← Retour

Les amours du chevalier de Faublas, tome 5/5

16px
100%

LA
FIN DES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS

(SUITE)

Cependant le souvenir de Sophie me poursuivoit sans cesse, et mille regrets, dès que j'étois seul, venoient m'assaillir: j'avouerai néanmoins que le doux espoir d'embrasser bientôt mon Éléonore, et peut-être aussi, car le moyen de cacher à mes confians lecteurs la moitié de mes sentimens, peut-être aussi le vif désir de revoir la marquise, adoucissoient un peu mon infortune et contribuoient à me rendre des forces. Les fréquens messages de La Fleur et de Justine m'annonçoient assez que j'étois des deux côtés attendu avec une impatience presque égale; mais, hélas! si jamais vous avez senti combien les passions contrariées deviennent plus ardentes, plaignez l'amant de Mme de Lignolle et l'ami de Mme de B… M. de Belcour, touché des maux qu'il m'étoit permis d'avouer, mais insensible à mes peines secrètes, déploroit avec moi la perte de Sophie et fermoit l'oreille aux plaintes mal étouffées que m'arrachoit l'absence d'Éléonore. Malgré mes sollicitations indirectes, malgré les représentations de la baronne, mon père, cette fois inexorable, s'obstinoit à ne me laisser aucun moment de liberté. Il venoit le matin s'établir dans mon appartement, et m'accompagnoit le soir à la promenade. Ce fut ainsi que ma lente convalescence fut prolongée de huit mortels jours.

Le neuvième étoit le vendredi d'avant Pâques; une superbe matinée promettoit que le dernier jour de Longchamps seroit magnifique. Mme de Fonrose, qui vint dîner avec nous, proposa la promenade au bois de Boulogne. «Nous emmènerons le chevalier», dit-elle à mon père. Trop malheureux pour rechercher les plaisirs bruyans, j'allois m'en défendre; un regard de la baronne m'avertit qu'il falloit accepter, et, M. de Belcour nous ayant un instant quittés, Mme de Fonrose me fit cette confidence d'autant plus agréable qu'elle étoit moins prévue: «Elle y va parce qu'elle espère que vous y viendrez.—La comtesse?—Eh! qui donc? vous aimeriez peut-être mieux que ce fût la marquise?—Non, non. La comtesse! j'aurai le bonheur de la voir!—De la voir, c'est là tout ce que vous demandez?—Tout ce que je demande,… oui,… puisqu'il est impossible de…—De…! interrompit-elle en me contrefaisant; et s'il n'étoit pas impossible de…?—Je serois dans les cieux!…—Dans les cieux! répéta-t-elle encore en affectant le même ton que moi; eh bien, vous irez dans les cieux!… Mais, pour cela, convenons auparavant de ce que vous avez à faire sur la terre. D'abord, ne vous avisez pas de vous enfermer dans une sombre berline avec cette ennuyeuse Mme de Fonrose et cet importun baron de… Vous n'écoutez point?—Si fait, de toutes mes oreilles!—Je le crois: il tremble d'impatience. Il a l'air de vouloir dévorer mes paroles… Vous arriverez sur votre alezan. Quand vous aurez fait une centaine de caracoles à quelque distance du cabriolet où sera votre amie, quand la comtesse aura pu s'enivrer tout à son aise du plaisir de vous voir, avec une grâce infinie, manier votre joli cheval, le sien, qu'elle gouvernera plus mal, ou mieux, prendra tout à coup le mors aux dents. D'abord, sans vous ébranler, vous suivrez de l'œil la fugitive voiture; mais, un moment après, votre cheval aussi vous emportera,… d'un autre côté cependant, Monsieur.—D'un autre côté?—Oui. Mais rassurez-vous. Après de longs détours, au bout d'une heure,… d'une heure entière! au bout d'un siècle! l'animal, qui n'est pas du tout bête, apportera justement Faublas où l'attendra son Éléonore: devinez?—Chez elle, peut-être?—Quelle idée! est-ce bien vous qui me répondez ainsi?… Chez moi, jeune homme. Vous n'y trouverez que le suisse et mon Agathe, deux braves gens qui ne voient, ne disent et n'entendent que ce qu'il me plaît, des gens dont je vous réponds.—Chez vous! que de reconnoissance!…—Vraiment! dit-elle d'un ton presque sérieux, j'espère que vous vous comporterez comme des gens raisonnables. Si je croyois que vous fissiez seulement des enfantillages, je ne vous permettrois que l'entrée de mon salon. (Elle se mit à rire.) Mais je vous connois tous deux, vous emploierez votre temps… à des choses importantes… Vous ferez une, ou deux, ou trois charades… Que sais-je, moi, tout ce dont Faublas est capable! Tenez, voilà la clef de mon boudoir… Ah çà! mais, pourtant, n'allez pas déplacer tous les meubles. Mes femmes, que je n'ai point accoutumées à des déménagemens, ne sauroient que penser. Ma réputation… Je tiens beaucoup à ma réputation…»

M. de Belcour rentra; nous parlâmes encore de Longchamps: je témoignai la plus grande envie d'y paroître à cheval. Mon père observa que trop d'exercice pourroit m'être nuisible; mais il ne fit plus d'objection quand je lui représentai que la plus grande fatigue me seroit épargnée, s'il vouloit bien me donner une place dans sa voiture jusqu'au-dessus de la grille de Chaillot. Ce fut encore plus loin, ce fut à l'entrée du bois même que Jasmin alla m'attendre avec mon cheval. Le baron, à l'instant où je quittois son carrosse, reconnut la Porte-Maillot, et, comme s'il eût pressenti la rencontre hasardeuse que j'allois faire: «Voilà, dit-il avec un profond soupir, un endroit qui sera toujours présent à ma mémoire: j'y ai passé un des momens les plus pénibles et les plus doux de ma vie.»

