Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 5
Le combat dura plusieurs minutes, au bout desquelles la fatale tache de sang se montra sur la poitrine du jeune homme, juste à la même place que les deux autres.
Le foulard des Indes joua son rôle, et Vincent, la tête basse, se retira auprès d'Étienne et de Roger.
—A votre tour, M. de Pontalès! répéta le nabab.
Pontalès s'avança, suivi de ses deux témoins.
Tandis qu'il ôtait son habit sans faire de nouvelles objections, Montalt le considérait, et son visage prenait une expression de tristesse.
—Vous êtes jeune, dit-il enfin, et peut-être êtes-vous un homme de cœur... Il est temps encore de vous retirer, M. de Pontalès... Mais si vous vous mettez là, devant moi, je vous préviens que mon épée ne s'arrêtera point en touchant votre poitrine... J'avais peut-être mes raisons pour épargner ces trois enfants... et peut-être en ai-je au contraire pour ne point vous épargner, vous!
Il n'y avait plus ni raillerie ni fanfaronnade dans ses paroles.
—Vous êtes habile, monsieur..., répondit Pontalès; on fera ce qu'on pourra.
Dès les premières passes, il prouva que lui-même était singulièrement expert en fait d'escrime. Mais, au-devant de la poitrine nue de Montalt, il y avait comme un mur d'acier...
Ce n'était plus le même homme. Toute nonchalance avait disparu de sa pose. Ses yeux avaient un rayonnement sombre, et des rides se creusaient entre ses sourcils froncés.
Il rompit tout à coup, en un certain moment, et appuya la pointe de son épée contre le sol.
—Écoutez!... murmura-t-il de manière à n'être entendu que de Pontalès, ma tête s'échauffe... Je vous l'ai dit hier: vous avez le visage de votre père... et je vais oublier que vous ne m'avez jamais fait de mal!
—Ah! s'écria Pontalès emporté lui-même par la chaleur du combat, vous ne riez plus, milord... Si vous êtes las, on vous donnera trêve...
—Vous l'aurez voulu!... dit Montalt dont les yeux lancèrent un éclair. Je ne vois plus en vous que le fils de votre père, monsieur... et je me venge!
Les deux épées grincèrent en se touchant de nouveau; Pontalès tomba percé à la même place que les trois autres.
Mais, cette fois, le foulard des Indes essuya quatre pouces de fer sanglant.
Le nabab croisa ses bras sur sa poitrine, et sa tête se pencha.
Les témoins de Pontalès l'emportaient, à bras, vers sa voiture.
Étienne, Roger et Vincent s'éloignaient déjà de la place du quadruple duel, lorsqu'un bruit de pas se fit dans le fourré.
On n'avait point entendu de voiture rouler sur le sable de l'allée.
Les trois jeunes gens poussèrent ensemble un cri de surprise.
—Mon père!... dit Vincent.
—M. Jean!... ajoutèrent Étienne et Roger.
Montalt tressaillit légèrement, mais ses traits ne trahirent aucune émotion.
Seulement sa paupière se releva comme malgré lui, et son regard glissa sur les trois jeunes gens, parce qu'il se disait:
—Son fils!... et ceux-ci le connaissent? Qui sont donc Cyprienne et Diane?...
Le vieux Jean de Penhoël venait d'entrer dans la clairière. Il arrivait juste à l'heure, bien qu'il fût venu à pied depuis la rue Sainte-Marguerite, où il avait passé la nuit, tout seul, dans le pauvre grenier, abandonné par Madame et par René.
Sa tête nue ruisselait de sueur. Il portait, comme toujours, ses sabots emplis de paille et sa veste de futaine grise, sur laquelle brillait, ce matin, sa croix de Saint-Louis.
—Si je suis en retard, dit-il en se hâtant vers le centre de la clairière, excusez-moi... je viens de loin, et je n'ai plus mes jambes de quinze ans.
En arrivant sur le lieu du combat, il reconnut à la fois les trois jeunes gens que ses yeux, affaiblis par l'âge, n'avaient point distingués d'abord.
Ceux-ci parlaient tout bas et semblaient se consulter.
L'oncle Jean s'avança vers eux et leur tendit la main tour à tour.
—Bonjour, Vincent, mon fils..., dit-il; tu m'apprendras tantôt pourquoi tu as laissé le service du roi où je t'avais mis... En attendant, sois le bienvenu, et puisses-tu être plus heureux que nous!... Bonjour, Roger!... Bonjour, Étienne!... Je me disais tout le long du chemin: «Je ne trouverai pas dans ce Paris un seul ami pour m'assister...» Je me trompais, ma foi!... Milord Montalt, ajouta-t-il en se tournant vers le nabab, j'ai des témoins à revendre, comme vous voyez... Et vous n'aurez à me prêter qu'une épée.
Il disait tout cela de sa voix douce et bonne, mais l'expression de ses traits n'avait plus cette humilité que nous lui avons vue. Il redressait la tête; ses grands yeux bleus brillaient, et son regard avait une belle fierté. Les trois jeunes gens regardaient avec respect et tristesse ce noble front de vieillard avec sa couronne de cheveux blancs comme la neige.
Montalt aussi le regardait, mais c'était à la dérobée; il détournait les yeux et affectait de ne rien voir. Sa figure, où ne se montrait nulle fatigue, peignait un mépris dur et froid.
Il ne parlait point, et semblait attendre.
L'oncle Jean vint se placer en face de lui.
—Donnez une arme à monsieur, dit Montalt en s'adressant à son majordome.
L'oncle Jean se baissait déjà pour ramasser l'épée.
—Oh! oh!... fit-il avec surprise; il y a sur la terre des gouttes de sang... Est-ce que je ne suis pas le premier?
Les trois jeunes gens, qui étaient restés jusqu'alors indécis et sombres, s'ébranlèrent à la fois. Vincent se mit entre son père et le nabab.
—Milord, dit-il à voix basse, ce combat est impossible!
—Vous êtes le cinquième, M. Jean..., murmurait pendant cela Étienne; moi d'abord... Roger ensuite... votre fils après... enfin M. Alain de Pontalès que ses témoins emportent mourant... Nous avons été tous vaincus, ici, à cette même place.
Les yeux bleus de l'oncle Jean brillèrent davantage.
—Il est donc bien fort?... dit-il en faisant plier sa lame.
—C'est un démon..., répliqua Roger; contre lui l'adresse et le sang-froid ne servent à rien... On dirait qu'il possède un charme.
—Morbleu! voilà qui est bon à savoir!... s'écria l'oncle Jean dont le visage s'animait; rangez-vous, mes enfants! nous avons bonne cause et bon bras... Dieu est juste... rangez-vous!
Les deux jeunes gens ne bougeaient pas.
—Je ne sais pas si votre querelle est semblable à la mienne, reprit le vieillard en les écartant d'autorité; dans un quart d'heure, nous pourrons causer de cela.
Entre lui et son adversaire, il ne restait plus que Vincent, qui parlait bas au nabab avec vivacité.
Montalt détournait la tête et ne répondait point.
—Range-toi, Vincent, reprit le vieux Penhoël; je ne te dis pas de te retirer, parce que tu es soldat et fils de soldat; mais pas de faiblesse, enfant!... Nous sommes ici pour l'honneur de Penhoël.
Vincent hésitait encore; un geste impérieux du vieillard le fit reculer de quelques pas.
—Mon père! murmura-t-il pourtant, je vous en supplie...
—Silence!... interrompit l'oncle en sabots; tu vois bien que milord nous attend!
Montalt consultait en effet sa montre.
—Nous avons perdu cinq minutes, dit-il.
—Nous allons les regagner!... s'écria l'oncle Jean qui jeta ses gros sabots et mit ses pieds nus sur le gazon.
Il avait dépouillé sa veste de paysan et montrait maintenant le chanvre gris de sa chemise.
Étienne, la pâleur sur le front, disait à Roger:
—Te souviens-tu?... Milord a dit que sa vengeance la plus terrible tomberait sur le cinquième... et c'est Jean de Penhoël qui est le cinquième!
Roger courba le front sans répondre.
Tous deux avaient le même désir que Vincent: mettre obstacle à ce duel inégal; mais il y avait, à ce moment, sur le visage du vieux Penhoël une résolution si grave et si fière que leurs volontés dominées se taisaient.
Le vieillard prit place à l'endroit même où ses quatre devanciers avaient combattu. Il examina soigneusement la garde de l'épée et l'angle de la monture.
Puis il fit le salut des armes, suivant la rigueur des anciennes coutumes.
Sa haute taille se développait robuste et hautaine.
Quatre hommes forts et jeunes avaient passé par là, et pourtant on pouvait pressentir que, cette fois seulement, Montalt allait trouver à qui parler.
Il rendit le salut et donna son épée.
—A vous!... dit l'oncle Jean.
—A vous!... répliqua Montalt.
Le pied nu de l'oncle Jean frappa deux brusques appels, et son épée, manœuvrant avec une rapidité prestigieuse, chercha le défaut de cette impénétrable cuirasse qui était au-devant de la poitrine du nabab.
Il n'était plus temps d'en prendre à son aise. Montalt avait maintenant l'œil au guet, le jarret tendu, la main leste. On voyait qu'il dépensait toute sa vigueur et toute son adresse pour parer les coups précipités que lui portait le vieillard.
Il fut obligé de rompre par trois fois.
Étienne, Vincent et Roger suivaient l'attaque d'un œil avide. Ils ne respiraient plus.
Nehemiah Jones, roide comme un piquet et portant sur son grave visage la tranquillité la plus heureuse, représentait bien dignement le flegme britannique au milieu de toutes ces émotions.
Le combat se poursuivait depuis cinq minutes, pour le moins, sans désemparer, et les minutes sont longues pour ceux qui voient deux hommes l'épée à la main! L'oncle Jean avait gagné du terrain, mais on voyait de larges gouttes de sueur rouler sur sa joue enflammée, et son souffle sortait maintenant pénible de sa poitrine.
Le nabab, au contraire, gardait toujours la dureté froide et calme de sa physionomie; sa respiration était égale comme au premier instant. Il parait avec une précision mathématique, et ne ripostait point.
L'oncle Jean, qui avait tenté en vain tous les coups d'armes, passa brusquement l'épée dans la main gauche, et se fendit sur un dégagé terrible.
Montalt para sur place, jetant de côté la pointe de l'arme, qui était à une ligne de sa poitrine.
Puis il se mit d'un bond hors de portée.
—M. Jean de Penhoël, dit-il froidement, ceci est le côté du cœur... reprenez haleine.
Le vieillard s'arrêta; sa poitrine battait, révoltée.
—Je croyais qu'il n'y avait qu'un homme au monde, murmura-t-il, pour soutenir un assaut comme celui-là!
Derrière cette rudesse que Montalt retenait de force sur son visage, il y eut comme un vague sourire.
Et, depuis le commencement du combat, ceux qui eussent pu l'observer de près auraient découvert, sous son masque de dureté impitoyable, une émotion cachée.
Mais si cette émotion existait réellement, il la refoulait avec toute l'énergie de sa forte nature. Une pensée de vengeance était en lui, comme il l'avait dit; il s'y cramponnait obstinément. Cette vengeance inattendue devait être terrible...
Les trois jeunes gens tournaient vers lui leurs regards suppliants. Il ne voulait point les voir.
Jean de Penhoël avait piqué son épée en terre.
Ses yeux étaient fixés sur le nabab, et une étrange hésitation semblait envahir son visage.
—Je ne sais pas si ma pauvre tête se perd..., murmura-t-il; Vincent, toi qui as de bons yeux, regarde donc... mais tu étais un tout petit enfant lorsqu'il nous quitta... Mon Dieu! mon Dieu! est-ce que je rêve?
Sa voix tremblait. Il fit un pas en avant.
Le nabab semblait ne point entendre.
—Laissez-moi vous regarder, monsieur... reprit le vieillard dont l'émotion allait croissant; vous me tourniez le dos hier quand je vous ai provoqué... et mes yeux sont trop faibles désormais pour distinguer comme il faut le visage d'un homme à la longueur de deux épées...
Il était tout près de Montalt, qui baissait les yeux en fronçant le sourcil.
—Oh!... fit le vieillard d'une voix brisée, il y a vingt ans de cela, et je me trompe peut-être!... Regardez-moi, monsieur... Ne me reconnaissez-vous pas?
—Non..., répondit Montalt.
L'oncle Jean se couvrit le visage de ses mains.
—Non? répéta-t-il; oh! c'est que je me trompe alors... car Louis de Penhoël n'aurait pas renié le vieil ami de son père!...
La figure de Montalt resta impassible et froide, mais sa main serra convulsivement la garde de son épée.
—Allons!... dit-il durement, vous devez être reposé...
L'oncle Jean courba la tête, et regagna sa place.
Les trois jeunes gens, qui n'avaient point entendu ces dernières paroles, ne comprenaient rien à cette scène.
Ils avaient espéré un instant sans savoir pourquoi, et leur espérance s'en allait...
Jean de Penhoël, avant de reprendre son épée, tira de sa poche son mouchoir de grosse toile pour essuyer ses yeux, qui étaient inondés de larmes.
—Je vous demande une minute encore..., monsieur, dit-il, car il faut voir clair pour se défendre contre vous... Les vieillards sont comme les enfants; ils pleurent... Oh!... Dieu aurait dû m'épargner cette espérance trompée!... c'était mon fils!... Je ne sais pas si j'aime mon pauvre Vincent autant que je l'aimais!...
Les sourcils du nabab se froncèrent davantage. Un rouge vif remplaça, pour un instant, la pâleur de sa joue.
—Allons!... répéta-t-il d'une voix changée.
L'oncle Jean reprit son arme.
—Et lui aussi!... dit-il encore; il m'aimait... Oh! le noble enfant! le cher cœur!... que Dieu le protége!
Il se remit en garde.
Mais nulle épée ne choqua la sienne.
Les trois jeunes gens avaient poussé ensemble un cri de stupeur.
Le combat le plus terrible qu'avait soutenu ce matin Berry Montalt était contre lui-même, et son cœur l'avait vaincu...
Il était là, devant le vieil oncle Jean, les bras tout grands ouverts, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues.
