Lectures pour une ombre
The Project Gutenberg eBook of Lectures pour une ombre
Title: Lectures pour une ombre
Author: Jean Giraudoux
Release date: June 18, 2023 [eBook #70995]
Language: French
Original publication: France: Emile-Paul, 1917
Credits: Chuck Greif & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net
LECTURES
POUR
UNE OMBRE
André du FRESNOIS
DISPARU
LE RETOUR D’ALSACE
Bellemagny, 17 août 1914.
...Troisième réveil au delà de la frontière. Encore étendus dans notre foin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l’Alsace dort près de nous, et nous en réjouir. Premiers matins où les jeunes mères aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel; elles le plaignent, elles l’admirent: il sera un grand artiste: il se mariera. Puis voilà soudain, comme chaque jour, la pensée que le régiment est parti. Nous nous levons à demi habillés, des inconnus autour de nous surgissant du foin, à la vitesse, avec les ennuis d’une résurrection, se plaignant du bras, d’une fluxion, de la jambe. Les brindilles sont imprimées sur nos mains, nos joues, épanouies sur la joue malade, et jusqu’au soir nous aurons l’air d’avoir dormi entre l’époque tertiaire et l’époque quaternaire.
...Six heures. Nous rejoignons au jardin du couvent les téléphonistes. Nous sommes en réserve aujourd’hui et les convois nous dépassent. Toutes les voitures ont encore leur ancienne peinture et leurs placards. Il passe les autobus de la route des Alpes, ceux de Chamonix, ceux de la Grande Chartreuse, que nous montrons à la sœur converse, ceux de Grenoble, une croisade de tourisme improvisée, toutes autres excursions cessantes, vers un pays merveilleux découvert la veille, et à laquelle se sont joints, en cours de route, les omnibus des villes traversées, le Cheval-Blanc de Pontarlier, le Coucou de Nyons, noirs et rouges, incapables cependant de résister à tant d’attraits, et les chevaux de Forcalquier seuls regimbent, trouvant la gare plus loin encore que d’habitude. Les deux téléphonistes sont deux professionnels de Paris, qui bavardent avec les autres postes, et appellent Bellemagny Belleville, Gutzof Gutenberg. Des soldats de la route leur crient les numéros qu’ils avaient coutume de demander à Paris, Passy 65-67—Central 10-18, numéros de petites camarades, numéro de la maison de Borniol, équations tendres ou macabres—Louvre 30-31, numéro que je connais, numéro du Musée Gustave Moreau. Celui qui le demande est un grand artilleur à barbe noire. Un encadreur, sans doute, un prix de Rome,—ou bien ce receveur des postes qui, dans une lettre ouverte au Temps, demandait à découper, pour qu’on pût vraiment les comparer, les Salomé de tous les peintres.
Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de le mesurer à ce double pas, comme ceux qui ont personnellement affaire à lui, comme les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats étendus dégarnissent de pierres leur place, découpent au canif dans les racines des noms qui ressortiront au bout d’années, épuisent des yeux, des mains leur paysage individuel et enfoncent dans le pré autant que les chevaux, qui piaffent et sont enfouis à mi-jambes.—Deux heures, le caporal téléphoniste continue à lire dans de petits livres brochés, dont je m’empare dès qu’une rupture du courant l’éloigne, ou quand un cheval se prend dans la ligne. Il les lit avec vitesse et je ne retrouve jamais le même. Son camarade parfois l’interroge:
—Qu’est-ce que tu lis?
—Le cœur sur la main.
—Qu’est-ce que tu lis?
—Germinal.
On signale un accident au cerisier qui sert de poste central. Il part, et c’est Tristesses d’almées que je recueille.
Soudain, on m’appelle à l’appareil. Voilà quelques heures, moi aussi, par plaisanterie, j’ai demandé un numéro ami du côté de l’Étoile. Je suis déconcerté, on répond.
—Arrive, dit une voix inconnue.
—Avec mon fusil?
—Arrive. Le général Pau a besoin de toi.
C’est la dix-neuvième compagnie qui téléphone. Je ne me hâte point. Lentement je suis le fil téléphonique. C’est le seul moyen de ne point s’égarer, tout ce qui ne vient point par le fil vient à côté; et le téléphoniste reçoit ainsi les munitions, les boîtes de conserve, les hommes en mutation. Il y a un entrepôt autour de lui. Le cheval signalé tout à l’heure est là. On veut le faire hennir dans le téléphone, mais il croit que c’est un phonographe; il refuse.
C’est un lieutenant qui m’appelle. Au temps où il préparait la licence, il a connu, à Louis-le-Grand, mes camarades et désire parler d’eux. Je suis habitué à ces fantaisies d’officiers. A la caserne, on est soudainement aussi convoqué par un capitaine inconnu qui veut connaître l’horaire des paquebots pour la Chine, en passant par le plus d’îles possible, ou le programme du doctorat en droit. Le dos tourné à la France, à nos amis, mon lieutenant se félicite, puisqu’il devait y avoir la guerre, d’avoir préparé la licence d’histoire. Le soir est venu. Il se lève une grande lune ronde, un grand plateau d’étain que doit considérer avec amour, en ce moment, l’artilleur à barbe noire. L’Angélus sonne, dans un village où notre armée n’est pas encore, car notre premier soin, dans chaque clocher, est de couper les cordes. Les reflets du couchant, le vent de la mer nous viennent aussi ce soir de chez nos ennemis, de l’Est, du Rhin. Douce soirée où l’on pouvait encore croire—à la rigueur, le calcul des probabilités cédant simplement à la chance—qu’il n’y aurait pas de morts pendant la guerre. Nous parlons, sans la ménager, de cette paix qui fut jusque-là la seule dangereuse, des deux ou trois camarades communs qu’elle a fait périr: Revel, mort subitement en tramway, dans sa première redingote, civil qu’il était; Manchet, mort à Mayence, déjà prisonnier là-bas d’un professeur qui l’avait présenté à la fille de Bedecker. Nous parlons en riant des vivants, de Besnard, qui traduisit Nereus, nom d’un patricien, par son second sens de laurier rose,—Elle prit deux époux, disait sa traduction, Metellus et un laurier rose,—des trois frères Dournelle, éparpillés dans la classe et qui trouvèrent un jour le moyen d’avoir la même place en thème latin. Comme tous les Français de ce mois d’août, qui pensaient satisfaire la guerre en lui abandonnant, dans le fond de leur cœur, et non sans pitié, les hypocrites de leur connaissance, les méchants, nous sentons subitement exposés à la mort les cancres lâches ou voleurs. Mais les professeurs de grec, les lecteurs à Upsal, les élèves littéraires fiancés—doux sadisme!—aux filles des professeurs de sciences, semblent encore invulnérables. Pouvions-nous imaginer que Besnard était déjà tué, que les Dournelle seraient engloutis tous trois, à quelques semaines d’intervalle, se succédant vers la Lorraine, comme les puisatiers qui veulent retirer le premier asphyxié; que Saint-Arné surtout, qui s’était battu en duel avec des herboristes, était déjà mort? C’est à Saint-Arné justement que le lieutenant envoie une carte où nous lui demandons s’il a toujours sa tête.... Nous en étions encore, comme nos soldats, à mettre le képi d’un camarade, pour lui jouer un tour, sur la tombe la plus fraîche du cimetière.
Cinq heures moins le quart. Cinq heures moins dix. Aux environs des repas, il convient de serrer les heures de plus près. Je quitte le lieutenant licencié et regagne le couvent, où la sœur converse m’annonce qu’un ami est venu me demander. Elle prétend déjà reconnaître les armes et, à son avis, c’est un cuirassier, ou plutôt, s’il y a des artilleurs qui bégayent, un artilleur. Elle reconnaît aussi l’amitié: il doit m’aimer beaucoup et reviendra demain.
Puis on nous remonte coucher à l’école, alors que la compagnie de l’école descend dormir au couvent. On ne veut point que nous prenions des habitudes, avec Dieu ou avec l’instituteur. Sommeil troublé par Horn, qui a des doutes sur l’Alsace, qui n’a pu vendre aux habitants la peau de notre lapin.
Burnhaupt, 18 août.
Départ à 5 heures dans la direction de Mulhouse. Passé de Soppe-le-Haut à Soppe-le-Bas, de Spechbach-le-Haut à Spechbach-le-Bas. Grand’halte dans un bourg qui n’est ni haut ni bas et n’a pas à s’équilibrer dans le vallon par un village jumeau. On découvrira, d’ailleurs, plus tard, sur la carte, qu’il a son contrepoids au delà de Strasbourg. Le barbier passe pour particulièrement francophile et tout le monde va se raser chez lui. Chacun emporte son savon, son blaireau, son rasoir, et, lui, regarde; mais, enfin, on se rase chez un coiffeur. Déjeuné aussi chez un restaurateur. Nous achetons le vin à des particuliers, mais nous tenons à le boire dans le café. Dormi une heure chez l’hôtelier. Après ces quinze jours sans ville et sans bourg, chaque vitrine de boutique nous attire, comme si c’était l’hospitalité elle-même qui élargit ainsi les portes des maisons du pain, du vin, du chocolat. Bavardé chez des rentiers. Interrompu par le bombardement de Burnhaupt-le-Haut, dont le clocher vacille et s’effondre. Celui de Burnhaupt-le-Bas, entre deux bosquets, remonte de quelques centimètres.
Nous commençons à être las de nous battre tout seuls. Impossible de voir un Allemand. Dans les tranchées de Saint-Cosme, dans celles de Bretten, pas d’autres traces, selon le régiment, que celles de la gemütlichkeit badoise, ou munichoise, ou saxonne, un harmonica, des vers de Gœthe sur les violettes au bas d’une carte postale, un dentier dans une boîte mauve, des objets aussi divers et pacifiques que ceux qu’on trouve, les soirs de course, dans le métro de Maillot. Pas de casques, de sabres, mais une valise, des vis de buis au bout de ficelles, un arc, un boomérang. Sur les pansements abandonnés, un sang pâle, un sang de malade d’hôpital, le sang de cette race qui reste civile sous ses armes, dont la vie, dont la faim, dont la soif ne s’épurent pas par la guerre. Je sens déjà toute l’injustice de faire battre, contre cette masse de civils, des militaires. Guerre vaine, où l’on capturera sous le nom de chevau-légers bleus, de hussards blancs, dans une veste verdâtre, des garçons de café, des peintres de Dresde aux prunelles carrées découpant déjà en cubes la sentinelle berrichonne qui les conduit à l’arrière.
L’air est menu. Le vide a régné là juste avant notre arrivée. Quelques cadavres, ceux des Allemands qui ne pouvaient vivre sans respirer. Dans les caves, dans les granges de villages, les autres ont eu le temps de se transformer. Des gens, sortis d’un demi-sommeil, nous parlent en demi-français. La douzaine d’otages est prête: il y en a même treize. Rien que les domestiques stylés de la guerre et l’enfant qui crie quand un canon tonne est giflé. Les meubles seuls, couverts d’inscriptions, essayent de se sauver en avouant qui ils sont: «Je suis le buffet, camarade»; «Je suis le verre fragile où plus d’un cœur a pleuré»; «Je suis l’armoire, cher frère; remplis-moi de beau lin». Des coussins affolés parlant sans raison de l’aube, de l’occasion, de l’amour. Meubles sur le fronton desquels va apparaître une dénonciation en lettres gothiques: «Mes maîtres sont cachés en moi». Mais ils n’y sont pas, et de France seulement arrive la preuve qu’ils existent. Le lieutenant Souchier a reçu de sa femme la nouvelle qu’on promène quarante et deux prisonniers dans Roanne! Et pas un enfant, pas une vieille paralytique, sur la route de Charlieu, qui ne les ait déjà comptés un à un pour voir s’il y a bien le nombre.
Enschingen, 19 août.
Longue marche dans le brouillard. Les trois ou quatre hommes du régiment qui se sont munis à Roanne d’un capuchon imperméable déclarent qu’ils préféreraient une bonne averse. Mais la canonnade devient si violente que la brume se lève. Le canon, au lieu d’amener la pluie, servait encore contre les orages, la grêle. Dans chaque village, mes camarades, qui savent lire et reconnaître depuis Bellemagny le mot «Schule», s’intéressent exclusivement à la maison d’école: l’instituteur de Bellemagny élève des bassets; la femme de l’instituteur de Bretten louche; à Burnhaupt-le-Bas, il faut savoir si les sept enfants alignés dans la cour, et qui se ressemblent, sont les fils du maître de cette fameuse Schule ou ses élèves. Devaux, qui sait lire aussi le mot «Kloster», le cherche de temps à autre aux devantures. La guerre ici n’a pas encore détruit les vraies maisons, mais tout ce qui leur ressemblait en petit, les boîtes aux lettres, les cages à pigeon, y a passé, et une poupée allemande, un schutzmann, est pendue à un pignon. Bientôt on ne verra plus rien qui ne soit à l’échelle du soldat, et, les enfants tués, ce sera notre tour.
Pas de fermes isolées, rien que les bourgs formés des maisons les plus dissemblables, qu’une lézarde de géraniums appareille, et dont chacune doit correspondre, ceux de nous qui sont paysans à des signes imperceptibles le reconnaissent, à un de ces prés, de ces champs, de ces vergers confondus dans la plaine. Les coqs des clochers s’amusent à pencher le plus possible sans avoir à ouvrir les ailes. Paysage où les maçons et les laboureurs ont malhabilement choisi la teinte triste des couleurs les plus gaies, l’ocre pour les charpentes et les tuiles, pour les prairies et les feuillages un vert sombre, et l’herbe même a l’air immortel. Seules, les Vosges, sur notre gauche, sont transparentes. Nous marchons jusqu’au soir et, selon le vent, la bataille se déplace brusquement, comme une chasse.
A cinq heures, arrêt brusque. Un capitaine d’état-major myope arrive au galop, demande le colonel, le cherche dans mon escouade, sur mon col, sur le troisième bouton de ma capote. Je le guide et j’apprends que l’on se bat du côté de Flaxlanden, au sud-est de Mulhouse, qu’il faut partir avec quatre compagnies, quatre restant en réserve. Je reviens l’annoncer à Frobart qui veut des explications.
—Quelle bataille est-ce que nous livrons? demande-t-il.
—La bataille de Flaxlanden.
Il trouve le nom de sa bataille peu facile à prononcer; il tient à savoir aussi si c’est un combat ou une vraie bataille, si l’on se bat dans le village même ou aux alentours, s’il y a une poste, à Flaxlanden. On peut le renseigner sur un point: c’est sûrement une bataille. Des interstices des convois, suivis du lieutenant en gris vert que l’armée française entière a pris tout le mois d’août pour un chasseur à pied—le payeur de la division—surgissent des colonels à brassards qui songent à leurs fils Saint-Cyriens et se garent du cambouis. Les camions de l’intendance regagnent sans dignité l’arrière. Un tringlot appelle son chien qui préfère rester avec nous et auquel il tente vainement d’expliquer la bêtise de son choix. Panique de figurants quand le rideau se lève une minute trop tôt, et nous reconnaissons soudain que nous ignorons tous notre place de combat. Les théories sortent du sac des fourriers, des sergents-majors. Pas de compagnie à laquelle les tambours et clairons ne viennent s’attacher définitivement, avec l’air de lui faire un cadeau, et qui ne les renvoie sous les injures à la compagnie suivante. Les adjudants ordonnent de pendre toutes les plaques d’identité autour du cou sous le prétexté que cela protège la poitrine et que les bras peuvent être emportés, et ils numérotent par classe les hommes de chaque escouade, pour que l’on sache, en cas de blessure du chef, qui commande. Frobart n’a une chance de commander que s’il reste tout seul, et Artaud n’aura jamais que Frobart sous ses ordres. On remplit les bidons d’eau, malgré les protestations de ceux qui entretenaient un peu d’absinthe pure ou de rhum. Seuls les brancardiers sont prêts; ils sont même déjà partis: il faut les arrêter de force et les faire passer à leur rang... Il nous manquait deux heures pour être vraiment prêts à la guerre. Mais, d’ailleurs, on nous donne vingt minutes pour arracher les boutons qui tiennent mal, atteler les chiens aux voitures, amarrer au régiment tout ce qui pourrait flotter, tomber, pour ramasser les papiers et faire autour de nous un bivouac propre et lisse comme si nous allions nous battre sur place ou si nous attendions un orage. Du moins nous ne glisserons pas, nous ne tomberons pas. L’honnêteté du régiment se rétablit, les hommes qui ont caché leur sac dans un camion, avec la complicité du conducteur, courent le reprendre; les voitures de compagnie passent l’alcool aux ambulances, les mitrailleurs remplacent par de vraies cartouches leurs caisses bourrées de carton. Chacun a bientôt son poids exact de bataille, et l’on pourrait peser maintenant chaque homme comme on pèse à l’usine l’obus qui sort. Tous ceux qui n’avaient pas de bidons, de troisième cartouchière, de vis de culasse, en découvrent soudain un choix près d’eux, et il apparaît même un képi pour Artaud, notre conducteur, qui est depuis Roanne tête nue. C’est un képi rouge sans manchon, bien visible, mais Artaud se moque d’être repéré: il a déjà un cheval blanc et, sur sa voiture, sont peints les drapeaux de tous les Alliés. Celui du Tonkin n’est même pas sec.
L’ordre arrive. Nous partons dans la direction de Bernwiller.
Voici Bernwiller. Nous le traversons au pas gymnastique. Il a dû défiler pendant la journée tant de troupes que personne des portes ne regarde ce régiment courant à la bataille. Nous aurions pourtant voulu demander des renseignements sur Flaxlanden. Deux gendarmes menacent l’un de nous qui a secoué des prunes au passage. Un cantinier qui se rase sur l’accotement, la glace pendue à un cerisier, attend nerveux, la figure débordant de mousse, que nous ayons fini de faire trembler sa route. Sur le chemin de ces mille hommes aspirés, les gens seulement dont l’unique rôle est d’empêcher qu’on déniche les nids, qu’on vole une poule, qu’on pêche les écrevisses avec des mailles trop petites. A la sortie du village, une grande route droite et vide, silencieuse. Personne non plus qui revienne de la bataille. Nous aimerions en voir arriver cependant un cycliste, n’importe qui, un vaguemestre. Un civil même, une femme, qui nous donnent l’impression d’être vus et, pour les cœurs généreux, de protéger plus que deux gendarmes. Mais seulement un convoi de chevaux en sang, précédé par deux bœufs encore au joug, que des éclats de mitraille ont atteints. Les bœufs tirent... et devant eux c’est nous qui nous écartons, car bien peu s’attendaient à ce que les animaux aussi fussent blessés. Voici des arbres mutilés, un coin de route éclaté, un rocher pilé. Nous avons la gêne de pénétrer dans la mêlée par en bas, par les végétaux, par les animaux, alors que nous comptions y descendre par son sommet, par ce général qu’on dit blessé et que nous aurions trouvé, étendu sous un arbre, au coin du village.
—Halte!
On ordonne face à gauche, face au côté que nous croyons inoffensif. Et nous sommes, assure l’état-major, sous le feu de l’artillerie. On nous fait reculer jusqu’au fossé. C’est deux mètres de sécurité en plus.
Il est huit heures. Le jour meurt aujourd’hui sans avoir vieilli. Le crépuscule a partout même épaisseur et même transparence: on ne peut deviner de quel côté s’est couché le soleil, et l’armée française, qui ignore s’orienter, n’en aura point ce soir de désavantage. Toutes les étoiles, également blanches et mortes, font penser au Nord, à minuit, et nos mains aussi sont éclairées, même celles des moins riches, par un puissant radium. La nuit se rapproche de nous, par derrière, comme de ceux qui la défendent. Plus d’ombres; les nôtres sont déjà séparées de nous, comme si la bataille allait être grave, comme si les adjudants nous les avaient réclamées, à l’instant, avec les livrets matricules. Pas une étoile errante, le canon a secoué toute la journée du ciel ce qui n’y tenait qu’à peine; plus de constellations qui se balancent, mais des astres enfoncés jusqu’à la garde. On ne voit vraiment qu’eux; malgré soi on les contemple, et l’on fait le fier et le beau pour ces mondes où tout l’intérêt doit se concentrer d’ailleurs, en ce moment, sur le cheval blanc d’Artaud; Frobart explique la grande Ourse, qui ce soir se trouve ovale. Comme il n’est pas permis de s’asseoir, les camarades s’adossent sac à sac et prennent ainsi leur repos, se parlant l’un tourné vers les ténèbres françaises, l’autre vers les ténèbres badoises. C’est notre première bataille, et nous ébauchons tous les gestes et les pensées que nous aurons une fois guerriers. Nous ne nous serrons pas encore les mains, mais nous avons des regards si lourds que s’ils appuient sur les yeux indifférents d’un voisin, le voisin doit nous sourire. Nous n’écrivons pas de testaments, mais les soldats qui se devaient vingt sous se les rendent ou se les donnent. Un seul dans la compagnie note ses dernières volontés; c’est Lâtre, qui lègue son entreprise à sa femme, sa femme à son père. Nous nous passons le papier en riant, et Lâtre le poursuit d’escouade en escouade, comme s’il devait hériter.
Avec Jalicot je fais les cent pas. Des groupes se forment. La ligne des sections carrées s’est fondue en une ligne de sections arrondies et la promenade, et la pensée, est plus douce le long de ce bataillon sans angles. Dans l’ombre, nous faisons aux camarades des signes modestes d’existence:—C’est toi?—Oui, c’est moi!—C’est vous? Tous ceux qui vont être braves pour la première fois allument plus tendrement leur cigarette. Celui-là sent au fond de lui un lointain sommeil, le sommeil d’après la bataille, et bâille. Notre ignorance de la guerre pèse subitement sur nous comme à la veille d’un examen. S’il faisait clair, nous repasserions notre théorie. Nous nous sentons coupables d’avoir négligé nos enrayages, nos déploiements. Mais surtout nous pensons sans relâche au premier blessé, au premier mort du bataillon. Tout notre entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second, le troisième et, vers le centième, nous-mêmes nous étendons; mais soudain, malgré nous, le premier mort que nous avons enfin couché dans notre esprit s’anime, se relève, et tout est à recommencer. Quand un soldat allume sa pipe, nous frémissons, en voyant ce visage qui s’illumine, comme s’il se désignait par cette clarté pour la mort. Nos épaules s’alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans cette ombre qui rend la victoire à peine plus désirable que le jour.—C’est toi?—Oui, c’est moi, avec, tremblotant un peu, un immense courage...
Le bruit d’un galop. Le capitaine d’état-major transmet au colonel l’ordre d’attaquer le village d’Enschingen. On voit le clocher, juste devant nous, à deux kilomètres... Il éprouve aussi le besoin de nous faire un discours:
—Allez, Roannais! Comme pour les Autrichiens!
Nous avons déjà battu en effet les Autrichiens, en 1814, à Roanne même. Nous avons, de ce côté-ci de la Loire, fait circuler un convoi ininterrompu de tuyaux en tôle sur des roues. Le général ennemi, malin, se méfia, ne tenta point le passage, et la ville fut décorée, en même temps que Tournus, où était né Greuze.
—Et attention! Vous êtes sous le feu de l’artillerie lourde.
Il part enfin. Non, il revient, toujours au galop.
—Vous êtes sous le feu de l’artillerie légère!
Est-ce qu’il va reparaître ainsi pour chaque calibre, pour les mousquetons, pour les revolvers? Le colonel lève le bras, l’abaisse. Nous partons...
Les quatre compagnies avancent en ligne à cent mètres d’intervalle, chacune serrée et silencieuse. Les hommes ne prononcent pas une parole, malgré leur désir de savoir au juste ce qu’ils font, si c’est une marche d’approche, une charge, s’il y aura des mitrailleuses. Mineurs, tisseurs, ils ont éteint leur cigarette, leur pipe, comme à l’entrée dans l’usine, par précaution. Ils vont à toute allure. La crise de discipline qu’ils ont, pour la première fois, se résout en silence, en vitesse, et les plus disciplinés ont pris le pas gymnastique. Avec les quatre fourriers, j’escorte le colonel qui se tient un peu en arrière du centre. Nous suivons avec peine, à travers des champs et des prairies coupés de haies. Nous trébuchons contre un bœuf étendu, bien gonflé, et sur lequel, heureusement, on rebondit. Nous sautons et ressautons un ruisseau qui s’empêtre dans nos jambes comme une bande molletière défaite. Un projecteur illumine soudain la compagnie de droite, qui s’arrête, se masse contre lui avec les précautions recommandées pour les obus, chaque tête sous le sac qui la précède, les têtes du second rang cachées, les yeux du premier rang fermés... Le faisceau s’éteint. Le clocher du village rentre peu à peu sous terre, dans sa tranchée, et maintenant nous allons au hasard. Plus de canon. Une balle, une seule balle passe à côté de nous, à fin de course. Un seul Allemand nous fait l’honneur de tirer. L’homme du projecteur sans doute.
Ils vont trop vite. Nous essayons en vain de les rejoindre. Nous ne les voyons plus et le terrain est difficile. Parfois de l’herbe, du trèfle, puis, soudain, transversales, des lignes de choux, d’artichauts et de dahlias. Les prés sont dans le sens de l’Alsace, mais les potagers, de biais, s’entendent pour contrarier notre marche. Un cavalier surgit derrière nous, prie le colonel d’attendre le général et nous dépêchons les fourriers aux compagnies. Un second cavalier ordonne de continuer: nous continuons. Un troisième, un quatrième, arrivent ainsi à toute vitesse, de l’on ne sait quel centre, mettent pied à terre, s’alignent sur nous, mais toujours en retrait l’un sur l’autre; la cavalerie divisionnaire, dans les batailles, forme des circonférences. A part Chalton, qui n’a pas trouvé sa compagnie, aucun des trois fourriers n’est revenu. Nous envoyons les dragons en éclaireurs, mais rien à droite, rien à gauche, et, devant nous, à cinq cents mètres, une colline et la forêt. Il n’y a que nous six dans la vallée, et il paraît que l’on nous voit de partout.