Aussitôt je cherchai Mme de Lignolle, et je ne tardai pas à la rencontrer; et bientôt elle vit, avec une joie difficile à rendre, elle vit son amant passer auprès de sa voiture. Vous, jeunes gens, qui jouissez des triomphes de Faublas, préparez-lui vos plus grandes félicitations. Lui, qu'enivroit déjà le plaisir d'admirer la comtesse et d'être admiré d'elle, eut encore le bonheur d'entendre plusieurs personnes, en la regardant, s'écrier: «O la charmante petite femme!» S'ils m'avoient donné quelque attention, ceux qui lui faisoient ce compliment si doux à mon oreille, ils auroient pu remarquer que je les remerciois par un sourire, par un sourire orgueilleux qui sembloit leur répondre: «C'est mon Éléonore cependant! elle est à moi, cette femme que vous trouvez charmante!» et, sans m'en apercevoir, je répétois: «Charmante petite femme!… charmante!…» Il est bien pour elle, cet éloge! pour elle seule! Ses habits, sa voiture, ses gens, ne le partagent pas… Ses gens? Elle n'a qu'un domestique, le confident de nos amours, le discret La Fleur. Sa voiture? c'est tout uniment le petit cabriolet qui me l'amena dans la forêt de Compiègne. Ses habits? ils ne sont jamais ni recherchés ni riches, mais toujours frais et jolis. Elle est venue ici comme elle reste chez elle, parée surtout de ses attraits. Comme elle lui va bien, cette robe de linon, moins blanche que sa peau! que j'aime à lui voir, au lieu de diamans, ces fleurs, touchans symboles de son adolescence à peine commencée; ces violettes printanières et ce précoce bouton de rose qu'on diroit sans aucun art jetés dans sa chevelure! Ah! jusqu'au milieu des pompes du monde, que j'aime à reconnoître, dans les plus simples atours et dans le plus modeste équipage, la bienfaitrice de mille vassaux!

Mais, dans la longue et double file des voitures, où le hasard persécuteur lui avoit-il fait prendre une place? le superbe whisky dont elle est précédée, quelle déesse porte-t-il? quelle nymphe occupe le brillant phaéton qui vient immédiatement après la comtesse?

Je vais d'abord au magnifique char: une femme superbe y paroît dans tout le faste de sa parure, dans tout l'éclat de sa beauté. Sa première vue impose à tous le silence de l'admiration; les courtes exclamations de l'enthousiasme s'élèvent ensuite; puis succède un léger murmure, puis on entend chacun se répéter: «Oui, la voilà, c'est elle, c'est la marquise de B…!

Qui lui disputoit cependant les honneurs de Longchamps? la jolie femme du phaéton. Négligemment assise dans une conque lilas plaquée d'argent, elle manie avec abandon des guides si riches qu'on ne croit point que ses mains délicates puissent longtemps en soutenir le poids. Elle paroît, en se jouant, retenir quatre chevaux isabelles, à tous crins, superbement enharnachés, couverts de rubans et de fleurs, quatre fringans chevaux qui, relevant fièrement leurs têtes, de leurs pieds frappant la terre, et couvrant leurs mors d'écume, semblent s'indigner qu'une femme et un enfant[1] aient la témérité de les conduire. Tout le monde voit bien que la nymphe a moins de contenance que de manières, et moins de fraîcheur que d'éclat; mais personne ne sauroit dire s'il y a plus d'indécence dans son maintien que de friponnerie sur sa figure; s'il y a plus de richesse que d'élégance dans le luxe effréné de son équipage et de ses habits. Cependant, ô Madame de B…! cette femme maintenant chargée de panaches, de diamans et de broderies, promenée sur un char triomphal, environnée de jeunes seigneurs et poursuivie des joyeux applaudissemens de la multitude, pouvez-vous deviner que c'est la petite fille qui fut pendant un an votre servante? M. de Valbrun s'est donc ruiné?

[1] Le jockey, monté sur l'un des deux premiers chevaux.

Je passai plusieurs fois devant le whisky de Mme de B…: elle eut l'air de ne me pas voir, j'eus la discrétion de ne la pas saluer; mais, curieuse apparemment de savoir si j'étois là pour elle, la marquise promena de toutes parts ses regards inquiets. En se retournant, elle reconnut, dans son cabriolet modeste, Mme de Lignolle, qu'elle honora d'un gracieux sourire, et sur son char de triomphe Mme de Montdésir, qu'elle humilia d'un coup d'œil protecteur. Il y a tout lieu de penser que Mme de B…, si près de la comtesse dont elle connoissoit les jalouses vivacités, et non loin de Justine qui pouvoit se permettre quelques familiarités imprudentes, ne se crut pas en sûreté. Ce qui est du moins certain, c'est qu'à l'instant même elle sortit des rangs pour aller prendre la file un peu plus haut. Peut-être aussi fut-elle déterminée à cette espèce de fuite parce qu'elle aperçut de loin son mari qui sembloit piquer droit vers moi.

Mon premier mouvement fut de rebrousser chemin pour éviter le malencontreux cavalier; mais, par réflexion, craignant, sans doute assez mal à propos, qu'il ne me soupçonnât d'une lâcheté, je pris le parti de continuer ma route. Je crus même devoir ne plus aller qu'au petit pas et regarder fièrement l'ennemi qui s'approchoit. J'étois pourtant bien résolu, comme on le devine, à laisser passer M. de B…, s'il ne m'abordoit pas.

Il m'aborda. Je suis, Monsieur le chevalier, charmé du hasard…—N'achevez pas, Monsieur le marquis, je vous entends; mais que signifie ce mot hasard, je vous en prie? Il n'est pas, ce me semble, tout à fait impossible de me rencontrer dans le monde, et quiconque d'ailleurs a quelque chose de pressant à me dire est toujours sûr de me trouver chez moi.—Vraiment! je voulois y aller chez vous!—Qui a pu vous en empêcher?—Qui? ma femme.—Eh bien! Monsieur, vous croyez donc que madame la marquise a mal fait?—Pas trop mal, dans un sens. Elle avoit ses raisons…—Ses raisons?—Pour m'engager à ne pas vous faire ma visite; moi, j'avois les miennes pour désirer du moins de vous joindre quelque part, Monsieur le chevalier.—La rencontre est donc, comme vous disiez tout à l'heure, fort heureuse.—Oui, parce que je vais avoir avec vous une explication…—Ah! tout à l'heure si vous le voulez, Monsieur le marquis!—De tout mon cœur.—Sortons de la foule.—Sortons… Mais je vous demande bien pardon.—Et de quoi?»