—Mon vieil ami!... balbutia-t-il, mon vieux père!...
Jean de Penhoël se laissa tomber sur sa poitrine, et Montalt baisa ses cheveux blancs.
XXV
LA PETITE SERRURE.
Ce matin, le nabab avait quitté l'hôtel un peu avant le jour.
Au moment où sa voiture partait, un homme qui était en observation devant la porte cochère fit le tour des jardins en courant, et gagna la ruelle située sur les derrières de l'hôtel.
La nuit était encore assez noire.
—Êtes-vous là? murmura-t-il.
Deux hommes sortirent d'un enfoncement de la muraille.
C'étaient MM. le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra, en costume d'aventures.
—Eh bien?... demandèrent-ils.
—Disparu!... répliqua le noble baron Bibander; je viens de le voir partir avec le grand sec de majordome et les deux nègres.
Les deux bougies que Nawn avait allumées à la dernière fenêtre de l'aile gauche n'avaient brillé qu'un seul instant.
—Et le signal?... demanda Bibandier à son tour.
—Tout va bien!... répondit Robert; et puisque milord a emmené ses deux chiens de garde, nous n'aurons guère à enfoncer que des portes ouvertes... Voyons, y sommes-nous?
—Présent!... répliqua Bibandier, sans peur et sans reproche...
—Moi, dit Blaise, ça me va énormément cette petite partie fine!... Mais convenons un peu de nos faits... Si nous emportons le gros lot, allons-nous toujours à Penhoël?
—Toujours!... répliqua Robert; René a bu de l'eau-de-vie toute la journée, et m'aime comme la prunelle de ses yeux... Nous rachetons le manoir et tout ce qui s'ensuit... nous donnons un coup de bas au vieux Pontalès, et nous sommes les seigneurs suzerains de la contrée!...
—Et cette fois, dit Blaise, M. Robert ne fera pas de mauvaise plaisanterie?
—Nous n'aurons pas l'ombre d'une discussion, mon brave! Entre millionnaires, on emploie les formes. Qui est-ce qui saute le premier?
—Moi! dit Blaise, ça me rappelle mon bon temps, et je me sens tout gaillard... En avant, mes petits, et qui m'aime me suive!
Entre la ruelle et la maison, il y avait la muraille du jardin, qui était fort basse en cet endroit.
Blaise l'escalada le premier, et ce ne fut pas long, car il n'avait point perdu ses anciens mérites.
L'Américain et Bibandier sautèrent bientôt à leur tour sur le sol gras des plates-bandes.
Ce n'était pas le côté du grand jardin couvert. Il n'y avait là qu'un étroit banc de gazon et quelques arbres au feuillage desséché.
Robert fit entendre un petit coup de sifflet, auquel on répondit de la fenêtre où brillaient naguère les deux bougies.
Un cordon se déroula et vint tomber aux pieds de nos trois gentilshommes. Robert y attacha l'extrémité d'une échelle de soie, et le cordon remonta. L'instant d'après, ils faisaient tous les trois, par la fenêtre, leur rentrée à l'hôtel du nabab.
—La petite dame est accouchée..., dit Nawn qui ne tremblait point trop fort.
—Bah!... fit Robert; on ne pourra donc pas l'emmener?
—Elle est bien faible!...
—Américain, dit Bibandier, je demande à être le parrain de l'enfant; cela resserrera les liens d'estime et d'affection qui nous unissent.
Ils étaient gais comme des pinsons, les trois excellents camarades!
—Ah çà! reprit Robert en s'adressant à Nawn, tu as fait ta besogne, toi?
Nawn secoua lentement sa tête cuivrée.
—J'avais dans un petit flacon, répondit-elle, un mélange des quatre meilleurs poisons de mon pays...
—Où il y a tant d'excellents poisons! interrompit Bibandier.
—Avec cela, reprit Nawn, j'aurais envoyé dans l'autre monde une douzaine de gentlemen bien portants comme vous l'êtes... Les pauvres enfants ont bu la moitié de ma fiole, à elles toutes seules!
Bibandier essaya encore de rire pour se faire un mérite d'esprit fort auprès de ses collègues; mais il ne pouvait plus.
—Et puis?... dirent en même temps Robert et Blaise.
—Ça dure cinq minutes..., répliqua Nawn, quelquefois un quart d'heure... Après cela, tout est fini.
—Et tu es bien sûre?...
—A l'heure où je vous parle, elles sont mortes..., repartit Nawn qui baissa ses yeux noirs et brûlants.
Une fois déjà Robert avait entendu ces mots: «Elles sont mortes.» On l'avait trompé. Il doutait.
—Peux-tu nous les montrer? demanda-t-il.
—Suivez-moi..., répliqua Nawn sans hésiter.
Robert fit un pas en avant. L'Endormeur et Bibandier restèrent immobiles.
—Je vais vous mener jusqu'à leur chambre..., dit Nawn, mais vous entrerez tout seul... car je ne voudrais pas revoir leur visage!
Le jour se faisait bien lentement, et les ténèbres étaient encore épaisses. On entendit au fond du corridor où était située la chambre des deux jeunes filles une voix faible qui criait:
—Diane!... Cyprienne!...
Un frisson parcourut le corps de Robert.
—Écoutez!... dit Nawn; elles ne répondront pas!
Nos trois compagnons prêtèrent attentivement l'oreille, et nul son ne répondit en effet à la voix de Blanche.
—Elles ne répondront pas!... répéta Nawn; la jeune dame qui les appelle ne peut pas les apercevoir dans l'ombre... mais moi, je sais bien qu'elles sont couchées sur le tapis... toutes deux côte à côte... les yeux mornes... les lèvres livides... Oh! ajouta-t-elle en baissant la voix tout à coup, elles s'aimaient bien!... elles étaient belles comme les anges... Je ne sais pas si je recommencerais!...
—Diane!... Cyprienne!... dit encore la voix de Blanche.
—Elles ne répondront pas!... murmura Nawn.
Blaise et Robert, bien qu'ils fussent des coquins sans cœur, se sentaient du froid dans les veines. Quant à Bibandier, une sueur glacée mouillait ses tempes.
Il avait vu déjà une fois les deux jeunes filles, côte à côte, couchées sur le bord de leur tombe.
La parole de Nawn évoquait pour lui deux pâles fantômes.
—Oh! oui!... balbutia-t-il sans savoir qu'il parlait, elles étaient belles!... et ceux qui les ont tuées n'auront plus jamais de sommeil tranquille!...
—Diane!... Cyprienne!... prononça pour la troisième fois la voix toujours plus faible de l'Ange.
Et point de réponse encore.
—Eh bien!... dit Nawn à Robert qui restait immobile, le corridor est court et la porte est ouverte... ne voulez-vous plus aller voir les mortes?
Robert se retourna brusquement.
—Tu seras payée!... dit-il. Conduis-nous à la chambre de Montalt.
Nawn obéit.
L'appartement du nabab était situé, comme nous l'avons dit, à l'autre extrémité de l'hôtel.
Nos trois gentilshommes et leur guide traversèrent avec précaution les longues galeries. La porte extérieure de la chambre à coucher était fermée. Blaise, qui portait sous son manteau une pince et divers instruments de serrurerie, fut chargé d'ouvrir. Cela prit du temps, soit que la serrure eût des combinaisons difficiles, soit que Blaise eût oublié son adresse d'autrefois.
Quand on put entrer enfin, il faisait jour dans le corridor.
Mais nos trois compagnons retrouvèrent les ténèbres à l'intérieur de la chambre, dont les contrevents étaient soigneusement fermés.
Comme Robert regardait derrière lui avec inquiétude, Nawn lui dit:
—Personne ne viendra vous surprendre... Les valets dans cette maison suivent l'exemple du maître... on veille la nuit, on dort le jour... Les plus vigilants ne se lèvent guère qu'à dix heures.
Elle tendit la main.
—J'ai fait ce que j'avais promis..., ajouta-t-elle; payez-moi, car il faut que je quitte cet hôtel.
Robert lui donna une bourse pleine d'or. Nawn s'éloigna lentement et la tête baissée.
Nos trois gentilshommes étaient seuls, et maîtres du terrain.
La porte fut fermée; on alluma une lampe.
Robert fouilla d'abord les tiroirs du secrétaire pour trouver la clef du petit meuble où la boîte de diamants devait être serrée.
Au lieu de la clef absente, il rencontra çà et là quelques billets de banque dont il fit son profit.
Sur la tablette du secrétaire, une lettre commencée attira son attention.
—Pardieu! dit-il en parcourant les premières lignes, je puis bien lire sans être indiscret, car cette lettre est à mon adresse... Savez-vous bien, messieurs, que ce pauvre lord menaçait de devenir maniaque?... Trois lettres hier, deux cette nuit! cela commençait sur le pied de trente-cinq à quarante messages par semaine!... Et le tout pour me prier à genoux de lui vendre un chiffon de papier griffonné par une femme!...
—Voyons! interrompit Blaise; tu ne trouves pas la clef?
L'Américain frappa gaiement sur la poche de sa redingote.
—Certes, ceci est un détail; mais je suis flatté d'avoir là, dans mon portefeuille, un crédit de cent cinquante mille francs... peut-être davantage... car chaque lettre nouvelle de milord m'offre deux mille louis de plus!
Il s'arrêta, et son regard exprima une subite inquiétude.
—La chose est si étrange, poursuivit-il en baissant la voix, que j'aurais presque peur, si notre homme n'avait affaire ce matin à forte partie!...
—Peur de quoi?... demanda Blaise.
—Mais il y a juste cinq à parier contre un, poursuivit Robert au lieu de répondre, que milord ne nous gênera plus désormais!... A la besogne, l'Endormeur, mon ami!... A défaut de clefs, essayons un peu de tes ustensiles!...
Bibandier n'avait point pris part à ce court entretien, mais si sa langue chômait, ses mains ne restaient pas oisives. Le noble baron furetait de meuble en meuble, et faisait main basse sur tout ce qu'il trouvait à sa convenance.
Si les fauteuils n'eussent point été trop gros, il les eût fourrés dans les vastes poches de sa redingote.
Le petit meuble indiqué par Lola était à demi caché derrière les rideaux de brocart, dont les draperies, larges et lourdes, tombaient autour du lit de Montalt.
C'était une espèce de coffre, supporté par quatre pieds contournés, et couvert, du haut en bas, d'incrustations artistement variées; au milieu de ce renflement, en forme de ventre, qui distingue les bahuts du temps de Louis XV, on voyait une petite serrure mignonne, délicate, microscopique, qui semblait bien facile à forcer.
A défaut d'adresse, d'ailleurs, on pourrait employer la force, car ces meubles si coquets sont fragiles, et le moindre coup, vigoureusement appliqué, peut disjoindre leurs planchettes légères.
Nos trois gentilshommes bénissaient in petto le caprice du nabab, qui avait choisi, pour renfermer son trésor, cette gentille armoire, au lieu d'une laide caisse de fer.
L'Endormeur se mit à genoux sur le tapis, et commença son office de serrurier.
Autrefois, à l'époque où il avait mérité son surnom, on n'aurait point pu compter les serrures habilement crochetées par lui; il ne possédait peut-être pas aussi parfaitement que l'Américain, son frère d'armes, le côté intellectuel de l'art du voleur; mais sa main était preste, et on pouvait citer de lui des exploits vraiment notables.
Fallait-il que cette vieille gloire vînt se briser contre un jouet d'enfant?
Le malheureux Blaise travaillait comme un nègre, suait à grosses gouttes, et faussait l'un après l'autre tous ses instruments. On eût dit que la petite serrure était fée.
Le temps passait. Robert et Bibandier suivaient la vaine besogne de leur compagnon avec une impatience croissante.
—Donne-moi cela!... s'écria enfin l'Américain en repoussant Blaise qui s'essuya le front sans mot dire; tu n'es plus bon à rien.
Il saisit l'une des tiges d'acier recourbées, et sonda la serrure à son tour.
Même résultat! La tige d'acier se tordit, et la serrure demeura inattaquable.
Robert se releva; Bibandier voulut essayer à son tour, et ce fut avec aussi peu de succès.
—Le diable est dans cette serrure!... grommela-t-il.
Nos trois gentilshommes étaient debout, la tête basse et regardant d'un œil piteux ce charmant petit meuble qui semblait si facile à ouvrir...
Ils ne s'étaient pas découragés trop vite, et un temps considérable s'était écoulé déjà depuis leur entrée à l'hôtel.
—C'est infernal!... murmura l'Américain. Échouer au port! Je parierais ma tête que les diamants sont dans ce coffre!...
—Ça me paraît clair!... appuya tristement Bibandier. Une si bonne petite serrure doit servir à quelque chose!...
Blaise tourna la tête par hasard, et ses yeux tombèrent sur l'une des fenêtres.
—Regardez, dit-il d'un ton de frayeur.
Les regards de Blaise et de Robert suivirent sa main étendue.
Malgré la lumière de la lampe, on apercevait aux fentes des contrevents fermés deux ou trois de ces points étincelants qui annoncent le grand soleil.
—Il faut en finir!... dit Robert.
Il se recula jusqu'à l'autre bout de la chambre et, prenant son élan, il vint donner de toute sa force contre le petit meuble. Le choc de son talon produisit un son sec et faible. Ce fut tout.
Le ventre du bahut n'avait même pas fléchi.
—Il y a du fer sous le bois!... murmura-t-il en laissant retomber ses deux mains.
Nos trois gentilshommes, au comble de l'embarras, se regardèrent en silence pendant une bonne minute.
—Messieurs, dit enfin Robert, il faut jouer le tout pour le tout!... Les gens de la maison vont s'éveiller, s'ils ne le sont pas déjà... En cavant au mieux, nous n'avons plus que quelques instants... Ne les perdons pas en efforts inutiles!... Je me souviens d'avoir vu une hache dans la chambre où Nawn nous a introduits d'abord... A l'aide de cette hache, nous aurons bien raison de la doublure de fer!
—Je vais la chercher!... s'écria Blaise.
—Allons tous les deux!... ajouta Bibandier.