La fraîcheur tombe; la première couche de rosée se pose sur nos fusils; l’homme du projecteur tire un dernier coup de canon, le clocher d’Enschingen se dresse soudain à notre droite, tout en arrière; une perdrix: les compagnies ne sont point passées là. Nous ralentissons le pas. Une dernière fois nous franchissons le ruisseau, mais un long rectangle de carottes nous décourage. Nous cédons à leurs taillis impénétrables; nous n’allons pas plus loin; nous les laissons brouter une minute par les chevaux; un dragon les goûte lui-même; agenouillés dans leurs feuilles odorantes, nous tirons, Chalton et moi, après les trois sommations, les premiers coups de feu du régiment sur deux lanternes électriques qui scintillent dans la forêt: Il a bien visé la première, mais la mienne ne s’éteint qu’au bout de quelques minutes, quand l’électricité manque, me dit-il. Pas d’angoisse, mais peu à peu la paresse, l’indifférence. Pourquoi aller au delà de ces carottes, et trouver pis encore, des tranchées, des betteraves peut-être? Celui qui a la meilleure oreille l’applique contre terre, mais rien que le fracas des brindilles, et le piétinement du cheval sur lequel est monté debout celui qui a la meilleure vue. Celui qui a la meilleure conscience dort déjà. Le colonel étudie sa carte. Nous sommes sans aucun doute entre les lignes, et les compagnies doivent être arrêtées dans un des deux villages qui sont derrière nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel allons-nous revenir? Lequel est habité? Nous ne nous hâtons point, nous ne courons plus de danger: nos ombres sont revenues; nous nous amusons de l’aventure, qui nous épargne de creuser là-bas des fossés, de prendre la garde, et nous jouissons d’un calme, d’une sécurité que l’on ne pourra jamais goûter, dans cette guerre, qu’à égale distance des sentinelles françaises, des sentinelles allemandes, et avec son colonel. Parfois seulement, une détonation, suivie d’une autre, plus brève, plus sèche, comme si le tireur se précipitait pour ramasser son blessé. Assis les uns en face des autres, nous formons à nouveau un de ces groupes arrondis dont vit la paix. Nous sentons si bien que ne commence aucune ère nouvelle et nous nous remettons, comme dans l’ère précédente, à fumer, à faire craquer nos doigts, à boire. Le colonel se décide pour Spechbach. Voici Spechbach... Une mare ronde est posée devant le village comme un miroir devant les lèvres d’un homme endormi. Pas une ride, pas un murmure... Spechbach est mort... Nous avançons.
...Ici une heure qui n’appartient pas au régiment et que le capitaine Lambert a fait rayer de notre Livre de marches. Ici des blessés, des morts. La sentinelle qui nous arrête a le front entouré d’un bandeau rougi;—la balle, l’unique balle aurait porté? Dans la première maison, une foule de blessés qui se sont installés sans logique, les plus gravement atteints au premier étage, comme s’ils redoutaient en plus une inondation. Sur le banc d’une ferme, un officier endormi, la poitrine couverte d’une ouate sanglante. Ce n’est point un de nos commandants: Son numéro d’ordre est plus faible d’une unité que le nôtre et il le porte d’ailleurs partout, pour nous rassurer, à son képi, à son col, à son collet... Le sort nous a manqués d’un point.
—D’où venez-vous? demande le colonel.
Il se réveille. Il répond machinalement ce qui le matin encore était la vraie réponse.
—De... de Chambéry.
Puis il aperçoit les cinq galons.
—Le colonel... le colonel est mort, dit-il.
De ses yeux hébétés, c’est mon képi qu’il regarde maintenant, ma manche, cherchant mon grade; il ne le juge pas, sans doute, assez élevé pour ajouter: Le sergent, le sergent est tué.—Il s’endort.
Nous repartons. Chalton a sur la main un peu de sang de Chambéry. Il le montre à son dragon pour faire croire qu’il est blessé, et il s’y trompe lui-même, à chaque cigare qu’il allume.
Bernwiller, 20 août.
Occupé Enschingen à minuit juste. Je dis minuit juste, bien qu’il y ait à ce sujet une dispute entre mes deux compatriotes, Laurent, qui a gardé l’heure de la ville, et Clam, qui a l’heure de la gare. Les Allemands viennent de partir, laissant la mairie préparée comme une souricière, des tablettes de chocolat sur la porte ouverte, des croûtes de fromage sur la table. Dans une cave, une patrouille égarée du ***, que les compagnies se passent, que le capitaine Fontange félicite, que le capitaine Perret veut fusiller comme déserteurs. Nouveaux otages, qui descendent en bras de chemise et que nous renvoyons passer une veste, car nous ne désirons que des otages habillés. Je suis de garde au drapeau; nous l’installons dans l’auberge, et tous les soldats qui s’échappent pour boire, surpris de le rencontrer là, vident du moins leur verre plus dignement. A trois heures, départ pour Bernwiller; le lieutenant Viard félicite les guides: la route est absolument droite. Journée paisible, chaude. Nous jouissons de ce soleil que nous avions, suivant d’illustres exemples, jeté hier soir, pour le reconquérir, dans la bataille même; jeté dans le mauvais sens d’ailleurs, jeté en France. On me charge de la surveillance des otages qui dorment sur des charrettes à claire-voie, à part un conseiller municipal nerveux, dont c’est aujourd’hui la fête, que sa famille attend, et qui reste assis sur la claie à se lamenter alors que tous les autres ont depuis longtemps, dans le poids du sommeil, passé au travers. Nous nous organisons, nous nous déployons, nous creusons des tranchées face à Enschingen, comme si nous n’avions d’autre but dans la guerre que de prendre ce village une fois par jour. Petit déjeuner avec Devaux chez un vieil Alsacien, sourd-muet, et qui s’empresse à nous servir, protégé qu’il est par ses infirmités contre toute dénonciation. La trouvaille d’un œuf de poule, puis d’un œuf de canard, nous conduit à l’idée de l’omelette que nous préparons chez deux sœurs allemandes, deux jumelles. L’impression, enfin, d’être des conquérants! chacun de nos mots fait courir, se heurter, ces deux images semblables, et nous avons à la fois notre volonté brune et notre volonté blonde. Aux murs, sur le papier gris, des taches carrées plus claires. Il y avait là des cadres et l’on pourrait reconstituer, d’après la couleur plus ou moins passée, toute la famille impériale. Je fais pâlir les esclaves en leur demandant où elles ont caché ces portraits et Devaux leur pose, sans malice, des questions alternativement menaçantes et affables: si l’empereur est bien paralytique général, quels sont leurs prénoms, comment finira la guerre, ce que veut dire le mot «gemütlich». Elles ne répondent qu’aux questions affables, mais avec la crainte que les questions sacrilèges ont causée: elles s’appellent, tremblantes, Elsa, Johanna; gemütlich veut dire: «Quand tout est bien, quand tout est gai.»
«Hier ist es gemütlich», dit Devaux pour trouver un exemple.
—Ya, répondent-elles, ya.
Il suffit d’agiter le mot gemütlich aux yeux d’une Allemande pour qu’elle réponde par ces joyeux aboiements.
A midi, ordre de libérer les guides. Le conseiller municipal s’en va en courant par un raccourci, plus court par conséquent que la route droite, et je rejoins ma compagnie qui occupe la maison et le parc de Henner. Tous les hommes sont étendus dans le creux des pelouses, au pied de buissons, et dorment, sur le dos, sur le côté, les genoux pliés ou levés. Nous avons là tous les tableaux qu’eût peints Henner si les bosquets étaient peuplés de soldats, et non de femmes rousses. Jalicot a visité le château: il n’y a trouvé que deux énormes pinceaux, l’un carmin, l’autre saumon, les pinceaux de Matisse. Toutes les toiles ont disparu des murs, comme chez Elsa et Johanna; mais il reste les glaces. Nous ne nous étions vus depuis Roanne que dans des miroirs ronds à deux sous, qui nous montraient tout juste notre œil ou notre raie. Nous nous contemplons, nous nous rapprochons sous le prétexte de comparer nos tailles, nous nous tenons par les épaules, mais chacun ne regarde égoïstement que soi et je ne sais même plus, aujourd’hui, lequel de nous deux était le plus grand.
Long après-midi paisible. Le lieutenant Balay me charge de visiter le village, d’interroger les passants. Mais les rues sont désertes. Beaucoup de maisons fermées, avec les images de sainte Agnès sur la porte, rondes comme les vrais scellés. Je visite l’église, qu’entoure un canal d’eau courante. Je pousse la fenêtre d’une chambre, j’aperçois dans des cadres noirs à grains d’or les Trois Grâces et la Comparaison. Partout le silence. L’avion allemand qui passe là-haut ne peut noter dans ce village qu’un touriste ou un indiscret. Je vais si loin que je m’égare: une jeune fille m’indique la route du château avec la politesse qu’on réservait dans ce bourg aux invités de Henner, et je rejoins les autres sergents, couchés sur la pelouse. Étendu sur le dos près d’eux, je les écoute se parler de leurs femmes, j’admire, quand c’est mon tour, les photographies de Mᵐᵉ Sartaut, dont Sartaut fait passer un choix inépuisable; je la vois en costume cycliste, en costume de bain, appuyée à un prie-Dieu au bord d’une plage, car toutes les photographies ont été prises en juillet près d’Arcachon. Je la vois soudain en buste, comme si elle s’était rapprochée de nous de mi-chemin. Chaque fois elle caresse un chien différent, car son métier, à Paris, est de prendre les chiens riches en pension. La voilà en bateau avec un levrier qui a appartenu à Sarah Bernhardt, et Sartaut parle de Sarah qui gagne un million par an, qui a plus de soixante-dix ans, et n’a pas mis un sou de côté: c’est une femme, prétend sa femme, qui n’a pas d’ordre. On repasse la photo du bain, pour voir le caniche d’une Brésilienne, et pour discuter, ce qui nous vaut les injures de Sartaut, si la vue a été prise avant le bain ou après.—C’est avant pour le caniche, encore frisé, après pour Madame, toute lisse.—Douce petite française, aux yeux inclinés, à la gorge haute, aux jambes nettes, qui s’oppose victorieusement dans notre pensée, selon la photo, à l’actrice, à la juive, à la Guatemalaise que laisse entrevoir le chien du jour. C’est elle qui nous rend précieuse l’impression d’être en Alsace, alors que justement nous n’en voyons rien, que le ciel,—où passent bientôt, par photos uniques, les femmes des autres sergents, avec des chiens et des enfants qui leur appartiennent.
A six heures, départ pour Spechbach-le-Haut. Nous commençons une manœuvre d’encerclement autour du malheureux Enschingen. Mulhouse a donné moins de mal: Nous apprenons qu’elle est à nous et qu’on a pris sur la gauche vingt-quatre canons et huit cents Badois. Nous réclamons du capitaine Perret, qui a son Joanne, de nous lire la page de Mulhouse: la gare est petite, noire, incommode, et fait contraste avec le somptueux hôtel des Postes. Nous voudrions entendre aussi la page de Fribourg, car c’est sur Fribourg que nous allons. Mais Fribourg n’est pas en Alsace, malgré les affirmations de ceux qui confondent avec le Fribourg de la Suisse.
Marche sans autre épisode que l’arrestation de Babette Hermann, qui est allée se faire arracher une dent à Bernwiller, a voulu revenir chez elle, malgré la bataille, tant la sœur lui a fait mal, et s’est prise dans la brigade, le bandeau noir qui doit lui servir le dimanche pour son nœud alsacien passé autour de sa fluxion. On me la confie, car elle ne sait que l’allemand. Spechbach nous fête. Je reconduis Babette à sa famille qui s’empresse, mélangeant à mon profit l’affection pour les Français et la reconnaissance due aux dentistes. On m’invite à dîner, on sort de vieilles cartes où Spechbach est encore en plus grosses lettres que Bernwiller, n’ayant point alors le désavantage qu’un grand peintre n’y soit point né; les recueils des tableaux patriotiques du Salon y compris 1892, date de ma fièvre muqueuse, et je reconnais de cette année chaque zouave, chaque vitrier, chaque amazone de Béhanzin. Babette installe elle-même sa lessiveuse pour notre soupe, malgré les galants caporaux qui la supplient de ne pas se mettre en courant d’air. Le grand-père, qui voit que l’impossible arrive, ne peut plus croire maintenant que ses souhaits plus modestes se réalisent moins et me les confie: il verra son petit-fils médecin, Babette guérie pour toujours de sa dent. Une fois interne des hôpitaux, son frère les soignera tous à loisir.
Je couche dans le salon du presbytère, dont tous les meubles ont des colonnes torses, fauteuils, armoires, tables en chêne, et où un Christ à tête relevée s’étonne que le montant de la croix soit si plat, si lisse!
Ammerzwiller, 22 août.
La bataille est bien finie, bien gagnée, mais le canon tonne toujours, et devant nous. Nous ne nous en inquiétons point. C’était encore l’époque où les fantassins croyaient que l’artillerie se loge entre les ennemis et eux. Pauvres artilleurs! disions-nous. A dix heures, départ de Spechbach. On craint un retour des Allemands par Cernay et nous attendons jusqu’au soir, face au Nord, dans des vergers. Réclamations du lieutenant Viard, dont la compagnie est près d’un rûcher, et qui a déjà deux hommes piqués. Mais interdiction formelle d’enfumer les abeilles avant le café. A cinq heures, départ dans la direction d’Altkirch. Belle route, dont les cerisiers ont été coupés au ras du sol par les Allemands, et il ne reste des arbres que leur plan et leur âge. Nous retrouvons les artilleurs de Moulins, les dragons de Saint-Étienne. Quelques dragons sont montés sur de grands chevaux allemands qui ne veulent suivre, par patriotisme, que réunis en peloton, mais les logis s’y opposent. Assis sur les cerisiers, nous regardons vers les champs, un peu pour éviter la poussière, beaucoup pour ne pas tourner le dos à trois tombes de soldats français, tués voilà dix jours et dont nous notons les noms sur nos carnets. Nous apprenons leur mort en même temps, à peu près, que leurs parents... Nous avons de plus le chagrin de voir les tertres faits un peu au hasard... Je ne sais pourquoi nous eussions aimé pour eux des tombes parallèles.
⁂
Halte aux portes d’Ammerzwiller. Notre boucher a vu qu’on agitait trois fois des lampes dans le grenier d’une maison. Il me requiert comme interprète, et nous pénétrons, boucher avec son revolver, sergent avec sa baïonnette, dans la chambre d’une grande jeune femme à cheveux blonds qui sort du lit en criant. Elle sanglote; on voit sa gorge, ses jambes, toute une franchise de réveil qui pousse le boucher à croire tout ce qu’elle dit: Elle jure qu’elle n’a pas de lampe, qu’elle a l’électricité, qu’il n’y a personne dans le grenier. Elle dit tout cela en français, mais le boucher, pour bien comprendre, me regarde et attend ma traduction. Au grenier, nous trouvons, enfoui sous des couvertures, un homme que nous confions à la garde et nous prenons deux otages, dont le jeune curé, qui proteste, défiant de la république et malgré que ses sentinelles mêmes aient encore, épinglés à la capote, les Sacré-Cœur distribués à Paray-le-Monial. Ce matin, je vais aux informations et une voisine m’apprend que nous avons arrêté le faible d’esprit du village.
Vie de garnison toute la matinée grâce à mon adjudant des dernières manœuvres, avec lequel je bois le café, et qui tente de m’apitoyer sur son récent échec à Saint-Maixent: échec injuste cette fois; on lui a demandé à l’oral ce qu’il pensait de Benserade. Il m’emmène aussi cueillir des laitues dans les champs où nous trouvons des cadavres de lièvres, inutilisables, gâtés en une heure. La chasse est le maximum de ce que peut supporter un cœur de lièvre et la guerre le fait éclater. Pas d’oiseaux non plus, à part les poules; les poules, puisque c’est leur nom, se sont cachées les premiers jours, sont ressorties et ont repris maintenant leur chasse, un œil sur chaque oreille: la guerre durera longtemps... Toute la question est de savoir si l’admissibilité comptera après la paix!
Nous revenons par le corps de garde où ma compagnie, qui est de jour, a pendu toutes les enseignes suspectes de la ville et la devanture complète d’un pauvre homme, le malheureux, qui s’appelle Kaiser. Elle collectionne aussi les plaques officielles des rues, et à chaque instant un donateur arrive, apportant des panonceaux ou des affiches. On se croit à Carnavalet les jours de générosité. Bientôt tout le déguisement prussien du village est rassemblé dans cette salle; écriteaux si dédaigneux pour le passant qu’ils font naître immédiatement l’ordre ou la vérité contraire dans un cœur français: Ordonné de passer sur la voie quand le train arrive.—Obligatoire de battre les animaux.—Enschingen pas à 7 kilomètres, Enschingen à 1.000 lieues!... L’innocent est toujours là, mais il ne sait que l’allemand. Bardan s’occupe de lui offrir le café et, pour trouver des relations communes, essaye de lui faire entendre qu’il a connu un Boche, à Vichy, un garçon d’hôtel. Il a connu aussi un idiot, qui vendait des journaux et auquel on n’a jamais pu repasser une pièce fausse; car il ne faut pas croire que les idiots soient plus bêtes que les autres.
Rencontré le lieutenant Bertet. Il est stupéfait d’être en Alsace. Il n’avait pris que des cartes de Prusse et de Bavière, comme s’il ne s’agissait dans cette guerre que de délivrer la Pologne, et je dois lui céder mes deux pauvres petites cartes de Colmar et de Strasbourg. Il ne me laisse qu’un plan des irrigations de la forêt de la Hardt, trouvé à la mairie. Je ne risque plus de me noyer dans cette forêt... Je me console en pensant à mes amis alsaciens, Braun, Beyer, partis avec toutes les cartes des Vosges, qui s’acharnent sans doute en ce moment sur le Luxembourg belge, qui couchent ce soir à Malines, à Bruges, alors que nous tenons déjà, par quinze jours de marche pacifique, l’enjeu de la guerre. Nous avons vraiment une dette envers l’officier d’état-major auvergnat qui fit sournoisement désigner, sur les plans de mobilisation, les Auvergnats pour reprendre l’Alsace!
Les hommes sont moins pris au dépourvu que Bertet. Ils ne donnent pas, comme notre état-major de brigade qui nous interdit toute sonnerie, toute entrée en musique, l’impression de chercher la vraie frontière à l’intérieur même de l’Alsace. Ils règlent les horloges à l’heure de la France, ils grattent les mots allemands sur les murs, ils se délivrent de la petite humiliation qu’on leur infligea chaque année, à l’école, en leur contant 70, et, soulagés, attendent avec bonne humeur la fin de la guerre. Pas un qui eût pensé aller ailleurs qu’en Alsace, qui n’eût convenu avec sa famille d’un mot pour annoncer qu’il y était, dictionnaire enfantin que tous ont copié, de sorte que les mille lettres, les mille cartes, commencent ainsi: le sac n’est pas lourd, ou le ceinturon ne serre pas, ou les souliers ne prennent pas l’eau, phrases négatives qui voudront dire, une fois révélées par l’air pur de Pontgibaud ou de Thiers: «Nous sommes à Mulhouse», «Nous sommes à Strasbourg», «Je vois le Rhin». On pourrait le voir en effet du haut du clocher avec une jumelle marine, affirme le curé, qui affecte aussi de compter en milles marins—15—la distance qui nous en sépare. Rétoil, qui est marbrier au cimetière de Volvic et nous a promis à chacun, le mauvais cas échéant, sa meilleure inscription, grave en attendant dans le marbre de la cheminée:
| 16 août 1870 | 19 août 1914 |
| Rezonville. | Enschingen. |
Sur la carte, où le pays annexé est en carmin, la France en blanc, comme il n’est pas de crayon blanc, on passe au crayon rouge la France, que l’Alsace conquiert ainsi en une minute. Mon tambour, qui est de Bruère, le village du bas Bourbonnais où se dressait avant 70 le centre de la France,—c’est une colonne carrée faite de deux sarcophages romains trouvés aux environs—se réjouit que Bruère ait repris son rang, l’écrit à sa famille, essaye de l’expliquer au maire avec des ficelles tendues de Dunkerque à Perpignan... le maire ne comprend pas... l’Allemagne n’a pas de centre... Souvent les soldats ont recours à moi pour parler allemand, mais je ne suis qu’un interprète de mots abstraits. A part l’oignon et ses dérivés, pour lesquels je me sens d’un réel service, un soldat français peut tout se procurer par gestes. Ils n’usent de moi que pour calmer le doute qu’ils ont eu, en voyant qu’on n’illuminait pas en Alsace, qu’on n’y parlait pas français. Ils cherchent avec une bonne volonté inépuisable l’Alsacien qui leur dira:—quelle joie de vous voir! Quelle honte que les Allemands! Ils essayent, par des insinuations naïves sur la folie du kronprinz, de mettre à l’aise leurs hôtes. On m’invite au café dans cette grange pour que je demande à la vieille si elle est contente de nous voir. Comment se dit contente? Toute la journée on lui répétera le mot «zufrieden» qui deviendra le soir un lambeau allemand méconnaissable, auquel la vieille continuera de répondre en hochant la tête. Pas un fumeur, pas un enfant, qu’ils ne me fassent interroger sur les cigognes, sur Strasbourg, sur les têtes de pipe. Si l’un d’eux fait mine de dire que le patois alsacien ressemble quand même au prussien, les autres me chargent de lui expliquer la différence colossale, qu’au lieu de Haus, la maison, on dit Hus, au lieu de Deutsch, l’Allemand, on dit Schwob et, dans certaines maisons renfrognées, c’est eux qui apportent l’Alsace: ils trouvent à coller sur la porte, comme sur les autres, un portrait de sainte Agnès; ils passent au ripolin rouge les poutrelles déteintes, et mettent des fleurs sur les accoudoirs. Égalité française: il y a bientôt le même nombre de géraniums à chaque fenêtre du village. Tous fiers, d’ailleurs, de leur conquête, et étalant les culottes rouges qu’ils ont lavées aux alentours des maisons suspectes.
⁂
La guerre vient juste à temps; dix ans de plus, et c’était tard. Dans les villages que nous avons traversés, les enfants ne parlent plus français. On a tout au plus l’impression que jadis, jadis ils l’ont parlé. Il nous escortent avec enthousiasme, mais dès que nous les interrogeons, ils s’arrêtent, leur sourire cesse, ou bien ils se précipitent chez eux, questionnent leur mère et rapportent une phrase incompréhensible de trois mots boiteux: c’est tout ce qu’il reste de français à la maison. Nous nous décidons à leur parler allemand: pour qu’ils comprennent mieux, j’emploie mon haut allemand officiel, la langue des théâtres de Meiningen et de Weimar, le hanovrien des acteurs juifs qui déclament les traductions de Verlaine. Je demande à deux fillettes où l’on peut trouver des confitures, du miel. Elles éclatent de rire, comme on rit en France d’un acteur qui déclare se nourrir de miel, de compotes. Je voudrais savoir aussi où est l’école: acteur bizarre, qui va à l’école! mais elles m’accompagnent. Voici l’école; voici leurs cahiers de composition, écrits tous en allemand, dans une écriture raide de parade, au cas où l’empereur les daignerait honorer d’un regard. Dessins orgueilleux dont le moindre chalet porte un paratonnerre; problèmes d’arithmétique à la donnée dure et sèche, que l’on a envie de résoudre par la chimie, et qui vous font restituer, sous peine de correction, les chiffres, les stères, les kilomètres. Pas un mot de français. A Saint-Cosme seulement, chaque dictée, quel qu’en fût le sujet,—c’était toujours Charlemagne ou Geneviève de Brabant, car les instituteurs alsaciens choisissent leurs héros dans leur méridien—était suivie d’une phrase à nous, sans rapport avec le texte: «L’oseille est un légume», «l’ail est une plante», «la coquetterie est un vice». Brave maître d’école qui bordait les massifs impériaux de persil et de défauts français. Voici le cahier de ma fillette la plus grande: elle a très mal; elle n’a pas su la mort de Frédéric. Elle affirme qu’elle ne recommencera pas, et me récite tous les grands hommes qui sont morts, mal assurée pour ceux qu’elle aime.—C’est ainsi que nous passons notre journée entre les enfants et entre les vieillards, nous vieillissant ou nous rajeunissant d’une vie entière selon nos rencontres, car vieux et enfants ne vont pas ici ensemble, comme en France, et nous conquérons un pays où l’âge adulte n’existe pas.
⁂
Rencontré Jalicot, qui a adopté un vrai petit muet; n’ayant pas l’allemand entre eux, tous deux se comprennent à merveille. Rencontré Artaud, qui est rayonnant, qui s’est pris le pied dans la roue de sa voiture, a cogné la tête dans le marchepied, et est retombé sur une botte de paille; il voudrait le refaire qu’il n’y arriverait jamais. Notre chien de chasse suit mes promenades quand je prends un fusil et m’abandonne quand je me contente du revolver. Je le mystifie en l’emmenant à la pêche, un ruisseau coule au bas du village.