En m'en allant, je crus ne pouvoir pas me dispenser de saluer Mme de Lignolle, et de tâcher de lui faire comprendre par mes signes que j'allois bientôt revenir.

«Vous regardez sans cesse de ce côté, reprit M. de B…; c'est apparemment cette jolie femme du phaéton qui vous occupe? Je vous dérange.—Ah! laissez donc la plaisanterie, Monsieur le marquis.—Je ne plaisante point!… Arrêtons-nous ici.—Ici! nous serons mal.—Pourquoi? personne ne nous entendra.—Mais tout le monde pourra nous voir!—Qu'importe?—Qu'importe!… Enfin, comme il vous plaira, Monsieur… Vous avez donc vos pistolets?—Mes pistolets?—Sans doute. Ni vous ni moi n'avons d'épée.—Eh! pourquoi donc faire des pistolets et des épées, Monsieur le chevalier?—Comment, pourquoi faire? Est-ce qu'il n'est pas question de nous battre?—Nous battre! au contraire, Monsieur. C'est que je me repens de m'être déjà battu avec vous.—Bon!—Je me repens de vous avoir fait une mauvaise querelle.—Ah!—D'avoir causé votre exil.—Ah! ah!—Et, par suite, votre emprisonnement.—Monsieur le marquis!… vous conviendrez que je ne pouvois pas deviner cela!—Voilà pourquoi je vous cherche depuis que vous êtes sorti de la Bastille.—En vérité, vous êtes trop bon!—Et, comme je vous l'ai dit, j'aurois même été chez vous, si ma femme…—Madame la marquise a très bien fait de vous le déconseiller; c'eût été pousser trop loin…—Je ne sais pas! Un galant homme ne sauroit trop vite et trop bien réparer une offense. Voilà mon avis, à moi. Tenez, vous en avez fait la fâcheuse expérience: je suis vif, je m'emporte sur un mot, je me fâche avant de m'expliquer; mais l'instant d'après je reviens et je conviens franchement de mes torts. Oh! tous mes amis vous le diront, je gagne à être connu, je suis dans le fond un bon diable.—Vous m'en voyez convaincu.—Bien! mais dites que vous me pardonnez.—Vous vous moquez!—Dites-le, je vous en prie.—Jamais! jamais je ne pourrai…—Vous ne me pardonnerez jamais?—Ce n'est pas cela que…—Écoutez-moi. Je vous ai avoué mes torts, je ne dois pas non plus vous dissimuler mes services: c'est moi qui vous ai fait sortir de la Bastille.—Vous, Monsieur le marquis?—Moi-même. Je me suis mis aux genoux de ma femme pour obtenir d'elle qu'elle sollicitât votre liberté.—Et vous avez pu l'y résoudre?—Vraiment ce n'a pas été sans peine! mais il faut lui rendre justice: ensuite, elle a pris cette affaire à cœur autant que moi. Elle a pressé le nouveau ministre avec une ardeur dont vous n'avez pas d'idée!—On dit qu'elle est bien avec le nouveau ministre?—Au mieux! ils s'enferment ensemble pendant des heures entières… C'est une femme de mérite que ma femme… Je la connoissois bien quand je l'ai épousée; sa figure promettoit beaucoup, et la marquise a tenu tout ce que promettoit sa figure… A propos, si vous désirez quelque emploi, quelque pension, quelque lettre de cachet…—Sensiblement obligé.—Vous n'avez qu'à parler! Mme de B… aura une conversation particulière avec…—Je vous rends mille grâces!—Pour en revenir à nous… Mais vous ne m'écoutez point?—Je regarde là-bas cette vieille dame!… N'est-ce pas la marquise d'Armincourt?—Je ne la connois pas.—Oui, c'est elle… Monsieur le marquis, ne tournons plus les yeux de ce côté-là.—J'entends, vous ne vous souciez pas d'être obligé d'aller faire votre cour à cette douairière?—Pas infiniment.—Pour en revenir à nous, je vous ai donc fait sortir de la Bastille; et puis n'avois-je pas eu déjà ce que je méritois? ne m'aviez-vous pas donné ce fier coup d'épée…?—Je ne me consolois pas d'y avoir été forcé, je vous assure.—Oh! c'étoit un maître coup d'épée, celui-là! savez-vous bien que j'en ai pensé mourir?—C'eût été pour moi, je vous en donne ma parole d'honneur, un éternel sujet de chagrin.—Vous ne m'en vouliez donc pas?—Pas du tout.—Comment, en ce cas-là, refusez-vous aujourd'hui de me pardonner?—Moi, je ne demande pas mieux.—Monsieur le chevalier, j'en suis ravi d'aise!—Et vous, Monsieur le marquis, vous me pardonnez donc aussi?—Si je vous pardonne! mais, de l'aveu de ma femme elle-même, vous n'avez eu dans toute cette affaire que de très légers torts avec moi… et avec elle,… mais très légers.»

Cette conversation, qui d'abord ne m'avoit paru que fâcheuse, m'amusoit maintenant et piquoit ma curiosité; mais je sentois que Mme de Lignolle, déjà très étonnée de mon départ, devoit attendre mon retour avec une mortelle impatience, et pourroit, s'il tardoit longtemps, faire une étourderie. «Monsieur le marquis, nous voilà d'accord, rentrons dans la foule.—Nous causerions ici plus à notre aise.—Nous serons tout aussi bien là-bas.—Je le disois bien que la jolie fille lui tenoit au cœur!» s'écria M. de B…

