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Les amours du chevalier de Faublas, tome 2/5

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UNE
ANNÉE DE LA VIE
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
(SUITE)

Vous devez être, mon cher Faublas, pénétré de l'horreur de ma situation. Le feu, devenu plus violent, alloit se communiquer à la chambre où nous étions enfermés, et déjà les flammes battoient au pied de la tour de Lodoïska. Lodoïska poussoit de longs gémissemens, auxquels je répondois par des cris de fureur. Boleslas parcouroit notre prison comme un insensé; il poussoit d'affreux hurlemens, il essayoit de briser la porte avec ses pieds et ses mains; et moi, pendu à la fenêtre, je secouois avec rage les barreaux que je ne pouvois ébranler.

Tout à coup ceux qui étoient montés redescendent avec précipitation; nous entendons ouvrir les portes: Dourlinski lui-même demande quartier; les vainqueurs se précipitent dans le bâtiment enflammé: attirés par nos cris, ils enfoncent notre porte à coups de hache. A leur costume, à leurs armes, je reconnois des Tartares; leur chef arrive, je vois Titsikan. «Ah! ah! dit-il, c'est mon brave homme!» Je me jette à ses genoux: «Titsikan!… Lodoïska!… Une femme!… la plus belle des femmes!… dans cette tour!… Elle y va brûler vive!» Le Tartare dit un mot à ses soldats, ils volent à la tour: j'y vole avec eux; Boleslas les suit. On enfonce les portes; près d'un vieux pilier nous découvrons un escalier tournant rempli d'une épaisse fumée. Les Tartares épouvantés s'arrêtent; je veux monter. «Hélas! qu'allez-vous faire? me dit Boleslas.—Vivre ou mourir avec Lodoïska! m'écriai-je.—Vivre ou mourir avec mon maître!» répond mon généreux serviteur! Je m'élance: il s'élance après moi! Au risque d'être suffoqués, nous montons à peu près quarante degrés. A la lueur des flammes, nous découvrons Lodoïska dans un coin de sa prison; elle traînoit foiblement sa voix mourante. «Qui vient à moi? dit-elle.—C'est Lovzinski, c'est ton amant!» Sa joie lui rend des forces; elle se relève et vole dans mes bras; nous l'emportons, nous descendons quelques degrés; mais une vapeur plus épaisse se répand dans l'escalier et nous force de remonter précipitamment; à l'instant même une partie de la tour s'écroule; Boleslas jette un cri terrible; Lodoïska s'évanouit… Faublas, ce qui devoit nous perdre nous sauva. Le feu, auparavant étouffé, se fait jour; il s'étend plus rapidement, mais la fumée se dissipe. Chargés de notre précieux fardeau, Boleslas et moi nous descendons promptement… Mon ami, je n'exagère pas, chaque marche trembloit sous nos pieds! les murs étoient brûlans! Enfin nous arrivons à la porte de la tour; Titsikan, tremblant pour nous, y étoit accouru. «Braves gens!» dit-il en nous voyant paroître. Je pose Lodoïska à ses pieds, et je tombe sans connoissance auprès d'elle.


Je restai plus d'une heure dans cet état. On craignoit pour ma vie. Boleslas pleuroit. Je repris enfin mes esprits à la voix de Lodoïska qui, revenue à elle, me nommoit son libérateur. Tout étoit changé dans le château, la tour étoit entièrement tombée. Les Tartares avoient arrêté les progrès de l'incendie; ils avoient abattu une partie du bâtiment pour sauver l'autre; ensuite on nous avoit transportés dans un vaste salon, où Titsikan étoit lui-même avec quelques-uns de ses soldats. Les autres, occupés à piller, apportoient à leur chef l'or, l'argent, les pierreries, la vaisselle, tous les effets précieux que les flammes avoient épargnés. Tout près de là, Dourlinski, chargé de fers, regardoit en gémissant ce monceau de richesses dont on alloit le dépouiller. La rage, la terreur, le désespoir, tout ce qui déchire le cœur d'un scélérat puni se lisoit dans ses yeux égarés. Il frappoit la terre avec fureur, portoit à son front ses poings fermés, et, vomissant d'horribles blasphèmes, il reprochoit au Ciel sa juste vengeance.

Cependant mon amante pressoit ma main dans les siennes. «Hélas! me dit-elle en sanglotant, tu m'as sauvé la vie, et la tienne est encore en danger! et, si nous échappons à la mort, l'esclavage nous attend!—Non, non, Lodoïska, rassure-toi: Titsikan n'est point mon ennemi; Titsikan finira nos malheurs.—Sans doute, si je le puis, interrompit le Tartare: tu parles bien, brave homme! Oh! je vois que tu n'es pas mort, et j'en suis fort aise: tu dis et tu fais toujours de bonnes choses, toi! et tu as là, ajouta-t-il en montrant Boleslas, un ami qui te seconde bien.» J'embrassai Boleslas. «Oui, Titsikan, oui, j'ai un ami; ce nom lui restera toujours.» Le Tartare m'interrompit encore: «Ah çà! dis-moi, vous étiez tous deux dans une chambre basse; elle étoit dans une tour, elle; pourquoi cela? Je parie, Messieurs les drôles, que vous avez voulu souffler cette enfant à ce butor-là (en montrant Dourlinski); et vous aviez raison: il est vilain, et elle est jolie! Voyons, conte-moi cela.» J'instruisis Titsikan de mon nom, de celui du père de Lodoïska, de tout ce qui m'étoit arrivé jusqu'alors. «C'est à Lodoïska, lui dis-je ensuite, à nous apprendre ce que l'infâme Dourlinski lui a fait souffrir depuis qu'elle est dans son château.

—Vous savez, dit aussitôt Lodoïska, que mon père me fit quitter Varsovie le jour même que la diète fut ouverte. Il me conduisit d'abord dans les terres du palatin de ***, à vingt lieues seulement de la capitale, où il retourna pour assister aux états. Le jour que M. de P… fut proclamé roi, Pulauski vint me prendre chez le palatin, et m'amena ici, croyant que j'y serois plus à l'abri de toutes les recherches. Il chargea Dourlinski de me garder avec soin, et d'empêcher surtout que Lovzinski ne pût découvrir le lieu de ma retraite. Il me quitta pour aller, disoit-il, rassembler, encourager les bons citoyens, défendre son pays et punir des traîtres. Hélas! des soins importans lui ont fait oublier sa fille! Je ne l'ai pas revu depuis!

Quelques jours après son départ je commençai à m'apercevoir que les visites de Dourlinski devenoient plus fréquentes et plus longues; bientôt il ne quitta presque plus l'appartement qu'on m'avoit donné pour prison. Il m'ôta, je ne sais sous quel prétexte, l'unique femme que mon père m'avoit laissée pour me servir; et, pour que personne, disoit-il, ne sût que j'étois chez lui, il m'apportoit lui-même ce qui étoit nécessaire à ma subsistance, et passoit ainsi les journées entières près de moi.

Vous ne savez pas, mon cher Lovzinski, combien je souffrois de la présence continuelle d'un homme qui m'étoit odieux, et dont je soupçonnois les infâmes desseins! Il osa me les expliquer un jour; je l'assurai que ma haine seroit toujours le prix de sa tendresse, et que son indigne conduite lui avoit attiré mes profonds mépris. Il me répondit froidement qu'avec le temps je m'accoutumerois à le voir, à souffrir ses assiduités, et même à les désirer. Il ne changea rien à sa conduite ordinaire; il entroit chez moi le matin et n'en sortoit que le soir. Séparée de tout ce que j'aimois, toujours gênée par mon tyran, je n'avois pas même la foible consolation de pouvoir me livrer tranquillement au souvenir de mon bonheur passé. Témoin de mes inquiétudes, Dourlinski se plaisoit à les augmenter. Pulauski, me disoit-il, commandoit un corps polonois. Lovzinski, trahissant sa patrie qu'il n'aimoit pas, et une femme dont il se soucioit peu, servoit dans l'armée russe. On ne doutoit pas qu'il n'y eût bientôt un combat sanglant; au reste, il étoit bien certain que désormais rien ne pourroit réconcilier mon père avec Lovzinski. Quelques jours après, il vint m'annoncer que Pulauski avoit attaqué pendant la nuit les Russes dans leur camp, et que, dans la mêlée, mon amant étoit tombé sous les coups de mon père. Le cruel me fit lire cet événement bien détaillé dans une espèce de papier public, que sans doute il avoit fait imprimer exprès; d'ailleurs, à la barbare joie qu'il affectoit, je crus la nouvelle trop véritable. «Tyran impitoyable! m'écriai-je, tu jouis de mes pleurs, de mon désespoir; mais cesse de me persécuter, ou tu verras bientôt que la fille de Pulauski peut bien elle-même venger ses injures.»

Un soir qu'il m'avoit quittée plus tôt qu'à l'ordinaire, j'entendis vers le minuit ma porte s'ouvrir doucement. A la lueur d'une lampe que je laissois toujours allumée, je vis mon tyran s'avancer vers mon lit. Comme il n'y avoit pas de crime dont je ne le jugeasse capable, j'avois prévu celui-là, et je m'étois bien promis de le prévenir. Je m'armai d'un couteau que j'avois eu la précaution de cacher sous mon oreiller; j'accablai le scélérat des reproches qu'il méritoit; je lui jurai que, s'il osoit s'approcher, je le poignarderois de mes mains. Il recula de surprise et d'effroi. «Je suis las de n'essuyer que des mépris, me dit-il en sortant; si je ne craignois d'être entendu, tu verrois ce que peut contre moi le bras d'une femme; mais je sais un moyen sûr de vaincre ta fierté. Bientôt tu te croiras trop heureuse de pouvoir acheter ta grâce par les plus humbles soumissions.» Il sortit. Quelques momens après, son confident entra le pistolet à la main; je dois lui rendre justice, il pleuroit en m'annonçant les ordres de son maître. «Habillez-vous, Madame, il faut me suivre.» C'est tout ce qu'il put me dire. Il me conduisit dans cette tour, où sans vous j'allois périr aujourd'hui; il m'enferma dans cette horrible prison: c'est là que j'ai langui pendant plus d'un mois, sans feu, sans lumière, presque sans habits; du pain et de l'eau pour ma nourriture, pour mon lit une simple paillasse. Voilà l'état auquel fut réduite la fille unique d'un grand de Pologne! Vous frémissez, brave étranger! eh bien, croyez que je ne vous raconte qu'une partie de mes douleurs. Une chose du moins me rendoit ma misère moins insupportable: je ne voyois plus mon tyran; tandis qu'il attendoit tranquillement que je sollicitasse mon pardon, je passois les journées et les nuits entières à appeler mon père, à pleurer mon amant… Lovzinski, de quel étonnement je fus saisie, de quelle joie mon âme fut pénétrée le jour que je te reconnus dans les jardins de Dourlinski!…»

Titsikan écoutoit avec attention l'histoire de nos malheurs, dont il paroissoit vivement touché, lorsque sa garde avancée donna l'alarme. Il nous quitta brusquement pour courir au pont-levis. Nous entendions un grand tumulte. «Lovzinski! Lodoïska! couple lâche et perfide, s'écria Dourlinski, qui ne pouvoit contenir sa joie, vous avez cru pouvoir m'échapper; tremblez! vous allez retomber en mon pouvoir: au bruit de mon malheur, les gentilshommes voisins se sont sans doute rassemblés; ils viennent me secourir…—Ils ne pourront que te venger, scélérat!» interrompit Boleslas en saisissant une barre de fer dont il alloit l'assommer. Je le retins. Titsikan rentra aussitôt. «Ce n'étoit qu'une fausse alarme, nous dit-il; c'est une petite troupe que j'ai détachée hier pour aller battre la campagne: elle avoit ordre de me rejoindre ici, elle me ramène quelques prisonniers; tout est d'ailleurs tranquille, rien ne paroît encore dans les environs.»