Il fait chaud, et je rejoins au milieu de la prairie le lieutenant Michal. Petit, modeste, doux, c’est notre guide; le général de la division a choisi pour marcher en tête des régiments de réserve, les contraires des tambours-majors de l’active; le guide du 236 est C..., le plus petit romancier de France; celui du 305, B..., journaliste silencieux, qui prend des notes.—«Voilà des régiments qui réfléchissent», peuvent se dire les bourgs qui ont vu la veille défiler les zouaves étourdis ou les chasseurs. Michal étudie sa carte. Il s’est étendu dans l’herbe suivant la ligne du Rhin et, orienté vers le Nord, distribue ses points et ses demi-points cardinaux aux clochers les plus distincts; à chaque halte, il s’installe ainsi, se couche, niveau du régiment, et le lendemain nous conduit sans erreur par les plus petits chemins, même s’il n’y a pas de villages, et s’il a dû confier le Nord et le Sud à de simples rochers ou à des arbres. Souvent je l’ai rejoint, sur ces routes alsaciennes qu’il a plus de plaisir à fouler qu’un autre, car il est ingénieur des mines et il n’oublie pas une minute combien le sol conquis est profond. Nous marchions de son pas régulier, qu’il règle à une montre; dans cette avant-garde de calme où l’on ne connaît rien des bousculades et des hâtes de l’arrière, nous parlions de la guerre, à laquelle il n’avait jamais cru et à laquelle pourtant il s’était préparé avec minutie depuis son enfance. Chaque année, il la jugeait plus impossible, et chaque année le poussait à acheter un album d’uniformes allemands, ou un couteau de guerre, ou un sifflet de campagne, un imperméable. Il ne lui manquait plus, au début d’août, qu’une ceinture pour l’or. Il avait l’or. Son réflexe n’était en retard que d’une année. Pendant les huit jours d’attente à Roanne, il ne quittait pas la bibliothèque des officiers, où il empruntait tous les livres de guerre, et le jour du départ, le bibliothécaire a dû lui laisser les Commentaires,—au lieutenant Bertet le Mariage de Chiffon. Il m’explique aujourd’hui notre manœuvre d’Enschingen. Il porte en lui tous les plans des combats, d’échelle différente, il compare simplement notre mouvement, pour que je le comprenne mieux, à la plus grande bataille du monde, à Austerlitz, mais se contente d’expliquer Flaxlanden par une petite défaite athénienne dont j’oublie aujourd’hui le nom. Moins que des soldats, moins que des lieutenants, il voit des victoires ennemies se précipiter l’une contre l’autre, Wattignies contre Sedan, Denain contre Waterloo, et de nos armes, de nos navires, il parle avec le même jugement impartial et transparent; tout devient balistique, capillarité, et je rattrape à peine par les trajectoires de ses fusils mon pauvre régiment, qui me semble presque inutile. Il m’explique les vallées, les rivières. Cette guerre, que nous imaginions tous une guerre d’été, il la voit, dès le début, souffrir des douleurs des quatre saisons, car il me rappelle qu’au Cameroun déjà il pleut, qu’en Chine il gèle... et il l’étend sous toutes les zones comme un nouveau continent... Guerrier que je suis, je sens ma part de froid me gagner, ma part de neige, je prévois une seconde les tranchées, les inondations, les fièvres. De l’Alsace aussi il parle si nettement, je la sens dans son esprit,—comme sur ses photos, comme dans ce pré bordé directement par les Vosges et le Rhin, et où nous pouvons planter, plus légitimement que sur la carte même, des épingles avec des drapeaux,—si étroite, si délimitée, si seule, qu’il en détache cette Lorraine même, que nous lui avons donnée pour compagne. Les deux deuils, confondus par égoïsme ou par hasard en un seul deuil, il les sépare en moi autant que si les deux provinces perdues étaient aux deux extrémités de la France. Il m’enlève l’illusion, prenant Spechbach, d’avoir conquis du même coup un bourg lorrain de même grandeur. Tristesse d’apprendre que celui auquel vous croyiez un jumeau est seul, ne ressemble à personne, et il me ramène vers un village où tout maintenant me semble dédoublé—et moi-même—de ce qui avait pour moi un double sens.
Il me quitte; il doit acheter du jambon et du vinaigre, car les officiers l’ont naturellement chargé de leur cuisine, comme ils en chargent avec leur infaillible instinct tout professeur, tout philosophe, tout poète.
Ammerzwiller, 23 août.
Lever vers cinq heures. Nous nous rassemblons au bureau lentement, car chacun de nous, le soir, disparaît dans l’ombre, et va dormir secrètement dans le coin ou sur le meuble qu’il a hypocritement noté de jour. Une visite au premier nous apprend que le lit du colonel est déjà libre. De temps à autre, l’un de nous sort au galop, et revient au bout de vingt minutes, les yeux gonflés, s’étirant, disant:—Ah! que j’ai bien dormi!
Le bruit court que c’est dimanche. Ce n’est pas le curé qui le confirmera. Il a refusé de dire une grand’messe et a célébré l’office dans sa chambre, tout seul. Nous décidons de faire un bon dîner. Chacun sort à nouveau subitement, revient, le visage apaisé, avec le riz, l’ail, la poule qu’il avait repérés la veille, et pas un Français qui n’ait aussi, dans ce bourg de huit cents habitants, déjà marqué en lui la maison qu’il habiterait, la femme qu’il choisira, au cas où nous y resterions quelque temps, toujours.
⁂
Je vais acheter trente bœufs avec l’officier des détails. Je marchande. Je suis chargé de vérifier si la voyageuse arrivée chez Schanzi est bien une sage-femme. C’est la femme Schanzi qui vient m’ouvrir et toute contestation est impossible. J’écoute le vaguemestre nous lire le courrier qui part: approuvant la carte du colonel: Tout va bien, étonné par celle du capitaine adjoint qui écrit à ses fillettes: Bonjour dominical du papa: il n’aurait jamais cru qu’il fût à ce point calotin! C’est enfin mon tour de m’étendre sur le lit du premier. L’envie de dormir est passée et je trouve dans la chambre un vieux numéro du Nouvelliste d’Alsace-Lorraine. Que notre guerre est calme, à en juger par les titres, comparée à cette paix d’il y a six mois: Les Écrasés de Guebwiller, Mariage interrompu à Saverne, Scission de la Fanfare de Munster... La guerre aussi, d’ailleurs, a ses coups de théâtre, car je suis mis à la porte par la brigade elle-même, qui s’installe dans la cure et nous déloge. Nous délogeons le bureau du bataillon, où les soldats qui touchent dans le civil un traitement de l’État arrivaient s’inscrire, rangés par ministères, ou à peu près, car un cantonnier s’est faufilé dans les beaux-arts, puis dans les colonies. On a pitié de lui, et il passe le premier, mais il s’obstine à appeler la guerre des manœuvres.—Avant les manœuvres..., explique-t-il.—Après les manœuvres..., réclame-t-il. On n’y comprend goutte et on l’expulse.
La poule ne sera que pour le soir, je ne proteste pas, car des émissaires m’ont averti que Jalicot avait une poule du matin et je le rejoins dans sa cuisine. Il y a un troisième convive que Jalicot me présente; un inventeur de serrurerie, dans une maison de Lyon, excellente, qui emploie déjà quatre inventeurs. C’est lui qui a perfectionné la vis à encoches multiples. Longue discussion sur les cadenas, puis, sans transition, sur les romans. Notre hôte, sans être ennemi de l’écriture, la blâme de ne pas être un instrument précis. Y a-t-il un littérateur capable, du fait seul qu’il récite deux lignes ou deux vers à un passant, de le faire changer de couleur, de le faire éclater de rire, de le tourner vers le vice ou vers la vertu? Un passant de bonne moyenne, un négociant?... Si oui, il retire tout ce qu’il a dit. Y a-t-il des formules qui frappent les hommes comme le mot Sésame, autrefois, ouvrait les portes? Jalicot proteste et récite:—Saint Pierre cherchait un mot pour son cadenas. L’inventeur sourit... C’est très beau... Il se rend. Il avoue, d’ailleurs, qu’il est de mauvaise foi. Lui personnellement ne peut prononcer de vers sans avoir, comme les gens qui chantent, les yeux pleins de larmes:
Un corbeau noir sur la neige est tombé.»
Il pleure vraiment un peu; jamais on n’a vu un corbeau aussi nettement! Et la neige, si l’on pouvait être au mois où elle tombera! Mais il nous quitte, sa section doit faire l’exercice à une heure... c’est la guerre.
⁂
...C’est la guerre: On ne me fera pas travailler de l’après-midi. Sur ce dimanche alsacien, morne, privé d’hommes et sans doute, si le curé ne change pas d’humeur, de vêpres, joue un dimanche français, privé de femmes, mais qui remplit de notre bleu et de notre rouge tous les coins vides de l’autre. Les habitants apprivoisés sortent officieusement de leurs armoires, pour nous le faire admirer, tout ce qu’ils n’ont pas osé revêtir dans ce matin officiel: les femmes leurs jupes et leurs nœuds noirs, les hommes leurs vestes, le curé ses chasubles... C’est la guerre, avec son ciel bleu, ses canons grondants, ses pigeons voyageurs qui s’entraînent autour du clocher sur la piste étroite et dure des martinets. Sous un pommier aux pommes vertes je m’étends. Elles sont vertes et dures. Je peux dormir au-dessous d’elles, je peux les contempler sans crainte, et aussi sans l’appréhension d’avoir à inventer, l’une tombant, les lois du monde. C’est la guerre dans sa quatrième semaine, au dimanche exact où elle aurait dû s’adoucir et devenir la chasse. C’est le fond clair de la haie qui devient subitement rouge, quand une section passe sur la chaussée et la compagnie de piquet qui s’exerce dans le champ voisin à charger à la baïonnette en criant: «Vive la classe». C’est, à peu près toutes les heures, un revolver qui part dans les mains d’une ordonnance maladroite, et donne aux soldats parisiens l’impression qu’on est près de la Tour Eiffel et qu’il est midi. Puis, si l’on se dresse enfin aux cris de Laurent qui appelle pour le rapport, c’est un chemin tournant contre un mur couronné de roses; au-dessus du mur, des terrasses; au-dessus encore, le cimetière... Il faut être civil pour se faire enterrer si haut. Là, c’est le calme que donne un petit chemin de croix qui n’a que quatre stations et où Jésus meurt sans être encore fatigué, les joues bien roses; c’est le désespoir adouci qu’inspirent la colonne brisée au-dessus du fils Moser, la colombe dorée au-dessus de la fille Mayer, l’inscription de Hans Hermann, né en juin 1870 et mort hier, pauvre et noble vie, qui n’a pu loger tout entière dans l’Allemagne et la dépasse des deux bords. Un Durand est venu aussi reposer dans ce cimetière. Chers Durand, et vous, chers Dupont... chère France!
⁂
Déjà vingt jours de campagne, déjà deux semaines sans café sucré, sans pain salé;—Petipon, tombé de congestion au pied du drapeau;—trois gros réservistes évanouis sur la route de Vesoul;—la pluie de Lure, qui colla toutes nos cartes-lettres neuves et qui n’est pas encore séchée—les lignes de tramways, de chemins de fer se retirant peu à peu de nous comme se rétrécit un nerf coupé;—tous les drapeaux alsaciens, blanc et rouge, du district d’Altkirch, découverts chez un patriote par Poirier, qui crut avoir pris d’un coup cent drapeaux allemands; les noms de Wissembourg, de Freschwiller, de Reischoffen, recouverts pour toujours dans notre mémoire, comme les stations du Métropolitain dont on change les noms prussiens, par de petits noms simples et pacifiques: Saint-Cosme, Bellemagny,—peut-être avons-nous fait notre devoir envers l’héroïsme, envers la guerre! Tout ce que nous attendions d’elle, nous l’avons vu: le chasseur d’Afrique cassant son biscuit avec le pic des soldats du génie; le zouave endormi sous un porche alsacien; le général au galop saluant le général à pied; confondus, ces uniformes qui donnent vingt vertus au courage militaire, et, dans l’esprit du sergent rengagé qui sait les garnisons par cœur, brouillent soudain toutes les sous-préfectures, y compris les algériennes, et toutes ses nostalgies; chaque arme passant à l’autre arme son insigne, un fantassin sur un cheval blanc, un vieux landau plein de cuirassiers, un bataillon d’infanterie manœuvrant aux trompettes, spectacles d’une ambiguité pour nous plus aigüe que, pour vous savants, Andromède en Bacchus, Hébé à cheval; le suffixe «en Alsace» s’agrippant à chaque pensée: «Je suis étendu en Alsace», «Je fais le résumé du jour en Alsace», à tout grade: «Je suis sergent en Alsace!»... Michal, qui m’a rejoint, est lui-même plus calme et a signé, pour tout le soir, un armistice. Ses paroles sont incertaines, mais au fond elles veulent dire que, si nous sommes battus, nous restons les rares Français qui ont pénétré en Alsace. Assurés de la victoire, nous caressons égoïstement cet espoir de défaite. Nous éloignons le plus possible de la guerre notre bavardage; nous parlons de l’Amérique, des îles de la Sonde, où il ira, après son voyage aux Indes, avant son voyage d’Australie, puis nous tenons à en écarter nos corps mêmes. Nous gagnons une prairie isolée, d’où l’on ne voit plus le chœur gothique de l’église, où nous jouissons d’une Alsace pure de souvenirs; près d’un ruisseau qui coule; à l’ombre d’un vergne que le vent agite. Nous ne voyons que des génisses, un chien, des faneurs; nous ne voulons prendre d’elle que ce que nous aurions pris, par un semblable jour d’été, au Berry, au Nivernais, un peu de chaleur, et, pour notre tête, un peu d’ombre, car, vainqueurs modestes que nous sommes, nous ne regardons point le soleil en face. J’effraye Michal comme on effraye une cousine en Normandie, avec l’aide d’une rainette, d’une araignée. Il cueille des herbes pour son herbier et me dit leur nom commun, réclamant leur nom savant: nous n’avons plus besoin que d’interprètes de latin. Un bœuf impassible, et qui ne rumine même pas, attend, pour ne pas brouiller l’herbe française avec l’herbe allemande d’hier. Ce n’est pas par lâcheté, c’est par modestie que l’on renonce ce soir à la guerre, au carnage, à sa mort, à la mort surtout des autres, des camarades qu’on a jetés pêle-mêle et joyeusement dans le mois d’août, avec l’espoir de les retrouver épars, chacun dans sa ville de Prusse. Je les retiens tous autour de moi. Je ne veux perdre personne. Tous ces souffles de mort, que je sens effleurer la tête de Michal, en nous allongeant dans ce pré, ils s’éteignent, et ces souffles sur moi de vie plus ardente. Restons ce que nous étions en juillet, le dernier jour de juillet, lui ingénieur à Lens, moi baigneur à Châtelguyon. Restons-le, s’il le faut, toute notre vie, sans demander l’avancement de Lille et de Vichy. Que le courage militaire demeure l’apanage d’une caste enfantine et bruyante, et ne se répande pas, comme l’a fait la Légion d’honneur, son insigne, parmi les professeurs, les contrôleurs, les peintres... Le canon se tait, le cœur n’est plus jaloux et bat plus lentement. Le dimanche pour nous s’arrête, et nous sentons passer une seconde où, malgré la guerre et malgré les moyennes municipales, personne en France n’est mort, personne n’a pu naître...
Il fallait la guerre pour qu’on distribuât un courrier le dimanche après midi! Mauvaise humeur de Devaux; il n’a qu’une carte de sa femme, qu’il a épousée la veille du départ: Elle aurait vraiment pu lui écrire une lettre.
Aspach, 24 août.
Dormi à cinq sur un matelas dérobé par Devaux. Allusions aux nouvelles mariées. Tas de punaises, comme nous le craignions, mais, vers minuit, un cheval; il reçoit une gifle et sort, dignement, patinant sur les escaliers. A une heure, les cuisiniers s’installent dans notre cour. Il n’y a plus à lutter. Tout ce que nous avions assemblé de conscience tranquille, chose si nécessaire au sommeil, ils le chassent, avec le bruit recommandé en Algérie pour chasser les sauterelles. Je vais m’asseoir auprès de leur feu, pas le feu où leur café bout, mais leur feu de luxe, car ils fondent toujours deux foyers, comme s’ils faisaient une ellipse et non pas la cuisine. Il y a déjà là trois ou quatre soldats, les uns penchés sur la flamme, les autres lui tournant le dos, car la chaleur est faible et ne traverse même pas la moitié d’un homme. Vers le cœur, on reste gelé. Nous l’entretenons parcimonieusement, allumant chaque nouveau sarment au sarment qui s’éteint, pour que le fagot suffise jusqu’au matin, comme on allume pour descendre d’un sixième les trois allumettes que l’hôte vous a confiées. Mon tambour, qui a le visage illuminé, discute avec un soldat à visage nocturne; il termine une histoire dont je n’entends que les dernières phrases: «Je le tue avec mon képi de plomb»—«il avait au moins six mains»—«son sang était de l’or».—Ces gens-là racontent leurs rêves, car il n’y a pas un langage de la nuit, sans logique, et inhumain... Parfois le sarment est vert et nous enfume, mais fumée est un peu chaleur. Une petite étoile française, jusque-la immobile, nous fait tout d’un coup mille signaux. Vers trois heures, un adjudant passe pour faire éteindre les feux inutiles. A Paris l’on éteint, en effet, un bec de gaz sur deux, mais nous n’obéissons pas; nous nous taisons, et il s’irrite de lutter contre des ombres; enfin celui de nous qui est l’âme faible, qui tuera sur ordre les chiens blessés, qui brisera les bouteilles d’alcool confisquées, étouffe notre feu en le battant avec le sarment qu’il allait y mettre. Nous restons autour de la cendre, jusqu’à ce qu’elle soit froide. Nous touchons de nos doigts le dernier charbon. Puis l’aube arrive, par une porte qui laisse aussi passer une bise aigre. Nous relevons nos cols humides, nous resserrons nos cravates. Un coq chante. Une fois seulement, et c’est le jour. Nous n’avons à renier l’Alsace qu’une fois.
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Matinée longue. On me désigne officiellement pour acheter l’ail, les oignons et les échalottes du bataillon, car les légumes alsaciens ont des noms vraiment trop compliqués. A huit heures, ordre de préparation au départ. Quatre heures d’attente, sac au dos, l’arme au pied. Le réveille-matin de Clam sonne dans son sac, les officiers s’énervent et m’interdisent de distribuer mes oignons. Il m’en reste cinquante bottes, que je passe à la même compagnie. A midi, la division se décide à nous envoyer le départ.
Le ciel aussi a pris une décision. Il sera bleu dix minutes et brouillé les dix minutes suivantes. Les nuages, au lieu de ressembler à l’Asie, à l’Angleterre, imiteront des camarades à nous; voici Bernard avec sa barbe, voici le lieutenant Pattin avec un œil véritable percé jusqu’à l’azur. Nous suivons un chemin de vallon, désolés, car les grand’routes seules mènent aux villes. Il paraît cependant que nous allons sur Fribourg. Le régiment tourne, serpente, de sorte que nous le voyons en entier, chacun de notre place, pour la première fois. Un soleil Louis XIV, aux rayons obliques, réserve tout son or pour la compagnie hors rang. Les sapeurs étincellent, les télégraphistes flamboient, l’artificier, semblable à Danaé, éclate. Depuis que le colonel m’utilise comme interprète, ma place dans les marches est au premier rang de la compagnie de jour, en serre-file aux quatre hommes de tête. Il y a huit compagnies et les soldats ne changent jamais de conversation, aussi je reprends à chaque marche la conversation interrompue voilà huit jours, et cela me fait trente-deux camarades nouveaux, les trente-deux plus grands du régiment, qui me hèlent quand ils me voient. C’est aujourd’hui la compagnie où l’on parle toujours de la guerre. Les hommes se passent les conseils de leurs pères qui ont fait 70—couper les boutons de culotte des prisonniers—mettre des journaux dans les souliers quand il gèle; toute une science anodine qu’il aurait bien fallu un jour pour apprendre et la guerre de 70 raccourcira la nôtre de juste un jour. Je me laisse glisser à la compagnie suivante, jusqu’au petit Dollero, qui a vingt ans, le seul soldat de l’active dans ces trois mille réservistes, petit poète enfoui au centre de sa section, et qui obtient de se mettre au bord quand je lui rends visite. Il croit aussi que nous allons vers le Rhin, bien que nous marchions face au soleil, c’est-à-dire vers l’Occident. Poète de l’active qu’il est, il m’avoue qu’il compose des éloges depuis le matin; il est dans ses jours d’éloges, d’éloges en prose rythmée, car le pas de route, mauvais pour les rimes, est bon pour les accents toniques. Il a fait aujourd’hui l’éloge de Petipon, celui du colonel, celui de notre engagé cubain:—Cuba, dont nous ignorons la vraie forme, car seule la première carte de Colomb en est permise et, pour effiler l’île, Colomb fit cinq voyages. Il les récite. Il se propose de composer, comme préface, l’éloge des éloges. Puis, soudain muet, il me contemple avec des yeux si lumineux, si insistants que je devine son projet, que je me sens ma propre louange, et que je n’ose pas plus faire de gestes, par modestie, que devant le cinématographe.
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Quel itinéraire bizarre; à quoi peut bien penser Michal! Un village coudé, mesurant l’angle droit, nous renvoie soudain vers la France. Puis, nous remontons, par des angles aigus, au Nord, puis, par un bout de route nationale, à l’Est. Nous avons l’air de vouloir échapper à une armée française, ou à un aimant français qui nous guette dans la trouée. Nous voyons avec joie la montagne s’élever entre Belfort et nous; nous nous barricadons avec les Vosges contre cette force qui nous pousse à revenir à la France. Nous ne savons pas qu’aujourd’hui c’est Charleroi. Nous tenons à l’Alsace de l’amour le plus désintéressé, d’ailleurs, car nous ignorons que ces petits bois sur la droite sont les bois de Nonnenbruch et qu’ils valent au plus juste, à cause de leur potasse, quatre-vingts milliards. Tous les arbres, tous les bosquets de ce pays lourd s’allègent, jettent leurs ombres et bleuissent. Un vallon à mille plans, au bas de chaque descente, s’éclaire, s’éteint par degrés, et toutes celles des feuilles qui seront jaunes dans un mois demeurent inondées de soleil. Sur les ardoises des clochers, un rayon mal taillé s’effrite. Aux carrefours, des plaques tentatrices indiquent Colmar, Strasbourg, Fribourg, avec le nombre de kilomètres le plus réduit, en évitant d’atteindre un chiffre rond, comme dans les grands magasins: 59, 99, 119. Nous traversons un ruisseau rapide qui porte son nom sur le pont comme sur son collier, c’est la Doller. Au delà du pont, une maison isolée, comme en France; un jardin clos de murs, comme en France. Nous n’y étions plus habitués et avons peur pour cette maison si seule. Tous les hommes l’ont remarquée et sentent soudain en eux, encadrée, leur maison d’Auvergne et leur pré. Vers le soir, à l’heure où des bambins, avec des adjoints centenaires, distribuent le Temps dans Paris, le vaguemestre de la brigade à bicyclette, le long du régiment, donne à chaque sergent-major le Bulletin des Armées:—Aujourd’hui, 3 août, rien de nouveau. L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne. Le bulletin contient aussi le récit d’un ténor de l’Opéra-Comique, qui s’est trouvé pris dans une bataille: «J’aurais préféré, conclut-il, chanter la Tosca». Que de périls la vie recèle pour un ténor! A huit heures, arrivée à Aspach. Je quitte Dollero tout heureux car, au milieu de ses éloges, il a trouvé une épigramme:
Car, Apollon,
Je médite l’épithalame
D’Épitalon.
Epitalon l’attriste en soutenant que c’est encore là un éloge et pas une épigramme... Mais voici Aspach. Avec les secrétaires, je fais halte dans une grande ferme en bordure de la route et nous nous offrons, pour la première fois, le luxe de voir défiler notre régiment. Les quatre hommes de tête, le visage de chaque compagnie, me font seuls un signe d’entente, à part la compagnie des oignons reconnaissante, qui tout entière me sourit.
⁂
Une femme! Jusqu’à ce jour,—nous n’avons traversé d’ailleurs que des villages ou des fermes—de vieilles paysannes seulement et des gamines, celles qui meurent en garnissant des lampes, celles vêtues de pilou. Jamais ces notairesses blondes aux yeux de feu, angoisse, délices des notaires, ces bijoutières délirantes, loyales dans leur passion soudaine, car les soldats achètent peu de bijoux, qui nous donnaient, pendant les manœuvres, dès les faubourgs, l’impression de conquérir Clermont-Ferrand ou Issingeaux. Jamais ces jupes de velours bordées de rose qu’un enfant même attend à la frontière des contrées que l’on personnifie par des femmes. Nous avions pourtant pris le soin d’entrer en Alsace un dimanche.
Après quel voyage! O Françaises des gares, qui toutes encore vivez! Sur notre passage, aux arrêts de nos trains, appartenant à chacun, esclaves de chacun, courant du passage à niveau à la ville—cela descendait—pour remplir vingt bidons qu’elles avaient pris vides et qui pesaient vingt kilos au retour—cela montait; ne se retenant pas de donner deux billes de chocolat à chaque homme—au lieu d’une—et désespérées d’avoir épuisé deux fois trop tôt leurs provisions; bourgeoises, paysannes, fillettes avec leur Anglaise, épanouie, libérée d’hier d’un doute affreux sur l’Angleterre, alternant au bord de notre voie comme dans la vie des voyageurs illustres, institutrice dont chaque élève avait écrit et signé un billet d’espoir aux soldats; bouchère, dont l’étalage était distribué, qui pensait soudain à ses confitures et courait à ses armoires; jeunes filles brunes, souples, dévorées par la guerre, dans une gare de mineurs, qui changeaient déjà le premier billet de cinq francs, ce billet qu’elles devaient garder toute la vie comme souvenir; cousines timides qui entr’ouvraient sans bruit notre wagon endormi, vers deux heures du matin, et frémissaient de joie en le voyant subitement se secouer, descendre sur le quai sablé, enfouir dans ses musettes un chocolat dont elles nous disaient orgueilleusement la marque, car il faisait si sombre; statue blonde, tête d’or, qui scrutait et reconnaissait chaque visage, et qui me refusa un second verre de vin, bien que j’eusse fait à nouveau la queue; épouse, qui regardait les autres sans les aider, sous les acacias lumineux, anéantie mais qui voulait nous voir, qui se refusait à nous dire, par tristesse ou par crainte, le régiment de son mari, sanglotant dès qu’il fût avoué; formant haie jusqu’à la frontière, toutes à un mètre de nous,—à part une jeune fille de Montceaux qui ne voulut jamais s’approcher—debout hors de la tranchée du train, hors de leur vie, hors de la modestie, prêtes aussi à mourir et narguant les express, toutes les femmes, accourues qui se cachent les unes derrière les autres dans notre vie et dont je n’avais vu, avec les bras et les gestes des mille autres, condamné à une idole indoue, que la plus proche. Tout ce qu’ils n’avaient pas vécu passa ainsi, avant les périls, sur les yeux de ces soldats; les tristes repassèrent une vie enthousiaste, les égoïstes une vie généreuse, les faibles une vie de décision, car on avait cinq minutes pour se connaître, donner son adresse, pour regagner son train, partir..... Mais, depuis l’Alsace, pas d’Alsaciennes? Elles allaient permettre que l’Alsace, dans notre esprit, devînt un pays masculin, un Berry, un Poitou, une province devant laquelle on ne s’effacerait pas si on la rencontrait en personne à une porte, pour la laisser passer d’abord. Elles allaient laisser mentir ces tableaux enfantins de l’école qui ont uni, dans notre mémoire, et confondu, une petite Alsacienne, une Romaine élevant ses fils, et une Océanie de douze ans, toute nue! Trinité scolaire, qui souvent m’oppressa d’une nostalgie égale. Pardonnerai-je à l’Alsacienne de se cacher, elle qui a maintenant mon âge, alors que j’en ai voulu, bien souvent voulu, de n’avoir pas fait pour moi le voyage d’Europe, à la petite Océanie?