En effet, ce fut auprès de la demoiselle du phaéton que je le reconduisis; mais ce fut la dame du cabriolet qui s'attira tous mes regards, et je n'ai pas besoin de vous dire qu'elle parut enchantée de me revoir; cependant il m'étoit aisé de m'apercevoir que cet étranger dont elle me voyoit suivi l'inquiétoit. Mme de Montdésir aussi parut excessivement flattée du nouvel hommage que j'avois l'air de lui rendre en revenant une seconde fois grossir le nombre de ses adorateurs; mais, aussitôt qu'elle eut reconnu son ancien maître dans le cavalier qui m'accompagnoit, elle étouffa quelques éclats de rire, pour lui lancer, comme à moi, des coups d'œil très significatifs. Cependant le marquis, revenant à sa première idée, me disoit:

«Vous n'avez eu, par rapport à la marquise et par rapport à moi, que des torts très légers, de ces torts que tout autre jeune homme…—N'est-il pas vrai, Monsieur, qu'à ma place tout autre eût fait de même que moi?—Sans doute. Mais c'est M. de Rosambert qui, dans tout cela, s'est conduit on ne peut pas plus mal; aussi nous resterons brouillés jusqu'à la mort. M. Duportail a bien, de son côté, quelques petits reproches à se faire.—Vraiment! oui…—Vous en convenez donc?—Assurément.—Ce fatal jour que je vous rencontrai tous aux Tuileries, M. Duportail devoit conserver plus de présence d'esprit, me tirer à part, m'avertir que l'honneur et le repos de toute une famille l'obligeoient à ce mensonge… Pouvois-je deviner, moi?—Certainement non.—Mademoiselle votre sœur aussi n'auroit pas mal fait d'essayer de me glisser un mot à l'oreille; mais la jeune personne avoit peur, son père étoit là! Vous, Monsieur le chevalier…—Ah! moi…—Voyons! que voulez-vous dire?—Non, non, parlez.—Après vous.—Point du tout; Monsieur le marquis, je vous ai interrompu.—Cela ne fait rien! dites.—Dites vous-même.—Je vous en prie!—Je vous le demande en grâce.—Eh bien! vous, Monsieur le chevalier, vous ne me deviez aucune confidence. D'abord il ne vous convenoit pas de m'accuser les petits écarts de mademoiselle votre sœur… Ceci vous fait de la peine?… Oh! ne me croyez pas capable de causer! J'ai donné ma parole d'honneur… Et gardez-vous d'en vouloir à la marquise: je ne lui ai point surpris vos secrets d'abord! Ce n'est pas non plus pour le plaisir de parler qu'elle me les a confiés.—Je le crois, je crois madame la marquise incapable d'une maladresse ou d'une indiscrétion.—Incapable! c'est le mot… Les étourderies de mademoiselle votre sœur, une dangereuse plaisanterie que vous avoit conseillée M. de Rosambert, et le dernier mensonge de M. Duportail, avoient à mes yeux étrangement compromis la marquise. J'accusois ma femme… Oh! je lui en ai demandé cent fois pardon, et je me le reproche encore tous les jours… J'accusois ma femme,… la femme la plus sage! Si c'étoit seulement par principes, on pourroit s'en défier;… mais chez elle, ajouta-t-il très bas, la sagesse est solide; elle tient à un tempérament de glace: car, le croiriez-vous? c'est par pure complaisance que Mme de B… me donne de temps en temps une nuit, à moi qui suis son mari et qu'elle adore!… Je l'accusois cependant! Il a donc fallu que, pour se justifier, elle me contât vos petits chagrins de famille,… que je savois à peu près.—Enfin, Monsieur le marquis, ce qui me fait grand plaisir, c'est de vous entendre convenir que je ne devois pas vous avouer les écarts de Mlle Duportail.—Ne dites donc plus Duportail! vous voyez que je suis au fait!—De Mlle de Faublas, puisque vous le voulez.—Bon!… D'abord, vous ne le deviez pas; et puis, si vous aviez eu l'air de solliciter une explication, moi qui, dans ma colère, brûlois d'en venir aux mains, j'aurois été peut-être assez injuste pour vous soupçonner de manquer de courage. Or, un jeune homme ne sauroit soutenir avec trop de fermeté sa première affaire; et, dans celle-ci, je l'ai dit à la marquise, qui s'est vue forcée de le reconnoître, vous vous êtes en tout point montré comme le plus brave des hommes… Oui, vous êtes plein de cœur! et quiconque s'y connoît le voit dans votre physionomie… Oh! j'ai pour vous beaucoup d'estime, et ma femme aussi… Tenez, je vous engagerois à nous venir voir; mais le public est si bête! quand une fois il lui a plu de donner à telle femme tel amant, il n'en revient pas. Je trouve quantité de gens qui ne mettent que de la complaisance à ne me point contredire quand je leur affirme que je ne suis pas… Vous le leur protesteriez vous-même, qu'ils ne vous croiroient pas davantage! et cependant personne, excepté la marquise, ne le sait aussi bien que nous. Mais remarquez un peu l'extrême différence: à présent que je suis tranquille sur votre aventure, vous et cent mille autres jeunes gens plus aimables, s'il y en a, pourroient à la file se donner à tous les diables avant de me persuader qu'ils ont obtenu les faveurs de la marquise. Je vous ai déjà dit combien de raisons me font croire à la sagesse de Mme de B…; il y en a encore une qui me paroît, seule, aussi forte que toutes les autres ensemble: je m'avise quelquefois de me regarder au miroir, et je ne trouve pas dans ma physionomie un trait, un seul trait qui annonce que je puisse être… Que diable! M. de B… ne voit pas du tout qu'il ait la figure d'un sot! et M. de B… s'y connoît!… Ah çà! mais donnez-moi donc un peu d'attention. Depuis une heure il ne m'écoute que d'une oreille! Il a toujours les yeux tournés sur la jolie fille!… Il me semble aussi que, de temps en temps, elle vous regarde? En vérité, elle vous lorgne!—Point du tout, Monsieur le marquis, c'est vous qu'elle agace.—Oh! que non! vous êtes plus joli garçon que moi. Ce n'est pas qu'à votre âge je n'aie été fort bien; mais, dame! vous avez maintenant l'avantage de la première jeunesse… Pourtant, je crois que vous ne vous trompiez pas! je crois que j'ai ma part des œillades que lance la princesse!… Je vous avouerai franchement qu'elle commence à me tourmenter un peu. C'est pour moi du tout neuf au moins; il faut que cela soit très nouvellement sur le trottoir! Dites-moi son nom.—Son nom?… je l'ignore.—Et sa demeure?—Je ne la sais pas.—Mais pourtant vous la connoissez?—Ah! comme on connoît ces filles-là! de réminiscence!… Oui, je crois me rappeler que j'allois assez fréquemment souper dans une maison tierce où quelquefois, la trouvant sous ma main, je lui faisois faire sa partie; tenez, à peu près dans le même temps que j'avois cette fantaisie pour une certaine Justine, vous savez?—Oui! oui! une des femmes de la marquise, cette petite dévergondée, que vous veniez commodément caresser jusque dans mon hôtel. Oh! Monsieur le libertin, j'ai été trop bon chez ce commissaire!—Monsieur le marquis, vous direz tout ce qu'il vous plaira, je ne puis me persuader que cette beauté-là vous soit tout à fait inconnue. Faites-moi donc le plaisir de vous en approcher davantage et de la regarder comme il faut.—Ma foi, vous avez raison; j'ai vu quelque part ce visage chiffonné. Tout à l'heure nous parlions de Justine; cette petite fille en a un faux air.—Il me semble que la ressemblance est grande.—Grande? non.—Moi, je le trouve.—Oh! mais, vous, s'écria-t-il avec feu, vous n'êtes pas physionomiste!… Puisqu'il est question de ressemblance, savez-vous deux individus entre lesquels il y en a une frappante? Mademoiselle votre sœur et vous. Ah! parlez-moi de cela, par exemple! Le plus habile en peut être dupe! Moi, moi, qui suis le premier du royaume pour la science physionomique, je m'y suis mépris!… plusieurs fois!… plusieurs fois mépris! Il paroît que mademoiselle votre sœur aime beaucoup les plaisirs. Quand elle est fatiguée, pâle, exténuée, on s'aperçoit bien que ce n'est pas vous; mais, lorsqu'elle est dans ses jours de santé, le diable vous verroit l'un à côté de l'autre qu'il ne sauroit dire quelle est la fille et quel est le garçon! A propos, parlerez-vous à mademoiselle votre sœur de notre rencontre?—Si cela peut vous être agréable…—Oui, faites-moi le plaisir de lui dire que, malgré les fâcheux quiproquos auxquels son premier déguisement a donné lieu, je l'aime toujours de tout mon cœur; et, quoique monsieur votre père soit un peu vif, assurez-le de toute mon estime. Dites même à M. Duportail que je ne lui en veux pas beaucoup, pas…—Monsieur le connoisseur, voyez dans ce cabriolet qui précède le phaéton, voyez un peu cette jeune femme; voilà ce que c'est qu'une figure! voilà ce qu'on peut appeler une charmante petite personne! bien moins parée que l'autre, et bien plus jolie! et ça n'a pas l'air d'une fille…—Une femme comme il faut, parbleu! Je connois cette livrée. Au reste, ajouta-t-il en se rengorgeant, je suis bien aise de vous avertir que depuis longtemps aussi cette dame nous regarde; et beaucoup, et souvent!… Tenez! ne diroit-on pas qu'elle veut nous parler?»