Tandis que Titsikan me parloit, on amenoit devant lui les malheureux que leur mauvais sort avoit livrés aux Tartares. Nous en vîmes d'abord paroître cinq. «Ils disent que celui-là leur a donné bien de la peine; c'est pour cela qu'ils l'ont ainsi garrotté, nous dit Titsikan en nous montrant le sixième.—Dieu! c'est mon père!» s'écria Lodoïska en courant à lui. Je me jetai aux genoux de Pulauski. «Tu es Pulauski, toi? continua le Tartare; eh bien, la rencontre n'est pas malheureuse. Tiens, mon ami, il n'y a pas plus d'un quart d'heure que je te connois, je sais que tu es fier et entêté, mais n'importe, je t'estime: tu as du cœur et de la tête, ta fille est belle et ne manque pas d'esprit, Lovzinski est brave!… plus brave que moi, je crois. Tiens…» Pulauski, immobile d'étonnement, écoutoit à peine le Tartare; et, frappé de l'étrange spectacle qui s'offroit à ses yeux, il concevoit d'horribles soupçons. Il me repoussa avec horreur. «Malheureux! tu as trahi ta patrie, une femme qui t'aimoit, un homme qui se plaisoit à te nommer son gendre; il ne te manquoit plus que de te lier avec des brigands!…» Titsikan l'interrompit: «Avec des brigands, si tu veux; mais des brigands sont quelquefois bons à quelque chose: sans moi, dès demain, peut-être, ta fille n'auroit plus été fille. N'ayez pas peur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je sais qu'il est fier, je ne me fâcherai pas.»

Nous avions porté Pulauski dans un fauteuil: sa fille et moi nous baignions de nos larmes ses mains enchaînées; il me repoussoit toujours en m'accablant de reproches. «Mais que diable est-ce que tu lui contes donc? reprit Titsikan. Je te dis, moi, que Lovzinski est un brave homme, que je veux marier; et ton Dourlinski, un coquin que je vais faire pendre. Je te répète que tu es tout seul plus entêté que nous trois; mais écoute-moi, et finissons, car il faut que je m'en aille. Tu m'appartiens par le droit le plus incontestable, celui de l'épée. Eh bien! si tu me donnes ta parole de te réconcilier sincèrement avec Lovzinski et de lui donner ta fille, je te rends la liberté.—Qui sait braver la mort peut supporter l'esclavage; ma fille ne sera jamais la femme d'un traître.—Aimes-tu mieux qu'elle soit la maîtresse d'un Tartare? Si tu ne me promets pas de la marier sous huit jours à ce brave homme, je l'épouse ce soir, moi. Quand je serai las de toi et d'elle, je vous vendrai aux Turcs; ta fille est assez belle pour entrer au sérail d'un bacha; toi, tu feras la cuisine de quelque janissaire.—Ma vie est dans tes mains, fais-en ce qu'il te plaira. Si Pulauski tombe sous les coups d'un Tartare, on le plaindra; on se dira qu'il méritoit une autre fin; mais, si je pouvois consentir… Non, j'aime mieux mourir.—Oh! je ne veux pas que tu meures, moi! Je veux que Lovzinski épouse Lodoïska. Eh! nom d'un sabre! est-ce à mon prisonnier à me faire la loi? Quel chien d'homme! s'il n'étoit qu'entêté; mais c'est qu'il raisonne mal.»

Je voyois la colère briller dans les jeux du Tartare; je le fis souvenir qu'il m'avoit promis de ne pas s'emporter. «Sans doute! mais cet homme-là lasseroit la patience d'un favori du prophète! je ne suis qu'un voleur, moi! Pulauski, je te le répète, je veux que Lovzinski épouse ta fille. Nom d'un sabre! il l'a bien gagné: sans lui elle étoit brûlée ce soir.—Comment?—Eh oui; regarde ces décombres! Il y avoit là une tour, cette tour étoit en feu, personne n'osoit y monter; il y a été avec Boleslas, lui; ils ont sauvé ta fille.—Ma fille étoit dans cette tour?—Oui, elle y étoit: ce coquin l'y avoit mise; ce coquin vouloit la violer… Allons, vous autres, contez-lui tout cela, et dépêchez-vous; qu'il se décide: j'ai affaire ailleurs; je ne veux pas que vos quartuaires[1] me surprennent ici: en plaine, c'est autre chose, je me moque d'eux.»

[1] Quartuaires, c'est le nom qu'on donne à des chevaliers établis pour veiller à la sûreté des frontières de la Polidie et de la Volhynie, contre les Tartares.

Tandis que Titsikan faisoit charger sur de petits chariots couverts le butin considérable qu'il avoit fait, Lodoïska instruisoit son père des forfaits de Dourlinski, et mêloit si adroitement le récit de notre tendresse à l'histoire de ses malheurs que la nature et la reconnoissance se firent entendre en même temps au cœur de Pulauski. Vivement touché des infortunes de sa fille, sensible au service important que je venois de lui rendre, il embrassoit Lodoïska, et, me regardant sans colère, il sembloit attendre impatiemment que j'achevasse de le déterminer. «O Pulauski! lui dis-je, ô toi que le Ciel m'avoit laissé pour me consoler de la perte du meilleur des pères! ô toi pour qui j'avois autant d'amitié que de respect, pourquoi as-tu condamné tes enfans sans les entendre? Pourquoi as-tu soupçonné de la plus horrible trahison un homme qui adoroit ta fille? Quand mes vœux portoient sur le trône celui qui l'occupe maintenant, Pulauski, je le jure par celle que j'aime, je croyois faire le bien de mon pays. Les malheurs que ma jeunesse ne voyoit pas, ton expérience les a prévus; mais, parce que j'ai manqué de prudence, dois-tu m'accuser de perfidie? Peux-tu me reprocher d'avoir estimé mon ami? peux-tu me faire un crime de l'estimer encore? Depuis trois mois j'ai vu comme toi les maux de ma patrie, comme toi j'en ai gémi; mais je suis sûr que le roi les ignore: j'irai l'en instruire à Varsovie…» Pulauski m'interrompit: «Ce n'est pas là qu'il faut aller. Tu dis que M. de P… n'est pas instruit des malheurs de son pays, je le veux croire; mais, qu'il les sache ou qu'il les ignore, peu nous importe aujourd'hui. Des étrangers insolens, cantonnés dans nos provinces, s'efforceront de s'y maintenir, même contre le roi qu'ils ont élu. Ce n'est pas un monarque impuissant ou mal intentionné qui chassera les Russes de mon pays. Lovzinski, n'espérons plus qu'en nous-mêmes; vengeons la patrie, ou mourons pour elle. J'ai rassemblé dans le palatinat de Lublin quatre mille gentilshommes qui n'attendent que le retour de leur général pour marcher contre les Russes; suis-moi, viens dans mon camp… A cette condition je suis libre, et ma fille est à toi.—Pulauski, je suis prêt, je jure de suivre ta fortune et de partager tes dangers. Et ne crois pas que Lodoïska seule m'arrache ces sermens! Je chéris ma patrie autant que j'adore ta fille; je jure par elle, et devant toi, que les ennemis de l'État ont toujours été et ne cesseront jamais d'être les miens; je jure que je verserai jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour chasser de la Pologne des étrangers qui y règnent sous le nom de son roi!—Embrasse-moi, Lovzinski, je te reconnois, je reconnois mon gendre. Allons, mes enfans, tous nos malheurs sont finis.»

Pulauski me disoit d'unir mes mains à celles de Lodoïska; nous embrassions notre père, quand Titsikan rentra. «Bon! bon! s'écria-t-il; c'est cela: voilà ce que je voulois; j'aime les mariages, moi! Allons, papa, je vais te faire délier. Nom d'un sabre! poursuivit le Tartare tandis que ses soldats coupoient les cordes dont Pulauski étoit garrotté, je fais là une belle action, quand j'y pense! mais aussi elle me coûte bien de l'argent. Deux grands de Pologne! une belle fille! Cela m'auroit payé une grosse rançon!—Titsikan, qu'à cela ne tienne, interrompit Pulauski.—Eh! non, non, répliqua le Tartare, c'est une simple réflexion, une de ces idées dont un voleur n'est pas le maître!… Mes braves gens, je ne veux rien de vous… Il y a plus: vous ne vous en irez pas à pied, j'ai de bons chevaux à votre service. Et, pour cette enfant, si vous le voulez, je vous donnerai un brancard sur lequel on m'a promené pendant dix à douze jours. Ce garçon-là m'avoit si bien étrillé que je ne pouvois plus me tenir à cheval… Il est mauvais, le brancard, grossièrement fait avec des branches d'arbres; mais je n'ai que cela ou un petit chariot couvert à vous offrir; vous choisirez.»

Cependant Dourlinski n'avoit pas encore osé dire un seul mot, et baissoit les yeux d'un air consterné. «Indigne ami, lui dit Pulauski, tu as pu abuser à ce point de ma confiance! Tu n'as pas craint de t'exposer à mon ressentiment! Quel démon t'aveugloit?—L'amour, répondit Dourlinski, un amour forcené. Tu ne sais donc pas à quels excès les passions peuvent porter un homme né violent et jaloux? Que cet exemple effrayant t'apprenne au moins qu'une fille aussi charmante, aussi belle que la tienne, est un rare trésor dont on ne doit confier la garde à personne. Pulauski, j'ai mérité ta haine, et pourtant tu me dois quelque pitié. Je me suis rendu bien coupable; mais tu me vois cruellement puni. Je perds en un seul jour mon rang, mes richesses, mon honneur, ma liberté, je perds plus que tout cela, je perds ta fille! O vous, Lodoïska! vous que j'ai tant outragée, daignerez-vous oublier mes persécutions, vos dangers, vos douleurs? Daignerez-vous m'accorder un généreux pardon? Ah! s'il n'est pas de forfaits qu'un vrai repentir ne puisse expier, Lodoïska, je ne suis plus criminel; je voudrois pouvoir, au prix de tout mon sang, racheter les pleurs que vous avez versés. Dourlinski, dans l'horrible esclavage auquel il va être réduit, n'emportera-t-il pas le souvenir consolant de vous avoir entendu lui dire qu'il ne vous est pas odieux? Fille trop aimable, et jusqu'à présent trop malheureuse, quelque grands que soient mes torts envers vous, je puis encore les réparer d'un seul mot. Venez, approchez-vous, j'ai un secret important à vous révéler.»