Ils se faisaient ce raisonnement que la fuite serait plus aisée, en cas de danger, s'ils étaient une fois hors de cette chambre.
Ils sortirent ensemble.
Nawn ne les avait point trompés. Malgré l'heure avancée, aucun bruit ne se faisait encore dans l'hôtel.
Resté seul, Robert prit la lampe et l'approcha de la serrure pour l'examiner mieux. Il y avait autour des ornements d'or guilloché, figurant une arabesque extrêmement légère.
Au milieu des lignes enchevêtrées du dessin, Robert distingua un petit bouton d'argent.
Son cœur battit comme s'il avait eu déjà en sa possession la fameuse boîte aux diamants. Et tout de suite, il eut l'excellente idée de s'adjuger le trésor à lui tout seul.
La moins tordue des tiges d'acier fut introduite de nouveau dans la serrure, et Robert la fit jouer en même temps qu'il pressait le bouton.
Le couvercle du petit meuble s'ouvrit et bascula de lui-même.
Robert poussa un cri de joie folle à la vue des diamants qui renvoyèrent, en gerbes étincelantes, la lumière de la lampe.
Il saisit la boîte et s'élança vers la porte.
Mais, au lieu de franchir le seuil, il s'arrêta comme frappé de la foudre, et la boîte s'échappa de sa main tremblante...
Il y avait devant lui deux fantômes: Diane et Cyprienne de Penhoël, qui tenaient à la main les pistolets du nabab, et qui, droites et fermes au-devant du seuil, dirigeaient les deux canons contre la poitrine de Robert.
Celui-ci toucha son front, qui se mouillait d'une sueur froide.
—Encore!... encore!... murmura-t-il d'une voix étouffée.
La signification de ce mot dut échapper aux deux jeunes filles, qui ne se doutaient même pas du danger récent qu'elles avaient couru par le fait de Nawn.
Pendant que cette dernière, en effet, après avoir versé le poison dans la bouilloire, s'éloignait précipitamment pour jeter au dehors le flacon accusateur, Séid était entré sans bruit dans la chambre de Blanche. Il avait renversé dans les cendres la liqueur empoisonnée, et rempli de nouveau la bouilloire avec de l'eau pure.
De sorte que Nawn, au lieu de son poison malais, avait servi d'excellent thé aux deux jeunes filles.
Celles-ci veillaient dans leur chambre, attendant le retour du nabab. Blanche dormait auprès de son enfant. Diane et Cyprienne sortaient, de temps à autre, dans le corridor, pour prêter l'oreille.
Au moindre bruit, annonçant le retour espéré de Montalt, elles voulaient s'élancer au-devant de lui, le supplier de vivre et vaincre sa résolution fatale à force de caresses.
Un bruit se fit, c'était le coup de pied de Robert, essayant de forcer le petit meuble.
Cyprienne et Diane traversèrent aussitôt le corridor. En un clin d'œil elles furent à la porte de Montalt.
Cette entrée dont nous parlons, et qui communiquait avec l'appartement donné à Blanche, était située à la tête du lit. Au moment où les deux jeunes filles y arrivaient, l'Endormeur et Bibandier sortaient par l'autre porte pour aller chercher la hache.
Robert ne pouvait voir entrer les deux sœurs, qui étaient masquées pour lui par le brocart épais des rideaux.
Quand elles s'avancèrent dans la chambre et qu'il eût pu les apercevoir, la découverte du secret l'absorbait déjà.
Il était tout entier à sa besogne.
Diane et Cyprienne demeurèrent d'abord étonnées à la vue d'un étranger. Il n'y avait point à s'y méprendre, cet homme était un voleur.
Grâce au bruit que faisait Robert en travaillant la serrure, elles purent, sans éveiller son attention, décrocher deux grands pistolets anglais, pendus aux deux côtés du secrétaire, et gagner la porte principale.
Elles ne reconnurent Robert qu'au moment où celui-ci se retournait pour sortir.
—Vous êtes notre prisonnier, M. de Blois! dit Diane; n'essayez pas de fuir... ne faites pas un mouvement, ou vous êtes mort!
L'Américain regarda tour à tour les deux pistolets dont les gueules lui semblèrent énormes.
—Vous ne vous attendiez pas à nous retrouver ici!... reprit Diane, et pourtant vous avez habité la Bretagne assez longtemps pour connaître nos vieilles légendes... les belles-de-nuit voyagent sur l'aile du vent... Hier, nous tourmentions madame la marquise d'Urgel à Paris... cette nuit, nous avons dormi à notre place, derrière l'église de Glénac... et ce matin, M. de Blois, nous avons enfourché le dernier rayon de lune pour venir vous mettre le pistolet sous la gorge...
—Ma sœur!... ma sœur! dit Cyprienne d'un ton plus sarcastique encore, c'est mal de railler un vaincu!... Je suis sûre que si nous laissions passer le pauvre M. de Blois en ce moment, il nous donnerait sa parole d'honneur de se convertir et de faire pénitence... Mais les morts ont de la rancune, M. de Blois... et nous allons vous garder là jusqu'au retour de milord.
L'Américain avait très-sérieusement peur.
—Écoutez-moi!... dit-il au hasard; je sais bien que vous pouvez me perdre, mais je sais aussi que vous avez le cœur généreux, mesdemoiselles... Ayez pitié de moi!
—Pitié!... répliqua Diane; l'eau est bien profonde au tournant de la Femme-Blanche!...
—Et les pierres étaient bien lourdes!... ajouta Cyprienne.
L'œil de Robert s'éclaira subitement pendant qu'elles parlaient ainsi, et un rayon s'alluma sous sa paupière, rapidement baissée.
—Ainsi..., murmura-t-il en redoublant d'humilité, vous n'aurez point compassion?...
Son regard, qui se releva, prenait, en ce moment, une expression si étrange, que Cyprienne et Diane se retournèrent avec vivacité pour découvrir la cause de ce changement...
Robert éclata de rire.
Diane était prisonnière entre les bras de Bibandier; Cyprienne entre ceux de Blaise.
Les deux pauvres enfants courbèrent la tête sans essayer même de se défendre.
—Tudieu! mesdemoiselles, dit l'Américain, il faut jouer serré, quand vous êtes de la partie!... Pour aujourd'hui nous allons vous traiter seulement comme vous avez traité Lola, car nous ne sommes pas encore à la porte de ce maudit hôtel...
L'Américain n'avait pas achevé sa phrase que sa figure changea une troisième fois.
L'apparition des jeunes filles et celle de nos deux gentilshommes s'étaient succédé rapidement.
Une troisième péripétie arriva plus vite encore.
Au moment où Robert nouait son mouchoir, roulé en bandeau, sur la bouche de Diane, la porte que Bibandier et Blaise avaient laissée entr'ouverte s'ouvrit tout à fait et donna passage au grand jour du dehors.
La haute taille de Berry Montalt, qui tenait à la main ses deux épées de combat, se dessina en silhouette sur le seuil.
XXVI
BONHEUR.
Cette émotion soudaine et irrésistible qui avait saisi, au bois de Boulogne, Berry Montalt, ou, pour parler mieux, l'aîné de Penhoël, et qui avait arraché l'épée à ses mains tremblantes, ne dura qu'un instant.
Il avait été vaincu par un de ces fougueux mouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêter l'élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s'étaient évanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dans les yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncle Jean.
Étienne et Roger regardaient, partagés entre la surprise et l'émotion contagieuse.
Vincent restait sombre, à l'écart.
Nehemiah Jones remettait au fourreau, avec méthode, les armes, soigneusement essuyées.
La seconde minute commençait à peine, que Louis se révoltait déjà contre ce qu'il appelait sa faiblesse. Ses larmes se séchèrent brusquement; il se dégagea de l'étreinte du vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu'il avait gardée si longtemps.
L'aîné de Penhoël était redevenu le nabab Berry Montalt.
—Louis!... murmura l'oncle Jean qui ne s'apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri!... comment as-tu pu rester tant d'années loin de nous?
—Comme il n'y avait plus de place pour moi dans la maison de mon père..., répliqua Montalt avec amertume, j'ai cherché fortune ailleurs.
L'oncle Jean le regarda, et vit seulement alors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait sa lèvre.
—Comme tu dis cela!... murmura-t-il.
—M. Jean!... interrompit Montalt, on s'est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, en Bretagne... Moi, de mon côté, je vous jure que je n'ai guère songé à vous!
Le vieux Breton courba la tête.
—Finissons!... reprit Montalt; vos filles sont chez moi... venez les reprendre.
—Mes filles?... s'écria l'oncle Jean stupéfait; celles que j'appelais mes filles... elles sont mortes!...
—Elles vivent! dirent ensemble Étienne et Roger.
—Est-il possible? balbutia le vieillard. Diane! Cyprienne!...
—Ce sont deux enfants gracieuses et belles!... poursuivit Montalt au lieu de répondre; je souhaite qu'elles n'aient point l'âme ingrate de tous ceux qui portent le nom de Penhoël...
L'oncle Jean n'écoutait plus. Il pleurait de joie.
—Ah!... si vous saviez!... si vous saviez, Louis!... voulut-il dire.
Montalt l'interrompit encore.
—Je ne veux rien savoir..., dit-il; la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenus sages... Je n'aime plus et je ne hais pas... Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à tout ceci... Je retourne à mon hôtel; suivez-moi, si vous voulez.
Il n'y avait eu aucune explication d'échangée, et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus; Roger lui-même oubliait sa jalousie, et s'étonnait d'avoir douté.
Ils firent un pas vers le nabab.
Vincent restait seul en arrière.
—Et moi?... dit-il.
—Et l'Ange!... s'écria l'oncle Jean; tu as raison, mon fils... c'est pour Blanche de Penhoël que je suis venu ici!
—Blanche de Penhoël?... répéta le nabab; je ne connais pas ce nom...
A son tour Vincent se rapprocha.
—En êtes-vous bien sûr?... dit-il le rouge au front et les dents serrées; quand on veut nier, il faut prendre mieux ses précautions, milord... J'affirme que vous avez fait enlever, dans la nuit d'hier, ma cousine Blanche de Penhoël.
—M. Vincent, répliqua le nabab, je suis las et je n'ai plus fantaisie de me battre... Vous pouvez me regarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur!... Courage!... vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu... Ah! ah! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combien faut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votre gratitude?... Courage! vous dis-je, mon neveu Vincent!... vous porterez comme il faut le nom de Penhoël!
Il se dirigea vers son équipage, qui attendait toujours dans l'allée voisine.
Étienne et Roger le suivaient.
—Montez..., leur dit-il.
Les deux jeunes gens obéirent.
La portière se referma sur eux. L'oncle Jean, qui s'avançait timide et triste, monta dans le fiacre avec Vincent.
Les deux voitures reprirent le chemin de Paris.
Montalt et ses deux compagnons gardaient le silence.
Étienne et Roger avaient peut-être envie d'implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d'espoir et de joie; mais ils n'osaient pas, tant le visage de Montalt était sévère et sombre.
Montalt rêvait, et sa rêverie avait une navrante amertume.
—Pauvre oncle Jean!... se disait-il; celui-là est toujours le digne cœur d'autrefois!... Oh! ce n'est pas sur lui qu'il fallait me venger!... Mais mon frère... mais Marthe!... il n'a pas même osé prononcer leurs noms devant moi!... Fou que je suis!... Hier, j'aurais donné ma fortune pour cette lettre où j'espérais trouver un mot de compassion ou de regret... un mot d'amour peut-être! Fou!... misérable fou!... ne sais-je pas, depuis vingt ans, qu'il n'y a rien dans le cœur d'une femme?
—Milord..., dit en ce moment Étienne avec timidité, mon cœur se refusait à vous haïr... Pendant ces belles années que j'ai passées à Penhoël, j'entendais votre nom dans toutes les bouches... Avant de vous connaître, j'avais appris à vous aimer.
—Laissons là Penhoël, s'il vous plaît, monsieur..., repartit sèchement le nabab.
Roger, qui allait parler, baissa la tête en silence.
—Vous êtes irrité contre nous, reprit le jeune peintre; nous vous en avons donné le droit... mais, je vous en prie, milord, vous, l'oncle respecté de celles que nous aimons, oubliez votre colère!
Le nabab laissa tomber sur lui un regard froid et distrait.
—Je n'ai pas de colère, monsieur, répliqua-t-il; seulement ce que je vois ici m'ennuie et me répugne...
Il bâilla et poursuivit comme en se parlant à lui-même:
—Tristes gens! tristes choses!... Je crois que je vais retourner dans l'Inde...
Étienne voulut insister, à défaut de son ami, qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un geste de fatigue et se renfonça dans un coin.
On ne parla plus durant tout le reste de la route.
L'équipage du nabab arriva le premier devant l'hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent était resté un peu en arrière.
Les fenêtres de la chambre à coucher avaient, comme nous l'avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n'était éclairée que par la lumière d'une lampe. Au moment où Montalt ouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors, eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement une scène confuse: deux jeunes filles terrassées, et trois hommes que sa présence subite semblait frapper de stupeur.
Cyprienne et Diane se relevèrent en poussant un cri de joie, et se jetèrent à son cou.
L'un des trois hommes, profitant de ce mouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre, se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, et disparut au détour du corridor.
Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui se passait à l'intérieur de la chambre; ils ne songèrent pas même à l'arrêter.
—Notre père!... disaient les jeunes filles; notre bon père!... c'est Dieu qui vous envoie... Oh! nous avons bien pleuré cette nuit; car nous avions peur de ne plus vous revoir!...
Roger serra la main d'Étienne.
—Elles le nomment leur père!... murmura-t-il; savent-elles ce que nous avons fait?... nous pardonneront-elles?...
Les lèvres de Montalt avaient effleuré le front pâle encore des deux jeunes filles.
—Que signifie tout cela? dit-il sans beaucoup s'émouvoir.
—Oh! père!... s'écria Diane, ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pour dérober votre trésor!...
Montalt regarda par-dessus leur tête.
—Il me semble qu'ils étaient trois tout à l'heure..., dit-il.
Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n'y avait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits à l'autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s'élancèrent vers les fenêtres; les contrevents s'ouvrirent et les rayons du soleil inondèrent la chambre.