Je la vois. Elle est venue seule, avec un bambin de trois ans qui ne ressemble à aucun continent, mais bien, avec son raisin et ses poires, à la saison. Elle me le montre avec toute la fierté que peut avoir un symbole féminin d’avoir mis au monde un petit mâle. Elle m’offre un visage large sur lequel le regard peut errer sans tomber aussitôt à droite, à gauche, ou dans les yeux. On peut ne pas la regarder tout à fait en face sans paraître faux. Elle s’appelle Fabienne. Elle a les cheveux en bandeaux, mais on devine dans l’armoire sa vraie coiffure et son vrai prénom.
⁂
C’est chez elle que je couche, dans son salon, meublé de Strasbourg, mais sur lequel s’éparpillent les souvenirs d’un seul voyage de deux jours à Paris, une tour Eiffel, une vraie, avec un dessous vert, la photographie du pont Alexandre sur une conque, le rappel de tout ce qui a donné aux Alsaciens, depuis quarante ans, l’occasion d’être fiers de nous. Seul, un coquillage du Tréport a été acheté par amour du beau, et peut-être aussi ce cornet à fleurs en nacre. Que les coquillages se font voyants sur les montagnes!
25 août.
Alerte. A cause du soleil, qu’on n’attendait pas aussi éclatant. Pas un nuage, pas un souffle. Chacun prédit tout haut qu’il va faire beau et est enchanté de l’apprendre aussitôt après du voisin. Des portes, où les rayons entrent horizontaux, ressortant par la porte du fond, nous nous interpellons, mais entre sergents seulement, car une humeur de caste, le matin, nous pousse à ne parler qu’à nos égaux en grade. Mon caporal, insolent le soir, ne s’y fie pas, me flatte, et là-bas le commandant aussi fait pivoter son secrétaire, chaque matin professeur consterné, qui devra regagner graduellement dans la journée son importance, comme s’il reprenait chaque jour sa licence à midi, son agrégation à quatre heures, de sorte que son chef, plein de considération au crépuscule, le prie de dîner avec lui. Les sergents optimistes se saluent sans attendre la réponse, se contentant de sous-entendre dans chaque phrase de leur dialogue le mot: admirablement bien.
—Ça va?
—Et toi?
—Allons, tant mieux!
Les adjudants font boire du lait à Forest, le lui versant de très haut dans la bouche.
—Forest boit du lait, crient-ils aux autres adjudants, et chacun lui jette mille compliments: qu’il est beau, qu’il a toutes les femmes qu’il veut, qu’il a eu Juliette...
—Je bois du lait, tente-t-il de dire, mais le lait déborde.
Le régiment est prêt. De temps en temps passe l’ordre de mettre sac au dos, puis, dix minutes après, l’ordre de le poser. Promenade coutumière des clairons et tambours, qui ne savent où se placer et que chaque capitaine expédie à la sortie opposée du village. Ils font la mairie, le presbytère, le château, comme les fanfares le matin du 1ᵉʳ janvier, en province. C’est pendant ces heures d’attente que nous déclarons comprendre enfin les désastres de 70. Puis le vaguemestre. Tout le monde tire son crayon et s’assied. Les moins lettrés s’étendent pour écrire et ceux-là qui restent debout sont des égoïstes ou des orphelins. Les cartes achevées, on met au courant les carnets de route et Barbarin me demande le mien, pour copier; je le passe sans discuter, car il ne comprendrait point mon refus, et il transcrit avec joie: Aspach. Fabienne. Tour Eiffel. Je lui explique que Fabienne est mon hôtesse, il l’avait deviné, et il devine aussi qu’elle est immense et maigre. Il me fait lire à son tour son cahier, où il n’a trouvé à inscrire jusqu’ici que les mots d’ordre et de passe: 19 août, Napoléon. Namur.—20 août, Samain. Solférino. Il me force à tout copier.
Enfin, départ. Je laisse à la garde d’un lieutenant d’artillerie quatre droguistes à bicyclette, de marque allemande, qui prétendent aller à Mulhouse, leurs communes manquant d’aspirine. Ils affirment aussi, sur nos observations, que les communes n’ont pas de pyramidon, pas de quinine. Jalicot veut leur bander les yeux, mais ils protestent avec politesse, s’excusant, comme s’il leur offrait un bandeau d’eau sédative: c’est de l’aspirine qu’il leur faut. Le lieutenant d’artillerie cligne des yeux vers nous.
—Je ne les lâcherai qu’après la retraite, dit-il.
Le colonel est là.
—Quelle retraite?
Jalicot confisque les bicyclettes des droguistes, qui ont souri. Le lieutenant, au garde-à-vous, cherche un synonyme à retraite, à défaite, et secoue la tête avec impatience de voir qu’il ne lui vient aujourd’hui que des rimes. A quoi bon? Nous voyons tous que notre campagne d’Alsace est finie. Les chefs savent qu’on nous ramène en France. Les soldats comprennent,—c’est si facile à comprendre!—que, comme il n’y a plus de résistance en Alsace, on n’a plus besoin de la conquérir. Nous sommes heureux de marcher vite, d’être sur la route nationale, qui mène de la nation badoise à la nation française. Les officiers viennent me rendre mes cartes. A chaque halte me reviennent, un par un, Colmar, Strasbourg, et j’ai droit à nouveau aux plans de ces deux villes rondes dont on lit l’âge comme pour les arbres. Déjà nous recherchons des cartes de Belgique. Déjà je parle d’Anvers avec Jadin, cuisinier de paquebot, qui se croit obligé, parce que je suis interprète, de parler anglais et qui était à Portsmouth le jour où la paix fut signée entre la Russie et le Japon. Lui, Jadin, pour qui le voyage est terminé, quand on a effleuré New-York ou Le Havre, prétend que la guerre est finie: nous avons touché Mulhouse.
—Comme on dit, dit-il, war is finished.
Où dit-on cela? à Portsmouth? Il n’y a de fini que cette guerre d’Alsace, d’où nous sortons déconcertés. Nous l’abandonnons, mais pas sans l’impression qu’elle nous abandonne. Chaque verger, chaque platane, rejoint derrière nous la forêt de la Harth, qui nous a barré le chemin, et, quand nous nous retournons, se masse avec elle. Déjà des inconnus fauchent les blés des champs allemands, qui seuls restaient encore debout, leurs maîtres s’étant enfuis. Un mouvement brusque à gauche et, en moins d’une heure, nous serions en France. Les hommes regrettent seulement de ne pouvoir rejoindre une voie romaine, marquée sur la carte. Dès que la route s’élargit, résonne, ils prétendent la reconnaître. Et, à la pause, ils collent l’oreille contre la chaussée, comme s’ils attendaient les Romains eux-mêmes.
Mais César a préféré marcher à l’ombre et contourner le petit bois.
Soudain, devant nous, au seuil des montagnes, apparaît une ville. C’est si nettement une ville, la ville des écriteaux d’école, mi en plaine, mi en montagne, que nous n’espérons pas y pénétrer. Au-dessus d’elle, un château-fort, les tours encore presque intactes, mais renversées horizontalement, comme dans les mirages qui n’ont pu tourner tout à fait. Jamais l’état-major, qui nous évite jusqu’aux chefs-lieux de canton, ne nous laissera approcher cet exemple de ville, avec sa cathédrale ogivale au milieu, ses usines à droite, ses toits de tuile à gauche. Le capitaine Perret nous confirme que c’est une ville, que c’est Thann. L’écriteau, qui ne nous avait parlé jusqu’ici que de cités éloignées, avoue soudain: Thann est à 2 kilomètres. Déjà les maisons se touchent, avec des jardinets et des grilles.
—Et ici, où sommes-nous?
—A Thann!
—Mais là-bas, sur la droite, toutes ces usines? C’est Cernay?
—C’est Thann.
Quelle ville immense! Peut-être aussi ne sommes-nous plus habitués à voir de villes! Et les balcons? Peut-on imaginer plus gracieux et plus commode que les balcons! Et les seconds étages, si dangereux en cas de chute ou d’incendie, mais si clairs! Et les jardins d’horticulteurs, avec un piège à loup par massif, mais d’où femmes et enfants d’horticulteurs se précipitent avec tant d’élan, qu’ils sont les seuls à oublier de nous offrir des fleurs. Sur les trottoirs—que de choses aussi à dire des trottoirs!—s’amassent tous ceux qui sont prêts à neuf heures du matin, les jeunes filles, les enfants, les infirmes, tandis que, de l’arrière-cour, les mères et les servantes, en caraco, lèvent les bras. Mais je mens: voilà des hommes en redingote, des femmes en robes de soie noire, qui se sont levés et habillés pour nous. Thann entier nous acclame, et nous nous regardons, et nous cherchons autour de nous quel régiment victorieux défile, et nous croyons aussi une minute qu’on fête une victoire remportée dans le Nord. Cependant c’est bien nous qu’on regarde, qu’on touche. C’est bien nous, sergents, qu’on embrasse. C’est bien moi qu’une vieille dame salue exclusivement de sa fenêtre, reprenant ses révérences quand je me retourne, indifférente à tous les autres. Thann nous acclame, avec le remords éternel de s’être tu au premier régiment français, et comme il acclama ceux qui ont passé voilà huit jours en sens inverse. Peu lui importe. Il ne veut pas voir que Michal, les bras pleins de roses, tourne sans hésiter au premier carrefour et nous guide vers la France. Cela a du bon: si nous allions vers l’Allemagne, nous ne traverserions pas Thann dans sa plus grande longueur, et l’on nous oblige à faire notre entrée en Alsace le jour où nous en sortons. Tous les petits égoïsmes qu’encourage la vue de la ville, espoir d’un verre de bière, d’un gâteau, d’un cigare, s’effacent devant son émotion. Nous la traverserons sans boire, sans manger. Nous improvisons une allure plus guerrière, et nos tambours et nos clairons, épars, se rassemblent au galop devant chaque bataillon. Notre compagnie a eu la chance de se faire raser ce matin: nous nous dressons et répondons au moindre regard par notre visage entier. Joie d’être contemplé par des yeux qui veulent trouver en vous la loyauté, l’esprit, le courage. Le colonel fait sauter son manchon et apparaître les cinq galons, le commandant Gérard les quatre, chaque capitaine les trois. Bientôt chacun reçoit d’hommages ce qui est dû à son rang, et l’on prononce nos grades comme si c’était nos noms. Nous ne savions point entrer dans les villes, Thann en cinq minutes nous a appris le protocole. Le capitaine Perret, jette de temps à autre un coup d’œil sur son Joanne, à la dérobée, par délicatesse, et nous explique la ville, pour que nous ayions l’air déjà de la connaître, et nous raconte que Kléber était ici architecte. Dès lors, les soldats admirent chaque maison comme si elle avait été construite par Kléber, ou, si leur mémoire est mauvaise, par Marceau, par Hoche.—Et la cathédrale, demandent-ils, duquel est la cathédrale?
Thann, que nous ignorions tous avant la guerre, parce que ton nom, sur la carte, est noyé dans l’ombre des Vosges, porte d’Alsace qu’aucun de nous n’imaginait, et qui se dresse tout à coup, en bois et en géraniums, sur notre retour, que nous voulons t’aimer, et que tout serait beau, sans cet imbécile de Jadin qui s’obstine, sur ma droite, à prononcer ton nom avec le th anglais! De chaque maison pend un drapeau, un seul, le pavillon de la maison, un vieux drapeau d’avant 70, avec des franges d’or, d’une soie si cassante et si brisée aux plis que le vent le plus modeste le secouerait en petits carrés. Tous immenses, avec des hampes neuves, et l’on a cloué quelquefois le rouge du côté de la hampe, ce qui rend le drapeau plus lourd, plus grave, mais tous si fragiles que son maître surveille chacun, comme des lampions un jour de fête, pour qu’ils ne s’éteignent point. Au balcon, la personne âgée ou courbée de la famille, celle qui ne voit que d’en haut et de loin. Thann, qui m’a rendu l’Alsace, qui m’a allégé de ma défaite originelle, comme tout serait beau sans la pensée que les quatre droguistes essayent peut-être en ce moment, dans Mulhouse évacuée, et j’espère sur eux-mêmes, car ils sont restés tête nue au soleil, l’aspirine de leur commande! Sur le pas des magasins, les boutiquiers nous relèvent du vœu de jeûne, et déversent sur nous leurs boutiques, égaux pour la première fois, car de tous on a besoin égal; Balouard, dont le lorgnon est brisé, reçoit de l’horloger une série de toutes les dyoptries jusqu’à 18. Il en a pour toute sa vie, à condition que sa myopie empire chaque année. Des enfants, qui se sont offerts pour les commissions, reviennent avec le paquet, la monnaie, et cherchent pleins d’angoisse leur soldat, découvrant que tous lui ressemblent. Artaud, qui est boucher, lève les bras et acclame, derrière un comptoir de marbre, un boucher hargneux et laid qui, ne pouvant deviner qu’Artaud est un collègue, se croit soudain un visage sympathique et désormais se met en évidence comme s’il était beau. L’opticien a planté des drapeaux sur sa tête de cire, comme sur une carte..., les circonvolutions les plus lointaines, les moins nécessaires: la mémoire des chiffres, l’adresse de la main gauche, sont pavoisées à nos couleurs. Mon soldat le plus lent d’esprit, Bergeot, sent lui-même sa curiosité s’éveiller, demande à son voisin où nous sommes, et l’autre lui crie, pour que les Thannois l’entendent:
—C’est Thann!
Et il crie encore en montrant Bergeot aux Thannois.
—C’est lui! C’est Bergeot!
Voici des maisons bourgeoises: toute la famille est à la grille, la mère, le père en costume du dimanche, avec des bijoux en or jaune, les enfants se découvrant au passage des officiers. Voici Saint-Thiébaut, que nous contournons pour entrer dans le cœur de la ville. La tour à trois étages penche: toujours la tendance au mirage. Mes soldats, qui sont étonnés de voir l’église plus petite de près, se demandent si ce n’est pas une particularité de Thann. Du porche sort une vieille en noir, entrée pour la messe de six heures, et qui lève les bras à notre vue. Elle tire sa tabatière, c’est du tabac à la menthe et nous y puisons et éternuons en nous secouant tant que la vieille peut voir, puis, sans les gestes, tant qu’elle peut entendre. Voici l’ancien hôpital, devenu mairie. Un gros concierge, un secrétaire rose, nous acclament avec la joie d’un poitrinaire devenu cent kilos, d’un bilieux devenu poupin. Un de nos hommes a trouvé une épingle à chapeau, il la tend au concierge, qui le remercie.
—Elle sera à moi dans un an, lui crie-t-il.
—Je l’enverrai à votre colonel! crie le concierge.
Voici l’école des garçons. Les enfants y sont encore, refusant de savoir que c’est les vacances, que c’est la guerre! D’abord massés, ils cèdent l’un après l’autre à l’attrait d’un caporal, d’un clairon, d’un fusil, et il ne reste bientôt plus, dans cette cour de garçons, que les fillettes. Des enfants de dix ans, avec de grands cols amidonnés, qui offrent leur tête coupée. Des enfants de cinq ans, auxquels on expliqua à la hâte le jour même de la déclaration de guerre ce qu’était la France, ce qu’était l’Allemagne, qui ont compris en une heure et savent haïr, qui nous adorent; des enfants avec un chien, un chat, un béret marin, avec le favori qu’ils unissaient dans leur pensée au retour des Français; avec des cuirasses et de petits casques, qui frémissent en portant nos lourdes armes et refusent de nous laisser prendre en échange leur fusil à eux. L’un d’eux a un bandeau noir sur les yeux, et ses camarades le guident. Un médecin cruel lui interdit de nous voir!
—Ce sont des fantassins, lui explique-t-on. Ils ont des pantalons rouges.
—D’où viennent-ils?
—De Mulhouse. Tiens, le grand sergent te donne son calot.
Je lui donne mon bonnet de police; un peu grand, jusqu’à son nez, mais il ne peut s’en apercevoir... Toute la compagnie est bientôt allégée de ses bonnets, de ses sifflets, de ses cartes postales.
—Ce sont des cartes de Roanne, explique-t-on.
—Et vous, demandent les gens, d’où êtes-vous?
On entend mille cris:
—De Clermont, de Paris, d’Ébreuil. Nous sommes cinq d’Ébreuil!
Ils feignent de connaître Ébreuil, patrie de tant de soldats, et ils la chercheront en vain sur les cartes, quand nous serons passés. Voici l’orphelinat. Les orphelins ont vieilli: ce sont aujourd’hui des vieillards, trop faibles pour rester debout: la perte des parents anéantit pour toujours. Voici une fillette qui nous suit, pénétrant dans chaque maison et ressortant par une autre, comme un feston. Nous marchons en rangs un peu rompus. Des seaux sont dressés devant chaque perron, seaux de vin ou de sirop, suivant que le donateur considère les soldats comme des guerriers ou des enfants. Seuls, entre ces habitants et ces soldats grisés, se dressent immobiles, de-ci, de là, les groupes de nos cavaliers au cantonnement, des cuirassiers, des dragons, calmes, et qui regardent leur hôtesse nous acclamer avec l’indifférence d’hôtes légitimes. Pas une porte, pas une fenêtre qui soit fermée sur nous. Les maisons même sont ouvertes par derrière et l’on voit le jardin et la montagne de chacune. Car déjà, toute proche, une haute ligne ondule, et nous suit, et gonfle l’horizon, comme notre sillage. Il est midi. Le soleil qui nous a éclairés suffisamment du côté droit, nous illumine du côté gauche; je m’en réjouis, c’est mon côté avantageux; et toujours le même cri de Vive la France nous accueille, que les enfants poussent gutturalement comme s’ils en souffraient, qui finit par nous émouvoir jusqu’aux larmes, comme si nous ne le comprenions tout à coup à la centième fois,—Bergeot à la millième,—et auquel nous répondons par le même cri, mais en adoptant malgré nous leur accent, et nous n’avons pas l’air ainsi d’en faire une traduction de l’alsacien.
C’est la sortie des usines, les ouvriers nous escortent, en nous appelant par nos grades, et nous donnent leur paquet de cigarettes auquel nous exigeons qu’ils puisent. L’un d’eux nous escorte, expliquant les usines, les parcs, combien les propriétaires ont d’enfants, les absents et les manquants dans les familles qui sont au pas des portes: ici, il manque une fille, mariée en France; ici, un ancien sénateur français, mort voilà dix ans. Il sourit en apprenant que nous venons de Roanne. Roanne est justement la ville concurrente de Thann pour les tissages et les impressions d’étoffe. Roanne a fait baisser ici les salaires; mais il ne nous en veut pas. Jalicot lui demande:
—Et les Allemands?
Pour la première fois, on lui donne la réponse qu’il quémande depuis un mois.
—A bas les oppresseurs! Vive la liberté!
On interroge aussi l’homme sur les cigognes, car voici sur la cheminée un nid à l’abandon près duquel on installa, pour éloigner les rats, sans doute, tant que durera le bail, un petit moulin à vent, et il nous répond avec la précision alsacienne:
—Nous en avions treize l’année dernière. Toute l’Alsace en a deux cent soixante et douze.
Les adjudants de bataillon se joignent. Ils sont ravis: voici enfin découverte la ville, cherchée vainement pendant quatorze années de manœuvres, où ils prendront pour leur retraite un emploi civil. Ils demandent s’il y a un percepteur, un contrôleur. Il y a tout cela, il y a même la douane, la gare. Il y a la pêche, la chasse. A chaque coin de rue, un poteau de tourisme nous indique aussi l’excursion. Les adjudants épèlent les écriteaux, avec leur accent du midi.
—Nous irons à l’Engelbourg, nous irons au Thannerhubel! On peut revenir par l’Albertsfelsen!
Mais nous sommes déjà dans les faubourgs. Les maisons s’espacent, se reculent, s’adossent à la rivière ou à la montagne. Avec des jeunes filles au visage rond et aux yeux noirs, nous échangeons les fleurs reçues à la ville contre les fleurs de la campagne. Enfin la halte, près d’un château dont les propriétaires viennent saluer le colonel. Les jeunes filles sont accompagnées d’une amie, d’une cousine italienne, qu’elles ont habillée avec le costume alsacien, alors qu’elles-mêmes sont des Françaises. Ainsi les jeunes filles de Rouen se croient indignes de jouer le rôle de Jeanne d’Arc et le confient à une actrice. Italienne qui pique un géranium rouge dans chaque canon de fusil, méthodiquement, comme si elle faisait des boutures. Départ. Les hommes se sont mis à chanter. Ouvriers et paysans, mal éclairés sur leurs sentiments, se sentent émus, se croient joyeux. Des chœurs se forment; notre gamelle aussi crie contre l’acier de notre fusil et chacun fait individuellement, sous ce soleil, un bruit argentin à la manière des cigales. Ma compagnie chante le Chant du Départ, en modifiant toutefois le nom de Viala au profit de Vialard, notre caporal, et Artaud, trouve cette nouvelle chanson superbe. Il vient me demander à une pause de la lui copier. La vallée se rétrécit; il y a de l’écho; ce qui nous fait chanter les Montagnards. De temps en temps, des bourgs qui se raccordent; c’est déjà Bitschwiller, c’est déjà Willer, bien que les adjudants indignés soutiennent que c’est encore Thann. Chaque bourg indique loyalement son altitude et la hauteur de la montagne la plus proche. Il suffit de faire la soustraction pour être libre de je ne sais quel souci. Nous traversons la Thur. Voici Moosch, où notre guide se trompe de chemin pour la première fois et nous met sur la route de Guebwiller. Cela nous comptera comme un quart d’heure d’excursion et peut-être retranché de nos campagnes. Voici Saint-Amarin, où nous faisons la grand’halte, dans une prairie en contre-bas de la rivière, et dont tous les enfants viennent nous contempler. Nous leur offrons des gâteaux, car nous avons acheté la pâtisserie; ils refusent poliment, ils n’ont pas faim, ils n’acceptent que notre biscuit, qu’ils dévorent. Les plus grands remarquent à voix haute ce que les Allemands ne feraient pas: les faisceaux si vite, le feu si vite. Un garçonnet me demande toutes les explications que je réclamais dans mon enfance des soldats: s’il y a une différence morale entre les galons d’argent et d’or, comment on distingue l’adjudant du sous-lieutenant, le fourrier du sergent-major. Il avait un peu dédaigné, jusqu’ici, les sergents-majors. Je lui montre le nôtre: Forest, toujours rasé de frais, aux yeux de chanteuse, à l’uniforme toujours repassé. Voilà un grade sacré pour les enfants de Saint-Amarin... Le clairon sonne: les Allemands ne boiraient pas le café si bouillant si vite. Il demande à ce que je lui envoie un mot, si je suis blessé, et il écrit sur mon carnet son adresse: Paul Schlumberger, Saint-Amarin, Alsace, France. Je découvre dans mon portefeuille une carte de visite et la lui donne, bien qu’elle soit cornée, car j’avais trouvé, rue Falguières, la sculptrice que je comptais éviter. Je pense aujourd’hui qu’il ne pouvait y lire que ma rue, et pas ma ville. Mais on devinait que c’en était une grande et il aurait dû m’écrire dans les onze villes françaises qui dépassent cent mille habitants. Les Allemands ne se retourneraient pas pour ainsi crier adieu...
Il pleut par ondées. Les montagnes ramènent jusqu’à leur base de belles forêts bleues sur lesquelles l’eau ne prend point. Les vallons s’élargissent, nous y plongeons des regards curieux, mais l’averse les brouille. Les bourgs sont presque silencieux et l’écho des voix alsaciennes à nos chansons devient plus faible à mesure que s’enfle l’écho de la montagne. De tous les chemins de traverse débouchent les troupes silencieuses qui n’ont pas traversé Thann et qui cheminent près de notre bruit sans s’y mêler, comme la Saône dans le Rhône. De temps en temps, un soldat s’échappe, pénètre dans une arrière-boutique où sont assemblées de muettes personnes et crie: Vive Thann! Et les habitants de la ville, ville jalouse de Thann, baissent les yeux sans protester. Nous suivons la voie ferrée, qui n’a plus d’écriteaux, car tous étaient allemands, et, libérée, sert aux boiteux qui évitent la bousculade. Près d’un passage à niveau, que l’on ouvre seulement aux éclopés, je rencontre Prosper, maintenant éclaireur d’artillerie. Son cheval, qui est bien connu, qui est Jean de Nivelle, de garde derrière cette énorme barrière, croit à une punition infligée par les starters. Prosper se souvient qu’à nos vacances avant son examen il avait eu en narration une entrée en Alsace. Il n’y était pas allé par quatre chemins, il était entré par Strasbourg, il avait poursuivi jusque sur la plate-forme de la cathédrale un général allemand, qui ne l’avait évité qu’en se précipitant dans le vide, et je ne m’étais pas trop moqué de lui, car j’avais raté, moi aussi, en quatrième, mon entrée en Alsace. Je l’avais faite par les villes de l’autre bord, par Wissembourg, par Freschwiller, d’après les récits de 70, et je les décrivais dans le mauvais sens, comme Chateaubriand pour ses voyages de Grèce. Encore un élan, et j’étais en France... On voyait au bout d’une minute que je n’y étais pas vraiment entré.