Lodoïska s'approcha sans défiance. Soudain je vis un poignard briller dans les mains de Dourlinski. Je me précipitai sur lui… Il étoit trop tard, je ne pus parer que le second coup; déjà mon amante, frappée au-dessous de la mamelle gauche, étoit tombée aux pieds de Titsikan. Pulauski, furieux, vouloit venger sa fille. «Non, non, s'écria le Tartare, tu donnerois à ce scélérat une mort trop douce.—Eh bien! me dit l'infâme assassin en contemplant sa victime avec une cruelle joie, Lovzinski, tu paroissois si pressé de t'unir à Lodoïska! que ne la suis-tu? Va, mon heureux rival, va joindre ton amante au tombeau. Qu'on prépare mon supplice, il me paroîtra doux: je te laisse livré à des tourmens non moins cruels et plus longs que les miens.» Dourlinski ne put en dire davantage: les Tartares l'entraînèrent, ils le précipitèrent dans les décombres enflammés.

Quelle nuit, mon cher Faublas! que de soins différens, que de sentimens contraires m'agitèrent dans son cours! Combien de fois j'éprouvai successivement la crainte et l'espérance, la douleur et la joie! Après tant d'inquiétudes et de dangers, Lodoïska m'étoit remise par son père, je m'enivrois du doux espoir de la posséder: un barbare l'assassinoit à mes yeux!… Ce moment fut le plus cruel de ma vie!… Mais rassurez-vous, mon ami; mon bonheur, si rapidement éclipsé, ne tardera pas à renaître. Parmi les soldats de Titsikan, il s'en trouvoit un qui se mêloit de chirurgie; nous l'appelâmes, il visita la blessure; il assura qu'elle étoit très légère: l'infâme Dourlinski, gêné par ses chaînes, aveuglé par son désespoir, n'avoit porté qu'un coup mal assuré.

Dès que Titsikan fut sûr qu'il n'y avoit plus rien à craindre pour les jours de Lodoïska, il nous fit ses adieux. «Je vous laisse, nous dit-il, les cinq domestiques que Pulauski avoit amenés, des provisions pour plusieurs jours, des armes, six bons chevaux, deux chariots couverts, et tous les gens de Dourlinski bien enchaînés: leur vilain maître est mort. Je pars, le jour commence à paroître: ne sortez d'ici que demain; demain j'irai visiter d'autres cantons. Adieu, braves gens! vous direz à vos Polonois que Titsikan n'est pas toujours un méchant diable, et qu'il rend quelquefois d'une main ce qu'il prend de l'autre. Adieu.» A ces mots il donna le signal du départ: les Tartares passèrent le pont-levis, et s'éloignèrent au grand galop.

Il n'y avoit pas deux heures qu'ils étoient partis, lorsque plusieurs gentilshommes voisins, soutenus par quelques quartuaires, vinrent investir le château de Dourlinski. Pulauski lui-même alla les recevoir: il leur rendit compte de tout ce qui s'étoit passé; et quelques-uns d'entre eux, gagnés par ses discours, se déterminèrent à nous suivre dans le palatinat de Lublin. Ils ne nous demandèrent que deux jours pour préparer les choses nécessaires à leur départ. Ils vinrent en effet nous rejoindre le surlendemain, au nombre de soixante; et, Lodoïska nous ayant assuré qu'elle se sentoit en état de supporter les fatigues du voyage, nous la plaçâmes dans une voiture commode que nous avions eu le temps de nous procurer. Après avoir rendu la liberté aux gens de Dourlinski, nous leur abandonnâmes les deux chariots couverts, dans lesquels Titsikan avoit eu la singulière générosité de laisser une partie du butin, qu'ils partagèrent entre eux.

Nous arrivâmes sans accident dans le palatinat de Lublin, à Polowisk, où Pulauski avoit marqué le rendez-vous général. La nouvelle de son retour s'étant répandue, une foule de mécontens vint, dans l'espace d'un mois, grossir notre petite armée, qui se trouva forte d'environ dix mille hommes. Lodoïska, entièrement guérie de sa blessure, parfaitement remise de ses fatigues, avoit repris son embonpoint, sa fraîcheur, tout l'éclat de sa beauté. Pulauski m'appela dans sa tente; il me dit: «Trois mille Russes ont paru sur les hauteurs, à trois quarts de lieue d'ici; prends ce soir quatre mille hommes d'élite, va chasser les ennemis du poste avantageux qu'ils occupent. Songe que du succès d'un premier combat dépend presque toujours le succès d'une campagne; songe qu'il faut venger ta patrie, mon ami: que demain j'apprenne ta victoire, demain tu épouses Lodoïska.»

Je me mis en marche sur les dix heures du soir. A minuit, nous surprîmes les ennemis dans leur camp; jamais déroute ne fut plus complète: nous leur tuâmes sept cents hommes, nous fîmes neuf cents prisonniers; nous prîmes tous leurs canons, la caisse militaire et les équipages.

A la pointe du jour, Pulauski vint me joindre avec le reste des troupes; il amenoit Lodoïska: on nous maria dans la tente de Pulauski. Tout le camp retentit de chants d'allégresse; la valeur et la beauté furent célébrées dans des vers joyeux; c'étoit la fête de l'Amour et de Mars: on eût dit que chaque soldat avoit mon âme et partageoit mon bonheur.

Lorsque j'eus donné à l'amour les premiers jours d'une union si chère, je songeai à récompenser l'héroïque fidélité de Boleslas. Mon beau-père lui fit la donation d'un de ses châteaux, situé à quelques lieues de la capitale. Lodoïska et moi nous y joignîmes une somme d'argent assez considérable pour lui assurer un sort indépendant et tranquille. Il ne vouloit pas nous quitter: nous lui ordonnâmes d'aller prendre possession de son château, et de vivre paisiblement dans l'honorable retraite que ses services lui avoient méritée. Le jour qu'il partit, je le pris à l'écart. «Tu iras de ma part, lui dis-je, trouver notre monarque à Varsovie; tu lui apprendras que l'hymen m'unit à la fille de Pulauski; tu lui diras que je me suis armé pour chasser de son royaume des étrangers qui le dévastent; tu lui diras surtout que Lovzinski est l'ennemi des Russes et n'est pas l'ennemi de son roi.»

Je ne vous fatiguerai pas, mon cher Faublas, du récit de nos opérations pendant huit années consécutives d'une guerre sanglante. Quelquefois vaincu, plus souvent vainqueur, aussi grand dans ses défaites que redoutable après ses victoires, toujours supérieur aux événemens, Pulauski fixa sur lui l'attention de l'Europe, et l'étonna par sa longue résistance. Forcé d'abandonner une province, il alloit livrer de nouveaux combats dans une autre; et c'est ainsi que, parcourant successivement tous les palatinats, il signala, dans chacun d'eux, par quelques exploits glorieux, la haine qu'il avoit jurée aux ennemis de la Pologne.

Femme d'un guerrier, fille d'un héros, accoutumée au tumulte des camps, Lodoïska nous suivoit partout. De cinq enfans qu'elle m'avoit donnés, une fille seulement me restoit âgée de dix-huit mois. Un jour, après un combat opiniâtre, les Russes vainqueurs se précipitèrent dans ma tente pour la piller. Pulauski et moi, suivis de quelques gentilshommes, nous volâmes à la défense de Lodoïska: nous la sauvâmes; mais ma fille me fut enlevée. Ma fille, par une sage précaution que sa mère n'avoit pas négligée dans ces temps de divisions, porte gravées sous l'aisselle les armes de notre maison; mais j'ai fait jusqu'à présent d'inutiles recherches… Hélas! Dorliska, ma chère Dorliska, gémit dans l'esclavage ou n'existe plus!

Cette perte me causa la plus vive douleur. Pulauski y parut presque insensible, soit qu'il fût déjà occupé du grand projet qu'il ne tarda pas à me communiquer, soit que les maux de la patrie eussent seuls le droit de toucher son cœur stoïque. Il rassembla les restes de son armée, prit un camp avantageux, employa plusieurs jours à le fortifier, et s'y maintint trois mois entiers contre tous les efforts des Russes. Il falloit pourtant songer à l'abandonner, les vivres commençoient à nous manquer. Pulauski vint dans ma tente, fit retirer tous ceux qui s'y trouvoient; et, dès que nous fûmes seuls: «Lovzinski, me dit-il, j'ai lieu de me plaindre de toi. Autrefois, tu supportois avec moi le fardeau du commandement; je pouvois me reposer sur mon gendre d'une partie de mes pénibles soins: depuis trois mois tu ne fais que pleurer, tu gémis comme une femme! Tu m'abandonnes dans un moment critique, où tes secours me sont le plus nécessaires! Tu vois comme je suis pressé de toutes parts: je ne crains pas pour moi, ce n'est pas ma vie qui m'inquiète; mais, si nous périssons, l'État n'a plus de défenseurs. Réveille-toi, Lovzinski! tu partageas si noblement mes travaux! n'en reste pas aujourd'hui l'inutile témoin. Nous nous sommes baignés dans le sang des Russes, nos concitoyens sont vengés; mais ils ne sont pas sauvés; mais bientôt peut-être nous ne pourrons plus les défendre.—Tu m'étonnes, Pulauski! d'où te viennent ces pressentimens sinistres?—Je ne m'alarme pas sans raison; considère notre position actuelle: je me suis efforcé de réveiller dans tous les cœurs l'amour de la patrie; je n'ai trouvé presque partout que des hommes avilis, nés pour l'esclavage, ou des hommes foibles qui, pénétrés de leurs malheurs, se sont bornés cependant à de stériles regrets. Quelques vrais citoyens, en petit nombre, se sont rangés sous mes étendards; mais huit campagnes les ont presque tous moissonnés. Je m'affoiblis par mes victoires, nos ennemis reparoissent plus nombreux après leurs défaites.—Je te le répète, Pulauski, tu m'étonnes! Dans des circonstances non moins pressantes, je t'ai vu soutenu de ton courage…—Crois-tu qu'il m'abandonne? La valeur ne consiste pas à s'aveugler sur le danger, mais à le braver en l'apercevant. Nos ennemis préparent ma défaite; cependant, si tu le veux, Lovzinski, le jour qu'ils ont marqué pour leur triomphe sera peut-être celui de leur perte et du salut de nos concitoyens.—Si je le veux! en doutes-tu? Parle, que veux-tu dire? que faut-il faire?—Frapper le coup le plus hardi que j'aie jamais médité. Quarante hommes d'élite se sont rassemblés à Czenstochow, chez Kaluvski, dont on connoît la bravoure; il leur faut un chef adroit, ferme, intrépide: c'est toi que j'ai choisi.—Pulauski, je suis prêt.—Je ne te dissimulerai pas le danger de l'entreprise, le succès en est douteux; et, si tu ne réussis pas, ta perte est infaillible.—Je te dis que je suis prêt, explique-toi.—Tu n'ignores pas qu'il me reste à peine quatre mille hommes: je puis sans doute encore beaucoup tourmenter nos ennemis; mais avec de si foibles moyens je ne dois pas espérer de les forcer jamais à quitter nos provinces… Tous nos gentilshommes accourroient sous mes drapeaux, si le roi étoit dans mon camp.—Que dis-tu, Pulauski? espères-tu que le roi consente à venir ici?—Non; mais il faut l'y forcer.—L'y forcer…?—Oui: je sais qu'une ancienne amitié te lie avec M. de P…; mais, depuis que tu soutiens avec Pulauski la cause de la liberté, tu sais aussi qu'on doit tout sacrifier au bien de sa patrie; qu'un intérêt aussi sacré…—Je connois mes devoirs, et je les remplirai; mais que me proposes-tu? Le roi ne sort jamais de Varsovie.—Eh bien, c'est à Varsovie qu'il faut l'aller chercher. C'est du sein de sa capitale qu'il le faut arracher.—Qu'as-tu préparé pour cette grande entreprise?—Tu vois cette armée russe trois fois plus forte que la mienne, campée depuis trois mois devant moi; son général, maintenant tranquille dans ses retranchemens, attend que, forcé par la famine, je me rende à discrétion. Derrière mon camp sont des marais qu'on croit impraticables: dès qu'il sera nuit, nous les traverserons. J'ai tout disposé de manière que mes ennemis trompés s'apercevront trop tard de ma retraite. J'espère leur dérober plus d'une marche: si la fortune me seconde, je puis gagner une journée sur eux. Je m'avancerai tout droit sur Varsovie par la grande route qui mène à cette capitale, et à travers les petits corps de Russes qui rôdent toujours dans ses environs. Je compte les battre séparément, ou, s'ils se peuvent réunir pour m'arrêter, je les occuperai du moins assez pour qu'ils ne puissent t'inquiéter. Toi, cependant, Lovzinski, tu m'auras devancé. Tes quarante hommes, déguisés, armés seulement de sabres, de poignards et de pistolets cachés sous leurs habits, se seront rendus à Varsovie par différentes routes. Vous attendrez que le roi sorte de son palais: vous l'enlèverez, vous l'amènerez dans mon camp… L'entreprise est téméraire, inouïe, si tu veux: l'abord est difficile, le séjour dangereux, le retour d'un péril extrême. Si tu succombes, si l'on t'arrête, tu périras, Lovzinski, mais tu périras martyr de la liberté; mais Pulauski, jaloux d'un trépas si glorieux, gémira d'être obligé de te suivre, et quelques Russes encore te suivront au tombeau. Si, au contraire, le Dieu tout-puissant, protecteur de la Pologne, m'inspira ce hardi projet pour terminer ses maux, si sa bonté t'accorde un succès égal à ton courage, vois quelle prospérité sera le fruit de ta noble témérité! M. de P… ne verra dans mon camp que des soldats citoyens, ennemis des étrangers, fidèles à leur roi; sous mes tentes patriotiques il respirera, pour ainsi dire, l'air de la liberté, l'amour de son pays. Les ennemis de l'État deviendront les siens; notre brave noblesse, revenue de son assoupissement, combattra sous les drapeaux de son roi pour la cause commune; les Russes seront taillés en pièces, ou repasseront leurs frontières… Mon ami, tu auras sauvé ton pays.»