—Il s'est enfui!... dit Diane dont le regard aigu fouillait les moindres recoins.
—Avec les diamants!... ajouta Cyprienne.
—M. le baron Bibander! murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés, M. le comte de Manteïra... venus ici pour dévaliser mon hôtel!... Quel était donc l'autre?...
Avant qu'on pût faire réponse, on ouït une rumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeur s'approcha, et la voix de l'oncle Jean, changée par la colère, se fit entendre.
Il disait:
—Je te reconnais, malgré ton déguisement... comme j'ai reconnu ton écriture dans cette lettre perfide, qui m'a mis l'épée à la main contre mon neveu Louis!... Tu es donc le démon de notre famille!...
Il arrivait en ce moment devant la porte, traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu'il tenait par le collet de son habit.
D'un geste vigoureux, il le lança jusqu'au milieu de la chambre en disant:
—Cette fois, je crois qu'on va t'écraser, vipère!
La face de Robert était livide. Il tremblait.
Chaque fois que son regard essayait de se relever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.
Cyprienne et Diane étaient dans les bras de l'oncle Jean; mais leurs regards se tournaient, pleins de tendresse émue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.
Cette pensée qu'elles avaient accueillie avec tant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, était bien la réalité.
Les dernières paroles de l'oncle Jean levaient le dernier doute. Leur bon génie s'appelait Louis de Penhoël!
Elles faisaient semblant de ne point voir Étienne et Roger qui cherchaient leurs regards.
Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, avec eux, il y avait l'oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tous ceux que l'Américain avait dépouillés ou trahis, à l'exception de Marthe et de Penhoël.
—Louis, dit l'oncle Jean, cet homme est cause que Pontalès commande dans la maison de ton père.
Le visage du nabab eut une contraction légère, mais il demeura en dehors du cercle.
—Notre père..., dit Diane,—car nous l'appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s'adressant à Jean de Penhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impression étrange;—notre père n'ignore rien de ce qui s'est passé au manoir... Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous ses lâches exploits.
Blaise et Bibandier, comme on le pense, avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delà du seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.
—Ce que milord ne peut pas savoir, dit Étienne, c'est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions point l'hôte fatal de Penhoël, est l'unique cause de notre rage folle et de notre erreur... C'est lui qui a fait naître nos soupçons... C'est lui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nous avons pu vous joindre hier.
—C'est lui qui m'a conduit par la main jusqu'à vous, ajouta Vincent.
—C'est lui qui a donné de l'argent à Nawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière le seuil, la voix gutturale de Séid.
—C'est lui qui a tout fait!... ajouta l'oncle dont la main s'étendit au-dessus de la tête de Robert: notre malheur et notre ruine!... Mon neveu Louis, il faut que cet homme soit châtié!
Depuis l'entrée de Robert, le nabab n'avait pas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sa poitrine; ses yeux rêvaient, il semblait ne point écouter.
En ce moment, il s'avança vers l'Américain, et le cercle s'ouvrit pour lui faire passage.
Chacun se demandait ce qu'il allait faire, car il était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait une obéissance passive.
On savait que sa fantaisie était sa règle unique, et que la loi commune n'avait pas de frein pour sa volonté.
Il mit sa main sur l'épaule de Robert, qui fléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l'eût accablé tout à coup.
Montalt se pencha vers lui. Robert se sentit perdre le souffle, tant il avait de terreur.
—M. le chevalier de las Matas, dit Montalt d'un ton doux et presque caressant, ce qu'affirment ces gens-là m'importe peu... Vous êtes chez moi... sous ma protection... et il ne vous sera point fait de mal.
Il y eut dans la chambre un murmure de stupéfaction.
Robert lui-même n'osait pas en croire ses oreilles.
Il tendit à Montalt la boîte de sandal en murmurant:
—Milord, je suis à la merci de votre générosité.
Montalt prit les diamants comme par manière d'acquit, et sa bouche descendit jusqu'à effleurer l'oreille de Robert:
—M. le chevalier de las Matas..., reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à mon hôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages...
L'Américain se redressa du coup; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeur s'évanouit comme par enchantement.
Montalt avait les yeux baissés.
—M'apportez-vous la lettre?... dit-il.
—Milord..., répliqua Robert qui croyait avoir déjà repris l'avantage, je n'ai rien à refuser à Votre Seigneurie... mais la lettre...
—Si vous l'avez laissée chez vous, interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l'aurez dans dix minutes.
—C'est que... milord...
Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.
—L'avez-vous, ou ne l'avez vous pas?... murmura-t-il sans perdre encore son accent de courtoisie.
Et comme Robert hésitait, il lui pressa l'épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula et pâlit.
—Je suis sûr que vous l'avez!... poursuivit Montalt; veuillez me la donner, M. le chevalier... à l'instant même, s'il vous plaît!...ou bien je vais vous faire mourir sous le bâton!
—Milord..., balbutia Robert épouvanté.
Bibandier et Blaise tremblaient comme la feuille.
—Séid!... dit tranquillement Montalt.
Le noir entra dans la chambre.
Robert ouvrit son habit avec précipitation et prit un portefeuille dans sa poche.
—Si je vous donne la lettre..., dit Robert, vous me laisserez partir sain et sauf?...
—Et nous avec lui?... balbutièrent de loin Blaise et Bibandier.
Montalt fixait sur le portefeuille un regard avide. Sa main frémissait convulsivement; sa respiration s'arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, comme s'il n'eût point pu répondre avec des paroles.
La lettre sortit à demi du portefeuille de Robert.
Montalt la saisit, tandis que sa poitrine rendait un râle.
—Sortez!... dit-il.
Nos trois gentilshommes s'élancèrent vers la porte et disparurent comme par enchantement.
Personne n'avait osé leur défendre le passage.
Le nabab était au milieu de la chambre, tenant à la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parce que ses yeux étaient aveuglés.
Tous les regards étaient fixés sur lui, et il régnait dans l'assemblée un silence solennel.
Au bout de quelques minutes, les yeux dessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sa joue.
Il chancela, puis tomba sur ses deux genoux.
—C'était elle!... murmura-t-il en souriant comme un enfant sous ses larmes; elle m'aimait!... Oh! quel cœur m'avez-vous donc fait, mon Dieu?... J'avais deviné! je savais presque!... et je me forçais à ne pas croire!... Je me plaisais à détester et à maudire!...
Jean de Penhoël et les deux jeunes filles s'étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillard sur son sein.
—Mon vieux père!... reprit-il, j'avais trop aimé... La pensée de votre ingratitude me rendait fou!
—Notre ingratitude!... répéta l'oncle Jean; pas une seule fois, depuis vingt ans, notre prière n'est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils...
Montalt le serra contre son cœur et donna ses mains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.
—Je le crois!... poursuivit-il. Je suis heureux comme je ne pensais point qu'on pût l'être sur la terre!... Marthe!... oh! Marthe!...
Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-être tous les détails de cette scène, mais ils étaient profondément touchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l'émotion générale.
Il n'avait qu'une pensée: Blanche, Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujours perdue...
Tout à coup Montalt se dégagea de la triple étreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.
Le rouge vif qui couvrait ses joues fit place à une mortelle pâleur.
—Oh!... balbutia-t-il en frissonnant, j'ai médité cela tout un jour et toute une nuit... Dieu me punira pour cette affreuse pensée!... Ce duel...
—Mon fils, interrompit l'oncle Jean, tu me croyais coupable et tu voulais me tuer...
—Je voulais me venger!... répliqua Montalt; me venger plus cruellement encore!... Pauvre vieil ami!... je voulais donner ma poitrine à ton épée et te dire mon nom en tombant frappé à mort.
L'oncle Jean se couvrit le visage de ses mains; son sang était froid dans ses veines.
Le silence régna autour de Montalt.
Vincent profita de cet instant, et s'avança jusqu'au milieu de la chambre.
—Personne ne prononcera-t-il ici le nom de Blanche de Penhoël?... demanda-t-il.
Cyprienne et Diane, à qui Vincent n'avait donné, en entrant, qu'un froid baiser, le prirent par la main et l'entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l'intérieur de l'hôtel.
Tandis qu'elles s'éloignaient, Montalt les suivait d'un regard attristé.
—Dieu est juste!... murmura-t-il. Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne... C'est au nom de tes filles que je te demande mon pardon!
L'oncle Jean s'approcha comme pour l'embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.
Montalt recula et porta ses deux mains à sa poitrine, comme si tout son être eut éprouvé un choc terrible: c'était la joie qui l'écrasait.
Une expression d'extatique bonheur se répandit sur son beau visage.
—Moi!... moi!... s'écria-t-il d'une voix entrecoupée; Dieu m'aurait gardé tant de joie!... Diane! Cyprienne!... les deux enfants de mon cœur!... les deux anges qui charmaient ma détresse!... Morbleu! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressembler l'allégresse de l'âme à un élan de gaieté; morbleu! mes jeunes camarades, approchez ici!... Vous aviez raison d'être jaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux que vous!... Votre main, Étienne? vous êtes un noble garçon... Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestable étourdi?...
Les deux jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois.
—Étienne, reprit Montalt avec une nuance de mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane... Roger, tu auras ma douce Cyprienne... Messieurs, qu'elles soient heureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois!...
—Sur notre honneur, répliquèrent les jeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plus jamais, milord!
Tous les personnages que nous avons laissés dans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit de Blanche.
Il y avait un voile de sévère tristesse sur les beaux traits de l'oncle Jean, dont le regard glissait furtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposait l'enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, tout seul, avait gardé son aspect joyeux.
Ce n'était point l'état de la jeune malade qui pouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien au contraire; Blanche avait retrouvé ses délicates couleurs d'autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vue de tous ceux qu'elle aimait l'eût subitement guérie.
Le nabab avait peine à s'empêcher de sourire, et regardait Vincent du coin de l'œil.
—Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bien que, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandes d'explications, malgré l'exquise politesse que vous mettiez à les formuler, M. le gentilhomme!... Ces deux petites filles, ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu'il paraît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel... C'était sans le savoir que j'avais donné l'hospitalité à notre chère Blanche.
—Mon oncle, dit Vincent en rougissant, je vous demande pardon...
—Mon enfant, on a ici, de part et d'autre, tant de choses a se pardonner, que les comptes s'embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistie générale...
Il s'approcha de l'oncle Jean.
—Entendez vous bien cela, mon vieil ami? dit-il à voix basse; quant à ce qui vous fait froncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deux filles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.
—L'honneur de Penhoël!... murmura le vieillard.
—L'honneur de Penhoël regarde Penhoël, répliqua gaiement Montalt; quand on a beaucoup voyagé, on sait beaucoup d'histoires... J'en ai appris notamment une très-jolie, à bord de certain navire anglais nommé l'Érèbe... Voulez-vous que je la raconte, mon neveu Vincent?...
Vincent, le rouge au front, se mit à genoux auprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à ses lèvres.
—Maintenant qu'elle est pauvre comme moi..., dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que je l'aime et promettre devant Dieu d'être son mari.
—Non pas, morbleu!... s'écria le nabab; elle est riche, et toi aussi, mon neveu!... Ces petites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le reste de ce que je possède est à vous, mes enfants!
—Penhoël!... répéta Diane. Il faut trois jours pour faire la route de Bretagne... Et c'est dans trois jours que passe le dernier terme du rachat!
—Donc, nous avons le temps... s'écria le nabab; fais atteler, ami Vincent!... Il nous faut retrouver d'abord Marthe et mon frère... Pour cela, je veux revoir nos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles... Venez avec moi!
Étienne et Roger baisèrent deux jolies mains qu'on ne leur disputa qu'à demi, et suivirent le nabab, qui monta dans sa voiture avec l'oncle Jean.
On ne fit qu'un temps de galop jusqu'à l'hôtel des Quatre Parties du Monde.
Mais quand Montalt demanda M. le chevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger et ses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour ne plus revenir.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.
CINQUIÈME PARTIE.
PENHOËL.
I
TABLES D'HOTE.
Le duel de la porte d'Orléans avait eu lieu le mercredi; on était au samedi soir.
La principale auberge de Redon, le Mouton couronné, qui n'avait plus pour maître, hélas! le bon père Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd'hui de notables recettes.
Il y avait, en vérité, deux tables d'hôte très-bien garnies, à l'heure du souper: l'une composée de rouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers des environs; l'autre illustrée par la présence de toute la société des bourgs voisins, qui venait pour la solennité du lendemain.
On était, en effet, aux derniers jours de novembre, et il faut n'avoir pas de carriole pour manquer la grand'messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fête majeure.
La société venait de s'asseoir autour de la longue table, où s'étalait un souper assez maigre: des brèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à la sauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxe d'assiettes de noix sèches. Les rouliers de l'autre table n'auraient certainement point voulu de ce repas.
Mais les rouliers mangeaient avec des fourchettes de fer, tandis que la société se servait d'argenterie d'étain pour découper ses œufs durs.
En outre, il y avait quelque chose de digne et de respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin, où s'attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays du cidre!
Ces bouteilles étaient pour l'étiquette, si chère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaient toutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six mois auparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi de l'Ascension; mais c'était du vin, du vrai vin, acide, épais, détestable, et l'on ne buvait pas du bon cidre comme les gens du commun!
Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardes connaissances du salon de verdure de Penhoël: les trois Grâces Babouin-des-Roseaux-de-l'Étang, le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic avec ses trois vicomtes, et même le bon père Chauvette, maître d'école du bourg de Glénac.
Il pouvait être huit heures du soir, et l'assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa, le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.
—Comme le temps passe!... dit la Romance, l'aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue de brème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel; voilà deux mois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veille de la mi-août, avec les Penhoël...
—C'est pourtant vrai!... répliqua-t-on à la ronde.
—Pauvre Madame!... murmura le père Chauvette; pauvre oncle Jean!... comme ils étaient bons et comme on les aimait!
—Ça n'empêche pas, répliqua la Cavatine d'un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. le marquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays, M. Chauvette!
L'assemblée approuva du bonnet.