Il est vrai que Mme de Lignolle perdoit patience, et tâchoit de me faire entendre par ses signes qu'il falloit enfin, à quelque prix que ce fût, me débarrasser de cet importun cavalier, pour la venir joindre incessamment au lieu du rendez-vous où, lassée d'attendre, elle alloit courir. Plusieurs fois, emportée par son impétuosité naturelle, la comtesse se montra tout entière hors de sa voiture. Cependant Mme de Montdésir, du haut de la sienne, put remarquer les impatiences d'une rivale; je ne crois pas qu'alors il lui fût possible de voir que c'étoit Mme de Lignolle qui lui enlevoit mon attention; mais sans doute elle le soupçonna. Ce fut pour s'en assurer qu'elle fit sur-le-champ donner à son jockey l'ordre un peu trop hardi de quitter son rang et d'essayer de couper le cabriolet. Il ne put le couper; mais durant quelques secondes il marcha tout auprès, sur la même ligne, et puis le devança de quelques pas. Justine, qui reconnut alors Mme de Lignolle, se permit de la saluer d'un air insolemment familier; elle osa même, en la regardant avec affectation, pousser d'impertinens éclats de rire. Je fus indigné! j'allois… Je ne sais pas tout ce que j'allois faire! La comtesse ne me laissa pas le temps de la compromettre en la vengeant. Trop vive pour endurer tranquillement un affront pareil, la comtesse aussitôt cria gare, poussa son cheval, d'un coup de fouet coupa le visage de Mme de Montdésir, et, du même temps, accrocha le léger phaéton si bien et si ferme qu'elle mit en pièces l'une de ses roues. Le char versa, l'idole fut culbutée; je craignis un moment qu'elle ne se brisât la face contre terre. Heureusement que, dans sa chute, Justine, par un mouvement machinal, jeta ses bras en avant, de sorte qu'aux dépens de plusieurs meurtrissures ses mains sauvèrent quelques contusions à son visage, déjà bien maltraité. Mais, par un accident qui devint comique, il arriva que les pieds de la nymphe restèrent, je ne sais comment, retenus en haut de son char: or, dans cette posture, rien ne put empêcher les jupes de retomber sur les épaules en découvrant une autre partie, et, le malin zéphyr ayant à propos soulevé la fine toile qui seule restoit alors sur la blanche peau, Mme de Montdésir fit voir… Respectons les bizarreries de la langue: il seroit grossier de nommer par son nom ce que Mme de Montdésir fit voir. Je dirai du moins ce qu'il m'est permis de dire: c'est que toute l'assemblée, trouvant ce nouvel Antinoüs[2] fort joli, applaudit à son apparition par de grands claquemens de mains.

[2] Si vous avez oublié ce passage de l'histoire de Rome, consultez-le: la chose en vaut la peine.

Quelques jeunes gens néanmoins coururent à la désolée personne; et moi-même, aussitôt calmé par le touchant spectacle de son infortune, je mis pied à terre pour l'aller secourir. «Attendez, me dit M. de B…, j'y vais avec vous: car je la plains, et, je vous le répète, j'ai vu cette figure-là quelque part.—Oh! pour celui-là, Monsieur le marquis, je ne le passerai pas à un physionomiste! vous êtes aussi trop bon d'appeler cela une figure! Au reste, que vous vous obstiniez ou non à soutenir que c'en est une, je vous déclare qu'elle est un peu de ma connoissance; et, quant à vous, je doute que vous l'ayez jamais vue.»

Lorsque je me trouvai près de Justine, on l'avoit déjà remise sur ses pieds. «Ah! s'écria-t-elle en me voyant, ah! Monsieur de Faublas, comme elle vient de m'équiper!» Je l'interrompis, je lui dis bien bas: «Ma chère enfant, tu n'as que ce que tu mérites, mais ne t'avise pas de nommer la comtesse, car, sur mon honneur, tu n'en serois pas quitte à si bon marché.—Ah! Monsieur de Faublas, vous croyez qu'elle a bien fait?» reprit Justine au désespoir.

Elle avoit plusieurs fois prononcé mon nom, plusieurs voix le répétèrent: aussitôt il circula dans l'assemblée, et vola de bouche en bouche. La foule qui environnoit Mme de Montdésir me pressa tout à coup, de manière qu'à peine le marquis et moi nous eûmes la liberté de remonter à cheval, et qu'il fallut aller au petit pas. Le nombre des curieux ne fit à chaque instant que s'accroître. Jeunes gens et vieillards, hommes et femmes, piétons et cavaliers, tout accourut, tout vint se jeter au-devant de moi; les voitures mêmes s'arrêtèrent. Aucun des héros de la patrie, d'Estaing, La Fayette et Suffren, et mille autres, au retour des plus glorieuses expéditions, ne virent autour d'eux, dans les promenades publiques, une affluence plus prodigieuse. Et pourtant ce n'est, ô de toutes les nations la plus légère, ce n'est qu'à Mlle Duportail que vous prodiguez tant d'honneurs!

Quel jeune homme assez maître de lui, quel jeune homme cependant eût repoussé le charme de ce triomphe? un moment j'en fus enivré; un moment je sentis quelque orgueil à la vue de tant de jeunes gens qui, renommés dans l'art de plaire et fameux par leurs amours, paroissoient proclamer en moi leur vainqueur. Les femmes, surtout les femmes! Ce fut avec transport que je me vis l'objet de leur attention! Le vif désir d'en être plus digne dut prêter à mon maintien plus de grâces, à ma figure plus d'expression. Et d'un regard plus doux je dus répondre à leurs caressans regards, qui sembloient me promettre à jamais d'heureux engagemens! Et, d'une oreille plus avide, je dus recueillir leurs enchanteurs éloges qui me décernoient sur tous le prix de la beauté!

Mais pardonne, ô mon Éléonore! pardonne une erreur: le vain prestige ne dura guère. Faublas pouvoit-il s'arrêter à Longchamps, pouvoit-il y rester longtemps, retenu par les illusions doublement trompeuses de l'amour-propre et de la coquetterie, quand l'amour, l'impatient amour, l'attendoit à Paris, pour des triomphes non moins flatteurs et de plus solides jouissances?

«Monsieur le marquis, si nous tâchions de nous débarrasser de la foule?—J'y consens, me répondit-il; mais dites-moi donc comment il se fait que vous soyez connu de tant de monde?—Vous savez ce que c'est que ce pays-ci! Tout ce qui n'est pas absolument ordinaire y fait du bruit, et vous donne pendant vingt-quatre heures une espèce de réputation: notre combat, mon exil, ma prison.» Il m'interrompit: «Me suis-je trompé? n'est-ce pas mon nom…?—Oui, c'est votre nom qui vient de retentir à mes oreilles; et, tenez, voilà que deux cents personnes le crient.—Deux mille! répondit-il avec une grande joie; mais, pour moi, cela ne m'étonne pas, je suis très répandu.—Le bruit va toujours croissant. Bon Dieu! quel tintamarre!—C'est que tous ces gens-là sont bien aises de nous voir ensemble! Oui, je vois sur leurs physionomies qu'ils sont bien aises. C'est une chose charmante pour eux d'être sûrs que nous voilà réconciliés. En effet, c'étoit bien dommage que les deux hommes de France les plus…—Monsieur le marquis, je crois, comme vous le dites, qu'ils sont bien aises; mais dépêchons-nous d'échapper à leurs applaudissemens.»

Ils étoient bien aises, car ils rioient de toutes leurs forces; et c'étoit visiblement à M. de B… que s'adressoient leurs applaudissemens maintenant dérisoires. Le marquis cependant paroissoit plus joyeux de leurs gaietés que je n'avois été fier de leurs hommages. Ce fut bien malgré moi, mais au grand contentement de mon compagnon illustre, qu'il fallut suivre les flots de cette multitude jusqu'à l'extrémité de la file. Là, je parvins, non sans beaucoup de peine, à m'ouvrir un passage dans les rangs un peu moins serrés de nos admirateurs. Là, je fis mes adieux à M. de B…, qui, ne les voulant pas encore recevoir, suivit mon cheval de toute la vitesse du sien. D'autres cavaliers aussi se mirent à galoper sur ses traces; mais ce n'étoit point à lui qu'ils en vouloient, puisque, l'ayant passé bientôt, ils ne ralentirent pas la rapidité de leur course. Je conservai quelque temps l'espérance de leur échapper par la fuite; mais, comme, après de longs et inutiles détours, je me vis sur le point d'être atteint, il me parut nécessaire d'essayer des moyens peut-être plus puissans pour écarter ces indiscrets persécuteurs.