Pulauski me tint parole. Dès que la nuit fut venue, il fit heureusement sa retraite; les marais furent traversés en silence. «Mon ami, me dit alors mon beau-père, il est temps que tu nous quittes: je sais bien que ma fille a plus de courage qu'une autre femme; mais elle est épouse tendre et mère malheureuse; ses pleurs t'attendriroient, tu perdrois dans ses embrassemens cette force d'esprit, cette fierté d'âme qui te devient aujourd'hui plus nécessaire que jamais: je te conseille de partir sans lui dire adieu.» Pulauski me pressoit vainement, je ne pus m'y déterminer. Quand Lodoïska sut que je partois seul, et nous vit bien décidés à ne pas lui dire où j'allois, elle versa des torrens de larmes, elle s'efforça de me retenir. Je commençois à balancer. «Allons, s'écria mon beau-père, partez, Lovzinski, partez: père, épouse, enfans, il faut tout sacrifier, quand il s'agit de la patrie!»

Je m'éloignai. Je fis une si grande diligence que j'arrivai vers le milieu du jour suivant à Czenstochow. J'y trouvai quarante gentilshommes déterminés à tout. «Messieurs, leur dis-je, il s'agit d'enlever un roi dans sa capitale: les hommes capables de tenter une entreprise aussi hardie sont seuls capables de l'achever. Le succès ou la mort nous attend.» Après cette courte harangue, nous nous préparons à partir. Kaluvski, prévenu, tenoit prêtes douze charrettes chargées de paille et de foin, attelées chacune de quatre bons chevaux. Nous nous déguisons tous en paysans, nous cachons nos habits, nos sabres, nos pistolets, les selles de nos chevaux, dans le foin dont nos charrettes sont remplies; nous convenons de plusieurs signes et d'un mot de ralliement. Douze des conjurés, commandés par Kaluvski, feront entrer dans Varsovie les douze charrettes, qu'ils conduiront eux-mêmes. Je divise le reste de ma petite troupe en plusieurs brigades: pour éviter tout soupçon, chacune doit marcher à quelque distance, et entrer dans la capitale par différentes portes. Nous partons: le samedi 2 novembre 1771, nous arrivons à Varsovie; nous allons tous nous loger chez les Dominicains.

Le lendemain dimanche, jour à jamais mémorable dans l'histoire de la Pologne, Stravinski, couvert de haillons, se place près de la Collégiale, et va demander l'aumône jusqu'aux portes du Palais Royal: il observe tout ce qui s'y passe. Plusieurs de nos conjurés parcourent dans la ville même les six rues étroites qui toutes aboutissent à la grande place, où je me promène avec Kaluvski. Nous restons en embuscade pendant la matinée entière et une partie de l'après-dîner. A six heures du soir le roi sort de son palais; on le suit, on le voit entrer dans le palais de son oncle P…, grand chancelier de Lithuanie.

Tous nos conjurés sont avertis: ils se dépouillent de leurs mauvais habits, ils sellent leurs chevaux, ils préparent leurs armes. Dans la vaste maison des Dominicains nos mouvemens ne sont pas aperçus. Nous sortons tous, les uns après les autres, à la faveur de la nuit. Trop connu dans Varsovie pour hasarder d'y paroître sans travestissement, je gardai mes habits de paysan: je monte un cheval excellent, mais couvert d'une housse commune et grossièrement harnaché. Je vois nos gens prendre dans le faubourg les différens postes que je leur ai désignés avant de quitter le couvent: ils sont disposés de manière que toutes les avenues du palais du grand chancelier sont gardées. Entre neuf et dix heures du soir, le roi sort; nous remarquons que la suite est peu nombreuse. Le carrosse étoit précédé de deux hommes qui portoient des flambeaux; suivoient quelques officiers d'ordonnance, deux gentilshommes et un sous-écuyer. Je ne sais quel seigneur étoit dans la voiture auprès du roi; il y avoit deux pages aux portières, deux heiduques et deux valets de pied derrière. Le roi s'éloigne lentement; nos conjurés se rassemblent à quelque distance, douze des plus déterminés se détachent, je me mets à leur tête, nous avançons au petit pas. Comme il y avoit garnison russe à Varsovie, nous affectons de parler la langue de ces étrangers, afin que notre troupe passe pour une de leurs patrouilles. Nous joignons le carrosse à cent cinquante pas à peu près du palais du grand chancelier, entre ceux de l'évêque de Cracovie et du feu grand général de la Pologne. Tout à coup nous passons à la tête des premiers chevaux, nous coupons brusquement le cortège; ceux qui précédoient la voiture se trouvent séparés de ceux qui l'environnoient.

Je donne le signal. Kaluvski accourt avec le reste des conjurés; je présente un pistolet au postillon, qui arrête: on tire sur le cocher, on se précipite aux portières. Des deux heiduques qui veulent les défendre, l'un tombe percé de deux balles, l'autre est renversé d'un coup de sabre sur la tête; le cheval du sous-écuyer s'abat blessé, un des pages est démonté, et son cheval pris; les balles sifflent de tous côtés… L'attaque fut si chaude, le feu si violent, que je tremblai pour la vie du roi. Celui-ci, conservant dans le péril une tête froide, étoit descendu de sa voiture, et cherchoit à regagner le palais de son oncle. Kaluvski l'arrête, le saisit aux cheveux: sept ou huit conjurés l'environnent, le désarment, le saisissent de droite et de gauche, le pressent entre leurs chevaux, qu'ils poussent à toute bride jusqu'au bout de la rue. Dans ce moment, je l'avoue, je crus que Pulauski m'avoit indignement trompé, que la mort du monarque étoit résolue, qu'il y avoit un dessein formé de l'assassiner. Tout à coup je prends mon parti: je pars ventre à terre, je joins ceux qui m'avoient devancé; je leur crie d'arrêter, je menace de tuer celui qui n'obéira pas. Le Dieu protecteur des rois veilloit au salut de M. de P… Kaluvski et ses gens s'arrêtèrent à ma voix, qu'ils reconnurent. Nous mîmes le roi sur un cheval; nous reprîmes notre course au grand galop jusqu'aux fossés qui entourent la ville, et que le monarque fut contraint de franchir avec nous.

Alors une terreur panique se répandit dans ma troupe. A cinquante pas au delà des fossés, nous n'étions plus que sept auprès du roi. La nuit étoit pluvieuse et sombre: il falloit à chaque instant descendre de cheval pour sonder le terrain dans des marais bourbeux. Le cheval du monarque s'abattit deux fois, et se cassa la jambe à sa seconde chute; dans ces mouvemens violens le roi perdit sa pelisse, sa botte et son soulier gauche. «Si vous voulez que je vous suive, nous dit-il, donnez-moi un cheval et une botte.» Nous le remontâmes, et, afin de gagner la route par laquelle Pulauski m'avoit promis de s'avancer, nous prîmes le chemin d'un village nommé Buracow. Le roi nous dit tranquillement: «N'allez pas de ce côté, il y a des Russes.»

Je le crus, je changeai de route. A mesure que nous avancions dans le bois de Beliany, notre nombre diminuoit. Bientôt je ne vis plus avec moi que Kaluvski et Stravinski, bientôt aussi nous entendîmes l'appel d'une vedette russe, nous nous arrêtâmes alarmés. «Tuons-le», me dit Kaluvski: je lui témoignai sans ménagement l'horreur que m'inspiroit une pareille proposition. «Eh bien, chargez-vous donc de le conduire», s'écria cet homme féroce. Il s'enfonça dans le bois, Stravinski le suivit; je restai seul auprès du roi.

«Lovzinski, me dit-il alors, c'est vous, je n'en puis plus douter, c'est vous: j'ai reconnu votre voix.» Je ne répondis pas un mot; il reprit avec douceur: «C'est vous! qui l'eût dit il y a dix ans?» Nous nous trouvions alors près du couvent de Beliany, distant de Varsovie d'une lieue à peu près. «Lovzinski, poursuivit le roi, laissez-moi entrer dans ce couvent, et sauvez-vous.—Il faut me suivre», fut toute ma réponse. «C'est en vain, me dit le monarque, que vous vous êtes travesti; c'est en vain que vous voulez à présent déguiser votre voix: je vous ai reconnu, je suis sûr que vous êtes Lovzinski. Ah! qui l'eût dit il y a dix ans? Il y a dix ans vous auriez donné vos jours pour conserver ceux de votre ami.»