La pluie s’est calmée. Nous arrivons à Fellering à six heures et restons avec le bataillon qui y cantonne. Le premier continue jusqu’à Urbès. Les officiers s’installent dans une hôtellerie, et je rejoins mes camarades dans une autre auberge, où nous dînons. C’est, celle-là, l’auberge allemande. Sa terrasse domine toute la vallée; ils l’ont choisie comme ils choississent un emplacement d’obusier, et l’on voit tout ce que peut atteindre l’esprit le plus lourd: le clocher, un château-fort, la lune. Le soir borde cette terre alsacienne d’un ciel allemand, tendu et bas, car c’est la fin du coupon. Une énorme lune, moulée sur le visage de Simplicissimus. Un vœu gigantesque à former contre l’Allemagne, si elle filait. Triste repas aussi que ce souper allemand, ces myrtilles, cette salade sans huile et ce veau blanc. Vais-je donc me coucher avec cet arrière-goût de Prusse sur une journée si pure? Pas de bière; une kellnerin vient nous l’annoncer, en glissant sur ses savates, fille du Rhin à sec. Malaise de sentir mes camarades et mes soldats prendre pour l’Alsace ce coin de Brandebourg. Ils admirent les poutrelles rouges et noires du plafond; ils admirent les cartes à jouer, qui ont des biseaux d’or, dont les as ont des photographies de villes, de fleurs, d’actrices, et où ils se reconnaissent mal, d’ailleurs, car les voilà trois à avoir le roi. Même diversité dans les allumettes, dans les cigares, dans les timbres. Habitués depuis leur naissance aux immuables cartes françaises, ils ont l’impression que ce pays est celui de la liberté de l’imagination. Il suffirait seulement d’un signe pour distinguer aussi les valets des dames. Ils bavardent avec la kellnerin. Ils l’embrassent. Celui qui écrit là-bas à ses parents commence ainsi la lettre: «Je vous écris dorloté par Babette!»
Je couche dans son lit, à l’Alsacienne; un lit très court, mais dont le pied heureusement est en arceau, de sorte que mes jambes dépassent; un lit d’otarie. J’y couche botté, mais j’enlève ma capote et, comme les confetti le matin des Cendres, les fleurs de Thann tombent sur la descente de lit, qui les boit et me rend de larges fleurs allemandes, jaune et grenat. La chambre est damnée: je ne puis faire un geste qui ne soit d’un romantique allemand; si j’ouvre la fenêtre, un rayon de lune vient caresser ma joue droite, mes cheveux qui, pour la première fois, ont frisé, les cabochons du vitrail, et je sens que je deviens le modèle de Schwind. Je répare mon revolver, lisant à la bougie une lettre bleue, et soudain je suis Werther. Je me venge sur l’Allemagne moderne, en déchirant le portrait de Tirpitz, le portrait d’un étudiant inconnu à trois balafres, et en cachant les morceaux dans la boîte à chaussures de Magda, sur l’étagère de gauche. Là-bas, une trompette assourdie sonne. L’écho plus martial répond par un clairon...
J’écoute un clairon en Alsace...
...O mes amis, qui êtes en Chine!
26 août.
Lever à trois heures. Il pleut. Bonne journée pour le crayon-encre. On nous autorise enfin, comme nous en sortons, à envoyer des cartes illustrées d’Alsace. Départ à quatre heures. La kellnerin, ignorante du sort de Tirpitz, nous fait des signes avec ses avant-bras. Marche silencieuse sous une pluie de montagne qui ne pénètre pas nos harnachements, mais qui nous fait lisses, muets. Aux vergnes, orgueilleux de border à la fois la route et le torrent, pendent des ampoules à abat-jour qui brûlent encore et qui nous font entrevoir, sous l’eau noire, les truites endolories par l’aube et l’électricité. Dans les pâturages, des bœufs sont immobiles, debout, respectant l’heure où l’herbe se relève et pousse le plus vite. La nuit ne se dégage des sapins qu’en y laissant ses nuages les plus noirs, sur lesquels il pleut aussi. Arrêt à Urbès, les mieux éveillés font face à la route, les plus tristes face à la rivière. Le 1ᵉʳ bataillon nous rejoint. Il est gai, et chante, car on l’a fêté toute la nuit. Aux fenêtres, tout ce qui se peut voir d’Alsace vivante à cinq heures du matin, quelques épaules rondes entre des rideaux noirs à fleurs roses, un sein à demi dégagé, un bras blanc qui relève un store, une petite fille entière, qu’on assied sur la fenêtre et qui lance des fleurs en papier; des chiens de garde, silencieux, car la guerre leur apprend chaque jour à douter de leur métier. Un moulin, une usine, avec une plaque française d’assurances contre les incendies: ils n’ont jamais brûlé; la douane, où Tantôt se pèse sur la bascule; il a pris en Alsace un kilog. Le jour est levé. Le général qui galope le long de sa brigade reproche avec aigreur au colonel d’avoir un bataillon triste et un bataillon gai et, impartial, le colonel passe chaque demi-heure avec l’un, la demi-heure suivante avec l’autre. Deux vaches à clochette que notre avant-garde a séparées essayent vainement de se rejoindre par les intervalles des compagnies, avant que la route ne s’élève et n’abandonne les pâturages. Le colonel, distrait, cherche en arrière un troisième bataillon, le bataillon rêveur.
Nous allons en France. Suivant les capitaines, nous allons garder la frontière italienne; nous allons débarquer au Danemark; nous rejoignons en Lorraine notre régiment d’active: ma compagnie se réjouit à l’idée de retrouver l’adjudant Orphalin, que nous appelions l’Aigu et qui ne parlait que par nombres:—Où est l’H²O? criait-il dans la chambrée, quand la cruche était vide. La mauvaise humeur des officiers rassure tout le monde; s’ils étaient ennuyés, ils s’occuperaient moins de nous. Le général continue à harceler le colonel et nous nous passons sa colère, par grades, avec l’impassibilité de boules d’ivoire. Nous montons si allègrement et si vite que le ruisseau qui descend là-bas, avec des précautions, tout écumant, nous fait vraiment pitié; sur notre droite, la vallée se gonfle ou s’étire; parfois, sur notre gauche un vallon rouge et vert, qui s’écoule par un ruisseau noir. Les montagnes émergent d’un coup, avec leurs sapins jusqu’à la base, d’une terre plate et végétale, et l’on sent la masse qui s’en prolonge au-dessous. Menant vers une maison isolée, des sentiers blancs, creusés par le pas d’une seule famille. Une buse qui plane désigne soudain aux dix mille hommes de la brigade un pauvre lapin modeste, qui se croit de tout ignoré. Sur des îlots de granit—mauvaise affaire pour les patrouilles—des châteaux écroulés, montrant aux artilleurs comment frappe le temps, d’un seul coup, au point faible de la voûte, et la ruine ainsi n’est pas gaspillée. Entre les ballons, un doux arceau de pentes, qui supportent la route comme des ressorts. Avec quel tendre et soigneux délire, lorsqu’elles étaient en fusion, les Vosges se sont rapprochées et jointes! Autour de nous, l’Alsace s’abaisse, et les adjudants qui ont le droit de se retourner toute la minute que dure le défilé de leur compagnie, tentent vainement de découvrir Thann, à la rigueur Urbès, entre les bourrelets. D’ici, on devine déjà mieux Strasbourg. Nous n’entrevoyons plus, du pays alsacien, que la plaine où nous avons à peine pénétré, une ligne brumeuse que les soldats, selon qu’ils sont chasseurs ou pêcheurs, appellent la forêt de la Harth ou le Rhin. La pluie cesse. L’état-major nous dépasse, et ce saut périlleux de la division nous indigne. Pas un seul soldat qui vienne vers nous, qui descende, comme le jour où nous allions à la bataille. Mais c’est au silence que nous marchons aujourd’hui. Si le but de la guerre est le col le plus solitaire de France et d’Allemagne, nous sommes arrivés dans une heure. Nous ne rencontrons qu’un cheval mort de fatigue dont les maréchaux du régiment arrachent et se partagent les fers, à la dérobée, comme des porte-bonheur. La forêt, par instants, nous couvre d’arcs humides et l’artiste imitateur de la compagnie imite maintenant les oiseaux. Aux tournants nous voyons Michal, à dix mètres devant nous, que le régiment ne rattrappera plus qu’en France. Grâce à la pente, le niveau s’est établi entre le bataillon gai et le bataillon triste. Déjà les bornes kilométriques nous annoncent la France, et les hectomètres eux-mêmes parlent sur cette route: dans huit cent cinquante-trois mètres, nous serons en France. Nous ne voyons plus de l’Alsace que la route, les arbres qui la bordent, et il faut maintenant la toucher pour y croire. Les officiers, ménagers de leurs chevaux, marchent à la hauteur des hommes, avec un remords que combat l’assurance d’avoir désormais plus régulièrement les lettres de leur femme ou de la directrice du Grand Cercle helvétique.
Que nous as-tu donné, Alsace? Nous revenons sans trophées, et il y a au plus trois casques de uhlans dans tout le train régimentaire. Nous n’avons conquis que des okarinas, des cartes déchirées, et que nos chiens, baptisés comme une escadre allemande, Guillaume, Bismarck, Blücher. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des vues illustrées mensongères, de Montchanin quand nous étions à Burnhaupt, de Ribeauvillé quand nous étions à Thann, de sorte que nous supportons à peine, tant l’émotion est forte, de recevoir une carte vraie, qui vient d’un Parisien et est Sainte-Clotilde, d’un Vichyssois et est le Casino. Nous avons gagné de ne pouvoir plus raconter notre guerre sans dire négligemment que nous l’avons commencée en Alsace, et le vin que nous boirons gardera le goût de kirsch tant que nous n’aurons pas de bidons neufs... C’est tout... Nous aurons le sentiment de nous être acharnés sur la frontière même, la piétinant, comme s’il suffisait de l’effacer, et de l’avoir remplacée par la ligne bossue de notre itinéraire, pauvre charnière toute neuve. Nous aurons, les jours de deuil, la modestie de ne vouloir acquérir que ce que nous avons parcouru, Saint-Amarin, Aspach et aussi Enschingen, puisque nous l’avons pris tant de fois. Nous aurons été envoyés au secours de l’armée de Belgique moins par Roanne que par Thann, et une fois à l’hôpital, nous chercherons dans le Bottin, dans le Bottin de l’étranger, les noms du boucher sympathique et du bon opticien. Alsace bénigne, qui nous a donné, avant ceux de la vraie guerre, un souvenir des anciennes campagnes. Nous avions des uniformes de 70, violet et cuivre, tout neufs, et les souliers tout neufs qu’on fabriqua par milliards au temps de l’affaire Schnœbelé. Nos jambes garance se hâtaient sous cette armée antique comme celles d’un enfant sous son cheval à volants. On ne distinguait pas encore les menuisiers, les cochers, les prêtres, sous la capote intacte, et, libérés de nos métiers, il ne nous restait que nos vertus et nos défauts. Nous ne nous connaissions que par eux; nous nous appelions: le gourmand, le menteur, le paresseux, mais chacun respectait le nom de l’autre, comme on le respecte à la légion étrangère, comme s’il était faux et cachait un millionnaire, un criminel, un sous-préfet.
En France? Nous y voici. Le poteau est sous un tunnel et notre pensée seule, au-dessus, a à franchir la frontière. Nous faisons halte dans cette nuit. Un quart d’heure d’ombre pour nous préparer au jour français; ainsi font les myopes qui changent de lorgnon et cependant, avec des allumettes-bougies, nous cherchons la ligne tracée sur les murs, la coupe. La moindre parole résonne, et le dernier écho alsacien, sûr de n’être pas vu, s’approche à dix pas de nous. Nous repartons, et la route descend, et l’habitude d’être en France se reprend comme la pente même. Il est midi. Dans des clochers invisibles sonnent des cloches. L’air est doux. Michal nous montre la Moselle qui vient de naître, et ce nom qui vient nous attendre si haut nous émeut comme si la Moselle pour nous était remontée à sa source. Des verdiers, télégrammes timides qui arrivent cinq mètres avant nous à chaque maison de garde, suivent la ligne télégraphique dont les poteaux ont connu au temps de leur liberté tous les sapins du voisinage et sont moins droits et moins guindés. Déjà la route se divise en route départementale, en chemin cantonal. Elle est plantée d’ormes anciens, distants d’une toise, tandis que les tas de cailloux s’espacent à intervalles républicains. Sur chaque arbre, dans chaque fourré, un animal familier nous avait attendus: une pie, un chat, un chien de Beauce qui aboie dans sa langue claire contre nos chiens allemands. Sur la gauche siffle un train. Nous avions oublié le train. Dans les villages, chez la mercière-épicière, nous avions oublié que se rassemblent le chocolat à billes, le pain d’épices, la moutarde. Il reste même un Petit Journal pour le régiment. Voici les affiches coloriées dont nos yeux étaient si pleins qu’ils en découpaient les silhouettes sur les grands murs blancs alsaciens. Nous entrons dans un pays à la vie si précise, si détaillée, que l’on cherche malgré soi le nom de la journée et que nous reconnaissons, presque de vue, le mercredi. Pays charmant: à la sortie du tunnel, un écriteau nous engageait à nous méfier des courants d’air. Nous succombons à son charme, nous allongeons le pas, nous levons tous ces freins qui nous empêchaient de marcher vite et d’être heureux, nous sommes infidèles à l’Alsace. Quel bien-être, quel repos de retrouver ce qui est à nous, ce qui est réservé à nous, les Françaises et leur costume, les petites postes bâties sur le modèle des petites gares, les enfants français, tellement moins nombreux que là-bas, rares et précieux comme l’enfance même, qui sont ici des ornements, deux au plus debout sur chaque borne kilométrique, et qui nous répondent, quand nous voulons savoir qui ils sont, par un de nos noms même: je suis Jean Parmentier, je suis Émile Richard. A travers la fenêtre, une fillette qu’on habille nous regarde. Une autre, qui ne se sait pas vue, montre sa gorge. Dans une villa, une grande jeune fille brune, les épaules nues, agite vers nous ses deux bras. Délicieux plaisir de revenir dans un pays où la pudeur a changé, de retrouver nos femmes plus simples, plus belles, sans frayeur d’être nues. Nous sommes chez nous! Personne qui récrimine de nous revoir, qui demande une explication, à part une bourgeoise, à la fenêtre de la maison où Turenne a couché, qui doit craindre des représailles. Un facteur nous accompagne. C’est le facteur, cette fois, qui nous offre un verre de vin.—Ce n’est pas de refus, facteur! Et il nous indique le nom de tous les villages, avec le nombre de lettres que chacun reçoit par an. La petite ferme au pied du rocher de granit n’a jamais de courrier. Il lui porte les catalogues en double, les imprimés, les lettres de faire-part revenus avec la mention «inconnu». Le bourg au-dessus de nous, c’est Bussang. Voici les affiches balnéaires, d’où le maire a fait effacer la mention: Bussang = Sang bu, pour éviter, pendant la guerre, une image de mauvais goût. La jeune fille à jupe noire, en chemisette rose, les cheveux en coque sur les oreilles, c’est Mˡˡᵉ Marie Renaud. Pas la blonde qui est Ernestine Chaumont. Mais Renaud a hérité d’une rente de mille francs. Elle entend se marier par amour et a refusé déjà tout le monde.
Marie Renaud sourit à Forest, qui vient bavarder avec elle, il a deviné qu’elle s’appelait Marie et il voudrait seulement le reste de l’adresse. Elle lui fait deviner son nom, par la première syllabe de chaque mot, et le nom du village, et celui du canton. Doux bégayement! Mais on siffle: adieu. Elle lui permet de l’embrasser... Nous partons. Fantassins pleins de tact, nous ne nous retournons point vers elle, pour qu’elle voie seulement, dans notre masse bleue, le visage de son Forest, tout joyeux, tout triste, qui marche à reculons, l’emplâtre, et sur mes pieds!
LA JOURNÉE PORTUGAISE LA JOURNÉE PORTUGAISE
AU MAJOR CARLOS DE ALBUQUERQUE
DE SANTA ROSA Y OVAR.
Comme j’étais en grand uniforme, tous nous suivaient. D’abord les fillettes, un peu plus âgées, dans ton pays aussi, que les petits garçons et qui les portent là-bas au fond d’un panier sur leur tête. Dans Maureria elles étaient nues, dans Lapa, où l’ambassade d’Allemagne jadis avait protesté, on les enveloppait d’indienne. Puis les mendiants, reconnaissables à la plaque de cuivre sur laquelle est gravée le mot mendigo. Puis les pêcheuses d’Ovar, ceintes d’un cordage, comme vos monuments manuelins, et qui ont les yeux de chaque côté du visage, de sorte qu’au lieu de me suivre elles devaient me dépasser pour me voir. Les marchandes de fuchsias, car on ne vole jamais les fuchsias au Portugal, abandonnaient pour nous leur boutique, et venaient enfin les orphelins de Belem, en sarrau rose rayé de carmin, qui tous en cette minute, ignorants comme ils sont de l’âge qui doit séparer enfants et parents, certes me désiraient pour père.
—Que voulez-vous, me disais-tu! c’est de même à Paris quand il arrive un Portugais.
Tous pieds nus, marchant dans leur soleil avec moins de bruit que les Lapons dans leur neige, et quand résonnait prés de nous un talon, nous sentions que passait un être moins dévoué. Alors en effet c’était un de ces Espagnols venus au Portugal espionner comment finissent leurs trois fleuves, ou bien l’homme de police chargé de crier sur mon passage: Vive la guerre et Vie à la Vie; ou bien c’était la Reigini, de la compagnie italienne, amortie de fourrures au cou, aux poignets, aux chevilles, là où étreignent les amants, et qui rougissait, du même bâton, ses lèvres et l’angle de ses yeux. Il y eut cependant un vieux monsieur en bottines qui tint à nous accompagner, qui même m’arrêtait, comble d’admiration, montrant mon sabre et voulant savoir—dans un français qui ignorait les verbes, comme le tien—pourquoi le fourreau en était bosselé.
—Guerre? Bataille? interrogeait-il.
—Non, répondais-je. Valise.
Par le tramway, puis le funiculaire, écartant ainsi d’abord ceux qui n’ont qu’un sou, puis ceux qui n’en ont que deux, avec les riches seuls nous montions à Alcantara. Tu me présentais Lisbonne en me plaçant, entre les palmiers, au point calculé d’où chacun cache une cheminée d’usine—ils fumaient,—puis, autour d’Estrella, tu me faisais avancer en cercle jusqu’au moment où les jours de ses clochers se couvraient et d’où je pouvais les traverser tous deux à la fois d’une flèche. De là enfin, car j’étais fatigué,—mais à la condition que nous verrions l’après-midi le château construit en cannes à pêche,—tu consentis à redescendre vers le port. Les places longues de ta ville, avec leurs mosaïques noires ondulées, semblaient arrosées d’encre fraîche. Sur chaque façade, le Louis XV des fenêtres et le chinois des toitures luttaient sans pouvoir s’atteindre, les dentelures de l’un reculant sans courage dès qu’attaquaient les dentelures de l’autre. Dans les rues à pic, les enfants d’un an dormaient à même le pavé, leur corselet remonté aux épaules, sur le trottoir leur tête énorme autour de laquelle ils tournaient quand passaient les automobiles. Collées aux faïences des maisons les fillettes nues, et, au balcon le plus haut, sans autre intermédiaire aux autres étages entre l’impudeur et l’amour, vos jeunes femmes aux tempes moites, gantées de jaune, vêtues de mousseline, avec des bas noirs et des feutres blancs. Appelées par le bruit, des jeunes filles passaient la tête à travers les grilles des rez-de-chaussée, et, prisonnières, fermaient seulement les yeux quand nous les regardions. Si nous approchions plus près, elles devenaient sourdes,—plus près encore, sans souffle et pâles. Puis par les rues sans honneur dont les perroquets, au-dessus de chaque porte, en crient l’énorme numéro, notre cortège dessinant la figure de circonstance autour de chaque point historique, le cercle autour du pavé où le roi fut tué, l’ovale autour du banc d’où Pombal expulsa les jésuites, nous arrivions aux colonnes, au Tage. Accoudés aux balustrades du fleuve, car il coule au ras de la place, et il faut même gravir deux marches pour embarquer, tu me montrais le Vasco-de-Gama, votre croiseur amiral, dont les officiers ne peuvent aller qu’à cheval dans Lisbonne, l’Adamastor, qui emportait en vacances sur l’autre rive le pensionnat des fillettes illégitimes,—les mères disaient adieu en pleurant, on entendait de l’autre côté du fleuve les pères dans l’attente pousser des cris de joie—et le navire sans pont où l’on verse pêle-mêle les lettres de cuivre qui composaient les noms des soixante navires allemands confisqués, pour que vos littérateurs y trouvent le même nombre, en poètes et en rois, de noms portugais. De grandes raies étincelaient parfois sous la houle, et c’étaient les aiguillages qui déportent le navire vers Halifax ou Pernambouc, et de monstrueuses barques à voile roussie passaient, avec une proue recourbée, des yeux de cyclope peints à l’avant, et un ne leur suffisait pas, chacune en avait deux.
—Des barques romaines! disais-je.
—Non, disais-tu, portugaises.
Un nuage voilait le soleil, s’écartait, et Lisbonne se fermait et s’ouvrait comme un éventail. Tout ce qui roulait de ta ville de plâtre tombait dans un bateau à quai. Sur les hampes des palais tremblait l’air qui s’agite autour des sismographes. Les chiens éternuaient, hésitant à entrer dans cette mer poivrée. Les cortèges de onze heures passaient, c’était les unionistes en courroux, car on venait de rétablir à cause de la guerre les décorations et, pour tous, y compris les décorés, la peine de mort. C’était le corps diplomatique qui mettait au paquebot l’une de ses trois femmes, les attachés en costume chantant la phrase commune des hymnes nationaux, les seconds secrétaires portant les cadeaux du départ, les voiles de lin bleu à paniers rouges déployés, et, passant de leur poche, les encriers à sonnette, les Saintes-Madeleine d’ivoire dont la petite robe de soie était dans la malle et qui étaient nues. C’était l’autre officier de ma mission, poursuivi implacablement, car tu lui avais expliqué qu’on ne donne jamais aux mendiants portugais, qu’on leur dit «Tenez patience!», qu’ils s’arrêtent alors brusquement comme si on leur indiquait enfin pour la première fois une recette à la vie, mais il disait «Tenez patience!», aux marchands de journaux, aux bouquetières, aux vendeuses de soles, à tous ceux pour qui ta phrase était un commandement à le suivre, et aussi ils le suivaient patiemment, attendant qu’il sût le portugais pour acheter.
L’air brûlait, mais léché par des langues de glace. Les autos descendaient l’Avenida à toute vitesse, celles des hauts fonctionnaires, qui ne craignent pas les procès, tournant en zig-zag autour des lampadaires du milieu. Des hommes nègres armés de tuyaux en caoutchouc flattaient de la main les palmiers les moins bouffis; je te demandais s’ils les gonflent, tu m’expliquais qu’ils les arrosent. Sur le Rocio tous s’assemblaient déjà devant le Club aux chapeaux verts, debout ou assis face au cadran de la gare, car on allait passer à l’heure d’hiver, de midi revenir à onze heures, et recevoir en sieste ce que chez nous l’État distribua en sommeil. A demi dégagés de leurs façades noires aux portes bordées de gris-bleu, les horlogers sans nombre de la cité s’agitaient, assurant qu’il faudrait tourner onze fois la grande aiguille, marquer l’arrêt même aux demies; et souriaient d’attente et de volupté, aux terrasses des cafés, tous les pères avec ces trois filles qu’ils mènent le soir, au coucher du soleil, sur l’Océan, voir jaillir le rayon vert. Midi moins une. On levait les jumelles... Midi. La petite aiguille reculait simplement d’une heure, et les horlogers rentraient de dépit. Les pères devenaient soudain tristes, les filles caressantes. Reçues dans cette heure superflue, les Brésiliennes en escale souriaient à ce Temps d’Europe qui les prenait en se pliant comme un hamac, et, au fond d’une double paresse, dans leur calèche, des orientales à sourcils bleus laissaient tourner vers nous la voiture pour n’avoir point à tourner les yeux. D’un mot, car tu sais tout, tu m’expliquais pourquoi ces êtres superbes sourient aux officiers français, pourquoi ils étaient gais et tristes, bavards et muets, constellés avec des bijoux, et cet autre les deux seins nus:
—Cocottes.... disais-tu.
⁂
Ton doux pays était pour moi, depuis deux ans, le premier où il n’y eût pas la guerre. Il me fallut longtemps pour retrouver mes yeux de paix, pour ne pas, quand riait une vieille femme, quand venait un passant radieux, sentir en moi la joie qu’un fils fût en permission, qu’un blessé fût sauvé. Je me précipitais vers la vitrine entourée soudain par la foule comme vers dix mille prisonniers, comme vers Saint-Quentin reprise, et c’était un chien de porcelaine qui remuait la tête en tirant la langue. Quand tu me présentais à un de tes amis, je répondais avec mille précautions, mille scrupules, comme chez nous où l’on doit—pour éviter tout impair—parler aux gens inconnus comme s’ils étaient, et depuis leur naissance, seuls au monde. Je bavardais avec les grands-mères et leur petit-fils sans paraître soupçonner qu’il avait été jadis besoin, pour former leur groupe, une minute, d’un fils ou d’un gendre. Parfois, à l’aube, un mendiant sous ma fenêtre agitait sa sébille et je me réveillais brusquement au matin, envahi de quêteuses, d’un de nos Dimanches serbes, belges ou roumains. Beau pays où les machinistes, les porteurs de pianos, n’étaient pas devenus—l’art par la guerre consterné—de pauvres êtres fluets, et où les femmes ne marquaient pas dans les bureaux et les tramways la place d’un homme absent, la femme en demi-deuil celle d’un disparu, et où il nous fallut vivre comme j’aurais vécu, voilà trois ans, dans un pays où la mort n’existe pas, plongeant au hasard le bras dans les cœurs, parlant du passé, du futur, comme dans un pays d’enfants...