Je me retournai sur eux, c'étoient des pages, j'en comptai huit: «Messieurs, que puis-je faire pour votre service?—Nous permettre de vous voir et de vous embrasser, me fut-il aussitôt répondu.—Messieurs, vous êtes bien jeunes, mais pourtant vous devez être raisonnables. Pourquoi donc, je vous prie, hasarder avec un galant homme une mauvaise plaisanterie qui peut avoir des suites fâcheuses?—Ce n'est point une plaisanterie, répliqua l'étourdi qui s'étoit chargé de porter la parole, nous serions désolés de vous offenser; mais, en vérité, nous mourons d'envie d'embrasser Mlle Duportail.—Non, dit un autre plus avisé, pas Mlle Duportail, mais le généreux vainqueur du marquis de B…»

Tandis qu'ils me parloient, je promenois sur la campagne des regards inquiets; je l'entrevoyois déjà ce fâcheux marquis! il s'approchoit à vue d'œil, et je tremblois pour mon rendez-vous. «Messieurs, je ne connois pas Mlle Duportail; mais, tenez, le temps me presse, finissons: s'il faut absolument que Faublas soit à la ronde embrassé, j'y consens, à condition cependant que vous allez attendre, arrêter et retenir sous quelque prétexte, pendant plusieurs minutes, ce cavalier que vous pouvez apercevoir d'ici. Vous me rendriez même un plus grand service si, pour plus de sûreté, vous vouliez l'engager à reprendre avec vous le chemin de Longchamps.»

Comme je parlois encore, un homme assez mal vêtu, que d'abord j'avois pris pour le laquais de l'un de ces jeunes gens, s'approcha de moi d'un air mystérieux. Alors, malgré le chapeau rabattu qu'il tenoit enfoncé sur ses yeux, je reconnus M. Després, le cher docteur de Luxembourg. Il me dit bien bas: «Je ne veux pas vous embrasser, moi; mais j'accours pour vous annoncer que Mme de Montdésir vous prie instamment de passer un instant chez elle.—Mme de Montdésir!… oui, oui, je comprends!… Mon cher, dites que j'en suis au désespoir, mais qu'il m'est absolument impossible de me rendre à son invitation avant deux bonnes heures.»

Cependant mes écervelés de pages tous ensemble me promirent d'arrêter et de remmener avec eux l'importun cavalier, qui n'étoit plus qu'à très peu de distance. Ils me le promirent, ils m'embrassèrent, ils me virent avec regret m'éloigner le plus vite possible.

Il étoit temps que j'arrivasse, Mme de Lignolle trouvoit les momens bien longs. Dès qu'elle me vit, elle m'accabla de reproches. «Mon amie, que vous êtes injuste! est-ce ma faute si cette femme a l'audace…?—Oui! c'est votre faute. Pourquoi connoissez-vous de pareilles créatures? Pourquoi m'avez-vous fait pour cette Mme de Montdésir une infidélité?—Bon! vous allez rappeler une querelle oubliée!—Oubliée? jamais! De ma vie je n'oublierai que j'ai sottement baisé la main de cette impertinente,… qui ose aujourd'hui se prévaloir…—Vous venez de l'en punir. Vous l'avez défigurée.—J'aurois dû la tuer!—Peu s'en est fallu. Elle est tombée du haut en bas de sa voiture brisée…—Du haut en bas! s'écria la comtesse avec beaucoup d'inquiétude. Mon Dieu! je l'ai peut-être dangereusement blessée?—Non; mais…»

Ici, pour calmer tout à fait Mme de Lignolle, je me hâtai de lui raconter la déconvenue de Justine; et je vous laisse à penser combien mon récit rapide, mais fidèle, amusa la comtesse, vive dans ses gaietés comme dans ses fureurs. Je craignois qu'à force de rire elle ne suffoquât. Je la serrai dans mes bras, croyant que l'heure du raccommodement étoit venue. Je me trompois: la cruelle Éléonore repoussa son amant. «Vous serez toujours, me dit-elle en reprenant sa colère, toujours le plus ingrat des hommes!… Depuis un siècle je péris d'amour et d'impatience; cependant c'est à moi qu'il laisse le soin d'inventer quelque moyen de nous réunir!—Mon amie, c'est inutilement que j'en ai tenté plusieurs.—Enfin je trouve un expédient favorable, je vole à ce Longchamps qui m'ennuie, j'y vole pour voir Faublas, uniquement pour le voir! il y vient en effet, mais afin d'avoir l'occasion de faire en même temps sa cour à mes deux rivales!—Éléonore, je te jure que non.—Et, pour comble de perfidie, le barbare! il arrange tout cela de manière que moi, dont la jalousie déchire le cœur, je me trouve justement placée entre mes deux mortelles ennemies!—Quoi! vous prétendez que c'est encore ma faute?—Oui, tâchez, menteur que vous êtes, tâchez de me persuader que c'est le hasard qui a voulu que la voiture de Mme de B… précédât la mienne.—Éléonore, je t'en donne ma parole d'honneur.—Elle a bien fait de s'en aller cette Mme de B…! vous avez bien fait de ne la pas suivre! je venois de l'entrevoir! Un moment plus tard je vous donnois à tous deux une leçon dont vous vous seriez souvenus!—Mon amie, si pourtant j'y étois venu pour elle, ne l'aurois-je pas suivie?»

Elle réfléchit un instant, et puis aussitôt elle m'embrassa; mais tout d'un coup: «Non, non! s'écria-t-elle, je ne suis pas encore convaincue! C'est donc parce qu'il vous a fallu nécessairement secourir Mme de Montdésir que vous me faites attendre ici depuis près d'une demi-heure?—Non, mon amie; j'ai été longtemps retenu par cet importun cavalier…—Qui vous parloit avec tant de feu, et que vous paroissiez entendre avec tant de plaisir?—De plaisir? non.—Que vous disoit-il donc de si beau, ce monsieur?—Il m'entretenoit de ma sœur.—Il la connoît?—Oui, c'est un parent…—Un parent?… mais cette fois je vous crois… parce que je l'ai bien examiné pour m'assurer si ce n'étoit pas encore quelque femme déguisée. Oh! vous ne m'attraperez plus, j'y prendrai garde, allez!—A propos, mon amie, dis-moi, n'as-tu pas vu ta tante à Longchamps?—Non, je ne voyois que toi; mais vous, Monsieur, vous avez pu faire attention à tous ceux qui vous entouroient.—J'ai fait attention à la marquise, parce qu'il m'a semblé qu'elle me regardoit.—Heureusement pour nous, dit la comtesse, elle n'a pas ses yeux de quinze ans.—Éléonore, si pourtant elle m'avoit reconnu?—Oh! que non, s'écria-t-elle… Faublas, ce seroit un grand malheur;… mais… mais il faut espérer que non.»

Déjà la comtesse me parloit d'un ton plus doux, et je l'eus bientôt persuadée de toute mon innocence. Alors elle parut avec transport m'entendre lui répéter cent fois les protestations d'un fidèle amour; mais je fus non moins affligé que surpris quand je vis qu'elle en refusoit les preuves. «Non! non! disoit-elle d'un ton absolu… Tu pleures, mon ami! Pourquoi donc?—Parce que vous ne m'aimez plus comme autrefois!—Davantage, Monsieur!—Autrefois jamais un refus…—Oui, lorsque vous n'étiez pas malade!… Tu pleures?… voyez donc, qu'il est enfant!»

Et ma très raisonnable maîtresse me fit mettre à ses genoux pour essuyer et baiser mes larmes.

«Faublas, il ne faut pas pleurer, tu me fais de la peine… Écoutez donc, mon ami; je me souviens du jour que dans mes bras vous avez perdu connoissance; votre maladie vous a encore bien fatigué depuis, ta convalescence ne fait que commencer: veux-tu mourir? Dame! vois, je mourrois aussi… Là, vraiment, ne seroit-ce pas dommage? tous deux si jeunes et nous aimant si bien! Ah! je t'en prie, Faublas, ne mourons que le plus tard que nous pourrons, afin de nous adorer le plus longtemps possible. Vous riez, Monsieur? est-ce que j'ai l'air risible, quand je parle raison?… Eh bien! voilà que déjà vous recommencez! tout ce que je dis et rien, c'est donc la même chose?… Finis, Faublas; finis, mon ami… Laissez-moi, Monsieur! laissez-moi. Je me fâcherai!… Dame! écoutez donc! mettez-y de votre côté un peu de courage!… Faublas, mon cher Faublas! ajouta-t-elle avec abandon, après m'avoir donné le baiser le plus tendre, ce n'est déjà pas pour moi une chose si facile que de résister à mes désirs: s'il faut en même temps triompher des tiens, je ne réponds pas d'en avoir la force.»

C'étoit avec raison qu'elle se défioit d'elle-même, mon adorable Éléonore, puisque, après quelques momens d'un voluptueux silence, elle me dit avec des soupirs entrecoupés et d'une voix tremblante: «Tu vois bien, mon ami, tu vois bien ce qui vient d'arriver? eh bien, en venant ici j'avois juré que cela ne seroit pas»; et tout de suite elle jura que du moins cela ne seroit plus. Or, comme je publie sa défaite, il faut avouer ses victoires: malgré mes efforts à chaque instant renouvelés, je ne pus une seconde fois obtenir de ma délicate maîtresse qu'elle oubliât ses chastes résolutions.

«Ma charmante amie, les heures fortunées s'écoulent bien vite! il faut déjà nous séparer.—Déjà!—Si j'arrivois trop tard, il me deviendroit impossible de faire à M. de Belcour une fable un peu vraisemblable; mon esclavage…—Un moment! s'écria-t-elle, les larmes aux yeux; un moment encore! Faublas, nous nous quittons pour trois jours!—Pour trois jours?—Demain je vais au Gâtinois…—Au Gâtinois sans moi, pourquoi donc faire?—Hélas! sans toi. C'est ton père… Ton père me fera mourir de chagrin!… Cette fête, qu'elle sera triste! et, quand il m'étoit permis de croire que mon amant l'embelliroit de sa présence, je m'en faisois une idée si charmante!—Éléonore, tes pleurs me font un plaisir trop douloureux. Sèche tes pleurs, attends… que ma bouche…! Dis-moi, ma belle amie, dis, quelle est cette fête?—Être au milieu de mille gens indifférens, et ne pas rencontrer ce qu'on aime! se voir environnée de monde, quand on voudroit gémir dans un désert!—Dis-moi donc quelle est cette fête.—Tous les ans, au jour de Pâques,… tous les ans, depuis que j'existe,… la rosière a reçu de mes mains… L'année dernière j'ignorois encore ce que je faisois: je le sais maintenant! je le sais!… Du moins je flattois ma foiblesse de cette espérance que mon amant seroit là pour me consoler, pour me soutenir, si je venois à songer avec quelque frayeur que moi, qui couronne la sagesse, je ne suis pas sage… Hélas! je le dirai toujours: ce n'est point ma faute! je ne cesserai de le répéter: pourquoi m'ont-ils donné ce M. de Lignolle?… Ce que je dis là te fait de la peine, Faublas?… Va, rassure-toi: je n'ai pas de remords! pas même de regrets… Quelquefois seulement, depuis que ton père m'a fait de grands discours,… je me surprends réfléchissant sur les dangers sans nombre… Va, rassure-toi: tant que tu m'aimeras, ne crains pas que je t'abandonne! et, quand tu ne m'aimeras plus,… quand tu ne m'aimeras plus, je trouverai dans mon désespoir ma dernière ressource. Rassure-toi… Tu pleures! Tiens, mon ami, viens, viens m'embrasser; viens, que nos larmes se confondent! Demain je pars, dimanche la triste fête a lieu; le lundi, de très bonne heure, tout le monde revient. Je ramène, avec ma tante, Mme de Fonrose qui nous aime tant; Mme de Fonrose et moi nous concertons quelque heureux stratagème qui puisse te rendre à ton Éléonore dans la soirée même du lundi.»

Quoiqu'il fût déjà tard, quoique la marquise m'attendît, quoique mon père dût s'impatienter de ma longue absence, je répétai cent fois mes adieux à Mme de Lignolle avant de la pouvoir quitter.

Enfin pourtant nous trouvâmes assez de force pour nous séparer, et je courus chez Justine joindre Mme de B…


Chargement de la publicité...