Il se tut. Nous avançâmes quelque temps en gardant le silence. Il le rompit encore: «Je suis accablé de fatigue; si vous voulez me mener vivant, souffrez que je me repose un instant.» Je l'aidai à descendre de cheval: il s'assit sur l'herbe, et, me faisant asseoir auprès de lui, il prit une de mes mains dans les siennes: «Lovzinski, vous que j'ai tant aimé, vous qui connûtes mieux que personne la pureté de mes intentions, comment se peut-il que vous vous soyez armé contre moi? Ingrat! ne devois-je vous retrouver qu'avec mes plus cruels ennemis? Ne deviez-vous me revoir que pour m'immoler?» Alors il me retraça de la manière la plus touchante les plaisirs de notre adolescence, nos liaisons plus intimes dans notre jeunesse, la tendre amitié que nous nous étions jurée, la confiance dont il m'avoit toujours honoré depuis; il me parla des honneurs dont il m'auroit comblé pendant son règne, si j'avois voulu les mériter; il me reprocha surtout l'indigne entreprise dont je paroissois être le chef, mais dont il savoit bien, ajouta-t-il, que j'étois seulement le premier instrument. Il en rejeta toute l'horreur sur Pulauski, en me représentant cependant que l'auteur d'un pareil attentat n'étoit pas seul coupable; que je n'avois pu sans crime me charger de son exécution, et que cette horrible complaisance, déjà si punissable dans un sujet, étoit dans un ami plus inexcusable encore. Il finit par me presser de lui laisser sa liberté. «Fuyez, me dit-il, et soyez sûr que, si l'on vient à moi, j'indiquerai une route opposée à celle que vous aurez prise.»

Le roi me pressoit vivement: son éloquence naturelle, augmentée par le péril, portoit la persuasion dans mon cœur; elle y réveilloit des sentimens bien doux. Je fus ébranlé, je balançai d'abord; mais Pulauski triompha. Je crus entendre le fier républicain me reprocher ma foiblesse. Mon cher Faublas, l'amour de la patrie a peut-être son fanatisme et ses superstitions. Mais, si je fus coupable, je le suis encore; vous me voyez plus que jamais persuadé qu'en forçant le monarque de monter à cheval, je fis une action courageuse et bonne. «Ainsi, s'écria-t-il douloureusement, vous rejetez la prière qu'un ami vous adresse! Vous refusez le pardon que votre roi vous offre! Eh bien, partons; je me livre à mon mauvais destin, ou je vous abandonne au vôtre.»

Nous recommençâmes à marcher; mais les reproches du monarque, ses instances, ses menaces même, les combats que j'avois soutenus intérieurement, m'avoient tellement troublé que je ne voyois plus mon chemin. Errant dans la campagne, je ne tenois aucune route certaine; après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes à Marimont[2]: je m'étois égaré, nous étions revenus sur nos pas.

[2] Marimont: c'est une maison de campagne appartenant à la cour de Saxe; elle est plus près de Varsovie d'une demi-lieue que Beliany.

A un quart de lieue de là nous tombâmes dans un parti russe. Le roi se fit reconnoître à celui qui le commandoit, ensuite il ajouta: «Ce soir je me suis égaré à la chasse; ce bon paysan que vous voyez vouloit, avant de me remettre dans mon chemin, me donner dans sa chaumière un frugal repas; mais, comme je crois avoir vu des soldats de Pulauski rôder dans les environs, je voudrois rentrer promptement dans Varsovie, et vous me feriez plaisir de m'accompagner jusque-là. Quant à toi, mon ami, me dit-il, je ne suis pas fâché que tu aies pris une peine inutile: car j'aime autant retourner dans ma capitale, accompagné de ces messieurs, que d'aller plus loin avec toi. Cependant il seroit singulier que je te laissasse sans récompense: que veux-tu? Parle, je t'accorderai la grâce que tu me demanderas.»

Faublas, vous concevez combien je fus troublé: je doutois encore des intentions du roi. Je cherchois à démêler le véritable sens d'un discours équivoque, plein d'une ironie bien amère ou d'une adresse bien magnanime. M. de P… me laissa quelque temps ma pénible incertitude. «Je te vois bien embarrassé, reprit-il enfin avec un air de bonté qui me pénétra; tu ne sais que choisir! Allons, mon ami, embrasse-moi: il y a plus d'honneur que de profit à embrasser un roi, ajouta-t-il en riant; cependant il faut convenir qu'à ma place bien des monarques ne seroient pas aujourd'hui aussi généreux que moi.» Il partit à ces mots et me laissa confondu de tant de grandeur d'âme.

Cependant le péril auquel le roi venoit de me dérober si généreusement alloit renaître à chaque instant pour moi. Il étoit plus que probable qu'un grand nombre de courriers expédiés de Varsovie répandoient de tous côtés l'étonnante nouvelle de l'enlèvement du monarque. Déjà sans doute on poursuivoit chaudement les ravisseurs; mon équipage remarquable pouvoit me trahir dans ma fuite; et, si je retombois entre les mains des Russes mieux instruits, tous les efforts du roi ne pourroient me sauver. En supposant que Pulauski eût obtenu tout le succès qu'il se promettoit, il devoit être encore éloigné; dix lieues au moins me restoient à faire, et mon cheval étoit rendu. J'essayai de le pousser: il n'eut pas couru cinq cents pas qu'il creva sous moi. Un cavalier bien monté passoit dans ce moment sur la route; il vit tomber l'animal, et, croyant pouvoir s'amuser aux dépens d'un pauvre paysan, il me dit: «Mon ami, je t'avertis que ton bon cheval ne vaut plus rien.» Piqué de la bouffonnerie, je résolus aussitôt de punir le railleur et d'assurer ma fuite en même temps. Je lui présentai brusquement un de mes pistolets, je le forçai de me livrer sa monture; et je vous avouerai même que, pressé par la circonstance, je le dépouillai d'un bon manteau, aussi ample que léger, sous lequel je cachai mes habits grossiers, qui m'auroient pu faire reconnoître. Je jetai ma bourse pleine d'or aux pieds du voyageur démonté, et je m'éloignai de toute la vitesse de mon nouveau cheval.

Il étoit frais, vigoureux; je fis douze lieues d'une traite; enfin je crus entendre le bruit du canon, je conjecturai que mon beau-père n'étoit pas loin et combattoit les Russes. Je ne m'étois pas trompé; j'arrivai sur le champ de bataille au moment où l'un de nos régimens lâchoit pied. Je me fis reconnoître des fuyards; et, les ayant ralliés derrière une colline prochaine, je vins prendre en flanc les ennemis, auxquels Pulauski faisoit face avec le reste des troupes. Nous chargeâmes si à propos et avec tant de vigueur que les Russes furent enfoncés, après un grand carnage des leurs. Pulauski daigna m'attribuer l'honneur de leur défaite. «Ah! me dit-il en m'embrassant, après avoir entendu les détails de mon expédition, si tes quarante hommes t'avoient égalé en courage, le roi seroit à présent dans mon camp! Mais le Ciel ne l'a pas voulu: je lui rends grâces de ce qu'au moins il t'a conservé pour nous; je te rends grâces du service important que tu m'as rendu; sans toi Kaluvski assassinoit le monarque, et mon nom étoit couvert d'un opprobre éternel. J'aurois pu, ajouta-t-il, m'avancer encore l'espace de deux milles; mais j'ai mieux aimé asseoir mon camp dans cette position respectable. Hier, sur ma route, j'ai surpris et taillé en pièces un parti russe; j'ai battu ce matin deux de leurs détachemens; un autre corps considérable, ayant recueilli les débris de ceux-là, a profité des ténèbres pour m'attaquer. Mes soldats, fatigués d'une longue marche et de trois combats consécutifs, commençoient à plier: la victoire est rentrée avec toi dans mon camp. Retranchons-nous ici, attendons-y l'armée russe, et combattons jusqu'au dernier soupir.»

Cependant le camp retentissoit de cris d'allégresse; nos soldats victorieux mêloient mes louanges à celles de Pulauski. Au bruit de mon nom que mille voix répétoient, Lodoïska accourut à la tente de son père. Elle me prouva l'excès de sa tendresse par l'excès de sa joie: il fallut recommencer le récit des dangers que j'avois courus. Elle ne put, sans répandre des larmes, apprendre la rare générosité du monarque. «Qu'il est grand! s'écria-t-elle avec transport; qu'il est digne d'être roi, celui qui t'a pardonné! Que de pleurs il épargne à l'épouse que tu délaissois, à l'amante que tu ne craignois pas de sacrifier! Cruel! n'est-ce donc pas assez des dangers auxquels tu t'exposes chaque jour?…» Pulauski interrompit durement sa fille: «Femme indiscrète et foible! est-ce devant moi qu'on ose tenir de pareils discours?—Hélas! répondit-elle, faudra-t-il que je tremble sans cesse pour les jours d'un père et d'un époux?» Lodoïska m'adressoit ainsi ses plaintes touchantes, et soupiroit après un avenir meilleur, tandis que la fortune nous préparoit les plus affreux revers.

Nos Cosaques venoient de tous côtés nous avertir que l'armée russe approchoit. Pulauski comptoit qu'il seroit attaqué au point du jour, il ne le fut pas; mais au milieu de la nuit suivante on vint m'annoncer que les Russes se préparoient à forcer nos retranchemens. Pulauski, toujours prêt, les défendoit déjà: il fit, dans cette funeste nuit, tout ce qu'on pouvoit attendre de son expérience et de sa valeur. Nous repoussâmes les assaillans cinq fois; mais ils revenoient sans cesse à la charge avec des troupes fraîches, et leur dernière attaque fut si bien concertée qu'ils pénétrèrent dans le camp par trois endroits en même temps. Zaramba fut tué à mes côtés; une foule de noblesse périt dans cette action sanglante: les ennemis ne faisoient point de quartier. Furieux de voir périr tous mes amis, je voulois me jeter dans les bataillons russes. «Insensé! me dit Pulauski, quelle aveugle fureur t'égare? Mon armée est entièrement détruite; mais mon courage me reste. Pourquoi mourir inutilement ici? Viens: je veux te conduire dans des climats où nous pourrons susciter aux Russes de nouveaux ennemis. Vivons, puisque nous pouvons encore servir notre pays; sauvons-nous, sauvons Lodoïska.» Lodoïska! j'allois l'abandonner! Nous courûmes à sa tente, il étoit encore temps: nous l'enlevâmes, nous nous enfonçâmes dans les bois voisins.

Après y avoir erré le reste de la nuit et une partie de la matinée, nous nous hasardâmes d'en sortir et de nous présenter à la porte d'un château que nous crûmes reconnoître. C'étoit en effet celui d'un gentilhomme nommé Micislas, qui avoit servi quelque temps dans notre armée. Micislas nous reconnut et nous offrit un asile qu'il nous conseilla de n'accepter que pour quelques heures. Il nous dit qu'une nouvelle bien étonnante s'étoit répandue la veille, et paroissoit se confirmer; qu'on avoit osé enlever le roi dans Varsovie même; que les Russes avoient poursuivi les ravisseurs et ramené le monarque dans sa capitale; et qu'enfin il étoit question de mettre à prix la tête de Pulauski, soupçonné d'être l'auteur de la conjuration. «Croyez-moi, ajouta-t-il, que vous ayez, ou non, trempé dans ce complot hardi, fuyez, laissez ici vos uniformes, qui vous trahiroient, je vais vous faire donner des habits moins remarquables; et, quant à Lodoïska, je me charge de la conduire moi-même au lieu que vous aurez choisi pour sa retraite.»