—Je ne voudrais pas parler mal de l'ancien maire..., reprit le chevalier adjoint de Kerbichel en avalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que ce pauvre M. de Penhoël s'adonnait aux liqueurs fortes.
—Et puis, poursuivit l'Ariette, dont l'aimable étourderie n'eût point fait espérer des réflexions si profondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à se démettre la mâchoire dès qu'on faisait de la musique!
—Moi, je dis une chose, prononça gravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c'est un mauvais sujet!... Le marquis de Pontalès a bien maintenant quatre-vingt mille livres de rente... ça fait honneur à un pays!... D'ailleurs on aurait dit qu'il n'y avait que ces gens-là pour faire comme il faut les honneurs de chez eux!
—Ah!... c'était joli!... murmura madame veuve Claire Lebinihic avec regret, c'était bien joli les fêtes de Penhoël!
Les trois vicomtes répétèrent aussitôt:
—C'était bien joli les fêtes de Penhoël!
Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l'avis de madame de Kerbichel, et la Romance ajouta:
—D'ailleurs, on vous faisait sur ces gens-là des cancans à ne plus s'entendre, et moi je ne peux pas souffrir les cancans!... C'était cette Lola, qui n'avait pas assez du maître et qui faisait jaser d'elle encore avec le petit Pontalès!... un bien joli homme, par exemple, celui-là!... C'était M. de Blois qui regardait Madame d'un œil, et de l'autre mademoiselle Blanche!... A propos de mademoiselle Blanche...
—Ma sœur..., interrompit la Cavatine en baissant les yeux, il faut de la charité!... On a vu des jeunes filles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, qui avaient l'air...
Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.
—Bien, bien!... reprit madame veuve Claire Lebinihic; c'est moi qui me suis aperçue la première qu'on élargissait de temps en temps sa robe!... Et l'évanouissement pendant le bal!... On sait ce que parler veut dire.
Les trois vicomtes la regardaient avec admiration.
—Et les deux filles de l'oncle Jean?... reprit la Romance; l'oncle aux gros sabots!... Si on pouvait dire sa façon de penser sur les morts...
—Prenez garde, mademoiselle!... interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu'elles reviennent la nuit autour du manoir... et, si bien fermée que soit votre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pas embarrassées pour aller vous rendre une petite visite...
—Et alors, s'écria Claire Lebinihic avec un gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle!
Les deux vicomtes qui n'avaient point parlé se dédommagèrent en poussant un hurlement de joie.
La Romance était toute pâle.
—Que Dieu me préserve! murmura-t-elle; je sais ce qu'une chrétienne doit aux trépassés, madame... et je trouve votre plaisanterie au moins inconvenante!
—La paix! mesdames, la paix!... fit la chevalière adjointe. N'oublions pas que nous sommes dans un lieu public... Pour en revenir à Penhoël, il paraît que le petit Vincent a été guillotiné à Paris.
—Guillotiné! s'écria le père Chauvette en sautant sur sa chaise.
—Je lui avais toujours trouvé une mauvaise figure..., dit la Cavatine, mais ce n'est pas malheureux: voici mon frère qui vient enfin souper avec nous!
—Tarde venientibus ossa!... déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu'on garde les arêtes pour les galants qui oublient l'heure en courant la pretantaine, M. de l'Étang!
Numa Babouin avait une figure grave, où se lisait l'orgueil d'une grande nouvelle apportée. Il s'assit en silence à sa place.
—M. Numa sait quelque chose!... s'écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds petillaient de curiosité.
—Apportez-vous des nouvelles du déris?... demanda Kerbichel.
—Le déris a dû se faire ce soir..., répondit le frère Numa; c'est la même chose tous les ans, M. le chevalier... Mais il pourrait bien arriver, sous peu, des événements comme on n'en voit pas souvent dans le pays!
Toutes les oreilles se dressèrent. Tous les regards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait repris son attitude solennelle et compassée.
—Mais enfin?... dirent ensemble la Romance, l'Ariette et la Cavatine.
Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel un regard plein de dignité.
—On ne court pas plus que vous la pretantaine, M. le chevalier, dit-il; on tâche seulement de savoir ce qui se passe... Et ce qui se passe, ajouta-t-il en secouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames! messieurs! bien étrange! bien étrange!...
—Vous nous faites mourir, mon frère!... s'écria la Romance impatientée.
Numa mit ses deux coudes sur la table.
—Vous savez bien que la vente du manoir est frappée d'une clause de réméré?... commença-t-il.
—Parbleu! fit Kerbichel.
—C'est aujourd'hui le dernier jour du terme, M. l'adjoint.
—On connaît cela, M. Babouin!... et personne n'apportera les cinq cent mille francs qu'il faut pour le rachat...
—M. l'adjoint, c'est ce que je ne voudrais pas affirmer!
—Comment cela?
—Jugez-en!... Tout à l'heure, je suis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas... Je me doutais bien qu'on parlerait de Penhoël... mais je ne me doutais guère de ce que j'allais apprendre!... Vous qui savez tout, M. de Kerbichel, je vous le donne en cent!
—M. le chevalier renonce..., dit l'assemblée en chœur.
—Je vous le donne en mille!...
—Grâce!... grâce!
—Eh bien, messieurs!... eh bien, mesdames! vous avez raison de renoncer, car vous n'auriez point deviné!... M. et madame de Penhoël sont ici dans cette auberge.
Ce ne fut qu'un cri:
—Est-ce bien possible?...
—Je ne sais pas si c'est possible, répondit Numa Babouin, mais cela est.
—Après tout..., dit Kerbichel en comptant ses mots, ils ont peut-être trouvé de l'argent... Personne n'a jamais songé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnête homme!
—Assurément... assurément! appuya l'assemblée.
—Mais voilà le beau de l'histoire!... poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous de cet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois?
—Un coquin, celui-là!
—Nous parlions de lui tout à l'heure!
—Eh bien! il paraîtrait que ce Robert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.
—Oh!... fit l'assistance stupéfaite.
—Positivement!... Il a ramené dans sa voiture le maître et Madame... Il a toujours avec lui son ancien domestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez pu connaître fossoyeur du bourg de Glénac...
—Bibandier?
—Bibandier!... On dit qu'ils apportent un million dans les coffres de leur voiture.
—Un million! s'écria le chevalier adjoint; voyez comme on est coupable de s'avancer au hasard! Il y a quelqu'un ici qui appelait tout à l'heure M. de Blois un aventurier!
—Ce n'est pas moi toujours!... riposta la Romance.
—Ni moi!... répéta la Cavatine.
—Ni moi!... ni moi!... ni moi!...
Ce n'était personne.
—Ah çà! reprit Kerbichel, ne pourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cher M. de Penhoël?
—Il garde le plus sévère incognito.
—Je conçois cela... mais ce digne M. de Blois?
—Il est déjà en route pour le manoir avec ses deux compagnons.
Il y eut un instant de silence, après quoi l'aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.
—Voilà ce que je nomme un événement heureux! dit-elle; certes, je n'ai rien contre le marquis de Pontalès... mais j'ai toujours désiré, dans le secret de mon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël!...
—Et nous donc!... fit-on à la ronde.
Puis chacun ajouta son mot.
—De si braves gentilshommes!
—Des gens si généreux!
—Le plus vieux nom du département!
—L'honneur, enfin, de la contrée!
On faillit faire un mauvais parti au pauvre père Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.
Un bruit se fit cependant au dehors, et tout le monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitée au delà de toutes bornes.
C'était tout bonnement un homme qui montait à cheval devant la porte de l'auberge, et qui partait, un instant après, au grand trot.
—Je parierais cinq francs contre dix sous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoël et qu'il est ivre!
—Ivre! M. de Penhoël?... répéta l'assistance scandalisée.
Mais on n'eut pas le temps de pousser plus loin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, et deux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de la route de Rennes.
Elles s'arrêtèrent toutes deux devant la porte de l'auberge.
La société n'avait plus assez d'yeux ni d'oreilles.
Le jeune M. Babouin se glissa dans l'escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.
Un homme, que personne ne connaissait, avait mis cependant pied à terre et fait appeler le maître de l'auberge.
Il lui dit quelques paroles à voix basse, puis il revint vers la chaise de poste, dont la portière s'ouvrit de nouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.
—Je veux mourir si ce n'est pas le vieux Jean de Penhoël!... dit la Romance.
Le vieillard était entré dans l'auberge.
Personne ne bougeait plus à l'intérieur des chaises de poste, dont les chevaux soufflaient et fumaient.
L'inconnu causait toujours avec l'aubergiste.
Au bout d'une grande demi-heure, le vieillard qu'on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidé par un domestique de l'hôtel, il portait à bras une femme qui semblait malade et d'une faiblesse extrême.
—Madame!... murmurait-on aux fenêtres. Et l'on ajoutait:
—Que veut dire tout cela?...
La femme malade fut introduite dans l'une des chaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.
On entendit l'inconnu demander au maître de l'auberge:
—Combien y a-t-il de temps qu'il est parti?
—Une demi-heure à peu près.
—Je vous prie de me faire seller un cheval sur-le-champ.
—Voilà le difficile, notre monsieur... Et vous aurez de la peine à en trouver par la ville... Les gens dont nous parlions tout à l'heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi, les chevaux de toutes les auberges.
—Qu'on dételle un de ceux de ma chaise de poste!... dit l'inconnu.
Son ordre fut exécuté sur-le-champ. Il se mit en selle et se pencha à la portière de l'une des chaises de poste.
—Vous passerez au pont des Houssayes..., dit-il; j'arriverai avant vous au manoir.
Il piqua des deux et partit au galop. Les voitures s'éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n'y avait plus personne dans la rue.
La société avait la fièvre, et les nouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n'étaient pas de nature à la guérir.
Numa s'était glissé jusqu'à la porte de la rue; il avait fait le tour des mystérieuses voitures et insinué son regard à l'intérieur.
—Ma foi! s'écria-t-il en rentrant dans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour y croire!...
—Quoi donc?... quoi donc?
Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaient fières d'être ses sœurs.
—Quoi donc?... répéta-t-il enfin; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades et des morts.
—Des morts!... se récria l'assemblée.
—Des revenants, du moins!... J'ai bien regardé dans les deux voitures, et, à l'exception d'une paire de grands coquins, noirs comme de l'encre, qui sont sur les siéges, je crois avoir reconnu tout le monde.
La société n'interrogeait plus, mais le frère Numa Babouin était maintenant le centre d'un cercle qui le pressait à l'étouffer.
C'était un beau moment dans la vie du jeune chef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l'Étang; il ne se hâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaient une si haute importance.
—Laissez-moi respirer, mesdames et messieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts... Dans la première voiture, j'ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l'ancien maître de cette auberge... vous savez bien, le père Géraud?...
—Oui! oui!...
—Et l'oncle en sabots.
—C'était donc bien lui?
—Si vous m'interrompez, je ne pourrai rien dire... C'est dans cette voiture qu'on a fait monter Madame... Dans l'autre, j'ai aperçu, que diable! celles-là sont bien mortes! les deux filles de l'oncle Jean avec leurs anciens amoureux Étienne et Roger de Launoy...
—Prenez garde, M. Babouin!... dit Kerbichel; l'acte mortuaire a été dressé dûment et dans les formes.
—Je m'en lave les mains, monsieur!... Ce ne serait pas la première fois, soit dit sans vous offenser, que l'état civil ferait des âneries!... Enfin, toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi, un enfant dans ses bras!...
—Voyez-vous cela!... s'écrièrent les cinq femmes évidemment ravies.
—Le pauvre cher Ange!...
—Le pauvre cher Ange, murmura le frère Babouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière du pays...
Les membres de la société se regardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel reprit d'un accent pénétré:
—A l'exception de M. Chauvette qui, j'ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le monde ici porte les Penhoël dans son cœur... Je propose de boire a leur retour, que chacun de nous espérait, au fond de l'âme, et qui nous rend si heureux!
Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés à Redon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cette fois, partie de l'expédition. Nos trois gentilshommes n'emmenaient avec eux que le maître de Penhoël et Madame.
René avait repris de la force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, et tout le long de la route il n'avait fait que boire.
Marthe, au contraire, avait la conscience parfaite du rôle qu'on imposait à son mari. Elle se sentait prisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint ne réagissait plus. Il n'y avait en elle qu'indifférence et apathie: elle n'eût point levé le bras pour détourner le couteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d'une faiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révolter eût été impuissante.
Durant toute la route, sa fatigue l'avait plongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.
Ce qui allait se passer lui importait peu. Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filles chéries: Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du ciel par deux fois pour visiter sa souffrance.
Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.
En arrivant, elle s'étendit sur un lit, sur ce même lit où Lola s'était reposée, trois ans auparavant, tandis que Blaise et Robert faisaient leur premier repas à l'auberge du Mouton couronné.
Nos trois gentilshommes et René de Penhoël s'attablèrent cette fois comme l'autre. On fit boire René tant qu'on put, et l'on ne manqua pas de trinquer à son prochain retour dans la maison de ses pères.
Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise et Bibandier montèrent à cheval.
Avant de partir, ils dirent à René:
—Vous avez confiance en nous, maintenant, Penhoël... Vous savez désormais où sont vos amis et où sont vos ennemis... Nous sommes forcés de vous quitter pour aller préparer les voies, là-bas, au manoir... D'ici huit heures, passez le temps comme vous l'entendrez... mais, à huit heures, il faut que vous soyez sur la route de Penhoël.
René resta seul avec sa femme qui dormait. Ses anciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avait mis de l'or dans ses poches, et il avait le vin content ce jour-là.
A huit heures, il quitta l'auberge, suivant les instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était le seul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redon, car Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.
Il avait vaguement la crainte d'être poursuivi par le nabab.
Celui-ci avait perdu un jour entier à chercher dans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deux compagnons avaient sur lui plus de douze heures d'avance; mais ce large intervalle s'était amoindri peu à peu durant le voyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé de Redon quatre ou cinq heures seulement après l'arrivée des fugitifs.
Le maître de l'auberge lui donna tous les renseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus au Mouton couronné dans l'après-midi. L'oncle Jean fut chargé de se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il dut hésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la route de Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cette chambre d'auberge à la merci des événements.
Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononça quelques paroles d'espérance, mais il ne risqua point encore les noms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu'il craignait, pour la pauvre malade, l'émotion subite et trop forte.
On la plaça, loin de ses filles, dans la voiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent...
A une lieue de Redon, René de Penhoël qui chancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la route connue du manoir, entendit derrière lui le galop d'un cheval.
La nuit était humide et sombre. C'était au fond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignait jadis les rangs de sa fantastique armée.
Penhoël tourna la tête et vit dans les ténèbres une forme noire qui s'avançait rapidement.
C'était un cavalier dont la taille et la figure disparaissaient sous les plis d'un long manteau.
—Qui es-tu? cria l'ancien maître d'une voix avinée.
Le cavalier ne répondit point.
—Moi, je suis Penhoël..., reprit René; je vais racheter le manoir de mon père... et chasser Pontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu'il est!...
Le cavalier garda le silence.
Malgré son ivresse, René se sentit le cœur serré par un effroi vague.
Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit de même. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grande taille qui se développait confusément dans l'ombre.
Il mit les éperons dans le ventre de sa monture, qui partit au galop. Le cheval de l'étranger galopa de front.
—Qui es-tu?... qui es-tu? balbutia Penhoël.
Même silence de la part de l'inconnu.
René tremblait.
Au bout d'une heure de marche, pendant laquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d'effrayantes visions, son cheval roidit les jarrets et s'arrêta court.
Une nappe d'eau écumante et agitée s'étendait sur la route au-devant de lui. A gauche, le marais de Glénac prolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la Femme Blanche balançait les plis de sa robe de brouillard. A droite, la double colline donnait passage au torrent.
En face, on distinguait vaguement, au sommet de la montée, les constructions du manoir.
Il n'y avait pas une seule lumière aux fenêtres.
Mais, au bas de la colline, on distinguait une lueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans la loge de Benoît le passeur.
—Au bac!... cria René de toute sa force.
Sa voix enrouée dut mourir avant d'arriver au milieu de la rivière.
Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.
L'inconnu arrondit ses deux mains autour de sa bouche et cria d'une voix vibrante, qui sonna dans la nuit comme l'appel d'un cor.
—Au bac!... ho!... ho!...
La lumière s'éteignit dans la loge.
René tressaillit sur son cheval et se sentit froid dans les veines.
II
LE MOURANT.
En quittant l'auberge du Mouton couronné, qui devait rappeler à Robert et à Blaise une foule de bons souvenirs, nos trois gentilshommes avaient pris la route de Redon à la Gacilly.
Mais au lieu de poursuivre tout droit leur chemin jusqu'au manoir, ils s'arrêtèrent à la hauteur du bourg de Bains, et entrèrent dans le taillis.
Ils descendirent tous trois de cheval.
Jusqu'alors, la route s'était faite silencieusement, et chacun d'eux semblait en proie à des méditations assez graves.
—Nous allons jeter notre bonnet par-dessus les moulins!... dit Robert en passant sa bride autour d'une branche de chêne, nous allons jouer le tout pour le tout... et ces parties-là se gagnent plus souvent qu'on ne pense!
—Nous avons du malheur..., soupira Bibandier.
—Tais-toi! s'écria Blaise; sans ta bêtise, les petites seraient au fond de l'eau... et nous aurions dans nos poches les diamants du nabab!
—L'Endormeur, mon ami, répliqua Bibandier, tu n'as plus le droit de parler... Ton poison n'a pas mieux réussi que ma noyade... Les petites ont un sort!
—Imbécile!... grommela Blaise.
—La paix!... fit Robert; nous n'avons pas le temps de nous disputer... Si nous travaillons comme il faut, ce soir, la chance peut tourner encore... Et ce qui me plaît dans cette partie, c'est qu'au moins elle ne sera pas longue à décider!
—Mais, dit Blaise, si nous la perdons...?
—A la grâce du diable, mon bonhomme!... Si nous la perdons, il n'y a plus rien à faire en France... Tu files de ton côté, moi du mien; Bibandier prend une troisième route, et nous recommençons sur nouveaux frais...
Il s'arrêta sur le bord du taillis qui faisait face au bourg de Bains, et reprit:
—C'est dur à penser!... Les années viennent... et l'on n'est pas beaucoup plus avancé que le premier jour!... Bah! chaque homme trouve l'occasion de faire fortune une fois dans sa vie... Il ne s'agit que de la saisir... Mes bons amis, c'est peut-être ce soir que notre étoile prendra sa place au ciel...
—Peste!... interrompit Blaise; te voilà poëte!...
—Tu vas mourir!... marmotta Bibandier.
L'Américain fit la grimace à ce dernier mot.
Puis il releva la tête et montra du doigt la dernière maison du bourg.
—Si maître Protais le Hivain n'a point perdu ses vieilles habitudes, reprit-il, nous allons le voir sortir tout à l'heure et venir de ce côté, vers la brune, fumer sa pipe du soir...
—Mais que diable veux-tu faire de maître le Hivain?... demanda Blaise.
Robert haussa les épaules.
—Penses-tu, répliqua-t-il, que M. le marquis de Pontalès viendrait volontiers à un rendez-vous que nous lui assignerions sur la lande, après la nuit tombée?...
—C'est juste!... c'est juste, dit Blaise; Macrocéphale nous servira d'appeau... Qui sait? l'aventure sera drôle et nous allons peut-être rire!...
—Je sais bien, moi, qui ne rira pas!... dit l'Américain en fronçant le sourcil; le vieux brigand de Pontalès y passera, ou bien nous serons riches!
Bibandier redressa tout d'une pièce sa longue taille.
—En voilà un que j'exterminerais sans faiblesse!... prononça-t-il gravement; jusqu'ici j'ai été la victime de mon bon cœur... Il est temps que cela finisse!
—Chut!... murmura Robert, et attention!
Il se courba pour cacher sa tête derrière le talus qui bordait le taillis. Blaise et Bibandier l'imitèrent.
La maison de l'homme de loi venait de s'ouvrir, et maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, s'avançait, en personne, dans la direction du bois.
Sa longue tête était couverte d'un bonnet de laine, mais il avait l'habit noir et les breloques d'un homme d'importance.
Il se promenait tout doucement, les mains derrière le dos, fumant sa pipe comme un juste, et méditant, à loisir, quelque affreux tour de chicane.
La nuit commençait à devenir sombre lorsqu'il passa au ras du talus.
—En avant!... dit Robert qui sauta d'un bond sur la lande.
Le pauvre homme de loi voulut pousser un cri en voyant ces trois figures trop connues qui l'entouraient à l'improviste; mais Bibandier lui mit sa main énorme sur la bouche.
—Par Satan! M. de la Chicane, dit-il terriblement, si tu soupires seulement, je t'étrangle!
Le Hivain tremblait de tous ses membres, et ses dents claquaient.
—Mes bons messieurs..., balbutia-t-il enfin, mes dignes et chers amis... je suis bien heureux de vous revoir... Mais l'étonnement... le saisissement... le plaisir!...
Ses petits yeux roulaient et n'osaient point se fixer.
—Allons, allons!... dit Bibandier qui était tout glorieux de faire peur à quelqu'un, on sait bien que tu nous aimes, M. de la Chicane!... Pas de grandes phrases!... nous avons besoin de toi; suis-nous.
—Je vous suivrai au bout du monde, mes chers messieurs, répliqua le malheureux Macrocéphale, mais pourtant...
—Venez!... interrompit Robert.
Le Hivain ne souffla plus mot, et se laissa conduire à l'intérieur du taillis. On se remit en selle, et l'homme de loi fut placé en croupe derrière Bibandier.
—Marchons!... dit Robert qui prit l'arrière-garde pour pouvoir causer avec l'homme de loi.
—Si vous allez au manoir, fit observer timidement celui-ci, je vous engage à prendre le pont des Houssayes, mes dignes messieurs... car nous sommes en déris depuis hier... et le bac de Port-Corbeau ne sert plus à grand'chose.
—Benoît Haligan est mort? demanda l'Américain.
—Guère ne s'en faut, mon bon M. de Blois!... Vous savez que le pauvre fou croit deviner l'avenir... Voilà plus de six mois qu'il agonise... et il a prédit lui-même que la mort entrerait ce soir dans sa cabane.
—Et Pontalès?... demanda encore Robert.
—Oh! celui-là se porte bien, Dieu merci!... Toujours fin comme une demi-douzaine de Normands... toujours dur avec le pauvre monde!... Jésus! bon Dieu! mon digne M. Robert, je suis un homme paisible, mais lorsque je le vis vous chasser de Penhoël... oh! je l'avoue franchement, j'eus envie de lui briser mon bâton de houx sur la tête!
—En vérité!... fit Robert, ce fut à ce point-là?...
Macrocéphale prit un air attendri.
—Mes excellents amis..., dit-il, mon digne M. de Blois... mon cher M. Blaise... et vous-même, mon brave M. Bibandier... vous ne pouvez pas savoir combien je vous suis attaché sincèrement et du fond du cœur!... Pour vous être seulement agréable, voyez-vous bien, je me ferais hacher en mille pièces...
Bibandier éclata de rire.
—J'attendais cette chute-là!... s'écria-t-il. Eh bien! M. de la Chicane, vous voyez bien que nous vous payons de retour, puisque nous avons fait cent lieues pour vous chercher!
—Et m'est-il permis de vous demander...? commença l'homme de loi.
—En temps et lieu vous saurez tout cela, M. le Hivain, interrompit Robert. La question importante, pour le moment, est de savoir si vous voulez être avec nous ou contre nous.
—Seigneur Jésus! s'écria l'homme de loi, moi... contre vous!...
—Pour parler franc, reprit Robert, nous voulons en finir avec Pontalès!
—Par des voies légales, je suppose?
—Très-légales.
—Eh bien! mon digne M. de Blois... mon cher M. Blaise... mon brave M. Bibandier, je suis à vous... tout à vous!
Ils cheminaient maintenant à travers la lande, suivant à peu près la route que Diane et Cyprienne avaient parcourue, la nuit de la Saint-Louis, en revenant de leur expédition chez l'homme de loi.
Ils traversèrent le pont des Houssayes, dont les piles de bois tremblaient sous l'effort croissant de l'inondation; puis ils descendirent la rivière jusqu'au passage du Port-Corbeau.
Comme ils arrivaient sous le manoir, Robert, qui marchait le premier, arrêta son cheval.
—Maître le Hivain, dit-il, votre besogne ne sera pas bien malaisée, et nous vous payerons chacun de vos pas comme si vous étiez un roi.
—Ce n'est pas l'intérêt qui me fait agir, mon digne monsieur...
—Écoutez!... vous aurez tout simplement à monter jusqu'au manoir.
—Volontiers!... Pourquoi faire?
—Pour aller nous chercher M. le marquis de Pontalès, avec qui je veux avoir une entrevue.
L'homme de loi secoua la tête.
—J'aurais beau monter au manoir, répondit-il, cela ne vous avancerait guère... Pontalès est un homme habile, je dois en convenir... Il reste là-bas, dans le grand château, pour faire dire aux alentours que les convenances sont gardées et que la maison des Penhoël attend encore ses anciens maîtres dans le cas où ils viendraient payer le prix du rachat.
—Et il n'y a personne au manoir?...
Macrocéphale montra du doigt la façade où ne brillait aucune lumière.
—Personne!... répliqua-t-il, si ce n'est un vieux domestique, chargé du bac, qui demeure dans les communs... C'est toute une comédie... La grande porte du manoir reste ouverte... et Pontalès répète à qui veut l'entendre qu'il espère voir les Penhoël rentrer dans la maison de leurs aïeux.
Robert n'écoutait plus, et semblait méditer sur ce contre-temps.
—Mais si vous voulez, ajouta Macrocéphale, je vais prendre un de vos chevaux et courir jusqu'à Pontalès.
—Il faut que l'entrevue ait lieu ici..., répliqua Robert.
—Eh bien! je vous ramènerai votre homme.
L'Américain examina en dessous l'homme de loi, qui gardait son air doucereux et innocent.
—L'Endormeur!... dit-il, on ne doit pas encore être couché à la ferme... va chercher le petit Francin... et si l'on t'interroge, dis qu'il s'agit des intérêts de Penhoël.
Blaise s'engagea dans le sentier qui conduisait à la ferme.
—Mon brave M. le Hivain, reprit Robert, nous avons toute confiance en vous... mais il faut une grande heure pour aller et revenir de Pontalès. Et que de choses passent dans la tête d'un homme pendant une heure!... Restez plutôt avec nous... le petit Francin portera la lettre que vous allez écrire à M. le marquis.
—La lettre!... répéta le Hivain; comment voulez-vous que j'écrive au milieu de ce taillis?
Robert indiqua du doigt une lueur qui brillait à travers les branches des châtaigniers.
—La loge du vieux Benoît nous servira de bureau..., répondit-il.
—Ce que nous allons faire, murmura l'homme de loi, n'a pas besoin de témoins...
Ils étaient à cinquante pas, tout au plus, de la loge. Bibandier se glissa entre les branches du taillis et disparut pour revenir presque aussitôt.
—Le pauvre vieux ne nous gênera pas..., dit-il de loin.
—Il est mort?...
—Donnez-vous la peine d'entrer!... Nous sommes les maîtres de la loge.
Ils s'introduisirent tous les trois dans la cabane, dont l'intérieur sombre et enfumé n'était éclairé que par une mince chandelle de résine, placée au chevet du grabat.
Le vieux Benoît était étendu sur le dos, les bras en croix, les yeux ouverts et fixes. Il ne respirait plus.
Robert alla prendre la résine, et la posa auprès du trou qui servait de cheminée.
—Allume du feu, Bibandier..., dit-il; car maître le Hivain a l'air de trembler la fièvre.
L'homme de loi frissonnait en effet. L'aventure tournait au lugubre, et il se demandait avec effroi quel en serait le dénoûment.
Il s'était assis le plus loin possible du grabat, et de manière à tourner le dos au mort.
Bibandier jeta dans le foyer une brassée de bois sec. Quand la flamme s'éleva claire et petillante, l'Américain rapprocha son escabelle avec un mouvement de bien-être non équivoque.
