutoient; la raison se cacha, la philosophie n'osa paroître, et l'hypocrisie fut une vertu. A cette triste époque succédèrent l'impiété et la licence la plus immorale et la plus abjecte. La persécution s'est déjà réveillée dans la dissolution générale qui a suivi ce désordre, et les bourreaux ont repris l'instrument des tortures. Maintenant, un sage ministre tient les rênes de l'empire; mais le monarque est sans force, et d'un moment à l'autre son autorité peut passer en d'autres mains et changer de principe.

J'avois appris à ce bon vieillard la mort de son ancien ami, de mon père; mais je lui ai caché, ainsi qu'à tous ceux qui m'en ont parlé, le lieu où il s'étoit retiré avec les habitans fugitifs du village de Garringue. Il faut que, semblable au séjour céleste, notre demeure soit non-seulement inaccessible, mais qu'on ignore quelle est sa situation, sa forme et sa nature. Au reste, après quelques tentatives infructueuses, on m'a laissé parfaitement tranquille à cet égard.

CHAPITRE XIV.

Nous entendions souvent parler dans les sociétés d'un étranger réfugié à Toulouse depuis quelque tems, aussi étonnant par ses bienfaits que par le soin qu'il prenoit d'en cacher l'auteur. Ses richesses sembloient inépuisables comme sa générosité et sa modestie. Il prévenoit le besoin de tous les indigens de la ville, en mettant chaque année de grosses sommes à la disposition des curés de paroisse; et c'est le hasard qui avoit découvert la source de ces aumônes. Une affreuse disette auroit désolé le pays l'année dernière, s'il ne l'avoit fait approvisionner de l'étranger par un négociant honnête, mais peu fortuné, et qui, par les sacrifices considérables que coûta cette largesse, fit deviner la main qui la répandoit en secret. Cependant il se déroboit avec obstination à la reconnoissance publique; et lorsqu'on le pressoit sur ce sujet, il disoit que ce qu'il donnoit n'étoit pas à lui, et qu'il ne faisoit que rendre un dépôt confié.

Cet ami de l'humanité fuyoit les hommes. Quand il se promenoit, c'étoit loin des endroits publics, dans la campagne déserte ou le long du rivage solitaire de la Garonne. Un jour, en passant devant un jardin qu'il avoit hors la ville, nous nous arrêtâmes à regarder à la porte un grand nombre de ruches qu'il soignoit avec un merveilleux succès; car personne n'entendoit aussi bien que lui l'éducation des abeilles. Aussitôt qu'il nous eut apperçu, il vint à nous, et nous pria d'entrer.

Nous fûmes charmés d'avoir rencontré l'occasion de nous instruire de ce qui concerne le travail de ces précieuses mouches. Depuis que nous connoissions le miel qu'elles produisent, nous avions songé à en introduire l'usage dans notre Vallon; un rayon de miel que nous avons apporté vous mettra dans le cas de juger vous-mêmes si cette nouvelle production ne seroit pas aussi utile qu'agréable.

La conformité des goûts lie naturellement les hommes. Celui-ci vit en nous des espèces de Sauvages qui habitoient quelque désert écarté dans les Pyrénées, et c'est dans une pareille retraite qu'il désiroit s'ensevelir. Il nous offrit d'y transporter ses ruches si nous consentions à le recevoir avec elles.

En nous faisant cette proposition, la plus tendre affection brilloit dans ses yeux. Tout ce que nous avions d'ailleurs appris sur le compte de cet homme étoit à son avantage. Ses mœurs étoient pures, son caractère doux, ses connoissances étendues sur plusieurs objets, et profondes sur l'administration des abeilles qui nous intéressoit particulièrement. Cependant, avant de lui faire aucune réponse, nous désirâmes savoir ce qu'il étoit, et les motifs du mystère dans lequel il s'enveloppoit. Il parut d'abord ému à cette demande; mais un moment de réflexion le convainquit de l'innocence de notre curiosité, et il nous accorda sa confiance en ces termes:

CHAPITRE XV.

Vous voyez en moi un homme qui, avec le cœur le plus pur, porte le poids de tous les malheurs de son siècle. Je suis dévoré de remords sans avoir commis de crimes; vainement je tâche d'effacer le passé par le présent. Des charbons ardens sous mes pieds ne me tourmenteroient pas plus que mes souvenirs. Permettez-moi donc, messieurs, de ne vous raconter de ma vie que ce qui suffit pour me faire connoître.

Je n'ai appris le secret de ma naissance qu'à la mort de ma mère, et depuis peu d'années. Ainsi, j'avois atteint l'âge mûr, lorsque tout ce qui se rapporte à cet évènement me fut révélé. J'anticipe donc sur les tems dans cette partie de mon récit:

Mon père étoit un simple artisan, ma mère une honnête paysanne. Tous les deux vécurent dans l'obscurité pendant une année, au bout de laquelle mon père, tourmenté d'un pressentiment ambitieux, quitta son épouse pour aller chercher fortune à Paris. Ils convinrent avant de se séparer que la femme changeroit de pays et de nom. La souplesse, l'esprit d'intrigue, le talent de plaire et de flatter les passions, ouvrirent bientôt au mari un accès familier chez ce prince, trop facile et trop ami des plaisirs, qui gouvernoit la France. Les dignités ecclésiastiques étoient dans la main du régent; et en faire la récompense du ministre de ses voluptés, lui parut une nouveauté piquante qui le fit sourire d'avance. C'est ainsi que mon père devint presque dans le même jour, diacre, évêque, archevêque et cardinal. Alors, il envoya un de ses affidés détacher du registre tenu par le curé, la feuille qui contenoit l'acte de célébration de son mariage; le même homme enleva ensuite de chez le notaire la minute du contrat. Aussitôt que ces deux pièces furent en sa possession, il les anéantit. Ainsi entièrement dégagé de ses premiers nœuds, il établit ma mère dans un riche domaine aux environs de Tours; elle continua à passer pour la veuve d'un officier nommé Deville-Franche. J'avois quinze ans à l'époque de cette augmentation de fortune. L'éducation vertueuse que j'avois reçue avoit fortifié l'innocence et la pureté de mes penchans; et je ne fus sensible à la richesse, que parce qu'elle me fournit plus de moyens de m'instruire et de secourir les malheureux.

Quelque tems après notre établissement dans la Touraine, ma mère eut envie de voir Paris. Il est bien rare qu'une femme, jouissant d'une grande opulence, ne cède pas une fois dans sa vie à la curiosité de visiter cette capitale de l'Europe, enrichie de la gloire de tant de grands hommes, et ornée des graces de tant de belles femmes; mais elle ne crut pas devoir entreprendre ce voyage sans en avoir obtenu l'agrément de son mari. Celui-ci, devenu premier ministre, consentit à la demande de ma mère, mais sous la condition plus rigoureuse que jamais de la plus profonde discrétion sur tout ce qui la concernoit.

En arrivant à Paris, ma mère, conformément à l'ordre du cardinal, prit le titre de comtesse, et moi, on m'appela M. le comte. Nous eûmes un hôtel, deux voitures, un nombreux domestique.

Parmi les personnes qu'attira notre fortune, s'introduisit un abbé très-discret et très-cauteleux, qui exposa avec beaucoup d'art les pièges qui me seroient tendus dans le monde, et finit par proposer de m'y servir de guide. Heureusement cette proposition ne fut point du goût de ma mère; car, quoique trop jeune pour bien juger les hommes, celui-ci me déplaisoit précisément par les efforts qu'il faisoit pour me plaire. Elle lui répondit que son fils, ne la quittant jamais, ne courroit pas risque de prendre de fausse route. L'abbé insista pour que du moins j'allasse faire visite au cardinal; c'étoit, dit-il, un devoir indispensable pour tout homme distingué, arrivant à Paris, et il offrit de me présenter à son Eminence, de qui il avoit l'honneur d'être connu. Ce prêtre, si grand par sa place, étoit si décrié par sa conduite, il étoit tellement signalé dans toute la France pour réunir la bassesse la plus abjecte, l'orgueil le plus impudent, et le libertinage le plus crapuleux, que cette seconde proposition déplût autant que l'autre à ma jeune et simple innocence; mais l'abbé fit entrevoir des dangers dans mon refus, et ma mère, alarmée, exigea le sacrifice de ma répugnance.

Nous fûmes d'abord introduits dans un salon où se trouvoient plusieurs personnes du premier rang. L'abbé dit un mot à l'oreille de l'huissier du cabinet, et bientôt après on appela M. le comte de Ville-Franche. L'abbé entra avec moi dans le cabinet du cardinal.

Je m'attendois à voir la figure d'un monstre qui portoit tous ses vices écrits sur son front; et j'apperçus, au contraire, un visage doux, des yeux fins et spirituels, et l'accueil le plus affable. Après m'avoir considéré avec beaucoup d'attention, il me demanda si je ne voulois pas prendre un état, soit à l'armée, soit dans la robe. Je bégayai quelques mots d'un ton timide. Il s'approcha, et me frappant sur les joues du plat de la main: Allons, allons, mon petit ami, dit-il, vous avez besoin d'un appui, regardez-moi comme votre père, je veux absolument vous en servir.—Monsieur... et je restai court. J'étois combattu par deux sentimens opposés. Quand je le regardois, j'étois tenté de le prendre pour le plus honnête homme du monde; mais lorsque, rentrant en moi-même, je repassois ce qu'on m'en avoit dit, il me faisoit horreur, et j'étois impatient de sortir. L'abbé s'efforçoit de me faire entendre par signes qu'il étoit mon meilleur ami; et j'aurois peut-être fini par me laisser gagner à ses prévenances, lorsqu'on annonça le maréchal de Villeroi. A ce nom, la figure du cardinal se décomposa tout-à-coup. Cette figure, si douce et si riante, s'anima tour-à-tour de colère et de bassesse, de vengeance et de perfidie. Le masque étoit tombé, et je vis, dans toute sa laideur, le scélérat que l'on m'avoit peint. Nous sortîmes sans qu'il s'en apperçût, tant il étoit préoccupé de la visite d'un homme qu'il détestoit, et qu'il auroit voulu étouffer en l'embrassant.

Je ne vous dirai pas, messieurs, ce qui s'est passé pendant les quinze années que j'ai vécu à Paris. Etranger au milieu des évènemens et du tumulte de la capitale, mon esprit ardent fut d'abord tout entier absorbé par une seule chimère, la recherche de la perfectibilité de l'espèce humaine. L'étude attentive que j'avois faite des écrits des philosophes anciens et modernes, m'avoit convaincu qu'il existoit un moyen d'élever l'homme au-dessus des limites dans lesquelles il avoit été jusqu'à présent renfermé. Je pensois que c'étoit uniquement faute de le chercher où il étoit, que ce moyen n'avoit pas été trouvé. La gloire enivrante à mon âge, d'une découverte aussi sublime, remplissoit toutes mes facultés.

Les trois parties constitutives de notre être me sembloient devoir concourir également à l'acquisition de cette perfectibilité, le corps, l'esprit et le cœur. De là dérivoient la nécessité d'une santé parfaite, d'une grande instruction et de la plus pure moralité. Toutes mes recherches tendirent vers ces trois objets, et vous pouvez concevoir quel travail elles entraînèrent; mais les résultats furent bien différens de ceux que j'espérois; car en m'obstinant à perfectionner de plus en plus mon existence physique, je tombai malade, je devins presque hébêté à force de chercher à élever mon esprit; et la profonde étude de la morale auroit peut-être fini par m'ôter jusqu'au sentiment du juste et de l'injuste.

Il est inutile de vous entretenir des différentes folies qui m'occupèrent après celle-ci; je me hâte d'arriver à l'évènement qui a décidé du reste de ma vie.

Le cardinal fut attaqué d'une maladie, fruit de ses débauches, qui le conduisit au tombeau. Il subit auparavant une opération qui, loin de lui rendre la santé, accéléra la fin de ses jours. Dans ces tristes instans, il me fit appeler; mais, lorsque j'arrivai près de lui, il ne parloit déjà plus; cependant il me reconnut, et me remit entre les mains un papier cacheté qu'il me recommanda par signes d'emporter avec moi. Il étoit adressé à ma mère. Je le lui portai; mais au lieu de me communiquer ce qu'il contenoit, comme elle étoit dans l'habitude de faire de tout ce qu'elle recevoit, elle observa sur cet écrit le plus profond mystère. Sa santé, qui étoit déjà fort altérée, déclina de jour en jour depuis cet évènement. Lorsqu'elle se sentit toucher à ses derniers momens, elle m'appela près de son lit, et me révéla le triste secret de ma naissance. Elle m'apprit que mon père, et vous l'avez sans doute soupçonné, messieurs, dès le commencement de ce récit, étoit ce même premier ministre, ce cardinal Dubois, trop malheureusement célèbre dans la France. Elle me dévoila en même tems l'intrigue de son mari pour soustraire et anéantir les preuves de son mariage, et l'obliger elle-même au silence sur cet acte. Enfin, elle me confia que l'écrit que je lui avois remis étoit un testament du cardinal qui lui assuroit la possession d'une immense richesse.

Seul héritier de ma mère, après sa mort qui suivit de près cette révélation, je me trouvai à la tête d'une fortune qui auroit suffi à la subsistance de toute une province. J'en détestai l'origine, et il me sembloit entendre sans cesse me reprocher de jouir du fruit de la vente de ma patrie à ses ennemis, de celle des fonctions du gouvernement, des places de finance, des dignités de l'église, du trafic infame de la pudeur et de l'innocence. Quand même il m'eût été possible de faire rentrer tous ces biens dérobés dans leurs différentes sources primitives, je n'aurois pas réparé le mal qu'ils avoient produit; ainsi, plus d'adoucissement ni de terme aux chagrins qui étoient attachés à leur misérable possession. Ce qui y mit le comble, le secret du mariage, qui, durant la vie du cardinal, avoit été si bien caché, devint public, et le sujet de toutes les conversations, aussitôt qu'il fut mort. Comment affronter une pareille tempête? comment soutenir les trop justes reproches d'une foule de victimes, et les censures encore plus amères des soi-disant patriotes? comment être impudent, enfin, lorsqu'on n'est pas coupable? j'aimai mieux disparoître du milieu des hommes, et leur restituer, d'une main invisible, des biens dont la jouissance me sembloit un crime.

Lorsque ce projet fut arrêté dans mon esprit, je fondai, sans me faire connoître, un hospice pour les orphelins indigens, et un autre pour les vieillards; et après avoir congédié tous mes domestiques, en leur assurant du pain pour le reste de leur vie, je pris la voiture publique sous le nom de Renou, emportant dans mon modeste équipage, en diamans et autres bijoux précieux, les restes d'une fortune odieuse que j'avois consacrée toute entière au secours du malheur.

CHAPITRE XVI.

Mon dessein, en partant de Paris, étoit d'aller m'ensevelir dans quelque coin des Pyrénées, afin d'associer ces misérables et paisibles montagnes au partage des faveurs de la Providence, dont elles sont si souvent privées; mais en arrivant ici, j'appris que la neige obstruoit déjà plusieurs des chemins qui conduisent à ces frontières. Ainsi, je fus forcé de passer l'hiver à Toulouse. J'y consacrai tous les instans de mon loisir à l'étude de l'histoire naturelle. Quel vaste champ de méditations! je ne remonterai point à la naissance du monde pour contempler le tableau de la nature. Dans cette première époque, où le mal n'existoit pas encore, le tigre n'avoit point de rage, le serpent point de venin, et la terre étoit un paradis couvert de fruits et de fleurs; ainsi, la main de Dieu continuoit de diriger son ouvrage, et dans cet âge d'or, dont, sous différens noms, le souvenir est célèbre parmi tous les peuples, l'excellence de l'espèce humaine n'auroit jamais eu l'occasion d'être constatée par ses propres œuvres; mais si, dans le siècle de fer où nous sommes, l'homme venoit tout-à-coup à disparoître de la terre, les ronces, les vipères, tous les animaux destructeurs s'empareroient aussitôt de son empire, et la vie ne seroit qu'une mort animée. Qu'au milieu de cet affreux cahos l'homme se montre une seconde fois; il parle, et tout rentre dans l'ordre; les monstres des forêts s'enfuient, la terre s'embellit des fleurs du printems et des trésors de l'automne; il est l'envoyé de la Providence, les miracles sans nombre qu'il produit, constatent évidemment sa mission. C'est en vain que le législateur du Parnasse a conspiré contre ce roi de l'Univers. Les beaux vers de Boileau charment l'oreille sans obtenir le suffrage de l'esprit. Aussi long-tems que la raison l'emportera sur l'instinct, aussi long-tems appartiendra à l'homme la prééminence sur toutes les créatures de la terre. Tous les êtres lui sont soumis. Il n'en est aucun, tel farouche qu'il soit, qui n'obéisse fidèlement à sa volonté, quand il sait la faire entendre. C'est une preuve suffisamment constatée par ma seule expérience. J'ai apprivoisé les quadrupèdes, les insectes, en apparence, les plus indociles; et, par exemple, ces abeilles, que l'homme traite quelquefois d'une manière si barbare, et dont elles se vengent aussi parfois avec tant de furie, j'en ai fait mes plus zélés serviteurs; elles viennent à moi, et s'éloignent à mon commandement, me caressent, me baisent et prennent leur nourriture sur mes lèvres. A ces mots, M. Renou apperçut sur notre visage quelques marques de surprise et de curiosité, et il se disposa aussitôt à nous convaincre de la réalité de ce qu'il venoit d'annoncer. Il prit, dans une serre de son jardin, une pâte onctueuse et blanche, et s'en frotta la figure, le cou et les mains. Aussitôt les abeilles sortirent en foule de leur ruche; il s'éloigna, elles le suivirent, elles s'amonceloient sur son visage et sur tout son corps; il auroit pu les transporter ainsi au bout du monde. Lorsqu'il voulut congédier ses hôtes, il déboucha un petit flacon qu'il portoit à la main, et répandit quelques gouttes de la liqueur qui y étoit renfermée; aussitôt l'odeur pénétrante qu'elle exhala servit de signal de retraite; toutes, sans exception, retournèrent à leur ruche. Après cette expérience, M. Renou poursuivit en ces termes: Depuis quelque tems je me suis renfermé dans l'étude et les soins de ce seul insecte; je lui ai sauvé de cruelles proscriptions. Avant moi on étoit dans l'usage de détruire toute la population pour recueillir le produit de son travail; j'ai trouvé le moyen d'obtenir le même résultat sans commettre de meurtre; et je crois avoir également bien mérité des hommes et des abeilles. Ces occupations solitaires ont prolongé mon séjour à Toulouse, et j'étois presque décidé à y finir mes jours, si j'avois pu y rester toujours inconnu; mais depuis quelque tems on m'observe avec plus d'attention; on a sans doute découvert qui je suis; ainsi, d'un objet de quelqu'estime, j'en vais devenir un de mépris. Sauvez-moi, par pitié, de cette infamie; emmenez-moi dans le fond le plus obscur des Pyrénées. Je ne demande qu'une seule chose aux hommes, pour le bien que je puis encore leur faire, c'est qu'ils ne me fassent pas de mal.

Nous consentîmes à ses désirs qui procuroient à notre ermitage la double acquisition, également précieuse, d'un insecte utile, et d'un frère, selon notre cœur, et doué d'une vocation parfaite. Nous fûmes contraints de suspendre notre retour jusqu'aux premiers froids de l'hiver, afin de transporter les ruches sans danger d'en perdre les habitans. Nous employâmes le tems qui s'écoula jusqu'à cette saison, à visiter les objets utiles ou simplement curieux qui se trouvoient à Toulouse. Nous avons apporté tous ceux qui nous ont paru susceptibles de quelqu'utilité dans notre solitude. Parmi ces objets est une plante du plus grand prix, la pomme de terre. Cette racine, qui n'étoit pas connue en France, lorsque nos pères en sortirent, y a été introduite depuis avec beaucoup de succès. Elle fournit un aliment très-sain, et résiste à presque toutes les intempéries qui font périr les autres productions. Ainsi, elle est d'un secours inappréciable dans les années de disette. Avec ce généreux supplément, nous n'aurions pas éprouvé, il y a dix ans, les horreurs de la cruelle famine. A l'égard des choses de pur agrément, elles ne conviennent qu'à un peuple composé de deux classes distinctes, l'une très-nombreuse qui travaille, l'autre très-petite qui jouit et ne s'occupe que de plaisirs. Ces choses-là sont portées à un point de perfection qui ne peut être apprécié et goûté que par cette petite classe de gens riches. Vous autres habitans d'un monde qui n'a rien de commun avec la terre, concevriez-vous l'importance de la danse, du luxe des vêtemens, de celui des voitures, des ameublemens, et d'une foule d'autres semblables superfluités? J'avoue, cependant, qu'il y a dans les beaux-arts, cultivés là-bas, des parties qui seroient susceptibles de vous plaire. J'apporte des gravures et quelques statues en plâtre qui vous donneront une idée de l'art du peintre et de celui du sculpteur; mais ce qui vous intéressera surtout, ce sont quelques pièces de musique religieuse qui conviendront à nos fêtes. Je voudrois vous parler aussi de la représentation théâtrale des belles tragédies de Corneille et de Racine; un autre écrivain, nommé M. de Voltaire, marche de près sur les traces de ces deux grands hommes. J'ai vu jouer les chefs-d'œuvre de ces poètes. Le plaisir d'entendre les beaux, vers d'Iphigénie, de Cinna, d'Œdipe, de Brutus, dans la bouche d'acteurs qui savent en faire sentir la magie, est au-dessus de l'idée que je pourrois vous en donner.

Lorsque les fleurs nourricières des abeilles ont été desséchées, et que le manque de nourriture dans la campagne a conspiré, avec le retour des frimats, à les renfermer dans leur maison pour y vivre des provisions qu'elles avoient amassées pendant l'été, M. Renou s'est occupé de leur transport, et nous nous sommes mis en route. Le jour de notre départ de la terre pour notre ciel a été le plus beau jour de notre vie. Adieu, terre superbe et malheureuse, séjour d'orgueil et de misère, amas d'or et de boue, ciel de parfums et de fumée, sois bien fière de tes arts et de ton génie, tous les chefs-d'œuvre de tes grands hommes ne valent pas l'innocence et la paix de notre Vallon.

Il résulte de notre voyage, que, si notre population s'augmente au point d'être obligé d'envoyer une colonie au dehors, le seul lieu qui convienne à son établissement est celui que nos pères ont habité autrefois. C'est là seulement que leurs descendans trouveront encore des amis et des frères.»

Ici finit le journal des voyageurs de retour parmi nous. Après l'avoir transcrit, je reprends la plume pour déplorer les suites terribles de cet infortuné voyage.

CHAPITRE XVII.

Nous ne connoissions jusqu'à ce jour, que par la tradition de nos pères, cette maladie qui attaque sur la terre toutes les générations naissantes, et en moissonne tous les ans une si grande partie. La petite vérole nous étoit aussi étrangère que la peste et la guerre. Un de nos voyageurs, notre gouverneur, nous a apporté le germe de ce cruel fléau; il s'est développé presqu'aussitôt après son retour. On a réussi à lui sauver la vie; mais ce nouveau poison s'est répandu dans notre population; il en a déjà retranché une grande partie de cet excédent, pour lequel nous avions cherché d'avance une autre demeure, et ce qui comble nos chagrins, c'est que voilà une source de destruction pour notre postérité qu'il sera à jamais impossible de fermer.

A ce mal physique s'est joint un mal moral, peut-être plus funeste encore. Ce M. Renou, qui avoit désiré avec tant d'ardeur se joindre à notre société, et que, d'après le rapport de nos voyageurs, nous considérions dans les premiers jours comme un de nos frères les plus chéris, a changé tout-à-coup de langage et de conduite. Il est devenu sombre, misantrope, vivant seul dans les bois, hors l'unique tems nécessaire au soin de ses abeilles. Il avoit même cessé de prendre ses repas en commun avec nous, et emportant avec lui de la nourriture pour la journée, il ne reparoissoit souvent que le soir pour se livrer au repos dans sa cabane. Lorsque le mauvais tems ou quelqu'autre accident le forçoit de rester parmi nous, il ne s'occupoit qu'à fronder notre conduite et nos usages; s'élevant contre la doctrine de notre catéchisme, il en prêchoit une autre qu'il prétendoit être bien plus sage. Son zèle étoit amer; et sa philosophie égoïste et concentrée, tendoit à isoler l'homme au lieu de l'identifier avec ses semblables. Nous avions cependant découvert que cet homme farouche avoit un grand penchant pour les femmes, et dès ce moment, nous nous crûmes assurés de sa guérison; car il est impossible à l'homme le plus opiniâtre, s'il porte un cœur sensible, de résister à l'ascendant de la vérité, quand elle est présentée par un sexe qui la pare de des charmes. Si c'est de la pensée de l'homme qu'émane la raison, ce sont les graces de la femme qui assurent son triomphe. La Sagesse dut étonner en sortant toute armée du cerveau de Jupiter; elle n'obtint les hommages de la terre qu'en paroissant sous les traits d'une déesse.

La personne que distinguoit M. Renou avoit une très-belle figure empreinte d'une teinte de mélancolie assez analogue au caractère de son amant; mais, élevée dans l'habitude de nos travaux et de nos plaisirs, l'esprit supérieur dont la Providence l'avoit douée, ne la rendoit que plus propre à servir de modèle. Les deux amans se rapprochèrent, s'expliquèrent, et furent satisfaits de leur mutuelle confidence. Leur union sembla consacrée sous de favorables auspices; car, durant les premiers jours, l'époux inséparable de sa femme parut avoir abjuré ses goûts solitaires, et rentra dans le sein de la société dont il s'étoit banni; mais, lorsque le charme des sens fut en partie dissipé, le caractère reprit son empire; sa femme, qui l'adoroit, le suivit dans sa solitude; et, soit par amitié, soit par l'attrait de la nouveauté, toujours très-puissant sur les femmes, quelques autres se joignirent à elle.

Le penchant naturel de M. Renou pour la vie retirée, avoit été fortifié dès sa première jeunesse par la passion de l'étude et la vie de la campagne. Lorsque les circonstances le présentèrent dans le monde, il en fut dégoûté aussitôt, en voyant que la science de ses livres n'étoit là d'aucun fruit, et ne lui attiroit souvent que de nouvelles leçons au lieu d'éloges. Le malheur de sa naissance acheva d'aigrir son esprit. Ne voulant plus vivre avec les hommes, il crut du moins obtenir leurs hommages en versant sa fortune dans le sein de la société. Il fit un grand nombre d'ingrats, et un plus grand encore de mécontens; de là sa profonde misantropie. Le monde, selon lui, n'étoit composé que de fous, d'imbéciles et de méchans. En quittant la terre, il s'étoit imaginé qu'il alloit entrer dans le séjour céleste; mais, s'il vit en nous des hommes meilleurs que ceux dont il s'étoit séparé, il s'apperçut cependant que nous n'étions pas des anges. Dès-lors sa tête fut tout-à-fait perdue; mais, comme il avoit une très-belle ame et beaucoup d'esprit, il prétendit justifier son systême et sa conduite, et malheureusement, il y réussit parmi les femmes et les jeunes gens. Le gouverneur et le conseil, alarmés du nombre de ses prosélites, mirent en œuvre tous les moyens de persuasion pour ramener M. Renou à la raison. Ils lui représentèrent surtout les conditions sous lesquelles il s'étoit soumis à vivre dans leur société, qu'il y dérogeoit essentiellement en cherchant à en troubler l'union et la paix; mais il répondit qu'il n'avoit jamais pu aliéner sa liberté; qu'il consentoit à laisser à chacun la faculté de vivre à son gré; mais, que dans ce qui concernoit uniquement sa propre personne, il vouloit pareillement agir comme bon lui sembleroit. On lui objecta le mauvais exemple d'une conduite anti-sociale; et on lui offrit, pour donner plus de carrière à cette indépendance dont il étoit si jaloux, de le descendre sur la terre qu'il avoit quittée, en lui laissant même son épouse pour compagne, pourvu toutefois qu'elle consentît librement à le suivre. Il répliqua qu'il n'étoit pas encore décidé, et que lorsqu'il le seroit, il trouveroit bien le moyen de sortir du Vallon sans le secours de personne. Après ces derniers mots il se retira brusquement.

Il lui étoit déjà arrivé dans ses accès de mélancolie de disparoître pendant un jour entier; mais le soir il revenoit à sa cabane. Cette fois-ci il ne revint pas. Sa femme, désolée, erra toute la nuit en l'appelant en vain. Le lendemain, les chefs du gouvernement, compatissant à sa peine, se mirent avec plusieurs des nôtres à la recherche de l'infortuné. Enfin, après de longues courses, on appercut un papier suspendu à une branche d'arbre sur le rempart qui regardoit l'Espagne. Voici ce que contenoit ce papier:

«La dissolution de mon corps pour organiser la matière sous une forme nouvelle, est une loi de la nature, conservatrice du mouvement et de la vie. J'avance de quelques instans cette métamorphose, parce que mon existence m'est à charge. Mais je ne dois pas laisser ma dépouille dans ce séjour céleste: ce seroit trop mal reconnoître la bonté des anges qui m'y ont reçu. Qu'elle aille sur la terre maudite, d'où je suis sorti, donner naissance à un autre être. S'il est quelque justice, j'aurai suffisamment acquitté sa portion de malheurs; et il n'aura, après ma vie orageuse, que des jours sereins à goûter.»

Après avoir lu ce fatal écrit, nous ne doutâmes plus que le malheureux ne se fût précipité du haut du rocher. Cette conjecture se tourna en évidence, lorsqu'en plongeant nos regards nous aperçûmes un cadavre au bas du précipice. Quelques pâtres l'entouroient, nous les appelâmes et leur jetâmes quelqu'argent en leur faisant signe d'emporter ces tristes restes et de leur donner la sépulture.

La lettre de M. Renou dévoiloit un affreux secret; elle prouvoit évidemment que son auteur étoit de la secte des matérialistes, qui pensent que les sens de l'homme renferment toute son existence et qu'il ne reste plus rien de lui après la décomposition de son enveloppe physique.

Comment un homme qui ne croyoit pas à l'existence de l'ame, ni par conséquent à celle de Dieu, pouvoit-il être cependant bon, compatissant, charitable, aimant? Comment, avec le systême de l'égoïste le plus décidé, étoit-il néanmoins non seulement le meilleur ami des hommes, mais encore le plus zélé protecteur des animaux? Ou ne peut expliquer cette contradiction qu'en supposant à-la-fois un sentiment exquis et un faux raisonnement, une grande sensibilité et une mauvaise logique, un excellent cœur et un esprit égaré. M. Renou tenoit l'un de la nature, l'autre étoit le résultat de ses malheurs.

C'en étoit fait de notre institution, si une pareille doctrine s'étoit propagée parmi nous. Nous cherchions à élever l'homme, à spiritualiser jusqu'à celles de ses actions qui semblent le plus dépendantes de la matière; et ce systême tendoit au contraire à le ravaler au rang des brutes, à anéantir jusqu'à cette pensée aussi incompréhensible, aussi spirituelle que Dieu même. Cependant il est si facile de dégrader l'homme le mieux affermi, quand on flatte ses passions et sa paresse naturelle, que ce n'est pas sans raison que nous craignîmes les progrès de cette doctrine meurtrière. En effet, on s'aperçut que déjà quelques jeunes gens raisonnoient au lieu d'agir; sourioient à nos pratiques religieuses et s'amusoient entr'eux au lieu de travailler. Le conseil essaya d'abord les exhortations et les voies de persuasion; elles n'eurent aucun succès.

Lorsqu'il fut bien constaté que les discours étoient inutiles, on eut recours aux actions. Vous vous séparez de notre société, dit-on aux novateurs; vous ne pensez ni n'agissez comme nous; vous vous croyez apparemment plus sages que vos pères, c'est ce que l'avenir prouvera. En attendant, dès que vous ne supportez pas nos charges, vous ne devez pas participer à nos bénéfices. En conséquence, nous vous déclarons dès ce moment exclus de notre communauté. Voici votre portion de terre et de bestiaux; tirez-en le produit que vous jugerez convenable, et vivez désormais à votre manière et comme vous l'entendrez.

La sociabilité est un appanage de l'esprit humain. Les animaux concentrés dans leur seul intérêt personnel, ne peuvent connoître la vertu qui consiste dans le sacrifice de son propre avantage à celui d'autrui, parce que leur existence est toute matérielle, parce qu'il n'y a pas chez eux de substance capable de se transporter hors d'eux-mêmes et de s'identifier dans un autre être, de voir, de sentir par d'autres organes que les leurs.

Nos novateurs, conformément à leur doctrine, se renfermèrent donc absolument dans leur étroite sphère. Sans lois, sans religion, sans aucun principe commun, ils furent bientôt divisés. Ils s'étoient séparés gaîment de nous, ils revinrent tristes et confus; ils nous demandèrent en larmes d'oublier leurs erreurs et de les recevoir de nouveau dans notre société, dont ils s'obligèrent à supporter les charges les plus pénibles en expiation de leurs fautes. Nous leur tendîmes les bras comme à des frères un moment égarés.

CHAPITRE XVIII.

Ces dangereuses innovations ne furent pas les seules que produisit la demeure de M. Renou parmi nous. Nous n'avions aucun soupçon sur cet étranger, parce que nos ames étoient pures et que la longue félicité dont nous jouissions nous paroissoit inaltérable. Lui-même étoit pénétré d'admiration pour nos mœurs; mais quoiqu'il fût vivement animé du désir de faire le bien, sa seule conversation pouvoit produire du mal. On écoutoit avec une avide curiosité le récit des nouveautés de son pays; l'attention qu'on prêtoit à ces récits enflammoit son imagination; les choses les plus simples nous sembloient d'admirables merveilles; il se passionnoit en les racontant, et sans dessein peut-être, il inspiroit cependant le désir de les adopter. C'est ainsi qu'une seule goutte d'une liqueur colorée versée dans un grand vase d'eau lui communique à l'instant sa couleur.

Un des établissemens de son pays qui obtint principalement le suffrage des auditeurs de M. Renou, fut le partage des biens. La communauté établie parmi nous, ce cordeau qui alignoit tous les habitans du Vallon, contraria, dès ce moment, ceux qui se sentirent doués de quelque supériorité en force, en talent ou en industrie. S'ils avoient eu leurs propriétés distinctes, ils auroient pu jouir de leurs avantages naturels. La communauté des biens mettoit le fort sous l'empire du foible, l'industrieux sous celui du paresseux, et l'homme à talent dans la dépendance de l'inepte. N'étoit-ce pas là une révolte contre la loi de la nature? Ne valoit-il pas mieux suivre son vœu et laisser à l'homme distingué par quelque supériorité la disposition et l'emploi des faveurs particulières qui lui avoient été accordées? La société y trouveroit son profit, comme l'individu sa satisfaction.

Quelques sages répondirent que la société du Vallon n'ayant ni voisins, et par conséquent ni rivaux ni ennemis, n'avoit pas besoin de talens pour lui donner de l'éclat, de la force ou de la gloire; que ces talens, nés du sein de l'inégalité physique favorisée et développée par l'inégalité politique, manquant de sujets d'exercice au dehors, semeroient le trouble et la discorde dans l'intérieur; qu'ils détruiroient l'équilibre produit par l'égalité parfaite des personnes, des biens et du pouvoir; qu'ils donneroient naissance d'une part à l'opulence, à l'orgueil et au despotisme, et de l'autre à la misère, à l'humiliation et à la servitude. Ces représentations étoient pleines de raison; mais la raison n'étoit plus écoutée, la passion éveilloit tous les intérêts; ceux mêmes qui par leur foiblesse physique ou morale devoient être les premières victimes du changement, la sollicitoient avec l'ardeur de l'aveugle ignorance.

Ce combat d'opinions s'enflammant de jour en jour, menaçoit des suites les plus graves. Le seul moyen de le terminer étoit de laisser à la société même le jugement des querelles élevées dans son sein; pour cet effet de recueillir toutes les voix et de faire triompher l'avis du plus grand nombre. Cet avis fut pour le partage. On agita ensuite quel seroit le mode de ce partage; et après quelques discussions il fut décidé que le partage, tant de la terre que des animaux et autres effets, seroit fait par tête. On convint en même tems que le retour à l'ancien ordre de choses auroit lieu du moment qu'il seroit demandé, et qu'il auroit également pour lui le plus grand nombre de voix.

C'est ainsi que dans tous les tems et dans tous les pays, les révolutions politiques, les changemens de gouvernement, d'administration, et même de simple ministère, ont toujours présenté en perspective un grand attrait aux yeux du peuple. L'histoire ancienne est intarissable en preuves de cette vérité. L'imagination aime à s'égarer dans cette vague obscurité qui couvre l'avenir. Si l'on a éprouvé quelque désagrément dans la situation actuelle, c'est que l'ordre de la nature étoit bouleversé; il sera rétabli, on l'espère, et on en est persuadé. Cependant, le changement tant désiré est à peine arrivé, qu'on regrette amèrement l'état d'où l'on est sorti.

La satisfaction des habitans du Vallon fut d'abord pareillement unanime. Il leur sembloit entrer pour la première fois en possession de la liberté. Les hommes robustes, vigilans ou industrieux, alloient enfin profiter du développement de leurs facultés particulières, et les paresseux, les foibles et les ineptes, jouir des douceurs du repos. De ces deux espèces d'hommes, il se forma deux classes distinctes; l'une qui multiplia ses moyens d'existence au delà de ses besoins; l'autre bien plus nombreuse qui ne put produire de quoi pourvoir au simple nécessaire de la vie. Toutes les deux réclamèrent la création d'un signe d'échange; il étoit indispensable, surtout pour la dernière classe, celle des pauvres, qui ne pouvoit se procurer la subsistance qu'il lui falloit qu'en aliénant sa propriété. Peu-à-peu, la plupart des propriétés passèrent ainsi dans les mains du travail et de l'industrie. Alors, il y eut une inégalité physique, bien prononcée, qui donna bientôt naissance à une inégalité morale. Les gens riches, ayant une existence assurée avec beaucoup de tems libre au-delà, employèrent ce tems à cultiver l'esprit de leurs enfans. Ceux qui étoient réduits à la nécessité de travailler pour vivre, ne purent jouir de cet avantage. Ainsi, à la supériorité de la fortune, se joignit celle de l'esprit. Cette double puissance enfanta d'un côté, l'orgueil et le despotisme; de l'autre, la bassesse, l'abjection et la servitude. C'en étoit fait de la colonie si elle avoit été plus étendue et plus riche, ou si elle avoit été fixée sur la terre auprès d'autres états avec qui elle eût pu ouvrir des communications et établir un commerce; mais dans ce pays vierge, la vertu étoit encore énergique, et l'intérêt personnel n'avoit pu l'étouffer. Les propriétaires enrichis n'étoient pas endurcis; ils rougissoient souvent eux-mêmes de l'augmentation de leur fortune. La justice naturelle s'élevoit contre une ambition de circonstance: en un mot, leur jouissance étoit troublée comme s'ils avoient eu l'épée de Damoclès suspendue sur leur tête. Le gouverneur saisit habilement ce moment. Par ses insinuations, la classe nombreuse des pauvres demanda et obtint la convocation d'une assemblée générale. Plusieurs y parurent dans l'état le plus misérable, et tous demandèrent à grands cris la révocation du partage des biens, et le rétablissement de l'ancienne communauté des propriétés. Il y avoit une foule d'excellentes raisons en faveur de cette opinion; mais elles furent présentées d'une manière repoussante. La misère sait d'autant moins exposer ses besoins, qu'elle les sent plus vivement. Toutefois, la plus persuasive éloquence n'auroit pas obtenu plus de succès, si elle n'avoit eu à faire valoir que des motifs purement humains. Aussi, le gouverneur qui avoit prévu le mal, et qui étoit effrayé de ses progrès, s'empressa-t-il de les arrêter par le seul moyen capable d'en triompher. «Mes amis, s'écria-t-il, souvenez-vous que vous avez promis, devant Dieu qui nous écoute, de consentir au rétablissement de la communauté des biens aussitôt qu'elle seroit réclamée par le plus grand nombre. Je prends ce même Dieu à témoin de votre promesse, et de la demande générale qui est faite; et je vous ordonne en son nom de vous y conformer.»

Ce peu de mots, prononcés d'un ton solennel, produisit l'effet désiré; tant est imposante la majesté de l'Etre-Suprême présent à tous les instans de notre vie!

Cependant, quoique les propriétés rentrassent dans la communauté, les personnes restèrent dans l'ordre particulier que leur avoient assigné leurs moyens distingués. Elles avoient donné des preuves trop évidentes de leur supériorité pour qu'elles eussent la fausse modestie de ne pas se croire véritablement dans une classe supérieure. Ce sentiment n'étoit pas de l'orgueil, mais une juste conscience de leur valeur. Dans tous les grands états de la terre, cette différence entre les facultés morales auroit créé, comme chez les Romains, un ordre de Patriciens, qui, s'imaginant être privilégiés par la nature, se seroient arrogé tous les pouvoirs et tous les honneurs; mais les habitans du Vallon aérien, qui avoient le plus de droits à cette distinction, doués d'un esprit de rectitude et d'ordre inconnu partout ailleurs, considérèrent les avantages que la nature leur avoit accordés, comme un musicien apprécie les tons élevés qui contribuent à l'harmonie d'un concert. Ainsi, les différentes sortes d'esprit contribuent également chez nous à former l'harmonie sociale, sans qu'il semble raisonnable d'attacher plus de noblesse aux uns qu'aux autres.

Mais, quelque soin qu'on ait pris pour effacer la ligne de démarcation entre les deux classes, elle existera probablement aussi long-tems que les classes mêmes. La première sera toujours supérieure, puisqu'elle peut subsister sans le secours de l'autre, tandis que celle-ci, essentiellement dépendante, ne pourroit se passer de la première. Aussi est-ce dans cette première classe que sont pris les membres qui composent le conseil du gouverneur[16].

CHAPITRE XIX.

Cependant la veuve du malheureux Renou étoit inconsolable. Sa profonde douleur lui avoit encore rendu plus chers les goûts sauvages et le caractère mélancolique de son mari. Elle l'avoit accompagné dans ses courses solitaires, et lorsqu'il fut mort, elle résolut de fixer sa demeure près de l'arbre où il avoit déposé sa dernière pensée, et que nous avions nommé l'arbre du désespoir. Elle demanda cette faveur au gouverneur, comme si sa vie y eût été attachée. Lorsqu'elle l'eut obtenue, elle vint s'établir à cette extrémité du Vallon, accompagnée de sa sœur qui ne l'avoit jamais quittée. Ses deux frères qui l'aimoient tendrement, et qui n'étoient pas encore mariés, lui portaient chaque jour les choses nécessaires à son existence. Il y avoit peu de tems que madame Renou demeuroit près de l'arbre du désespoir, lorsqu'elle mit au jour un gage des amours de son mari. On planta aussitôt, suivant la coutume, dans l'asile de l'éternelle paix, un arbre qui fut nommé l'arbre de l'espérance.

Lorsque cet enfant fut parvenu à l'âge de sept ans, le conseil le réclama, afin de lui donner l'éducation commune à tous les habitans du Vallon, et de le former au genre de vie le plus propre à faire son bonheur et celui de ses frères; mais la mère fut frappée d'un tel chagrin en apprenant qu'on vouloit la séparer de son fils, elle fit tellement craindre de se porter aux derniers excès du désespoir, qu'on consentit à lui laisser cet enfant qu'elle promit bien d'ailleurs d'élever conformément aux règles de la communauté. Mais est-il de règle qui puisse prévaloir sur l'amour d'une mère pour son fils? Après lui, l'objet qui lui étoit le plus cher, étoit la mémoire de son mari. La profonde solitude où elle vivoit, concentroit tous ses sentimens dans ces deux affections: elles étoient les seuls principes de sa conduite; et sa promesse, quoique faite avec une sincère intention de la tenir, s'évanouissoit dès qu'elle se trouvoit en opposition avec les goûts du fils ou le systême du père. On a dû juger par le caractère et les habitudes de celui-ci, quel étoit son genre d'esprit. Bizarre dans ses opinions littéraires comme dans sa conduite, c'étoit sur ce sujet l'anglomane le plus décidé. Young, Milton, Addisson, Pope étoient ses auteurs favoris; il avoit apporté avec leurs ouvrages ceux de quelques autres anglois contemporains. Quelques passages intéressans improvisés dans ses entretiens avec son épouse, avoient également enflammé l'esprit de cette femme pour cette littérature étrangère. Son fils étoit né avec de l'intelligence et beaucoup de cette sensibilité angloise que nous nommons de la mélancolie. Ces dispositions, qui se fortifièrent à mesure qu'il avança en âge, lui firent prendre en aversion les travaux rustiques du Vallon. La mère et les femmes de sa société, émerveillées de voir un jeune homme spirituel et tendre qui faisoit des romances et des chansons, décidèrent sa vocation. Il voulut être poète et philosophe: les titres à ce double mérite lui furent facilement accordés par ses juges. Ils ne se lassoient pas de l'entendre; mais souvent il leur échappoit en s'enfonçant seul au milieu des forêts ou en parcourant les remparts du Vallon. On le voyoit quelquefois, assis sur la pointe saillante d'un des rochers de cette enceinte, fixer par ses accens une multitude de pâtres rassemblés au-dessous de lui.

Bientôt du talent de la parole il essaya de passer à celui du style. La gloire étoit nulle pour lui, il ne pouvoit en avoir d'idée; mais les beaux vers de Racine, la belle prose de Fénelon retentissoient à son oreille, et le plaisir que lui procuroit la lecture des ouvrages de ces hommes célèbres, lui en faisoit concevoir un très-grand à les imiter. Héritier des goûts de son père, il avoit aussi étudié la langue angloise; et pour former son style, il traduisit de cette langue différens morceaux très-estimés. Je n'en transcrirai qu'un seul; mais je dois dire auparavant que les talens du jeune Renou n'avoient pour nous aucun mérite. A plusieurs reprises le gouverneur lui conseilla de laisser là tous ses écrits pour s'occuper de quelqu'un des travaux utiles à la société: les conseils furent rejetés avec dédain; il fallut bien alors en venir au dernier expédient.

Il n'y a pas un seul métier dans le Vallon, lui dit-on, qui n'ait sa valeur: l'agriculture est le premier de tous; mais les autres travaillent pour elle, et le tisserand, le forgeron, le charpentier produisent des choses qui lui sont nécessaires et qu'elle paye par des échanges. Mais de quelle utilité peuvent être pour aucun de nos ateliers l'art d'aligner des périodes ou de rimer des phrases? Votre prétendu talent, loin d'être utile, pourroit être funeste, puisqu'il pourroit fournir un texte aux contestations et aux disputes. Laissez donc là, croyez-moi, votre verbiage, et travaillez comme nous, ou je vous préviens que vous finirez par n'avoir que des sons et du vent en échange de vos paroles.

Le jeune Renou fut sourd à la voix de la sagesse. Il fallut, pour le corriger, que la leçon lui vînt de l'expérience qui est toujours le meilleur maître en toutes choses. Ses auditeurs rassemblés d'abord en grand nombre, l'abandonnèrent peu-à-peu dès qu'il eut perdu le charme de la nouveauté. La distribution de blé qu'ils avoient partagé avec lui cessa avec le plaisir qu'ils avoient à l'entendre. Ainsi l'orateur se vit bientôt réduit à prêcher dans le désert; mais il ne put, comme St.-Jean, s'habituer à vivre de sauterelles ou de racines; il fut alors forcé de prendre un travail utile: ce travail purement manuel lui répugna beaucoup d'abord; mais insensiblement il s'y façonna, et au bout de quelques mois il fut un des bons agriculteurs du Vallon. La littérature cependant ne perdit pas ses droits; mais il ne lui consacra plus que les momens de son loisir, et il devint par-là un modèle qu'on ne rougit plus d'admirer.

CHAPITRE XX.

Voici maintenant la traduction du jeune Renou.

L'ERMITE,

par M. Parnell.

«Au fond d'un désert inconnu au monde, vivoit depuis son jeune âge un vénérable ermite. Sa demeure étoit une caverne, son lit un peu de mousse, sa nourriture des fruits, et sa boisson l'eau du rocher. Loin des hommes, il étoit toujours en présence de Dieu; sa seule occupation étoit de le prier, et son seul plaisir de l'adorer.

Ce calme si pur, cette vie qui étoit l'image du ciel même, une idée vint la troubler. Si c'étoit le vice qui fût triomphant sur la terre, si la vertu lui étoit asservie, que deviendroit la sagesse de la Providence? Dès ce moment l'avenir s'obscurcit devant les pieux regards du solitaire, et son ame perdit son repos. Ainsi, lorsque les eaux d'un lac présentent une paisible surface, la nature y réfléchit une tranquille image; le rivage se dessine sur ses bords, les arbres l'ombragent de leurs cîmes suspendues, et le firmament abaissé le peint de ses couleurs variées. Mais s'il vient à tomber une pierre au sein de l'humide élément, on voit aussitôt le cristal troublé se diviser en cercles qui s'étendent de tous côtés, le soleil brisé se perdre en fragmens, le rivage, les arbres et le firmament s'enfuir dans un désordre affreux.

Impatient d'éclaircir ses doutes, de connoître le monde par lui-même, de savoir à qui de ses livres ou des bergers de ce désert il doit ajouter foi; car il n'avoit encore vu de l'espèce humaine que quelques pâtres égarés dans leur marche nocturne, il quitte sa cellule, prend dans sa main un bâton de pélerin, abaisse son capuchon sur son front, et part au lever du soleil, résolu d'examiner tout avec une profonde attention.

La matinée s'écoule avant qu'il soit sorti du long désert sur lequel on n'aperçoit aucun sentier; et le soleil étoit au milieu de son cours, lorsqu'il vit arrêté sur le grand chemin un jeune homme proprement vêtu, dont la charmante figure étoit ornée de blonds cheveux tombant en boucles flottantes. Je vous salue, mon père, dit le jeune homme en s'approchant. Bonjour, mon fils, repartit le respectable vieillard. La conversation s'engage; les questions, les réponses se succèdent rapidement; et le plaisir de mille entretiens divers charme la longueur de la route. Enchantés l'un de l'autre, s'ils différoient par les années, ils se réunissoient par les sentimens. Ainsi un vieux ormeau soutient un tendre lierre; ainsi le jeune lierre embrasse le vieux ormeau.

Cependant le soleil étoit près de se coucher; la dernière heure du jour s'avançoit enveloppée de ses modestes couleurs, et la nature en silence invitoit la terre au repos, lorsque les voyageurs aperçurent non loin de la route un superbe palais. Ils y dirigent leurs pas, à la clarté de la lune, au milieu d'une avenue de grands arbres qui formoient de chaque côté des couronnes de verdure.

Le noble maître de ce palais en avoit fait l'asile hospitalier de l'étranger. Sa générosité cependant, altérée de louanges, n'étoit plus que le vain étalage d'un luxe dispendieux. Les compagnons arrivent; des domestiques en livrée les attendoient, et le seigneur du château vient les recevoir à la porte. La table du souper gémit sous la magnifique profusion des mets, et tout brille d'un éclat que n'a point la bonne et simple hospitalité. De là, conduits dans leur appartement, ils oublient les fatigues de la journée, plongés dans un profond sommeil sur la soie et le duvet.

Le lendemain, à la première lueur du jour, dès que le frais zéphir vient se jouer sur la surface du long canal, caresser les fleurs du riant parterre, et agiter le sommet chevelu des arbres voisins, nos hôtes se lèvent, dociles au signal de la nature. Ils trouvent un excellent déjeûner servi dans un magnifique salon. Le maître affable en fait les honneurs, et invite les voyageurs à boire d'un vin exquis, pétillant, dans une coupe d'or. Enfin, ils sortent du portique, satisfaits et reconnoissans; le seigneur du château est le seul qui ait lieu de se plaindre, sa précieuse coupe a disparu; le plus jeune de ses hôtes l'a dérobée en secret.

Tel un voyageur qui rencontre sur son chemin un serpent à la peau brillante, étendu au soleil; plein de trouble, il s'arrête, et s'écarte précipitamment du danger; puis il reprend sa marche d'un pas timide, en portant de tous côtés des regards inquiets: tel parut le vieillard, lorsque déjà loin du château, il apperçut l'objet dérobé briller dans la poche de son subtil compagnon. Interdit, il s'arrête; il brûle, mais il craint de lui proposer de se séparer, et continue la route avec un cœur tremblant, en se plaignant, les yeux levés au ciel, que la générosité soit aussi mal récompensée.

Tandis qu'ils cheminoient, de sombres nuages couvrirent le firmament, et voilèrent la gloire du soleil; le bruit des airs annonça l'approche de la pluie, et les bestiaux, traversant la plaine, accoururent vers l'étable. Averti par ces présages, le couple voyageur presse sa marche pour chercher un abri dans un édifice voisin. C'étoit un donjon, flanqué de tourelles, élevé sur une éminence qu'entouroit un large fossé. L'esprit inhospitalier, farouche et repoussant de son possesseur, avoit fait un désert du pays d'alentour.

A mesure qu'ils approchoient de cette triste demeure, le vent augmentoit de furie; les rapides éclairs étinceloient parmi les torrens de pluie, et le bruyant tonnerre éclatoit au-dessus de leur tête. Ils frappèrent long-tems à la porte; long-tems leurs cris se joignirent au bruit du marteau, tandis qu'ils étoient en proie aux coups précipités du déluge et de l'aquilon. Enfin, une foible pitié se glisse dans le cœur du barbare. Pour la première fois il va exercer l'hospitalité. D'une main chagrine il fait tourner la porte sur ses gonds rouillés, et reçoit à regret sous son toit les voyageurs tremblans de froid. Un fagot avare éclaire le foyer glacé, et rappelle la vie dans leurs membres. On leur sert pour dîner un peu de pain bis avec un peu de vin aigre; et à peine la tempête commence-t-elle à s'appaiser, qu'un prompt adieu les avertit de s'en aller en paix.

L'ermite observateur ne comprend pas comment un individu aussi riche se condamne à une vie aussi misérable. Quel motif, dit-il en lui-même, peut donc porter à renfermer en pure perte la subsistance de mille infortunés! mais quel nouvel étonnement éclata sur son visage, lorsqu'il vit son jeune compagnon tirer de sa poche la coupe précieuse qu'il avoit dérobée à leur premier hôte si généreux, et en payer le misérable accueil du dernier, si sordide et si dur!

Mais déjà les nuages orageux sont dispersés, le soleil se lève sur un firmament d'azur, les doux parfums s'exhalent des vertes prairies, et les feuilles brillantes de rosée marquent par leurs frémissemens leur joie de revoir le jour. A ce signal, les voyageurs quittent leur triste asile, et le maître content en ferme aussitôt la porte soucieuse.

Tandis qu'ils s'éloignoient, l'esprit du pélerin étoit profondément agité de diverses pensées. Les actions de son compagnon, dépourvues de leurs motifs, lui paroissoient ici un crime, là une extravagance. Pénétré d'horreur pour celui-ci, et de compassion pour celle-là, il se perdoit dans l'explication de tant de bizarreries.

Cependant les ombres de la nuit revinrent encore voiler le firmament; et les voyageurs, occupés encore de chercher une retraite, apperçurent assez près d'eux une maison fort propre, au milieu d'une campagne parfaitement cultivée. Sous de simples dehors qui ne présentoient ni le spectacle de la triste indigence, ni celui de la vaine grandeur, cette demeure répondoit au caractère du maître, homme heureux qui aimoit la vertu et fuyoit la louange.

Nos piétons tournèrent vers ce côté leurs pas fatigués; et bénissant de leurs vœux le modeste manoir, ils s'inclinèrent devant son digne possesseur, qui répondit en ces termes à leur salutation:

«Sans orgueil comme sans envie, je rends à celui qui nous a tout prodigué une partie de ses bienfaits. C'est lui qui vous envoie; recevez donc en son nom un frugal repas donné de bon cœur.»

Il dit, et fit servir la table hospitalière. Puis il les entretint de la sagesse et de la vertu jusqu'au moment où le son de la cloche, rassemblant les honnêtes domestiques, vint fermer la journée par la prière.

Enfin, l'aurore se leva, nuancée de mille couleurs, et le monde renouvelé par un tranquille sommeil, recommença le cercle de ses travaux. Mais avant le départ des voyageurs, le plus jeune des deux s'approche du berceau où dormoit un enfant, le saisit et l'étrangle. O comble d'horreurs! ô monstrueuse ingratitude! le fils unique d'un si généreux hôte, l'orgueil naissant de sa maison; son visage devient noir, il palpite, pousse un soupir et meurt. Que devint notre ermite à la vue de cet horrible assassinat? Non, l'enfer, l'enfer même, ouvrant devant lui ses profonds abîmes, et l'enveloppant de ses flammes dévorantes, ne l'eût pas frappé de plus d'effroi.

Interdit, confondu, il veut fuir; mais ses genoux tremblans trahissent ses désirs. Le jeune homme le poursuit et l'atteint. La route étant croisée par plusieurs autres, un domestique étoit venu leur servir de guide. Ils arrivèrent au bord d'un torrent qui traversoit le chemin; le passage étoit difficile; le domestique marche devant sur de longues branches de chêne qui tiennent lieu de pont. Le jeune homme, qui sembloit n'épier que l'occasion d'un crime, s'approche du guide sans défiance, et le précipite dans l'abîme. L'infortuné disparoît aussitôt, remonte un instant à la surface, puis retombe pour jamais dans le gouffre de la mort.

Le vieillard ne peut plus contenir sa fureur, il s'écrie les yeux étincelans: O monstre exécrable..... Mais à peine a-t-il ouvert la bouche, que son étrange compagnon a quitté la forme humaine. Sa jeune figure est empreinte d'une douce majesté; sa robe, devenue d'une blancheur éclatante, flotte jusqu'à terre; une brillante auréole couronne sa tête; l'air est autour de lui parfumé d'une odeur céleste, et des ailes d'un éclat éblouissant couvrent ses épaules de leurs plumes nuancées. En un mot, il a pris une forme divine, et sa démarche est celle d'un ange de lumière.

A la vue de ce prodige, la fureur dans le cœur de l'ermite a fait place à l'admiration; sa langue est immobile, et son esprit est frappé d'un profond étonnement. L'ange aimable, d'une voix semblable à une musique ravissante, rompit le premier le silence:

«Tes prières, tes hommages, ton innocente vie, sont montés sur l'aile d'un doux souvenir devant le trône suprême. De telles perfections font la joie de l'empire céleste; habitant de ce brillant séjour, je suis descendu à la voix du Tout-Puissant pour calmer tes inquiétudes. Cesse de te prosterner devant moi, je ne suis que ton égal.

Apprends le secret du gouvernement du grand Etre, et que ta conscience cesse d'être alarmée.

Le juste créateur, en formant ce monde, a voulu qu'il fût soumis aux lois de la nature, et que ce fût en passant par les causes secondes que tout ici-bas marchât à son but. C'est ainsi que, retiré loin de la sphère terrestre, le souverain maître exerce sa puissance. Il fait concourir les actions de l'homme sans contrarier sa volonté; il exige surtout qu'il se confie fermement dans sa sagesse.

Rien n'est plus surprenant sans doute que le spectacle des évènemens qui vient de frapper tes yeux. Cependant, lorsque tu seras instruit de leurs motifs, tu reconnoîtras la justice du Tout-Puissant, et tu apprendras à soumettre ta raison aux choses que tu ne peux expliquer.

Cet homme superbe entouré d'un luxe pompeux, dont la vie étoit trop fastueuse pour être innocente, qui recevoit ses convives à une table incrustée d'ivoire, et les regaloit dès le matin d'un vin exquis pétillant dans des coupes d'or, en perdant une de ces précieuses coupes, a été corrigé de son faste impudent; il continuera d'être hospitalier, mais avec plus de simplicité.

Le misérable tourmenté par d'éternels soupçons, dont la porte verrouillée ne s'ouvroit jamais au pauvre voyageur, c'est à lui que j'ai donné la coupe, afin de lui faire connoître que le ciel sait récompenser les mortels compâtissans. A la vue de ce vase, il a reconnu de quel prix est cette vertu qu'il avoit abjurée; et son ame reconnoissante s'est ouverte à la pitié. Ainsi le minerai, pénétré par l'active chaleur du charbon embrasé qui le presse, est bientôt en fusion, et, dégagé de sa gangue, l'argent qu'elle réceloit se précipite dans le creuset.

Après de longues années d'une conduite vertueuse, le cœur de notre pieux ami étoit à moitié détaché de son Dieu, entraîné par l'amour d'un enfant au berceau. Pour lui il vivoit dans l'inquiétude, et déjà il recommençoit des yeux le cours de ses peines sur la terre. Dans quelles extravagances un pareil délire ne l'auroit-il pas précipité? Dieu, pour sauver le père, s'est emparé de l'enfant. Graces à mon adresse, tout le monde, excepté toi, a cru qu'il étoit mort d'une convulsion. Maintenant le père en pleurs, humilié dans la poussière, reconnoît la justice du châtiment.

Cependant c'en étoit fait de la fortune de cet homme, si son perfide domestique eût remis le pied dans la maison: il devoit dans la même nuit enlever le trésor de son maître; et quelle perte c'eût été pour les pauvres!

Tels sont les éclaircissements que le ciel m'a chargé de te donner. Retourne en paix, sois résigné et n'accuse plus la Providence.»

Après ces mots, le jeune Séraphin déploie ses ailes sonores et prend son vol aux yeux du sage frappé d'admiration. Tel parut Elisée lorsque son maître s'éleva dans les nues sur un char céleste. Ainsi à la vue du char de feu montant dans les cieux, le prophète ébloui étoit enflammé du désir de monter à sa suite.

O seigneur! s'écria l'ermite prosterné, que ta volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel! Puis s'en retournant l'esprit satisfait, il regagna son ancienne demeure et y finit sa vie dans la piété et dans la paix[17]

Je ne consigne ici cet écrit que comme un monument du pouvoir que possédoit le Vallon aérien de s'élever à la gloire qui a immortalisé les beaux siècles d'Athènes et de Rome, et en même tems comme une preuve de sa sagesse, non seulement de n'avoir pas aspiré à cette gloire, mais d'en avoir pour jamais éteint le désir. En effet, quel eût été pour nous le fruit de cet esprit si vanté sur la terre qui consiste en vaines phrases? Nous n'avons point d'oisifs à amuser: tous les membres de notre société sans exception sont livrés à des travaux utiles. Ils écouteroient avec reconnoissance l'homme qui leur apprendroit quelque moyen de perfectionner l'agriculture ou les métiers dont ils s'occupent. Il leur faut du bon sens en action et non pas de l'esprit en paroles. Les Etats qui ont un superflu de population peuvent le prodiguer à leur gré; mais pour notre intérêt comme pour notre prospérité, nous devons inspecter dans chaque individu l'emploi de son tems et de ses facultés. Il faut que tout aboutisse à l'avantage commun de la société.

Cependant le conseil s'assembla pour peser les avantages et les inconvéniens qui étoient résultés du voyage hors du Vallon, et décider s'il convenoit d'avoir quelqu'autre communication ultérieure avec la terre. Ce voyage avoit procuré l'introduction de la pomme de terre et des abeilles. La première étoit une garantie infaillible contre la disette de blé; et sous ce rapport elle étoit d'un prix incalculable. Le miel des abeilles fournissoit non seulement un mets agréable, mais un remède salutaire dans plusieurs maladies; mais les maux, dont ce voyage avoit apporté le germe, étoient au moins égaux s'ils n'étoient supérieurs aux biens qu'il avoit fait connoître. Quel avantage pouvoit compenser la petite vérole qui avoit détruit une partie de la population, et dont le poison maintenant incurable menaçoit toute la postérité, et ce vice moral bien plus désastreux encore qui avoit attaqué le gouvernement et les mœurs jusque dans leur principale racine? La physique et la chimie, nous a-t-on dit, sont maintenant les sciences les plus florissantes dans l'Europe; les progrès qu'elles font chaque jour promettent des découvertes utiles et des secrets précieux pour l'humanité. Mais la corruption des mœurs qui va toujours croissant dans une proportion supérieure à la perfection des arts, produira sans doute aussi quelque nouveau germe de maux qui seroit importé chez nous avec celui des biens; et nous ne voulons point du remède, puisqu'il seroit nécessairement inséparable de la maladie.

D'après ces considérations, le conseil a arrêté que le Vallon aérien n'auroit plus de communication avec la terre par quelque voie que ce pût être[18].


«Une musique militaire a fait retentir l'écho de nos montagnes. Montés sur le rempart, nous avons entendu des chants s'unir à cette musique, et ces chants sembloient être un hymne à la liberté; car ce nom a été souvent répété, et toujours avec le plus grand respect. Quelquefois même nous avons vu l'armée entière se prosterner à genoux en prononçant le mot de liberté. Comment des peuples esclaves depuis tant de siècles ont-ils pu tout-à-coup briser leurs fers? quel ressort assez puissant pour leur imprimer un pareil mouvement? Cette grande révolution est-elle le résultat de la philosophie qui commençoit à agiter le milieu du dix-huitième siècle? Ou est-ce la religion qui a achevé son ouvrage? Nous cherchions de ces deux causes quelle étoit la plus vraisemblable, lorsque nous avons entendu l'éloge de la fraternité retentir avec celui de la liberté. Dès-lors notre incertitude a été fixée; nous n'avons plus douté que cette belle réunion ne fût l'ouvrage de la religion rappelée à sa pureté primitive. Elle seule, d'un peuple d'esclaves, pouvoit faire un peuple de frères.

Plusieurs bataillons ont passé successivement sous nos yeux, en chantant également le double triomphe de la liberté et de la fraternité. Ils portoient au bout d'une pique le bonnet, symbole de la liberté, et leurs drapeaux étoient nuancés des trois couleurs principales; réunion qui annonçoit évidemment celle des trois grands ordres de l'Etat autrefois si divisés, le clergé, la noblesse et le tiers-état. Nous nous entretenions de ces douces idées, et nous voyions déjà les temples de Janus fermés sur toute la terre, et tous les peuples s'embrassant à l'invitation et à l'exemple des François.

Mais quel horrible réveil est venu dissiper ce rêve enchanteur! dès le lendemain, ces frères si tendres, transformés en tigres féroces, étoient aux prises avec des Espagnols. Après une lutte de courte durée, les François ont été vainqueurs; les vaincus à genoux demandoient la vie d'une voix suppliante: Fraternité ou la mort, leur a-t-on répondu avec fureur. Le signe d'acceptation étoit d'arborer au chapeau la cocarde aux trois couleurs. Au moindre délai, à la moindre hésitation, le frère chéri étoit égorgé sans pitié.

Quelle est donc cette nouvelle association de ce que l'amitié peut inspirer de plus tendre et la rage de plus féroce? Au lieu de s'être amélioré, l'esprit humain en France seroit-il retombé dans la barbarie? N'est-ce pas là ce délire qui s'étoit emparé de tout l'Empire Romain, la veille de sa chute, lorsque ses citoyens s'égorgeoient entr'eux pour des querelles théologiques, tandis que les Barbares étoient à ses portes tout prêts de consommer sa ruine[19]?...»


NOTES:

[1] Les habitans des Pyrénées, bien différens des Suisses, des Auvergnats, des Savoyards, sont constamment attachés à leurs ingrates montagnes. On ne les voit point, comme les autres montagnards, émigrer à certains tems de l'année pour se procurer une subsistance plus abondante. Accoutumés à une vie chetive et dure, ils préfèrent le dénuement de la misère à l'aisance que pourroient leur obtenir des courses hors de leur pays.

D'où vient ce caractère particulier à l'habitant des Pyrénées? Il me semble qu'il est le résultat de son isolement. Pendant huit mois de l'année, la plus grande partie de ces montagnes est sans relation avec l'Espagne faute de routes praticables, et sans autre relation avec la France que celle que peuvent produire ses eaux minérales, en sorte que ces montagnards sont presque perpétuellement séparés du monde entier.

Le moyen de mettre ce pays en société avec la France seroit d'y faire naître une branche de commerce, et je pense qu'on en trouveroit une très-riche dans l'établissement de quelques fabriques. Les eaux courantes tombent de toutes parts, et les flancs de plusieurs montagnes recèlent des mines de différens métaux qui ont été jadis exploitées avec succès. Tout récemment des Allemands avoient établi à Bagnères de Luchon une manufacture de cobalt qui auroit pu devenir très-précieuse; elle étoit sous la direction du comte de Beust, maintenant ambassadeur d'une cour d'Allemagne. La révolution a culbuté cet établissement. Mais il seroit d'autant plus facile de le remettre en activité, qu'une partie des bâtimens nécessaires à l'entreprise subsiste encore.

Les communications avec l'Espagne seroient praticables toute l'année, si l'on applanissoit quelques-uns des ports ou ouvertures dans les montagnes qui servent de limites à la France, lesquels sont ordinairement fermés pendant 8 ou 9 mois par les neiges et les glaces. La confection de quelques routes dans cette partie de nos frontières pourroit s'obtenir sans qu'il en coûtât un sou au trésor public. Il ne faudroit pour cela qu'y appliquer pendant quelques années le produit des forêts de ces montagnes, celui des bains d'eau minérale, et enfin la ferme du privilége des banques de jeu qui y sont établies pendant la saison des eaux, si toutefois le Gouvernement juge à propos de laisser subsister près des sources salutaires des Pyrénées, ces autres sources de corruption et de mort. L'usage qui en seroit fait semblerait alors une sorte d'antidote au poison des banques.

[2] Il est très-probable que d'après la menace du chef de cette colonie que l'on verra à la fin de cette relation, aucun aéronaute ne s'exposera au danger d'un second voyage dans le Vallon aérien.

[3] Je doute qu'il y ait jamais eu un tems où l'homme existât isolé, errant sur la terre sans famille, sans domicile et sans patrie. Un Ecrivain célèbre a fait l'histoire ou le roman de l'espèce humaine dans cette première période de sa création; il lui a trouvé beaucoup de vertus qui n'étoient au vrai que l'absence des vices, et il a dit: L'homme est bon, les hommes seuls sont méchans. Comme il n'existe aucun monument qui constate que l'homme, tel qu'il en a eu l'idée, ait jamais existé, on ne peut rien affirmer ni nier de cette prétendue bonté; mais que les hommes soient méchans, que les passions, les vices et les crimes soient nés dans le sein des sociétés, rien de plus certain; et je pense encore comme J-J., que ces passions et ces vices ont d'autant plus d'énergie, que les sociétés sont plus civilisées. Un problême admirable seroit donc de trouver une organisation sociale telle que l'homme jouit des avantages d'une société parfaitement civilisée sans en éprouver les inconvéniens. Or, c'est ce problême que je trouve complètement résolu dans le Vallon aérien. La grande passion qui tue les sociétés de la terre, l'ambition, ne se trouve pas dans celle-ci. Tous les individus sont parfaitement égaux et n'ont aucun motif d'aspirer à quelque distinction; car il n'y a ni richesses, ni honneurs, ni pouvoirs à distribuer. Tous sont égaux et le seront toujours, quelle que soit même la différence de mérite personnel; le gouverneur est le seul qui jouisse d'une autorité.

Conséquemment au principe de J.-J., tous les hommes ici semblables à son homme par excellence, sont donc bons et heureux.

(Note de M. de Montagnac.)

[4] Cet ouvrage eût été certainement très-curieux à connôitre; mais il faut que M. de Montagnac se soit trompé, car il ne s'est pas trouvé parmi ses papiers.

(Note de l'Editeur.)

[5] Ces annales sont imprimées ici dans l'ordre qu'a désigné M. de Montagnac, mais seulement par fragmens. On dira dans quelques notes pourquoi on n'a pas imprimé cet ouvrage en entier. Je l'ai divisé par chapitres, afin d'en rendre la lecture plus facile.

(Note de l'Editeur.)

[6] Il n'y a personne qui, dans la situation où se trouvoit l'auteur de ces annales, n'en eût dit autant que lui. Il falloit une découverte aussi merveilleuse que celle des ballons pour démentir sa prédiction. Le Vallon aérien, ses habitans, leurs mœurs seront connus hors de son enceinte. Cet auteur s'est également trompé sur la durée des lumières dans ce coin des Pyrénées: ces lumières y sont répandues plus généralement que de son tems; et si elles n'ont pas fait plus de progrès dans la même proportion, du moins paroît-il certain qu'elles n'ont pas décliné. Nos conjectures sur l'avenir ultérieur n'auroient pas de base plus solide que celles de l'auteur des Annales. Eh! qui peut assigner les bornes de l'esprit humain? Qui peut prévoir jusqu'à quelle étendue une société parfaitement organisée porteroit le développement de ses facultés morales? L'esprit est une puissance qui jusqu'à présent n'a été dirigée que par l'ambition. Qui sait ce qu'elle seroit capable de produire, si elle étoit mise en jeu par la sagesse.

(Note de M. de Montagnac.)

[7] Les tems sont bien changés: il n'y a plus maintenant que de très-légères différences entre la Cour, la Capitale et les Provinces. Les communications étant devenues plus fréquentes, les habitans de la France ont tous à-peu-près la même physionomie; il seroit difficile de distinguer à présent le provincial du parisien, à moins que ce ne fût par l'heure du dîner et quelques autres usages aussi importans. Mais les provinces ne tarderont pas sans doute à s'élever à la hauteur de la capitale sur ces graves objets; et il faut espérer que leurs habitans auront bientôt, comme les Parisiens, de grands collets, de gros ventres, de bons estomacs et de forts poumons.

(Note de l'Editeur.)

[8] Je crois que le défaut de renouvellement d'air est la principale cause des goîtres dans les Pyrénées. J'ai toujours observé que les habitans affectés de ces excroissances avoient leur demeure à l'abri du vent et du soleil dans le fond de quelque gorge de montagne où règnent une humidité qui n'est jamais pompée et un air constamment tranquille et stagnant. Je citerai, entre plusieurs autres villages, celui de St.-Mamé adossé au nord de la montagne tout au bout de la vallée de Luchon, dont presque tous les habitans sont goîtreux, tandis qu'à une demi-lieue de là, Bagnères de Luchon, plus avancé dans la plaine et exposé aux rayons du levant et du midi, est exempt de cette maladie. Ce qui fortifie mon opinion, c'est que tous les goîtreux guérissent parfaitement au bout de quelque tems de séjour sur la montagne.

(Note de l'Editeur.)

[9] On s'appercevra aisément que l'homme qui parle ici, est un protestant aigri par les persécutions qui l'ont forcé de s'exiler de sa patrie. Il est impossible qu'on juge sainement des choses quand on a l'esprit troublé par le ressentiment d'un violent outrage.

[10] Le lecteur voudra bien observer que cette réforme dans la religion est proposée pour une espèce d'hommes qui se rapproche beaucoup de la nature des anges.

(Note de l'Editeur.)

[11] Cette distinction est fausse. Le courage qui défend l'Etat n'est pas moins honorable que la sagesse qui le gouverne ou qui l'administre. L'erreur vient de ce que le fait dont il s'agit n'est pas suffisamment expliqué. Le soldat étoit sans doute coupable si l'ordre avoit été donné de n'épargner personne; mais il est au contraire très-probable que sa commisération avoit été calomniée, parce qu'il y a tout lieu de croire que, conformément aux lois de la guerre, l'ordre de mort ne frappoit que ceux qui étoient pris les armes à la main.

(Note de l'Editeur.)

[12] Je supprime ici le récit des divers évènemens d'un intérêt concentré dans l'intérieur du Vallon: ce récit comprend l'historique de plusieurs années; mais on conçoit qu'il est peu d'objets d'un intérêt général dans l'histoire d'un peuple sans ambition, sans distinction de richesses, de pouvoirs et d'honneurs, et de plus sans ennemis au dehors, et par conséquent sans batailles et sans héros. Tranquille au milieu des guerres les plus sanglantes, il n'eut connoissance que de celle entre la France et l'Espagne, à l'occasion du testament de Charles II, qui embrasa toute l'Europe au commencement du 18e siècle. Voici ce qui est dit de cette guerre dans les Annales.

(Note de M. de Montagnac.)

[13] On a dû être indigné des expressions du peuple aérien, toutes les fois qu'il a eu occasion de parler de la guerre. Il faut pardonner à ces hommes extraordinaires et absolument étrangers à nos mœurs, de n'avoir pas des idées plus justes sur le devoir imposé aux Souverains de maintenir leur empire dans un tel état de force et de courage, qu'il ne soit permis à aucun de leurs voisins de les attaquer avec succès. Quand on est assuré d'une paix perpétuelle, on peut impunément méconnoître le prix des guerriers. Partout ailleurs ce langage seroit repréhensible. Les paisibles Quakers, fidèles à leur religion, ne prennent pas les armes; mais ils n'en sont pas moins pénétrés d'une profonde estime pour les défenseurs de leur patrie. Ceux qui ont étudié l'histoire, savent que les plus malheureux de tous les peuples ont été les peuples énervés qui ont fini par subir la loi d'un vainqueur. Tels sont dans les siècles reculés les Perses, les Carthaginois, les Egyptiens; et dans les tems modernes, les Italiens et les Portugais. Qu'une philosophie rêveuse voie au loin dans l'avenir la paix et l'amitié régner sur toute la terre, l'expérience des siècles fera toujours retentir ce mot terrible à l'oreille des peuples subjugués: Malheur aux vaincus! Honneur donc, estime et reconnoissance aux braves qui garantissent, aux dépens de leur sang, leurs concitoyens de ce comble de l'opprobre et de la misère!

[14] La suppression de quelques faits dénués de toute espèce d'intérêt hors de l'enceinte du Vallon, m'oblige de laisser encore ici une lacune dans le manuscrit. Je le reprends au récit d'un des plus grands évènemens qui soit consigné dans les Annales du peuple aérien.

(Note de M. de Montagnac.)

[15] On se rappelera qu'à cette époque l'Europe jouissoit de la paix depuis neuf ans, et que cette paix générale ne fut troublée que cinq ans après.

[16] Si ces Annales sont fidelles, il faut convenir que le peuple du Vallon aérien est supérieur à tous les peuples tant anciens que modernes que nous connoissons. Partout ailleurs une pareille révolution auroit fait couler des torrens de sang. Si de perfides suggestions ont égaré nos montagnards, ils reviennent d'eux-mêmes aussitôt qu'ils sont livrés à leur propre raison. C'est un puissant guide que cette raison accordée à l'homme. Il auroit partout le même empire, s'il n'étoit pas étouffé par les institutions sociales. Le grand mérite de celle qui régit le Vallon aérien, c'est de conserver à cet infaillible guide toute la rectitude et toute la force qu'il tient de la nature.

(Note de l'Editeur.)

[17] Cette petite production de Parnell, qui parut au commencement du dernier siècle, est dans l'original un chef-d'œuvre de précision et de graces. Le sujet est tiré du vieux Conte de l'Ermite, que chaque peuple a habillé à sa mode. Voltaire l'a enchassé dans son charmant roman de Zadig; il a assaisonné de plaisanteries fort gaies et fort spirituelles la philosophie du poète anglois. Mais il faut convenir que cette justification des misères humaines ne vaut pas mieux que tous les systêmes qu'on a imaginés pour expliquer les voies de la Providence. On ne voit point de Prodigues devenir plus sages parce qu'on a abusé de leurs dons, d'avares rendus généreux parce qu'ils ont eu un mouvement de pitié qui leur a tourné à profit. La mort d'un enfant tendrement chéri a plus souvent inspiré aux pères désespérés des murmures contre la Providence que des sentimens de reconnoissance et d'amour. En général, les passions comme les caractères dépendent en partie de la nature du tempérament, et ne sont susceptibles que de simples modifications. Mais si on ne change point les élémens, on peut du moins les diriger et les employer utilement. Ainsi l'habile écuyer qui soumet au frein un coursier indompté, tire un sage parti de sa fougue insensée, et convertit en noble courage son caprice et ses emportemens.

(Note de l'Editeur.)

[18] Voici une contradiction qui a dû frapper tous les lecteurs attentifs. Il est dit ici que le conseil décréta de ne plus avoir de communication avec la terre; et cependant une cinquantaine d'années après que cette décision a été prise, M. de Montagnac reçoit des habitans du Vallon l'accueil le plus amical, ainsi qu'on l'a lu dans la relation de son voyage; et ce n'est qu'après y avoir été traité pendant plus d'un jour avec toutes les marques de la bienveillance, qu'un seul individu vient lui signifier l'ordre de partir.

Frappé aussi moi de cette contradiction, je priai M. de Montagnac de me l'expliquer. Il me répondit premièrement, que la décision du conseil n'avoit jamais été publiée, parce qu'on attendoit pour cela qu'il fût proposé quelqu'autre projet d'excursion, ce qui n'avoit pas eu lieu et ne l'auroit peut-être eu jamais. Il me dit ensuite qu'il ne falloit pas juger le peuple aérien avec trop de rigueur. Ce peuple-là a peu de souvenirs parce qu'il a eu peu de peines; car ce sont les chagrins qui fixent principalement les époques du passé. Il est à cet égard semblable au sauvage qui vend son lit aujourd'hui sans prévoir qu'il en aura besoin demain.

M. de Montagnac s'étoit conformé jusqu'à présent au principe qu'il avoit très-judicieusement établi, de ne donner au public que la partie des Annales du Vallon aérien susceptible d'un intérêt général. J'ai vu avec peine qu'il y avoit dérogé en transcrivant ici, outre la liste des gouverneurs, des rédacteurs des Annales, des membres du conseil pendant plusieurs années, deux aventures dont le sujet et le style respirent cette simplicité antique, si admirable quand on la rencontre dans Homère ou dans quelqu'autre auteur des premiers tems, mais qui n'est plus que ridicule lorsqu'elle est appliquée a quelques faits récens. Il semble voir alors un palais moderne bâti dans le genre gothique.

J'ai à faire à M. de Montagnac un autre reproche dans un sens opposé. Là, il a publié ce qui devoit être supprimé; et le passage qui suivoit immédiatement, et qu'il étoit intéressant de faire connoître, il l'a retranché. Ce passage est relatif à la guerre de notre révolution entre la France et l'Espagne. C'est le dernier évènement public dont le Vallon ait eu connoissance. J'ai cru devoir appliquer la suppression au remplissage inutile ou disparate, et rendre la publicité à la manière singulière dont le peuple aérien avoit envisagé cette guerre révolutionnaire. C'est cette guerre qui sans doute fut l'objet de la plus vive curiosité des habitans du Vallon, et sur laquelle ils durent faire les plus pressantes questions à M. de Montagnac. Cependant cet aéronaute n'en dit pas un mot dans sa relation. Je ne conçois pas quelles ont été ses raisons pour passer sous silence tout ce qui a rapport à ce grand évènement. Quoi qu'il en soit, voici ce qui en est dit dans les Annales de ce peuple.

(Note de l'Editeur.)

[19] Ici se termine ce que les Annales aériennes présentent d'intéressant. Il paroît que le peuple de ce coin des Pyrénées croyoit atteints de folie les révolutionnaires de la fin du dix-huitième siècle. Cette opinion étoit sans doute bien honorable pour eux; elle est cependant la plus vraisemblable, car la méchanceté qui tourne au profit de son auteur peut s'expliquer; mais la dépravation portée à l'excès où elle parut alors, cette dépravation qui tendoit à tout détruire, sans plan, sans but et sans projets pour l'avenir, atteste un dérangement dans les organes intellectuels, en un mot une vraie folie.

Il falloit une raison bien forte pour rétablir tout un grand peuple dans la possession de celle qu'il avoit perdue. Elle s'est trouvée, et la réparation aussi prompte qu'inespérée des maux causés par la démence sera dans l'histoire générale le prodige le plus éclatant et le plus admirable.

Au reste, on ne doit pas être surpris du peu d'étendue des Annales du Vallon aérien. Un peuple heureux et qui n'a aucunes relations politiques fournit bien peu de matériaux à l'histoire. Il en est à cet égard des peuples comme des individus: plus ils sont heureux et moins ils font de bruit. L'exemple du peuple aérien ne peut servir de modèle à aucun autre peuple de l'Europe; ses mœurs, son gouvernement, sa constitution sociale sont trop différens de tout ce que nous connoissons; mais c'est un spectacle agréable de voir le prix que la vertu peut encore obtenir quand elle est unie au courage et à l'amour de la liberté.

(Note de l'Editeur.)

FIN.

De l'Imprimerie d'ORIZET et LE COQ, Place Saint-Michel, no 2.
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