—Saluez ces officiers, car ils nous apportent la guerre!
Ainsi, les trois Anglais et les trois Français de la mission, nous présentaient aux troupes vos généraux. C’était sur les terrains d’exercice usés par l’école du soldat, sur ces places qui se ressemblent dans tout le globe comme deux crânes chauves, car l’on y voit la trame même de la terre. C’était à Thamar, entre la papeterie et les cloîtres indous, habités d’abeilles et boursouflés comme si toutes s’acharnaient sur ces marbres; à Braga, au pied des trente églises, dans votre seule ville où l’ombre des maisons dans la rue ne soit pas chinoise, sur la place où les bornes milliaires de la voie romaine, rassemblées—et plus heureuses encore que les dates latines leurs contemporaines—n’étaient plus espacées que de cinq mètres; à Evora, où l’on met en pension, car partout ailleurs en Europe ils succombent, les chimpanzés qui n’ont pas un an. A ces paroles les civils se découvraient, et nous sortions nos mains de nos poches pour prouver je ne sais quelle innocence, comme celui qu’on soupçonne d’y caresser un revolver.
Mais le général anglais voulait féliciter vos officiers. C’était lui qui commandait l’armée britannique à Tsing-Tao, et il avait parié avec Dobell, du Cameroun, au premier général anglais qui entrerait en territoire allemand. Tous deux y furent le même jour, à la même heure, mais, à cause de la latitude, le nôtre était proclamé gagnant. Il s’approchait, bienveillant, honorable, du colonel portugais et tu étais son interprète.
—Dites au colonel, disait-il, que je le remercie!
—Colonel,... commençais-tu en portugais, et tu partais pour un discours immense où nous saisissions les mots les plus divers, le nom de Rome, le nom de Londres, des noms de fruits, des prénoms—car vous adorez les prénoms dans votre peuple où il n’est que cinq noms de famille—et le colonel s’inclinait.
—Commandant,... te répondait-il, et lui aussi prononçait une phrase avec des mots abstraits; une autre avec des noms de villes, françaises cette fois; il s’agitait, devenait rouge au mot de Joinville-sur-le-Pont; tu l’approuvais en hochant la tête, et quand il s’apaisait, le discours fini, te retournant vers nous, tu nous disais:
—Le colonel vous remercie de vos remerciements.
Et tout ainsi se passait entre vous deux, et tu nous rendais le mot aimable après que vous l’aviez tous deux gonflé à l’excès et épuisé, comme l’on rend une fois vieilli, à nouveau vides, les petits sentiments que l’on vous confia enfant, et qui furent dans votre vie l’amour, l’orgueil et l’amitié.
Alors nous visitions les casernes, les officiers supérieurs se regardant bienheureux quand un réserviste avait apporté un oreiller de dentelle ou qu’un cheval s’appelait Zeppelin. Les enfants nous poursuivaient avec les journaux de Lisbonne, encadrés de noir quand un sénateur français, Trouillot, Naquet, était mort la veille; tu m’apprenais à lire le sonnet qu’ils publient en première page chaque jour, profitant de ce que ta langue ressemble mot pour mot à mon patois limousin, et désormais je savais comment se dit Ulysse en limousin, et Agamemnon, et Desdémone. La route longeait à la fois la mer et la rivière, qui était dans son aqueduc, ou bien elle était bordée par de hauts murs, percés aux hectomètres de fenêtres grillées dont les laboureurs ouvraient les persiennes pour nous voir. Des balcons, les femmes parlaient au jeune homme debout au milieu de la rue, prononçaient l’s sans le mouiller, et, au sortir de l’Espagne, cette lettre soudain délivrée et franche touchait comme si une prétention en elles et une pudeur s’était évanouie. Les jours demi-utiles, ainsi s’appelant les samedis, nos automobiles devaient marquer le pas, car ton pays est celui d’Europe où l’on déménage le plus, derrière le convoi de couples bavards dont nous connaissions en les dépassant enfin, moi les moindres meubles et toi les moindres pensées. Tout ce qu’au lycée j’avais dû inventer moi-même était là, les palais d’archevêque à coupoles roses et leurs jardins en trompe-l’œil, les nymphes aux seins gonflés par les couches annuelles de plâtre, les maïs comblant les vallons, l’énorme fleuve bu par le reflux, pourpre entre ses digues de porcelaine et ses eucalyptus, le bosquet de bananiers et de cyprès avec ses allégories en faïence: Poésie nourrissant son oie, Rhétorique faussement accueillante, les bras ouverts mais les jambes croisées; et l’autre avec des animaux de marbre auxquels le Temps, enfermé là une minute, avait infligé tout ce que subirent de lui les statues de Vénus ou de Niobé, le chien traversé par les flèches et sans tête, le singe sans ses bras, et du rhinocéros le torse seul. Entre les oliviers et les palmes, pour tromper je ne sais quel corsaire, des artilleurs peignaient en bleu le phare qui hier était rouge; et, on le reconnaissait au ramage, les arbres n’étaient peuplés que d’oiseaux d’Amérique échappés aux navires. J’étais au point même, et le plus lointain, où le désir m’avait conduit enfant, et je reculais vers toi de dix centimètres, pour ne pas toucher, surtout avec cette peinture fraîche, un des panneaux même de ma vie.
Mais soudain, par un hululement sauvage, la sentinelle d’un dépôt d’armes appelait à la garde ses quatre soldats qui se précipitaient du poste et nous présentaient les armes. Je les regardais bien en face, m’arrêtant devant chacun au moment où le fusil séparait les deux yeux, et dans ces huit demi-soldats, plus facilement que dans des soldats entiers, je cherchais à loisir mes ressemblances de la guerre, mes souvenirs de France. Puis, le sourcil d’Artaud revu, la tempe de Dollero retrouvée, aperçue aussi dans leurs yeux la parenté avec l’ivoire et l’or, je leur faisais reposer l’arme et c’étaient eux, soudés à nouveau, qui nous entouraient pour nous voir.
—Il est temps, disais-tu. Délaissons-les!
Tu as toujours confondu délaisser et laisser, ainsi d’ailleurs que monter et descendre... Donc, puisque tu l’exigeais, nous les délaissions dans leur campagne vert et blanc, nous délaissions les ponts près des mélèzes, les passages à niveau aux gardiennes indigo bordées de rouge près des églises, dans une fenêtre rose les deux jumelles d’Oiras à nœuds verts nous les délaissions, et descendus à temps au faite de la tour Bélem, nous pouvions juste voir le soleil, au milieu de l’estuaire et un peu avant l’horizon,—en nous penchant,—monter, monter et disparaître.
PÉRIPLE PÉRIPLE
Ramonchamp, 27 août 1914.
Mon bataillon a une journée injuste. Notre première pause ne s’est pas faite dans un bourg, et nous manquons ainsi tous les autres, car ils sont échelonnés régulièrement à la distance d’une heure de marche. Ce sont pourtant des bourgs où l’on s’arrête, ils ont des casinos, des offices de tourisme et, par des plaques de marbre, nous apprenons que Montaigne fit jadis halte à Bussang, Talleyrand à Saint-Maurice. A ces deux-là nous pardonnerions d’avoir été plus avisés que nous, mais la chance du second bataillon nous irrite. Il peut acheter, dans les épiceries—d’autres régiments les ayant vidées déjà des provisions pour adultes—tout ce que les enfants seuls, avant la guerre, savaient y trouver, le nougat, les raisins secs, les caramels. Il boit du vin gris, mange des truites froides, il prend l’adresse de familles lorraines, désormais liées à lui pour la vie, tout le long d’une route qui ne nous a donné, à nous, que le souvenir de deux montagnes voisines et rondes, celles exactement dont nous comparions avec timidité la courbe, dans nos narrations de troisième classique,—c’était notre première métaphore et la troisième moderne ne s’y risquait pas,—aux contours d’une jeune gorge. Notre seule distraction est un vieux de Fresse qui appelle le col de Bussang un pertuis.
—Il y a loin d’ici au pertuis? lui crie au passage chaque escouade.
—Eh mon Dieu! répond-il. Vous lui tournez le dos. Vous allez au pertuis de Bramont!
Depuis la minute où, comme par une lorgnette, nous sommes rentrés en France par notre tunnel-frontière, nous avons perdu toute curiosité, nous ne voyons plus. Le capitaine Perret a fermé son Joanne. Le pays se fait simple et vert, et, à part les deux ballons sur notre gauche toujours brumeux et symboliques, livre directement ses autres beautés, ses prairies, ses ruisseaux, son granit. Parfois, étincelant au travers d’un guéret, tracé pour la nuit entre deux laboureurs ennemis et oublié au réveil, un sillon solitaire. Les hommes ont enfin du tabac en paquet, ils ne sont plus obligés de briser des cigarettes pour bourrer leur pipe; parfois l’un d’eux s’arrête au bord du chemin, allume sa pipe en aspirant à fond de ses deux joues, ce qui lui donne l’air de rire silencieusement, et, quand il est grave à nouveau, entouré de fumées, il reprend sa place.
La France est un pays de connaissances. Sur la place de Saint-Maurice, j’aperçois la maison du vieil Haltesse, le voyageur en papier d’Arches, que nous aimions emmener au Weber en criant son nom et que les grooms effarés n’osaient par déférence appeler que Monseigneur. A la sortie du Thillot, distribuant des numéros du Petit Journal aux soldats, du Matin aux sergents et du Figaro aux officiers, Madeleine Dollet, avec laquelle j’ai déjeuné une fois, dansé une fois, contesté une fois que Mozart fût hollandais. Une fois elle aura entendu un soldat inconnu, avec des lunettes et des moustaches, lui crier: «Ça va, Madeleine?» et elle aura regardé sur elle-même, de ses belles prunelles ovales, ce qui pouvait ainsi faire deviner son nom.
Voici que les lettres des devantures, un peu clignotantes et molles en Alsace, ont repris sur les boutiques leur assurance. Pures et solitaires, les voyelles françaises se logent dignement entre des consonnes romaines. Dans ce bourg un peintre ému a prodigué les cédilles. Une enseigne de boulanger, trop longue, déborde sur la masure voisine et unit la plus humble maison des Vosges au noble négoce du pain. Dans le Thillot les maisons sont numérotées et chacune porte, cloués sur sa façade, dernier butin de Poitiers, d’énormes chiffres arabes en or sur émail bleu. Bardan, près de moi, lit tout haut chaque nom, le prononçant plus fort par flatterie quand le propriétaire est au-dessous, et il ne peut s’empêcher non plus, dans la campagne, de découvrir devant chaque arbre, chaque oiseau, celui des mots français qui les atteint le plus.
—Voici le verdier des ruisseaux. Voici le génévrier d’Irlande.
Cher Bardan, qui aujourd’hui s’accroche à moi, nerveux comme tous les Bourbonnais du Sud, qui ne peuvent entendre affirmer ce qu’ils redoutent sans éprouver leur défaillance. Les gens de Vichy, de Gannat, si on leur fait la moindre peine, changent de visage, leur âme en une minute est ravagée, et nous avons avec celle de Bardan des jeux cruels, qui ne prendraient pas sur les âmes de Moulins et de Nevers:
—Nous reviendrons dans six mois, disons-nous, d’une parole distraite.
—Dans six mois! répète Bardan, et il pâlit, il tremble, mais il comprend notre plaisanterie et aussitôt engraisse soudain.
—Les femmes sont toutes infidèles, horribles, laides!
—Les femmes? dit Bardan qui est marié, et, atterré, il bégaye...
On me charge, pour qu’il se remette, de lui dire la vérité.
Vers trois heures, Ramonchamp, au milieu d’un immense cirque coupé par la Moselle qui tente vainement d’isoler les villas des simples maisons et de créer Ramonchamp ville et Ramonchamp cottage. Le cimetière domine la rivière. Des tombes riches on a la vue et des tombes pauvres on voit la gare. L’air est vif et limpide. De chaque cour jaillit une fontaine qui rejoint à ciel ouvert la Moselle et ce sont les maisons, ici, qui fournissent d’eau la rivière. Chaque ruisselet a creusé la terre jusqu’au granit et le plus grand fleuve, dans ce sol, n’aurait pas une autre profondeur. Coup d’œil à l’église; les enfants sortent du catéchisme, me serrent la main sous le porche, l’un après l’autre, et je me crois obligé de rester jusqu’au dernier, comme un bénitier. Puis, après le dîner, je monte avec Bardan jusqu’à la compagnie logée dans un domaine sur la pente des monts. L’adjudant compte nos cartouches, poinçonne les souliers remboursés, nous verse onze francs, et, comme nous sommes à la fin du mois, nous avons l’impression d’avoir achevé une guerre et d’en partager le butin. Nous revenons sous mille étoiles, et dans chaque ferme aussi une lumière sautille, car on nous a distribués sur ce plateau comme on disposait jadis après la victoire, en Hellade, les régiments qui allaient être changés en constellations. Bardan m’a pris le bras, ému par la nuit, et se refuse à croire que je pourrai être tué. Il me dissuade de la mort comme d’un suicide, ou comme s’il était question ce soir de me sacrifier seul pour le régiment. Il veut m’entendre jurer que je m’en tirerai. J’ai donc, pour ne pas jurer, des pressentiments? Je le rassure, attendri moi-même et lui promets de vivre. Mais au loin une sentinelle a tiré, il a eu peur, et il l’insulte comme si elle me visait.
Devant la mairie, avec des lanternes, un groupe de soldats lit les communiqués du mois d’août, dont l’adjoint apporte les doubles. Il les colle lui-même, dans le bon ordre, écoutant les réflexions, expliquant les noms des villes belges d’après un itinéraire bizarre: Bruxelles, à 350 kilomètres de Nancy, Louvain à 600 kilomètres de Lyon, Malines à 500 kilomètres de Dijon. Les hommes, fatigués, lisent en se déshabillant peu à peu, demandent à l’adjoint de lire tout haut, et écoutent en roulant leurs jambières, en pliant leurs cravates. Il y a ceux qui s’interrompent quand la nouvelle est bonne, quand on prend Sarrebourg, et ceux qui s’interrompent quand la nouvelle est mauvaise, quand on le perd. Un soldat qui a froid et qui remet brusquement sa capote, alors qu’on parle de Morhange, semble devenir un renfort, retarder la retraite. Parfois cependant, quand il est question de l’Alsace et de Mulhouse, ils s’arrêtent, clignant des yeux aux noms propres qu’ils connaissent, écoutant aussi immobiles que s’ils étaient déjà tous nus...
28, 29 août.
Tryon habitait un grand château, élevant des chevaux, des chiens, chassant le blaireau, et il allait avoir un fils dans un mois. Viard avait reçu, la veille du départ, un bureau d’acajou moucheté. Le frère de Trinqualet, ouvrier tailleur à Paris, devait passer les vacances en Auvergne et habiller gratis toute la famille... Tous mes camarades, aujourd’hui, parlent de leur bonheur. Biset se heurte à une porte en apportant le rapport, mais c’est encore une félicité qui jaillit, au milieu des jurons, de son énorme crâne: il annonce qu’il est fiancé. Mais celui qui perd le plus à la guerre est Sartaut, car il venait d’hériter de l’homme le plus égoïste qu’il y eût dans la France entière, du mobilier même de l’homme heureux: la cave, avec deux bouteilles de tous les vins, le jardin, où vivent en paix une guenon et une antilope, et des actions du P.-L.-M., de sorte que les Sartaut peuvent désormais voyager gratuitement. Dès la fin de la guerre, au lieu d’habiter sur l’Ouest-État, ils s’installeront sur la ligne de Brunoy et ne verront plus que des trains qui leur appartiennent.
Campés dans la maison d’école, nous avons adopté les heures de classe, comme nous adoptons dans les ateliers les heures d’usine. Déjeuner à onze heures, collation à quatre, et récréation dans la cour. Le capitaine Lambert écrit ses lettres dans la chaire; nous nous enfonçons avec peine dans de petites tables soudées à leurs bancs, pivotons avec elles pour bavarder, ou pour prendre dans chaque tiroir le cahier de composition de son élève; le mien s’appelle Félix Bertrand et il a manqué son devoir final, la classe avait à expliquer les diminutifs en on: chaton, négrillon, ourson, et Félix n’a point compris l’instituteur:
«Un petit chaton est un chat, explique-t-il, un petit négrillon un nègre». Par la fenêtre, nous voyons l’église, d’où ruisselle la source de l’eau bénite, et suivons tout ce qui se produit sur les routes à pentes rapides, un œuf dur qui roule, par exemple, talonné par une escouade...
Il est minuit. Le sous-chef de gare du Thillot a eu pour moi, devant le colonel, des prévenances incompréhensibles dont j’étais gêné. Il voulait me brosser, il ajustait mes courroies, il m’offrait un wagon de première. Mystère, car en même temps il reconnaissait mon grade, il m’appelait sergent. Nous y avons gagné de n’être que six dans un compartiment de seconde et Dollero, Clam, Danglade dorment déjà; je veille avec Devaux qui prépare l’état d’effectif pour le réveil et recopie, à chaque arrêt du train, des feuilles que je dicte. Au dehors, le ciel est noir, mais les étoiles acides, l’air limpide. La voie tourne autour du firmament et les poteaux des stations, isolés au-dessous des astres, en donnent les noms les plus mensongers: Feldrupt, Rupt-sur-Moselle, Maxonchamp. J’avais toujours désiré voir Maxonchamp, mais loin de m’en rapprocher, voilà que cette gare lunaire me le rend, pour cette vie du moins, inaccessible. Tant d’arrêts que l’état est achevé bien avant Épinal. Nous avons contrôlé tout le bataillon; pas un dormeur dans ces cinquante wagons dont le nom n’ait été prononcé cette nuit. Humbles noms, litanie du régiment et de l’Auvergne, que j’avais presque envie de compléter: Granchabriat, porte de Murat, Triacou, étoile de Thiers, Delobie, gloire de Royat. Nous poussons le scrupule jusqu’à rechercher dans son compartiment le lieutenant Jourdan, nouveau au bataillon, et qui veillait et fumait, pressentant notre doute.
Épinal. Les plaques nous réveillent. Il fait jour. Les portes des wagons roulent en grinçant. Certaines sont trop dures et il faut délivrer les hommes qui crient et frappent de l’intérieur. Un wagon s’ouvre sur la campagne au lieu de s’ouvrir sur la gare et croit une minute tout endormi. La nuit a laissé une trace blanche sur tout ce qui était plus noir qu’elle, sur les toits des voitures, sur les poteaux goudronnés. Chacun refait la raie de l’autre et l’on se passe avec mille recommandations de petites glaces comme les parcelles les plus précieuses du jour nouveau. On remet son lorgnon, le premier regard précis de la journée est pour soi-même. Des territoriaux brûlent du café au coin d’un hangar, et tout le hall sent le café grillé comme la place de l’Odéon le mercredi. Les devineresses ont lu jadis dans ma main que c’est l’odeur que je préfère, avec le musc, qui m’attend sans doute à la gare de Vesoul, et j’accepte avec plaisir mon encens officiel. Dollero, tout endolori, d’esprit incertain, chevauche une plaque tournante automatique et, pour former son humeur, son destin, le secoue vers Remiremont, vers Paris, vers Bâle.
Nous allons vers le Sud par une voie stratégique. Les voies stratégiques contournent les montagnes, évitant ainsi les tunnels, et elles remontent à la source des rivières pour éviter les ponts. Nous roulons dans un pays gras et vert où abondent les bœufs, les chevaux, et de grands animaux inconnus, noirs à raies rouges, que les gens du pays appellent des lubards. Nous suivons une vallée paresseuse où les habitants n’ont pas eu la force d’imaginer des noms à leurs villages: une station balnéaire s’appelle Bains, un port plein d’usines sur la Saône s’appelle Port-d’Atelier; nous passons au large de Blonde-fontaine, de Contréglise. Jamais de stations, notre voie est toujours isolée et nous ne voyons que l’envers des bourgs; quand les stratèges n’ont pu éviter une ville, nous la traversons à toute vapeur, en sifflant. Parfois, au loin, un hameau que les indigènes nommeraient aussitôt, s’ils le voyaient du train: Tuiles-Pies, Chiens-Géraniums.
Mais soudain se multiplient les gares, avec leurs verandahs que le P.-L.-M. faisait repeindre en noir, fin juillet, et dont les unes, celles aux chefs négligents, n’en étaient le jour de la mobilisation qu’à la couche rouge. Dans les voies de garage, les wagons bondés de tout ce que l’on s’envoyait le 31 juillet à quatre heures, des voitures d’enfant, des dynamos, et de faux arbres en ciment. Les officiers commissaires font glacer au fer la bande blanche de leur képi pour que les escarbilles n’y prennent pas. Voilà Frétigny. Voilà Velle. Voilà, annulant notre propre train, un train de soldats qui va à Thann, d’où nous venons. Puis, débordante de convois, hérissée de canons qu’on a, pour l’arrêt, démuselés, sur sa colline voilà Gray. Les femmes et les enfants, assis à nouveau le long des voies, se lèvent quand passent les trains civils pour leur confier les lettres reçues en commission des trains militaires. Les gamins reçoivent nos bidons à la volée, et nous traversons le hall sans inquiétude, assurés qu’ils apparaîtront à l’autre bout, presque aussi vite que nous-mêmes, les bidons pleins, ceux qui ont la spécialité du vin blanc, tout fiers, jouissant de notre surprise. Nous descendons, et, aux portes gardées en armes, les soldats les plus curieux peuvent apercevoir, de quinze pas, la première rangée des plus curieux civils.
Maintenant les villes sont tournées vers nous. Les soldats sont assis au bord des wagons ouverts et le train marche sur de vraies jambes rouges. Les buissons, les fusains râpent nos genoux, et, dans l’arrondissement où l’ingénieur soigne ses haies, les caressent. Le soleil, comme la fumée, change de côté sans raison et nous attendons sans patience, pour être à l’ombre, les forêts. De Gray vers Dijon, à nouveau, le trajet que nous avons fait la nuit, il y a trois semaines, et des fillettes qui nous semblent inconnues reconnaissent à son numéro le régiment, s’inquiètent de savoir ce que sont devenus les soldats dont elles ont pris l’adresse, reprochent à Bertet d’avoir laissé pousser sa barbe. Nous rions, nous plaisantons comme au premier voyage, sans voir que les femmes ont changé, qu’elles ont maigri, que certaines commandent et d’autres obéissent. Nous, qui n’avons pas vu un mort, nous ignorons que depuis notre passage des blessés sont devenus cadavres dans leurs bras, et que leur frère n’écrit point, et que la France chancelle, et qu’un cavalier soudain dément les a poursuivies à coups de revolver; nous leur envoyons des baisers, nous plaisantons les rousses, les corpulentes, les petites qui louchent. Elles prennent pour notre courage ce qui est l’ignorance, elles nous admirent, et celle-là justement qui pleure est celle qui se laisse embrasser...
Entre des montagnes silencieuses reliées en cercle par les aqueducs, après d’immenses remblais piqués de ceps, chacune des mille collines portant une couronne urbaine, voilà Dijon. Le soleil verse à flots sur notre convoi les rayons mêmes qui cuisent le raisin. Nous entrons en gare, pris au milieu du hall entre un train d’ambulances et un train de cavaliers, tous deux repus, et nous ne pouvons communiquer avec les Dijonnaises que par un blessé maladroit ou par un Africain. Un des blessés vient de notre régiment d’active, et nous sommes enfin renseignés sur nos cadets: ils ont été en Lorraine, ils ont eu à se déployer dans le polygone même de Sarrebourg; les canons allemands avaient tous les repères, mais les tranchées d’exercice, par bonheur, étaient excellentes. Il nous indique les morts par leurs surnoms: l’Aigu est tué, Mimi est tué, nous nous retournons vers nos officiers pour leur traduire ces nouvelles, rapportant ces pauvres corps dans leurs noms de parade: Delaberque est tué, Martineau est tué, et pour quelques-uns le vrai nom lui-même s’aiguise, devient prénom: Jean est tué, Albert est tué. Chacun dit tout haut ce qu’ils faisaient la dernière fois où il les vit: ils avalaient une grosse tranche de jambon, ils étaient avec Juliette, ils dormaient. Celui qui les a vus mangeant comprend moins encore que les deux autres.
Quand nous partons, la nuit est venue. Le paysan qui fermait jadis l’enclos se couche le dernier et pousse nos lourdes portes. Nous sommes sur la grande ligne sans cahots où peuvent sommeiller, revenant de Nice, les malades et les milliardaires eux-mêmes. A Laroche, à Fontainebleau, les dames de France, déjà et pour toujours habituées aux blessés, nous réveillent et nous soignent comme des mutilés, s’effrayent de nous voir sauter du wagon, nous font boire en tenant notre verre, nous prennent la main, s’assurent que nous n’avons pas de fièvre. Puis, à quatre heures du matin, d’un viaduc, je reconnais, au point terminus du tramway qui part du Louvre, le village où habitent les gardiens du musée. Voilà, sur chacune de leurs portes, un plâtre de la Vénus de Milo, du Pêcheur napolitain. Voilà Diane de Poitiers. C’est Paris.