—Les soirées fraîchissent..., dit-il, et le feu commence à ne pas être de trop!... Avez-vous ce qu'il faut pour écrire, M. le Hivain?... Moi, je n'ai que du papier timbré.
Macrocéphale releva sur lui un regard de surprise.
—Ça vous étonne? reprit l'Américain; nous allons traiter une affaire sérieuse ce soir... Pontalès nous a joué un bon tour autrefois... mais, après la partie, vient la revanche... Arrangez-vous le mieux possible, et tâchez d'écrire sur vos genoux.
Le Hivain avait tiré de sa poche une petite écritoire, une plume et du papier.
—Ma parole!... reprit Robert, j'ai songé un instant à faire en personne une visite à ce vieux coquin de marquis... c'eût été plus simple... Mais on pourrait entrer dans ce grand diable de château et n'en point ressortir... J'aime mieux traiter la chose par correspondance... Écrivez.
—Je suis à vos ordres..., dit Macrocéphale.
—Écrivez!... Voyons, qu'allons-nous lui dire?
—Quelque chose d'adroit..., insinua Bibandier; si c'était un homme de nos âges, on pourrait risquer le rendez-vous d'amour...
—Tais-toi!... interrompit Robert; écrivez... «M. le marquis...» Que diable, M. le Hivain, vous n'êtes pas un enfant... écrivez de manière à ce qu'il vienne, et gagnez votre argent!
L'homme de loi se gratta l'oreille.
—A cette heure de nuit!... murmura-t-il; et le jour où tombe le terme... D'ailleurs, le marquis va se dire: «Pourquoi maître le Hivain ne vient-il pas jusque chez moi?»
—Il faut trouver un moyen.
—Je cherche..., dit Bibandier.
—Tais-toi!... Maître le Hivain, vous êtes un homme de ressources...
-Vous êtes bien honnête, mon digne monsieur... mais Pontalès est si défiant!... Attendez donc!... s'écria-t-il tout à coup en se touchant le front; je crois que j'ai trouvé!
—Voyons?...
—Il y a une chose qui mettrait Pontalès sur ses deux jambes, quand même il serait à l'agonie: c'est le nom de l'aîné de Penhoël.
—En vérité?... fit Robert qui se prit à sourire.
—On parle justement dans le pays, depuis deux ou trois mois, du prétendu retour de M. Louis..., poursuivit Macrocéphale; vous m'entendez bien... une de ces rumeurs qui se répandent on ne sait pourquoi ni comment... Je vais lui dire qu'il s'agit d'événements graves, où se trouve mêlé Louis de Penhoël.
—Dites lui cela, maître le Hivain..., répliqua Robert; et peut-être ne mentirez-vous pas tant que vous croyez.
La plume de l'homme de loi, qui courait déjà sur le papier, s'arrêta net.
—Comment!... balbutia-t-il; est-ce que vous sauriez...?
Blaise revenait avec le petit Francin.
—Finissez votre lettre!... dit Robert; avant une heure, vous en saurez aussi long que nous.
L'homme de loi plia sa missive et la remit au petit paysan, qui partit au galop, croyant servir les intérêts de l'ancien maître de Penhoël.
Dès qu'il se fut éloigné, Robert devint taciturne, et Macrocéphale essaya en vain de renouer la conversation.
C'était une nuit de novembre noire et froide; on entendait gémir le vent dans le taillis, et l'eau déchaînée, qui roulait en bouillonnant au pied de la colline.
A l'intérieur de la cabane, le silence régnait.
Une fois, Macrocéphale, qui avait l'oreille aux aguets, crut entendre un soupir faible, venant du lit mortuaire.
Il se leva épouvanté; mais nos trois compagnons le forcèrent à se rasseoir, et ne lui épargnèrent point les moqueries.
Par le fait, le pauvre Benoît Haligan était toujours sur son grabat, les bras en croix et les yeux morts.
Au bout d'une heure, on ouït un bruit de chevaux sur la montée.
Nos trois compagnons se cachèrent précipitamment derrière la porte, et l'homme de loi resta seul auprès du foyer.
L'instant d'après, le vieux marquis de Pontalès entrait dans la cabane.
Il avait mis de côté son sourire emmiellé, et semblait de fort mauvaise humeur.
—Que signifie cela? s'écria-t-il du seuil; pourquoi ce rendez-vous?... Et depuis quand n'avez-vous plus la force de venir jusque chez moi?
Macrocéphale faisait de grands saluts. Peut-être eût-il été fort embarrassé pour répondre, si nos trois gentilshommes ne lui en eussent épargné la peine.
Pontalès, en effet, fit trêve à ses questions, parce que la porte venait de se refermer bruyamment derrière lui.
Il se retourna en tressaillant, et reconnut d'un seul coup d'œil à qui il avait affaire.
—Un guet-apens!... murmura-t-il.
Puis il ajouta sans savoir qu'il parlait:
—Mon fils m'écrivait hier qu'ils étaient tous à Paris!...
—Voici un pauvre raisonnement pour un homme de votre force!... répliqua Robert en riant; ne savez-vous pas bien qu'un quart d'heure avant sa mort, M. de la Palisse était encore en vie?... Mais nous oublions de nous serrer la main, cher marquis, et de nous demander mutuellement de nos nouvelles...
Pontalès semblait un renard pris au piége. Sous ses paupières, baissées à demi, on voyait ses petits yeux gris qui roulaient tout effarés...
Robert, Blaise et Bibandier lui-même vinrent, tour à tour, lui tendre la main. Il répondit machinalement à cette ironique politesse.
—Messieurs..., balbutia-t-il, c'est vous sans doute qui avez induit M. le Hivain à m'indiquer ce rendez-vous?...
—Si vous nous aviez laissé notre beau manoir de Penhoël, cher marquis, répliqua Robert, nous n'en serions pas réduits à vous recevoir dans une chaumière... Ah! vous jouâtes là un joli coup de cartes!... Du diable si j'ai vu tricher avec plus d'aplomb en ma vie!... Les gendarmes... les extraits des rôles de la préfecture... tout cela était très-fort!... Mais prenez donc la peine de vous asseoir, M. le marquis, nous avons beaucoup de choses à nous dire, et rester debout sera fatigant.
Pontalès s'assit sur une escabelle.
—Procédons sans plan ni méthode!... reprit l'Américain dont l'air libre contrastait avec la détresse du marquis; je ne hais pas cet aimable désordre qui saute d'un sujet à un autre et varie gaiement l'entretien... Vous nous parliez de votre fils?... Un très-beau cavalier, ma foi! et qui menait bonne vie là-bas dans la capitale... Vous avez reçu de lui une lettre hier... Je puis vous donner des nouvelles encore plus fraîches.
—Vous l'avez vu récemment?... demanda Pontalès qui tâchait péniblement à se remettre.
—Mon Dieu, répondit Robert, je ne sais trop comment vous dire cela... Le fait est que c'est une déplorable affaire!...
Le marquis était père; sa tête se releva inquiète.
—Vous savez, reprit l'Américain, on est jeune... on est brave... peut-être un peu querelleur... on a des duels...
—Un duel!... s'écria le marquis.
—Un duel extrêmement malheureux, mon cher M. de Pontalès... L'aîné de Penhoël lui a mis trois pouces de fer dans la poitrine.
Le marquis se leva tout d'une pièce, comme s'il eût reçu un choc galvanique. Macrocéphale ne put s'empêcher de l'imiter.
Nos trois gentilshommes, assis l'un près de l'autre, balançaient leurs jambes croisées et gardaient un calme parfait.
—L'aîné de Penhoël!... répéta Pontalès d'une voix tremblante; celui qu'on n'a pas vu depuis vingt ans?... Mes oreilles ne me trompent-elles point... et parlez-vous bien de Louis de Penhoël?...
A ce nom prononcé, un soupir rauque se fit entendre du côté du grabat.
Macrocéphale chancela sur ses jambes.
—Le mort s'éveille!... murmura-t-il.
Bibandier et Blaise étaient pâles, mais Robert haussa les épaules.
—Quand les vivants le voudront, prononça-t-il lentement, le mort se rendormira.
Tout le monde, cependant, glissait vers le grabat des regards effrayés.
Comme si le vieux Benoît eût voulu protester contre cette menace, on le vit s'agiter entre ses draps, puis se lever sur son séant.
—C'est aujourd'hui!... dit-il d'une voix creuse; voilà bien des jours et bien des nuits que j'attendais ce moment!... La main de Dieu est sur moi... je ne verrai pas le retour de Penhoël!
Tout le monde gardait un silence glacé. Robert lui-même, malgré sa forfanterie, ne trouvait pas le courage d'ouvrir la bouche.
—J'avais compté mes heures, reprit le vieillard; je savais bien que la maladie n'aurait pas le temps de me tuer... Je l'avais dit... je l'avais dit!... L'étranger était venu par un déris... dans une nuit sombre... c'est dans une nuit sombre et par un déris qu'il devait revenir!... Penhoël! Penhoël! celui qui tuera ton corps et ton âme va me prendre ma vie mortelle!
Son souffle râlait. Chacune de ses paroles tombait sourde et pénible.
Il n'y avait pas dans la cabane une seule poitrine qui ne fût oppressée.
—Qui donc a laissé ouvertes les portes du manoir?... reprit encore le vieux passeur dont la voix se fit plus vibrante; je vois entrer ceux qui n'auraient jamais dû sortir... celles qu'on croyait mortes ont, autour de leurs lèvres roses, le sourire de la vie...
«Penhoël ne cherche plus ses filles parmi les belles-de-nuit, qui glissent sous les saules.
«Et l'absent, comme son cœur bat! son noble cœur! à respirer l'air aimé du pays!...
«Les larmes sont séchées dans les yeux de la sainte femme. Il y a un nouveau-né dans le berceau, paré de fleurs...»
Un sourire étrange éclaira sa face hâve; il balbutia encore des paroles qu'on ne pouvait plus entendre, et sa tête lourde rebondit sur la paille de son oreiller.
Un long silence régna dans la cabane; puis l'Américain rapprocha son escabelle du siége de Pontalès.
—Il y a du vrai dans ce que dit ce vieux fou, monsieur!... murmura-t-il. L'œuvre que vous avez édifiée péniblement, à force de trahisons et de mensonges, est sapée par la base... Tel que vous me voyez, marquis de Pontalès, je viens vous apporter la ruine ou le salut... C'est à vous de choisir.
III
LOUIS DE PENHOËL.
La lutte était entre Robert et le marquis; Blaise et Bibandier se taisaient. Macrocéphale jetait des regards effarés vers le pauvre grabat de Benoît.
—S'il ne s'agissait que du rachat de Penhoël, reprit Robert, je n'aurais pas même eu l'idée de venir vous déranger, M. le marquis... mais vous avez bien d'autres choses à craindre... Savez-vous que ce Louis de Penhoël est un rude adversaire?...
—Vous l'avez vu?... demanda Pontalès.
—Comme je vous vois, M. le marquis.
—Est-il toujours fort?
—Toujours fort... toujours beau... toujours jeune!... Le jour où votre fils est tombé sous son épée, Louis de Penhoël est sorti vainqueur de quatre autres duels.
—Mon pauvre fils! murmura Pontalès qui avait un peu oublié sa douleur paternelle; mais vous dites qu'il n'est pas mort... et à son âge, on revient de loin... Voyons, messieurs, ajouta-t-il en donnant à son visage cette expression de bonhomie que nous lui connaissions jadis, j'ai regretté bien souvent de m'être séparé de vous... et une fois passé le premier instant de surprise, je suis plutôt joyeux que mécontent de vous revoir.
Robert lui tendit la main.
—Voilà qui est parler, Pontalès!... s'écria-t-il; d'autant mieux que votre sincérité est à l'abri de tout soupçon! Puisque vous le prenez ainsi, comme il faut, je vais jouer cartes sur table... D'abord, nous ramenons de Paris René de Penhoël et sa femme.
—Ah!... fit Pontalès, c'est vous qui les ramenez?
—Naturellement... Il nous fallait bien une arme contre votre habileté grande, M. le marquis... De manière ou d'autre, Penhoël possède les fonds qui doivent servir au rachat... Or, je ne veux pas vous le cacher, M. le marquis, le jour où Penhoël rentrera dans son manoir, vous serez bien près de quitter votre beau château et tous vos magnifiques domaines...
—Comment cela?
Robert tira sa montre.
—Dix heures!... murmura-t-il en se parlant à lui-même; dans une demi-heure René sera ici... Pardonnez-moi si je n'entre pas dans des explications détaillées, car le temps nous presse, et c'est à peine si nous pourrons dresser les actes qu'il nous faudra signer.
Pontalès ne répondit point, mais son regard fit le tour de l'assistance.
—Sans doute... sans doute! reprit Robert qui interprétait ce coup d'œil furtif et peureux, nous sommes trois contre un... car maître le Hivain observera la neutralité la plus absolue, en cas de guerre déclarée... Nous pourrions user de violence à notre aise... mais ne craignez rien, M. le marquis... nous n'aurons pas besoin de cela... Notre intérêt veut qu'une alliance soit conclue entre vous et nous... alliance solide, cette fois, et que votre caprice ne puisse plus rompre...
Il se tourna vers l'homme de loi, qui chauffait ses grands souliers ferrés au coin de la cheminée.
—Préparez votre plume et votre encre, M. le Hivain, reprit-il; voici deux feuilles de papier timbré... Ayez l'obligeance de nous minuter un acte passé entre M. de Pontalès d'une part, et nous trois de l'autre, lequel acte divise en quatre portions égales les anciens domaines de Penhoël.
—Et je n'aurai qu'un quart?... grommela le marquis.
—Chacun de nous, répliqua Robert, aura l'un des trois autres quarts.
—J'aime mieux subir le rachat.
Robert donna les deux papiers timbrés à l'homme de loi.
—Permettez! dit-il en faisant à Pontalès un petit signe de tête amical, vous n'avez pas tout à fait le choix... Si nous ne sommes pas avec vous, nous serons contre vous... n'est-ce pas, mes braves?
Blaise et Bibandier s'agitèrent sur leurs escabelles.