Lodoïska interrompit Micislas. «Le lieu de ma retraite, ce sera celui de leur fuite; je les accompagnerai partout.» Pulauski représenta à sa fille qu'elle ne pourroit supporter les fatigues d'une longue route, et que d'ailleurs nous serions exposés à des dangers toujours renaissans. «Plus le péril est grand, lui répliqua-t-elle, plus je dois le partager avec vous. Vous m'avez répété cent fois que la fille de Pulauski ne devoit pas être une femme ordinaire; depuis huit ans je n'ai vécu qu'au milieu des alarmes, je n'ai vu que des scènes de carnage et d'horreur: la mort m'environnoit de toutes parts, elle me menaçoit à chaque instant, vous ne me permettiez pas de la braver à vos côtés; mais la vie de Lodoïska ne tenoit-elle pas à celle de son père? Lovzinski, le coup qui t'auroit frappé n'auroit-il pas entraîné ton amante au tombeau? et depuis quand ne suis-je plus digne…» J'interrompis Lodoïska, je me joignis à son père pour lui détailler les raisons qui nous déterminoient à la laisser en Pologne; elle m'écoutoit avec impatience. «Ingrat! s'écria-t-elle, vous partirez sans moi!—Oui, répliqua Pulauski, vous resterez avec les sœurs de Lovzinski, et je lui défends…» Sa fille, hors d'elle-même, ne le laissa pas achever: «Mon père, je connois vos droits, je les respecte, ils me seront toujours sacrés; mais vous n'avez pas celui d'enlever une femme à son époux!… Ah! pardon! je vous offense, je m'égare, mais plaignez ma douleur,… excusez mon désespoir… Mon père! Lovzinski! écoutez-moi tous deux: je veux vous accompagner partout… Partout, oui, je vous suivrai, cruels, je vous suivrai malgré vous! Lovzinski, si ton épouse a perdu tous les droits qu'elle eut sur ton cœur, ressouviens-toi du moins de ton amante. Rappelle-toi cette nuit effrayante où j'allois périr dans les flammes, ce moment terrible où tu montas dans la tour embrasée en criant: «Vivre ou mourir avec Lodoïska!» Eh bien! ce que tu sentois alors, je l'éprouve aujourd'hui! Je ne connois pas de plus grand malheur que celui d'être séparée de vous; je dis à mon tour: «Vivre ou mourir avec mon père et mon époux!» Malheureuse! que deviendrai-je si vous me quittez? Réduite à vous pleurer tous deux, où trouverai-je des adoucissemens à ma peine? Mes enfans me consoleront-ils? Hélas! en deux ans la mort m'en a enlevé quatre; les Russes, aussi impitoyables qu'elle, m'ont arraché le dernier! je n'ai plus que vous dans le monde, et vous voulez m'abandonner! O mon père! ô mon époux! que deux noms si chers ne vous trouvent pas insensibles! ayez pitié de Lodoïska!»

Ses sanglots lui coupèrent la parole. Micislas pleuroit, mon âme étoit déchirée. «Tu le veux, ma fille? eh bien, j'y consens, dit Pulauski; mais veuille le Ciel ne pas me punir de ma complaisance!» Lodoïska nous embrassa tous deux avec autant de joie que si nos malheurs avoient été finis. Je laissai à Micislas deux lettres qu'il se chargea de remettre. L'une étoit adressée à mes sœurs, et l'autre à Boleslas. Je leur disois adieu, je leur recommandois de ne rien négliger pour retrouver ma chère Dorliska. Il fallut déguiser ma femme: elle prit des habits d'homme; nous échangeâmes les nôtres, nous employâmes tous les moyens connus pour nous défigurer en apparence. Ainsi travestis, armés de nos sabres et de nos pistolets, chargés d'une somme assez considérable en or, de quelques bijoux, et de tous les diamans de Lodoïska, nous prîmes congé de Micislas, et nous nous hâtâmes de regagner les bois.

Pulauski nous communiqua le dessein qu'il avoit formé de se réfugier en Turquie. Il espéroit obtenir du service dans les armées du Grand-Seigneur, qui, depuis deux ans, soutenoit contre la Russie une guerre malheureuse. Lodoïska ne parut point effrayée du long trajet que nous avions à faire; comme elle ne pouvoit être ni reconnue ni recherchée, elle se chargea du soin d'aller à la découverte et de nous apporter nos provisions. Dès que le jour paroissoit, nous nous retirions dans les bois; cachés dans des troncs d'arbres ou dans des touffes d'épines, nous attendions le retour de la nuit pour continuer notre marche. C'est ainsi que, pendant plusieurs jours, nous échappâmes aux recherches des Russes, qui nous poursuivoient vivement.

Un soir que Lodoïska, toujours déguisée en paysan, revenoit d'un hameau voisin, où elle avoit été acheter des vivres qu'elle nous apportoit, deux maraudeurs russes l'attaquèrent à l'entrée de la forêt dans laquelle nous nous étions cachés. Après l'avoir volée, ils se préparèrent à la dépouiller. Aux cris qu'elle poussa, nous sortîmes de notre retraite: les deux brigands se sauvèrent dès qu'ils nous virent; mais nous craignîmes qu'ils ne racontassent leur aventure au corps dont ils faisoient partie, et que, cette rencontre singulière ayant excité les soupçons, on ne vînt nous arracher de nos asiles. Nous résolûmes de changer de route; et, pour qu'on ne pût soupçonner celle que nous avions prise, il fut décidé qu'au lieu de nous avancer directement sur les frontières de la Turquie, nous gagnerions, par un long détour, la Polésie, ensuite la Crimée, d'où nous passerions à Constantinople.

Après les marches les plus pénibles, nous entrâmes dans la Polésie. Pulauski pleura en quittant son pays. «Au moins, s'écria-t-il douloureusement, je l'ai servi de tout mon pouvoir, et je ne le quitte que pour le servir encore!»

Tant de fatigues avoient épuisé les forces de Lodoïska. Arrivés à Novogorod, nous nous y arrêtâmes à cause d'elle. Notre dessein étoit de l'y laisser reposer quelques jours; mais les gens du pays, que nous questionnâmes sans affectation, nous dirent que des troupes parcouroient les environs pour arrêter un certain Pulauski qui avoit fait enlever le roi de Pologne. Justement alarmés, nous ne restâmes que quelques heures dans cette ville, où nous achetâmes des chevaux. Nous passâmes la Desna au-dessus de Czernicove, et, suivant les bords de la Sula, nous la traversâmes à Perevoloczna, où nous apprîmes que Pulauski, reconnu à Novogorod, n'avoit été manqué que de quelques heures à Nézin, et qu'il étoit suivi de près. Il fallut fuir et changer encore de route: nous nous enfonçâmes dans les immenses forêts qui couvrent le pays entre la Sula et la Sem.

Nous vîmes une caverne, dans laquelle nous voulûmes nous établir; un ours nous disputa l'entrée de cet asile aussi affreux que solitaire: nous le tuâmes, nous mangeâmes ses petits. Pulauski étoit blessé; Lodoïska, épuisée, se soutenoit à peine; le froid étoit déjà rigoureux. Poursuivis par les Russes dans les endroits habités, menacés par les animaux féroces dans ce vaste désert, sans autres armes que nos épées, bientôt réduits à manger nos chevaux, qu'allions-nous devenir? Le danger de mon beau-père et de ma femme étoit si pressant qu'aucun autre ne m'effraya plus. Je résolus de leur procurer, à quelque prix que ce fût, le secours qu'exigeoit leur situation, plus déplorable encore que la mienne; et, les quittant tous deux, en leur promettant de venir bientôt les rejoindre, j'emportai une partie des diamans de Lodoïska, et je suivis les bords du Varsklo. Vous remarquerez, mon cher Faublas, qu'un voyageur égaré dans ces vastes contrées, réduit à y errer sans boussole et sans guide, est obligé de suivre les rivières, parce que c'est sur leurs bords que se rencontrent plus communément les habitations. Il m'importoit de gagner le plus tôt possible une ville marchande; je suivis donc les bords du Varsklo, et, marchant jour et nuit, je me trouvai à Pultava à la fin de la quatrième journée. Je me fis passer dans cette ville pour un marchand de Bielgorod: je sus qu'on y cherchoit Pulauski, que l'impératrice de Russie avoit envoyé son signalement de tous les côtés, avec ordre de le saisir mort ou vif partout où on le trouveroit. Je me hâtai de vendre mes diamans, d'acheter de la poudre, des armes, des provisions de toute espèce, différens outils, des meubles grossiers mais nécessaires, tout ce que je jugeai le plus propre à adoucir notre misère: je chargeai tout cela sur un chariot attelé de quatre chevaux, dont je fus l'unique conducteur. Mon retour fut aussi difficile que fatigant; huit jours entiers se passèrent avant que j'arrivasse à la forêt.

C'étoit là que se terminoit mon voyage pénible et dangereux: j'allois secourir mon beau-père et ma femme, j'allois revoir ce que j'avois de plus cher au monde; et cependant, mon cher Faublas, je ne pus me livrer à la joie. Vos philosophes ne croient point aux pressentimens… Mon ami, je vous assure que j'éprouvois une inquiétude involontaire; mon âme étoit consternée; je ne sais quoi sembloit m'avertir que je touchois au moment le plus douloureux de ma vie.

J'avois, en partant, placé par intervalles des cailloux pour reconnoître ma route, je ne les trouvai plus; j'avois enlevé avec mon sabre quelques parties de l'écorce de plusieurs arbres, que je ne pus reconnoître. J'entrai dans la forêt, je criai de toutes mes forces, je tirai de temps en temps des coups de fusil: personne ne me répondit. Je n'osois m'engager trop avant de peur de me perdre; je n'osois m'éloigner beaucoup de mon chariot, si nécessaire à Pulauski, à sa fille, à moi-même.

La nuit, qui survint, m'obligea de cesser mes recherches; je passai celle-là comme les précédentes. Enveloppé de mon manteau, je me couchai sous ma charrette, que j'eus soin d'entourer de mes gros meubles, dont je me faisois ainsi un rempart contre les bêtes féroces. Je ne pus dormir, le froid se faisoit vivement sentir, la neige tomboit en abondance; au point du jour la terre en étoit couverte. Je ressentis alors un mortel découragement: mes cailloux, qui auroient pu m'indiquer ma route, étoient tous enterrés; il paroissoit impossible que je retrouvasse mon beau-père et ma femme.