Ce n’est que Rosny, que Nogent, que Noisy. Nous tournons autour d’eux et Paris se défend contre moi de tous ses forts. Nous n’y entrerons pas. Nous subirons la volonté de ces états-majors rivaux qui s’amusent, avec nos trains, à tracer la meilleure tangente sur Paris; je n’ose penser qu’aux vagues camarades qui habitent Carrières, Pantin, qu’aux amis de mes amis. De vieux territoriaux nous annoncent, sans trop nous en vouloir, que notre machine a écrasé dans Saint-Maur un territorial et nous donnent dès l’aube l’impression qu’avait de mon temps tout provincial le soir de son arrivée à Paris, d’avoir abandonné, d’avoir tué. Mes compagnons s’éveillent. A notre droite, ils admirent, sur sa montagne, le Sacré-Cœur, et dix minutes après, à notre gauche, un gigantesque monument de marbre à cinq coupoles, qui est encore, mais je n’ose l’avouer, le Sacré-Cœur. Tous les habitants ont transporté vers la voie ferrée la façade de leur maison, leurs drapeaux, leurs rideaux, et celles de leurs enseignes qui, en pleine paix, étaient nées d’une guerre, Sébastopol, un vrai zouave. C’est au Nord, mais tant pis, les ménagères ne coudront plus que tournées vers le Nord. Les photographes ont peint sur une bande de calicot le portrait de Guillaume, avec deux ampoules vertes pour les yeux, et allument le courant bien que l’arrangement soit destiné aux troupes qui passent de nuit. Dans sa cour, un vieillard, en veste d’escrime, charge à la baïonnette contre un mannequin coiffé d’un casque. Juchée sur son toit peint en bleu, la femme d’un tailleur nous montre son tailleur modeste en nous criant qu’il part demain. Un boulanger retarde pour nous son coucher et, récompense, voit pour la première fois se lever ses enfants tout frais. Aux places immuables où s’arrêtaient sans raison les trains des courses, nous attendons, et des trains qui filent vers Paris, sur les remblais, les voyageurs nous jettent avant de les avoir lus leurs journaux que le vent rabat sur le wagon suivant qui les rattrape et les rejette. Aux passages à niveau les enfants nous avertissent tristement qu’il ne reste à l’auberge que du vin bouché et bondissent de joie en nous voyant riches. Ceux des gares régulatrices sont gâtés, réclament des épées, des casques et acceptent sans enthousiasme, pourboire trop modeste, il est vrai, d’une si grande guerre, nos sous de nickel allemands. Un automobiliste à barbe noire, que nous soupçonnions d’être espion, commande au cabaret voisin cent bouteilles; nous confondions, à cause de leur même masque, la générosité, l’hypocrisie. Puis la banlieue enhardie tourne vers nous son visage même, nous voyons la façade des mairies, les églises sont perpendiculaires à la ligne, nous traversons des places, et, de banlieusards familiers, nous écoutons toutes les histoires distribuées le jour de la mobilisation, l’enfant au fusil de bois, les Sénégalais avec des têtes dans leur musette, le blessé prussien souffletant son général prisonnier. Plus de trains vers Paris, tout le trafic se fait maintenant en rond autour de la ville, il ne reste dans Bécon et dans Argenteuil, toutes les âmes ambitieuses ou frivoles travaillant déjà rue de la Paix, que des personnes un peu moins jolies, un peu moins généreuses, et, entre leurs bocaux, les pharmaciens fidèles.
Voici Stains, presque aussi beau qu’Asnières, où Devaux voudrait vivre. Voici Pierrefitte, ou j’ai vu, voilà un mois, sur la place, se tamponner les autos du plus menteur et du plus sincère des Parisiens: tous deux levaient les bras, tous deux riaient, tous deux s’appelaient cher ami. Puis des parcs, des châteaux, un petit temple de l’amour oublié près d’un bosquet comme un parapluie ouvert, un ruisseau où dérivent des canots vides, et, sur une plaine dénudée, sans eau, sans gazon, sans arbres, la villa des Troènes. A Beaumont, notre voyage s’explique: le régiment est chargé d’arrêter quelques dizaines d’autos blindées qui ont percé nos lignes. A Creil, train sanitaire anglais. Les blessés vident le kirsch qui nous reste d’Alsace.
—Brandy! disent-ils seulement, en essuyant du bras nu leurs lèvres.
—Non! répondons-nous, kirsch..., quetsch!
—Oui, reprennent-ils, Brandy!
Vers trois heures, arrêt brusque. Les clairons sonnent. Le train ne peut aller plus loin, il nous abandonne, et, comme il n’y a pas de plaque tournante, doit reculer, face à l’ennemi. Le soleil est lourd, la terre affaissée détruit en nous l’idée d’un globe bombé et sûr, toute l’ombre de la plaine s’entasse en carrés lointains par petits bois de sapins noirs. Le canon tonne, de ces coups qui détruisent l’air et qui font, sur le cœur, comme sur les cadrans pour boxeurs, tourner je ne sais quelle aiguille. Nous nous formons sans vigueur, par compagnies isolées, avec de larges intervalles où les autos blindées pourraient, pendant une heure encore, filer sans risque.
Ansauvillers, 30 août.
Les habitants avaient appris que les bourgs voisins sont occupés depuis la veille et se croyaient abandonnés. Ils ont formé tout ce qu’exige une cité assiégée, la garde civique, le peloton des pompiers. Les mêmes vieux retraités commandent les deux compagnies et tout pourra marcher, peut-être, si l’incendie et la panique n’éclatent que successivement. La municipalité insiste pour que nous logions dans le bourg même et tant pis pour les avant-postes. Ce n’est pas une protection générale qu’Ansauvillers désire, mais pour chaque maison, chaque famille, une garde individuelle, une escouade, un soldat, un fusil. On nous reçoit en hôtes, on prépare du savon, de l’eau chaude, on porte nos sacs, par la courroie du haut, comme une valise. Le coiffeur rase gratis ceux qui sont logés dans son groupe de maisons, et prend deux sous aux autres, protecteurs superflus. Devant chaque porte, on installe une table, des encriers; pour la première fois depuis la guerre nous avons le loisir de répondre aux amis auxquels nous devions des lettres de paix; aux parents nous télégraphions, car la poste fonctionne encore, et ceux qui sont de Paris confient à un automobiliste des billets qu’il distribuera le soir même. Peu à peu, lettres et télégrammes expédiés, aussi naturellement qu’elle est venue à Edison lui-même, l’idée du téléphone me vient, et mon hôte veut bien tenter l’aventure car il a un appareil et il est conseiller général. Nous arrivons à Paris par la ligne brisée de ses relations, de son préfet obtenant Pontoise, du sénateur de Pontoise le Central lui-même. Voilà le ministère où sont mes amis. Voilà le standard, celui du soir. Voilà Solis: c’est une chance, car il est, du ministère, celui qui parle le plus clairement au téléphone et un directeur ami des lettres lui téléphone par plaisir, chaque matin, pour lui parler de Paul Hervieu. Autour de lui on pourrait bien se taire, quel vacarme, mon canon à moi s’est tu.
Il me reconnaît, il m’invite à dîner.
Soudain il comprend, crie aux collègues de se calmer, et je le devine qui se tourne avec l’appareil vers le jardin et la fenêtre ouverte, pour goûter au complet le sentiment de téléphoner à l’avant. Et il se trompe. Le jardin est au sud. Il me tourne le dos.
—Ah! cher ami où êtes-vous?
—Près de Montdidier.
—Où?
—Près de Péronne.
Il ne comprend toujours pas. Je cherche le nom d’une troisième sous-préfecture.
—Pas loin de Guise.
Mais ce nom-là est hardi, sifflant. Le sénateur et le préfet qui soutenaient le fil se dérobent. Plus rien...
La nuit est venue. La bonne tient à cirer nos souliers et nous prête les anciennes pantoufles du conseiller. Nous nous étendons devant la villa, dans le parterre compliqué où tous les électeurs doivent contourner, pour arriver à leur élu, un énorme cœur en gazon.
31 août, dimanche.
Sur une bicyclette si neuve, si étincelante, qu’on cherche dans le ciel un nimbe avec sa marque, sortant de la campagne même, une jeune fille blonde nous dépasse, puis descend brusquement, s’affaisse. Je la soutiens, elle a les yeux grands ouverts, son cœur bat. Insensible aux phrases de mes camarades qui prétendent là-bas que je me marie, elle est abandonnée, ses mains me pressent. Mais la voilà plus lourde, qui rougit, se dégage. Elle explique qu’elle ne sait descendre de bicyclette que d’hier seulement; hier elle se serait tuée! Elle nous prie de l’aider à monter, car elle ne sait pas encore partir seule, et, lancée par nous, s’en va. Aux hésitations de la machine on voit qu’elle voudrait tourner la tête pour nous remercier et nous allons chercher nous-mêmes, car il est facile de la dépasser, un pauvre sourire d’adieu.
Deux autres cyclistes. L’homme a installé un enfant sur son guidon, la femme pédale entre des paquets; l’enfant pleure, car il voudrait être tourné vers le père au lieu de regarder la route. L’homme nous demande la route de Noailles: la femme, qui ne sait rien dissimuler, la route de Rouen. Je veux aller me renseigner, mais, un groupe de cyclistes passant, ils se précipitent derrière lui, sans attendre; l’enfant qui pleure sert de trompe. Le garde champêtre nous a rejoints, furieux.
—Ce sont des fuyards! nous dit-il.
Vers onze heures, alors que les vrais habitants, heureux de Dieu, sont à la messe, le bourg est tout à coup semé de motocyclettes, de charrettes anglaises, de camions, qui soufflent une minute et repartent dès que passe une autre motocyclette, une autre voiture légère, un autre char, ne voulant plus d’autres amis que les amis qui vont à leur vitesse. Il faut une famille bien unie pour que des cyclistes escortent des chevaux. Le garde champêtre les interpelle quand ils s’engagent dans une impasse.
—Fuyez tout droit, commande-t-il.
Nous aussi les blâmons de semer la crainte dans un bourg, dans un dimanche si paisible, dont les pompiers viennent de répéter sur leur échafaudage, en uniforme, l’incendie de dix mètres de haut. Nous indiquons la fausse route à de pauvres cyclistes en jaquette, qui repassent au bout de quelques minutes, confondus, détournant les yeux. Bientôt c’est un encombrement, car le petit poste du Nord laisse entrer tout le monde et celui du Sud exige un passeport. Certains aussi s’arrêtent par joie de trouver enfin, au milieu d’arrondissements affolés, cette commune au soleil, ce calme, et demandent s’il y a un hôtel. Ils viennent du Nord; ceux des grandes villes, de Tourcoing, de Lille, se dirigent vers de grandes villes, vers Beauvais, vers Rouen; ceux des villages vont vers des villages minuscules que nous ne connaissons pas, chacun ne cherchant son refuge que dans le nom d’une ville à peu près égale à la sienne.
—Et vos maisons, demande le garde, et vos affaires?
Ils ont la clef.
Peu de paysans encore, tous ceux-là habitaient des maisons au bord des routes et n’ont eu qu’à passer leur seuil pour être exilés. Pas d’animaux, pas de troupeaux qui donnent au cortège le pas fatal mais sûr d’une migration. Pas de costumes provinciaux; ils ont l’air d’émigrer par professions et l’on a seulement à se dire, devant leur jaquette à palme académique, devant leur bourgeron taché de couleur: Voici l’instituteur qui fuit, voici le charron qui fuit, ou peut-être même le peintre. D’immenses voitures chargées d’enfants, dont on diminue à chaque arrêt, pour nourrir l’attelage, la litière de foin. Dans des carrioles à claire-voie, des arrière-grand’mères avec leurs petites-filles, les garçons ont passé au travers; sur des brouettes, une famille qui traîne ses matelas comme des fourmis leurs œufs. Un char à bœufs, qui contient une famille de Douai et une famille de Paris, son invitée, cousins éloignés qui restent cérémonieux, invités, aussi, dans le malheur, et remportent tous leurs bagages alors que leurs hôtes, la place manquant, ont tout laissé. Des autos mal conduites par de tout jeunes gens; celui qui tourne la manivelle ne sait pas tenir le volant, celui du volant ne sait pas faire l’essence, ils sont trois, et, pour que l’auto marchât bien, il faudrait au moins qu’ils fussent cinq. Dans une voiture à âne, trois dames de castes différentes, unies au hasard pour fuir, attirées l’une vers l’autre, sans doute parce qu’elles étaient toutes trois maigres,—à cause de la voiture—avec trois cabas, sur la tête trois bonnets et trois chapeaux sur les genoux, égales désormais pour la durée de la guerre. Un porteur de gare avec sa propre valise. Seules, dans cette cohue, deux vraies voitures de bohémiens font une traînée calme, démontrant avec quel sang-froid on voyage, après avoir fui vingt siècles, les parents dans la voiture, les enfants près des roues, et pendues à l’arrière ces peaux de lapins qu’une auto de maître s’obstine à accrocher à ses portières.
Maintenant ils passent vite dans ce bourg qui se moque d’eux, à part les familles indécises, qui ne connaissent personne en France, que le moindre regard arrête, qui répondent qu’elles vont devant elles et frémissent si on leur apprend que ce n’est pas par là. Des mères demandent du lait, le boivent et embrassent le nourrisson de leur bouche humide de crème. Quatre femmes nous appellent, leur cheval souffle, tremble, tombe et ne veut pas se relever, il faut huit hommes, juste le double de leur nombre, pour étayer ses sabots, le hisser sur ses pattes... Cortège faible, où commandent ceux qui ne sont pas bons pour la guerre, les plus braves de ceux qui ne se battent pas, des bossus, ou de grands jeunes gens niais et paresseux, ceux qui, dans les montagnes, auraient des goitres. Tous portant dans des cages ou tenant en laisse les animaux d’ailleurs qui savent le mieux fuir, des chiens, des serins, des chats. Sur chaque voiture, l’objet qu’on eût sauvé en cas d’incendie, ou bien, aujourd’hui centre de concorde, celui qu’on se fût disputé dans l’héritage, une table à jeu aux pieds réunis et pendue comme un chevreau, un phonographe. Un coiffeur avec ses têtes en cire. De pauvres vieilles gens non démontables, une vieille sur son fauteuil, un vieux sur son pliant. Des femmes fraîches et grasses en imperméable qui ont pris le temps de passer leur plus belle chemise, mais pas d’en lacer les faveurs roses qu’on voit flotter hors de leur gorge. Parfois une suite mieux agencée de voitures à ânes, puis à mulets, puis à chevaux, comme si allait venir enfin la raison et la reine du cortège. Une vraie voiture de déménagement, comble de matelas, et que suivent tenacement des familles à pied, avec l’espoir qu’à la nuit le déménageur prêtera quelque paillasse. Des dames qui montrent à tous leur billet pris pour Toulouse et qu’on a repoussées du dernier train. Des visages hagards de gens qui ont oublié un meuble précieux, un parent, un portefeuille et qui avancent depuis leur départ avec la tentation de repartir en arrière. Les parents dont le fils a été écrasé hier par un chariot et remis à l’hôpital de Péronne. Bardan commence à être ému, et il trouve sur chaque visage des ressemblances avec sa famille. Voici le sosie de sa sœur; voici sa tante, c’est la même robe. Seule une grande fille brune lui semble de tous points nouvelle, et il se tait, devinant soudain sa famille incomplète. Puis des passants que le garde champêtre reconnaît, qui sont des environs et se sentent moins coupables, après tout, de partir un dimanche qu’un jour de semaine. Le vent s’est levé, les villages sur lesquels on n’a point placé de régiments ou de canons, autour d’Ansauvillers, commencent à flotter, à partir. Voici la famille Pintau, de Breteuil, voici les Durandon, de Barlier; le garde pâlit de les reconnaître, et de reconnaître aussi que ceux qui partent ne sont pas, comme il le croyait, les plus hypocrites ou les plus avares. Les Pintau étaient la bonté même; ils payent d’avance leur remise d’Ansauvillers. Mais ceux qui avaient la médaille de 70 l’ont enlevée.
Soudain, à midi, ce sont nos clairons qui sonnent la générale. Les habitants ne s’en inquiètent pas; s’ils logeaient l’artillerie, peut-être un canon, pensent-ils, tirerait à midi juste. Mais les compagnies s’équipent, s’alignent, ils voient les convois qui se forment. Nous partons. Ceux des Ansauvillerois qui comprennent le plus vite veulent lier leur sort au sort du régiment, se hissent sur les voitures de compagnie, avec un ballot de linge et des provisions qu’ils distribuent, pour les gagner, aux conducteurs, mais le colonel fait vider chaque siège et le conducteur veut rendre piteusement un par un, car le paquet s’est brisé dans la poche, les biscuits qu’il a reçus. Les fuyards, pour dégager la route, ont pris notre place dans les remises, dans les cours et apprennent de nous comment on part.
Nous allons vers le Nord. Dix kilomètres de discussion avec le lieutenant Bertet, qui n’est pas content de ce départ vers Lille, et en effet nous ne faisons pas la même guerre; lui ne voudrait voir que les pays qu’il connaît, et moi ceux que je ne connais pas. A droite, de grands noyers et les civils, qui attendent pour repartir que la division soit passée. A gauche, de petits peupliers et les enfants des fuyards, qui traversent au galop entre les sections et attendent leurs parents de l’autre côté de la route. Soudain, tumulte.
D’une hauteur, au coin d’un parc, des chasseurs cyclistes agitent leurs képis. Ils s’élancent à bicyclette et se précipitent vers nous en appuyant sur les pédales, la roue libre ne suffisant pas.
—Bravo, crient-ils! bravo!
Qu’avons-nous fait encore? Ils déchiffrent le numéro du régiment, l’acclament.
—Êtes-vous beaucoup?
Nous sommes une division, et leur joie augmente de savoir avec nous des Marocains, comme la joie d’enfants à la gare qui voient l’oncle explorateur débarquer avec un nègre. Depuis quinze jours, ils n’ont pas su ce que c’était qu’un fantassin. On leur en promet chaque soir, mais le matin ce sont toujours des cavaliers qui arrivent, plus fatigués encore qu’eux-mêmes, venant du Nord plus qu’eux-mêmes, et faisant effort pour les considérer, eux les cyclistes, comme les fantassins désirés. Maintenant, enfin, ils ont le contact avec d’autres que les Allemands. Ils descendent de machine, ils prennent pied dans la guerre! Si nous voulons des bicyclettes, ils en ont quarante en surnombre qu’on leur fait conduire haut le pied.
Mais la route se garnit maintenant de cuirassiers, de dragons isolés qui nous serrent la main, et, le mur du parc une fois atteint, à perte de vue tout le long de la vallée, leur immense serpent ondulant de curiosité et de satisfaction, avec des points fixes, pourtant, qui sont les alentours des colonels, les trois divisions entières, pliant entre cet ennemi invisible et nous comme le bâton qui maintient ouverte la gueule de la guerre.
Nous avons allongé le pas. Nous marchons aussi près d’eux que nous le pouvons. Ils nous attendaient un peu plus tôt, à trois heures, et il en est six, mais ils ont profité de ce répit pour faire leur toilette. Les plus paresseux eux-mêmes se sont lavés, ont fait leur barbe. Ils sont tous frais, et, en échange de notre chocolat ou de notre pain d’épices, moins prosaïques, ils nous tendent ce dont ils se servent, un rasoir, une savonnette, du cosmétique. Un brigadier m’inonde d’eau de Cologne, d’autres l’imitent et nous faisons notre seconde entrée dans la guerre sous des vaporisateurs. Mais le commandement nous écarte d’eux pour éviter les arrêts: nous passons de l’autre côté du fossé dans le champ. Au-dessus des sillons, le pas lourd des compagnies est devenu une marche onduleuse et active: les cavaliers nous admirent, et, pour marcher, nous commençons en effet à savoir marcher.
Le soir est venu. A la faveur de l’ombre, le régiment s’est si bien emmêlé aux cuirassiers de Cambrai qu’on renonce à les séparer. Dans Tartigny, je dors sous un caisson, dans la cour du château, près de Drouin, cavalier de première classe, qui m’offre le foin préparé pour sa nuit. Je peux m’y étendre à l’aise; il a deux mètres.
Nuit froide. Drouin se moque du froid. Ce qui l’ennuie c’est qu’il ne peut plus manger de pain. Ils sont restés trois jours sans en avoir. Il a essayé tout le soir. Il le sale, il le poivre, mais le pain ne passe plus.
Lundi, 31 août.
Minuit; une main timide me secoue. Une femme, vêtue de noir, me demande en balbutiant si nous ne connaîtrions pas des soldats; elle va partir et voudrait que nous buvions sa cave. Nous en connaissons quelques-uns. Nous la suivons en troupe. Mais elle garde une préférence pour nous deux et, une fois dans la cave, nous indique à voix basse ses meilleures bouteilles.
Alerte. Il gèle. Chaque fantassin se réveille seul, avec, près de lui, la place du cuirassier déjà froide. Quand je tends la main, de mon caisson, je sens tomber la pluie glacée. De Fraix a compris que je ne me lèverai jamais seul; il me tire par les chevilles de mon abri, appelle deux hommes, me cale les pieds et me soulève. Me voici debout. Un ou deux vacillements, et je suis droit, un ou deux clignements, et je vois. Un ou deux coups de poing sur mon crâne, et, si je le veux, je pense.
Lundi. La semaine commence que jusqu’au samedi nous croirons inutile et cependant elle avait la mission de faire repasser une fois sous tous les yeux, dans l’ordre, les jours de la semaine: c’est dimanche prochain, au régiment, que l’on se met à mourir. De Tartigny nous revenons vers le sud, marchant toute la journée, sans halte, aux abords d’une chaussée que nous devons laisser libre à l’artillerie, aux convois et c’est nous aujourd’hui qui sommes les fuyards. Pas d’eau et la chaleur nous tue des hommes. Pas d’arbres: tous les cinq ou six cents mètres un ormeau rond, avec une ombre en boule sur laquelle se laissent tomber et s’entassent les soldats. Dans la plaine cela va encore, mais dès que se forme un mamelon, un simple pli, la fatigue et la méchanceté humaines s’y amassent. Au pied d’une colline, nos gendarmes tuent un Allemand déguisé en zouave qui empoisonnait un puits et le basculent par le trou, purification rituelle et logique. Des généraux, embusqués au coin des bois, se précipitent sur les soldats qui ne veulent pas déboutonner leurs capotes et les dégrafent en criant. Les maisons, toutes isolées, toutes vides, ressemblent aux maisons sans contrevents bâties sur l’entrée d’un puits de mine, du gouffre de Padirac, et ont échappé leur vie jusqu’au centre de la terre. Nous effleurons mollement, à trois à l’heure, des gares, des usines électriques qui restent sans étincelles ou sans fumée et nos intervalles sont peu à peu remplis par des troupeaux, entre les sections des moutons, des bœufs entre les compagnies. Cela du moins facilite la marche; ce sont les bêtes qui prennent les heurts, et nous avançons avec moins d’à-coups. Jusqu’au matin nous retrouvons, prises et perdues dans nos jambes, les brebis et les génisses.
Mardi, 1ᵉʳ septembre.
Un docteur veut sauver ses meubles anciens et nous emploie à les murer dans une cave; il n’abandonne aux Prussiens que les meubles marquetés: l’humidité leur ferait plus de mal encore que la guerre. Vers midi, il part en auto, choisissant encore de son siège les moins volumineux parmi les objets qu’il avait sacrifiés et que nous lui tendons: acceptant sa pendule Régence, refusant son Goliath. De temps en temps on sonne; ce sont ses clients et nous les renvoyons au major.
Le jardin est vert, avec une source; mais déjà de grands coups de vent abattent les fruits mûrs, et, de la pension voisine des fillettes, la tempête ramène des feuilles de cahier déchirées, des copies et des narrations que Bardan nous lit tout haut. Première bourrasque d’automne, qui détache ainsi de chaque fillette de l’été un petit sentiment gonflé et emphatique: de Marie Rabardelle la joie d’avoir recueilli les fils de l’éclusier noyé, de Céline Jacques le désespoir de savoir les Russes hors l’Eglise, d’Élise Lesueur, toute fière de la science, la nouvelle qu’Ulysse avait un chien nommé Darius.
Mercredi, 2 septembre.
Rêvé de Paris. Éprouvé mille tourments dans l’annexe du Bon Marché. Les gardiens me serraient le bras entre leurs mains, le détachaient, les vendeuses disposaient des faux-cols à l’intérieur de mon cou même en me disant: Chair de ma chair! un inspecteur armé d’une fourche rougie m’interdisait de déboucher de l’escalier roulant. Je suis soulagé de me réveiller au milieu de la guerre.
Aujourd’hui, nous allons vite. Plus de fuyards. Des bourgs ensoleillés avec des habitants groupés à l’ombre. Parvenus aux crêtes, nous voyons de grands incendies. Nous pensons tous, ou plutôt seul je pense que c’est l’anniversaire de Sedan.
Nous pensons que tout finira bien, que nous serons vainqueurs.
Nous pensons que nous allons nous retourner soudain. Nous nous retournons individuellement de temps à autre, pour juger de l’effet.
Nous pensons qu’on nous charge de défendre Paris. Nous serons en garnison au Bourget ou à Rosny. Je prendrai pension chez la mère Picard, qui exige seulement de ses pensionnaires qu’ils mènent baigner son chien à la Seine. Je suis de ceux qu’elle préfère, je sais nager.
Parfois un paysan ferme sa porte à clef, appuie du genou pour voir si la serrure tient, et se joint à nous.
Fosseuse. On nous loge dans le château. Il fait nuit. Une grosse tour en briques, de la Réforme, s’est placée pour le rassurer au coin du château Louis XIV. De grands arbres ont enfoncé de tout leur tronc dans les pelouses, et tiennent droits, soutenus par leurs premières branches. Des soldats viennent remplir leurs seaux aux bassins, et, les mains une fois savonnées, caressent les statues. Le concierge est né à Chateaumeillant, il a connu mon camarade Poloret qui me vendait cinq sous, en pension, sa part d’omelette, le père Poloret, jadis, lui a passé une pièce fausse, mais, malgré ces relations communes, il se refuse à ouvrir la porte d’honneur et nous indique seulement la porte du quinzième siècle perdue dans un sous-sol. Quand je reviendrai avec le colonel, vers dix heures, nous ferons deux fois le tour du château sans la retrouver, mais j’ai du sang-froid, et le colonel ne s’apercevra de rien.
Jeudi 3.