—Et si nous sommes contre vous, reprit Robert, nous ramènerons sur le tapis certaines vieilles histoires qui vous donneront bien du fil à retordre... Maître le Hivain, écrivez un peu plus vite!
—A quoi bon?... dit tout bas Pontalès, je ne signerai pas.
—Vous signerez, mon vieil ami!... Figurez-vous que le diable s'est mêlé de nos affaires: les deux filles de l'oncle Jean ne sont pas mortes.
Pontalès tressaillit.
—Le vieux Benoît vient de vous le dire dans son langage original. Elles sont, ma foi! pleines de vie et n'ignorent rien de votre bonne volonté à leur égard... Mais voilà le plus curieux: c'est par leur entremise que Louis de Penhoël a retrouvé sa famille... Il les aime à la folie... Et je vous promets que si jamais il passe l'Oust, à Port-Corbeau, vous aurez bien vite de ses nouvelles.
—Voici l'un des doubles..., dit Macrocéphale.
Robert y jeta un rapide coup d'œil.
—C'est parfait!... dit-il; tirez-en la copie.
Le Hivain se remit au travail.
—Mais enfin..., murmura Pontalès qui semblait hésiter, en quoi la signature de cet acte pourrait-elle me protéger?
-Dans un quart d'heure, répondit l'Américain, René va demander le bac... nous sommes armés sous nos manteaux, et je vous ai apporté un poignard, M. le marquis.
—A moi?
—A vous!... car, cette fois, chacun mettra la main à l'œuvre... Nous serons cinq, en comptant maître le Hivain, qui ne nous refusera point son aide.
—Je suis un homme paisible, balbutia Macrocéphale.
—Vous ferez nombre... Et cela ne sera pas inutile... car nous aurons peut-être plus d'un adversaire à combattre.
—Louis de Penhoël?... prononça Pontalès à voix basse.
—Louis de Penhoël..., répéta l'Américain.
Il parlait ici contre sa pensée. Selon lui, le nabab devait être encore à Paris, ou, tout au plus, sur la route de Bretagne. Mais il lui fallait un autre épouvantail que René.
Pontalès hésitait encore.
Macrocéphale venait d'achever la copie de l'acte.
—M. le marquis, dit Robert, il faut vous décider... Si vous ne signez pas, nous allons faire nous-mêmes l'office de passeurs, et amener ici les deux Penhoël... Il faut que vous compreniez bien votre situation... Vous avez affaire ici à trois hommes qui n'ont plus rien à perdre, et qui, peut-être, gardent contre vous quelque petite rancune... Ces hommes sont habitués à mettre leur intérêt avant toute idée de vengeance... Profitez, croyez-moi, de leur sagesse!... car, si vous perdez l'occasion, ce soir, demain, ces hommes porteront témoignage dans l'accusation de vol et d'assassinat que les deux Penhoël comptent vous intenter.
Pontalès pressa son front chauve entre ses deux mains.
Un cri retentissant se fit entendre au dehors, dans la direction de la route de Redon.
On disait:
—Au bac!... ho!... ho!...
Le vieux passeur s'agita une seconde fois sous sa couverture, comme si ce cri eût remué son agonie.
—Le voilà!... murmura-t-il de sa voix creuse et haletante. Je le reconnais!... Mon Dieu!... donnez-moi une heure de vie, pour que le serviteur puisse saluer son maître avant d'aller vers vous.
Pontalès saisit une des copies et apposa convulsivement sa signature au bas du papier.
Tout le monde se leva. Robert souffla la résine.
—La voix de l'agonisant s'éleva encore dans la nuit.
—Il a signé!... murmura-t-il; mais Dieu veille!...Assassins... assassins, malheur à vous!...
La porte avait été ouverte. Bibandier, Pontalès et l'homme de loi étaient déjà dehors.
-Voilà trois mois que le vieux agonise!... grommela Blaise, et son témoignage serait terrible en cas de malheur...
—Sors!... dit Robert.
Blaise sortit.
Au lieu de le suivre, l'Américain se dirigea en tâtonnant vers le lit du mourant.
D'un geste brusque il retira l'oreiller de paille qui soutenait la tête de Benoît.
Celui-ci poussa un cri faible. Sa tête pendait maintenant renversée, et le souffle s'arrêtait dans sa gorge.
—Je l'avais dit!... balbutia-t-il en luttant contre la dernière étreinte de la mort; je l'avais dit!... Mon corps était à toi... Que Dieu et la Vierge aient pitié de mon âme!...
Le silence régna dans la loge. Robert, dont le front pâle s'inondait d'une sueur froide, avait rejoint ses quatre compagnons. Ils entrèrent tous les cinq dans le bac. Pontalès et Macrocéphale lui-même étaient armés de couteaux apportés par Robert.
Pontalès avait un tremblement nerveux par tout le corps; ce fut lui qui sauta le premier dans le bateau.
—Ils ont jusqu'à minuit! murmura-t-il; jusqu'à minuit, tous ceux qui tenteront de passer la rivière doivent mourir!
Son esprit semblait frappé violemment. La fièvre le jetait hors de cette prudence cauteleuse, qui avait été sa règle durant toute une longue vie!
Robert riait dans sa barbe à le voir prendre la tête du bac et brandir son couteau.
Bibandier avait saisi la perche. Maître le Hivain se tenait coi à l'arrière de la barque, et sentait tous les tourments d'un homme paisible, lancé tout à coup au milieu d'une bataille.
Ils atteignaient le milieu de la rivière. On n'apercevait encore rien sur la rive opposée, tant la nuit était sombre.
—Couchez-vous au fond du bac..., dit Robert; Bibandier seul doit se montrer à découvert.
Il joignit l'exemple au précepte et l'on ne vit plus, au-dessus du bord, que la tête chevelue de l'ancien uhlan.
Au bout d'une minute, celui-ci cessa de percher.
—Il est tout seul..., murmura-t-il.
—Aborde!... répliqua Robert.
Puis il ajouta en serrant le bras de Pontalès:
—On dit qu'entre vous et Penhoël, c'est une haine de plus d'un siècle... Vous avez droit à la préséance, M. le marquis... c'est vous qui frapperez le premier.
—Soit!... répliqua Pontalès d'une voix sourde, je frapperai le premier!
Le bateau toucha, et presque aussitôt René de Penhoël sauta lourdement sur les planches vermoulues de la cale.
On ne pouvait distinguer les traits de son visage, mais tout en lui révélait une agitation extraordinaire.
—Vite!... vite! balbutia-t-il; il a disparu avec son grand cheval noir... mais il va revenir peut-être... Vite!... vite!... mettez la rivière entre lui et moi!...
Nos quatre compagnons s'étaient relevés, mais René de Penhoël ne les voyait même pas. Son regard restait cloué sur le rivage avec une invincible terreur.
Pontalès était en proie à une sorte de folie... Robert était obligé de le retenir pour l'empêcher de s'élancer sur son ennemi.
—Tout à l'heure!... murmurait l'Américain, tout à l'heure!...
Pontalès se débattait l'écume à la bouche.
Le bateau avait cédé au courant pendant les quelques secondes où la perche de Bibandier était restée oisive.
On se trouvait maintenant auprès d'une petite langue de terre, où croissaient des saules, ces mêmes saules qui avaient servi d'abri à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée au manoir.
—Tourne!... cria l'Américain, ou nous allons chavirer.
Au moment où Bibandier, obéissant, plantait sa perche contre le rivage, une invisible main la saisit par sa garniture de fer et attira violemment le bac.
L'ancien uhlan poussa un cri de frayeur, ses mains abandonnèrent la perche. Le bateau s'était heurté contre la langue de terre, et il y avait maintenant sur l'avant un homme de grande taille, qui avait surgi là comme par enchantement.
—Louis de Penhoël!... murmura Robert qui lâcha le bras de Pontalès.
—Tu mens!... cria René, il n'y a plus qu'un Penhoël... l'autre était un lâche et un traître...
Sa voix s'arrêta dans sa gorge, parce que le vieux Pontalès, qu'on ne retenait plus, venait de le frapper par derrière.
René tomba lourdement, et resta en travers sur le bord du bateau.
Pontalès s'élança en brandissant son couteau sanglant et en criant:
—A l'autre! à l'autre!
L'inconnu, qui était en effet Louis de Penhoël, n'avait point vu le coup qui frappait son frère. Il rejeta derrière lui son manteau et brisa sur son genou le petit bout de la perche.
Le bateau descendait à la dérive vers le milieu du marais.
Le vieux Pontalès tomba, arrêté dans sa course par un coup de massue.
Puis une lutte courte s'engagea entre le nabab et les trois autres assassins; car Bibandier, le bon garçon, voyant que les choses tournaient au tragique, s'était coulé entre les saules et cheminait déjà sur la route de Redon.
Les poignards n'avaient pas beau jeu contre la massue du nabab.
Elle s'abaissa une fois, puis deux, puis trois.
A chaque coup, on entendait un râle.
Après le dernier coup, le silence régna sur le bateau.
Louis de Penhoël jeta son arme.
La nuit était bien sombre. Néanmoins, il voyait son frère couché contre le bord.
—René..., dit-il, nous n'avons plus d'ennemis...
Le maître de Penhoël demeura immobile.
Le nabab enjamba les cadavres pour se rapprocher de lui.
Au moment où il se baissait pour lui prendre la main, René, qui était en équilibre sur le plat-bord, fit un mouvement convulsif et glissa dans l'eau du marais, où il disparut aussitôt.
Le nabab poussa un grand cri. Son pied venait de glisser dans la mare de sang qui était sous le corps de son frère.
Il plongea tout habillé, tandis que le bac, chargé de ses quatre cadavres, continuait d'aller à la dérive vers le tournant de la Femme-Blanche.
Il resta longtemps sous l'eau, sondant les profondeurs sombres du marais. Par trois fois on eût pu le voir reparaître, et, par trois fois entendre sa voix sonore qui jetait aux deux rives du lac le nom de son frère.
Quand ces appels se taisaient, on n'entendait que le bruit sourd de l'inondation croissante, et ces vagues mugissements que jette le gouffre de la Femme-Blanche.
Louis plongea une dernière fois, et gagna ensuite la rive à la nage.
En ce moment, le bac touchait la lèvre du tournant et disparaissait sous les voiles de brouillard qui forment le vêtement fantastique de la Femme-Blanche.
Le chaland tournoya en craquant; les cadavres soulevés se choquèrent. Le gouffre s'était refermé.
Les deux chaises de poste, que nous avons vues s'arrêter devant l'auberge du Mouton couronné, sur le port de Redon, avaient passé la rivière d'Oust au pont des Houssayes, et gagné le manoir de Penhoël, par la route praticable aux voitures.
Les portes du manoir étaient ouvertes. Pontalès semblait avoir voulu défier les événements et proclamer bien haut qu'il attendait ses adversaires de pied ferme.
A l'intérieur de la maison, rien n'avait changé depuis trois mois. Durant tout cet espace de temps, en effet, Pontalès avait continué d'habiter le grand château, ne voulant pas jouir d'un bien qui ne lui était pas encore définitivement acquis.
Une fois passé le terme du rachat, il comptait bien prendre sa revanche.
Dans le salon du manoir, les voyageurs de nos deux chaises de poste étaient réunis.
On avait couché Madame sur sa chaise longue, et tout le monde l'entourait. Elle était pâle comme une morte; ses beaux traits, amaigris et fatigués, accusaient de longs jours de torture. Elle avait les yeux fermés; son souffle était faible, et il semblait que la vie fût sur le point de l'abandonner.
L'oncle Jean tenait une de ses mains et cherchait les imperceptibles battements de son pouls. Diane et Cyprienne essayaient de réchauffer son autre main à force de baisers.
Blanche était à genoux sur le tapis à ses pieds.
A l'entour se rangeaient Étienne, Roger, Vincent et le bon vieux Géraud.
On entendit au loin, sur le marais, trois cris vibrants et prolongés.
Marthe eut un tressaillement faible, et ses paupières se soulevèrent à demi pour retomber aussitôt.
Elle était dans cet état de torpeur et d'anéantissement depuis son départ de Redon. Trop de souffrances avaient brisé son pauvre cœur de mère. Pendant la route, l'oncle Jean avait essayé de lui parler et de la préparer, mais ses oreilles étaient fermées.
Elle ne savait rien de ce qui s'était passé depuis quelques jours. Pour elle, il n'y avait point encore d'espoir, et son cœur restait accablé sous le malheur qui déjà n'existait plus.
Dans le salon de Penhoël tout le monde avait la même pensée, bien que personne ne songeât à l'exprimer par des paroles. Chacun se disait:
—Si elle allait mourir avant d'être heureuse!...
Car sa joue devenait à chaque instant plus pâle, et le souffle qui tombait de ses lèvres entr'ouvertes s'affaiblissait de plus en plus.
—Ma mère!... dit l'Ange qui avait des larmes dans les yeux, ne veux-tu point te réveiller?
Marthe n'entendait pas.
Cyprienne et Diane levaient au ciel leurs beaux regards humides, et priaient Dieu de toute la puissance de leurs âmes.
Tout à coup elles se dressèrent en même temps sur leurs pieds; l'amour avait fait naître la même pensée au fond de leurs cœurs.
Dans un coin du salon, les petites harpes à pivots se cachaient à demi sous les draperies d'une fenêtre, muettes depuis bien des jours.
Diane et Cyprienne les roulèrent, sans bruit, jusqu'au milieu de la chambre.
Puis elles préludèrent doucement.
Puis encore leurs voix fraîches et pures s'unirent en disant cette chanson bretonne que Madame aimait à entendre autrefois...
Les témoins de cette scène avaient les yeux fixés sur la malade, et retenaient leur souffle.
Le premier couplet s'acheva sans que Marthe eût fait un mouvement.
Les mains de Diane et de Cyprienne tremblaient en touchant les cordes de leurs harpes. Leurs voix étaient pleines de larmes.
Au second couplet, un soupir faible s'échappa de la poitrine de Marthe. Toutes les mains se joignirent; la prière descendit au fond de tous les cœurs.
Diane et Cyprienne chantaient bien doucement: