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Le Ventre de Paris

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— Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'à ces heures-là… Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n'avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son côté, préférant attendre qu'il se lassât. Il partait, c'était un bon débarras, elle évitait toute démonstration d'amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s'écria, un peu ému:

— Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux… Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hâta de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut plus là, la belle Lisa n'osa pas reprocher à son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait à l'aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la défensive. Même, au bout d'une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquée en haut, dans la chambre d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il ne répondait que par des branlements de tête, laissait sa boutique à la garde de Marjolin pendant des journées entières. La belle Lisa résolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un congé, et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame François, à Nanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir que dans la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner; il parlerait à coup sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L'après-midi, elle retourna aux Halles.

Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. D'habitude, il s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tête appuyée contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les étalages de gibier le ravissaient: les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les bêtes d'eau d'un gris de bronze, les gélinottes de Russie qui arrivent dans un mélange de paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d'or niellé, leur queue de flamme traînant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées en bas, dans la mollesse des paniers.

Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'étalage. En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudité, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins à l'échiné grise, tâchée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d'un rire de bête morte. Sur la table d'étalage, des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arête du brochet; des pigeons, serrés sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'éventail noir de leur queue élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés des abatis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coulé tout le long du râble jusqu'à la queue, d'où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de la porcelaine. Marjolin n'avait pas même essuyé la planche à découper, près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore. Il fermait les yeux à demi, ayant autour de lui, sur les trois étagères qui garnissaient intérieurement la boutique, d'autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliées et de poitrines bombées, entrevues confusément. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.

Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant d'avoir été surpris, vautré de la sorte. Il était toujours très-timide, très-gêné devant elle. Et lorsqu'elle lui demanda si monsieur Gavard était là:

— Non, je ne sais pas, balbutia-t-il; il était là tout à l'heure, mais il est reparti.

Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlement tiède, elle poussa un petit cri. Sous la table d'étalage, dans une caisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.

— Ah! dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.

Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugia dans un coin de la caisse. Puis, se relevant:

— Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard?

Marjolin répondit de nouveau qu'il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. Il reprit d'une voix hésitante:

— Peut-être qu'il est à la resserre… Il m'a dit, je crois, qu'il descendait.

— J'ai envie de l'attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire savoir que je suis là… À moins que je ne descende. Tiens! c'est une idée. Il y cinq ans que je me promets de voir les resserres… Tu vas me conduire, n'est-ce pas? tu m'expliqueras.

Il était devenu très-rouge. Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l'étalage, répétant:

— Certainemeut… Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.

Mais, en bas, l'air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux, regardant la voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faite d'arceaux écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des colonnettes. Ce qui l'arrêtait là, plus encore que l'obscurité, c'était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.

— Ça seul très-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici.

— Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L'odeur n'est pas mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaud l'hiver; on est très à son aise.

Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la répugnait, qu'elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois. Cependant, les resserres, les étroites cabines, où les marchands gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruelles régulières, coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares, les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles à un coin de village, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisa le grillage à mailles serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires, écrits sur des plaques bleues.

— Monsieur Gavard est tout an fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours.

Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dans un trou d'ombre, où pas un filet de lumière ne glissait, Gavard n'y était pas.

— Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. J'ai une clef de la resserre.

La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Là, elle le trouva tout à coup au milieu de ses jupes; elle crut qu'elle s'était trop avancée contre lui, elle se recula; et elle riait, elle disait:

— Si tu t'imagines que je vais les voir, tes bêtes, dans ce four-là.

Il ne répondit pas tout de suite; puis, il balbutia qu'il y avait toujours une bougie dans la resserre. Mais il n'en finissait plus, il ne pouvait trouver le trou de la serrure. Comme elle l'aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Quand il eut ouvert enfin la porte et allumé la bougie, elle le vit si frissonnant, qu'elle s'écria:

— Grand bêta! peut-on se mettre dans un état pareil, parce qu'une porte ne veut pas s'ouvrir! Tu es une demoiselle, avec tes gros poings.

Elle entra dans la resserre. Gavard avait loué deux compartiments, dont i1 avait fait un seul poulailler, en enlevant la cloison. Par terre, dans le fumier, les grosses bêtes, les oies, les dindons, les canards, pataugeaient; en haut, sur les trois rangs des étagères, des boîtes plates à claire-voie contenaient des poules et des lapins. Le grillage de la resserre était tout poussiéreux, tendu de toiles d'araignée, à ce point qu'il semblait garni de stores gris; l'urine des lapins rongeait les panneaux du bas; la fiente de la volaille tachait les planches d'éclaboussures blanchâtres. Mais Lisa ne voulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. Elle fourra les doigts entre les barreaux des boîtes, pleurant sur le sort de ces malheureuses poules entassées qui ne pouvaient pas même se tenir debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin, la patte cassée, tandis que le jeune homme lui disait qu'on le tuerait le soir même, de peur qu'il ne mourût pendant la nuit.

— Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger?

Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière. Les marchands sont obligés d'allumer une bougie et d'attendre là, jusqu'à ce que les bêtes aient fini.

— Ça m'amuse, continua-t-il; je les éclaire pendant des heures. Il faut voir les coups de bec qu'ils donnent. Puis, lorsque je cache la bougie avec la main, ils restent tous le cou en l'air, comme si le soleil s'était couché… C'est qu'il est bien défendu de leur laisser la bougie et de s'en aller. Une marchande, la mère Palette, que vous connaissez, a failli tout brûler, l'autre jour; une poule avait dû faire tomber la lumière dans la paille.

— Eh bien, dit Lisa, elle n'est pas gênée, la volaille, s'il faut lui allumer les lustres à chaque repas!

Cela le fit rire. Elle était sortie de la resserre, s'essuyant les pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures. Lui, souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrer ainsi dans la nuit, à côté de ce grand garçon; elle s'en alla en avant, pour ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand il l'eut rejointe:

— Je suis contente tout de même d'avoir vu ça. Il y a, sous ces Halles, des choses qu'on ne soupçonnerait jamais. Je te remercie… Je vais remonter bien vite; on ne doit plus savoir où je suis passée, à la boutique. Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j'ai à lui parler tout de suite.

— Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d'abatage… Nous pouvons voir, si vous voulez.

Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le visage. Elle était toute rose, et son corsage tendu, si mort d'ordinaire, prenait un frisson. Cela l'inquiéta, lui donna un malaise, d'entendre derrière elle le pas pressé de Marjolin; qui lui semblait comme haletant. Elle s'effaça, le laissa passer le premier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisa s'aperçut que son compagnon prenait au plus long. Quand ils débouchèrent en face de la voie ferrée, il lui dit qu'il avait voulu lui montrer le chemin de fer; et ils restèrent là un instant, regardant à travers les gros madriers de la palissade. Il offrit de lui faire visiter la voie. Elle refusa, en disant que ce n'était pas la peine, qu'elle voyait bien ce que c'était. Comme ils revenaient, ils trouvèrent la mère Palette devant sa resserre, ôtant les cordes d'un large panier carré, dans lequel on entendait un bruit furieux d'ailes et de pattes. Lorsqu'elle eut défait le dernier noeud, brusquement, de grands cous d'oie parurent, faisant ressort, soulevant le couvercle. Les oies s'échappèrent, effarouchées, la tête lancée en avant, avec des sifflements, des claquements de bec qui emplirent l'ombre de la cave d'une effroyable musique. Lisa ne put s'empêcher de rire, malgré les lamentations de la marchande de volailles, désespérée, jurant comme un charretier, ramenant par le cou deux oies qu'elle avait réussi à rattraper. Marjolin s'était mis à la poursuite d'une troisième oie. On l'entendit courir le long des rues, dépisté, s'amusant à cette chasse; puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, et il revint, portant la bête. La mère Palette, une vieille femme jaune, la prit entre ses bras, la garda un moment sur son ventre, dans la pose de la Léda antique.

— Ah! bien, dit-elle, si tu n'avais pas été là!… L'autre jour, je me suis battue avec une; j'avais mon couteau, je lui ai coupé le cou.

Marjolin était tout essoufflé. Lorsqu'ils arrivèrent aux pierres d'abatage, dans la clarté plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur, les yeux luisant d'une flamme qu'elle ne leur connaissait pas. D'ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu'une fille. Elle le trouva très-bel homme comme ça, avec ses larges épaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveux blonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet air d'admiration sans danger qu'on peut témoigner aux garçons trop jeunes, qu'une fois encore il redevint timide.

— Tu vois bien que monsieur Gavard n'est pas là, dit-elle. Tu me fais perdre mon temps.

Alors, d'une voix rapide, il lui expliqua l'abatage, les cinq énormes bancs de pierre, s'allongeant du côté de la rue Rambuteau, sous la clarté jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femme saignait des poulets, à un bout; ce qui l'amena à lui faire remarquer que la femme plumait la volaille presque vivante, parce que c'est plus facile. Puis, il voulut qu'elle prit des poignées de plumes sur les bancs de pierre, dans les tas énormes qui traînaient; il lui disait qu'on les triait et qu'on les vendait, jusqu'à neuf sous la livre, selon la finesse. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet. Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaque pilier. Il ne tarissait pas en détails: le sang coulait le long des bancs, faisait des mares sur les dalles; des cantonniers, toutes les deux heures, lavaient à grande eau, enlevaient avec des brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa se pencha au-dessus de la bouche d'égout qui sert à l'écoulement, ce fut encore toute une histoire; il raconta que, les jours d'orage, l'eau envahissait la cave par cette bouche; une fois même, elle s'était élevée à trente centimètres, il avait fallu faire réfugier la volaille à l'autre extrémité de la cave, qui va en pente. Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées. Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus rien, lorsqu'il se rappela le ventilateur. Il la mena tout au fond, lui fit lever les yeux, et elle aperçut l'intérieur d'une des tourelles d'angle, une sorte de large tuyau de dégagement, où l'air nauséabond des resserres montait.

Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l'afflux des odeurs. C'était une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait éveillé et fouetté. Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d'appétit. Depuis un quart d'heure qu'il était dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de bêtes vivantes le grisait. Maintenant il n'avait plus de timidité, il était plein du rut qui chauffait le fumier des poulaillers, sous la voûte écrasée, noire d'ombre.

— Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, de m'avoir montré tout ça… Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque chose.

Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sans voir qu'il avait grandi. Elle était un peu émue, à la vérité; émue par cette promenade sous terre, d'une émotion très-douce, qu'elle aimait à goûter, en chose permise et ne tirant pas à conséquence. Elle oublia peut-être sa main un peu plus longtemps que de coutume, sous ce menton d'adolescent, si délicat à toucher. Alors, à cette caresse, lui, cédant à une poussée de l'instinct, s'assurant d'un regard oblique que personne n'était là, se ramassa, se jeta sur la belle Lisa, avec une force de taureau. Il l'avait prise par les épaules. Il la culbuta dans un grand panier de plumes, où elle tomba comme une masse, les jupes aux genoux. Et il allait la prendre à la taille, ainsi qu'il prenait Cadine, d'une brutalité d'animal qui vole et qui s'emplit, lorsque, sans crier, toute pâle de cette attaque brusque, elle sortit du panier d'un bond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs, serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d'un seul coup, entre les deux yeux. Il s'affaissa, sa tête se fendit contre l'angle d'une pierre d'abatage. À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé, monta des ténèbres.

La belle Lisa resta toute froide. Ses lèvres s'étaient pincées, sa gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaient rassembler à un ventre. Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles. Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dans le grand silence étouffé de la cave, tombaient les bruits du trottoir. Et elle pensait que ces gros bras seuls l'avaient sauvée. Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. Puis, craignant d'être surprise, sans regarder Marjolin, elle s'en alla. Dans l'escalier, quand elle eut passé la grille, la clarté du plein jour lui fut un grand soulagement.

Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle.

— Tu as été bien longtemps, dit Quenu.

— Je n'ai pas trouvé Gavard, je l'ai cherché partout, répondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui.

Elle fit emplir le pot de saindoux qu'elle trouva vide, coupa des côtelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoyé sa petite bonne. Les coups de couperet qu'elle donna sur l'étau lui rappelèrent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne se reprochait rien. Elle avait agi en femme honnête. Ce n'était pas pour ce gamin qu'elle irait compromettre sa paix; elle était trop à l'aise, entre son mari et sa fille. Cependant, elle regarda Quenu; il avait à la nuque une peau rude, une couenne rougeâtre, et son menton rasé était d'une rugosité de bois noueux; tandis que la nique et le menton de l'autre semblaient du velours rosé. Il n'y fallait plus penser, elle ne le toucherait plus là, puisqu'il songeait à des choses impossibles. C'était un petit plaisir permis qu'elle regrettait, en se disant que les enfants grandissent vraiment trop vite.

Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva « diablement portante. » Il s'était assis un instant auprès d'elle dans le comptoir, il répétait:

— Tu devrais sortir plus souvent. Ça te fait du bien… Si tu veux, nous irons au théâtre, un de ces soirs, à la Gaieté, où madame Taboureau a vu cette pièce qui est si bien…

Lisa sourit, dit qu'on verrait ça. Puis, elle disparut de nouveau. Quenu pensa qu'elle était trop bonne de courir ainsi après cet animal de Gavard. Il ne l'avait pas vue prendre l'escalier. Elle venait de monter, à la chambre de Florent, dont la clef restait accrochée à un clou de la cuisine.

Elle espérait savoir quelque chose dans cette chambre, puisqu'elle ne comptait plus sur le marchand de volailles. Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. La fenêtre de la petite terrasse était ouverte, le grenadier en boutons baignait dans la poussière d'or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa fille de boutique n'avait pas quitté cette pièce, qu'elle y avait encore couché la nuit précédente; elle n'y sentait pas l'homme. Ce fut un étonnement, car elle s'attendait à trouver des caisses suspectes, des meubles à grosses serrures. Elle alla tâter la robe d'été d'Augustine, toujours pendue à la muraille. Puis, elle s'assit enfin devant la table, lisant une page commencée où le mot « révolution » revenait deux fois. Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu'elle vit plein de papiers. Mais son honnêteté se réveilla, en face de ce secret, si mal gardé par cette méchante table de bois blanc. Elle restait penchée au-dessus des papiers, essayant de comprendre sans toucher, très-émue, lorsque le chant aigu du pinson, dont un rayon oblique frappait la cage, la fit tressaillir. Elle repoussa le tiroir. C'était très-mal ce qu'elle allait faire là.

Comme elle s'oubliait, près de la fenêtre, à se dire qu'elle devait prendre conseil de l'abbé Roustan, un homme sage, elle aperçut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une civière. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds blancs de poussière, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se hâta de descendre, surprise de leur retour. Elle était à peine au comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:

— C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave, avec la tête fendue… Vous ne venez pas voir, madame Quenu?

Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Le jeune homme était étendu, très-pâle, les jeux fermés, avec une mèche de ses cheveux blonds roidie et souillée de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne serait rien, que c'était sa faute aussi, à ce gamin, qu'il faisait les cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il était tombé le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadine qui pleurait:

— Ça doit être cette gueuse qui l'a poussé. Ils sont toujours ensemble dans les coins.

Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux étonnés. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontré le visage de Lisa penché sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa, tranquillisée, dit qu'il fallait le transporter tout de suite à l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des biscuits. La tête de Marjolin était retombée. Quand on emporta la civière, Cadine la suivit, ayant au cou son éventaire, ses bouquets de violettes piqués dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes, sans qu'elle songeât le moins du monde aux fleurs qu'elle brûlait ainsi de son gros chagrin.

Comme Lisa rentrait à la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait la main à Florent et le quittait, en murmurant:

— Ah! le sacré gamin! il me gâte ma journée… Nous nous étions crânement amusés, tout de même!

Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-là, avant le jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. Ils allèrent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d'or. Ce fut comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. Derrière le restaurant Philippe, dont les boiseries dorées montent jusqu'au premier étage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse de l'odeur de la paille fraîche et du crottin chaud; des bandes de poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevées, s'adossent aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar à grosse charpente, Balthazar attendait, tout attelé, mangeant son avoine dans un sac attaché au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l'air satisfait de retourner si vite à Nanterre. Mais il ne repartait pas à vide. La maraîchère avait un marché passé avec la compagnie chargée du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois par semaine, une charretée de feuilles, prises à la fourche dans les tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'était un excellent fumier. En quelques minutes, la voiture déborda. Claude et Florent s'allongèrent sur ce lit épais de verdure; madame François prit les guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tête un peu basse d'avoir tant de monde à traîner.

La partie était projetée depuis longtemps. La maraîchère riait d'aise; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard comme on n'en mange pas dans « ce gredin de Paris. » Eux, goûtaient la jouissance de cette journée de paresse et de flânerie dont le soleil se levait à peine. Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.

— Vous êtes bien, au moins? demanda madame François en prenant la rue du Pont-Neuf.

Claude jura que « c'était doux comme un matelas de mariée. » Couchés tous les deux sur le dos, les mains croisées sous la tête, ils regardaient le ciel pâle, où les étoiles s'éteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils gardèrent le silence, attendant de ne plus voir de maisons, écoutant la digne femme qui causait avec Balthazar, en lui disant doucement:

— Prends-le à ton aise, va, mon vieux… Nous ne sommes pas pressés, nous arriverons toujours…

Aux Champs-Élysées, comme le peintre n'apercevait plus des deux côtés que des têtes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des Tuileries, au fond, il eut un réveil, il se mit à parler, tout seul. En passant devant la rue du Roule, il avait regardé ce portail latéral de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar géant d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole.

— C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'église encadré sous cette avenue de fonte… Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches… Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis de cette façon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a là tout un manifeste: c'est l'art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler, qui a grandi en face de l'art ancien… Vous n'êtes pas de cet avis?

Florent gardant le silence, il continua:

— Cette église est d'une architecture bâtarde, d'ailleurs; le moyen-âge y agonise, et la renaissance y balbutie… Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd'hui? Ça ressemble à tout ce qu'on veut, à des Bibliothèques, à des Observatoires, à des Pigeonniers, à des Casernes; mais, sûrement, personne n'est convaincu que le bon Dieu demeure là-dedans. Les maçons du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de pierre, où nous n'avons personne à loger… Depuis le commencement du siècle, on n'a bâti qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de l'époque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une oeuvre crâne, allez, et qui n'est encore qu'une révélation timide du vingtième siècle… C'est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé, parbleu! Saint-Eustache est là-bas avec sa rosace, vide de son peuple dévot, tandis que les Halles s'élargissent à côté, toutes bourdonnantes de vie… Voilà ce que je vois, mon brave!

— Ah bien! dit en riant madame François, savez-vous, monsieur Claude, que la femme qui vous a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous? Balthazar tend les oreilles pour vous écouter… Hue donc, Balthazar!

La voiture montait lentement. À cette heure matinale, l'avenue était déserte, avec ses chaises de fonte alignées sur les deux trottoirs, et ses pelouses, coupées de massifs, qui s'enfonçaient sous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone passèrent au petit trot. Florent, qui s'était fait un oreiller d'un paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, où s'allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux sentir la fraîcheur du matin lui couler sur la face, si heureux de s'éloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans voix, n'écoutant même pas ce qu'on disait autour de lui.

— Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boîte à joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poésie; et tous les imbéciles se mettent à pleurer sur les fleurs, comme si quelqu'un songeait à se mal conduire à l'égard des fleurs… Je suis agacé, à la fin, positivement. J'ai des envies de répondre à ces pleurnicheries par des oeuvres de défi. Ça m'amuserait de révolter un peu ces braves gens… Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire… L'année dernière, la veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah! le misérable! il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnait des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à là mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels, que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement… Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente, qu'elle me flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise à côté d'une tache grise… N'importe, c'est mon chef d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.

Il se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voiture était arrivée à l'arc de triomphe. De grands souffles, sur ce sommet, venaient des avenues ouvertes autour de l'immense place. Florent se mit sur son séant, aspira fortement ces premières odeurs d'herbe qui montaient des fortifications. Il se tourna, ne regarda plus Paris, voulut voir la campagne, au loin. À la hauteur de la rue de Longchamp, madame François lui montra l'endroit où elle l'avait ramassé. Cela le rendit tout songeur. Et il la contemplait, si saine et si calme, les bras un peu tendus, tenant les guides. Elle était plus belle que Lisa, avec son mouchoir au front, son teint rude, son air de bonté brusque. Quand elle jetait un léger claquement de langue, Balthazar, dressant les oreilles, allongeait le pas sur le pavé.

En arrivant à Nanterre, la voiture prit à gauche, entra dans une ruelle étroite, longea des murailles et vint s'arrêter tout au fond d'une impasse. C'était au bout du monde, comme disait la maraîchère. Il fallut décharger les feuilles de choux. Claude et Florent ne voulurent pas que le garçon jardinier, occupé à planter des salades, se dérangeât. Ils s'armèrent chacun d'une fourche pour jeter le tas dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avait une amitié pour le fumier. Les épluchures des légumes, les boues des Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient vivantes, revenaient où les légumes avaient poussé, pour tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort.

— Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche, voilà un trognon de choux que je reconnais. C'est au moins la dixième fois qu'il pousse dans ce coin, là-bas, près de l'abricotier.

Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude faisait une esquisse de l'écurie, et que madame François préparait le déjeuner. Le potager formait une longue bande de terrain, séparée au milieu par une allée étroite. Il montait un peu; et, tout en haut, en levant la tête, on apercevait les casernes basses du Mont-Valérien. Des haies vives le séparaient d'autres pièces de terre; ces murs d'aubépines, très-élevés, bornaient l'horizon d'un rideau vert; si bien que, de tout le pays environnant, on aurait dit que le Mont-Valérien seul se dressât curieusement pour regarder dans le clos de madame François. Une grande paix venait de cette campagne qu'on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long du potager, le soleil de mai avait comme une pâmoison de tiédeur, un silence plein d'un bourdonnement d'insectes, une somnolence d'enfantement heureux. À certains craquements, à certains soupirs légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les légumes. Les carrés d'épinards et d'oseille, les bandes de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux, étalaient leurs nappes régulières, leur terreau noir, verdi par les panaches des feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, les oignons, les poireaux, les céleris, alignés, plantés au cordeau, semblaient des soldats de plomb à la parade; tandis que les petits pois et les haricots commençaient à enrouler leur mince tige dans la forêt d'échalas, qu'ils devaient, en juin, changer en bois touffu. Pas une mauvaise herbe ne traînait. On aurait pris le potager pour deux tapis parallèles aux dessins réguliers, vert sur fond rougeâtre, qu'on brossait soigneusement chaque matin. Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés de l'allée.

Florent allait et venait, dans l'odeur du thym que le soleil chauffait. Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre. Depuis près d'un an, il ne connaissait les légumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de la veille, saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chez eux, tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leurs membres. Les choux avaient une large figure de prospérité, les carottes étaient gaies, les salades s'en allaient à la file avec des nonchalances de fainéantes. Alors, les Halles qu'il avait laissées le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort où ne traînait que le cadavre des êtres, un charnier de puanteur et de décomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame François, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissant et de senteurs infectes. Le tapage, l'humidité nauséabonde du pavillon de la marée s'en allaient de lui; il renaissait à l'air pur. Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde.

— L'omelette est prête! cria la maraîchère.

Lorsqu'ils furent attablés tous trois dans la cuisine, la porte ouverte au soleil, ils mangèrent si gaiement, que madame François émerveillée regardait Florent, en répétant à chaque bouchée:

— Vous n'êtes plus le même, vous avez dix ans de moins. C'est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il me semble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant… Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes; vous devriez venir demeurer ici.

Claude riait, disait que Paris était superbe. Il en défendait jusqu'aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour la campagne. L'après-midi, madame François et Florent se trouvèrent seuls au bout du potager, dans un coin du terrain planté de quelques arbres fruitiers. Ils s'étaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois maternelle et tendre. Elle lui fit mille questions sur sa vie, sur ce qu'il comptait devenir plus tard, s'offrant à lui simplement, s'il avait un jour besoin d'elle pour son bonheur. Lui, se sentait très-touché. Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. Elle lui faisait l'effet d'une plante saine et robuste, grandie ainsi que les légumes dans le terreau du potager; tandis qu'il se souvenait des Lisa, des Normandes, des belles filles des Halles, comme de chairs suspectes, parées à l'étalage. Il respira là quelques heures de bien-être absolu, délivré des odeurs de nourriture au milieu desquelles il s'affolait, renaissant dans la sève de la campagne, pareil à ce chou que Claude prétendait avoir vu pousser plus de dix fois.

Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. Ils voulaient revenir à pied. La maraîchère les accompagna jusqu'au bout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:

— Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.

Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri déjà, se disant qu'il laissait sa santé derrière lui. La route de Courbevoie était blanche de poussière. Ils aimaient tous deux les grandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. Le soleil oblique prenait l'avenue en écharpe, allongeait leurs deux ombres en travers de la chaussée, si démesurément, que leurs têtes allaient jusqu'à l'autre bord, filant sur le trottoir opposé.

Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambées régulières, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagérait encore en le marquant des épaules. Puis, comme sortant d'une songerie:

— Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres? demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette série d'estampes avec beaucoup d'éloges. Il cita certains épisodes: les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'échalas envieux; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer le hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un dévore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.

— Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:

— Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait.
Il criait:

— Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d'être un Maigre. Si j'étais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J'en mourrai, c'est sûr, la peau collée aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer… Et vous donc! vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières; c'était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris… En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il éprouve le besoin de l'ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pieds. C'est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ça m'inquiéterait.

— Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda
Florent, qui continuait à sourire.

— Oh! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs têtes dans un carton, à mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle… Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est assez commune… Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des Maigres: d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés, capables de tout pour engraisser… Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant… Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bête d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donné bien du mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caractéristique: Logre était un Maigre qui avait son ventre entre les deux épaules; la belle Lisa était tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement laissé échapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle détestait les Gras, tout en gardant un dédain pour les Maigres; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.

— Eh madame François? dit Florent.

Claude fut très-embarrassé par cette question. Il chercha, balbutia:

— Madame François, madame François… Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songé à la classer… C'est une brave femme, madame François, voilà tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bas sur l'horizon, que leurs ombres colossales tâchaient la blancheur du monument, très-haut, plus haut que les statues énormes des groupes, de deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain. Claude s'égaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:

— Avez-vous vu? quand le soleil s'est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, à Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs étaient suffocantes. Il baissa la tête, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de santé claire, toute parfumée de thym.

V

Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette sérieuse, toute en soie noire, avec son châle tapis. La belle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'église, en resta suffoquée.

— Ah bien! merci! dit-elle méchamment, la grosse donna dans les curés, maintenait… Ça la calmera, cette femme, de se tremper le derrière dans l'eau bénite.

Elle se trompait, Lisa n'était point dévote. Elle ne pratiquait pas, disait d'ordinaire qu'elle tâchait de rester honnête en toutes choses, et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlât mal de la religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait les histoires de prêtres et de religieuses, les polissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout à fait inconvenant. Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. Puis d'ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves gens. Elle connaissait l'abbé Roustan, de Saint-Eustache, un homme distingué, de bon conseil, dont l'amitié lui paraissait très-sûre. Et elle finissait, en expliquant la nécessité absolue de la religion, pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui aidait à maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les curés dehors et fermer leurs boutiques, elle haussait les épaules, elle répondait:

— Vous seriez bien avancé!… on se massacrerait dans les rues, au bout d'un mois, et l'on se trouverait forcé d'inventer un autre bon Dieu. En 93, ça c'est passé comme cela… Vous savez, n'est-ce pas? que moi je ne vis pas avec les curés; mais je dis qu'il en faut, parce qu'il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant à garder l'attitude décente qu'il convenait d'avoir. C'était, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants et les propriétaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache, laissa doucement retomber la double porte en drap vert déteint, usé par la main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu'à la chapelle de Sainte-Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dans les mains, attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisième débordait du confessionnal. Elle parut contrariée; et, s'adressant à un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, en traînant les pieds:

— C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbé Roustan? demanda-t-elle.

Il répondit que monsieur l'abbé n'avait plus que des pénitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne venait pas pour se confesser. Elle résolut d'attendre, marchant à petits pas sur les dalles, allant jusqu'à la grande porte, d'où elle regarda la nef toute nue, haute et sévère, entre les bas-côtés peints de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le maître-autel trop simple, ne goûtant pas cette grandeur froide de la pierre, préférant les dorures et les bariolages des chapelles latérales. Du côté de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises, éclairées par des fenêtres poussiéreuses; tandis que, du côté des Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées de teintes très-tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait comme attiédi par cette lumière de braise, s'intéressa un instant aux châsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des reflets de prisme. L'église était vide, toute frissonnante du silence de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres dans l'effacement jaunâtre des chaises; et, des confessionnaux fermés, un chuchotement sortait. En repassant devant la chapelle de sainte Agnès, elle vit que la robe bleue était toujours aux pieds de l'abbé Roustan.

— Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle avec l'orgueil de son honnêteté.

Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l'ombre de la double rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de silence et d'obscurité. Les vitraux, très-sombres, ne détachent que des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlant comme des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette des ténèbres. C'est un coin de mystère, un enfoncement crépusculaire du paradis, où brillent les étoiles de deux cierges, où quatre lustres à lampes de métal, tombant de la voûte, à peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours là, pâmées sur des chaises retournées, abîmées dans cette volupté noire.

Lisa, debout, regardait, très-tranquillement. Elle n'était point nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les lustres, que cela serait plus gai avec des lumières. Même il y avait une indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcôve, qui lui semblaient peu convenables. À côté d'elle, des cierges brûlant sur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmes pâles. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pâmoison muette d'amour, elle entendait très-bien le roulement des fiacres qui débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saints rouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des Méhudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit allumer un cierge à la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derrière un pilier, les genoux cassés sur la pierre, si pâle dans ses cheveux blonds mal attachés, qu'elle semblait une morte. Là, se croyant cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudes larmes, avec des ardeurs de prières qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. La belle charcutière resta fort surprise, car les Méhudin n'étaient guère dévotes; Claire surtout parlait de la religion et des prêtres, d'ordinaire, d'une façon à faire dresser les cheveux sur la tête.

— Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau à la chapelle de Sainte-Agnès. Elle aura empoisonné quelque homme, cette gueuse.

L'abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'était un bel homme, d'une quarantaine d'années, l'air souriant et bon. Quand il reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela « chère dame, » l'emmena à la sacristie, où il ôta son surplis, en lui disant qu'il allait être tout à elle. Ils revinrent, lui en soutane, tête nue, elle se carrant dans son châle tapis, et ils se promenèrent le long des chapelles latérales, du côté de la rue du Jour. Ils parlaient à voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'église devenait noire, les pas des dernières dévotes avaient un frôlement doux sur les dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l'abbé Roustan. Jamais il n'était question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titre d'homme discret et sage, qu'elle préférait, disait-elle parfois, à ces hommes d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une complaisance inépuisable; il feuilletait le code pour elle, lui indiquait les bons placements d'argent, résolvait avec tact les difficultés morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une réponse prête à toutes les demandes, si diverses et si compliquées qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de l'affaire, sans chercher à en tirer un bénéfice quelconque à son profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de ménage lui parlait souvent avec respect, comme d'une personne très-estimée dans le quartier. Ce jour-là, la consultation fut particulièrement délicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite l'honnêteté l'autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère; si elle avait le droit de le surveiller, de l'empêcher de les compromettre, son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'où elle pourrait aller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses, elle posa les questions avec des ménagements si bien choisis, que l'abbé put disserter sur la matière sans entrer dans les personnalités. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il jugea qu'une âme juste avait le droit, le devoir même d'empêcher le mal, quitte à employer les moyens nécessaires au triomphe du bien.

— Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piège où se prennent les vertus ordinaires… Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment… Les natures honnêtes ont cette grâce merveilleuse de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu'elles touchent.

Et changeant de voix, il continua:

— Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline… Au revoir, chère dame, et tout à votre disposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosité de voir si Claire priait toujours; mais Claire était retournée à ses carpes et à ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la Vierge, où la nuit s'était faite, qu'une débandade de chaises renversées, culbutées, sous la chaleur dévote des femmes qui s'étaient agenouillées là.

Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, la Normande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule à la rondeur de ses jupes.

— Merci! s'écria-t-elle, elle est restée plus d'une heure. Quand les curés la vident de ses péchés, celle-là, les enfants de choeur font la chaîne pour jeter les seaux d'ordures à la rue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. Elle s'y installa en toute tranquillité, certaine de n'être pas dérangée, décidée d'ailleurs à mentir, à dire qu'elle venait s'assurer de la propreté du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas, très-occupé, au milieu de la marée. S'asseyant devant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes précautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers dans le même ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes, la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la réforme du système administratif des Halles, et les autres. Ces pages de fine écriture qu'elle s'appliquait à lire, l'ennuyèrent beaucoup; elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la laine des matelas, lorsqu'elle découvrit, dans une enveloppe à lettre, le portrait de la Normande. La photographie était un peu noire. La Normande posait debout, le bras droit appuyée sur une colonne tronquée; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs, ce qu'elle était venue faire là. Elle s'absorba dans une de ces contemplations de femme dévisageant une autre femme, tout à l'aise, sans crainte d'être vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'étudier sa rivale de si près. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les lèvres pincées, elle lut sur le revers, écrit en grosses vilaines lettres: « Louise à son ami Florent. » Cela la scandalisa, c'était un aveu. L'envie lui vint de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.

Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une à une, elle eut l'idée de regarder au fond, à l'endroit où Florent avait repoussé le fil et les aiguilles d'Augustine; et là, entre le paroissien et la Clef des songes, elle découvrit ce qu'elle cherchait, des notes très-compromettantes, simplement défendues par une chemise de papier gris. L'idée d'une insurrection, du renversement de l'empire, à l'aide d'un coup de force, avancée un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avait lentement mûri dans l'esprit ardent de Florent. Il y vit bientôt un devoir, une mission. Ce fut le but enfin trouvé de son évasion de Cayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailles et de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l'idée fixe plantait aisément son clou. Tout prenait des grossissements formidables, les histoires les plus étranges se bâtissaient, il s'imaginait que les Halles s'étaient emparées de lui, à son arrivée, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis, c'était Lisa qui voulait l'abêtir; il l'évitait pendant des deux et trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s'il l'avait approchée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportements d'homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, à des besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumées mauvaises. Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil par une peur sourde de ce néant, il s'attardait davantage chez monsieur Lebigre ou chez les Méhudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait encore pas, il écrivait, il préparait la fameuse insurrection. Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une sorte de général, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants commandant à vingt compagnie, d'affiliés. Toutes les semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local différent; pour plus de discrétion, d'ailleurs, les affiliés ne connaîtraient que le lieutenant, qui lui-même s'aboucherait uniquement avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies se crussent toutes chargées de missions imaginaires, ce qui achèverait de dépister la police. Quant à la mise en oeuvre de ces forces, elle était des plus simples. On attendrait la formation complète des cadres; puis on profiterait de la première émotion politique. Comme on n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait d'abord des postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris, les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en les invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on marcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l'Hôtel de Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à un scénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'était encore qu'écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant les tâtonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante, n'osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de les voir éclater entre ses mains comme des armes chargées.

Une dernière note l'épouvanta plus encore que les autres. C'était une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné la forme des insignes qui distingueraient les chefs et les lieutenants; à côté, se trouvaient également les guidons des compagnies. Même des légendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefs étaient des écharpes rouges; ceux des lieutenants, des brassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la réalisation immédiate de l'émeute; elle vit ces hommes, avec toutes ces étoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les andouilles de l'étalage. Les infâmes projets de sou beau-frère étaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Elle referma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c'était elle pourtant qui logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses meubles. Et elle était particulièrement exaspérée par la pensée qu'il cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente, toute déclouée.

Elle resta debout, songeant à ce qu'elle allait faire. D'abord, il était inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idée d'avoir une explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allât commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par méchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Au premier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent de quoi le faire retourner aux galères.

Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux questions inquiètes de Lisa, elle ne put que répondre:

— Je ne sais pas, madame… Elle était là tout à l'heure, sur le trottoir, avec un petit garçon… Je les regardais; puis, j'ai entamé un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.

— Je parie que c'est Muche, s'écria la charcutière; ah! le gredin d'enfant!

C'était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement ce jour-là une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer. Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, les lèvres pincées par cette moue grave d'une petite femme de six ans qui craint de se salir. Ses jupes, très-courtes, très-empesées, bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancs bien tirés, ses bottines vernies, d'un bleu d'azur; tandis que son grand tablier, qui la décolletait, avait, aux épaules, un étroit volant brodé, d'où ses bras, adorables d'enfance, sortaient nus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles, une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux, très-bien peignée, avec l'air gras et tendre de sa mère, la grâce parisienne d'une poupée neuve.

Muche, des Halles, l'avait aperçue. Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l'eau emportait, et qu'il suivait le long du trottoir, en disant qu'ils nageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fit traverser la chaussée, sans casquette, la blouse déchirée, le pantalon tombant et montrant la chemise, dans le débraillé d'un galopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de jouer jamais avec « cette grosse bête d'enfant que ses parents bourraient à la faire crever. » Il rôda un instant, s'approcha, voulut toucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d'abord flattée, eut une moue de prude, recula, en murmurant d'un ton fâché:

— Laisse-moi… Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et très-entreprenant.

— Ah bien! dit-il, tu es joliment godiche!… Ça ne fait rien que ta maman ne veuille pas… Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu?

Il devait nourrir l'idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, en le voyant s'apprêter à lui donner une poussée dans le dos, recula davantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux; il remonta ses culottes, en homme du monde.

— Es-tu bête! c'est pour rire… Tu es bien gentille comme ça. Est-ce que c'est à ta maman, ta petite croix?

Elle se rengorgea; dit que c'était à elle. Lui, doucement, l'amenait jusqu'au coin de la rue Pirouette; il lui touchait les jupes, en s'étonnant, en trouvant ça drôlement raide; ce qui causait un plaisir infini à la petite. Depuis qu'elle faisait la belle sur le trottoir, elle était très-vexée de voir que personne ne la regardait. Mais, malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir.

— Quelle grue! s'écria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t'asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais, madame Belles-fesses!

Elle s'effaroucha. Il l'avait prise par la main; et comprenant sa faute, se montrant de nouveau câlin, fouillant vivement dans sa poche:

— J'ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout des doigts, devant elle, si bien qu'elle descendit sur la chaussée, sans y prendre garde, pour suivre le sou. Décidément, le petit Muche était en bonne fortune.

— Qu'est-ce que tu aimes? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite; elle ne savait pas, elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule de friandises: de la réglisse, de la mélasse, des boules de gomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoup réfléchir la petite; ou trempe un doigt, et on le suce; c'est très bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant:

— Non, j'aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l'emmena, sans qu'elle résistât. Ils traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir des Halles, allèrent jusque chez un épicier de la rue de la Cossonnerie, qui avait la renommée des cornets. Les cornets sont de minces cornets de papier, où les épiciers mettent les débris de leur étalage, les dragées cassées, les marrons glacés tombés en morceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit les choses galamment; il laissa choisir le cornet par Pauline, un cornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur le trottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deux poches de son tablier; et ces poches étaient si étroites, qu'elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette par miette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière trop fine; si bien que cela fondait les bonbons, et que deux taches brunes marquaient déjà les deux poches du tablier. Muche avait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnant à son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, du côté de la place des Innocents, en lui disant:

— Hein? tu veux bien jouer, maintenant?… C'est bon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bête.

Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ils entrèrent dans le square. C'était là sans doute que le petit Muche rêvait de conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square, comme d'un domaine à lui, très-agréable, où il galopinait pendant des après-midi entières. Jamais Pauline n'était allée si loin; elle aurait sanglotté comme une demoiselle enlevée, si elle n'avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, au milieu de la pelouse coupée de corbeilles, coulait, avec la déchirure de ses nappes; et les nymphes de Jean Goujon, toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes, mettaient leur grâce nue, au milieu de l'air noir du quartier Saint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l'eau tomber des six bassins, intéressés par l'herbe, rêvant certainement de traverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs de houx et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille du square. Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser la belle robe, par derrière, dit, avec son rire en dessous:

— Nous allons jouer à nous jeter du sable, veux-tu?

Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux. Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite, coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muche s'amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. Mais il trouva sans doute que c'était encore trop propre.

— Hein? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. C'est moi qui sais faire de jolis jardins!

— Vrai, des jardins! murmura Pauline pleine d'admiration.

Alors, comme le gardien du square n'était pas là, il lui fit creuser des trous dans une plate bande. Elle était à genoux, au beau milieu de la terre molle, s'allongeant sur le ventre, enfonçant jusqu'aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des branches. C'était les arbres du jardin, qu'il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il ne trouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvais ouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elle était noire des pieds à la tête; elle avait de la terre dans les cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras de charbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s'écriant:

— Maintenant, nous allons les arroser… Tu comprends, ça ne pousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l'eau au ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courant arroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosse et qui ne savait pas courir, laissait échapper toute l'eau entre ses doigts, le long de ses jupes; si bien qu'au sixième voyage, elle semblait s'être roulée dans le ruisseau. Muche la trouva très-bien, quand elle fut très-sale. Il la fit asseoir avec lui sous un rhododendron, à côté du jardin qu'ils avaient planté. Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main, en l'appelant sa petite femme.

— Tu ne regrettes pas d'être venue, n'est-ce pas? Au lieu de rester sur le trottoir, où tu as l'air de l'ennuyer fameusement… Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. On ne fait pas la bête… Si tu dis quelque chose, tu sais, je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il la serrait de près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par une cruauté de gamin. Mais elle n'avait plus de sucre, elle ne jouait plus, et elle devenait inquiète. Comme il s'était mis à la pincer, elle pleura en disant qu'elle voulait s'en aller. Cela égaya beaucoup Muche, qui se montra cavalier; il la menaça de ne pas la reconduire chez ses parents. La petite, tout à fait terrifiée, poussait des soupirs étouffés, comme une belle à la merci d'un séducteur, au fond d'une auberge inconnue. Il aurait certainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu'une voix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s'écria à côté d'eux:

— Mais, Dieu me pardonne! c'est Pauline… Veux-tu bien la laisser tranquille, méchant vaurien!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant des exclamations sur l'état pitoyable de sa toilette. Muche ne s'effraya guère; il les suivit, riant sournoisement de son oeuvre, répétant que c'était elle qui avait voulu venir, et qu'elle s'était laissée tomber par terre. Mademoiselle Saget était une habituée du square des Innocents. Chaque après-midi, elle y passait une bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menu peuple. Là, aux deux côtés, il y a une longue file demi-circulaire de bancs mis bout à bout. Les pauvres gens qui étouffent dans les taudis des étroites rues voisines s'y entassent: les vieilles, desséchées, l'air frileux, en bonnet fripé; les jeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux nus, éreintées, fanées déjà de misère; quelques hommes aussi, des vieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurs suspects à chapeau noir; tandis que, dans l'allée, la marmaille se roule, traîne des voitures sans roues, emplit des seaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible, déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine. Mademoiselle Saget était si mince, qu'elle trouvait toujours à se glisser sur un banc. Elle écoutait, elle entamait la conversation avec une voisine, quelque femme d'ouvrier toute jaune, raccommodant du linge, tirant d'un petit panier, réparé avec des ficelles, des mouchoirs et des bas troués comme des cribles. D'ailleurs, elle avait des connaissances. Au milieu des piaillements intolérables de la marmaille et du roulement continu des voitures, derrière, dans la rue Saint-Denis, c'étaient des cancans sans fin, des histoires sur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier, enfiélée par les refus de crédit et l'envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnis louches, ce qui sortait des loges noires des concierges, les saletés de la médisance, dont elle relevait, comme d'une pointe de piment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle, la face tournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois pans de maisons, percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle cherchait à entrer du regard; elle semblait se hausser, aller le long des étages, ainsi qu'à des trous de verre, jusqu'aux oeils-de-boeuf des mansardes; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait un drame sur la simple apparition d'une tête entre deux persiennes, avait fini par savoir l'histoire des locataires de toutes ces maisons, rien qu'à en regarder les façades. Le restaurant Baratte l'intéressait d'une façon particulière, avec sa boutique de marchand de vin, sa marquise découpée et dorée, formant terrasse, laissant déborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatre étages étroits, ornés et peinturlurés; elle se plaisait au fond bleu tendre, aux colonnes jaunes, à la stèle surmontée d'une coquille, à cette devanture de temple de carton, badigeonnée sur la face d'une maison décrépite, terminée en haut, au bord du toit, par une galerie de zinc passée à la couleur. Derrière les persiennes flexibles, à bandes rouges, elle lisait les bons petits déjeuners, les soupers fins, les noces à tout casser. Et elle mentait même; c'était là que Florent et Gavard venaient faire des bombances avec ces deux salopes de Méhudin; au dessert, il se passait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieille fille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square, lorsqu'elle parut se raviser. Elle s'assit sur le bout d'un banc, cherchant à faire taire la petite.

— Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient… Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien, n'est-ce pas? Je suis « bonne amie, » tu sais… Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s'en aller. Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu'elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, les jupes et les bas mouillés; les larmes qu'elle essuyait avec ses poings sales lui mettaient de la terre jusqu'aux oreilles. Quand elle se fut un peu calmée, la vieille reprit d'un ton doucereux:

— Ta maman n'est pas méchante, n'est-ce pas? Elle t'aime bien.

— Oui, oui, répondit Pauline, le coeur encore très-gros.

— Et ton papa, il n'est pas méchant non plus, il ne te bat pas, il ne se dispute pas avec ta maman?… Qu'est-ce qu'ils disent le soir, quand ils vont se coucher?

— Ah! je ne sais pas; moi, j'ai chaud dans mon lit.

— Ils parlent de ton cousin Florent?

— Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se lever et de s'en aller.

— Tiens! tu n'es qu'une menteuse… Tu sais qu'il ne faut pas mentir… Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera.

Muche, qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son ton décidé de petit homme:

— Allez, elle est trop dinde pour savoir… Moi, je sais que mon bon ami Florent a eu l'air joliment cornichon, hier, quand maman lui a dit comme ça, en riant, qu'il pouvait l'embrasser, si cela lui faisait plaisir.

Mais Pauline, menacée d'être abandonnée, s'était remise à pleurer.

— Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale! murmura la vieille en la bousculant. La, je ne m'en vais pas, je t'achèterai un sucre d'orge, hein! un sucre d'orge!… Alors, tu ne l'aimes pas, ton cousin Florent?

— Non, maman dit qu'il n'est pas honnête.

— Ah! tu vois bien que ta maman disait quelque chose.

— Un soir, dans mon lit, j'avais Mouton, je dormais avec Mouton… Elle disait à papa: « Ton frère, il ne s'est sauvé du bagne que pour nous y ramener tous avec lui. »

Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s'était mise debout, toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapper en pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotter jusqu'à la charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par un sourire intérieur, les regards pointus d'une joie aiguë. Au coin de la rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant, jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottés, disparut prudemment. Lisa était dans une inquiétude mortelle. Quand elle aperçut sa fille faite comme un torchon, elle eut un tel saisissement, qu'elle la tourna de tous les côtés, sans même songer à la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise:

— C'est le petit Muche… Je vous la ramène, vous comprenez… je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce qu'ils faisaient… À votre place, je regarderais. Il est capable de tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel bout prendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, les jupes déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient. Le velours bleu, les boutons d'oreille, la jeannette, disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva de l'exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha, les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de la boutique. Puis, elle ne put prononcer qu'un mot, elle entraîna Pauline, en disant:

— Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui était toute égayée par cette scène, au fond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Ses pieds menus touchaient à peine le pavé; une jouissance la portait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Elle savait donc enfin! Depuis près d'une année qu'elle brûlait, voilà qu'elle possédait Florent, tout entier, tout d'un coup. C'était un contentement inespéré, qui la guérissait de quelque maladie; car elle sentait bien que cet homme-là l'aurait fait mourir à petit feu, en se refusant plus longtemps à ses ardeurs de curiosité. Maintenant, le quartier des Halles lui appartenait; il n'y avait plus de lacune dans sa fête; elle aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et elle poussait de petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillon aux fruits.

— Eh! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de son banc, qu'est-ce que vous avez donc à rire toute seule?… Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie?

— Non, non…. Ah! ma petite, si vous saviez!…

La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec son débraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout ce qu'elle montrait de nu et de rose, avait une fraîcheur de pêche et de cerise. Elle s'était pendu par gaminerie des guignes aux oreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quand elle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui s'amusait si fort, c'était qu'elle mangeait des groseilles, et qu'elle les mangeait à s'en barbouiller la bouche, jusqu'au menton et jusqu'au nez; elle avait la bouche rouge, une bouche maquillée, fraîche du jus des groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail. Une odeur de prune montait de ses jupes. Sou fichu mal noué sentait la fraise.

Et, dans l'étroite boutique, autour d'elle, les fruits s'entassaient. Derrière, le long des étagères, il y avait des files de melons, des cantaloups couturés de verrues, des maraîchers aux guipures grises, des culs de singe avec leurs bosses nues. À l'étalage, les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers, avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles; les pêches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et claire comme des filles du Nord, et les pêches du Midi, jaunes et brûlées, ayant le hâle des filles de Provence. Les abricots prenaient sur la mousse des tons d'ambre, ces chaleurs de coucher de soleil qui chauffent la nuque des brunes, à l'endroit où frisent de petits cheveux. Les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient: les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse; les Anglaises, plus allongées et plus graves; les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, au rire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poires s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules et des hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brins de fougère; elles étaient de peaux différentes, les pommes d'api au berceau, les rambourg avachies, les calville en robe blanche, les canada sanguines, les châtaignier couperosées, les reinettes blondes, piquées de rousseur; puis, les variétés des poires, la blanquette, l'angleterre, les beurrés, les messire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous de cygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts, relevés d'une pointe de carmin. À côté, les prunes transparentes montraient des douceurs chlorotiques de vierge; les reine-Claude, les prunes de monsieur, étaient pâlies d'une fleur d'innocence; les mirabelles s'égrenaient comme les perles d'or d'un rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons de vanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais, un parfum de jeunesse, les petites surtout, celle qu'on cueille dans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, les noisettes, riaient avec des mines délurées; pendant que des corbeilles de raisins, des grippes lourdes, chargées d'ivresse, se pâmaient au bord de l'osier, en laissant retomber leurs grains roussis par les voluptés trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d'odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, les fraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se meurtrissaient, tachaient l'étalage de jus, d'un jus fort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête lui tourner, en juillet, par les après-midi brûlantes, lorsque les melons l'entouraient d'une puissante vapeur de musc. Alors, ivre, montrant plus de chair sous son fichu, à peine mûre et toute fraîche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait des envies de maraude. C'était elle, c'étaient ses bras, c'était son cou, qui donnaient à ses fruits cette vie amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. Sur le banc de vente, à côte, une vieille marchande, une ivrognesse affreuse, n'étalait que des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière. Mais, elle, faisait de son étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé là une à une les cerises, des baisers rouges; elle laissait tomber de son corsage les pêches soyeuses; elle fournissait aux prunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de son menton, celle des coins de sa bouche; elle laissait couler un peu de son sang rouge dans les veines des groseilles Ses ardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre, toutes ces semences, dont les amours s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers. Derrière sa boutique, l'allée aux fleurs avait une senteur fade, auprès de l'arome de vie qui sortait de ses corbeilles entamées et de ses vêtements défaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d'un arrivage de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien que mademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut la faire causer; mais la vieille, en piétinant d'impatience:

— Non, non, je n'ai pas le temps… Je cours voir madame Lecoeur. Ah! j'en sais de belles!… Venez, si vous voulez.

À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pour racoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation. Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée, rasé et frais comme un chérubin.

— Garde un instant la boutique, n'est-ce pas? lui dit-elle. Je reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elle tournait l'allée:

— Eh! pas de ça, Lisette! Tu sais, je file, moi… Je ne veux pas attendre une heure comme l'autre jour… Avec ça que tes prunes me donnent mal à la tête.

Il s'en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madame Lecoeur était à la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendant que la vieille s'installait au milieu des fromages.

En bas, la cave est très-sombre; le long des ruelles, les resserres sont tendues d'une toile métallique à mailles fines, par crainte des incendies; les becs de gaz, fort rares, font des taches jaunes sans rayons, dans la buée nauséabonde, qui s'alourdit sous l'écrasement de la voûte. Mais, madame Lecoeur travaillait le beurre, sur une des tables placées le long de la rue Berger. Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. Les tables, continuellement lavées à grande eau par des robinets, ont des blancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la pompe du fond, la marchande pétrissait « la maniotte, » au milieu d'une boîte de chêne. Elle prenait, à côté d'elle, les échantillons des différents beurres, les mêlait, les corrigeait l'un par l'autre, ainsi qu'on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, les épaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas, nus jusqu'aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings dans cette pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Elle suait, elle poussait un soupir à chaque effort.

— C'est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la
Sarriette.

Madame Lecoeur s'arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, de ses doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur des taches.

— J'ai fini; qu'elle attende un instant, répondit-elle.

— Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire.

— Rien qu'une minute, ma petite.

Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu'aux coudes. Amolli préalablement dans l'eau tiède, il huilait sa chair de parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes qui lui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de varices éclatées. La Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras, s'acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle se rappelait le métier; autrefois, elle mettait, elle aussi, ses petites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midi entières; même c'était là sa pâte d'amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont ses doigts déliés semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au bout d'un silence, reprit-elle:

— Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante… Vous avez là des beurres trop forts.

— Je le sais bien, dit madame Lecoeur entre deux gémissements, mais que veux-tu? il faut tout faire passer… Il y a des gens qui veulent payer bon marché; on leur fait du bon marché… Va, c'est toujours trop bon pour les clients.

La Sarriette pensait qu'elle n'en mangerait pas volontiers, du beurre travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans un petit pot plein d'une sorte de teinture rouge.

— Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. Les marchandes croient garder religieusement le secret de cette teinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer; il est vrai qu'elles en fabriquent avec des carottes et des fleurs de soucis.

— A la fin, venez-vous! dit la jeune femme qui s'impatientait et qui n'était plus habituée à l'odeur infecte de la cave. Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie… Elle doit savoir des choses très-graves sur mon oncle Gavard.

Madame Lecoeur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et le raucourt. Elle ne s'essuya pas même les bras. D'une légère tape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons de sa nièce, remontant l'escalier, en répétant avec inquiétude:

— Tu crois qu'elle ne nous aura pas attendues?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des fromages. Elle n'avait eu garde de s'en aller. Les trois femmes s'assirent au fond de l'étroite boutique. Elles y étaient les unes sur les autres, se parlant le nez dans la face. Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnes minutes; puis, quand elle vit les deux antres toutes brûlantes de curiosité, d'une voix pointue:

— Vous savez, ce Florent?… Eh bien, je peux vous dire d'où il vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres.

— Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix.

Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournay rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côte des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer tètes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très-secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les troyes, très-épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide; les camembert, d'un fumet de gibier trop faisandé; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarot, teintes de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

— Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne…
Hein! ils n'ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle!

Mais madame Lecoeur et la Sarriette poussaient des exclamations d'étonnement. Ce n'était pas possible. Qu'avait-il donc commis pour aller au bagne? aurait-on jamais soupçonné cette madame Quenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne?

— Eh! non, vous n'y êtes pas, s'écria la vieille impatientée. Écoutez-moi donc… Je savais bien que j'avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l'histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait d'un bruit vague qui avait couru dans le temps, d'un neveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué six gendarmes sur une barricade; elle l'avait même aperçu une fois, rue Pirouette. C'était bien lui, c'était le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant qu'elle perdait la mémoire, qu'elle était finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s'envoler au vent les notes amassées par le travail de toute une existence.

— Six gendarmes! murmura la Sarriette avec admiration; il doit avoir une poigne solide, cet homme-là.

— Et il eu a bien fait d'autres, ajouta mademoiselle Saget. Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit.

— Quel gredin! balbutia madame Lecoeur, tout à fait épouvantée.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus fort. À ce moment, c'était surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffées puissantes, une senteur de vieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le veut parut tourner; brusquement, des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants.

— Mais, reprit madame Lecoeur, il est le beau-frère de la grosse
Lisa, alors… Il n'a pas couché avec…

Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent. Cela les ennuyait de lâcher leur première version. La vieille demoiselle hasarda, en haussant les épaules:

— Ça n'empêcherait pas… quoique, à vrai dire, ça me paraîtrait vraiment raide… Enfin, je n'en mettrais pas ma main au feu.

— D'ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien, il n'y coucherait toujours plus, puisque vous l'avez vu avec les deux Méhudin.

— Certainement, comme je vous vois, ma belle, s'écria mademoiselle Saget, piquée, croyant qu'on doutait. Il y est tous les soirs, dans les jupes des Méhudin… Puis, ça nous est égal. Qu'il ait couché avec qui il voudra, n'est-ce pas? Nous sommes d'honnêtes femmes, nous… C'est un fier coquin!

— Bien sûr, conclurent les deux autres. C'est un scélérat fini.

En somme, l'histoire tournait au tragique; elles se consolaient d'épargner la belle Lisa, en comptant sur quelque épouvantable catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avait de mauvais desseins; ces gens-là ne s'échappent que pour mettre le feu partout; puis, un homme pareil ne pouvait être entré aux Halles sans « manigancer quelque coup. » Alors, ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandes déclarèrent qu'elles allaient ajouter un cadenas à leur resserre; même la Sarriette se rappela que, l'autre semaine, on lui avait volé un panier de pêches. Mais mademoiselle Saget les terrifia, en leur apprenant que les « rouges » ne procédaient pas comme cela; ils se moquaient bien d'un panier de pêches; ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout le monde, piller à leur aise. Ça, c'était de la politique, disait-elle avec la supériorité d'une personne instruite. Madame Lecoeur en fut malade; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florent et ses complices se seraient cachés au fond des caves, pour s'élancer de là sur Paris.

— Eh! j'y songe, dit tout à coup la vieille, il y a l'héritage du vieux Gradelle… Tiens! tiens! ce sont les Quenu qui ne doivent pas rire.

Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tomba sur les Quenu, quand elle eut raconté l'histoire du trésor dans le saloir, qu'elle savait jusqu'aux plus minces détails. Elle disait même le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa ni son mari se rappelassent l'avoir confié à âme qui vive. N'importe, les Quenu n'avaient pas donné sa part « au grand maigre. » Il était trop mal habillé pour ça. Peut-être qu'il ne connaissait seulement pas l'histoire du saloir. Tous voleurs, ces gens-là. Puis, elles rapprochèrent leur tête, baissant la voix, décidant qu'il serait peut-être dangereux de s'attaquer à la belle Lisa, mais qu'il fallait « faire son affaire au rouge, » pour qu'il ne mangeât plus l'argent de ce pauvre monsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrent toutes trois, d'un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu'elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffoquante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue.

— J'ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d'oeil significatif.

Alors, les deux autres furent très-attentives. Madame Léonce était la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait là une vieille maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chaussée par un entrepositaire de citrons et d'oranges, qui avait fait badigeonner la façade en bleu, jusqu'au deuxième étage. Madame Léonce faisait son ménage, gardait les clés des armoires, lui montait de la tisane lorsqu'il était enrhumé. C'était une femme sévère, de cinquante et quelques années, parlant lentement, d'une façon interminable; elle s'était fâchée un jour, parce que Gavard lui avait pincé la taille; ce qui ne l'empêcha pas de lui poser des sangsues, à un endroit délicat, à la suite d'une chute qu'il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredis soirs, allait prendre le café dans sa loge, lia avec elle une amitié encore plus étroite, quand le marchand de volailles vint habiter la maison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heures entières; elles l'aimaient beaucoup; elles voulaient son bonheur.

— Oui, j'ai vu madame Léonce, répéta la vieille; nous avons pris le café, hier… Je l'ai trouvée très-peinée. Il paraît que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, elle lui a monté du bouillon, parce qu'elle lui avait vu le visage tout à l'envers.

— Elle sait bien ce qu'elle fait, allez, dit madame Lecoeur, que ces soins de la concierge inquiétaient.

Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.

— Pas du tout, vous vous trompez… Madame Léonce est au-dessus de sa position. C'est une femme très comme il faut… Ah bien! si elle voulait s'emplir les mains, chez monsieur Gavard, il y a longtemps qu'elle n'aurait eu qu'à se baisser. Il paraît qu'il laisse tout traîner… C'est justement à propos de cela que je veux vous parler. Mais, silence, n'est-ce pas? Je vous dis ça sous le sceau du secret.

Elles jurèrent leurs grands dieux qu'elles seraient muettes. Elles avançaient le cou. Alors l'autre, solennellement:

— Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chose depuis quelque temps… Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. Madame Léonce dit que c'est une horreur, que ce pistolet est toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu'elle n'ose plus essuyer… Et ce n'est rien encore. Son argent…

— Son argent, répéta madame Lecoeur, dont les joues brûlaient.

— Eh bien, il n'a plus d'actions, il a tout vendu, il a maintenant dans une armoire un tas d'or…

— Un tas d'or, dit la Sarriette ravie.

— Oui, un gros tas d'or. Il y en a plein sur une planche. Ça éblouit. Madame Léonce m'a raconté qu'il avait ouvert l'armoire un matin devant elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant ça brillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmes battaient, comme si elles avaient vu le tas d'or. La Sarriette se mit à rire la première, en murmurant:

— Moi, si mon oncle me donnait ça, je m'amuserais joliment avec Jules… Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant.

Madame Lecoeur restait comme écrasée sous cette révélation, sous cet or qu'elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L'envie l'étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, ses mains sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé; et elle ne put que balbutier, d'un ton plein d'angoisse:

— Il n'y faut pas penser, ça fait trop de mal.

— Eh! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts… Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. Monsieur Gavard est mal conseillé. Tout ça finira mal.

Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus de fureur encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Très-loin, à coup sûr, si l'on avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent, quant à elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaille de Florent méritât le moindre ménagement, mais parce qu'il fallait éviter à tout prix que le digne monsieur Gavard fût compromis. Elles s'étaient levées, et comme mademoiselle Saget s'en allait:

— Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier à madame Léonce?… C'est elle peut-être qui a la clef de l'armoire?

— Vous m'en demandez trop long, répondit la vieille. Je la crois très-honnête femme; mais, après tout, je ne sais pas; il y a des circonstances… Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux; c'est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres, s'épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l'évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de nausée et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que c'étaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort.

— Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je suis jamais riche, je vous récompenserai.

Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ça coûtait.

— Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.

— Pour vous, rien, répondit madame Lecoeur. Je vous le donne.

Et elle répéta:

— Ah! si j'étais riche!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Le bondon avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit à la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette jusqu'à sa boutique. Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraîche de printemps.

— Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au coeur, tout à l'heure. Comment fait-elle pour vivre là dedans?… Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant que c'était un sucre.

— J'en achèterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget, quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu… Une femme seule, vous comprenez…?

— Prenez-en donc une poignée, s'écria la jolie brune. Ce n'est pas ça qui me ruinera… Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande rue, à droite.

Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre la poignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un détour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bonbon composaient un dîner pas trop maigre. D'ordinaire, après sa tournée de l'après-midi, lorsqu'elle n'avait pas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en était réduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, du coté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs aux huîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s'arrêtent aux portes des grandes cuisines, rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s'étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tètes ou queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu'à du dessert, des gâteaux à peine entamés et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les petits employés, les femmes grelottant la fièvre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'était d'ailleurs pour se ménager l'entrée des magasins du quartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactique était de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu'elle savait leur histoire; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles; de façon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru à des provisions formidables, lorsqu'en réalité elle vivait de cadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir de cause.

Ce soir-là, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés. Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide. C'était à trois sous. Elle marchanda, l'obtint à deux sous. La friture froide s'engouffra dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de l'étalage était nauséabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'évier mal lavé.

— Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Je vous mettrai de côté quelque chose de bon… Il y a un grand dîner aux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant, elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s'en alla sans paraître le reconnaître, Mais il la suivit un instant, haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cette pie-grièche ne l'étonnait plus, « du moment qu'elle s'empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté aux Tuileries. »

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulièrement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les épisodes s'allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix gendarmes, à la barricade de la rue Grenéta; il était revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivée, on le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait être le chef. Là, l'imagination des marchandes se lançait librement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l'héritage. Cet héritage passionna. L'opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peu explicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontait que déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entre les deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les épaules en riant.

— Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il est doux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C'était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargée d'un compliment pour la Normande, d'une phrase aimable qu'elle répétait fidèlement, sans paraître le moins du monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congédié, pour montrer qu'il n'était pas fâché, et qu'il gardait de l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement à la belle poissonnière qu'elle remit le tout, en récitant d'une haleine ce madrigal de marchand de vin:

-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui a été beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vous voudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.

La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles, s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le bouquet.

-Dites à monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus… Vous êtes trop bonne, ma petite. Ça m'irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur?

— Dame! il veut que je vienne, répondit Rose en s'en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous… Il est bien bel homme.

La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous la lampe, rêvant qu'elle épousait ce garçon si bon pour les enfants; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait à un poste élevé dans l'administration des Halles. Mais ce rêve se heurtait au respect que le professeur lui témoignait; il la saluait, se tenait à distance, lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l'idée de mariage, à toute heure. Elle s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-être cédé, s'il ne s'était pas attaché au petit Muche; puis, cette pensée d'avoir une maîtresse, dans cette maison, à côté de la mère et de la soeur, le répugnait.

La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallut qu'il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que la police ne finît par le découvrir; mais lui, la rassurait, disait que c'était trop vieux, que la police, maintenant, ne se dérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouée avait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore; il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de la Guyane; il était rentré en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu'il sentît toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-être qu'elle s'était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avait reçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Il suivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir à lui; mais elle laissait glisser son châle, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des lèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret. Lorsque l'idée de femme se levait en lui, c'était elle qui se dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois à rêver qu'elle le cherchait sur ce boulevard où elle était restée, qu'elle lui aurait donné toute une vie de joie, si elle l'avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.

— Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l'horreur de l'image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans l'adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d'un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait couché avec lui, au coin de la rue Vivienne, » il devenait brutal, il la faisait taire d'un mot presque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce fut qu'elle s'était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de l'héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d'écriture, la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.

— A-t-on jamais vu l'idée du vieux! disait la poissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un saloir!… Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme, d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-être le double, le triple… Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et vite!

— Je n'ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je le saurais seulement pas où le mettre, cet argent.

Alors elle s'emportait:

— Tenez, vous n'êtes pas un homme. Ça fait pitié… Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s'en aperçoit… Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derrière de votre frère pendant trois ans… Moi, à votre place, je leur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais mon compte. C'est quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa part, qu'elle la tenait à sa disposition, que c'était lui qui n'en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchait de la convaincre de l'honnêteté des Quenu.

— Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse la plie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas la salir…. Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de cinq ans… Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin à jouer. Voulez-vous que j'aille réclamer votre dû, pour voir? Ça serait drôle, je vous en réponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d'honneur.

— Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait de dire
Florent effrayé. Je verrai, j'aurai peut-être besoin d'argent bientôt.

Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu'il était bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l'héritage. Le soir, dans son lit, elle en rêvait tout éveillée: elle entrait chez la charcutière, s'asseyait au beau milieu de la boutique, à l'heure de la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la séduire à un tel point, qu'elle se serait mariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.

La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieur Lebigre, criait partout que sa fille était folle, que « le grand maigre » avait dû lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galérien, d'assassin, dit que ce n'était pas étonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c'était elle qui racontait les versions les plus atroces de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir à l'argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d'une querelle avec sa fille aînée, elle s'écria:

— Ça ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas, qui te détourne de moi? Ne me pousse pas à bout, car j'irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu'il fait jour!

— Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur… Ah! si vous n'étiez pas ma mère…

Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d'un, rire nerveux qui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,

— Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais … Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j'irai à la préfecture pour éviter la course à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:

— Tu n'auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetterai à l'eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu'il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractère plus muet et plus inquiétant. L'après-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exaspérait, lorsqu'il était tiré; il représentait, au milieu d'une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l'herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu'eux. Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Dès que le soleil s'en allait, elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage étaient comme vêtues d'un habit d'arlequin par les carrés verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l'air de s'intéresser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu'à la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de la Bastille à la place Wagram; c'était pour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store en mettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête et sur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre le soleil couchant. Mais l'avantage restait maintenant à la belle Lisa. Elle se montrait très-calme à l'approche du coup décisif, tandis que l'autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand air distingué, se laissait toujours aller à quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition de la Normande était de paraître « comme il faut. » Rien ne la touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manières de sa rivale. La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussi n'attaquait-elle plus sa fille que par là.

— J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C'est étonnant comme cette femme-là se conserve. Et propre avec ça, et l'air d'une vraie dame!… C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée.

Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait à l'autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant à la belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent.

Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'il s'était vendu à la police; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées. C'était un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sût au juste d'où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps; puis, travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses épaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe.

Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement. Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré une rancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinet vitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir répandu l'histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, un soir, raconta que « cette vieille bique, » qui venait les espionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles répétait son mot:

— Les Tuileries ont roté dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassées sur l'assiette de l'empereur, étaient pour lui des ordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutes les cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-mêmes n'auraient pas voulu. Clémence et Gavard colportèrent l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu'elle dit crûment à la Sarriette et à madame Lecoeur:

— Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites… Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.

Les deux autres restèrent un peu interdites; mais elles ne protestèrent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à sa perte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C'était un grand diable de revolver, qu'il avait acheté chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures très-mystérieuses. Le lendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un clignement d'yeux; puis, il avait des réticences, des demi-aveux, toute la comédie d'un homme qui feint délicieusement d'avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance énorme; il le rangeait définitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à le sortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l'étalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les rassurer, en leur disant qu'il n'était pas chargé. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu'il ouvrait avec des précautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés, jubilant, pérorant pendant des heures:

— Un homme est un homme avec ça, disait-il d'un air de vantardise. Maintenant, je me moque des argousins… Dimanche, je suis allé l'essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on ne dit pas à tout le monde qu'on a de ces joujoux-là… Ah! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf! l'arbre était touché… Vous verrez, vous verrez; dans quelque temps, vous entendrez parler d'Anatole.

C'était son revolver qu'il avait appelé Anatole. Il fit si bien que le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches. Sa camaraderie avec Florent, d'ailleurs, paraissait louche. Il était trop riche, trop gras, pour qu'on le confondît dans la même haine. Mais il perdit l'estime des gens habiles, il réussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.

— C'est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle
Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait-là, dans le cabinet vitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s'y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession; il avait même enlevé l'une des deux tables, pour meubler l'étroite pièce d'une banquette rembourrée, sur laquelle, à l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait une grande amitié. Il s'était fait son lieutenant. À toute heure, il l'entretenait de « l'affaire, » pour lui rendre compte de ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la besogne, il avait pris le rôle d'organisateur; c'était lui qui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef, l'âme du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables; bien qu'il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait jusque-là fourni aucuns renseignements précis, jetant des noms en l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'était des poignées de main; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant « qu'il en serait; » au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait démanché le bras; rue Popincourt, tout un groupe d'ouvriers l'avait embrassé. À l'entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut; les notes devinrent des réalités, des données indiscutables, sur lesquelles le plan s'échafauda tout entier; il n'y avait plus qu'une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.

À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire le justicier des maux qu'il avait vu souffrir. Il était d'une crédulité d'enfant et d'une confiance de héros. Logre lui aurait conté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pour se mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochaine bataille comme d'une fête à laquelle tous les braves gens seraient conviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules. L'attitude de chef de complot prise par son rival, le mettait hors de lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il se soulagea.

— Un garçon, dit-il, qui n'a pas deux idées en politique, qui aurait mieux fait d'entrer comme professeur d'écriture dans un pensionnat de demoiselles… Ce serait un malheur, s'il réussissait, car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec ses rêvasseries sociales. Voyez-vous, c'est ça qui perd le parti. Il n'en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s'embrassent à la moindre égratignure… Mais il ne réussira pas. Il se fera coffrer, voilà tout.

Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller
Charvet.

— Et il y a longtemps, continua-t-il, qu'il le serait, coffré, s'il était aussi dangereux qu'il veut le faire croire. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne… Ça fait pitié. Je vous dis que la police, dès le premier jour, a su qu'il était à Paris. Si elle l'a laissé tranquille, c'est qu'elle se moque de lui.

Logre eut un léger tressaillement.

— Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l'hébertiste avec une pointe d'orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits… Seulement, je n'en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile… Peut-être a-t-il une demi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour où la préfecture aura besoin de lui…

— Oh! non, quelle idée! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.

Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulait doucement contre la cloison vitrée.

— Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

— Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. Je sais comment ça se pratique… En tous cas, ce n'est pas encore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres; mais si vous m'écoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votre établissement, qu'on vous fera fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois dans ce sens; il devait nourrir le projet de détacher les deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d'un calme et d'une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grande brune n'était plus tablettière à la poissonnerie. Monsieur Manoury l'avait congédiée.

— Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigarette entre ses longs doigts minces, répondait de sa voix nette:

— Eh! c'est de bonne guerre… Nous n'avions point les mêmes opinions politiques, n'est-ce pas? Ce Manoury, qui gagne de l'argent gros comme lui, lécherait les bottes de l'empereur. Moi, si j'avais un bureau, je ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employé.

La vérité était qu'elle avait la plaisanterie très-lourde, et qu'elle s'était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes de vente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, les noms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de baronnes, vendues à trente sous pièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard en riait encore.

— N'importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence, vous êtes un homme, vous!

Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elle emplissait d'abord le verre d'eau chaude; puis, après avoir sucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l'eau; et elle l'allumait, le regardait brûler, très-sérieuse, fumant lentement, le visage verdi par la haute flamme de l'alcool. Mais c'était là une consommation chère qu'elle ne put continuer à prendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pincé qu'elle n'était plus riche, maintenant. Elle vivait d'une leçon de français qu'elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de très-bonne heure, à une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu'une chope, le soir. Elle la buvait, d'ailleurs, en toute philosophie.

Les soirées du cabinet vitré n'étaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, blême d'une rage froide, lorsqu'on le délaissait pour écouter son rival. La pensée qu'il avait régné là, qu'avant l'arrivée de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au coeur le cancer d'un roi dépossédé. S'il venait encore, c'était qu'il avait la nostalgie de ce coin étroit, où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre lui-même, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules. Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d'un air de dédain, ne daignant pas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui le désespérait surtout, c'était d'avoir été évincé peu à peu, sans qu'il s'en aperçût. Il ne s'expliquait pas la supériorité de Florent. Il disait souvent, après l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures:

— Mais c'est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu'une calotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignait de ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui traînaient, disait qu'on n'était plus chez soi, depuis que "ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société. Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommes étaient des brutes. Il prenait l'humanité en grand mépris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l'exaspérait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derrière sa chope, lui parut décidément l'homme le plus fort de la bande; celui-là devait juger les gens à leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et à Alexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est trop bête, qu'il a besoin d'une dictature révolutionnaire de dix ans pour apprendre à se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt
complètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles.
Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous,
Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:

— Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si cela vous amuse… Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais travaillé pour l'ambition de personne.

Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement:

— Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil très-doux, Charvet lui demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de bière dans sa chope, se contenta d'allonger une poignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d'un groupe attentif de très-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui donner ses idées en politique, d'en faire un disciple qui l'eût aidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:

— Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m'intéresse pas, tout ce que vous racontez là-dedans. Ça peut être très-fort, mais ça m'échappe… Ah! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J'y retournerai, seulement pas pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question… comment dites vous ça? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?… Hein! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes? Ce serait le succès du Salon, mon cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu'à deux heures du matin sur l'étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait, lui disait qu'il n'était pas un homme, s'il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant:

— Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins: ça me fait rire par tout le corps… Que voulez-vous, on est bâti de cette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l'eau… Puis, la France n'a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa… Et me permettez-vous d'être franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.

Et comme l'autre protestait:

— Laissez donc! vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez politique; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini… Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois… Puis là, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais à être votre ami… Ah! grand poëte que vous êtes!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas, qu'il avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. À ce propos, il parla d'un café de la rue Vauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la belle jeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande de porteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches, à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris, deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où il était abonné au mois. Aussi, donnait-il le ton à ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant à demi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était très-réactionnaire, très-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyait les célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la pièce jouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son idéal était Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les séances du Corps législatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains! Et il partait de là pour dire que la crapule seule détestait l'empereur, parce que l'empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.

— Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent des bals de la cour, comme s'ils y étaient invités… Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moqué de Gavard, l'autre soir. Il l'appelle mon oncle… Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu'elle payât; et elle en a eu pour six francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard… Une jolie fille, hein! cette Sarriette,

— Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la
Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?

Le peintre haussa les épaules.

— Ah bien! vous vous trompez, répondit-il. Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne sais seulement pas à quoi ça sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, un jour, je vous donnerai des idées pour les embellissements de Paris.

Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela le chagrina; car, malgré son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l'hostilité qui grandissait à chaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des rires en dessous, Muche n'obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu'il avait l'air d'être dégoûté d'elle, et il ne trouva qu'un sourire embarrassé, tandis qu'elle allait s'asseoir rudement, de l'autre côté de la table. Il avait également perdu l'amitié d'Auguste. Le garçon charcutier n'entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il était très-effrayé par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s'enfermer jusqu'à minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner à sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Auguste souhaita qu'on « emballât le galérien. » Il avait trouvé la charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, à Montrouge; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frère et de sa femme, se consolait eu ficelant ses saucissons et en salant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu'il fût énorme; d'autres, au contraire, l'accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d'avoir un frère comme le sien. Lui, pareil aux maris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident, avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d'Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisine prenait une figure apitoyée, semblait lui présenter ses condoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.

— Qu'ont-elles donc toutes, à me regarder d'un air d'enterrement? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi?

Elle le rassura, lui dit qu'il était frais comme une rose; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre: les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l'air "tout embêté." C'était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l'étuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une façon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immérité, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu'un régal. Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait de sortir de l'hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjoui qu'auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. La fente avait dû aller jusqu'à la cervelle. C'était une brute. Il avait une puérilité d'enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait, zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissait avec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnée d'abord, puis très-heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu'elle voulait; elle le couchait dans les paniers de plumes, l'emmenait galopiner, s'en servait à sa guise, le traitait en chien, en poupée, en amoureux. Il était à elle, comme une friandise, un coin engraissé des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de rouée. Mais, bien que la petite obtînt tout de lui et le traînât à ses talons en géant soumis, elle ne pouvait l'empêcher de retourner chez madame Quenu. Elle l'avait battu de ses poings nerveux, sans qu'il parût même le sentir. Dès qu'elle avait mis à son cou son éventaire, promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait rôder devant la charcuterie.

— Entre donc! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d'innocent, devant le comptoir. La vue de la belle charcutière le ravissait, le faisait taper de joie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis en face d'une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur qu'il ne se souvînt.

— Est-ce que la tête te fait toujours mal? lui demanda-t-elle.

Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatant d'une gaieté plus vive. Elle reprit doucement:

— Alors, tu étais tombé?

— Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un ton de satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crâne.

Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, les mots « belle, belle, belle, » sur un air plus ralenti. Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu'il le gardât. C'était lorsqu'il lui avait chanté son air de tendresse humble, qu'elle le caressait sous le menton, en lui disant qu'il était un brave enfant. Sa main s'oubliait là, tiède d'une joie discrète; cette caresse était redevenue un plaisir permis, une marque d'amitié que le colosse recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, comme une bête que l'on flatte. La belle charcutière, pour s'excuser à ses propres yeux du plaisir honnête qu'elle prenait avec lui, se disait qu'elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l'avait assommé, dans la cave aux volailles.

Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s'y hasardait quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans le silence glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par se fâcher. Un soir, en sortant d'une de ces froides réunions de famille, il dit à sa femme, presque en pleurant:

— Mais qu'est-ce que j'ai donc! Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas changé?… C'est comme si j'avais un poids quelque part. Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d'honneur… Tu ne sais pas, toi?

— Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.

— Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m'étouffe… Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n'ai pas de gros chagrin, je vais mon train-train habituel… Et toi aussi, ma bonne, tu n'es pas bien, tu sembles prise de tristesse… Si ça continue, je ferai venir le médecin.

La belle charcutière le regardait gravement.

— Il n'y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera… Vois-tu, c'est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est malade dans le quartier…

Puis, comme cédant à une tendresse maternelle:

— Ne t'inquiète pas, mon gros… Je ne veux pas que tu tombes malade.
Ce serait le comble.

Elle le renvoyait d'ordinaire à la cuisine, sachant que le bruit des hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites, l'égayaient. D'ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions de mademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entières à la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d'épouvanter Lisa, de la pousser à quelque résolution extrême. D'abord, elle obtint ses confidences.

— Ah! qu'il y a de méchantes gens! dit-elle, des gens qui feraient bien mieux de s'occuper de leurs propres affaires… Si vous saviez, ma chère madame Quenu… Non, jamais je n'oserai vous répéter cela.

Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas la toucher, qu'elle était au-dessus des mauvaises langues, elle lui murmura à l'oreille, par-dessus les viandes du comptoir:

— Eh bien! on dit que monsieur Florent n'est pas votre cousin…

Et, petit à petit, elle montra qu'elle savait tout. Ce n'était qu'une façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa la vérité, par tactique également, pour avoir sous la main une personne qui la tînt au courant des bavardages du quartier, la vieille demoiselle jura qu'elle serait muette comme un poisson, qu'elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouit profondément de ce drame. Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes.

— Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. J'ai encore entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ce que vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu'ils en ont menti, vous comprenez. Je semblerais drôle… Ça court, ça court. On ne l'arrêtera plus. Il faudra que ça crève.

Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. Elle arriva tout effarée, attendit avec des gestes d'impatience qu'il n'y eût personne dans la boutique, et la voix sifflante:

— Vous savez ce qu'on raconte… Ces hommes qui se réunissent chez monsieur Lebigre, eh bien! ils ont tous des fusils, et ils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n'est pas malheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-là, riche, bien posé, se mettre avec des gueux!… J'ai voulu vous avertir, à cause de votre beau-frère.

— C'est des bêtises, ce n'est pas sérieux, dit, Lisa pour l'aiguillonner.

——Pas sérieux, merci! Le soir, quand on passe rue Pirouette, on les entend qui poussent des cris affreux. Ils ne se gênent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu'ils ont essayé de débaucher votre mari… Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des bêtises?… Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt.

— Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses.

— Ah! non, ce n'est pas inventé, malheureusement… Tout le quartier en parle, d'ailleurs. On dit que, si la police les découvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi, monsieur Gavard…

Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire que monsieur
Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.

— Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais des autres, de votre beau-frère, par exemple, reprit sournoisement la vieille. Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu'il paraît… C'est très-fâcheux pour vous. Je vous plains beaucoup; car enfin, si la police descendait ici, elle pourrait très-bien prendre aussi monsieur Quenu. Deux frères, c'est comme les deux doigts de la main.

La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche. Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. À partir de ce jour, elle n'apporta plus que des histoires de gens innocents jetés en prison pour avoir hébergé des scélérats. Le soir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle se composait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n'était pourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. Elle avait parfaitement remarqué la tendresse de monsieur Lebigre pour Florent, son soin à le retenir chez lui, ses complaisances si peu payées par la dépense que ce garçon faisait dans la maison. Cela la surprenait d'autant plus, qu'elle n'ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belle Normande.

— On dirait, pensait-elle, qu'il l'élève à la becquée… À qui peut-il vouloir le vendre?

Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre se jeter sur la banquette du cabinet, on parlant de ses courses à travers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle lui regarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n'avaient pas un grain de poussière. Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les lèvres pincées.

C'était ensuite à sa fenêtre qu'elle complétait son dossier Cette fenêtre, très-élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. Elle s'y installait, à chaque heure de la journée, comme à un observatoire, d'où elle guettait le quartier entier. D'abord, toutes les chambres, en face, à droite, à gauche, lui étaient familières, jusqu'aux meubles les plus minces; elle aurait raconté, sans passer un détail, les habitudes des locataires, s'ils étaient bien ou mal en ménage, comment ils se débarbouillaient, ce qu'ils mangeaient à leur dîner; elle connaissait même les personnes qui venaient les voir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles, de façon que pas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau, sans qu'elle l'aperçût; elle disait, sans se tromper, d'où la femme venait, où elle allait, ce qu'elle portait dans son panier, et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, sa fortune. Ça, c'est madame Loret, elle fait donner une belle éducation à son fils; ça, c'est madame Hulin, une pauvre petite femme que son mari néglige; ça, c'est mademoiselle Cécile, la fille au boucher, une enfant impossible à marier parce qu'elle a des humeurs froides. Et elle aurait continué pendant des journées, enfilant les phrases vides, s'amusant extraordinairement à des faits coupés menus, sans aucun intérêt. Mais, dès huit heures, elle n'avait plus d'yeux que pour la fenêtre, aux vitres dépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clémence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettes sèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu'elle finît par le deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de ces têtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très-forte, interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouches fendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas à pas, à ce point qu'elle aurait pu dire chaque jour où en étaient les choses. Un soir, le dénoûment brutal lui apparut. Elle aperçut l'ombre du pistolet de Gavard, un profil énorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C'était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu. Puis, un autre soir, elle ne comprit plus, elle s'imagina qu'on fabriquait des cartouches, en voyant s'allonger des bandes d'étoffe interminables. Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le prétexte de demander à Rose si elle n'avait pas une bougie à lui céder; et, du coin de l'oeil, elle entrevit, sur la table du cabinet, un tas de linges rouges qui lui sembla très-effrayant. Son dossier du lendemain eut une gravité décisive.

— Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle; mais ça devient trop terrible… J'ai peur, ma parole! Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s'ils savaient.

Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas la compromettre, elle lui parla des linges rouges.

— Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un gros tas. On aurait dit des chiffons trempés dans du sang… Logre, vous savez, le bossu, s'en était mis un sur les épaules. Il avait l'air du bourreau… Pour sûr, c'est encore quelque manigance.

Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés, jouant avec le manche d'une fourchette, arrangeant les morceaux de petit-salé dans leur plat. Mademoiselle Saget reprit doucement:

— Moi, si j'étais, vous, je ne resterais pas tranquille, je voudrais savoir… Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frère?

Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha la fourchette, examina la vieille d'un oeil inquiet, croyant qu'elle pénétrait ses intentions. Mais celle-ci continua:

— C'est permis, après tout… Votre beau-frère vous mènerait trop loin, si vous le laissiez faire… Hier, on causait de vous, chez madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. Madame Taboureau disait que vous étiez trop bonne, qu'à votre place elle aurait mis ordre à tout ça depuis longtemps.

— Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse.

— Certainement, et madame Taboureau est une femme que l'on peut écouter… Tâchez donc de savoir ce que c'est que les linges rouges. Vous me le direz ensuite, n'est-ce pas?

Mais Lisa ne l'écoulait plus. Elle regardait vaguement les petits Gervais et les escargots, à travers les guirlandes de saucisses de l'étalage. Elle semblait perdue dans une lutte intérieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet. Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant à elle-même:

— Tiens! il y a du saucisson coupé… Ça doit sécher, du saucisson coupé à l'avance… Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l'enlever, il salit le plat.

Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en disant:

— C'est pour vous, si ça vous fait plaisir.

Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux, qu'elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s'en alla, avec l'intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez madame Lecoeur, en leur parlant de Gavard.

Quand elle fut seule, la charcutière s'assit sur la banquette du comptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettant à l'aise. Depuis huit jours, elle était très-inquiète. Un soir, Florent avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, en homme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Cela l'ennuya, et il tremblait un peu en s'adressant à la belle Lisa. Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher à connaître la destination de la somme, monta à sa chambre, lui remit les cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu'elle les avait inscrits sur le compte de l'héritage. Trois jours plus tard, il prit mille francs.

— Ce n'était pas la peine de faire l'homme désintéressé, dit Lisa à Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j'ai bien fait de garder ce compte… Attends, je n'ai pas pris note des mille francs d'aujourd'hui.

Elle s'assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. Puis, elle ajouta:

— J'ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les à-compte en marge… Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux… Il y a longtemps que j'attends ça.

Quenu ne dit rien, se coucha de très-mauvaise humeur. Toutes les fois que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cri de tristesse qui lui déchirait l'âme. Il se promit même de faire des remontrances à son frère, de l'empêcher de se ruiner avec la Méhudin; mais il n'osa pas. Florent, en deux jours, demanda encore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l'on trouvait de l'argent, les choses iraient bien plus vite. Le lendemain, il fut ravi de voir cette parole jetée en l'air retomber dans ses mains en un petit rouleau d'or, qu'il empocha, ricanant, la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuels besoins: telle section demandait à louer un local; telle autre devait soutenir des patriotes malheureux; et il y avait encore les achats d'armes et de munitions, les embauchements, les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s'était rappelé l'héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans le secrétaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu'il avait de son visage grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait des cravates roses étonnantes et des bottines vernies, dont la vue assombrissait Lacaille.

— Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu. Qu'en dis-tu? C'est joli, n'est-ce pas?… S'il y va de ce train-là, ses cinquante mille francs lui feront au plus quatre mois… Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot!

— Tant pis pour toi! s'écria Quenu. Tu n'avais pas besoin de lui parler de l'héritage.

Mais elle le regarda sévèrement, en disant:

— C'est son bien, il peut tout prendre… Ce n'est pas de lui donner cet argent qui me contrarie; c'est de savoir le mauvais emploi qu'il doit en faire… Je te le dis depuis assez longtemps: il faudra que ça finisse.

— Agis comme tu voudras, ce n'est pas moi qui t'en empêche, finit par déclarer le charcutier, que l'avarice torturait.

Il aimait bien son frère pourtant; mais l'idée des cinquante mille francs mangés en quatre mois lui était insupportable. Lisa, d'après les bavardages de mademoiselle Saget, devinait où allait l'argent. La vieille s'étant permis une allusion à l'héritage, elle profita même de l'occasion pour faire savoir au quartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon lui semblait. Ce fut le lendemain que l'histoire des linges rouges la décida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardant autour d'elle la mine chagrine de la charcuterie; les cochons pendaient d'un air maussade; Mouton, assis près d'un pot de graisse, avait le poil ébouriffé, l'oeil morne d'un chat qui ne digère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir le comptoir, elle monta à la chambre de Florent.

En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. La douceur enfantine du lit était toute tachée d'un paquet d'écharpes rouges qui pendaient jusqu'à terre. Sur la cheminée, entre les boîtes dorées et les vieux pots de pommade, des brassards rouges traînaient, avec des paquets de cocardes qui faisaient d'énormes gouttes de sang élargies. Puis, à tous les clous, sur le gris effacé du papier peint, des pans d'étoffe pavoisaient les murs, des drapeaux carrés, jaunes, bleus, verts, noirs, dans lesquels la charcutière reconnut les guidons des vingt sections. La puérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décoration révolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille de boutique avait laissée là, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenait un reflet d'incendie; tandis que la photographie d'Auguste et d'Augustine semblait toute blême d'épouvante. Lisa fit le tour, examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher à rien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques ne l'eussent brûlée. Elle songeait qu'elle ne s'était pas trompée, que l'argent passait à ces choses. C'était là, pour elle, une abomination, un fait à peine croyable qui soulevait tout son être. Son argent, cet argent gagné si honnêtement, servant à organiser et à payer l'émeute! Elle restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d'autres cocardes saignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu'un écho lointain de la fusillade. Alors, l'idée lui vint que l'insurrection devait éclater le lendemain, le soir peut-être. Les guidons flottaient, les écharpes défilaient, un brusque roulement de tambour éclatait à ses oreilles. Et elle descendit vivement, sans même s'attarder à lire les papiers étalés sur la table. Elle s'arrêta au premier étage, elle s'habilla.

À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d'une main calme. Elle était très-résolue, sans un frisson, avec une sévérité plus grande dans les yeux. Tandis qu'elle agrafait sa robe de soie noire, en tendant l'étoffe de toute la force de ses gros poignets, elle se rappelait les paroles de l'abbé Roustan. Elle s'interrogeait, et sa conscience lui répondait qu'elle allait accomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges épaules son châle tapis, elle sentit qu'elle faisait un acte de haute honnêteté. Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secrétaire à double tour, d'un air d'espoir, comme pour lui dire qu'il allait enfin pouvoir dormir tranquille.

Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heures du matin.

— Tiens, où vas-tu donc? lui demanda-t-il.

Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu'elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à la station de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au théâtre de la Gaîté. Elle craignait d'être suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais-de-Justice. Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. Et, doucement, à travers les salles et les couloirs, elle arriva à la préfecture de police.

Comme elle s'était perdue au milieu d'un tohu-bohu de sergents de ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous à un homme, qui la guida jusqu'au cabinet du préfet. Mais une lettre d'audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. On l'introduisit dans une pièce étroite, d'un luxe d'hôtel garni, où un personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec une froideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit son nom, raconta tout, carrément, d'un seul trait. Le personnage chauve l'écoutait, sans l'interrompre, de son air las. Quand elle eut fini, il demanda simplement:

— Vous êtes la belle-soeur de cet homme, n'est-ce pas?

— Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d'honnêtes gens… Je ne
  veux pas que mon mari se trouve compromis.

Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien ennuyeux. Puis d'un air d'impatience:

— Voyez-vous, c'est qu'on m'assomme depuis plus d'un an avec cette affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n'agis pas, c'est que je préfère attendre. Nous avons nos raisons… Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer.

Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pièces. C'était comme les chapitres détachés de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l'arrivée de Florent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, ses soirées chez monsieur Lebigre, pas un détail n'était passé. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu'ils avaient dû avoir deux sources différentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et de toutes les écritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une écriture de chat, l'écriture de mademoiselle Saget, dénonçant la société du cabinet vitré. Elle reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachée des gros bâtons de madame Lecoeur, et une page glacée, ornée d'une pensée jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules; les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde à Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui répétait, en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Mais elle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en tête les mots: Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dos de laquelle Auguste avait vendu l'homme qu'il regardait comme un obstacle à son mariage.

L'agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant le dossier sous les yeux.

— Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures? lui demanda-t-il.

Elle balbutia que non. Elle s'était levée. Elle restait toute suffoquée par ce qu'elle venait d'apprendre, la voilette baissée de nouveau, cachant la vague confusion qu'elle sentait monter à ses joues. Sa robe de soie craquait; ses gants sombres disparaissaient sous le grand châle. L'homme chauve eut un faible sourire, en disant:

— Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard… Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger… Certaines circonstances peuvent se produire…

Il n'acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son fauteuil. C'était un congé. Elle s'en alla. Dans l'antichambre, elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. Mais elle était plus troublée qu'eux. Elle traversait des salles, enfilait des corridors, était comme prise par ce monde de la police, où elle se persuadait, à cette heure, qu'on voyait, qu'on savait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l'Horloge, elle marcha lentement, rafraîchie par les souffles de la Seine.

Ce qu'elle sentait de plus net, c'était l'inutilité de sa démarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. Elle était irritée contre cet Auguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seine couler; des chalands, noirs d'une poussière de charbon, descendaient sur l'eau verte, tandis que, le long de la berge, des pêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n'était pas elle qui avait livré Florent. Cette pensée qui lui vint brusquement, l'étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si elle l'avait livré? Elle resta perplexe, surprise d'avoir pu être trompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient à coup sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément, se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement à l'héritage du vieux Gradelle, elle s'interrogea, se trouva prête à jeter cet argent à la rivière, s'il le fallait, pour guérir la charcuterie de son malaise. Non, elle n'était pas avare, l'argent ne l'avait pas poussée. En traversant le pont au Change, elle se tranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieux que les autres l'eussent devancée à la préfecture: elle n'aurait pas à tromper Quenu, elle en dormirait mieux.

— Est-ce que tu as les places? lui demanda Quenu, lorsqu'elle rentra.

Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balcon elles se trouvaient an juste. Lisa avait cru que la police accourrait, dès qu'elle l'aurait prévenue, et son projet d'aller au théâtre n'était qu'une façon habile d'éloigner son mari, pendant qu'on arrêterait Florent. Elle comptait, l'après-midi, le pousser à une promenade, à un de ces congés qu'ils prenaient parfois; ils allaient au Bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s'oubliaient dans quelque café concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la journée comme d'habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortir d'une convalescence.

— Quand je te dis que l'air te fait du bien! lui répéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t'a toute ragaillardie.

— Eh non! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé.

Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu. Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n'était occupé qu'à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits. Ils furent tous les deux très-touchés par les infortunes de Marie; le commandeur était vraiment un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, dès qu'il entrait en scène. La charcutière pleura. Le départ de l'enfant, la priera dans la chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent ses beaux yeux de larmes discrètes, qu'elle essuyait d'une petite tape avec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphe pour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande et sa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua de l'éventail, un éventail de nacre, très-doré. La poissonnière était vaincue; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui lui parlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vague sourire.

Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un ancien sergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d'attaque contre le Palais-Bourbon et l'Hôtel-de-Ville. La nuit venait, une pluie fine, qui s'était mise à tomber dans l'après-midi, noyait de gris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur les fumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirés à la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchis du pavé, par ce ruissellement d'eau jaune qui semblait charrier et éteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugié sur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l'averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parut à l'entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lac de fange liquide.

Logre n'amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre très-triste; l'autre hochait doucement la barbe, n'allongeait le bras, à chaque quart d'heure, que pour avaler une gorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine, resté seul, ne s'en alla pas, le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la société du cabinet n'était pas là, attendirent pendant près d'une grande demi-heure qu'il voulût bien se retirer.

Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il était pris d'un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durant des nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, à Clamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort après une agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser l'image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux yeux; elle le suivait, parlait du cercueil qui n'était pas payé, du convoi qu'elle ne savait de quelle façon commander, n'ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut avancer l'argent du cercueil et du convoi; il donna même le pourboire aux croque-mort. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda d'un air si navré, qu'il lui laissa vingt francs.

À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d'inspecteur. On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. C'étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l'éveil à la police. Il aurait voulu que le mouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la rue sa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il monta sur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d'air à la nuit chaude. L'averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d'orage emplissait encore le ciel, d'un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée comme lui d'étoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.

Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu'il serait puni tôt ou tard d'avoir consenti à prendre cette place d'inspecteur. C'était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la préfecture, se parjurant, servant l'empire, malgré les serments faits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l'emploi charitable des appointements touchés, la façon honnête dont il s'était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez forts pour l'excuser de sa lâcheté. S'il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. Et il revit l'année mauvaise qu'il venait de passer, la persécution des poissonnières, les nausées des journées humides, l'indigestion continue de son estomac de maigre, la sourde hostilité qu'il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dont la cause lui échappait, annonçait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d'avance les épaules, avec la honte d'une faute à expier. Puis, il s'emporta contre lui-même, à la pensée du mouvement populaire qu'il préparait; il se dit qu'il n'était plus assez pur pour le succès.

Que de rêves il avait fait, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s'assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norwége, où glissent des patineurs; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d'un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d'une blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille; elles s'étendaient sans la souillure d'un pas, pareilles à des plaines du Nord, à des solitudes respectées des traîneaux; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de cet horizon changeant, s'abandonnait à des songeries tendres ou cruelles; la neige le calmait, l'immense drap blanc lui semblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l'emportaient dans le pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l'eau dormante d'une mer maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.

Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre, s'accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant l'horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à son coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui imposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette nuit-là, son cauchemar s'effara encore, grossi par les inquiétudes sourdes qui l'agitaient. La pluie de l'après-midi avait empli les Halles d'une humidité infecte. Elles lui soufflaient à la face toutes leurs mauvaises baleines, roulées au milieu de la ville comme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Au loin, c'étaient la boucherie et la triperie qui fumaient, d'une fumée fade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, le pavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d'usine. Le nuage de toutes ces baleines s'amassait au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s'élargissait en nuée lourde sur Paris entier. C'étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée.

En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens heureux. La porte de l'allée fut refermée bruyamment. Quenu et Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivre de l'air qu'il respirait, quitta la terrasse, avec l'angoisse nerveuse de cet orage qu'il sentait sur sa tête. Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée, il poussa violemment la fenêtre, les laissa vautrées au fond de l'ombre, toutes nues, en sueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et se soulageant sous les étoiles.

VI

Huit jours plus tard, Florent crut qu'il allait enfin pouvoir passer à l'action. Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. Le Corps législatif, qu'une loi de dotation avait divisé, discutait maintenant un projet d'impôt très-impopulaire, qui faisait gronder les faubourgs. Le ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. De longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s'offrirait.

Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon, il y oublia sa besogne d'inspecteur, resta à examiner les lieux jusqu'à huit heures, sans songer seulement que son absence devait révolutionner le pavillon de la marée. Il visita chaque rue, la rue de Lille, la rue de l'Université, la rue de Bourgogne, la rue Saint-Dominique; il poussa jusqu'à l'esplanade des Invalides, s'arrêtant à certains carrefours, mesurant les distances en marchant à grandes enjambées. Puis, de retour sur le quai d'Orsay, assis sur le parapet, il décida que l'attaque serait donnée de tous les côtés à la fois: les bandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars; les sections du nord de Paris descendraient par la Madeleine; celles de l'ouest et du sud suivraient les quais ou s'engageraient par petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais, sur l'autre rive, les Champs-Élysées l'inquiétaient, avec leurs avenues découvertes; il prévoyait qu'on mettrait là du canon pour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs détails du plan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu'il tenait à la main. La véritable attaque aurait décidément lieu par la rue de Bourgogne et la rue de l'Université, tandis qu'une diversion serait faite du côté de la Seine. Le soleil de huit heures qui lui chauffait la nuque, avait des gaietés blondes sur les larges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en face de lui. Et il voyait déjà la bataille, des grappes d'hommes pendues à ces colonnes, les grilles crevées, le péristyle envahi, puis tout en haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient un drapeau.

Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fit relever. Il s'aperçut qu'il traversait le jardin des Tuileries. Sur une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de gorge. Il s'adossa un instant à la caisse d'un oranger, regardant l'herbe et les ramiers baignés de soleil. En face, l'ombre des marronniers était toute noire. Un silence chaud tombait, coupé par des roulements continus, au loin, derrière la grille de la rue de Rivoli. L'odeur des verdures l'attendrit beaucoup, en le faisant songer à madame François. Une petite fille qui passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Ils s'envolèrent, allèrent se poser à la file sur le bras de marbre d'un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et se rengorgeant d'une façon plus douce.

Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, il entendit la voix de Claude Lantier qui l'appelait. Le peintre descendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallée.

— Eh! venez-vous avec moi, cria-t-il. Je cherche cette brute de
Marjolin.

Florent le suivit, pour s'oublier un instant encore, pour retarder de quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claude disait que, maintenant, son ami Marjolin n'avait plus rien à désirer; il était une bête. Il nourrissait le projet de le faire poser à quatre pattes, avec son rire d'innocent. Quand il avait crevé de rage une ébauche, il passait des heures en compagnie de l'idiot, sans parler, tâchant d'avoir son rire.

— Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je ne sais pas où est la resserre de monsieur Gavard.

Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l'ombre pâle, deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservées aux pigeons. Le long des treillages, c'est un éternel gazouillement plaintif, un chant discret d'oiseaux sous les feuilles, quand tombe le jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit à son compagnon:

— Si l'on ne jurerait pas que tous les amoureux de Paris s'embrassent là-dedans!

Cependant, pas une resserre n'était ouverte, il commençait à croire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu'un bruit de baisers, mais de baisers sonores, l'arrêta net devant une porte entrebâillée. Il l'ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolin que Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, de façon à ce que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur de ses lèvres. Elle l'embrassait doucement, partout. Elle écartait ses longs cheveux blonds allait derrière les oreilles, sous le menton, le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sans se presser, mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu'une bonne chose à elle, dont elle disposait à son gré. Lui, complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Il tendait la chair, sans même craindre les chatouilles.

— Eh bien! c'est ça, dit Claude, ne vous gênez pas!… Tu n'as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux.

— Tiens! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. Il aime bien qu'on l'embrasse, parce qu'il a peur, maintenant, dans les endroits où il ne fait pas clair…N'est-ce pas, que tu as peur?

Elle l'avait relevé; il passait les mains sur son visage, ayant l'air de chercher les baisers que la petite venait d'y mettre. Il balbutia qu'il avait peur, tandis qu'elle reprenait:

— D'ailleurs, j'étais venue l'aider; je gavais ses pigeons.

Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour de la resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, dans lesquels les pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattes roidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage. Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante; puis, les corps se tassaient, on n'entendait plus qu'un caquetage confus. Cadine avait près d'elle une casserole, pleine d'eau et de grains; elle s'emplissait la bouche, prenait les pigeons un à un, leur soufflait une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient, étouffant, retombant au fond des coffres, l'oeil blanc, ivres de cette nourriture avalée de force.

— Ces innocents! murmura Claude.

— Tant pis pour eux! dit Cadine, qui avait fini. Ils sont meilleurs, quand on les a bien gavés… Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l'eau salée, à ceux-là. Ça leur donne la chair blanche et délicate. Deux heures après, on les saigne… Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a là de tout prêts, auxquels Marjolin va faire leur affaire.

Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude et Florent le suivirent. Il s'établit près d'une fontaine, par terre, posant le coffre à côté de lui, plaçant sur une sorte de caisse en zinc un cadre de bois grillé de traverses minces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait sur la tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, les plumes chiffonnées, tandis qu'il les rangeait à la file, la tête entre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse de zinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et cela d'un mouvement régulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui se brisaient, le geste balancé de la main prenant, d'un côté, les bêtes vivantes et les couchant mortes, de l'autre côté. Peu à peu, cependant, Marjolin allait plus vite, s'égayait à ce massacre, les yeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finit par éclater de rire, par chanter: « Tic-tac, tic-tac, tic-tac, » accompagnant la cadence du couteau d'un claquement de langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes. Les pigeons pendaient comme des linges de soie.

— Hein! ça t'amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. Ils sont drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête, comme ça, entre les épaules, pour qu'on ne leur trouve pas le cou… Allez, ce n'est pas bon, ces animaux-là; ça vous pincerait, si ça pouvait.

Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse de Marjolin, elle ajouta:

— J'ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui… Un jour, il en a saigné cent en dix minutes.

Le cadre de bois s'emplissait; on entendait les gouttes de sang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vit Florent tellement pâle, qu'il se hâta de l'emmener. En haut, il le fit asseoir sur une marche de l'escalier.

— Eh bien, quoi donc! dit-il en lui tapant dans les mains. Voilà que vous vous évanouissez comme une femme.

— C'est l'odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux.

Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l'eau salée, qu'on assomme et qu'on égorge, lui avaient rappelé les ramiers des Tuilleries, marchant avec leurs robes de satin changeant dans l'herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras de marbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin, tandis que, sous l'ombre noire des marronniers, des petites filles jouent au cerceau. Et c'était alors que cette grosse brute blonde faisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, au fond de cette cave nauséabonde, lui avait donné froid dans les os; il s'était senti tomber, les jambes molles, les paupières battantes.

— Diable! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon soldat… Ah bien! ceux qui vous ont envoyé à Cayenne, sont encore de jolis messieurs, d'avoir eu peur de vous. Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d'une émeute, vous n'oserez pas tirer un coup de pistolet; vous aurez trop peur de tuer quelqu'un.

Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très-sombre, avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s'en alla, laissant Claude redescendre dans la cave; et, en se rendant à la poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d'attaque, aux bandes armées qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans les Champs-Élysées, le canon gronderait; les grilles seraient brisées; il y aurait du sang sur les marches, des éclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une vision rapide de bataille. Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains.

Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, au coin du pavillon aux fruits, la face blême d'Auguste qui tendait le cou. Il devait guetter quelqu'un, les yeux arrondis par une émotion extraordinaire d'imbécile. Il disparut brusquement, il rentra en courant à la charcuterie.

— Qu'a-t-il donc? pensa Florent. Est-ce que je lui fais peur?

Dans cette matinée, il s'était passé de très-graves événements chez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut tout effaré réveiller la patronne, en lui disant que la police venait prendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui conta confusément que celui-ci était sorti, qu'il avait dû se sauver. La belle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, monta vivement à la chambre de son beau-frère, où elle prit la photographie de la Normande, après avoir regardé si rien ne les compromettait. Elle redescendait, lorsqu'elle rencontra les agents de police au second étage. Le commissaire la pria de les accompagner. Il l'entretint un instant à voix basse, s'installant avec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d'ouvrir la boutique comme d'habitude, de façon à ne donner l'éveil à personne. Une souricière était tendue.

Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coup que le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre, qu'il fit tout manquer par ses larmes, s'il apprenait que la police se trouvait là. Aussi exigea-t-elle d'Auguste le serment le plus absolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur le seuil de la charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose. Auguste faisait tranquillement l'étalage. Quenu parut un instant sur le trottoir, bâillant légèrement, achevant de s'éveiller dans l'air frais du matin. Rien n'indiquait le drame qui se nouait en, haut.

Mais le commissaire donna lui-même l'éveil au quartier, en allant faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, rue Pirouette. Il avait les notes les plus précises. Dans les lettres anonymes reçues à la préfecture, on affirmait que Florent couchait le plus souvent avec la belle Normande.

Peut-être s'était-il réfugié là. Le commissaire, accompagné de deux hommes vint secouer la porte, au nom de la loi. Les Méhudin se levaient à peine. La vieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée et ricanant, lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait. Elle s'était assise, rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs:

— Nous sommes d'honnêtes gens, nous n'avons rien à craindre, vous pouvez chercher.

Comme la Normande n'ouvrait pas assez vite la porte de sa chambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s'habillait, la gorge libre, montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents. Cette entrée brutale, qu'elle ne s'expliquait pas, l'exaspéra; elle lâcha le jupon, voulut se jeter sur les hommes, en chemise, plus rouge de colère que de honte. Le commissaire, en face de cette grande femme nue, s'avançait, protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide:

— Au nom de la loi! au nom de la loi!

Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglottante, secouée par une crise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu'on voulait d'elle. Ses cheveux s'étaient dénoués, sa chemise ne lui venait pas aux genoux, les agents avaient des regards de côté pour la voir. Le commissaire de police lui jeta un châle qu'il trouva pendu au mur. Elle ne s'en enveloppa même pas; elle pleurait plus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans son lit, tâter de la main les oreillers, visiter les draps.

— Mais qu'est-ce que j'ai fait? finit-elle par bégayer. Qu'est-ce que vous cherchez donc dans mon lit?

Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieille Méhudin était restée sur le seuil de la chambre;

— Ah! la coquine, c'est elle! s'écria la jeune femme, en voulant s'élancer sur sa mère.

Elle l'aurait battue. On la retint, on l'enveloppa de force dans le châle. Elle se débattait, elle disait d'une voix suffoquée:

— Pour qui donc me prend-on!….. Ce Florent n'est jamais entré ici, entendez-vous. Il n'y a rien eu entre nous. On cherche à me faire du tort dans le quartier, mais qu'on vienne me dire quelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison, après; ça m'est égal… Ah bien! Florent, j'ai mieux que lui! Je peux épouser qui je veux, je les ferai crever de rage, celles qui vous envoient.

Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contre Florent, qui était la cause de tout. Elle s'adressa au commissaire, se justifiant:

— Je ne savais pas, monsieur. Il avait l'air très-doux, il nous a trompées. Je n'ai pas voulu écouter ce qu'on disait, parce qu'on est si méchant… Il venait donner des leçons au petit, puis il s'en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d'un beau poisson. C'est tout… Ah! non, par exemple, on ne me reprendra plus à être bonne comme ça!

— Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à garder?

— Non, je vous jure que non… Moi, ça me serait égal, je vous les remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ça ne m'amuse guère de vous voir tout fouiller… Allez, c'est bien inutile.

Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alors pénétrer dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, on entendait l'enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudes larmes, en croyant sans doute qu'on allait venir l'égorger.

— C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.

Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitôt du cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer, lorsque l'enfant, encore tout éploré, murmura à l'oreille de sa mère:

— Ils vont prendre mes cahiers… Ne leur donne pas mes cahiers…

— Ah! c'est vrai, s'écria la Normande, il y a les cahiers…
Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veux vous montrer
que je m'en moque… Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans.
On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le décrocher.

Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d'écriture, Mais le petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant sa mère, qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit à hurler. Sur le seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou; elle était entrée, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses services à la mère Méhudin. Elle regardait, elle écoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les défendre. Cependant, le commissaire lisait les modèles d'écriture, d'un air sérieux. Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les « anticonstitutionnel, » Ses « révolutionnaire, » lui faisaient froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: « Quand l'heure sonnera, le coupable tombera, » il donna de petites tapes sur les papiers, en disant:

— C'est très-grave, très-grave,

Il remit le paquet à un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, où elle n'était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avec des mines apitoyées les premiers aveux de sa colère.

— Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa

Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.

— Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Répète donc un peu ce que tu viens de dire.

— Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d'une voix plus insultante.

Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire, qui pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant les ongles dans le cou. Elles luttèrent un instant, s'arrachant les cheveux, cherchant à s'étrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute frêle qu'elle était, poussa l'aînée si violemment, qu'elles allèrent l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Méhudin criait à mademoiselle Saget de l'aider à les séparer. Mais Claire se dégagea, en disant:

— Lâche, lâche… Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as vendu.

Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derrière. Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, elles la poussèrent dans sa chambre, où elles l'enfermèrent à double tour, malgré sa résistance affolée. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit de fer égratignant le plâtre. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.

— Elle m'aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit la Normande, en cherchant ses vêtements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie… Surtout, qu'on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.

Mademoiselle Saget s'était empressée de descendre. Elle arriva au coin de la rue Pirouette juste au moment où le commissaire rentrait dans l'allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra à la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-salé. Quand il fut retourné à la cuisine, la vieille conta à demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Méhudin. La charcutière, penchée au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau piqué, écoulait, avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air songeur.

— Moi, je n'en veux pas à la Normande, dit-elle enfin à mademoiselle Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup, j'ai regretté qu'on nous eût fâchées ensemble… Tenez, la preuve que je ne suis pas méchante, c'est que j'ai sauvé ça des mains de la police, et que je suis toute prête à le lui rendre, si elle vient me le demander elle-même.

Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le flaira, ricana en lisant: « Louise à son bon ami Florent; » puis, de sa voix pointue:

— Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.

— Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. Aujourd'hui, c'est le jour de la réconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille.

— Eh bien! voulez-vous que j'aille dire à la Normande que vous l'attendez? demanda la vieille.

— Oui, vous me ferez plaisir.

Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la poissonnière, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite à la démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle irait, seulement la charcutière s'avancerait pour la recevoir jusqu'au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de l'une à l'autre, pour bien régler les points de l'entrevue. Enfin, elle eut la joie de négocier ce raccommodement qui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une dernière fois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le plâtre.

Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière, elle se hâta d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles s'établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur le trottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rien perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre elles, guettant la rue Pirouette, d'où la Normande devait sortir. Dans les Halles, le bruit de la réconciliation courait déjà; les marchandes, droites à leur banc, se haussant, cherchaient à voir; d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent même se planter sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier était dans l'attente.

Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les respirations restèrent coupées.

— Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.

— Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop effrontée.

La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coiffée avec ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pour montrer sa jupe de cachemire; elle étrennait même un noeud de dentelle d'une grande richesse. Comme elle sentait les Halles la dévisager, elle se rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arrêta devant la porte.

— Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget.
Regardez bien.

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