Le cheval qui leur restoit à mon départ les avoit-il nourris jusqu'alors? La faim, l'horrible faim, ne les avoit-elle pas forcés à sortir de leur retraite? Étoient-ils encore dans ces affreux déserts? S'ils n'y étoient plus, où pourrois-je les trouver? où traînerois-je sans eux ma misérable vie?… Mais pouvois-je croire que Pulauski eût abandonné son gendre, que Lodoïska eût consenti à se séparer de son époux? Non, sans doute. Ils étoient donc dans cette affreuse solitude, et, si je les abandonnois, ils alloient y mourir de faim et de froid! Cette réflexion désespérante me détermina; je n'examinai plus si, en m'éloignant beaucoup de mon chariot, je ne courois pas le danger de ne pouvoir plus le retrouver. Porter quelque secours à mon beau-père et à ma femme, voilà ce qui pressoit le plus.

Je pris mon fusil et de la poudre, je chargeai des provisions sur un de mes chevaux: je m'engageai dans la forêt beaucoup plus avant que la veille; je criai de toutes mes forces; je fis avec mon fusil de fréquentes décharges… Le plus morne silence régnoit autour de moi!

Je me trouvois dans un endroit de la forêt très épais, il n'y avoit plus de passage pour mon cheval; je l'attachai à un arbre, et, mon désespoir l'emportant sur toute autre considération, je m'avançai toujours avec mon fusil et une partie de mes provisions. J'errai plus de deux heures encore, et mon inquiétude ne faisoit que redoubler, lorsqu'enfin j'aperçus des pas humains empreints sur la neige.

L'espérance me rendit des forces; je suivis des traces toutes fraîches. Bientôt je vis Pulauski à peu près nu, exténué par la faim, presque méconnoissable à mes propres yeux. Il faisoit des efforts pour se traîner vers moi et pour répondre à mes cris. Dès que je l'eus joint, il se jeta avec avidité sur les alimens que je lui offris, et les dévora. Je lui demandai où étoit Lodoïska. «Hélas! me dit-il, tu vas la voir!» Le ton dont il prononça ces paroles me fit trembler. J'arrivai à la caverne, trop préparé au funeste spectacle qui m'y attendoit. Lodoïska, enveloppée de ses habits, couverte de ceux de son père, étoit étendue sur un lit de feuilles à moitié pourries. Elle souleva avec effort sa tête appesantie; et, refusant les alimens que je lui offrois: «Je n'ai pas faim, me dit-elle, la mort de mes enfans, la perte de Dorliska, nos marches si longues, si pénibles, vos dangers toujours renaissans, voilà ce qui m'a tuée. Je n'ai pu résister à la fatigue et au chagrin… Mon ami, je suis mourante… J'ai entendu ta voix, mon âme s'est arrêtée… Je te revois! Lodoïska devoit mourir dans les bras de l'époux qu'elle adore! Secours mon père… Qu'il vive!… Vivez tous deux, consolez-vous, oubliez-moi… Cherchez partout ma chère…» Elle ne put prononcer le nom de sa fille: elle expira. Son père lui creusa un tombeau à quelques pas de la caverne; je vis la terre engloutir tout ce que j'aimois!… Quel moment!… Pulauski veilla sur mon désespoir: il me força de survivre à Lodoïska.»


Lovzinski voulut continuer: ses sanglots l'interrompirent. Il me demanda un moment, passa dans un cabinet voisin, et ne tarda pas à rentrer, une miniature à la main. «Voilà, me dit-il, le portrait de ma petite Dorliska; voyez comme elle étoit déjà belle! Dans ses traits à peine développés je reconnois tous les traits de sa mère… Ah! si du moins…» J'interrompis Lovzinski. «La charmante figure! m'écriai-je: elle ressemble à ma jolie cousine!—Voilà bien le propos d'un amant! répondit-il: l'objet qu'il adore, il le voit partout!… Ah! mon ami, si du moins Dorliska m'étoit rendue! Mais, depuis douze ans qu'on la cherche inutilement, je ne dois plus l'espérer.»

Ses yeux se remplissoient encore de larmes, qu'il s'efforça de retenir; il reprit, d'un ton pénétré, l'histoire de ses malheurs.


«Pulauski, que son courage n'abandonnoit jamais, et dont les forces s'étoient ranimées, m'obligea de m'occuper avec lui du soin de notre subsistance. En suivant sur la neige l'empreinte de mes propres pas, nous arrivâmes au lieu où j'avois laissé mon chariot, que nous déchargeâmes aussitôt, et que nous brûlâmes ensuite, pour ôter à nos ennemis le plus léger indice de notre retraite. A l'aide de nos chevaux, pour lesquels nous trouvâmes un passage en faisant plusieurs détours, nous parvînmes à transporter dans notre caverne nos meubles et nos provisions, qu'il falloit ménager si nous voulions rester longtemps dans cette solitude. Nous tuâmes nos chevaux, que nous ne pouvions nourrir. Nous vécûmes de leur chair, que la rigueur de la saison conserva pendant quelques jours: elle se corrompit enfin, et, notre chasse ne nous procurant que des secours insuffisans, il fallut entamer nos provisions, qui se trouvèrent, au bout de trois mois, entièrement consommées.

Quelques pièces d'or et la plus grande partie des diamans de Lodoïska nous restoient encore. Ferois-je un second voyage à Pultava, ou bien nous hasarderions-nous à quitter notre retraite? Nous avions déjà si cruellement souffert dans cette solitude que nous prîmes le dernier parti.

Nous sortîmes de la forêt, nous passâmes la Sem près de Rylks, nous achetâmes un bateau, et, déguisés en pêcheurs, nous descendîmes la Sem, nous entrâmes dans la Desna. Notre bateau fut visité à Czernicove: la misère avoit tellement défiguré Pulauski qu'il étoit impossible de le reconnoître. Nous entrâmes dans le Dniéper; nous traversâmes Kiove à Drylow. Là, nous fûmes obligés de recevoir dans notre bateau et de passer à l'autre bord des soldats russes qui alloient joindre une petite armée employée contre Pugatchew. Nous apprîmes à Zaporiskaia la prise de Bender et d'Oczakow, la conquête de la Crimée, la défaite et la mort du visir Oglou. Pulauski, désespéré, vouloit traverser les vastes contrées qui le séparoient de Pugatchew, et se joindre à cet ennemi des Russes; mais nos fatigues nous forcèrent de rester à Zaporiskaia. La paix, qui fut conclue bientôt après entre la Porte et la Russie, nous laissa les moyens d'entrer en Turquie.

Nous traversâmes à pied, et toujours déguisés, le Bondsiac, une partie de la Moldavie, de la Valachie; et, après des fatigues inouïes, nous arrivâmes à Andrinople. On nous arrêta; on nous accusa devant le cadi d'avoir voulu vendre sur notre route des diamans que nous avions apparemment volés: les mauvais habits dont nous étions couverts avoient donné lieu à ce soupçon. Pulauski se découvrit au cadi, qui nous envoya sous sûre garde à Constantinople.

Nous fûmes admis à l'audience du Grand-Seigneur. Il nous fit donner un logement, et nous assigna sur son trésor un honnête revenu. Alors j'écrivis à mes sœurs et à Boleslas: nous apprîmes par leurs réponses que les biens de Pulauski étoient saisis; qu'il étoit dégradé et condamné à perdre la tête. Mon beau-père fut consterné: il s'indigna qu'on l'eût accusé d'un régicide; il écrivit pour sa justification. Toujours dévoré de l'amour de son pays, toujours guidé par la haine mortelle qu'il avoit jurée à ses ennemis, il ne cessa, pendant quatre ans que nous restâmes en Turquie, d'y intriguer pour que la Porte déclarât la guerre à la Russie. En 1774, il reçut avec des transports de rage la nouvelle de la triple invasion[3] qui enlevoit à la république le tiers de ses possessions. Ce fut au printemps de 1776 que les insurgens se décidèrent à soutenir par les armes leurs droits violés. «Mon pays a perdu sa liberté, me dit Pulauski; ah! du moins, combattons pour celle d'un peuple nouveau!»

[3] Démembrement de la Pologne fait par l'impératrice de Russie, l'Empereur et le roi de Prusse.

Nous passâmes en Espagne, nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisoit voile pour la Havane, d'où nous nous rendîmes à Philadelphie. Le congrès nous employa dans l'armée du général Washington. Pulauski, consumé d'un noir chagrin, exposoit sa vie comme un homme à qui elle étoit devenue insupportable; on le trouvoit toujours aux postes les plus dangereux: vers la fin de la quatrième campagne, il fut blessé à mes côtés. On l'emportoit dans sa tente. «Je sens que ma fin s'approche, me dit-il; il est donc vrai que je ne reverrai pas mon pays! Cruelle bizarrerie de la destinée! Pulauski tombe martyr de la liberté américaine, et les Polonois sont esclaves!… Mon ami, ma mort seroit affreuse, s'il ne me restoit un rayon d'espérance. Ah! puissé-je ne pas m'abuser!… Non, je ne m'abuse point, poursuivit-il d'une voix plus forte. Un Dieu consolateur offre à mes derniers regards l'avenir, l'heureux avenir qui s'approche: je vois l'une des premières nations du monde sortir d'un long sommeil et redemander à ses oppresseurs son honneur et ses droits antiques, ses droits sacrés, imprescriptibles, ceux de l'humanité. Je vois dans une immense capitale longtemps avilie, déshonorée par toutes les espèces de servitudes, une foule de soldats se montrer citoyens, et des milliers de citoyens devenir soldats. Sous leurs coups redoublés la Bastille s'écroule, le signal est donné d'une extrémité de l'empire à l'autre, le règne des tyrans est fini; un peuple voisin, quelquefois ennemi, mais toujours généreux, mais toujours digne juge des grandes actions, vient d'applaudir à ces efforts inattendus, couronnés d'un si prompt succès. Ah! puisse une estime réciproque commencer et affermir entre les deux peuples une inaltérable amitié! puisse cette horrible science de fourberies et de trahisons que les cours ont appelée Politique ne pas apporter d'obstacle à cette fraternelle réunion! Nobles rivaux de talens et de philosophie, François, Anglois, laissez enfin et laissez pour jamais ces discordes sanglantes dont la fureur s'est trop souvent étendue sur les deux mondes; ne vous partagez plus l'empire de l'univers que par la force de vos exemples et l'ascendant de votre génie. Au lieu du cruel avantage d'épouvanter les nations et de les soumettre, disputez-vous la gloire plus solide d'éclairer leur ignorance et de briser leurs fers.

«Approche, ajouta Pulauski, regarde à quelques pas de nous, au milieu du carnage, parmi tant de guerriers fameux, un guerrier célèbre entre tous par son mâle courage, ses vertus vraiment républicaines et ses talens prématurés. C'est l'héritier d'un nom depuis longtemps illustre, mais qui n'avoit pas besoin de la gloire de ses aïeux pour illustrer son nom; c'est ce jeune La Fayette, déjà l'honneur de la France et l'effroi des tyrans: cependant il commence à peine ses immortels travaux. Envie son sort, Lovzinski! tâche d'imiter ses vertus, marche le plus près que tu pourras sur les pas d'un grand homme. Celui-ci, digne élève de Washington, sera bientôt le Washington de son pays. C'est à peu près dans le même temps, mon ami, c'est à cette mémorable époque de la régénération des peuples, que la justice éternelle doit ramener aussi pour nos concitoyens les jours de la vengeance et de la liberté. Alors, Lovzinski, en quelque lieu que tu sois, que ta haine se réveille! Tu combattis si glorieusement pour la Pologne! Que le souvenir de nos injures et de nos exploits échauffe ton courage! Que ton épée, tant de fois rougie du sang ennemi, se tourne encore contre les oppresseurs! Qu'ils frémissent en te reconnoissant! qu'ils tremblent en se rappelant Pulauski!… Ils nous ont ravi nos biens, ils ont assassiné ta femme, ils t'ont arraché ta fille, ils ont flétri mon nom!… Les barbares! ils se sont partagé nos provinces! Lovzinski, voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Quand nos persécuteurs ont été ceux de la patrie, la vengeance devient indispensable et sacrée. Tu dois aux Russes une haine éternelle, tu dois à ton pays la dernière goutte de ton sang.»