Nous quittons Fosseuse. Le mur du parc une fois dépassé, c’est la banlieue. A chaque coude de la route, des pneus concurrents indiquent la distance de Paris, les pneus français la comptant de Notre-Dame, les pneus américains de l’Opéra. Des champs, mais tous en contre-bas: on a vendu leur belle terre de surface pour le Luxembourg ou les Tuileries. Voici le point où la route de province butte contre une veine bourrée de ciment et de macadam, ligne frontière des excursions pour les boursiers, portée la plus grande des taxis, limite des efforts et de la renommée des coureurs cyclistes, des acteurs de café-concert, avec les énormes pylônes où s’attache, les jours de pluie, la tente qu’on déroule au-dessus de Paris. Les derniers becs de gaz alimentés par Paris brûlent encore. En plein air, ressortant comme les racines, tout ce qui dans Paris est au-dessous du sol, les conduites de plomb, les terminus et les buttoirs des tramways. Sur les squares encadrés d’ormes, des statues minuscules d’amours ou de dauphins gardent la place du fils célèbre qu’auront les bourgeois enrichis; la mairie où chaque dimanche Mounet récite le monologue du rôle qu’il jouera aux Français la semaine suivante; la marque des 50 kilomètres au delà de laquelle doivent vivre les relégués,—en prêtant l’oreille ils peuvent ne pas perdre un seul vers; les meules hantées par les chemineaux en chapeau melon; les villas de pierre meulière où les Hollandais envieux assassinent les Hollandais parvenus. Dans les rues, des chiens mal dégagés du luxe de Paris et dont l’arrière-train est poméranien ou russe. Bordant la route, les usines du Brillant Belge, de l’Or adhésif, du Fer liquide, tout ce qui colore et fourbit, et Bergeot devine à les voir ce que Paris peut être. Voici Chambly, où les cerfs du parc, amoureux, en bramant, mettront en fuite les uhlans, ennemis d’aventures avec des lions échappés. Heureux fantassins, qui ne sauront jamais que rentrer à Paris par le train c’est rentrer dans la confusion, dans son propre égoïsme: les habitants sont de plus en plus généreux, comme si c’était d’après leur bonté qu’on les eût ainsi relégués aux 30, aux 20 kilomètres. Le cidre est devenu vin, le vin vermouth, et les aubergistes, qui ont arrêté par pudeur leurs phonographes, apprennent à parler eux-mêmes. La route est devenue rivière, nous suivons l’Oise. Au pied de chaque cheminée d’usine, rassemblés afin de la jeter bas et levant la tête, pour réfléchir, plus haut que le plus profond philosophe, les plus vieux des ouvriers qui l’ont construite. Près de chaque pont, de chaque viaduc, un officier du génie armé d’une latte blanche plâtrée, comme à Paris, sur les trottoirs, le surveillant des maisons qu’on répare. A Champagne, la population décide de nous accompagner. Nous portons ses cartons à chapeau plus lourds que s’ils étaient chargés de cartouches, nous poussons ses voitures d’enfants pleines de coffrets et de bronze; les objets les plus légers ont pris, comme dans les rêves, dans les cirques, un poids formidable, et le paletot qui tombe rend un son de métal ou de vaisselle. Dans les villas, les concierges arrachent à la hâte les ampoules électriques ou les premières pêches, selon que leur bourgeois tirait sa fierté du salon ou du jardin. Des rentiers, occupés la veille à installer sur l’Oise leur salle de billard, déménagent, avec les queues neuves, leurs meubles exotiques, leurs escabeaux arabes, leurs cachemires, leurs perroquets, comme si devait être incendiée toute maison française trouvée avec un objet non français. Un petit garçon, qui marche solitairement près de nous, se plaît à nous laisser croire qu’il est orphelin et, retrouvé soudain par ses tantes, sa mère, ses sœurs, ses grand’mères, tout confus et rougissant, s’éloigne. Longue pause dans Parmain, les fuyards attendent une demi-heure, car ils préfèrent nous tenir compagnie, mais, lassés, ils s’excusent, ils s’en vont seuls.
Ils ont raison; dès la forêt de l’Isle-Adam, notre marche devient indécise. Les ordres nous tournent vers le Nord, puis vers le Sud; on sent qu’un grand état-major, là-bas, déterre et enfouit à nouveau, chaque minute, le pôle magnétique. A Baillet, le commandant nous annonce que les Allemands ont passé l’Oise à Senlis. Nous nous déployons, nous le croyons, nous ne savons pas que l’Oise ne passe point à Senlis, et qu’on ne peut y franchir que la Nonette.
⁂
Nous sommes dissimulés au fond d’un petit ruisseau sans eau et plein d’orties. Pas un mouvement qui ne coûte une piqûre, une rougeur. Des ronces aussi, des chardons, tous les végétaux hargneux enfin que les grands journaux nous ont depuis déclarés comestibles. La nuit est tombée, et nous grelottons. Nous appuyons vers Écouen, éteignant notre feu, chacun emportant une baguette encore brûlante pour le cas où on le rallumerait tout de suite. Première tranchée où les gradés rabrouent les soldats qui se creusent des sièges ou, divination, des créneaux, et où le régiment déployé offre à l’Allemagne sa ligne épaisse de trente centimètres. Nous restons debout, la gauche appuyée à l’église de Moisselles, et les soldats qui passent devant nous serrent la main, comme à l’enterrement, de ceux qu’ils reconnaissent dans la famille interminable. Les hommes se donnent la distance de Paris, les plus frileux la diminuant, vingt kilomètres, quinze kilomètres, et ceux qui ne l’ont jamais vu comptent par lieues.
Nous nous taisons. Une toux rauque indique, toutes les minutes, le creux le plus malsain du fossé ou le soldat, en temps de paix, qui serait mort le premier. Le vrai bruit du ruisseau est donné à cent mètres derrière lui par des peupliers immenses, et celui du régiment par des civils fuyant qui roulent là-bas leurs voitures. Ceux de nous qui bâillent semblent pousser les cris que l’on entend, quelques secondes après, de l’autre côté d’Écouen. Des camarades assoupis prennent soudain un air énergique; c’est qu’ils ont subitement décidé d’ouvrir, dès la première pause, leur dernière boîte de conserves; c’est que la mort, subitement, ne les effraye plus; c’est qu’ils ont sacrifié leur femme, leur mère, c’est qu’ils ont renoncé à boire encore du bordeaux, à pêcher encore les truites. Parfois, nous partons en patrouille, remontant le ruisseau par la berge. Des ombres, échappées aux orties, sautent dans le fossé au bruit de nos pas; des chevaux épuisés laissent pendre leur tête, les naseaux touchent soudain la terre, ils s’éveillent. Des groupes immobiles, des officiers, d’autant plus éloignés du ruisseau et moins perdus dans la brume qu’ils ont plus de galons. Le colonel là-bas est tout clair, seule pensée du régiment. Alors nous montons, nous avançons en franchissant ces routes et ces voies concentriques qui permettent aux provinciaux hésitants de n’arriver à Paris qu’après en avoir fait dix fois le tour. Parfois nous cherchons les Allemands comme on cherche une chasse d’esprits, dans le ciel, au-dessus de nous, à l’horizon; parfois, comme un gibier isolé, dans une touffe de houx, sous une herse recouverte de bâches; nous nous perdons, car les tranchées, cette nuit, sont trop distantes et la zone sans maître est large de cinq lieues.
Pas de disputes. Nous ne sommes plus dans un de ces jours nombreux où l’humeur et les mouvements du régiment sont si désordonnés qu’on pouvait, comme Cuvier fit pour le monde, les expliquer bien mieux par une fausse théorie, par l’affinité des visages, par le règne des métaux, que par la guerre. Au milieu de ces orties qui nous conservent éveillés, enfin nous nous sentons utiles, et, venant d’aval, de la Seine même, le bruit court que nous protégeons Paris. Sartaut le protège en homme qui l’habite, lui tournant nettement le dos, mais jetant sa cigarette devant le fossé, et non derrière, et non dans l’enceinte; Bergeot, en souriant niaisement, en chevalier rustique qui défend, pour ses débuts, une femme nue; Bardier, voyageur de commerce, qui l’a traversé une fois, en réclamant âprement de Sartaut l’assurance que de la rue Beaubourg on peut passer à la rue Saint-Denis. Il la réclame aussi de moi, comme s’il en faisait aujourd’hui une condition pour se battre. On passe des cartes, on contemple aux allumettes le plan de Paris, facile à comprendre, d’ailleurs, et qui loge juste sur mesure dans ces crânes bienveillants. Partie sans doute de la ville, une douce pression garde tous ces yeux à demi allumés et à demi songeurs. Il est minuit. Nous imaginons Paris si paisible, semé de nos camarades dormant. Sous chaque toit que nous levons, notre amie étendue et claire. Nous voyons dans leur lit ceux-là même dont nous n’avions jamais eu à penser qu’ils se couchaient, et que nous ne rencontrions qu’au milieu de la journée, au déjeuner du Laveur, le grand Vitu toujours suivi du petit Coston, qu’il cachait tout entier comme la grande aiguille, à midi, cache la petite. Nous n’imaginons pas que le Louvre est déjà vide, le Panthéon vide, qu’un train de statues part pour Toulouse, entre deux trains d’archives pour amortir tout choc, qu’un autre, les cercueils des grands hommes entassés dans un de ces wagons où l’on ne pouvait jadis mettre qu’un mort, avance vers Bordeaux en stoppant à Plessis, à Rochebrette, et dans chacune des bourgades ignorées où ils seraient nés, s’ils avaient été inconnus. Nous n’imaginons pas que les braves dames, habiles à pénétrer sur le quai des gares en demandant un billet pour Bercy, le réclament vainement, peu à peu folles, pour une station de plus en plus lointaine, pour Lyon, pour Nîmes, pour Vintimille; ni que les astronomes de l’Observatoire, comme quand une planète est conquise par une autre planète, démontent les lentilles qui servaient sur notre globe et les enterrent; ni que l’on hisse des canons sur Montmartre pour équilibrer la rive gauche, aux gares combles. Nous voyons couchés les chiffonniers eux-mêmes, veilleuses rances; nous sentons que les gardes-malades sommeillent, et l’idée des boulangers, par bonheur, ne nous vient pas.
Il est trois heures. Il gèle. Un cheval de colonel regarde tristement l’ordonnance brûler son foin.
Vendredi 4.
Luzarches. Dîner sous la tonnelle avec la femme de charge, Juliette, qui, à trente ans, avait déjà quatorze filles, mais dont aucun gendre n’a réussi d’enfant. Elle n’a plus d’espoir, pour transformer leur courage, que dans la guerre. Elle tenait dans ses bras, voilà quelques heures, notre ami, tué en patrouille par les uhlans, et a refusé de céder le corps, malgré les revolvers. Elle organise dans les combles un dortoir où nous couchons à huit—voilà ce qu’elle aurait voulu, huit fils!—et nous aide à nous jouer des tours, lits en portefeuille, poids de vingt kilos sous la couverture. Elle se désole, elle n’a plus de poil à gratter.
Samedi 5.
Alerte à quatre heures. Je vais au parc réveiller les chevaux. Ils étaient vraiment couchés, ils se lèvent. Je ne sais pourquoi je croyais que La Fontaine a habité Luzarches et j’ai de cette promenade tous les souvenirs que les Anglais rapportent de Château-Thierry. Les petits animaux que je rencontre, hérisson, carpe, civette, vont pour moi doucement, posément, comme à l’intérieur de leur fable, vers une tendre vérité; des faisans, un coq du Japon, des poissons rouges me font imaginer un La Fontaine plus pittoresque et plus vain. Il fait froid et superbe; c’est l’heure où tombent les feuilles auxquelles minuit a été fatal et un soleil engourdi dégage un par un ses rayons comme une trirème ses pattes. Amenées par des lapins, par des fourmis, toutes les petites assurances me reviennent dans cette aube, modestes, mais d’un tel réconfort contre l’Allemagne, où la moindre fable, de Grimm à Lessing, réquisitionne l’éléphant au moins ou le dromadaire pour porter la morale.
Nous allons droit vers l’Est. Nous traversons ces bourgs dégarnis et laids qui prennent au Nord de Paris le même nom que les bourgs fleuris du Sud, Marly, Fontenay, triste rançon. Nous effleurons Mareil-en-France, Châtenay-en-France, dont le pays boueux s’accroche à tout ce qui y passe, à cause de son nom, comme un levain. Nous allons à travers champs, et quand nous empruntons quelques minutes un tronçon de route, la compagnie a peine à s’y tenir en équilibre. Le général veut aérer sa brigade, pas une formation qu’il n’ordonne, par deux, par file, par bataillons, pas un soldat du milieu qui n’arrive au moins une fois sur le côté et ne prenne directement une portion d’air et de campagne. Marche peu fructueuse pour les carnets, car notre mémoire n’est plus depuis un mois que le ruban même des routes et n’a pas plus de largeur que celles des télégraphistes; et je ne me rappellerais rien de cette journée si ne venaient s’y réfugier malgré moi, comme c’est la dernière, tous les souvenirs des jours précédents qui ne se situent plus: la femme nageant dans la rivière, le vallon de ricins bleus, l’enfant qui se vantait de ne plus obéir depuis la guerre, qui va nous acheter du lait, des œufs, du vin, et auquel, confus, nous prouvons qu’il a obéi trois fois, et en ne comptant qu’une seule fois pour tous les œufs ensemble.
A partir de midi, à perte de vue, des lignes de troupes nouvelles copient tous nos gestes, parallèles au régiment sur ce terrain plat, obliquant si nous obliquons, quand nous allons par un s’effilant pour nous prouver qu’elles sont, elles aussi, composées d’hommes isolés. Parfois, profitant d’une de nos haltes pour défiler à notre hauteur, les ambulances, avec leurs cortèges de nègres, de marocains, de chevaux blancs, et il ne manque que le dieu même des remèdes. Parfois, débouchant d’un bois, une troupe que nous croyions nombreuse finit brusquement comme l’armée d’Hannibal dans les cinématographes. Parfois, quand un régiment menace de joindre l’autre, des officiers d’artillerie interviennent et hurlent, comme crient les polytechniciens, à Polytechnique, quand deux parallèles se rencontrent. Dans les repos, au lieu des distractions limitées par la route, des jeux auxquels le régiment entier prend part, un football qui promène de bataillon en bataillon une chechia gonflée de papier, une course sur des chevaux abandonnés dans le haras de Marly. Pour nos corps, la liberté que les proviseurs donnent à l’esprit de leurs élèves, la veille des examens, en les promenant, sur des voitures à banquettes tigrées, dans les vallons. Sous nos pas, les musaraignes s’enfuient, et les carabes, et les rats, et tous les petits êtres qui vivent là où la carte d’état-major est toute blanche.
A notre droite, les Marocains. A gauche, un régiment tout neuf, qu’on devine formé de la veille, tant ses chefs, ses hommes, ses uniformes mêmes sont égaux. Chacune de nos compagnies, au contraire, a maintenant des personnages et ses protagonistes sont si nettement sortis des rangs qu’il semble que la bataille et la guerre doivent se jouer entre eux seuls. Après ces longues semaines de marche, nous arrivons au combat, selon notre force ou notre fatigue, échelonnés; les plus courageux semblent plus près que les autres de la guerre, et c’est parmi eux, malgré nous, que nous choisissons nos premiers tués. Tout ce que la mort peut viser est devenu visible sur ces figures voilà un mois semblables et chacun de nos sept capitaines nous a dévoilé peu à peu, comme le secret dont il doit mourir, sa qualité, ou ses manies: on peut les photographier, ils ne changeront plus. Voilà Flamond qui doit mourir dans son capuchon et qui le porte déjà sur le bras, plié. Voilà Perrin que sa lorgnette doit sauver mardi, flottant sur sa poitrine, et il la balance au-dessus du front qui mercredi sera troué. Voilà le commandant Girard, vieux garçon philosophe que le colonel de l’active n’aimait pas parce qu’il ne croyait point au monde extérieur, et qui a dû faire pour chaque sergent le pari que Pascal avait fait pour Dieu, car il partage avec moi ses petits beurres et il me parle même comme si je ne devais pas mourir. Le capitaine Perret, qui sait tout; La Tour du Pin, dont le nom, à mesure qu’il approche de la mort, envahit maintenant pour nous tout le visage. Pas une face d’officier qui ne semble aujourd’hui la cible, et c’est à la tête que nous les voyons tous blessés.
Moussy-le-Vieux. Petite commune que les Anglais ont occupée hier avant d’appuyer sur Meaux. Le régiment se retrouve mal dans les traces qu’ils ont laissées: les lessiveuses n’ont pas servi cette fois à cuire la soupe, mais la lessive; les écuries ont reçu les voitures et les chevaux campaient dehors; ils avaient sorti tous les lits et dormi au grand air. Nous devons refaire le village comme on refait une chambre, en province, après le départ d’un ami colonial. Nous logeons dans un château de chasse en brique et en ardoise, avec l’ambulance de la division. La canonnade à l’Est est si violente et si proche que les vitres tremblent. Nous attendons à chaque instant l’alerte, réparant nos sacs, nos fusils avec l’aide des ambulanciers, qui nous donnent des tampons d’ouate pour nos culasses, et de l’huile de ricin pour nos mitrailleuses, car, égoïstes que sont les hommes, les meilleurs remèdes sont encore ceux qu’ils ont trouvés pour eux.
Au premier, les officiers se couchent enfin dans les lits maltraités hier, et ils sont mécontents d’être basculés, d’avoir la tête basse et les pieds si hauts, à la veille de la Marne, de rouler sur des paillasses inégales. Mais moi, que la chance protège, au rez-de-chaussée, je m’étends et m’endors au niveau le plus parfait, sur un billard...
Dimanche, 6 septembre.
Soucieux de ne pas fouler les corps alignés des dormeurs, et cherchant entre eux, ainsi que les triomphateurs trop timides, la place de ses pas, le veilleur de la brigade avance vers mon billard, lance les sphères en ivoire autour de ma tête et ce bruit qui endort Dieu m’éveille. Je lis l’ordre:
—Pour le colonel. Alerte. Départ immédiat direction Dammartin. Prévenir l’ambulance.
Nous nous vengeons en réveillant d’abord tous les infirmiers, tous les docteurs, et je monte frapper à la porte du colonel, qui s’est étendu habillé.
—Quelle heure?
—Minuit moins deux.
Il se lève à la hâte pour être prêt à minuit juste. Je circule dans l’étage, heurtant chaque porte. Le capitaine Lambert veut me demander l’heure et demande le jour:
—Dimanche.
Les paroles de réveil de tous les capitaines, des médecins, des intendants de la brigade, les premiers mots qu’ils ont balbutiés le jour de la bataille, je les recueille un par un. Le docteur Mallet me crie: «Bien! Très bien!» Je suis déjà loin que je l’entends encore qui m’applaudit: «Bravo! Bravissimo!» Le lieutenant Bertet, qui s’est couché nu, désespère d’être jamais prêt, et, sa chemise passée, se recouche. Un officier inconnu répond par son nom même. Pattin, engourdi, me donne une parole aussi stupide que celles des petits jeux quand, surpris, on reçoit sur le nez le mouchoir ou les gants.
—Debout, bourreau!
Je redescends avec ces gages.
Je me trompe d’escalier, et la porte que j’ouvre m’ouvre le parc. Il est vide, lumineux; contenus par de pauvres serre-files déjà jaunis, des massifs bleus, réserve de l’automne et, ce matin, de la nuit; de grands cèdres accroupis au ras des pelouses, ils sommeillent; la clarté, la paix nocturne amassées dans ce barrage qui les sépare, par un mur, du jour et de la guerre même. Ici, pas d’alerte, rien ne vit, rien ne vole. Parfois seulement un soldat en armes s’égare comme moi, s’étonne et se tait, me dit un mot sur la solitude, remonte. Car il faut remonter et passer à la cour bruyante de ce domaine souterrain.
Le colonel est sur le perron, hésitant, comme tous les matins, entre ses deux belles juments et, à la lanterne, se décidant pour la première dont il voit la tête éclairée. Au carrefour, le régiment déjà défile. Les caporaux crient l’appel en marchant et redistribuent les noms retirés pour la nuit. Il en vient à nos oreilles qu’on voudrait prendre pour la durée de la campagne, des noms de guerre: Bellenave, Trinqualard, ou retenir pour plus tard, pour la paix: Jean Fraxène, Jacques Saint-Prix. D’autres sont plus modestes, et paraissent plus vrais, et l’on croit aussi davantage à ceux qui répondent présent: je crois à Jardy, à Boissié, à Robard.
Il fait noir. La volonté des généraux n’est pas encore aussi puissante que les moindres lois de la pesanteur, et c’est dans les bas-fonds que nous trouvons l’artillerie, sur les hauteurs les hussards. Nous allons vite, car devant nous on s’écarte sans mot dire, on range les chevaux. A l’arrière aussi, nous sentons pour la première fois la bonne volonté, la complaisance. Quand nous dépassons les convois, des tringlots nous donnent leur pain. Les estafettes, dont le jeu était hier de nous bousculer et de nous effrayer, passent sans mot dire, nous caressant l’un après l’autre de la main, comme un enfant tendre caresse une grille, et, plus elles viennent de l’arrière, plus nous les devinons dévouées; Paris, là-bas, à cette heure, doit être le centre même de la bonté. Des motocyclistes apportent le courrier, car les postiers de notre armée ont voulu ne pas dormir et que tout fût distribué avant le jour. Il y a même pour Lorand une lettre mise à la poste la veille et qui a parcouru, à toute allure, avec la complicité de quelque receveur, la route de Neuilly-sur-Seine à Dammartin. Il nous la lit, c’est la seule lettre de guerre qui ait apporté, à son arrivée, des nouvelles, et plus que de vieux souvenirs: hier on entendait le canon à Neuilly; hier, à cinq heures du soir, les cousines de Lorand sont venues coucher, car elles prennent le train à quatre heures du matin. Pour la première fois, nous sentons notre montre remontée à l’heure des âmes civiles; nous les en aimons un peu plus, et ces pauvres cousines qui, juste en ce moment, s’habillent à la hâte, brossant à la lueur des chandelles leurs belles dents, appuyant en jupon des deux genoux sur leurs valises, nous les adorons.
Dammartin est bondé de troupes; de toutes les portes débordent, jambes en avant, des soldats endormis. Mais pas une lumière, pas une dispute; aux animaux seuls on parle, aux chevaux qu’on attelle, aux chiens qu’on effraye, et les hommes entre eux sont sans langage. Une petite maison brûle, sans que les zouaves paraissent remarquer les flammes, et nos réservistes eux-mêmes, tous pompiers ou sergents des pompes dans leurs communes, regardent, et sentent mort en eux l’instinct du sauvetage. Pauvre incendie, auquel l’aube prend mal, enfumant le ciel.
Les bordures sombres de la route choisissent, pour la journée, selon leur humeur, un des deux uniformes que la voirie permet, deviennent ormeaux ou acacias. Voici l’aurore. Nous grelottons soudain et sortons nus de la nuit. L’air est aigu par places, puis fade, et la douceur du dimanche n’est pas encore distribuée également. Des rayons isolés qui ont heurté trop rudement la terre, froissés, reviennent lentement au soleil. Après cinq heures de marche, nous arrivons au matin aussi forts et entraînés qu’on arrive à midi, mais l’aube ne fournit qu’un air débile et menu. La brigade est à nouveau isolée; les Marocains de notre gauche, les Anglais de notre droite se sont évanouis et leurs deux groupes, autour de nous, sont d’un secours aussi lointain, aussi abstrait que l’Angleterre elle-même et le Maroc. Je suis à côté de Dollero, qui songe à la paix, qui déclare stupide de compliquer sa vie, qui se mariera dès le retour avec sa petite amie. Que de petites amies on s’est promis d’épouser, en France, le 6 septembre! Mais, s’il meurt, il faut que j’aie de lui un souvenir, et ce ne sera pas son applique Louis XVI, ce sera son dessin de Boilly, la fillette curieuse dont les critiques disent que jamais Boilly n’a été plus regardé par un modèle. Heureux sergent auquel des amis, les matins de combat, se sentent redevables d’un portrait de petite fille!
Dollero, et mes deux autres voisins, Drigeard, Dremois. C’est un réconfort d’avoir trois camarades dont l’initiale est la même, comme une page détachée et entière du dictionnaire des soldats. Drigeard me passe le rapport, qu’envoie le colonel aux sergents-majors et à la halte, c’est moi qui le dicte, avec un ordre du jour qu’il faut résumer, car il reste deux minutes, en style télégraphique: «A heure où commence bataille d’où dépend sort France, convient rappeler temps passé regarder arrière. Unités feront tuer place plutôt que céder terrain.» Nous n’en sommes pas autrement émus, habitués à recueillir, comme un poste de télégraphie sans-fil, les ordres du jour les plus divers. Pourtant l’on s’est battu ici hier. Derrière les buissons, des sacs abandonnés; sur un pré de bataille, tout vert, des cadavres de chevaux autour d’un cadavre de taureau. Une armée espagnole frémirait. Nous voyons aussi tous les rangs du régiment qui précède se retourner vers un ormeau isolé au bord de la route, et nos chefs de file nous passent que les Prussiens sont venus jusque-là. Pourquoi jusque-là seulement? Pourquoi ne voulurent-ils pas connaître l’écorce sud de l’ormeau, dorée, sans lichen, qu’on vient d’entailler à la hache, d’une coche que nulle inondation n’atteindra jamais? Nous nous retournons, pour revoir l’arbre, et pour savoir ce que le uhlan contempla de la France avant de tourner bride: un château caché par des frênes, un bourg au milieu de peupliers, rien heureusement, grâce aux arbres, qui ait reçu sans voile son regard. Voici un second ormeau, plus grand, et qu’étudient curieusement ceux qui n’ont pas compris le premier. Tous les papiers déchirés qui flottent, toutes les lettres que nous ramasserons désormais sont couverts d’écriture gothique, car les Allemands ont recueilli tous les papiers français. Voici la dernière maison où ils aient fait halte. Le paysan est à la porte et nous explique qu’il les a eus juste un quart d’heure. L’invasion a duré pour lui le temps d’allumer le feu, de descendre à la cave, et, quand il est remonté, ils fuyaient. A peine séparées l’une de l’autre, les deux émotions de la vie des Lillois, des habitants de Laon ou de Vouziers. Homme heureux, qui épousa le soir celle qu’il rencontra le matin, dont l’argent rapporte le jour où il est placé l’intérêt pour toute la vie. Homme égoïste, pour qui la guerre est terminée, et qui nous refuse, n’ayant plus besoin de l’armée, ses pommes de terre et ses œufs.