Il dit[4], il expira. La mort, en le frappant, m'enleva ma dernière consolation.

[4] Pulauski fut tué au siège de Savannah, en 1779.

Mon ami, j'ai combattu pour les États-Unis jusqu'à l'heureuse paix qui vient d'assurer leur indépendance. M. de C…, qui a longtemps servi en Amérique, dans le corps que commandoit le marquis de La Fayette[5], M. de C… m'a donné une lettre de recommandation pour le baron de Faublas. Celui-ci a pris à mon sort un intérêt si vif que bientôt nous nous sommes liés d'une étroite amitié. Je n'ai quitté sa province que pour venir m'établir à Paris, où je savois qu'il ne tarderoit pas à me suivre. Cependant mes sœurs ont rassemblé quelques foibles débris de ma fortune, jadis immense. Mes sœurs, instruites de mon arrivée ici et du nom que j'y ai pris, m'écrivent que dans quelques mois elles viendront consoler par leur présence l'infortuné Duportail.»

[5] Un jeune héros. J'ai compris fort aisément que Lovzinski me parloit du marquis de La Fayette.


Lovzinski resta comme abîmé dans ses réflexions douloureuses; enfin il me dit qu'il avoit mis en moi ses plus chères espérances; que le dessein de mon père étoit de me faire voyager l'année prochaine. J'interrompis M. Duportail pour l'assurer que je passerois quelques mois en Pologne, et que je ne négligerois rien pour me procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska.

Il étoit tard quand je quittai M. Duportail; cependant mon premier soin, en rentrant à l'hôtel, fut d'appeler M. Person. Il accepta avec reconnoissance la bague que j'avois achetée le matin, et, sans se faire beaucoup presser, il m'avoua que, la veille, il avoit instruit Adélaïde de l'étrange visite que Mme de B… m'avoit rendue chez moi. «J'avois remarqué ce joli cavalier, me dit-il; et vous devez vous souvenir que je me trouvai sur l'escalier quand M. Duportail nomma la marquise de B…» Je priai M. Person d'être à l'avenir plus réservé: il me quitta en me renouvelant les assurances de son désintéressement et de sa discrétion.

Rosambert avoit donc raison! Sophie m'aimoit! une indiscrétion de M. Person avoit fait tout le mal. Sophie jalouse!… Mais comment l'apaiser? Comment dissiper ses alarmes? Comment la voir?… J'aurois pu me dispenser de me mettre au lit; l'inquiétude chassa le sommeil: toute la nuit je m'occupai de mes peines, des peines de Sophie. Il faut avouer cependant que je songeai quelquefois au vicomte de Florville; mais la marquise étoit si malheureuse! les momens que je donnai à son souvenir furent si courts! les idées qu'il me fit naître furent si différentes!… On seroit bien sévère si l'on ne m'excusoit pas.

Je ne savois encore quel parti prendre, quand le jour parut. Mon conseiller arriva enfin pour me déterminer. «M. Person a fait la faute, me dit Rosambert, c'est à lui de la réparer. Faites une lettre pour Mlle de Pontis; que le cher gouverneur s'en charge, et la remette à Mlle de Faublas, qui ne manquera pas de la porter à son adresse.» J'écrivis[6]. M. Person, devenu le plus complaisant des hommes, accepta sans difficulté la commission délicate que je confiois à son zèle. Il la fit assez promptement; il m'apporta une réponse de ma jolie cousine.

[6] Le lecteur a peut-être cru que j'allois lui donner, par ordre de date, le journal de ma correspondance amoureuse. Qu'il se rassure: de toutes les lettres que nous nous sommes écrites, il ne verra que celles dont la lecture est absolument nécessaire pour l'intelligence des faits.

Elle étoit courte; elle fut bientôt lue… Rosambert, sautez de joie, baisez ces deux lignes; écoutez:

Vous dites que vous n'aimez pas la marquise; ah! si je pouvois en être sûre!

Dans l'excès de ma joie, je sautai au cou de M. Person. «Vous êtes content de cette réponse? me dit-il; eh bien, j'ai encore une nouvelle plus heureuse à vous apprendre.—Dites, mon cher gouverneur, dites vite.—Monsieur, mademoiselle votre sœur m'a d'abord demandé de vos nouvelles avec beaucoup d'intérêt. Elle a rougi quand je l'ai priée de remettre votre lettre à Mlle de Pontis: «Monsieur Person, vous direz à mon frère que depuis hier Sophie, désolée, m'a tout conté; vous lui direz que maintenant je connois mieux que lui la maladie de sa cousine, et même que j'ai lu la recette en question. Je ne suis plus étonnée que le baron se soit fâché!… Monsieur, attendez un moment, je vais porter la lettre… C'est peut-être pousser la complaisance bien loin; mais mon frère se chagrine, ma bonne amie souffre, je n'examine que cela.» Elle est revenue quelques momens après avec ce billet. En me le donnant, elle m'a demandé, d'un air embarrassé, si l'on ne vous verroit pas. Je lui ai objecté l'expresse défense du baron. Elle m'a observé, en rougissant beaucoup, que Mme Munich se levoit rarement avant dix heures; que le baron ne se levoit jamais plus tôt; et qu'enfin la porte du couvent s'ouvroit à huit heures précises. «Eh bien, Mademoiselle, lui ai-je dit, demain matin monsieur votre frère…» Elle m'a interrompu: «Oui, demain matin, qu'il n'y manque pas.»

Que la journée s'écoula lentement! quelle mortelle nuit la suivit! Cent fois je fus tenté d'arrêter mon horloge et d'avancer mes montres! Enfin j'entendis sonner l'heure tant désirée. Je volai au couvent: Adélaïde vint au parloir, Sophie l'accompagnoit.

«Ah! ma sœur! ah! Mademoiselle!» Je joignis leurs jolies mains, que je baisai tour à tour. Sophie, trop émue, fut obligée de s'asseoir. «Vous nous avez donné bien du chagrin!» me dit-elle; et je vis ses yeux se remplir de larmes. Comment exprimer la douceur de celles que je versai! «Vous souffrez? me dit Adélaïde.—Non, ma sœur; jamais un moment plus heureux…—Mais ceux que vous passez avec la marquise? interrompit Sophie en tremblant.—Ma jolie cousine, ma chère Sophie, croyez-vous que je puisse l'aimer?—Pourquoi donc la voyez-vous si souvent?—Je ne la verrai plus, je vous promets que je ne la verrai plus.—Ah! si vous me trompez!…—Pourquoi donc te tromperoit-il, ma bonne amie? Puisqu'il t'aime, il est clair qu'il ne peut pas aimer cette Mme de B…—Adélaïde, tu ne sais donc pas…?—Si fait, je sais ce que c'est que la jalousie, tu me l'as dit hier; mais c'est un sentiment qui fait du mal et qui n'est pas raisonnable. Pourquoi mon frère te diroit-il qu'il t'aime, s'il ne t'aimoit pas?—Et pourquoi le dit-il à la marquise?—Sophie, je vous jure que je vous adorai le premier jour que je vous vis; vous seule m'avez fait éprouver ce sentiment tendre et respectueux qu'inspirent l'innocence et la beauté, cet amour véritable dont il faut brûler pour Sophie. C'est vous, c'est vous seule qui m'avez fait sentir que j'avois un cœur, et je n'aimerai jamais que vous.—Si vous saviez combien j'ai de plaisir à vous croire!»

Sophie se pencha sur le sein d'Adélaïde qu'elle embrassa. «Comme ton frère te ressemble! lui dit-elle: il a tes yeux, ton teint, ta bouche, ton front!» Elle l'embrassa une seconde fois. «En vérité, répondit Adélaïde d'un petit ton boudeur, autrefois vous m'aimiez pour moi; maintenant je crois que vous ne m'aimez plus qu'à cause de lui… Voilà donc ce qu'on appelle de l'amour! J'avoue que, si je le trouvai triste hier, il me paroît aujourd'hui bien séduisant… Mon frère, quand est-ce que vous épouserez ma bonne amie?—Le baron prétend que je suis trop jeune; mais, si mademoiselle le permet…—Pourquoi donc m'appelez-vous mademoiselle? ne suis-je plus votre jolie cousine?—Ah! jolie, plus jolie que jamais! plus que jolie! Si vous le permettez, j'irai parler à M. de Pontis; je lui dirai que j'adore sa fille, que sa fille m'a choisi; je lui dirai qu'il me donne ma femme, qu'il m'unisse à Sophie.—Mon père n'est point à Paris… Des affaires de famille… Je vous conterai tout cela: mais il faut que je vous quitte.—Quoi! déjà?—Oui, il faut que je rentre avant que Mme Munich se réveille.—Demain, j'aurai donc le bonheur!…—Demain! tous les jours…—Non, cela ne se peut pas. Non, cela ne se peut pas, répéta Adélaïde, on s'en apercevroit… Mon frère, une fois par semaine.—Oh! mais, répliqua Sophie, tu sais bien comme Mme Munich dort quand elle a bu, et elle boit souvent.—Quoi! ma jolie cousine, votre gouvernante…—Aime le vin et les liqueurs fortes; c'est une Allemande.—Eh bien, en ce cas, je puis venir ici…—Dans trois ou quatre jours, interrompit encore ma sœur; plus souvent ce seroit nous exposer…» Sophie soupira. «Hélas! oui, dit-elle, si l'on alloit nous séparer!… Adieu, mon cher cousin. (Elle s'éloignoit; elle revint.) Ah! je vous en prie, n'allez pas chez la marquise.—N'y allez pas, mon frère, me dit aussi Adélaïde; n'y allez pas, entendez-vous? et, si elle vient chez vous, renvoyez-la.»

Lecteurs septuagénaires et goutteux, c'est à vous que je m'adresse. La vieillesse et ses infirmités n'ont pas toujours roidi vos jambes et glacé vos cœurs. Il fut un temps où vous eûtes aussi vos rendez-vous; alors vous partiez plus légers, plus prompts que les vents, et vous reveniez de même. Vous ne l'avez pas oublié sans doute, et par conséquent vous jugez que mon père dormoit encore quand je rentrai chez moi.

Je ne m'occupai le reste de la journée que de mon bonheur; la nuit suivante fut aussi courte que la dernière m'avoit paru longue. Les songes les plus doux embellirent mon paisible sommeil; ils me montrèrent ma Sophie; et, ce qu'on croira difficilement peut-être, ils ne me montrèrent qu'elle.


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